Les errements de « l’intersectionnalité »

Intersectionnalité - Le Vent Se Lève
© S van Schaick

« Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot “intersectionnalité” dit le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes. » C’est la thèse que défend Florian Gulli, auteur de L’antiracisme trahi (Presses universitaires de France, 2022). Selon lui, la proclamation de l’« intersectionnalité » a fréquemment pour effet de consacrer la prévalence des catégories du genre et de la « race » – et d’imposer celle-ci comme une évidence. Il analyse ce dernier phénomène dans cet article (issu de son ouvrage), et revient sur l’anti-racisme dominant tel qu’il s’est imposé aux États-Unis et a percolé en Europe. Il rappelle qu’il s’est construit par « le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de “race” ».

« Race » et intersectionnalité

Ce qu’on appelle aujourd’hui « intersectionnalité » n’est-il pas un rempart contre cette tendance à privilégier de façon unilatérale une seule variable d’analyse ? L’intersectionnalité refuse en effet les « perspectives monistes », celles « postulant l’existence d’une domination fondamentale dont découleraient les autres dominations »1. Néanmoins, si le programme intersectionnel est clairement pluraliste, certaines analyses s’en réclamant posent problème en ce qu’elles sont elles-mêmes victimes de l’hégémonie de la catégorie de « race ».

Dans son livre Marxism and Intersectionnality, Ashel J. Bohrer défend le paradigme de l’intersectionnalité tout en dénonçant certaines de ses appropriations frauduleuses qui privilégient implicitement et de façon injustifiée certaines variables, en particulier la « race ». Ainsi par exemple, note-t-elle, « dans de nombreux usages et appropriations contemporains de l’intersectionnalité, celle-ci est utilisée pour désigner le racisme sexiste […] d’une manière qui occulte l’engagement de l’intersectionnalité envers une matrice de domination beaucoup plus large et nuancée »2. Les variables « sexe » et « race » sont privilégiées au détriment des nombreuses autres qu’une analyse intersectionnelle devrait pourtant prendre en charge : la classe et la nationalité par exemple.

Un exemple parmi d’autres : dans un entretien pour la revue Le Portique, Maboula Soumahoro, universitaire et militante, affirme que « les aspirations à l’intersectionnalité dans l’engagement féministe, LGBT ou antiraciste nous viennent aussi d’un débat de campus et d’intellectuel(le)s étasuniens autour d’une intrication des questions culturelles avec les problèmes de la race, du sexe (gender) et des minorités sexuelles »3. Les questions de classe ou de nationalité ne sont pas mentionnées. Elles ne le sont pas davantage dans cette autre interview : « L’intersectionnalité permet enfin de mettre en avant la complexité. Toutes les catégories raciales, de genre, d’orientation sexuelle, de validisme s’imbriquent entre elles4. »

En France notamment, et depuis des années, se développent des réflexions croisant « race » et genre, mais sans la classe ou la nation. Un « féminisme décolonial » apparaît par exemple sous la plume de Françoise Vergès ou de Houria Bentouhami. De même, le « féminisme intersectionnel » veut répondre aux instrumentalisations du féminisme par l’extrême droite. Mais nul n’a vu l’émergence d’un féminisme « lutte de classe », dont on a pu constater au contraire l’histoire oubliée5. Aucun « antiracisme de classe », aucun « classisme décolonial » ou « décolonialisme de classe » n’a, semble-t-il, vu le jour.

Il en est de même sur le terrain des pratiques militantes qui gravitent autour de la thématique intersectionnelle. Lorsqu’il est notamment question d’espaces non-mixtes (réunion, manifestation), c’est de non-mixité raciale dont il s’agit. Par exemple, lors de la marche des fiertés de 2021, il était question de cortèges « racisés » et jamais de cortèges de classe.

Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que la catégorie de « race » est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis. C’est ignorer tout une partie du champ académique […] Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) propose une vive critique de l’usage de ce concept

Dans un article de 2011, la sociologue et féministe Danièle Kergoat constate cet effacement de la classe au profit de la « race » : « L’impasse sur les classes sociales continue dans la période actuelle alors même qu’en France (et ailleurs), les rapports de classe vont en s’exacerbant. Certes, les études féministes invoquent régulièrement le croisement nécessaire entre genre, « race » et classe. Mais le croisement privilégié est celui entre race et genre tandis que la classe sociale ne reste le plus souvent qu’une citation obligée. Et il est intéressant de noter que cette euphémisation se vérifie, dans les mêmes formes, aux États-Unis. En témoigne cette interview récente de Toni Morrison, peu suspecte d’indifférence aux problèmes de “race” et de genre, où elle explique que “derrière les tensions raciales aux États-Unis, se cache, en réalité, un conflit entre classes sociales. Et [que] c’est un tabou beaucoup plus grand que le racisme”6. »

Ainsi, si le modèle théorique de l’intersectionnalité peut être utile pour lutter contre la tendance d’une variable à devenir hégémonique, il est nécessaire cependant de bien garder à l’esprit que « ce qui fait qu’une analyse est intersectionnelle n’est pas son utilisation du terme “intersectionnalité” »7. Bien souvent, ce qui s’affirme sous le mot d’« intersectionnalité » dit paradoxalement le contraire de ce que le terme signifie : non pas la multiplicité et l’imbrication mais la domination d’une variable et la hiérarchie des luttes.

Ces quelques mots ne sont pas une remise en question de la notion d’intersectionnalité en tant que telle, mais une critique de perspectives focalisées sur l’idée de « race » avançant sous le masque de l’intersectionnalité, une critique de l’instrumentalisation de l’intersectionnalité par un projet politique de construction d’un sujet politique de type racial.

Prendre le mot « race » ?

Il faut passer maintenant de l’analyse de certains usages de la catégorie à la catégorie elle-même. Le débat consiste à savoir si la « race » est un terme dont les sciences sociales doivent s’emparer pour comprendre le réel ou si elles doivent au contraire s’en démarquer absolument. Comment les chercheurs voulant mobiliser la catégorie justifient-ils son emploi ? Le premier argument qu’ils mobilisent n’est pas véritablement un argument. Le refus d’utiliser le mot « race » serait le symptôme d’un retard français en matière de théorie. Retard par rapport à quoi ? Par rapport aux États-Unis. « Par contraste avec les États-Unis, écrit Pap Ndiaye, la notion de “race” est encore mal admise dans les sciences sociales françaises8. »

Sauf à considérer que les productions théoriques américaines, par le fait même qu’elles sont américaines, entretiennent un rapport particulier à la vérité, sauf à postuler que le progrès consiste nécessairement à s’aligner sur les productions américaines, pointer des différences d’approches théoriques entre deux pays ne prouve absolument rien. En outre, l’argument ne mentionne pas le fait que la « race » aux États-Unis n’est pas seulement un concept des sciences sociales ; elle est d’abord, et depuis 1790 – ce qui n’est pas rien – une catégorie administrative, un indicateur du Bureau du recensement.

À intervalle régulier, les citoyens du pays sont interpellés par l’État. Hier, ce dernier définissait la « race » à laquelle les individus appartenaient, aujourd’hui, l’injonction étatique s’est déplacée : les individus peuvent désormais déclarer la « race » de leur choix, même s’ils demeurent sommés de se définir en terme racial. On peut raisonnablement estimer qu’une telle institutionnalisation administrative de la « race » aux États-Unis – à côté des multiples formes institutionnalisées de ségrégation au cours du siècle – explique que les chercheurs américains (mais pas tous) aient ressenti le besoin de mobiliser une telle catégorie. On peut comprendre qu’elle fasse moins sens, ailleurs, pour cette raison.

Mais surtout, cet argument repose sur le refoulement massif de la voix de nombreux intellectuels américains et afro-américains qui contestent la pertinence de la catégorie de « race ». Rigoureusement parlant, on ne saurait écrire que cette catégorie est « admise » dans les sciences sociales aux États-Unis9. C’est ignorer tout une partie du champ académique et notamment par exemple le livre Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis (2012) écrit par Barbara J. Fields et Karen E. Fields, livre qui propose une vive critique de l’usage du concept de « race ».

Barbara J. Fields est pourtant une historienne renommée : « Première femme afro-américaine nommée professeure à Columbia, elle a reçu de nombreux prix pour ses travaux sur l’histoire de l’esclavage et des Afro-Américains, notamment le prix John H. Dunning de l’American Historical Association (1986) et le Lincoln Prize attribué par le Lincoln and Soldiers Institute du Gettysburg College (1994), en passant par le prix des fondateurs de la Confederate Memorial Literary Society, et le prix Thomas Jefferson de la Society for the History of the Federal Government10 ». Pourquoi ses travaux sont-ils si peu discutés en France ?

