Sanctions américaines : des effets dévastateurs pour les peuples, mais pas sur les régimes

Billet de banque irakien avec le portrait de Saddam Hussein. Les sanctions américaines contre le pays entre 1990 et 2003 ont fait plus d’un million de morts. © Rob

Les sanctions économiques de grande ampleur sont devenues le moyen privilégié des États-Unis et de leurs alliés pour défendre leurs intérêts et écraser leurs adversaires. Parallèlement, la critique et l’opposition à ces mesures imposées de manière arbitraire ont fortement augmenté, surtout dans le Sud global, où elles sont considérées comme des interventions néocoloniales contraires au droit international. Avec la guerre économique contre la Russie, les conflits internationaux à leur sujet ont pris une nouvelle dynamique. Les mesures pratiques qui sont désormais de plus en plus adoptées dans le Sud global pour surmonter, contourner et prévenir les blocages économiques sont également dirigées contre la domination occidentale en général, accélérant ainsi les bouleversements vers un monde multipolaire [1].

Alors que jusqu’à la fin de la guerre froide, seuls quelques pays étaient confrontés à des sanctions économiques, ce chiffre a augmenté de 1990 à début 2023 pour atteindre 27% des pays du monde. Bien que le terme « sanctions » ne soit strictement correct que pour les restrictions imposées par le Conseil de sécurité de l’ONU, car elles seules sont généralement considérées comme légitimes. En réalité, nous sommes principalement confrontés à des mesures coercitives unilatérales des États-Unis, que l’UE soutient dans environ la moitié des cas. Celles-ci visent aujourd’hui, à divers degrés, plus de 40 pays, soit, en termes de population, un tiers de l’humanité.

Une arme utilisée depuis des décennies

Les pays les plus touchés aujourd’hui étaient toutefois déjà soumis à des blocages économiques de grande ampleur avant 1990 : La Corée du Nord, Cuba, l’Iran et la Syrie, ainsi que la Russie en tant que membre de l’Union soviétique. La Corée du Nord est soumise à des mesures d’embargo de la part des États-Unis depuis le début de la guerre de Corée en 1950 et à des sanctions de l’ONU depuis 2006. Combinées, elles reviennent à interdire presque totalement le commerce, les investissements et les transactions financières avec le pays.

Cuba est confronté depuis près de 60 ans à un blocus économique, commercial et financier, dans le prolongement des opérations militaires et de renseignement lancées par les États-Unis contre le gouvernement révolutionnaire à partir de la fin 1959, après la chute de la dictature de Batista. Ces mesures visent à provoquer un effondrement économique et à entraver le développement du pays. Comme dans les autres cas, elles servent également à la dissuasion. L’île ne doit en aucun cas servir de modèle aux autres pays pauvres du Sud. Avec les lois Torricelli et Helms-Burton de 1992 et 1996, Washington contraint également les entreprises et les institutions financières de pays en développement à participer au blocus par le biais de « sanctions secondaires », afin de complètement isoler l’île du système commercial et financier international.

L’Iran fait également l’objet de mesures de blocus d’une ampleur similaire. Les États-Unis les ont imposées à partir de 1979, après la chute du Shah Reza Pahlavi, leur principal allié dans la région, et n’ont cessé de l’étendre depuis lors. Depuis 1995, la République islamique est soumise à un blocus total, et des « sanctions secondaires » ont été instaurées pour en garantir le respect, comme le « Iran and Libya Sanctions Act » de 1996.

La Syrie est également confrontée à des mesures coercitives étasuniennes depuis 1979. Washington avait placé le pays sur sa liste des « promoteurs du terrorisme d’État » en cette année de bouleversements, en raison du soutien de la Syrie aux organisations palestiniennes et autres organisations anti-impérialistes.

Ces quatre exemples montrent déjà de manière évidente la nature et les objectifs des mesures coercitives occidentales, qui sont souvent justifiées officiellement par la menace supposée que représenteraient les pays visés en se basant sur les violations des droits humains et d’autres motifs similaires. Il s’agit manifestement d’affaiblir, de déstabiliser et d’obliger à changer de régime.

Même si elles sont désormais perçues de manière plus critique en Occident, les sanctions demeurent largement considérées comme un moyen efficace et légitime pour punir les violations du droit international et contraindre les pays à respecter les droits de l’homme. Cependant, en pratique, on observe que seules les puissances ou alliances économiquement dominantes sont capables d’imposer efficacement des mesures de blocus, sans jamais être elles-mêmes la cible de telles mesures, même lorsqu’elles commettent les pires crimes.

Excepté la guerre économique contre la Russie, ce sont surtout les pays les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales.

Et évidemment, elles ne sont appliquées que dans la poursuite de leurs propres intérêts. C’est pourquoi les sanctions ne renforcent pas du tout la « force du droit », comme aiment à le prétendre certains responsables politiques, mais ne font qu’imposer la « loi du plus fort ». Elles restent donc des actes arbitraires, même dans les cas où les motifs invoqués semblent justifiés, et relèvent en fin de compte, selon Hans Köchler de l’Organisation Internationale pour le Progrès à Vienne, de « l’arsenal du droit de la force ».

Les blocus économiques sont également presque exclusivement imposés par les États-Unis et leurs alliés, et ce de plus en plus. Ils visent invariablement les pays considérés comme des adversaires ou des rivaux des États-Unis et de leurs alliés, ou qui ne veulent pas se soumettre assez volontiers à leurs intérêts économiques et géopolitiques. Si l’on fait abstraction de la guerre économique contre la Russie, ce sont en premier lieu les pays en développement les plus pauvres du Sud global qui font l’objet d’attaques économiques de la part des puissances impérialistes et des anciennes puissances coloniales. Leurs actions d’extorsion doivent donc également être considérées comme une forme de néocolonialisme.

Pour les États-Unis et l’UE, les mesures coercitives globales sont des moyens qui ne sont pas considérés comme des attaques militaires – elles représentent une alternative plus avantageuse avec des risques et des effets secondaires bien moindres pour les agresseurs. Comme ils agissent sans effusion de sang, il leur est plus facile de susciter un soutien public et d’atteindre leurs objectifs sans attirer trop d’attention Mais la situation peut rapidement se transformer en véritable guerre économique, tout aussi meurtrière et destructrice. En effet, ces mesures ont le potentiel de réduire à néant des décennies de progrès dans les pays concernés dans des domaines clés tels que les soins de santé, le logement, les infrastructures de base et le développement industriel. De plus, elles comportent toujours le risque d’une escalade vers une confrontation militaire ouverte.

L’arme la plus redoutable : les blocages financiers

Les États-Unis privilégient désormais le recours aux blocages financiers, allant de l’interdiction de certaines transactions à la fermeture de comptes, jusqu’à l’exclusion totale du marché financier étasunien. Ils s’appuient sur le rôle central des institutions financières étasuniennes dans le traitement des transactions financières transfrontalières et sur le rôle dominant du dollar américain en tant que monnaie de référence, de réserve et de transaction mondiale.

Pour les transactions internationales, il est généralement impossible de passer à côté des établissements financiers étasuniens. Cela donne aux autorités du pays de l’Oncle Sam de larges possibilités d’intervention. Elles sont justifiées par le simple fait que de passer par des comptes étasuniens ou d’utiliser le dollar place l’entreprise sous la souveraineté américaine, même si l’expéditeur et le destinataire sont situés dans d’autres pays et qu’il n’y a pas de lien avec les États-Unis. Les blocages dans ce domaine sont donc l’arme de sanction la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux mesures d’embargo classiques, comme les restrictions aux exportations et aux importations, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les sanctions financières sont l’arme la plus efficace et la plus universellement applicable des États-Unis. Contrairement aux embargos classiques, elles ont un impact considérable même sans soutien international.

Les blocages financiers jouent également un rôle essentiel dans l’application de « sanctions secondaires » visant à contraindre les personnes et les entreprises de pays tiers à se conformer aux règles étasuniennes en matière d’embargo. Les pays réfractaires risquent de se voir retirer leurs actifs, de payer de lourdes pénalités, voire d’être exclus des marchés américains. Les « sanctions secondaires » sont largement perçues au niveau international (y compris par l’UE) comme étant contraires au droit international.

En 1996, en réaction à la loi Helms-Burton contre Cuba, Bruxelles a adopté un règlement « de protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’actes juridiques adoptés par un pays tiers ». Il interdit même explicitement le respect de sanctions secondaires, mais reste totalement inoffensif, l’UE n’étant pas capable de protéger les citoyens et les entreprises de l’UE contre le chantage étasunien.

Dans la guerre économique contre la Russie, Bruxelles a commencé l’année dernière à menacer elle-même de « sanctions secondaires » les entreprises. Et les think tanks européens poussent les États de l’UE à miser encore plus sur la contrainte économique dans la poursuite de leurs intérêts économiques et géopolitiques. « Au siècle de la concurrence entre la Chine et l’Occident, l’empire de la géoéconomie constituera probablement le front central », explique par exemple le European Council on Foreign Relations dans une analyse d’avril 2023. Les auteurs se prononcent en faveur d’une « OTAN géo-économique », qui serait un forum pour l’UE, les États-Unis et le Royaume-Uni, où ils pourraient coordonner les décisions relatives aux mesures économiques coercitives.

Conséquences mortelles

Parallèlement à l’extension des blocages économiques, la résistance envers ces derniers s’accroît. Elle s’enflamme principalement à cause des conséquences humanitaires désastreuses. Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens. L’embargo a été décrété par le Conseil de sécurité de l’ONU, mais sa levée a été bloquée par les États-Unis et la Grande-Bretagne.

Même si elles ne sont pas aussi dévastatrices qu’en Irak, toutes les mesures économiques coercitives de grande envergure, dès qu’elles deviennent effectives, détériorent inévitablement les conditions de vie de la population. Les personnes pauvres, malades et âgées en souffrent particulièrement. De nombreuses études ont montré les effets négatifs majeurs, allant de la chute du revenu par habitant à la dégradation des soins de santé, ainsi qu’une hausse de l’extrême pauvreté, des inégalités et de la mortalité.

Les critiques se sont multipliées, notamment à propos des conséquences catastrophiques de l’embargo imposé à l’Irak en 1990, qui a coûté la vie à plus d’un million d’Irakiens.

La situation est encore aggravée par le fait que les États concernés sont généralement des pays en développement, déjà confrontés à des problèmes financiers et de développement. Les effets négatifs sur les populations des pays concernés ne sont en aucun cas des dommages collatéraux regrettables », mais font partie intégrante du calcul – contrairement à ce que l’on veut faire croire. En effet, la détérioration des conditions de vie est censée conduire à une pression publique sur le gouvernement pour qu’il cède aux exigences des puissances bloquantes, voire à un soulèvement, comme dans le cas de Cuba, de la Syrie ou de l’Iran par exemple.

Outre les organisations de défense des droits humains, des organisations des Nations unies telles que le Programme alimentaire mondial et l’UNICEF, ainsi que l’Organisation mondiale de la santé, considèrent donc que les mesures économiques coercitives ne sont pas compatibles avec le droit international. Elles enfreignent, entre autres, les droits fixés dans la « Déclaration universelle des droits de l’homme » de 1948. Parmi ceux-ci figurent le droit à la vie, à une alimentation et à des soins de santé adéquats ainsi qu’à la sécurité sociale. En outre, ils violent clairement les dispositions contraignantes du « Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels » de 1966, que tous les États occidentaux ont également signé. L’article 1 stipule que « En aucun cas, un peuple ne peut être privé de ses propres moyens de subsistance ».

Déjà au début de l’année 2000, le célèbre juriste belge Marc Bossuyt, spécialiste du droit international, constatait dans une expertise pour la Commission des droits de l’homme de l’ONU : « La ‘théorie’ derrière les sanctions économiques est que la pression économique sur la population civile se traduit par une pression sur le gouvernement pour qu’il change sa politique. Cette théorie est un échec, tant sur le plan juridique que pratique ».

Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, les sanctions ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Cette théorie est d’autant plus un échec, que même les blocages économiques de grande ampleur n’ont guère eu de succès jusqu’à présent, comme cela a été prouvé. Les objectifs n’ont été atteints que dans de très rares cas, où on a vu le comportement d’un État cible se modifier de la manière souhaitée. Ils n’ont jamais pu mettre fin à une guerre. Au lieu d’inciter à la révolte ou même de faire tomber des gouvernements opposés, ils ont, dans la plupart des cas, plutôt consolidé la position des élites dirigeantes.

Contre le droit international

En Occident, la critique des blocus économiques se limite principalement à leurs conséquences humanitaires et à leur manque de succès. Leur légitimité au regard du droit international n’est généralement pas remise en question, même par leurs détracteurs. Au lieu de cela, on réfléchit intensément à la manière d’utiliser la contrainte économique comme instrument sans s’exposer à des reproches sur ses effets trop négatifs.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident. Les représentants du Sud mondial soulignent ainsi l’importance des principes de l’égalité souveraine entre tous les États et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, des principes inscrits dans la Charte des Nations unies.

Dans les pays du Sud, une vision totalement opposée prédomine. Les conséquences négatives y sont critiquées de manière bien plus ferme, tout comme l’ingérence prétentieuse de l’Occident.

Ceux-ci ont été développés et ancrés dans le droit coutumier dans les années 1960 par une série de résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’interdiction d’intervention. Avec l’embargo étasunien contre Cuba, la lutte contre les mesures coercitives arbitraires a également été mise à l’ordre du jour. La « Charte des droits et obligations économiques des États », adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1974, stipule qu’aucun État ne peut recourir à des mesures économiques, politiques ou autres pour contraindre un autre État à se soumettre ou pour obtenir d’autres avantages de quelque nature que ce soit.

En décembre 1983, la majorité des États a voté en faveur d’une résolution de l’ONU visant directement « l’action économique comme moyen de coercition politique et économique contre les pays en développement ». Elle condamne la pratique des pays industriellement très développés qui profitent de leur position dominante dans l’économie mondiale par rapport aux pays en développement. À partir de 1987, de telles résolutions ont été présentées tous les deux ans par le « Groupe des 77 » et la Chine et ont été adoptées à une nette majorité. Ces résolutions ont notamment appelé la communauté internationale à « prendre d’urgence des mesures efficaces pour mettre fin à l’utilisation par certains pays industrialisés de mesures économiques coercitives unilatérales à l’encontre des pays en développement ».

Depuis 1996, une résolution supplémentaire est adoptée chaque année, présentée par le Mouvement des pays non-alignés (MNA), qui, sous le titre « Droits humains et mesures coercitives unilatérales », dénonce encore plus strictement les conséquences humanitaires de la pratique occidentale des sanctions et souligne encore plus clairement son incompatibilité avec le droit international et les droits humains universels.

Ces résolutions ont été précisées et élargies par la suite. La liste des violations et des effets néfastes, adoptée par l’Assemblée générale le 31 décembre 2022, s’est allongée et comprend désormais 34 points. Ainsi, les mesures coercitives arbitraires sont désormais également condamnées comme étant « le plus grand obstacle » à la réalisation du « droit au développement et de l’Agenda 2030 pour le développement durable ». Enfin, la majorité des membres de l’ONU réclame des contre-mesures efficaces et réaffirme son « engagement en faveur de la coopération internationale et du multilatéralisme ».

Le texte a été adopté par 123 voix pour et 53 voix contre. Le vote négatif des pays de l’OTAN et de l’UE et de leurs proches alliés, l’Australie, Israël, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud, n’a été suivi au Sud que par de petits États comme les îles Marshall, la Micronésie ou les Palaos, qui dépendent entièrement de l’Occident.

Se référant aux nombreux accords et décisions internationaux pertinents, la résolution justifie de manière convaincante que « les mesures et lois coercitives unilatérales sont contraires au droit international, au droit international humanitaire, à la Charte des Nations unies et aux normes et principes régissant les relations pacifiques entre les États ».

Les résolutions, formulées avec beaucoup de soin, reflètent la conception du droit international qui s’est développée dans le Sud global. Il s’agit notamment d’une interprétation large de l’interdiction d’intervention. Les résultats des votes montrent à leur tour le profond fossé qui sépare les pays du Sud de la vision qui prévaut en Occident.

L’ignorance de l’Occident

Malgré leur large soutien, les résolutions contre les mesures coercitives sont totalement ignorées en Occident. Les États-Unis les déclarent tout simplement non pertinentes, car elles remettraient en question le droit souverain des États à « organiser librement leurs relations économiques et à protéger leurs intérêts nationaux légitimes ». Selon eux, les sanctions unilatérales sont un « moyen légitime » d’atteindre « des objectifs de politique étrangère, de sécurité et d’autres objectifs nationaux et internationaux ».

Les États membres de l’UE partagent largement ce point de vue. Ils insistent également sur le fait qu’il ne saurait être question d’une contrainte contraire au droit international, relevant de l’interdiction d’intervention, puisque chaque pays est libre de décider avec qui il souhaite commercer et dans quelle mesure.

Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire.

Cependant, même les services scientifiques du Bundestag estiment que ce semblant d’argumentation n’est pas défendable. Ils soulignent que les mesures coercitives unilatérales sont perçues comme des « pressions extrêmes » et contreviennent à l’interdiction d’intervention dès lors qu’elles touchent aux intérêts vitaux d’un État et entravent de manière significative sa souveraineté. C’est notamment le cas des embargos occidentaux, vu l’énorme pouvoir de chantage économique des États-Unis et des anciennes puissances coloniales.

Quand les sanctions accélèrent l’avènement d’un monde multipolaire

Au vu du rejet majoritaire, il n’est pas étonnant que de nombreux pays aident depuis longtemps à contourner les blocages économiques. La guerre économique contre la Russie a donné une véritable impulsion à cette tendance. Les mesures de blocus imposées par l’Occident à la Russie ont beau être les plus complètes de l’histoire à ce jour, elles n’ont rien donné jusqu’à maintenant, bien au contraire. De plus, les pays de l’OTAN restent assez isolés dans leurs efforts. Seuls cinq pays en dehors de l’OTAN et de l’UE y participent plus ou moins activement : L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Suisse et la Corée du Sud. Non seulement les autres États poursuivent leur coopération avec la Russie, mais ils l’ont même parfois intensifiée.

Dans ce contexte, l’Iran a pu récemment renforcer ses relations économiques et politiques internationales, d’une part en coopérant plus étroitement avec la Russie, mais surtout en développant sa coopération économique avec les pays asiatiques. La Chine est de loin devenue son plus grand partenaire commercial, tandis que l’Iran joue un rôle clé dans son initiative « La Ceinture et la Route » – souvent appelée la « nouvelle route de la soie » – en raison notamment de sa situation géographique.

L’Inde et d’autres pays asiatiques ont commencé à renforcer leurs relations de commerce et de coopération économique avec la République islamique, notamment en augmentant les importations de pétrole. En outre, l’Iran développe, en coopération avec ses voisins, de grands axes de transport sur son territoire et s’intègre ainsi de plus en plus dans sa région. En devenant membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai, l’alliance la plus importante d’Asie en matière de sécurité et de politique économique, il a pu institutionnaliser cette intégration. Enfin, la position de l’Iran vis-à-vis de l’Occident sera renforcée de manière décisive par son admission dans la communauté des États du BRICS (à l’origine Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).

Les sanctions économiques occidentales de plus en plus sévères, associées au gel des avoirs des pays visés, ainsi qu’à leur exclusion du système financier américain et du réseau de communication financière international SWIFT, alimentent le désir d’indépendance économique et financière vis-à-vis des États-Unis et de l’UE.

De nombreux pays s’efforcent désormais de se détacher du dollar et du système financier dominé par les États-Unis – souvent en collaboration avec la Chine, la Russie et l’Iran. Dans d’autres domaines également, on constate une coopération de plus en plus étroite entre les pays du Sud mondial afin de se libérer des dépendances vis-à-vis de l’Occident et de la tutelle occidentale. Les guerres économiques des États-Unis et de l’UE agissent manifestement comme des catalyseurs. Elles obligent de nombreux pays à coopérer, soit parce qu’ils voient le risque réel d’être eux-mêmes frappés, soit parce qu’ils veulent échapper au chantage des « sanctions secondaires », qui limitent leur souveraineté et leur portent préjudice sur le plan économique.

[1] Article de notre partenaire belge Lava.

Israël va-t-il maintenant attaquer l’Iran ?

Benjamin Nethanyahou à la tribune de l’OTAN présentant l’Iran et ses alliés comme la menace principale pour Israël. © Free Malaysia Today

Massacre génocidaire à Gaza, intensification de la colonisation en Cisjordanie, bombardement du Liban, invasion de la Syrie : ces quinze derniers mois, l’État d’Israël a démontré qu’il ne reculerait devant aucune limite. Benjamin Netanyahou se tourne à présent vers l’Iran, fragilisé par la chute de son allié syrien. Il pourra compter sur une administration américaine acquise aux « faucons » pro-israéliens. Malgré les proclamations isolationnistes du candidat Trump, promettant de « mettre fin des guerres sans fin », un nouveau conflit de grande envergure se prépare peut-être au Moyen-Orient, avec le soutien des États-Unis. Par Richard Silverstein [1].

Les soutiens de l’État d’Israël célèbrent un triplé : en un peu plus d’un an, le Hamas, le Hezbollah et le régime de Bachar al-Assad ont été ou bien vaincus, ou bien militairement affaiblis. L’Iran, un autre ennemi, a perdu de sa superbe suite à des frappes israéliennes, l’assassinat du chef du Hamas à Téhéran et d’un commandant des gardiens de la révolution à Damas. Ses alliés chiites irakiens auraient promis, au moins temporairement, de cesser leurs attaques contre Israël.

Des sources militaires israéliennes affirment en outre que ces frappes contre l’Iran ont démantelé une grande partie des systèmes de défense aérienne du pays. Elles ne cachent pas que ces opérations s’inscrivent dans un cadre plus large, visant à préparer un futur assaut contre le programme nucléaire iranien. Selon ces mêmes sources, il faudra un an ou plus à l’Iran pour réparer les dégâts actuels et rétablir ses capacités. Un laps de temps au cours duquel une attaque israélienne semble opportune – et loin d’être improbable.

Complaisance de l’administration américaine

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident en faveur d’une intensification des hostilités. L’ancien ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, s’est rendu à Washington le mois dernier. Il a fait pression sur les responsables américains, leur intimant de ne pas manquer la « fenêtre pour agir » qui s’ouvrait contre l’Iran. Il préconise une opération, de préférence israélo-américaine, contre l’infrastructure nucléaire de l’Iran.

Le président Joe Biden n’était pas favorable à une telle attaque. Cette décision revient désormais à l’administration Trump, dont les conseillers envisagent sérieusement cette option. Bien que Trump ait exprimé à plusieurs reprises sa réticence à engager les forces américaines dans des interventions à l’étranger, il reste attentif aux intérêts israéliens.

Au minimum, il demanderait aux agences de renseignement américaines de partager les documents susceptibles d’aider au ciblage des sites iraniens ; il fournirait également les munitions spécialisées nécessaires à de telles frappes, comme l’a fait Biden à Gaza et au Liban.