En Angleterre, le sociologue Paul Gilroy11, figure centrale de la réflexion sur le racisme, renonce lui-aussi, à partir des années 2000, à l’emploi du terme « race », qu’il juge finalement irrécupérable. De même, Robert Miles et Annie Phizacklea, dont toute l’œuvre et toutes les enquêtes sont consacrées aux travailleurs immigrés et au racisme ; ils refusent le mot au motif qu’il ne profiterait en dernière instance qu’à l’extrême droite12. Ces Américains, ces Britanniques sont-ils, eux aussi, victime du retard français ou du modèle républicain ? À moins qu’il ne faille se résoudre à reconnaître que nulle part l’usage de la notion de « race » en sciences humaines ne fait consensus.

« L’ethnocentrisme scolastique » consiste ici à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».

Le second argument est négatif. Il ne justifie pas l’adoption du mot « race » mais affirme que le refus du mot est problématique. Car à la source de ce refus, il ne pourrait y avoir que deux, et seulement deux choses : le racisme ou une forme de naïveté idéaliste. Au pire, donc, ne pas vouloir employer le mot serait le fait d’une volonté de masquer la réalité des discriminations. Le refus du mot serait déni raciste de la réalité du racisme. Mais la portée de cet argument est en fait très limitée. Il n’atteint pas un discours antiraciste qui refuse de faire circuler la catégorie de « race », mais qui reconnaît volontiers la réalité des processus de catégorisation raciale.

Mais un tel antiracisme saurait-il être autre chose qu’une forme de naïveté ? Pap Ndiaye écrit par exemple : « Il s’agit de dire à nos amis antiracistes que le rejet de la catégorie de “race” n’a pas éradiqué le racisme13. » Sarah Mazouz va dans le même sens : « On souligne alors l’idéalisme qu’il y a à croire que le problème peut être réglé par la seule suppression du mot et le déni qui consiste à considérer l’évitement comme la solution14. » Le refus du mot serait une forme de pensée magique, la croyance en la toute-puissance du langage.

On pourrait souligner d’abord que si, en effet, la suppression du mot ne supprime pas le racisme, l’utilisation du mot ne le fait pas davantage reculer. Aux États-Unis, où la catégorie est utilisée par l’État et une partie des sciences humaines, la situation des minorités ne semble pas meilleure qu’ailleurs, qu’on s’intéresse aux interactions avec la police, à la discrimination à l’embauche ou encore à l’accès au logement ou à une école de qualité. Mais, en réalité, personne n’a jamais soutenu l’idée saugrenue qu’il suffi rait de bannir un mot pour supprimer la réalité du racisme. La critique de l’idée de « race » et le refus de l’utiliser sont envisagés comme une condition nécessaire mais non suffisante de la lutte antiraciste. La critique des idéologies n’est jamais le tout d’un combat, mais elle en est toujours un moment essentiel.

Essentialisation, réification

Bien sûr, le théoricien jurera que « blanc » ne désigne pas de réelles couleurs de peau, ni même des individus concrets, qu’il s’agit d’un « rapport social ». Mais ces rappels savants seront vite écrasés par l’usage courant du mot « Blanc » qui renvoie avant tout à des phénotypes et à des individus. Un tel antiracisme, loin de lutter contre les méfaits des catégorisations, ne fait donc que reproduire les simplifications les plus massives des catégorisations raciales.

Les risques précédents – l’essentialisation et la réification – ne sont pas propres à la catégorie de « race », mais sont des écueils de la catégorisation en général. Il n’en reste pas moins que la catégorie de « race » soulève une difficulté supplémentaire, plus gênante que les précédentes. Paul Gilroy, après avoir longtemps été l’avocat d’une appropriation progressiste du mot « race », a fini par y renoncer, pour la raison suivante : le mot « race » « ne peut pas être facilement re-signifié ou dé-signifié, et imaginer que ses significations dangereuses peuvent être facilement réarticulées dans des formes bénignes et démocratiques serait exagérer le pouvoir des intérêts critiques et oppositionnels ».

Le mot « race » est pris dans une histoire longue – celle de la raciologie, de l’anthropologie raciale et des disciplines afférentes –, il est encastré, qu’on le veuille ou non, dans des réseaux de signifiants dont on ne peut l’abstraire à volonté. Sur la question de l’usage du mot « race », nous sommes manifestement confrontés à l’ignorance ou au refoulement « de la différence entre le monde commun et les mondes savants15 ».

Il s’agit de ce que Bourdieu nomme « l’ethnocentrisme scolastique » et qui consiste en « l’universalisation inconsciente de la vision du monde associée à la condition scolastique16 ». Sans s’en rendre compte, le chercheur prête aux agents du monde social son propre rapport au monde. Il imagine par exemple que des formules théoriques bien définies, où les mots sont pesés avec soin, sont entendues dans toute leur complexité, sans perte, lorsqu’elles se diffusent dans le monde social. Appliqué à notre question, l’ethnocentrisme scolastique consiste à croire que l’usage savant du mot « race » présenté dans un colloque, lorsqu’il va se diffuser hors du monde académique, va pouvoir imposer sa signification contre le sens commun du mot « race ».

Il consiste à croire que l’ajout savant de guillemets autour du mot ou la précision « la race est une construction sociale » seront en mesure de contrebalancer efficacement la compréhension spontanée du terme. Les précisions développées dans les articles et les colloques risquent en réalité de se perdre dès lors que le mot circulera dans le monde ordinaire. Dans la lutte pour l’hégémonie culturelle, il est préférable de travailler les ambiguïtés du sens commun plutôt que de vouloir y introduire de façon forcée des mots savants forgés dans le monde académique. […]

« La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » […] Mais ici, l’idée de « construction sociale » ne conduit pas à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature

Aucun sociologue, aucun militant, n’est donc coupable de naturaliser les faits sociaux. Mais ce qu’on peut leur reprocher, à l’instar de Gilroy, c’est leur optimisme, quant à la réception de leur discours, leur certitude que la répétition rituelle de la formule « la race est une construction sociale » suffi ra à empêcher le mot « race » de revenir à ses affinités conceptuelles premières, sitôt passés les murs de l’université ou des milieux les plus militants. […]

Il ne suffit pas de répéter que la « race » est une « construction sociale »

Pour justifier l’emploi de la catégorie de « race » en sciences humaines, la proposition suivante est souvent mise en avant : « La “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Pourtant, ceux qui usent de la catégorie de « race » aujourd’hui reproduisent bien souvent l’un des schèmes centraux de l’idée de race biologique : la croyance en la « fatalité de la race17 ». De la « race biologique », disait hier le discours raciste, on ne peut s’échapper : l’éducation des Noirs ne changera rien à leur infériorité, la conversion des Juifs ne protégera pas de leur malignité. La Nature, comme destin, pesait sur les épaules des hommes, déterminant en profondeur leur existence quoiqu’ils fassent.

Or il semble qu’une telle « fatalité de la race », mais visant cette fois les Blancs, imprègne désormais une partie du discours antiraciste. De nombreux textes expliquent en effet que le racisme est inconscient, qu’il est invisible, qu’il régit donc l’action des Blancs à leur insu, y compris de ceux qui se déclarent antiracistes. Difficile, voire impossible, dans ces conditions, d’échapper au racisme : l’engagement antiraciste pouvant aisément être interprété comme un moyen égoïste de soulager sa conscience ou comme la volonté paternaliste de sauver les Non-Blancs.

Le Blanc semble donc soumis à la « fatalité de la race », à un déterminisme, qui n’est certes plus celui de la Nature, mais celui de la Société. L’idée de « construction sociale » ne conduit donc pas, comme on aurait pu s’y attendre, à souligner la contingence des catégories héritées d’une histoire ; elle sert bien souvent à réaffirmer des nécessités lourdes, transformant la Société en une seconde Nature, dont le déterminisme est tout aussi implacable. On n’échappe pas à la naturalisation en se contentant de parler de « construction ».

Mais revenons à la formule : « la “race” ne doit pas être entendue comme une réalité biologique, mais comme une construction sociale. » Cette formule ne permet absolument pas de justifier la pertinence théorique de la catégorie de « race » en sciences humaines. L’ouvrage de Barbara J. Fields et Karen E. Fields ne cesse de rappeler, non sans ironie, le caractère confus d’une telle expression. « Le métro londonien et les États-Unis d’Amérique, écrivent les deux auteurs, sont des constructions sociales ; c’est également le cas du mauvais œil et des appels lancés aux esprits de l’au-delà ; mais aussi du génocide et du meurtre18. » D’une certaine façon, tout est construction sociale dans le monde humain (y compris le berger allemand et le golden retriever19).

Ainsi, on peut dire que le mauvais œil, la sorcellerie ou encore le géocentrisme sont des constructions sociales. Or personne n’irait en conclure qu’il s’agit de concepts pertinents pour comprendre les mécanismes du réel : expliquera-t-on une mauvaise récolte en invoquant le mauvais œil ? Étudier comment les hommes en sont venus à penser l’existence d’un « mauvais œil » est une chose ; s’imaginer que le mauvais œil est un facteur explicatif, c’en est une autre, qui n’a rien de scientifique. Ainsi, dire que la « race » est une « construction sociale », c’est s’arrêter au milieu du gué ; cela ne signifie pas que nous avons affaire à un concept opératoire en sciences humaines.