Par exemple, pour détruire le site nucléaire iranien le plus sûr, Fordow, il faudrait un bombardier GBU-57 de 30 000 livres, qui ne peut être transporté que par un bombardier B-2. La mission serait confiée à un pilote américain ou israélien. Sans ce niveau de participation américaine, il est peu probable qu’Israël puisse causer des dommages significatifs à Fordow.

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident pour une intensification des hostilités avec l’Iran.

L’assassinat par Israël de l’ancien numéro deux du Hezbollah, Imad Mughniyeh, rendu possible par une équipe de reconnaissance de la CIA, témoigne d’une collaboration similaire entre les États-Unis et Israël en matière de renseignement. Les États-Unis ont également contribué à localiser une grande partie des hauts responsables du Hamas à Gaza, ce qui a permis à l’armée israélienne de les assassiner. De même, nous pouvons nous attendre à ce que l’administration Trump donne son feu vert à Israël pour que le pays continue à éliminer les principaux responsables de la sécurité iranienne, comme il l’a fait pour les hauts dirigeants du Hamas et du Hezbollah.

Surenchère israélienne après quinze mois d’impunité

La nouvelle réalité de l’échiquier géopolitique du Moyen-Orient offre à Israël une plus grande latitude pour attaquer ses rivaux. Les restrictions qui existaient à une certaine époque ont disparu. En défiant l’administration Biden lors du génocide de Gaza, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a montré qu’Israël agirait en toute impunité, n’importe où dans la région, pour défendre ses intérêts. De même, il n’a, jusqu’à présent, jamais été confronté aux conséquences de ses actes ou à l’obligation de rendre des comptes.

Les nouvelles méthodes stratégiques d’Israël ont été mises en évidence à Gaza, où le pays a commis un génocide malgré l’indignation de l’opinion internationale. Le gouvernement américain est resté les bras croisés et n’a opposé que peu de résistance. Même les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale contre Yoav Gallant et Benjamin Netanyahou ne les ont pas dissuadés de massacrer près de 50 000 Palestiniens. Le bilan total est encore plus élevé : Devi Sridhar, chercheur à l’université d’Édimbourg, estime dans le Guardian que le carnage pourrait atteindre les 335 000 décès, en comptabilisant les victimes « indirectes » des frappes israéliennes et de l’embargo.

De même, les forces de défense israéliennes ont dépeuplé une grande partie du Sud-Liban et ont complètement détruit des villages entiers qui étaient autrefois des bastions du Hezbollah. Elles ont transformé en ruines le quartier de Dahiyeh, à Beyrouth, où le groupe militant était basé. Une grande partie de ses dirigeants ont été tués par des bombes anti-bunker fabriquées aux États-Unis, alors qu’ils s’abritaient dans ce qu’ils croyaient être des bunkers souterrains imprenables. Le succès de ces opérations militaires israéliennes, conjugué à des considérations de politique intérieure, accroît considérablement les perspectives d’une intervention en Iran.

Trump, qui avait déjà ordonné l’assassinat du chef des Gardiens de la révolution Qassem Soleimani, incarne une ligne « dure » contre l’Iran. Il s’est également retiré de l’accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015 par Barack Obama. Le nouveau président n’a que faire de la diplomatie conventionnelle ou des accords. Il préfère une approche unilatérale et, si nécessaire, le recours à la force. Il est donc d’autant plus probable qu’il donne son feu vert à une opération israélienne.

La vulnérabilité politique de Benjamin Netanyahou constitue un autre facteur aggravant. Pour le dirigeant israélien, dont la cote de popularité est de 29 %, la seule chose qui empêche la tenue d’élections anticipées et une défaite est la poursuite du conflit militaire. En début de mois, il a témoigné pour la première fois devant la justice, où il fait face à trois chefs d’accusation de corruption. Une condamnation pour l’un des chefs d’accusation l’obligerait à démissionner.

Netanyahou s’est révélé être un homme politique résilient et rusé, expert dans l’art de manipuler le public, ses adversaires et ses alliés politiques dans son propre intérêt. Il comprend très bien qu’une attaque réussie contre l’Iran, même si elle laisse présager une contre-attaque, pourrait lui apporter d’énormes avantages politiques à l’intérieur du pays.

L’invasion de la Syrie, prélude à une attaque contre l’Iran ?

En décembre, Bachar al-Assad a été renversé par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Sous sa précédente dénomination, Al-Nosra, cette organisation était un allié objectif d’Israël dans le Golan syrien, où il affrontait les forces du Hezbollah. Dans la foulée de la victoire du HTS, l’armée israélienne a envahi la Syrie et occupé un territoire situé à quelques kilomètres de la ligne d’armistice entre les deux pays, tracée en 1974. Benjamin Netanyahou a rapidement abrogé l’accord et annoncé qu’Israël occuperait indéfiniment le territoire syrien en tant que « barrière défensive » sur sa frontière septentrionale.

Selon un rapport de Reuters basé sur des témoins visuels syriens, les commandos des Forces de défense israéliennes (FDI) opèrent à quelques dizaines de kilomètres du centre de Damas, non loin de la banlieue de la ville. Bien que l’armée israélienne ait démenti cette information, elle a reconnu que des forces étaient actives à l’extérieur de la nouvelle zone tampon : « L’ armée israélienne a déployé des troupes dans la zone tampon et dans un certain nombre de secteurs qu’il est nécessaire de défendre ». En d’autres termes, l’armée ne se limite pas au territoire occupé. Elle mènera des opérations dans tous les territoires syriens qu’elle jugera essentiels à ses intérêts.

Depuis le renversement de Bachar al-Assad, le HTS constitue l’autorité de fait à la tête de la Syrie. Mais les deux véritables acteurs à l’oeuvre sont sans conteste la Turquie et Israël.

Le tour de l’Iran est-il venu ?

Une fois qu’Israël aura stabilisé sa position en Syrie, il sera en mesure de se tourner vers l’Iran. Donald Trump, de nouveau a la Maison Blanche, sera confronté à la question de savoir s’il doit approuver une attaque israélienne contre l’infrastructure nucléaire et militaire de Téhéran. Trump pourrait s’opposer à une implication directe des États-Unis, hésitant à se lancer dans un nouveau conflit majeur, en phase avec ses promesses de campagne. Mais il ne fait aucun doute qu’il fournirait des renseignements essentiels aux Israéliens.

Une frappe massive contre des cibles iraniennes pourrait déclencher une guerre régionale. Même si les membres iraniens de « l’axe de résistance » sont mis hors d’état de nuire, d’autres – chiites irakiens et alliés houthis – ont la capacité d’infliger des dommages importants aux intérêts américains et israéliens dans la région.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes

Jusqu’à présent, l’Iran a limité son programme nucléaire. Son taux d’enrichissement de l’uranium n’a pas dépassé 60 %. Il n’a pas produit de système de lancement de missiles. Ce processus pourrait prendre un an ou plus. L’Iran a choisi de ne pas dépasser ces limites, ne voulant pas fournir à ses ennemis les raisons d’une telle attaque.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes, dans le cas où l’Iran tentait d’accéder à l’arme atomique.

Bien qu’une attaque américano-israélienne infligerait de lourds dégâts aux infrastructures nucléaires iraniennes, les experts estiment qu’elle ne suffirait pas à détruire ses capacités. L’accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire modifierait profondément l’équilibre des forces dans la région. Israël ne serait plus la seule puissance nucléaire : l’Iran rejoindrait ce cercle restreint. Dès lors, Israël ne disposerait plus d’un pouvoir et d’une influence sans entrave. À l’instar de la Corée du Nord, l’Iran posséderait une garantie de survie en cas d’attaque massive visant son anéantissement ou un changement de régime.

Pendant la Guerre froide, c’était la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » entre les États-Unis et l’Union Soviétique qui empêchait l’un et l’autre camp de se servir de l’arme nucléaire. La configuration actuelle semble beaucoup moins rassurante au Moyen-Orient. Ni les États-Unis, ni l’Union Soviétique, n’étaient dirigés par des millénaristes engagés dans une entreprise génocidaire et une guerre sainte contre l’Islam, comme ceux qui gouvernent actuellement Israël. L’éventualité d’une escalade nucléaire semble ainsi plus élevée que durant la Guerre froide.

Depuis le 7 octobre 2023, Israël a transformé la région en une zone encore plus inflammable. Et il ne semble pas que la nouvelle administration Trump ait la volonté de prévenir un conflit d’une magnitude imprévisible.

Note :

[1] Article originellement publié par Jacobin sous le titre « Is Iran Next ? », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.


 

« Ce que l’Iran aurait pu devenir après la chute du Shah » – entretien avec la famille du président Bani Sadr

Iran - Abolhassan Bani Sadr
Manifestations de femmes iraniennes contre l’imposition du port du voile, quelques mois après la chute du Shah © Hengameh Golestan

Comment l’élan démocratique qui a renversé le « Shah » a-t-il pu déboucher sur le régime théocratique actuel ? La révolution iranienne de 1978-1979 est souvent réduite à quelques images stéréotypées : la prise d’otages de l’ambassade américaine, le voile imposé aux femmes et le visage sévère de l’Ayatollah Khomeini. Un autre est tombé dans l’oubli : celui d’Abolhassan Bani Sadr, premier président de la République islamique (février 1980 – juin 1981). Celui qui s’opposait à « l’Islam des ténèbres » et défendait l’égalité entre femmes et hommes souhaitait réaliser les aspirations démocratiques et sociales de la révolution. À la faveur du conflit avec l’Irak, il a finalement été évincé par les Mollahs et contraint à l’exil. Réfugié en France, où il est décédé en 2021, il y a critiqué sans relâche le régime iranien et combattu pour une alternative non importée de l’extérieur, tout en défendant la révolution. Suite à un premier article que LVSL consacrait aux prémices de la révolution de 1978-1979, nous avons rencontré sa veuve et son fils pour revenir sur ces pages méconnues de l’histoire iranienne.

Dès janvier 1978, le régime monarchique de Mohammed Reza « Shah » Pahlavi est contesté. Malgré la féroce répression des forces militaro-policières et de la Savak – la redoutée police secrète du « Shah » -, le mouvement prend une ampleur historique. Le 8 septembre 1978, « vendredi noir » qui a vu la mort de nombreux protestataires, n’a pas freiné la contagion populaire. Quelques mois plus tard, plus de deux millions d’Iraniens devaient manifester à Téhéran, quand une grève générale paralyse le pays. Le « Shah » est contraint à l’exil en janvier 1979.

Son départ annonce l’issue victorieuse de la révolution, illustrée par l’arrivée à Téhéran de l’ayatollah Rouhollah Moussavi Khomeini, de retour d’exil avec ses collaborateurs. Parmi eux : Abolhassan Bani Sadr. Le 11 février 1979, la fin de la monarchie des Pahlavi est actée et la République islamique est proclamée. Abolhassan Bani Sadr, élu au suffrage universel direct avec 76 % des voix un an plus tard, devient le premier Président de la République islamique. La révolution jouit alors d’une écrasante popularité. Elle signe la fin d’un régime honni, et permet aux Iraniens de relever la tête, après des décennies de sujétion aux États-Unis. L’hétérogénéité des forces révolutionnaires n’est pas encore visible. Elle n’allait pas tarder à fracturer la nouvelle République islamique. Et Bani Sadr allait se trouver au coeur de ces affrontements.

Celui-ci entend en effet défendre sa vision de la révolution iranienne, caractérisée par la quête de liberté et d’indépendance. Il représentait un point de convergence entre les « trois grandes tendances » de l’opposition au « Shah » : la gauche, les « nationalistes » et les religieux. La gauche, dont les organisations ont été décimées sous le régime précédent, entend combattre pour la justice sociale et mettre fin au pillage du pays par une poignée de familles et d’entreprises. Les « nationalistes », qui luttent pour la souveraineté de l’Iran, ont l’oreille d’une population humiliée par la sujétion du « Shah » aux intérêts américains. Quant à la majorité des croyants, elle est favorable à un Islam progressiste. Les religieux ne s’opposent alors pas encore aux libertés publiques et à l’émancipation des femmes. Bani Sadr se dresse contre ceux qui, parmi les dirigeants clercs, professent un « Islam des ténèbres ».

Mais Bani Sadr ne gouverne pas seul. La nouvelle Constitution entérine un pouvoir bicéphale, politique et religieux. Et si dans un premier temps l’ayatollah Khomeini, à la tête des clercs, laisse le président diriger l’Iran, l’invasion du pays par l’Irak change la donne. Profitant de l’entrée en guerre, les Mollahs imposent une restriction croissante des libertés individuelles. Et finissent par renverser le président en s’appuyant sur les milices religieuses et une assemblée nationale (issue d’élections frauduleuses) aux ordres de Khomeini. Bani Sadr écarté en juin 1981, le nouveau régime prend une inflexion autoritaire et se mue en dictature théocratique. L’ancien président, accompagné de sa famille, doit s’exiler en France. Il tâche dans un premier temps d’y organiser une opposition au régime.

La résistance à la République islamique s’avère toute aussi composite que les forces à l’origine de sa fondation. Bani Sadr, opposé au fondamentalisme religieux, s’allie à un ensemble de mouvements dont l’organisation « Moudjahidines du peuple iranien ». Cette dernière, teintée d’Islam politique et de marxisme, finit par conclure un pacte avec Saddam Hussein, et s’engager aux côtés des forces irakiennes contre Téhéran. Dès la confirmation de cet accord depuis Paris avec le chef d’État irakien, Bani Sadr rompt avec les « Moudjahidines du peuple », qui demeurent – encore aujourd’hui – des interlocuteurs privilégiés des gouvernements occidentaux, sous l’appellation de « Conseil national de la Résistance iranienne ».

Depuis, Bani Sadr n’a cessé de défendre une analyse originale de la République islamique. Opposé au régime des mollahs, à la théocratie, aux privations de droits qui touchent les femmes iraniennes, à la destruction des libertés publiques, il n’a jamais soutenu les opérations étrangères visant à renverser le gouvernement iranien. Nous avons pu nous entretenir avec Mme Bani Sadr, veuve de l’ancien président, ainsi qu’avec son fils Ali.

LVSL – Abolhassan Bani Sadr, premier président de la République islamique d’Iran, était considéré comme un « modéré ». Durant l’exercice de son mandat, il s’est heurté à des défis de taille : l’affaire des otages à l’ambassade des États-Unis, la guerre Irak-Iran, une crise économique croissante, la montée en puissance des fondamentalistes… Quelle vision défendait-il de l’Iran et de la révolution iranienne ?

Mme Bani Sadr – Toute sa vie, Abolhassan Bani Sadr a défendu les libertés aussi bien que l’indépendance de l’Iran. Lorsqu’il était étudiant à l’époque du Shah, il a participé à une manifestation durant laquelle il a été blessé et mis en prison. Un an après, il a décidé de quitter l’Iran pour la France. Depuis Paris, il a continué son combat pour l’indépendance du pays et la conquête de la souveraineté nationale. Un combat qui avait été celui de Mohammed Mossadegh, premier ministre populaire écarté du pouvoir [en 1953 NDLR] par un coup d’État piloté par les Anglais, les Américains et les élites politiques iraniennes [1].

« Les Mollahs savaient qu’ils perdraient de leur influence si mon père remportait la guerre. Quant aux États-Unis, ils voulaient faire durer le conflit : cela leur permettait de vendre des armes, de tuer la révolution iranienne et de neutraliser l’Irak. »

Ali Bani Sadr – Pour employer un anglicisme, le renversement de Mossadegh fut un game changer pour mon père. Mossadegh avait nationalisé le pétrole iranien. Son action politique a constitué une source d’inspiration pour ceux qui, en 1978, se sont levés pour mettre fin au régime du « Shah » – largement perçu comme un imposteur à la solde de l’étranger.

Sous le régime du « Shah » (1953-1979), c’étaient les Anglais puis les Américains qui décidaient pour nous. Les libertés y étaient réprimées. On parlait des « trois P » : Parti, prison, pech (« exil »). Soit vous rejoigniez le Parti du Shah, soit vous alliez en prison, soit vous vous résigniez à l’exil. Mon père a connu les deux derniers.

Sur le plan économique, l’ambition d’Abolhassan Bani Sadr était de sortir l’Iran du rang de pays exportateur de pétrole. Il souhaitait développer une industrie et une production à haute valeur ajoutée technologique – faire de l’Iran un pays producteur, et pas seulement consommateur. Du temps du Shah, on ne faisait que vendre notre pétrole et importer des armes et des marchandises [2]. Aujourd’hui, c’est encore le cas. Malgré l’embargo, l’Iran parvient à vendre son pétrole aux Indiens, aux Russes et aux Chinois, mais importe tous ses biens.

Mon père disait, à raison, qu’il existait trois grandes tendances politiques en Iran : la gauche, égalitaire et socialisante, les « nationalistes » (avec une acception proche de « patriote » pour les Français), et une faction religieuse, dominée par le chiisme. La révolution s’est produite par la convergence de ces trois tendances. Elle s’est cristallisée dans le leadership de Khomeini, mais dans leur grande majorité, les Iraniens ne voulaient pas d’une dictature religieuse. Mon père a toujours tenté de trouver un équilibre entre ces trois courants. Il croyait en un Islam des lumières et non un Islam des ténèbres.

LVSL – Considérez-vous que c’est la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988) qui a rompu l’équilibre entre ces trois forces politiques, et permis aux fondamentalistes de prendre le dessus ?

[Le 22 septembre 1980, l’armée irakienne envahit l’Iran, sans déclaration de guerre. Ce conflit prend fin presque huit ans plus tard, en août 1988, à la suite de l’acceptation d’un cessez-le-feu négocié par l’ONU. Des centaines de milliers de victimes civiles y ont péri. Les forces armées irakiennes ont perpétré de nombreux crimes contre l’humanité – le plus emblématique d’entre eux étant l’extermination de 3,000 Kurdes dans le village d’Halabja, asphixiés par du gaz moutarde. Cela n’a pas empêché les États-Unis de soutenir militairement l’Irak NDLR].

Mme Bani Sadr – La guerre a constitué un facteur majeur de la destruction des libertés. Mon mari a été obligé de lutter sur plusieurs fronts : non seulement l’Iran était attaqué, mais il faut garder à l’esprit que les religieux ne souhaitaient pas que Bani Sadr gagne la guerre. Ils voulaient que la guerre continue.

Ali Bani Sadr – Quand l’Irak a attaqué, l’institution militaire était complètement désorganisée. Il s’agissait de l’armée du « Shah », donc de nombreux chefs étaient discrédités, quand ils n’étaient pas en prison. Mon père avait prévenu Khomeini de l’imminence de l’attaque, et alerté sur l’état catastrophique des forces armées. Khomeini n’y prêtait aucune attention.

Une fois la menace concrétisée et la pénétration des troupes irakiennes en Iran, un consensus national s’est formé : mon père devait avoir toutes les cartes en main pour gérer le conflit. Mon père a su galvaniser les forces armées. Il a d’ailleurs eu un discours envers les généraux de l’armée car, au début, l’armée iranienne ne voulait pas se battre, il faut le savoir. Il a dit aux officiers, en substance : « Vous avez l’opportunité de devenir des champions. Aujourd’hui le peuple vous voit comme des traîtres. Mais si vous combattez et que vous mettez l’envahisseur irakien en échec, le peuple vous verra comme des champions nationaux ». « Le champion national » est un concept qui résonne dans la conscience nationale – depuis le Livre des rois, le Shâhnâmeh [épopée mythologique fondatrice conçue par le poète Ferdowsi au commencement du second millénaire, cette fresque met en scène la lutte de nombreux héros iraniens contre des forces invasives NDLR].

Cela n’a pas duré. Les Mollahs ont compris qu’ils perdraient de leur influence si mon père remportait la guerre. Rapidement, l’Iran a reçu une offre de paix, présentée par des pays arabes et non-alignés – Yougoslavie et Cuba en tête. Outre le respect mutuel des frontières, les pays arabes nous offraient vingt-cinq milliards de dollars en dédommagement. Mon père souhaitait y répondre favorablement : il savait qu’il n’y aurait pas de vainqueur, puisque jamais les Occidentaux n’auraient laissé l’un des deux l’emporter. Pour eux, le but était de faire durer la guerre le plus longtemps possible. Cela leur permettait de vendre des armes, de tuer la révolution iranienne et de neutraliser l’Irak. Aussi les Mollahs ont-ils refusé l’offre, prétextant qu’ils voulaient fondre sur Bagdad et y prendre la tête de Saddam Hussein. Et un mois plus tard, mon père était démis de ses fonctions de commandant en chef des forces armées, prélude à sa destitution de sa fonction de Président. Ce fut un coup d’État.

Ce fut l’occasion de se débarrasser de toutes les autres forces révolutionnaires : la gauche iranienne a été mise de côté, ainsi que les « libéraux » – défenseurs du libéralisme politique et non économique, distincts des « libéraux » contemporains. Progressivement, tous les journaux non alignés sur les Mollahs ont été fermés. Le dernier journal libre fut celui de mon père. Ainsi, cette guerre fut le catalyseur de l’emprise croissante des Mollahs sur le pays.

À l’époque, les Pasdarans n’étaient pas une structure considérable ; ils comptaient à peu près vingt mille membres, et c’est après le coup d’État des Mollahs qu’ils sont devenus la milice que nous connaissons actuellement [le Sepâh-e Pâsdârân, Corps des gardiens de la révolution islamique, est une force armée créée en avril 1979, dépendant directement du Guide de la révolution, l’autorité religieuse du pays. S’il participe au maintien de l’ordre – et à la répression – à l’intérieur des frontières iraniennes, il intervient également à l’étranger pour soutenir les mouvements alliés du régime iranien. Les Pasdarans, qui ont fait main basse sur une partie du bazar, constituent une force politique à part entière en Iran NDLR]

LVSL – Pouvez-vous nous livrer un tableau de l’Iran post-révolutionnaire tel que vous le perceviez, avant que les fondamentalistes prennent le dessus ?

Ali Bani Sadr – Les premiers mois, il n’y avait pas de foulard ou de voile obligatoire. Les femmes jouissaient d’une complète liberté. Sur les photos de l’époque, durant les élections présidentielles, on aperçoit des bureaux de vote tenus par des jeunes femmes aux cheveux découverts. Certains Iraniens en exil, aujourd’hui, racontent n’importe quoi : ils prétendent que le voile obligatoire et la destruction coïncident avec le renversement du « Shah ». Rien n’est plus faux.

Cette question fut d’ailleurs l’objet des premières anicroches entre mon père et Khomeini. À Paris, ce dernier s’était engagé à préserver la liberté des femmes. Mais de retour en Iran, ce Machiavel contemporain a retourné sa veste.

Malgré la durée éphémère de son gouvernement, mon père a réussi à faire passer un certain nombre de lois, notamment une qui est restée célèbre : celle des prêts à taux zéro. Elle permettait aux Iraniens modestes qui voulaient acheter une maison ou un appartement de devenir propriétaires. Elle a eu un impact social très positif sur la pays.