La seule manière de justifier l’usage théorique de la catégorie de « race » serait de montrer qu’elle apporte quelque chose de plus que les catégories de « racialisation » ou de « racisme ». Or, loin d’éclairer mieux la réalité, elle introduit de la confusion.

« Race » ou racisme ?

Lorsque Colette Guillaumin écrit : « La race n’existe pas. Mais elle tue des gens », il faut entendre en toute rigueur ceci : « La race n’existe pas. Mais le racisme tue des gens ». Un concept en effet n’a jamais tué personne. Celui de « race » ne tue pas, pas plus que le concept de « chien » n’aboie ni ne mord. Passer de racisme à « race », non seulement ne procure aucun gain de compréhension, mais contribue à obscurcir les choses. En passant de « racisme » à « race », on transforme magiquement « ce qu’un agresseur fait en ce que la victime est20 ».

Dans une interview, Barbara J. Fields et Karen E. Fields écrivent : « La noyade ou le bûcher de personnes accusées d’être des sorcières n’était pas la conséquence de la sorcellerie, mais de la persécution – tout comme le lynchage de Noirs résulte d’actions de foules de lyncheurs et de fonctionnaires en connivence avec ces derniers, et non de la race des victimes. En d’autres termes, on n’utilise pas une fiction – la race – pour combattre un fait21. » Il convient donc, si l’on suit cette ligne argumentative, de ne pas passer du racisme à la « race ».

La notion de « race » peut donc aisément, et sans perte théorique, être partout remplacée par celle de « racisme ». Par exemple, le champ d’étude consacré au racisme n’a aucune raison de se nommer « théorie critique de la race », sauf à vouloir imiter à tout prix la formule américaine Critical Race Theory. Si l’on tient à nommer ce champ d’études par son objet, « théorie critique du racisme » est une expression parfaitement adéquate.

La catégorie de « race » ne présente donc aucun intérêt théorique dès lors que l’on dispose des concepts de « racisme » ou de « catégorisation raciale ». Inutile, la notion de « race » est par ailleurs dangereuse : elle renforce dans le sens commun l’idée que le phénotype est une réalité politique pertinente. Ce danger, « l’ethnocentrisme savant » ne l’aperçoit pas. La parole sociologique croit pouvoir imposer sa loi à la parole populaire. Mais le mot « race » est enserré dans une histoire séculaire d’explications naturalisantes (même quand elles prennent une tournure culturelle) qui écrase toutes les précautions théoriques avancées par les savants. Cette indifférence au sens commun affaiblit la lutte antiraciste. Une partie de la sociologie, à l’opposé de ses intentions, va donc contribue à la mise en circulation d’explications naturalisantes des faits sociaux.

Notes :

1 Sirma Bilge, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe » , L’Homme & la Société, 2010/2-3 (no 176-177), p. 43-64. p. 51.

2 Ashely J. Bohrer, Marxism and Intersectionality. Race, Gender, Class and Sexuality under Contemporary Capitalism, Transcript Publishing, 2020, p. 99

3 Maboula Soumahoro, « Les nouvelles frontières de la question raciale : de l’Amérique à la France », Le Portique [En ligne], 39-40 | 2017, document 3, mis en ligne le 20 janvier 2019, consulté le 19 mars 2021.

4 Maboula Soumahoro : « Nier ses privilèges blancs, c’est participer au système raciste », interview disponible à cette adresse : https://www.terrafemina. com/article/maboula-soumahoro-nier-ses-privileges-blancs-c-est-participerau-systeme-raciste_a354004/1

5 Josette Trat, « L’Histoire oubliée du courant “féministe luttes de classe” », in Femmes, Genre, Féminisme, Les Cahiers de Critique Communiste, Paris, Syllepse, 2007

6 Danièle Kergoat, « Comprendre les rapports sociaux », Raison présente, année 2011, 178, p. 15.

7 Patricia Hill Collins, Sirma Bilge, Intersectionnality, Cambridge, Polity Press, 2016, p. 4.

8 Pap Ndiaye, La Condition noire. Essai sur une minorité française, Paris, Gallimard, 2011, p. 40.

9 Ibid.

10 Gérard Noiriel, « “Race”, sorcellerie, racisme. Réflexions sur un livre récent », 2022, article disponible à cette adresse : https://noiriel.wordpress. com/2022/02/03/race-sorcellerie-racisme-reflexions-sur-un-livre-recent/

11 Paul Gilroy, Against race. Imagining Political Culture Beyond the Color Line, The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 2000.

12 Stephen Duncan Ashe et Brendan Francis McGeever, « Marxism, racism and the construction of’race as a social and political relation : an interview with Professor Robert Miles », Ethnic and Racial Studies, Taylor & Francis (Routledge), 2011, 34 (12), p.1.

13 Pap Ndiaye, La Condition noire, op. cit., p. 41.

14 Sarah Mazouz, Race, Paris, Anamosa, 2020, p. 57.

15 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 76.

16 Ibid.

17 On retrouve cette expression notamment dans l’article « La conception génétique de la race dans l’espèce humaine » de Cyril Darlington, Bulletin international des sciences sociales, II, 4, 1950, p. 501-511.

18 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft, ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis, op. cit., p. 110.

19 Ibid.

20 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux États-Unis, op. cit., p. 38.

21 Barbara J. Fields et Karen E. Fields, « On n’utilise pas une fiction, la race, pour combattre un fait, le racisme », 25/11/2021, article disponible à cette adresse : https://www.marianne.net/agora/entretiens-et-debats/on-nutilise-pasune-fiction-la-race-pour-combattre-un-fait-le-racisme.

L’antiracisme trahi, défense de l’universel. Florian Giulli, Presses Universitaires de France, 2022.

« Taxer l’héritage est une mesure de justice de classe et de genre » – Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

Céline Bessière est sociologue et professeure à Paris-Dauphine, membre du laboratoire IRISSO. Sibylle Gollac est sociologue au CNRS et membre de l’équipe « Culture et sociétés urbaines ». Depuis leurs thèses respectives sur les enjeux de transmission d’une génération à l’autre, elles ont tiré un ouvrage Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). Le Vent Se Lève a rencontré les autrices de ce livre majeur, tant par sa méthode que par son analyse des mécanismes profonds à l’œuvre concernant l’héritage et la répartition du patrimoine et des richesses. Comment expliquer qu’une femme accumule au long de sa vie moins de capital que son conjoint ou son frère malgré un droit qui proclame l’égalité ? Entretien réalisé par Marion Beauvalet et retranscrit par Dany Meyniel.

Le Vent Se Lève Avant de parler de l’ouvrage, pouvez-vous aborder sa genèse ? Vous expliquez en introduction que c’est un travail de vingt ans. Comment est né ce projet et surtout, comment le mener sur une si longue durée ?

Sibylle Gollac – Ce n’est pas un projet, c’est quelque chose d’important à préciser. Au début des années 2000, nous faisions chacune une thèse dans le même laboratoire (1). Aujourd’hui on mène beaucoup de recherches “par projet”. Céline Bessière travaillait sur les exploitations viticoles dans la région de Cognac. Quant à moi, je travaillais sur les stratégies immobilières familiales : comment les trajectoires résidentielles et patrimoniales des gens sont prises dans des logiques familiales.

Nous discutions régulièrement de nos travaux et nous nous sommes rendu compte qu’un élément structurait nos travaux : la question de la place du capital économique dans la reproduction sociale. On s’apercevait également sur le terrain que ces enjeux de transmission du capital économique d’une génération à l’autre croisaient la question du genre, que les stratégies familiales de reproduction qu’on observait produisaient des inégalités entre femmes et hommes.

Ce sont des choses qu’on a eu envie de creuser. Comment les stratégies de reproduction familiale fonctionnent ? Notamment dans les familles d’indépendants sur lesquelles on travaillait, qui reposaient sur une mobilisation conjugale forte. Comment ces stratégies pouvaient résister aux séparations conjugales ?

C’est sur la base de cette question que nous avons voulu enquêter sur des dossiers de divorce, ce qui nous avait amenées à lancer et à participer à une recherche collective plus vaste sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2). Notre fil était toujours les enjeux économiques de ces séparations. Ensuite, on a constaté que ce qui nous manquait – on avait enquêté dans les tribunaux, auprès des avocats – c’étaient les notaires, qui étaient des acteurs-clefs sur tous les aspects patrimoniaux des séparations et sur les successions.

Nous avions commencé à croiser les notaires sur nos terrains de thèse respectifs et nous voulions approfondir, comprendre mieux leur activité en matière de succession et de séparation. Avec toutes ces enquêtes, nous nous sommes dit que nous avions la matière pour écrire ce livre. Nous avions la volonté, à cette étape de nos carrières, d’écrire un ouvrage de sociologie générale, c’est-à-dire pas seulement destiné aux collègues en sociologie de la famille, en sociologie économique ou en sociologie du droit, qui puisse parler aussi au-delà du champ scientifique.

Tout ce qui concernait la question des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes était quelque chose de très peu documenté qui nous semblait central, et il nous importait notamment que les militant·es féministes puissent s’en saisir.

Céline Bessière – Je n’ai presque rien à ajouter si ce n’est que je pense que le début de la réponse était très important, surtout dans le contexte actuel des transformations de l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit d’une recherche sur le temps long alors que tout nous pousse à faire des projets de court terme, très vite, où l’on connaît quasiment déjà les résultats avant de faire l’enquête. Là, c’est exactement l’inverse : il s’agit de vingt ans de recherche. Bien sûr, il y a vingt ans, nous n’avions pas l’idée que notre travail donnerait ce livre.

Le Vent Se Lève – Justement, depuis les années 2000, avez-vous observé des évolutions notoires concernant les sujets que vous commenciez à aborder ? Par exemple, dans l’introduction vous mentionnez Ingrid Levavasseur ainsi que les travaux de Thomas Piketty.

Céline Béssière – Au début des années 2000, nos deux thèses étaient un peu à contre-courant du type de thèse que l’on faisait à l’époque. Ma thèse sur les transmissions des exploitations viticoles en 2006 vient après vingt ans où il n’y a rien, ou pas grand chose, d’écrit sur les agriculteurs en sciences sociales.

La manière dont est perçu ce que je fais alors est très provincialisée, c’est-à-dire qu’on me dit que j’étudie des familles agricoles, en voie de disparition. Il a été fait le même reproche à Sibylle sur sa thèse : une manière de minorer son travail était de dire qu’elle étudiait des familles « particulières ». Il y avait toujours cette idée que ce sur quoi nous travaillions (à savoir les transmissions patrimoniales dans les familles) était anecdotique et que les familles que nous étudiions alors n’incarnaient pas la modernité.

Au fond, s’était imposée en sciences sociales l’idée que la place du capital économique dans la reproduction n’était plus si importante, ou alors seulement dans des milieux sociaux en déclin, que seul désormais le capital culturel importait.

Cette idée provient d’une lecture réductrice des travaux de Pierre Bourdieu par la sociologie de la famille dans les années 1990 et 2000. À cette époque, c’était François de Singly qui était le porte-voix de la sociologie de la famille en France. Il disait que les dépendances économiques étaient passées au second plan dans les relations familiales, alors même qu’il avait travaillé dessus au début de sa carrière (3).

Au début des années 2000, la sociologie de la famille dominante, voire quasi hégémonique en France, insiste sur l’émancipation des individus, leur individualisation au sein d’une famille relationnelle. La sociologie de la famille se désintéresse complètement de ces sujets. Notre travail paraît de facto un peu décalé. Malgré tout, nous avons écrit nos thèses qui ont été reconnues, publiées, mais il y a une espèce de volonté ambiante de dire que ce qu’on fait n’est pas très important.

Sibylle Gollac – Lorsque nous avons soutenu nos thèses, elles ont été mieux reçues en sociologie des classes sociales. Malgré tout, la thèse de Céline constituait une thèse de référence sur l’étude des groupes sociaux agricoles et indépendants. La mienne était lue en sociologie des classes populaires, sous le même angle que les travaux d’Anne Lambert sur l’accession des classes populaires à la propriété (4), par exemple, je parlais de la dimension spatiale de la stratification sociale.

Pour nous, la sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a constitué un changement important ainsi qu’une grande source de motivation.

Céline Bessière – Nous connaissions Thomas Piketty puisque nous étions dans le même département [de sciences sociales, à l’ENS]. Cela faisait longtemps que l’on connaissait ses travaux et nous avions échangé sur nos sujets respectifs. Quand le livre de Thomas Piketty sort en 2013, il rencontre un succès international : il a réussi à imposer dans le débat public l’idée que le patrimoine était essentiel dans les inégalités contemporaines et que la question de l’héritage n’était pas une question anecdotique. Bien au contraire, il démontre que la part de l’héritage dans la richesse nationale s’accroît.

Après cette parution dans le paysage universitaire, ce que nous faisions a pris un autre sens ! Nous ne sommes plus en train de travailler sur des familles hyper-particulières, nous sommes en train de décrire un mouvement de la société, du capitalisme contemporain. En s’intéressant au patrimoine, on s’intéresse à quelque chose de crucial dans la vie des gens, de plus en plus important. C’est notamment le cas pour le logement, parce que le prix de l’immobilier augmente, ce qui fait que la part de la richesse des ménages consacrée à l’immobilier a crû.

Le logement social n’a plus le vent en poupe, les politiques de logement privilégient l’accession à la propriété, donc il y a davantage de propriétaires. Le patrimoine est aussi de plus en plus crucial pour financer les études parce que le système d’enseignement supérieur gratuit perd du terrain dans les pays comme la France, où il existe encore (5). Partout, faire des études supérieures coûte de plus en plus cher. Aux États-Unis, les familles se saignent pour financer les études de leurs enfants (6). Même pour l’emploi, l’effritement de la société salariale donne une nouvelle importance au patrimoine pour créer son entreprise. Enfin, les attaques répétées contre le système de retraite par répartition donnent une importance cruciale au patrimoine.

Notre livre est sorti au moment de la réforme Macron des retraites : quand les systèmes de retraite par répartition perdent du terrain, le patrimoine prend de la place.

Ces enjeux patrimoniaux et ces enjeux de transmissions patrimoniales dans la famille deviennent vraiment très importants. L’idée du livre était aussi de porter un autre regard sur le patrimoine que celui qui a été imposé par les économistes ces dernières années. Les économistes, qui travaillent sur les inégalités patrimoniales à partir de données statistiques, ne sont pas allés regarder ce qu’il se passait dans les familles, alors que nous disposions de ces données. On a donc retravaillé nos matériaux puis on a mis en place des enquêtes supplémentaires, notamment dans les études notariales.

Le Vent Se Lève – Dans l’introduction de votre livre, vous formulez la proposition théorique qui suit : lier une approche matérialiste et intersectionnelle. Ce sont deux approches que l’on a tendance à opposer, notamment dans l’arène politique. Pouvez-vous revenir sur ces approches, comment avez-vous procédé ? Sont-elles si antinomiques ?

Céline Bessière – Pour nous, ce n’est vraiment pas antinomique. Il y a des volontés de mettre les gens dans des cases, ainsi que des effets de génération qui sont très forts. C’est ce qu’on raconte dans la conclusion du livre. Nous avons d’abord été formées à l’anthropologie de la parenté, à la sociologie de la famille, à la sociologie économique. Nous avons aussi une formation poussée en économie (nous sommes toutes les deux agrégées de sciences économiques et sociales) et en études de genre.

Pour ma part, cette formation en études de genre date du début des années 2000. Au cours de ma scolarité à l’ENS, j’ai fait un séjour aux États-Unis, à Duke University, notamment dans le département des Women’s studies. Eric Fassin a aussi joué un rôle crucial dans la formation de notre génération aux études de genre, notamment américaines, à l’École Normale Supérieure.

Au début des années 2000, notre génération a absorbé en même temps les féministes marxistes, matérialistes mais aussi les études queer ou intersectionnelles. Nous avons lu Christine Delphy en même temps que Judith Butler. Comme l’a écrit plus tard Laure Bereni, qui appartient à la même génération que nous, ce qui a été construit comme des oppositions ou bien des retours de bâton, voire des critiques, peut s’avérer cumulatif : lorsqu’on arrive avec la génération suivante, on peut déterminer ce qui nous sert de chaque côté pour avancer dans nos recherches (7).

Pour ce livre, la relecture des féministes matérialistes françaises des années 1970 sur le travail domestique s’avérait absolument essentielle pour qualifier le travail domestique de travail, pour compter ce travail, lui donner de la place. Les données de l’enquête « Emplois du temps » de l’INSEE permettent d’établir qu’aujourd’hui deux-tiers du travail des femmes n’est pas rémunéré, alors que ce n’est le cas que d’un tiers du travail des hommes. Notre approche par le patrimoine consiste à se demander ce que tout ce travail domestique gratuit fait à l’échelle d’une vie : des hommes qui accumulent du patrimoine, des richesses et des femmes qui n’accumulent pas parce que ce travail n’est jamais reconnu, pas rémunéré et même pas compté.

Nous nous approprions vraiment le féminisme matérialiste dans ce sens-là, nous reprenons à notre compte l’idée d’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le moment des séparations conjugales constitue le moment où cela se manifeste.