Mme Bani Sadr – Les gens appelaient ça les « maisons Bani Sadr ». Mais cela n’a pas duré. Les Américains, par la voix de Kissinger, ont dit : « Nous ne voulons pas d’un autre Japon dans cette partie du monde ».

« Le voile n’est qu’un instrument parmi d’autres de la minoration des femmes. Les Mollahs ne croient pas réellement en leur doctrine, mais c’est un moyen pour eux de marquer leur domination dans l’espace public. »

LVSL – Pour vous, tout était réuni pour que l’Iran devienne une grande puissance ?

Ali Bani Sadr – Une grande puissance, mais pas seulement. Si l’Iran avait réussi sa démocratisation et son développement, toute la région – de l’Irak à l’Arabie Saoudite – aurait été impactée. Les anciennes Républiques de l’Union soviétique, que l’on parle du Tadjikistan ou de l’Azerbaïdjan, auraient subi l’influence de l’Iran, car nous sommes culturellement très proches.

LVSL – Quelles ont été les conséquences, pour votre famille, de la destitution de votre mari en juin 1981 ?

Mme Bani Sadr – Après le coup d’État, le régime n’a pas épargné la famille de Bani Sadr, ni ceux qui travaillaient pour lui. Plusieurs de ses conseillers ont été exécutés, son frère et son neveu ont été arrêtés et faits prisonniers pendant plusieurs années. Moi-même, j’ai été arrêtée pendant quelques jours. J’ai ensuite été libérée, sûrement pour qu’ils puissent me suivre et trouver mon mari pour le tuer.

Ali Bani Sadr – Quand ma mère a été emprisonnée, les pays musulmans – notamment l’Algérie – sont intervenus pour protester contre les persécutions infligées à sa famille. Ils ont déclaré que c’était indigne, pour un pouvoir se réclament de l’Islam, de se comporter de la sorte. Je ne sais si cela a aidé, mais cela mérite d’être noté.

LVSL – À partir de quand toute votre famille s’est-elle exilée en France ?

Ali Bani Sadr – À partir de 1981. Mon père est sorti d’Iran, aidé par les militaires. Il est resté plusieurs semaines en clandestinité. Les gens qui l’avaient gardé à Téhéran ont été exécutés après qu’il ait pu s’échapper – ils se sont littéralement sacrifiés pour lui. À l’époque, François Mitterrand venait d’être élu. Pierre Mauroy était Premier ministre, et c’est lui qui l’a accueilli à l’aéroport.

Ma mère et moi étions toujours en Iran, toujours en clandestinité. Un beau jour, nous sommes partis vers deux heures du matin avec des amis et des contrebandiers, et nous avons traversé la frontière pakistanaise. Nous avons dû rester une semaine à Karachi, rejoints par d’autres personnes qui avaient réussi à partir. L’ambassade de France au Pakistan nous a donné l’autorisation de prendre l’avion pour rentrer à Paris.

LVSL – Abolhassan Bani Sadr a été un membre actif du Conseil National de la Résistance iranienne (CNRI) en exil, avant de s’en détourner. Pouvez-vous revenir sur cet épisode ?

Mme Bani Sadr – Mon mari, toute sa vie, s’est accroché à la défense de l’indépendance de l’Iran et des libertés publiques. Ses alliés, les membres du CNRI, ont trahi ces principes. Ils ont collaboré avec l’Irak et les autres États pour lutter contre le régime iranien. Mon mari s’est séparé d’eux et a continué seul son combat. Il a obtenu plusieurs succès par exemple au tribunal de Berlin, sur l’affaire Mykonos [3].

Ali Bani Sadr – Il a réussi à faire en sorte que les dirigeants iraniens soient condamnés pour assassinat d’opposants à l’étranger. Suite à cette décision judiciaire, le président Rafsandjani ne pouvait plus se rendre en Europe, puisqu’il aurait pu être arrêté. Cela a sans doute eu un impact, puisqu’après ce jugement, les assassinats d’opposants à l’étranger ont pratiquement cessé. Le CNRI s’est constitué alors que mon père était toujours en Iran. De nombreux mouvements ont rejoint cette coalition, mais le plus important d’entre eux était celui des Moudjahidines du peuple iranien de Massoud Radjavi.

Mon père a accepté de se rapprocher des Moudjahidines du peuple, en échange de la rédaction d’une charte : on y trouvait le principe d’égalité, de démocratie, et d’indépendance de la lutte vis-à-vis des puissances étrangères. Nous n’étions, disait mon père, à vendre ni aux Américains, ni aux Russes, ni aux Européens. Il déclarait que le jour où Radjavi romprait cette charte, mon père quitterait le CNRI. C’est ce qui s’est produit.

C’était sans doute prévisible. Mais pourquoi mon père a-t-il voulu y croire ? Parce que les Moudjahidines du peuple avaient une vraie structure organisationnelle et de nombreux militants déterminés – conditions indispensables à la prise du pouvoir. Malheureusement, Massoud Radjavi a fini par céder aux sirènes de Bagdad. Un jour, Tarek Aziz ministre des Affaires étrangères d’Irak, s’est rendu à Auvers-sur-Oise pour rencontrer les dirigeants du CNRI et leur proposer une alliance. C’est alors que les tensions entre Radjavi et mon père ont débuté, et mon père s’est retiré de l’organisation. Par la suite, les Moudjahidines ont rallié le camp irakien et participé à des combats contre les forces iraniennes. Ils ont été plus ou moins anéantis durant les combats. Aujourd’hui, ils sont haïs en Iran, sans doute plus encore que le régime, du fait des tueries de civils auxquelles ils ont participé. C’est un gâchis monstrueux : bien souvent, les Moudjahidines étaient des gens très éduqués et cultivés. Ils ont été manipulés et entraînés vers l’abîme par leur impatience.

« Mon père voulait par-dessus que l’opposition iranienne demeure indépendante des étrangers. On a bien vu, en Irak et en Afghanistan, que l’on n’exporte pas la démocratie à coup de bombes ! »

Mon père, quant à lui, voulait par-dessus que l’opposition iranienne demeure indépendante des étrangers. On a bien vu, en Irak et en Afghanistan, que l’on n’exporte pas la démocratie à coup de bombes ! Mon père disait que la démocratisation devait venir de l’intérieur, qu’elle devait être conquise par les Iraniens eux-mêmes. Elle ne peut être exportée par les chars américains


LVSL – Depuis le décès de Mahsa Amini, on aperçoit de plus en plus de photographies de jeunes femmes iraniennes qui bravent les lois de la République islamique, ôtant leur voile ou fumant des cigarettes. Ces évènements constituent-ils un tournant majeur dans la lutte des femmes iraniennes ?

Mme Bani Sadr – C’est un symbole positif qu’elles envoient. Il est cependant restreint par rapport à l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir. J’espère que leur conception de la liberté ne se limite pas au fait de pouvoir marcher sans voile et fumer des cigarettes : à l’époque du Shah les femmes possédaient ces droits, et pourtant elles n’en luttaient pas moins pour la liberté et l’indépendance. C’était une concession que e régime du Shah avait été prêt à faire pour éviter une démocratisation réelle de l’Iran.

Observez ce qui se produit en Égypte, au Maroc ou en Arabie Saoudite : les régimes lâchent du lest sur l’item vestimentaire pour sauvegarder la dictature, et empêcher l’avènement réelle des libertés publiques. La liberté des femmes est une notion qui dépasse la contrainte vestimentaire.

Ali Bani Sadr – Paradoxe de la République islamique : les femmes iraniennes sont aujourd’hui bien plus éduquées et diplômées qu’elles ne l’étaient sous le régime du Shah. Et pourtant, même si les femmes sont majoritaires dans le troisième cycle universitaire, elles ne valent que la moitié d’un homme en termes juridiques ! [référence au fait que dans les tribunaux iraniens, la parole des femmes vaut deux fois moins que celle des hommes NDLR] Elles doivent jouer un rôle de premier plan et devenir maîtresses de leur avenir : cela va bien au-delà de l’aspect vestimentaire.

Le voile est un instrument parmi d’autres de la minoration des femmes. Je ne pense que pas que les Mollahs croient réellement en leur doctrine, mais c’est un moyen pour eux de marquer leur domination dans l’espace public, sur la population et sur les femmes. De montrer que, jusque dans la manière de s’habiller, les Iraniennes dépendent du régime.

Notes :

[1] Le 19 août, un coup d’État était organisé par le général Fazlollah Zahedi avec le soutien de la Central Intelligence Agency (CIA) et de la Military Intelligence, section 6 (MI6, services britanniques). Il met fin à deux ans de pouvoir du président Mohammed Mossadegh, hautement populaire, qui avait nationalisé le pétrole iranien. Suite au coup d’État, le « Shah » est rétabli dans ses fonctions et les compagnies pétrolières anglo-américaines font main basse sur le pétrole iranien.

[2] Durant les mandats successifs des présidents américains, l’Iran du Shah (1973-1979) n’a cessé d’accroître ses achats d’armes américaines. Premier acheteur moyen-oriental, cet État-client, surnommé le « gendarme de Washington », a contribué à l’écrasement de révoltes anti-occidentales au Moyen-Orient.

[3] Le « Mykonos » est un restaurant à Berlin où quatre opposants kurdes iraniens ont été assassinés le 17 septembre 1992. Le tribunal criminel de Berlin a jugé cette affaire et condamné à la prison à vie l’Iranien Kassem Darabi, 38 ans, vraisemblablement un agent des services secrets iraniens ayant dirigé cet attentat et le Libanais Abbas Rehayel, 29 ans, ancien membre du Hezbollah libanais et considéré comme ayant été le tireur ayant tué les quatre opposants kurdes iraniens. Le tribunal a jugé que « la direction politique de l’Iran est responsable de l’attentat », c’est-à-dire à l’époque le chef de l’Etat iranien, Ali Akhar Hachemi Rafsandjani, et le Guide spirituel de l’Iran, Ali Khamenei dont les noms ont été cités par le Parquet fédéral et le ministre iranien des Renseignements, Ali Fallahian, a été désigné comme le donneur d’ordre de cet assassinat.

« Souviens-toi de l’envol » : l’intarissable révolte des poétesses persanophones

Souviens-toi de l'envol - Le Vent Se Lève
Peinture inspirée d’une miniature persane de l’époque safavide © Nazanin Karezooni

Il aura fallu leur enlever le droit de la parole pour que les femmes afghanes fassent de nouveau parler d’elles. Fin août, les Talibans promulguent un texte de 114 pages énumérant de nouvelles prohibitions : obligation de se couvrir le visage, interdiction de faire entendre leur voix, de chanter, de lire dans l’espace public. En Iran, deux ans après la mort de Mahsa Amini et la répression du mouvement « Femme, vie, liberté », nous n’entendons guère plus la voix des femmes dissidentes. Une importante anthologie, publiée en 2023, commence à les faire sortir de l’oubli – mais pas seulement. Traduisant souvent pour la première fois des poétesses persanophones (d’Iran, mais aussi d’Afghanistan, du Tadjikistan, et de la diaspora), Souviens-toi de l’envol. Voix féminines de la poésie persanophone (Mælström Reevolution, Bruxelles, 2023) répare une autre injustice : celle de la réduction de la poésie de cette langue à ses voix masculines (Hafez, Khayyâm, etc). Franck Merger et Niloufar Sadighi, à l’origine du choix et de la traduction des poèmes, tissent le fil historique de ces autrices méconnues, des aristocrates du Moyen-Âge à la composition classique, jusqu’à la forme éclatée et révoltée des poétesses modernes.