J’ai découvert les approches intersectionnelles en 2000 au cours de mon séjour en Caroline du Nord, à Duke University. J’y ai découvert les travaux passionnant des historiennes des femmes du sud autour de la guerre de Sécession. J’en ai rapporté un texte que j’avais travaillé avec Éric Fassin en 2003, qui s’appelle « Race, classe, genre » (8). Il y avait vraiment très peu de textes sur ces thèmes à cette époque en France. J’avais lu Angela Davis, notamment, mais aussi toutes les historiennes qui travaillent sur les femmes de planteurs ou les femmes esclaves et qui essaient sur leur terrain d’articuler rapports sociaux de race, de genre et de classe.

L’articulation des rapports de genre et de classe est centrale dans notre livre, même si cela a été vraiment un travail d’écriture ardu que de tenir tout le temps, au fil de la démonstration, les deux dimensions.

On essaye aussi plus ponctuellement de tenir compte des rapports sociaux liés à l’âge ou à la génération. Ce qu’on ne fait pas suffisamment dans le livre, ou qu’on ne fait qu’effleurer, c’est la question raciale. C’est quelque chose qu’on a commencées à travailler plus systématiquement depuis, à partir des matériaux obtenus dans les tribunaux. On pense qu’il est important de chercher aussi dans cette direction (9).

Sibylle Gollac – Il y a deux passages dans le livre où on aborde ce sujet, mais nous n’avons pas les matériaux pour être systématiques, notamment parce qu’au moment où l’on a accumulé l’essentiel de nos matériaux de terrain, on – quand je dis « on » c’est un « on » collectif, en particulier dans le collectif « Rupture », dans le cadre duquel on a accumulé les matériaux sur la justice – on n’avait pas de notation systématique et uniformisée dans notre collectif des formes de racialisation des justiciables.

Nos matériaux n’étaient pas évidents à analyser sous cet angle. Nous travaillons à partir de matériaux ethnographiques et de matériaux statistiques. En tant que sociologue, on a l’habitude de travailler avec de grandes variables qu’on articule, et l’approche intersectionnelle nous donne les outils théoriques pour penser cette façon dont on articule les effets de ces grandes variables que sont le genre — de fait le sexe dans les statistiques — et la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle. Dans l’enquête Patrimoine de l’INSEE, nous n’avons rien sur les formes de racialisation dont peuvent être l’objet les enquêté·es.

Pour revenir à notre cadrage théorique, le féministe matérialiste s’imposait puisque notre question était de savoir comment, tandis que les femmes travaillent autant que les hommes, seuls ces derniers accumulent. L’intersectionnalité s’imposait car elle nous offrait des outils pour comprendre et analyser nos matériaux ethnographiques et statistiques.

Le Vent Se Lève – Ce passage est en effet très marquant dans l’introduction de votre ouvrage. Votre livre montre que l’on peut articuler matérialisme et intersectionnalité, loin des impossibles dialogues des sphères plus militantes. Comment s’approprier les deux dans la recherche ?

Sibylle Gollac – Pour ma part, je suis arrivée au féminisme par mes activités scientifiques. Je pense que pour des militant·es féministes qui luttent depuis des années et des dizaines d’années, il est évident que ce n’est pas facile de sortir de ces lignes de conflit, alors que depuis notre position scientifique, c’est plus facile.

Céline Bessière – Ce que tu dis se discute…Je pense que les lignes de fracture militantes et politiques sont aussi des lignes intellectuelles. Il y a dix ans nous avions participé à un congrès d’études féministes, où Christine Delphy et Elsa Dorlin se donnaient des noms d’oiseau par conférences interposées. En ressortant de ces conférences, nous en sommes venues à l’idée que ces oppositions théoriques, philosophiques doivent impérativement être remises sur le métier des sciences sociales, avec l’analyse de matériaux empiriques à l’appui.

En tant que sociologues, nous devons aussi avoir une ambition théorique. À nous de faire travailler ces concepts et de voir ce qu’ils nous apportent. Pour moi l’intersectionnalité n’est pas une religion, c’est un outil pour penser des choses et tant que ça m’aide à penser, je l’utilise abondamment.

Tout cela est devenu complètement délirant avec les accusations d’islamo-gauchisme portées par le gouvernement sur qui utilise ces outils ! Pour moi ce sont vraiment des outils de travail et politiques pour montrer les rapports de domination ainsi que leur fonctionnement.

Le Vent Se Lève Pour revenir à votre livre, estimez-vous que certaines femmes, en raison de leur milieu social d’origine, sont plus égales que d’autres vis-à-vis des hommes ?

Sibylle Gollac  Nous montrons dans le livre que les inégalités de genre traversent les différents milieux sociaux de façon différente. L’approche intersectionnelle sert justement à ça : il s’agit de montrer qu’il y a des inégalités dans tous les milieux sociaux, qui se jouent à chaque fois un peu différemment. Ainsi, il n’y a pas de milieu, il me semble, dans lesquels les femmes sont plus les égales des hommes que dans d’autres. Il est certain néanmoins qu’elles vivent des réalités matérielles très différentes.

Ce n’est pas la même chose d’être une femme au foyer à Neuilly, dépendante économiquement de son mari ou d’être une mère célibataire à Saint-Denis avec un travail de femme de ménage à temps partiel, c’est évident. Il y a aussi des formes d’émancipation et des ressources pour s’émanciper qui sont très différentes.

Il me semble que c’est un peu ce que donne à voir le livre. Dans les milieux les plus aisés, les ressources d’émancipation, dans les situations où les femmes se battent, sont des ressources notamment héritées de leur famille. Dans le pôle à fort capital économique des classes supérieures, ce sont des ressources économiques qui permettent de tenir la longueur des procédures. Ensuite dans le pôle à fort capital culturel des classes supérieures, il y a des femmes actives très diplômées qui, elles aussi, ont des ressources pour faire valoir leurs droits.

Dans les classes populaires, le fait de travailler donne une forme d’indépendance économique, mais en sachant que, pour l’obtenir, les temps de travail sont extrêmement extensifs. Il faut à la fois avoir une activité salariée et s’occuper des enfants sans possibilité de délégation. Mais les outils qu’ont les femmes, malgré tout, peuvent être un niveau de scolarisation supérieur à celui de leur ex-conjoint ou le fait de réussir à s’en sortir face aux administrations peut-être mieux que leur ex-conjoint. Tout cela se joue en définitive en augmentant leur temps de travail, puisque ce sont elles qui s’occupent de ce travail administratif.

Les femmes parviennent différemment, selon les milieux sociaux, à des formes d’autonomie financière, qui leur permettent d’affronter les séparations conjugales. Mais ce que l’on montre dans le livre, c’est qu’elles payent toujours ces séparations au prix fort, beaucoup plus que leurs ex-conjoints, parce que le travail gratuit qu’elles fournissent n’est pas reconnu, tandis que le patrimoine et la carrière professionnelle de leurs ex sont protégés, au nom de l’intérêt des enfants, de la famille.

Le Vent Se Lève  Dans votre ouvrage, vous montrez qu’il existe des lieux de sociabilisation principalement utilisés par les hommes, que ces derniers déploient des stratégies d’accumulation au cours de leur vie. De l’autre côté, beaucoup d’obstacles semblent se dresser pour les femmes. Ces dernières, lors de vos entretiens, vous ont-elles partagé des solutions qu’elles ont expérimentées ? Imaginez-vous d’autres pistes ?

Céline Bessière – C’est toujours cette vaste question qu’on nous pose, parce qu’on ne l’a pas traitée explicitement dans le livre : il n’y a pas cent pages de recettes pour s’en sortir en partie parce qu’il y a plein de niveaux différents. Le premier niveau, c’est la prise de conscience. Ce qui est intéressant dans les monographies de famille que nous faisons, ce sont ces femmes que nous rencontrons et qui nous racontent comment elles se sont fait avoir dans leur succession. Ce n’est pas un discours politique, elles nous relatent qu’en fait elles n’ont pas voulu se disputer avec leur frère, leurs parents.

Il y a beaucoup d’enjeux familiaux impliqués pour dire un sentiment d’injustice, mais qui n’est pas converti en quelque chose de politique, et je pense que l’effet du livre est de mettre tout ça bout à bout. Nous prenons aussi en compte les différents âges de la vie, depuis la mise en couple, la vie en couple, la séparation, les successions, et leur rapport avec les parents, les frères et sœurs. Je pense qu’il y a un effet d’accumulation dans le livre qui nous permet de se dire que c’est un fait social, ce ne sont pas juste des histoires individuelles. C’est le but de ce livre de politiser l’ensemble.

Les retours que nous avons sont positifs, un certain nombre de femmes découvrent qu’il y a un enjeu politique dans ce qu’elles vivent, là où la plupart des gens voyaient des questions personnelles ou techniques.

L’idée du livre, c’était déjà d’en faire un enjeu politique.

Une fois que la succession devient un enjeu politique, on peut espérer qu’un certain nombre de femmes et d’hommes, de groupes féministes se saisissent de cette question et fassent des propositions concrètes. Bien sûr, on peut décliner un certain nombre de propositions. Par exemple, il n’est absolument pas normal que l’allocation de soutien versée par la CAF en cas de non-paiement de la pension alimentaire ne soit plus versée quand il y a une remise en couple. Cela signifie quand même que c’est au nouveau conjoint de la mère de prendre en charge la contribution à l’entretien de l’enfant. C’est absurde, une réforme pourrait consister à individualiser ce droit tout comme d’ailleurs un ensemble de droits et de prestations sociales en France, qui sont sous conditions familiales (RSA, AAH…).

Pour la prestation compensatoire aussi, le livre pourrait contribuer à voir cela autrement. C’est intéressant parce qu’on travaille avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en ce moment sur leurs archives. Nous avons visualisé ce qui avait été dit dans les journaux télévisés en 2000 au moment de la réforme de la prestation compensatoire, lorsqu’elle est passée d’une rente à un capital, ce qui a contribué à diminuer drastiquement ces prestations en termes de montant et puis aussi à limiter les bénéficiaires, puisqu’il n’y a plus que les femmes mariées à des époux riches qui peuvent en bénéficier. Notre livre pourrait inviter à voir autrement la prestation compensatoire, réfléchir à une extension de ce type de compensation aux couples non mariés, ce qui est une situation fréquente aujourd’hui. On peut aussi aller beaucoup plus loin sur un programme politique plus radical, comme taxer l’héritage plus fortement qu’il ne l’est actuellement ou aller vers des mesures du type revenu ou patrimoine universel.

Taxer l’héritage est à la fois une mesure de justice entre les classes sociales mais également une mesure de justice de genres. Supprimer l’héritage serait peut-être encore mieux mais mettre ce sujet à l’agenda politique en ce moment est peu réaliste.

Sibylle Gollac – Il y a deux problèmes : le fait qu’effectivement les femmes sont moins riches et le fait que la richesse donne du pouvoir. Pour lutter contre les inégalités de richesse, il y a ce dont parlait Céline comme l’augmentation des prestations compensatoires. Il y a aussi la sensibilisation des professionnel·les du droit qui interviennent au moment des séparations et des successions, au fait que leurs pratiques peuvent être productrices d’inégalités. On nous questionne souvent sur la réaction des professionnel·les à notre livre. Pour l’instant nous avons peu de retours mais c’est l’un des enjeux.

L’autre façon de voir le problème est de se demander comment faire pour que ces inégalités de richesse aient moins d’effets en termes de pouvoir, de conditions de vie : les inégalités de patrimoine sont d’autant plus cruciales que l’accès au logement social est de plus en plus difficile, que le système des retraites est fragilisé.

Notre réponse consiste à dire que c’est tout ce système de protection sociale qu’il faut renforcer, consolider. J’ai en tête l’exemple d’une enquêtée dans une famille de boulanger, dans laquelle le frère a été très nettement avantagé par rapport à ses sœurs. Une des sœurs c’est par elle que j’ai rencontré la famille me disait que le fait que son frère ait plus lui importait peu. Elle disait : « je lui laisse ça, et d’ailleurs j’ai divorcé deux fois et à chaque fois j’ai laissé la maison à mes ex-conjoints, au moins c’est vite fini et on n’en parle plus ». Il me semble important de préciser que cette dame était salariée de la SNCF, avec un statut de quasi-fonctionnaire, qu’elle habitait dans un logement social via son employeur.

Sa possibilité de divorcer sans s’inquiéter trop du fait qu’elle allait se retrouver sans logement, de laisser à son frère cette boulangerie sans s’inquiéter de ce qu’elle allait récupérer, était liée à la stabilité de son emploi et à l’accès à un logement social, qui lui permettaient justement de prendre ces libertés.

Ainsi l’enjeu de la protection sociale et de sa consolidation est important pour que les inégalités économiques que subissent les femmes ne se transforment pas, comme c’est trop souvent le cas, en violence économique : on sait qu’il y a tout un continuum entre cette violence économique et les violences conjugales.

Le Vent Se Lève  Votre livre semble être unique en France. Y a-t-il, dans d’autres pays, des recherches similaires en termes d’approches, de préoccupations (sur les mêmes thématiques) qui existent et, si oui, leurs conclusions sont-elles similaires aux vôtres en termes des systèmes de protection ?

Céline Bessière – Nous sommes en train d’essayer de faire traduire le livre en ce moment, donc on a un peu examiné cette question. Il n’y a pas d’équivalent de ce livre si on le considère dans son ensemble. Ce qui est très particulier dans ce livre, c’est d’avoir mis ensemble au service d’une même démonstration autant d’enquêtes et de matériaux empiriques très différents, c’est assez rare, parce que les sciences sociales sont devenues très spécialisées.

Donc, ce qui existe à l’international, ce sont des travaux en sociologie économique ou en économie sur le gender wealth gap, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes. C’est un champ qui est en train de se développer assez vite et qui est fondé beaucoup sur des méthodes statistiques, ce qu’on fait, en partie, dans le livre quand on étudie l’enquête Patrimoine de l’INSEE. Il y a l’équivalent de ce type d’enquête déclarative sur les patrimoines dans la plupart des pays du monde, et il y a des chercheurs et des chercheuses surtout qui essaient d’aller regarder à l’intérieur des ménages (l’unité d’analyse), qui possède quoi.

La meilleure enquête de ce type vient d’Allemagne, parce que c’est aussi une enquête déclarative par ménage mais où les hommes et les femmes ont été interviewés individuellement, donc deux personnes dans le même ménage sur qui possède quoi. C’est très intéressant parce qu’ils ne déclarent pas la même chose. C’est quelque chose qu’on va essayer de promouvoir dans les enquêtes françaises à l’avenir pour creuser ce qu’il se passe à l’intérieur des ménages.

Il y a aussi beaucoup d’économistes du développement qui ont travaillé sur la richesse possédée par les hommes et celle possédée par les femmes dans le cadre d’une politique de développement. Souvent la question c’est : si on donne de l’argent, un pécule, vaut-il mieux le donner à l’homme ou à la femme dans un couple et quels sont les effets produits ? Parce qu’ils ne vont pas le dépenser de la même façon.

Ces travaux ne sont pas reliés aux travaux de sociologie de la famille ou d’anthropologie de la parenté qui peuvent travailler, un peu comme on le fait dans le début du livre avec des monographies de famille, en faisant des longues interviews pour savoir ce qui se passe dans les familles en matière d’arrangements économiques familiaux.  

Enfin, il y a un troisième volet dans notre livre, le volet sur les professionnel·les du droit et plus largement ce qu’il se passe dans les tribunaux, les cabinets d’avocat·es et de notaires.

Il y a toute une littérature internationale Law and society qui étudie comment travaillent les juges : est-ce qu’une juge femme travaille et juge comme un juge homme, que font les avocat·es, comment travaillent-ils avec leurs client·es, mais cela n’est pas connecté ni avec ce qu’il se passe dans les familles ni avec le gender wealth gap.

Ce qui fait le caractère unique de notre livre c’est d’avoir fait ces trois choses-là ensemble. Je pense que c’est indispensable pour mener la démonstration de bout en bout, c’est-à-dire pour comprendre cette inégalité de richesse entre les femmes et les hommes que nous saisissons dans les statistiques, nous avons besoin d’aller regarder et ce qui se passe dans les familles et ce que répond le droit à ces questions-là, de fait c’est très rarement relié dans la même analyse.

Sibylle Gollac  C’est ce qui permet de comprendre ces inégalités de patrimoine : comment elles se construisent dans la famille et comment elles existent dans un cadre juridique formellement neutre. Notre point de départ dans le livre, c’est de constater que les inégalités de richesse augmentent entre ménages pauvres et ménages riches en même temps que les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes augmentent, en même temps qu’on a un cadre juridique qui se présente comme de plus en plus égalitaire.

Céline Bessière – Il y a énormément de travaux dans des pays où il n’y a pas un droit égalitaire, notamment dans les pays d’Afrique du Nord où de nombreux travaux sont en train de se développer actuellement en lien aussi avec des mouvements féministes qui réclament l’égalité du droit. Qu’est-ce que ce droit ? Comment le transformer ? Comment s’applique-t-il ? Au Maroc, en Tunisie, en Algérie, il y a de nombreux travaux en ce moment qui se développent sur les rapports des familles au droit et les transformations éventuelles de ce droit.

Le Vent Se Lève À vous lire, il peut sembler que le système économique mette au banc les femmes, les positionne en tant que dominées. Pensez-vous que ce système est réformable pour améliorer la place des femmes ou est-ce que le système économique porte en lui le fait que les femmes se retrouvent en position de dominées ?