Le désir en embuscade

Première anthologie du genre publiée en français, l’ouvrage a le mérite de combler cette béance, tout en proposant une grille de lecture autour des thèmes de la révolte et du désir. Après la poésie feutrée du Moyen-Âge, la poétesse Tâhereh (1817/1818 – 1852) ouvre une certaine forme de modernité en mobilisant la puissance politique dans une poésie lyrique. Au XX siècle, la nouvelle dynastie Pahlavi instaure une modernité à marche forcée qui permet dans le même temps l’émergence publique de poétesses ouvertement féministes. Ce n’est cependant qu’avec Forough Farrohkzâd (1935 – 1967) et Simin Behbahâni (1927 – 2014) que la poésie féminine persanophone devient ouvertement contestataire, tout en libérant la poésie persanophone du formalisme classique du ghazal, court poème d’amour de cinq à quinze vers.

Farrohkzâd est peut-être la plus connue d’entre toutes. Elle devient célèbre en 1954 avec son poème « Le péché » mettant en scène le plaisir tiré d’une relation sexuelle adultérine. En janvier 2024, la journaliste et écrivain franco-iranienne Abnousse Shalmani en tirait même un roman (J’ai péché, péché dans le plaisir, Grasset, 2024).

« J’ai péché, un péché lourd de plaisir

dans une étreinte ardente, incandescente

J’ai pêché dans des bras

d’acier brûlants et triomphants »

Ce n’est pas l’expression du plaisir sexuel qui fait la spécificité de ce poème. La forme marque en revanche une petite rupture poétique : le plaisir est pris par un sujet féminin, acteur de son désir comme de sa vie. Sapant les relégations de la femme au foyer, à un désir claquemuré, aux manigances de mariages arrangés, la poésie de Farrohkzâd (que l’on retrouvera dans un autre ouvrage publié chez MaelstrÖm reEvolution, Je suis la flamme, publié en 2022) possède cette puissance d’autant plus révoltante qu’elle fut inspirante pour nombre de femmes iraniennes. La poétesse Nâdiâ Anjuman (1980-2005) en fait partie. Elle meurt sous les coups de son mari, qui ne supportait pas qu’elle s’adonne à la poésie où elle notait « Captive dans une cage sans joie sans espoir et sans désir / À quoi bon être née pour se faire bâillonner ? ».

La poésie comme levier politique

Simin Behbahâni, iranienne également, se démarque quant à elle par son engagement plus direct dans les enjeux politiques et sociaux qui secouent son pays. Cette figure est d’autant plus importante qu’elle se situe entre deux eaux : à la fois résistante et tolérée par le pouvoir islamiste. La préface revient sur cette scène illustrant son caractère incontournable, malgré un pouvoir qui lui est hostile :

« Le 23 octobre 1997, Simin Behbahâni est invitée à Téhéran lors d’un festival organisé par le gouvernement pour célébrer la Journée de la femme et de la réconciliation nationale. Elle commence à lire le discours qu’elle a préparé sur l’oppression des écrivains et des intellectuels iraniens depuis la Révolution islamique, mais au milieu de son allocution, le micro est coupé. Elle continue en élevant la voix. La lumière s’éteint. Elle se déplace et continue à lire. Le rideau tombe sur elle. Elle se déplace devant le rideau et poursuit son discours. Elle dira plus tard : « C’est la manifestation de soutien exubérante de l’auditoire qui m’a sauvée ce jour là » »

Si la poésie de Behbahâni tient une place de choix dans ce recueil, c’est qu’elle exprime un radical engagement tant poétique que politique, qui traverse toute la poésie persanophone des XXe et XXIe siècles.

« La passion, la révolte et les cris, voilà ma vie ! Que me font les pierres

Qu’on me lance ? Je suis torrent indomptable — comptez sur moi !

Pourquoi devrais-je nouvelle Gord-Âfarid cacher mes cheveux ?

N’est pas né le roué qui de moi fera une femme emmurée — comptez sur moi ! 

(…) J’ai dit « Révolte et hurlements ! Et advienne que pourra ! »

Je ne serai pas éternellement avec vous, la voix seule demeure — comptez sur moi ! »

Plus près de nous, Firouzeh Borâzjâni (1969 – ) revient sur des événements en Iran des plus tragiquement contemporains :

« Mort

À onze heure du soir

Te voici dans les hauts-parleurs

Mes yeux tremblotants

essorés

goutte

à

goutte

dans l’évier

Tes deux mains levées rideaux rayés

Quadrillage des rues

Les rues cris mouillé

Mouillé de

SANG

Rayons d’ouest

D’un soleil retournant

Les rues définitivement

Sans nom

Deux mains

traînant

un

corps

Hurlement continuel des klaxons

Parmi les gyrophares

Une disparition

À onze heure du soir »

Faire imploser le théologico-politique

Réduire la poésie féminine persanophone à une poésie de lutte serait en même temps réducteur et fallacieux. Fallacieux d’abord, car cette poésie déborde de vie, d’humour, d’attention aux détails qui précisent les contours flous des objets du quotidien. Mais surtout réducteur : quand un pouvoir théocratique place la morale au niveau du politique (et donc au-dessus de lui), c’est toujours pour « politiser » tous les aspects de la vie, pour les contrôler. Qu’elles répliquent directement à la théocratie des Mollahs ou qu’elles enrobent le réel sans se soucier du politique, c’est alors toujours une libération, un envol, une victoire politique.

« J’ai le coeur lourd

Le coeur lourd

Je vais sur la terrasse et je glisse

Mes doigts sur la peau tendue de la nuit

La lumière des liens est éteinte

La lumière des liens est éteinte

Au soleil personne

Ne me présentera

Au banquet des moineaux personne ne me conviera

Souviens-toi de l’envol

L’oiseau est mortel » (« L’oiseau est mortel, Forough Farrohkzâd)

La menace iranienne ? Au-delà du bruit médiatique

Menace iranienne - Le Vent Se Lève
Ebrahim Raïssi, président iranien, et Ali Khamenei, « guide suprême »

Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. Ainsi, les choses auraient peu changé depuis la Révolution iranienne de 1979. La République islamique, fanatiquement hostile à « l’Occident » et sur la voie du réarmement nucléaire, représenterait une menace vitale pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité des Européens. Une vision des choses qui jure avec l’opportunisme de la politique étrangère du pays, bien plus fluctuante que les dirigeants iraniens – et leurs adversaires les plus acharnés – ne veulent le reconnaître.

À vrai dire, la séquence a un goût de déjà vu. La réaction médiatique également.

Juin 2019, Iran : des « gardiens de la Révolution » abattaient un drone américain, non loin de la frontière. Après une surenchère verbale de part et d’autre, Donald Trump annulait l’envoi de bombardiers, dix minutes avant leur départ programmé selon ses dires. Bluff ? Revirement de dernière minute ? Les historiens auront peut-être un jour le fin mot de l’histoire.

Quelques mois plus tard, un drone américain abattait Qassem Soleimani en Irak, commandant en chef des « gardiens de la Révolution ». Après quelques semaines d’une rhétorique incendiaire, l’Iran se contentait d’une réplique mesurée contre des installations militaires américaines, toujours en Irak.

Pour les deux parties, ces escarmouches avaient leur utilité. Côté iranien, elles justifiaient le tour de vis supplémentaire imposé par le pouvoir, dans un contexte de mobilisations sociales intenses. Côté américain, elles justifiaient la doctrine de « pression maximale » de l’administration Trump contre les mollahs.

Si l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon un chroniqueur du Point.

Mais les deux parties n’avaient pas intérêt à aller plus loin. Un conflit ouvert aurait causé d’incommensurables dommages à l’Iran, et Donald Trump ne pouvait risquer de s’engager dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient après avoir fait campagne sur « la fin des guerres sans fin ». Les deux acteurs avaient porté des coups millimétrés, aptes à satisfaire les « faucons » de leur camp tout en évitant l’engrenage qui conduirait à l’escalade.

La République islamique, acteur plus opportuniste que doctrinaire, plus tacticien que fanatique ? Les récentes tirs sur Israël semblent avaliser cette grille de lecture. Spectaculaires par leur ampleur et le précédent qu’ils marquent – il s’agit de la première attaque directe contre l’État hébreu -, ils n’étaient pas de nature à infliger des dommages conséquents.

Ainsi que le rappelle Michel Duclos, conseiller pour l’Institut Montaigne : « c’est une frappe limitée, essentiellement symbolique, destinée à faire beaucoup de bruit mais pas trop de mal ». Le chercheur Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAN) va jusqu’à déclarer au Monde – dans un article au titre qui suggère pourtant l’inverse – : « les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».

Sur les chaînes d’information en continu et les plateaux télévisuels, ces analyses sont méthodiquement balayées. La République islamique y est décrite comme obnubilée par Israël et « l’Occident », incapable de la moindre once de pragmatisme et du moindre sens tactique.

Surenchère éditorialiste, escalade diplomatique

Considérer l’Iran comme un acteur qui met en regard moyens et fins, évalue les rapports de force et s’adapte à la conjoncture, comme n’importe quelle entité géopolitique ? C’est très explicitement ce que refuse Caroline Fourest sur le plateau de LCI. « On a beaucoup parlé de la rationalité de Monsieur Poutine, si on parle de celle des mollahs c’est encore plus inquiétant », y déclare-t-elle, généralisant au passage ce postulat d’irrationalité à l’ensemble des systèmes autoritaires.

Si donc l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point. On lui reconnaîtra au moins le mérite de la clarté. Tout comme à la présentatrice Laurence Ferrari qui, dans un édito halluciné sur CNews, s’en prend à « la litanie “il faut éviter l’escalade” » : face à un « État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires », les atermoiements pacifistes font le jeu, pêle-mêle, « du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme », au Moyen-Orient, en France et même « en Australie ».

Le reste de la discussion encadrée par Laurence Ferrari est à l’avenant, au point que le spectateur a l’étrange sensation de remonter le temps et d’être téléporté en 2003, dans une émission portant sur la guerre d’Irak. Ainsi, il n’est pas question de droit international : il s’agit de « défendre un modèle » dans une guerre « entre le camp du bien et le camp du mal », « entre deux visions de la société ». À mesure que les invités se répondent les uns aux autres en s’approuvant mutuellement, une question revient : « faut-il intervenir avant que l’Iran accède à l’arme nucléaire » ? Entre deux ricanements ironiques à l’adresse de « la désescalade », la « retenue » et la « communauté internationale », on rappelle qu’Israël « est à la pointe de l’Occident » et « qu’en se défendant, Israël défend l’Occident ».

Loin de ces pitreries médiatiques, les diplomaties occidentales sont plus mesurées. Si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont apporté un soutien militaire au « dôme de fer » israélien pour intercepter les missiles iraniens, ils ont tous, à leur manière, appelé à la désescalade. Benjamin Netanyahou aurait même temporairement renoncé à riposter contre l’Iran suite à un appel de Joe Biden.

Mais dans le même temps, des mesures coercitives sont annoncées contre l’Iran, par les mêmes chancelleries qui n’avaient pas eu un mot pour le bombardement de son consulat par l’armée israélienne en Syrie. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé que les sanctions financières contre l’Iran, déjà dévastatrices, seront intensifiées.

Du reste, un relâchement des tensions entre Benjamin Netanyahou et Joe Biden n’est pas à exclure. Sous pression du Parti républicain, qui lui reproche d’avoir permis à l’Iran de récupérer des fonds séquestrés sous l’administration Trump, le président démocrate pourrait durcir sa politique iranienne, ce qui l’alignerait mécaniquement sur les positions israéliennes les plus radicales.

Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Car à l’encontre du ton apocalyptique des chaînes de grande écoute, Israël sort gagnant de la séquence. Il a même remporté une « victoire » éclatante, ose un élu français – du reste peu suspect d’une hostilité prononcée à l’égard du gouvernement israélien – : « Israël a fait oublier l’inhumanité des représailles lancées contre Gaza, mobilisé à ses côtés les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne et obtenu le discret mais efficace soutien militaire de plusieurs des pays arabes. Parce que tous craignent les entreprises de déstabilisation des mollahs, Israël vient de reconstituer un front de proches et d’alliés qui pourtant désapprouvaient toujours plus les politiques de Benjamin Netanyahou ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement israélien s’est lancée depuis plusieurs mois dans une stratégie tous azimuts d’internationalisation du conflit, multipliant les frappes au Liban, en Syrie, et dernièrement sur le consulat iranien de Damas ?

Au-delà de la rhétorique

Loin du monolithe théocratique que présentent les chaînes d’informations, la République islamique d’Iran se caractérise par un pragmatisme certain. Officiellement, sa ligne diplomatique reste inchangée depuis la révolution de 1979 : négation de la légitimité d’Israël et appel à constituer un front uni en faveur de la Palestine. Dans les faits, elle a très largement été infléchie.

Les relations entre le Hamas et l’Iran se sont subitement détériorée depuis le soulèvement syrien de 2011 contre Bachar al-Assad : tandis que l’organisation palestinienne avait rallié les insurgés, Téhéran avait soutenu Damas par le truchement du Hezbollah. La volonté de maintenir en place le gouvernement syrien, proche allié de la République islamique, surdétermine la lecture iranienne des enjeux géopolitiques régionaux.

Aussi comprend-on pourquoi le Hezbollah, fortement lié à l’Iran, qui le pousse à la modération, est demeuré en retrait depuis le 7 octobre. Ainsi que l’écrit le chercheur Joseph Daher dans nos colonnes : « Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie prioritairement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël ». Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Une analyse de plus long terme aurait rappelé que les relations entre la République islamique d’une part, Israël et les Occidentaux de l’autre, n’ont pas toujours été antagoniques, loin s’en faut. Qu’au milieu des années 1980, Israël, obnubilé par Saddam Hussein, a fait pression sur les États-Unis pour que des armes soient fournies à Téhéran contre l’Irak, et a lui-même procédé à des livraisons à hauteur de centaines de millions de dollars. Qu’à plusieurs reprises la diplomatie iranienne a proposé « d’ouvrir des négociations avec les États-Unis sur tous les sujets – programme nucléaire, soutien au Hamas et au Hezbollah, reconnaissance d’Israël ». Que l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a bénéficié d’une enthousiaste coopération militaire iranienne – ouvrant ainsi la voie à l’influence iranienne dans la région.

Mais sans doute est-il plus confortable de colporter l’image d’un régime ataviquement motivé par une « revanche contre l’Occident »…

Avant les mollahs, quand l’Iran était au bord d’une révolution socialiste

Iran révolution

À lire la presse financière, l’Iran est un enfer pour investisseurs étrangers. Selon l’Economic Freedom Index, élaboré par le Wall Street Journal et la très libérale Heritage Foundation, il est le huitième pays le moins libre au monde. Jusqu’à récemment, le représentant américain pour l’Iran qualifiait ce pays de « théocratie marxiste ». Si ces affirmations correspondent bien peu à la réalité de l’économie iranienne – qui va de privatisations en libéralisations -, elles touchent juste sur un point : le régime actuel est issu d’une révolution qui compte parmi les plus radicales du Moyen-Orient. À la fin des années 1970, l’Iran semblait proche de basculer vers un modèle socialiste. Retour sur cet épisode oublié, mis en lumière par Iran on the Brink – Rising Workers and Threats of War, co-écrit par Shora Esmailian et Andreas Malm en 2007.

Avant ses analyses éco-marxistes, on doit à Andreas Malm un ouvrage éclairant sur la société iranienne, co-écrit avec Shora Esmailian, écrivaine et journaliste. Dix-sept ans plus tard, il n’a rien perdu de son actualité, et offre des clefs pour comprendre la réalité hybride vécue par les Iraniens. Et d’abord, l’onde de choc de la révolution de 1979.

Dictature de la classe « compradore »

Avec une approche d’économie politique, l’ouvrage analyse la nature de classe du régime de Mohammed Rêza « Shah » Pahlavi (1941-1979). Après une brève poussée démocratique, un coup d’État le rétablit dans ses prérogatives autocratiques en 1953. L’État iranien prend alors les traits d’une dictature patronale, obnubilé par la répression des grèves, des vestiges de syndicats et des membres du « Parti du peuple » (Toudeh, marxiste et inféodé à l’URSS), retranchés dans la clandestinité.

Un exode rural jette des millions d’Iraniens dans les banlieues des grandes villes. Ils viennent grossir les rangs d’un sous-prolétariat acculé à la misère la plus extrême, et d’un prolétariat privé de tout moyen d’expression, dont la journée de travail s’étend de dix à douze heures.

Sur le plan régional, l’Iran joue le rôle de « gendarme des États-Unis ». La « doctrine Nixon », qui impulse un désengagement militaire progressif du Moyen-Orient, implique de confier à des alliés le soin de défendre les intérêts américains. Au nombre de ces « États-clients », on trouve Israël, l’Arabie saoudite et surtout l’Iran. À l’acmé de ce processus, celui-ci consacre pas moins de dix milliards de dollars à son budget de Défense, essentiellement dédiés à l’achat de matériel produit à Washington. Et l’Iran surpasse alors tous les autres pays combinés du Moyen-Orient en matière d’assistance militaire américaine1.

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par les clercs.

Malm et Esmailian recourent à la distinction marxiste entre une classe dominante « nationale » (qui exploite les travailleurs dans son propre intérêt) et une classe dominante « compradore » (qui les exploite au profit de l’accumulation d’une bourgeoisie étrangère). La bourgeoisie iranienne possède tous les aspects d’une classe « compradore », qui affiche avec ostentation son amour de la modernité libérale. Les mollahs, qui deviennent la principale opposition tolérée du régime, ne manqueront pas de l’exploiter…

1979 : la plus grande révolution de travailleurs du Moyen-Orient ?

À tous égards, la révolution de 1979 fait figure d’énigme. À son pic, dix millions d’Iraniens ont participé à des grèves ou des protestations contre le « Shah » – un chiffre d’autant plus remarquable que les syndicats étaient interdits par la loi, au même titre que tout mouvement socialiste ou communiste qui aurait pu contribuer à organiser les travailleurs. Aujourd’hui encore, on tend à en sous-estimer l’ampleur de cet événement – lorsqu’il n’est pas réduite à un soulèvement religieux téléguidé par l’Ayatollah Khomeini.

Malm et Esmailian en rappellent la nature : il s’agit probablement du soulèvement de travailleurs le plus massif de l’histoire du Moyen-Orient. Et lorsque le « Shah » est renversé, l’Iran semble sur le point de basculer vers un système socialiste. Tandis que les fortunes liées au régime s’exilent en Occident, les travailleurs prennent leur outil de production en main. L’ampleur de cette expérience auto-gestionnaire permet d’expliquer pourquoi, un temps, les États-Unis ont pu considérer les clercs iraniens et l’Ayatollah Khomeini lui-même comme des facteurs de stabilisation du pays2.

Mais dans un premier temps, le gouvernement dirigé par Khomeini doit prendre en compte les revendications exprimées par les travailleurs. Il ne peut qu’avaliser l’expropriation des cinquante familles les plus riches du pays. Et la mise sous tutelle de l’État de 80% des grosses unités de production (toute entreprise dont la taille dépasse celle d’un « bazar »).

La radicalité de cette révolution permet de comprendre la success story iranienne en matière d’industrialisation. Alors que le monde entier s’ouvre au libre-échange et les privatisations, l’Iran, à contre-courant, réactive les politiques « d’industrialisation par substitution aux importations », dominantes quelques décennies plus tôt. Elles consistent à mêler une forme de protectionnisme avec des investissements étatiques massifs, destinés à subventionner les secteurs mis à l’abri de la production étrangère. Avec des résultats impressionnants, donc Malm et Esmailian fournissent des détails chiffrés.

Aussi comprend-on la ferveur suscitée par la jeune République islamique auprès d’une partie de la population iranienne, qui a vu son niveau de vie s’accroître dans des proportions considérables, et a retrouvé sa fierté nationale. On comprend également pourquoi elle s’est autant mobilisée face à l’agression irakienne menée par Saddam Hussein, soutenu par les États-Unis…

Longue agonie thermidorienne

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. L’Iran lui doit encore quelques vestiges d’un modèle social un peu moins écorné par le néolibéralisme, et une base industrielle qui n’a pas à rougir face à celle de ses voisins. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par le nouveau pouvoir.

Malm et Esmailian détaillent ce long moment thermidorien. Les « conseils » de salariés, mis en place sous la révolution pour exercer une gestion démocratique des outils de production, deviennent des outils de supervision aux ordres du régime. La militarisation du pays durant la guerre avec l’Irak sert de prétexte pour réaffirmer l’autorité patronale.

Par la suite, l’ouverture – contrôlée – du régime aux capitaux étrangers, dans les années 1990, ne fait qu’accroître cette tendance. Si elle permet à l’économie iranienne de capter des technologies étrangères, et de poursuivre son entreprise d’industrialisation et de modernisation, elle enterre davantage encore les promesses de la révolution de 1979.

Tout au long du livre de Malm et d’Esmailian, affleurent deux idées aussi stimulantes que contestables. La première met en exergue les ressources pétrolières majeures de l’Iran, et la crainte du « pic pétrolier » qui agite les États-Unis. Sur cette base, Malm et Esmailian envisagent la possibilité d’un rapprochement à l’amiable des classes dominantes iranienne et américaine – celle-ci aurait intérêt à s’approprier la manne iranienne pour donner un sang neuf au capitalisme occidental. Près de deux décennies ont infirmé cette perspective. Le pic pétrolier préoccupe-t-il moins les élites américaines que ce qu’affirment Malm et Esmailian ? D’autres causes plus prégnant expliquent-elles le maintien des tensions avec l’Iran (notamment le lobbying des acteurs de l’industrie de Défense américaine) ?

La seconde concerne l’islamisme. Les auteurs appellent, avec raison, à ne pas réduire la dimension religieuse de la Révolution à une forme d’obscurantisme (posture qui empêche de comprendre pourquoi des millions d’Iraniens ont pu adhérer à un projet théologico-politique). Ils mettent en exergue sa dimension sociale et politique : le chiisme incarné par l’Ayatollah Khomeini portait – rhétoriquement du moins – la promesse d’un monde plus juste. On peut approuver ce constat, et en même temps regretter qu’une analyse plus approfondie du rôle de la religion dans le processus révolutionnaire n’ait pas été effectuée. Si la vision du monde théocratique des mollahs a pu incorporer des demandes de justice sociale venant du bas, n’était-elle pas intrinsèquement réactionnaire ? Et l’immense popularité de l’Ayatollah Khomeini – principale figure d’opposition au « Shah » – parmi les acteurs de la révolution, ne présageait-elle pas, depuis le début, de l’échec de celle-ci ?

Notes :

1 On se reportera utilement à l’ouvrage récent de Yann Richard Le Grand Satan, le Shah et l’Imam (French Edition, 2022), qui égrène les archives iraniennes et américaines et revient en détails sur les relations diplomatiques secrètes de ces deux pays sous le « Shah ».