Sibylle Gollac – Il est difficile de répondre à cette question. On nous l’a déjà posée sous d’autres formes : est-ce que le patriarcat et le capitalisme peuvent exister l’un sans l’autre par exemple ? On sait que le patriarcat peut exister sans le capitalisme, l’inverse on ne sait pas. Cette question nous paraît très théorique.

Le système capitalisme contemporain est intrinsèquement patriarcal, et il y a longtemps que les féministes marxistes ont montré que l’exploitation du travail dans le cadre capitaliste ne peut exister que grâce à l’exploitation patriarcale du travail des femmes dans la sphère domestique.

Toutefois, le capitalisme est plein de ressources et de rebondissements mais ces deux sujets restent intrinsèquement liés. C’est pour ça que dans la conclusion du livre, nous disons que si on veut combattre le patriarcat, il faut combattre le capitalisme et que si on veut combattre le capitalisme, il faut combattre le patriarcat.

Références :

1. Le « laboratoire de sciences sociales » (qui intégra plus tard le Centre Maurice Halbwachs), abrité par le département de sciences sociales de l’Ecole Normale Supérieure. Thèse de Céline Bessière : Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-Descartes, 2006, sous la direction d’Olivier Schwartz ; Thèse de Sibylle Gollac : La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse ENS-EHESS, 2011, sous la direction de Florence Weber.
2. Voir les travaux de l’équipe “ruptures” puis “justines” ici : https://justines.cnrs.fr ; Cette recherche collective a donné lieu notamment à la publication de l’ouvrage suivante : Collectif Onze, Au tribunal des couples, Odile Jacob, 2013.
3. Voir notamment, François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 1987.
4. Anne Lambert, “Tous propriétaires!” L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.
5. Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, 2015.
6. Caitlin Zaloom, Indebted, How Families Make College Work at Any Cost, Princeton University Press, 2019.
7. Laure Béréni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Reflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 2012 ; voir aussi Isabelle Clair et Maxime Cervulle : « Lire entre les lignes : le féminismes matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir ?, n°4, 2017.
8. Céline Bessière, « Race, classe, genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio, Histoire, femmes et sociétés, n°17, 2003, p. 231-258.
9. Pour une première analyse, voir Céline Bessière, Emilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille & Hélène Steinmetz] «“Faut s’adapter aux cultures Maître”. La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie Française, XLVIII, 1, 2018, p. 131-140.

La crise de l’universalisme ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:John_Martin_Le_Pandemonium_Louvre.JPG
Le Pandémonium de John Martin, Tableau (1841)

Depuis plusieurs années, le débat public français est saturé d’appels à combattre les « communautarismes » (sans que le terme, bien souvent, soit clairement défini) qui constitueraient une menace prioritaire pour le projet universaliste républicain. De l’autre côté du spectre médiatico-intellectuel, on observe une progression de la critique explicite de l’universalisme et du républicanisme, au nom de la lutte contre les discriminations à l’égard des « minorités ». La confusion induite par les termes du débat tend à déboussoler les forces républicaines et laïques.

L’universalisme se définit généralement comme l’idée d’une unité du genre humain, passant outre les différences physiques et culturelles des individus. Il fait partie d’une philosophie politique revendiquant l’égalité des droits pour tous les citoyens d’une même nation sans les traiter différemment selon leurs particularités culturelles ou religieuses. En France, l’universalisme s’est d’abord historiquement exprimé au travers de la Révolution française qui s’opposait à l’Ancien Régime, lequel instituait dans le droit des privilèges et des inégalités parmi la population. Les révolutionnaires avaient pour but l’instauration d’une république « universelle », en ce qu’elle serait « une et indivisible » et assurerait l’égalité entre tous ses citoyens.

La revendication de « l’universalisme » a cependant servi, au fil du temps, à justifier de nouvelles formes de domination ou d’exclusion. Il est aujourd’hui brandi par un certain nombre de responsables politiques qui considèrent que telle religion ou communauté culturelle n’est pas « compatible avec la République ». Cet usage du concept « d’universalisme » est abusif et brouille la philosophie politique originelle dont il est issu.

Un universalisme pris entre deux étaux

Cette instrumentalisation de « l’universalisme » par des courants politiques identitaires pousse divers courants militants, souvent situés à gauche, à rejeter l’idée même d’universalisme républicain – un universalisme républicain dont la gauche a pourtant été, historiquement, son principal défenseur. On assiste ainsi à une multiplication des collectifs politiques ou militants qui rejettent l’universalisme sous le prétexte qu’il exclurait certaines « communautés ». Toute une fraction des luttes antiracistes a pour but de se détacher de la conception française de la nation, et du rapport bien particulier qu’elle entretient avec la République et la citoyenneté ; elles lorgnent, à l’inverse, du côté anglo-saxon et du modèle « communautaire » qui y prévaut.

Cette critique de l’universalisme trouve ses fondements dans la permanence de discriminations en France, qui subsistent malgré sa condamnation par la loi et les discours politiques – des discriminations perpétuées par certains secteurs étatiques spécifiques, comme l’atteste par exemple le phénomène massif du contrôle au faciès[1]. Elle fait appel à l’histoire de France, et à l’hypocrisie qui a bien souvent caractérisé les discours “universalistes”. Bien avant les aventures coloniales de la IIIème République, l’universalisme a été mis à mal dès l’année 1791, où le suffrage universel a été réservé aux hommes suffisamment riches pour être imposables. Si ces errements ont été progressivement réparés par les partisans de l’universalisme – bien que très tardivement, notamment en ce qui concerne le droit de vote des femmes qui n’a été mis en application qu’à partir de 1945 et dont l’historien Alain Garrigou considère que « si en termes démocratiques, le vote féminin est indispensable au suffrage universel, en termes sociologiques il ne change rien à l’institution que ses inventeurs ont appelé « suffrage universel ». Autrement dit, le vote féminin fut adopté alors que l’activité démocratique était déjà fixée dans ses règles et pratiques fondamentales » [2]), on comprend sur quoi reposent les critiques contemporaines de l’universalisme : l’exclusion effective de certaines catégories de la population qui a été perpétuée au cours de l’histoire de France.

Les sociétés anglo-saxonnes, basées sur le « multiculturalisme », offrent-elles un horizon positif aux problèmes soulevés par ces mouvements anti-racistes ? Dans un article du Monde diplomatique, Benoît Bréville souligne la permanence des symptômes dénoncés par ces mouvements dans les sociétés « multiculturelles »[3] : « sur le plan statistique, malgré l’émergence de petites classes moyennes et supérieures noires, tous les voyants restent au rouge pour le groupe dans son ensemble : taux de chômage et d’incarcération, écarts de richesse, ségrégation urbaine, violences policières, accès aux soins… Parallèlement, les politiques de discrimination positive ont nourri un sentiment d’injustice parmi les Blancs pauvres, exclus des programmes de traitement préférentiel, désormais moins bien représentés que les Noirs dans les universités et qui se sentent bloqués au bas de l’échelle sociale : tandis que les minorités feraient l’objet de toutes les attentions, eux n’intéresseraient plus personne ». Au lieu donc de permettre l’effacement des disparités, le modèle de reconnaissance étatique de communautés basé sur l’« ethnie » (voire l’appartenance confessionnelle) ne permet aucunement la résorption des inégalités. Il provoque d’autre part un ressentiment qui accroît le racisme et les tensions entre citoyens se pensant appartenir à des communautés différentes. Sa dimension performative ne doit pas être sous-estimée : par son apologie tous azimuts de l’appartenance communautaire ou confessionnelle, il renforce le sentiment de différence ou de ségrégation que peuvent déjà provoquer, en France, les discriminations ou les inégalités territoriales.

La division des sociétés anglo-saxonnes en « communautés » tend également à empêcher le dialogue politique entre membres de « communautés » différentes, et à compromettre des processus décisionnels nationaux impliquant l’ensemble des citoyens au nom du « droit à la différence », fussent-ils d’intérêt général. Elle interdit par exemple la critique de pratiques religieuses. C’est ce qu’explique la philosophe Américaine Susan Moller Okin dans son article « Feminism and multiculturalism : some tensions »[4], dans lequel elle note que la préservation des droits de certaines « communautés » religieuses peut entraîner une régression des droits des femmes. En d’autres termes, soutenir et défendre le principe de « droits culturels » revient à accepter que des régimes d’exception existent dans le droit public, au nom d’une appartenance revendiquée à une communauté particulière. On comprend aisément qu’accepter ce type de logique multiplierait les problèmes que son adoption est censée résoudre, entraînerait une course à la réclamation de droits particuliers et une série de débats sur la légitimité de telle revendication communautaire par rapport à telle autre. Ce sont là les principales impasses du multiculturalisme.

L’universalisme républicain et ses faux amis

Les errances des défenseurs du modèle anglo-saxon – au nom de la critique du républicanisme français – ne doivent pourtant pas conduire à considérer tout défenseur auto-proclamé de la “République” et de “l’universalisme” comme un allié pour ceux-ci. L’univers médiatique ne manque pas, en effet, de personnalités qui instrumentalisent “l’universalisme” pour délégitimer des revendications au prétexte de leur supposé “communautarisme” – quand bien même il s’agirait de simples revendications égalitaires. Celles-ci considèrent l’universalité comme un acquis, et non comme une lutte ou un projet à atteindre – comme si la simple proclamation de l’universalité des droits avait effacé les pratiques discriminatoires ou patriarcales. Le débat est donc dès le début biaisé lorsqu’il oppose faux universalistes et vrais avocats d’un modèle anglo-saxon organisé en « communautés » faisant valoir leurs particularismes politiques.

S’il est évident que le communautarisme s’oppose frontalement à l’universalisme, certains de ses adversaires auto-proclamés oublient qu’ils portent leur part de responsabilité dans la progression de certains communautarismes. Les politiques d’austérité mises en place notamment sous les quinquennats Sarkozy-Hollande, ainsi que l’abandon des services publics entraînant des formes de ghettoïsation de territoires entiers souffrant d’être mal desservis, et d’une concentration importante de populations précaires, n’ont pu que favoriser celui-ci. Comment s’étonner que ces territoires, privés de services sociaux et culturels essentiels (comme le montre par exemple l’Atlas des inégalités territoriales de La Courneuve) [5], deviennent le lieu privilégié de pratiques d’entraides communautaires ? En d’autres termes : l’auto-exclusion ou le regroupement par communautés est bien souvent le fruit d’une politique d’exclusion (qu’elle soit de facto ou de jure).

Dans le même temps, on ne saurait par exemple reprocher aux personnes LGBTQI (lesbiennes, gay, bisexuelles, trans, queer, intersexes) de s’organiser politiquement et socialement contre les discriminations sociales les concernant. C’est en fait au travers d’un rappel à l’ordre du fait d’une non-conformité à un universel particulier que s’opère ce larcin conceptuel et politique du vocabulaire républicain.

On ne peut donc pas s’en prendre aux partisans du modèle anglo-saxon ou aux promoteurs du communautarisme sans attaquer au préalable les faux défenseurs de l’universalisme, qui bien souvent les produisent.

Quel universalisme défendre ?

L’enjeu réside dans le contenu de cet universel. Il ne peut être fondé sur une superposition de particularismes, ceux-ci pouvant se démultiplier à l’infini ou entrer sans fin en contradiction les uns avec les autres. L’universalisme ne peut qu’être fondé sur une identité transcendante aux particularités, qui leur permette de vivre en conformité avec celles-ci, si tant est qu’elles ne troublent pas l’intérêt général.

La laïcité constitue un exemple éclairant, dans la mesure où il constitue un principe d’inclusion – non pas communauté par communauté, mais bien dans un cadre commun et théoriquement universel de la citoyenneté politique. Il permet la neutralité confessionnelle pour que tout le monde puisse participer à la vie politique sans avoir à se soucier de ce qu’il croit ou de ce qu’il ne croit pas. Comme le précise l’historien Jean-Paul Scot dans « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 [6] : « la laïcité n’est pas, à la différence de l’anticléricalisme ou du cléricalisme, une politique ni une éthique, ni même une spiritualité particulière ; elle est la condition institutionnelle de la coexistence pacifique et de la concurrence loyale entre toutes les idéologies et tous les systèmes de pensée. L’État laïque se doit donc, loin de rester passif au nom de sa neutralité, d’être actif pour assurer les conditions concrètes du débat laïque, pluraliste, démocratique. »

On ne peut donc pas détacher le concept de laïcité de celui d’universalisme, puisque les deux ont une fonction similaire qui est celle de garantir les bonnes conditions de la citoyenneté et du débat démocratique en vue de l’intérêt général. Intérêt général qui exclut lui aussi dans sa définition tout particularisme dans la mesure où il ne se définit pas par l’addition d’intérêts particuliers, mais par ce qui est bon pour tous. Un précepte que le Rassemblement National – pourtant héritier d’une tradition anti-laïque et anti-républicaine, mais qui revendique aujourd’hui la défense et même le monopole de la laïcité – piétine à de nombreuses reprises lorsqu’il justifie la présence de crèches dans les écoles publiques au nom des « racines chrétiennes de la France », ou à l’inverse en souhaitant interdire tous les signes religieux ostentatoires (voiles, kippa…) dans l’intégralité de l’espace public. Cette défense à géométrie variable de la laïcité et de la République a pu entretenir la confusion, notamment à gauche, sur le bien-fondé de l’utilisation de ces mots.

La lutte pour l’universalisme

La communauté nationale ne peut se définir qu’au travers de la citoyenneté politique, c’est-à-dire de l’universalité. C’est la raison pour laquelle le multiculturalisme anglo-saxon ou le nationalisme ethno-culturel renvoient en dernière instance à une conception du monde similaire ; ils défendent une société fractionnée en différentes communautés inassimilables, basées sur leur appartenance ethnique ou confessionnelle.

La défense de l’universalisme ne peut se faire simplement en le proclamant ou en le constatant. La défense de l’universalisme est inséparable de la lutte contre l’organisation sociale (et non seulement juridique) de la société en différentes « communautés » exclusives (qu’elles soient le produit de discriminations ou de dynamiques communautaristes endogènes). La lutte contre la permanence de structures patriarcales relève de l’universalisme – rien ne justifie que 50 % de la population soit pénalisée socialement, économiquement, ou juridiquement en raison de son genre. Ainsi, les luttes sociales pour l’inclusion sont indissociablement des luttes qui participent de la concrétisation de l’idéal universaliste, visant à ce qu’aucune domination basée sur le genre, l’ethnie, l’orientation sexuelle ou le domaine confessionnel ne vienne le contrecarrer.

Ce qui constitue le marqueur entre universalisme et particularisme, à propos des luttes à visée émancipatrice concernant une fraction de la population (qu’elle soit basée sur l’appartenance confessionnelle, l’ethnie, le genre, etc) réside dans l’idéal communautaire auquel elles se réfèrent : affirmation de la citoyenneté politique d’une part ; défense de droits particuliers de l’autre. Dénominateur artificiel, la citoyenneté politique sert à gommer les différences et les constructions mentales des « minorités » au sein du champ politique qui elles, lorsqu’elles sont comprises ou perçues ainsi, portent atteinte à l’indivisibilité de la République.

L’universalisme n’est donc pas un donné auquel il conviendrait de se conformer, mais une lutte permanente pour l’égalité et contre l’exclusion, dans la pratique, de la citoyenneté. Pour ce faire, il convient donc de récupérer les mots « universalisme » et « République » trop longtemps dévoyés par la classe dominante souhaitant les vider de leur aspect révolutionnaire et émancipateur. Se réapproprier ces mots, qui sont en eux-mêmes de puissants signifiants politiques, fédérateurs car justement universels et compréhensibles par tous. Ces mots représentent une opportunité conceptuelle pour toutes les revendications sociales, car ils permettent de supprimer la méfiance engendrée par la domination idéologique des faux universalistes à l’endroit des revendications venant des « minorités » sociales. S’efface donc derrière ces mots le scepticisme envers des luttes pour des intérêts particuliers, que les personnes se considérant comme extérieures à celles-ci délaissent trop souvent. En somme : ces mots permettent une conception effective et collective des luttes faites au nom de l’égalité, c’est-à-dire des luttes contre l’exclusion de la communauté nationale, donc citoyenne et politique.

Notes :

[1] TOUBON Jacques, Défenseur des droits, « Relations police / population : le cas des contrôles d’identité » https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/actus/actualites/relations-policepopulation-le-defenseur-des-droits-publie-une-enquete-sur-les

[2] GARRIGOU Alain « Histoire sociale du suffrage universel en France (1848-2000) », Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2002

[3] BREVILLE Benoît, « Quelle est votre race ? » Monde diplomatique, juillet 2019 https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/BREVILLE/60012?var_ajax_redir=1

[4] OKIN, Susan. 1998. « Feminism and Multiculturalism: Some Tensions ». Ethics, 108, 661-684 https://www.jstor.org/stable/10.1086/233846?seq=1#metadata_info_tab_contents

[5] Jérémy Schlosser – Manon Uguen, « Atlas des inégalités territoriales. À La Courneuve démonstration d’une discrimination d’État », La Courneuve, DEJA LINK, 2019 https://lacourneuve.fr/sites/default/files/2019-04/Atlas%20des%20inegalites_EXE_WEB_0.pdf

[6] SCOT Jean-Paul, « L’État chez lui, l’Église chez elle ». Comprendre la loi de 1905 , Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 2005