2 Autre élément mis en exergue par Yann Richard. Il rappelle que lors d’un entretien informel, Mahdi Bazargan, premier ministre de l’Ayatollah Khomeini, avait assuré que l’islamisme de la révolution n’était « pas anti-occidental ». Et que la CIA prévoyait un scénario (think the unthinkable) dans lequel les États-Unis s’accommoderaient de la sur la jeune République islamique du fait de son anti-communisme.

Frappes américaines sur le Yémen : vers une nouvelle guerre au Moyen-Orient ?

Opération militaire occidentale à proximité du Yémen. © Crown Copyright 2011, NZ Defence Force

À défaut de faire pression sur Israël pour interrompre le carnage mené à Gaza, Joe Biden a préféré ouvrir un nouveau front au Yémen et bombarder les Houthis, qui prennent pour cible les navires de commerce d’Israël et de ses alliés dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Une escalade peu susceptible de mettre fin aux attaques en mer Rouge et qui pourrait saboter le processus de paix engagé pour résoudre la guerre civile qui ravage le Yémen depuis presque dix ans. Par Helen Lackner, autrice de l’ouvrage Yemen in Crisis: autocracy, neo-liberalism and the disintegration of a state, traduction par Camil Mokadem [1].

Le 11 janvier, après plusieurs semaines de procrastination, les forces américaines et britanniques ont déclenché pas moins de 60 frappes aériennes visant des positions du mouvement Ansar Allah (ou Houthi), au Yémen. Cette opération, ainsi que les suivantes menées par les États-Unis, a pour objectif officiel de protéger le trafic maritime contre les attaques des rebelles Houthis en mer Rouge. Cette escalade militaire amorce une nouvelle étape dans la crise actuelle au Moyen-Orient, dont le cœur demeure l’offensive israélienne potentiellement génocidaire menée sur la population de Gaza. 

D’abord annoncés comme des mesures « exceptionnelles », les bombardements se sont répétés presque quotidiennement et sont amenés à se poursuivre. Les gouvernements américain et britannique ont annoncé que cette campagne visait à assurer le respect de la liberté de navigation, principe reconnu à l’international. La menace houthie est également brandie devant l’opinion publique européenne comme un facteur potentiel d’inflation. Le mouvement séparatiste est en effet tenu responsable des retards de livraison de marchandises, provoqués par les détours que les navires prennent désormais pour éviter la mer Rouge. 

Les États-Unis ont d’autre part déclaré que ces frappes n’entrent pas dans le cadre de l’opération Gardien de la prospérité, annoncée mi-décembre, qui brille par son insignifiance. Aucun pays frontalier de la mer Rouge n’a en effet rejoint la force opérationnelle américaine, pas même l’Égypte, pourtant durement touchée par les pertes de revenus liés aux droits de passage par le canal de Suez. La majorité des principales compagnies maritimes contournent désormais l’Afrique, ce qui augmente les coûts et les délais.

Que veulent les Houthis ?

Les États-Unis et le Royaume-Uni refusent de reconnaître officiellement les revendications des Houthis. Ces derniers ont pourtant clairement affirmé agir en soutien des Palestiniens à Gaza et ont déclaré que leurs actions prendraient fin dès qu’Israël cessera ses opérations militaires dans l’enclave et lèvera le blocus des biens essentiels. Ansar Allah a également déclaré ne cibler que les navires ayant des liens avec Israël, bien qu’au lendemain des représailles récentes, le mouvement vise désormais les transporteurs américains et britanniques. Les Houthis ne souhaitent toutefois pas imposer un blocage généralisé en mer Rouge.

Les médias occidentaux présentent volontiers les Houthis comme des marionnettes iraniennes aux mains de Téhéran.

Ces derniers sont régulièrement présentés dans les médias occidentaux comme de vulgaires marionnettes de Téhéran, au même titre que d’autres mouvements locaux. « Soutenus par l’Iran » est la désignation standard accolée à toute mention des rebelles Houthis, une formulation éculée, à double fonction.

D’abord, cette désignation donne du grain à moudre aux « faucons » de Washington, qui souhaitent étendre le conflit pour mener une guerre à grande échelle à l’Iran, un scénario qui aurait des conséquences épouvantables dans la région. Ce projet s’accorde toutefois avec les objectifs des franges les plus radicales du gouvernement israélien d’extrême droite, lesquelles s’activent à faire entrer les États-Unis dans un conflit ouvert. L’avènement d’une guerre serait particulièrement inquiétant pour la sécurité des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Oman, Bahreïn, Koweït, Émirats arabes unis, Qatar), situés entre Israël et l’Iran géographiquement (et dans une moindre mesure, politiquement).

Désigner Ansar Allah comme un mouvement fantoche aux mains de Téhéran sert également à dénigrer les motivations et le positionnement des Houthis. Répété quotidiennement, leur slogan révèle une idéologie explicite : « Dieu est le plus grand ! Mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction aux juifs et victoire à l’islam ! »

En réaction aux massacres commis à Gaza, les rebelles yéménites ont d’abord déclenché des tirs de missiles et de drones en direction du sud d’Israël, des frappes interceptées avant qu’elles n’aient pu toucher leur cible. À l’inverse, leurs opérations en mer Rouge ont eu un impact bien réel, le port d’Eilat (unique porte d’entrée israélienne dans la mer Rouge) a vu son activité chuter de 85 %, et l’état hébreu a subi des pertes de 3 milliards de dollars fin décembre 2023.

Ces interventions en pleine mer ont fait passer les Houthis de l’ombre à la lumière, le mouvement est désormais célébré par des milliers de personnes qui l’ignoraient encore quelques mois auparavant. La perception est toute autre aux États-Unis et au Royaume-Uni, tous deux déterminés à soutenir de manière inconditionnelle l’assaut mené sur Gaza, où le bilan s’élève à plus de 25 000 morts palestiniens.  

Contrairement à la plupart des pays arabes, les Houthis se sont mobilisés pour aider les Palestiniens et jouissent ainsi d’un soutien inédit au sein de la population yéménite, très largement propalestinienne. D’immenses foules se sont en effet rassemblées chaque semaine dans la capitale, Sanaa, et dans d’autres villes du pays pour manifester leur soutien à la Palestine.

Les opérations en mer Rouge aident également Ansar Allah à recruter parmi la jeunesse. La vigueur des Houthis tranche avec l’inertie du gouvernement yéménite internationalement reconnu et ses factions, qui soutiennent timidement la cause palestinienne. Une inertie qui, en comparaison, accroît la popularité d’Ansar Allah.

Quelles conséquences sur le Yémen ?

Les frappes de la coalition anglo-américaine et la désignation par Washington des Houthis comme organisation considérée comme terroriste, annoncée le 17 janvier dernier, auront de lourdes conséquences sur le Yémen. Bien qu’ils renforceront sans doute l’image populaire d’Ansar Allah à l’échelle locale et internationale, ces événements risquent d’aggraver la crise humanitaire dans le pays, même si les communiqués américains jurent du contraire.

En dépit des affirmations américaines, désigner les Houthis comme un mouvement terroriste risque d’aggraver la crise humanitaire au Yémen.

Ces opérations militaires aériennes ont un impact catastrophique sur les populations civiles. Les risques sont notamment élevés chez les plus précaires, souffrant déjà de l’accès limité aux ressources alimentaires et qui pourraient à présent subir la restriction des envois de fonds vers le Yémen, une manne financière absolument vitale pour des milliers de foyers.  

Par ailleurs, ces frappes remettent en cause le timide processus de paix au Yémen, débuté en avril 2022. Une trêve de six mois avait alors été initiée sous l’égide de l’ONU entre les Houthis et leurs adversaires du Conseil de direction présidentiel. Celui-ci se compose de 8 membres représentant différentes régions et factions du pays, ainsi que les intérêts rivaux de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, qui ont eux-mêmes créé cette instance. Vu sa composition, rien d’étonnant à voir ce groupe rongé par des dissensions internes et des rivalités entre puissances tutélaires extérieures. Ces divisions ont pris le pas sur la lutte contre les Houthis.

À l’inverse, ces derniers présentent un front uni. Du fait de leur organisation structurelle, leur gouvernement central a su limiter les désaccords internes, et depuis 2015, Ansar Allah contrôle à peu près les deux tiers de la population yéménite et un tiers du territoire national.

Depuis 2015, Ansar Allah exerce son pouvoir sur environ deux tiers de la population et un tiers du territoire du Yémen.

Le système de gouvernement des Houthis est extrêmement autoritaire et répressif, et le respect des droits humains, à commencer par la liberté d’expression et les droits des femmes, n’est pas un principe fondateur pour le mouvement. D’un point de vue financier, Ansar Allah dépend largement d’une forte taxation de tout ce qui transite dans sa zone de contrôle. Les revenus portuaires et douaniers des ports d’Al Hodeïda ont augmenté au cours de l’année dernière, grâce à la levée partielle du blocus maritime, ce qui leur a permis de détourner les navires du port d’Aden.

Pour les civils, l’effondrement de l’économie et l’apport famélique d’aide humanitaire n’ont fait qu’aggraver davantage les niveaux de pauvreté à travers le pays, alors que le Yémen était déjà l’état le plus pauvre de la région. Au cours d’une guerre civile longue de presque dix ans, le mouvement Houthi a quant à lui gagné en vigueur et renforcé ses capacités sur le plan militaire, et s’il n’avait pas essuyé les assauts aériens de la coalition menée par l’Arabie Saoudite, il aurait sûrement élargi son emprise territoriale, notamment dans la région de Marib, zone clé de production de pétrole et de gaz.

De fragiles négociations de paix

Pour compléter cet épineux tableau, il faut mentionner les négociations directes amorcées fin 2022 entre l’Arabie Saoudite et le mouvement Houthi, des tractations qui représentent le principal espoir de mettre fin à la guerre au Yémen.

Depuis la fin de l’année 2022, des négociations ont été engagées entre l’Arabie Saoudite et les Houthis.

Le prince héritier et principal dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane a depuis longtemps abandonné l’espoir d’une victoire rapide contre les Houthis, et cherche depuis quelques années à sortir son pays de l’impasse yéménite. Pour sa part, Ansar Allah désigne clairement l’Arabie Saoudite comme son adversaire et perçoit le Conseil de direction présidentiel (Internationaly recognized government, ou IRG) comme un vulgaire prolongement du royaume. Les négociations directes sont donc un élément crucial pour mettre un terme à l’engagement saoudien.

Tout au long de l’année 2023, un accord semblait sur le point de se dessiner. Ce dernier devait proposer de multiples solutions, notamment le versement par l’Arabie Saoudite du salaire des fonctionnaires pendant un an, la fin du blocage des ports, et l’élargissement des destinations depuis l’aéroport de Sanaa. En tout premier lieu, cet accord devait inclure un cessez-le-feu permanent et la sécurisation des frontières.

Le statut officiel de l’Arabie Saoudite dans ces négociations demeure toutefois un point de désaccord majeur. Les Houthis insistent sur le fait que Riyad signe en tant que « participant », terme qui exposerait les autorités saoudiennes à des accusations de crimes de guerre, et placerait le royaume face à ses responsabilités pour leurs actions militaires passées. Les Saoudiens souhaitaient donc signer l’accord en tant que « médiateurs » pour éviter ce risque afin de ne pas écorner leur image. En décembre dernier, ce point d’achoppement semblait pouvoir être levé, les houthis ayant modéré leurs exigences et étant prêts à mentionner l’Arabie Saoudite comme médiatrice.

Ces efforts n’ont toutefois débouché que sur une déclaration de l’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, pourtant externe aux négociations entre les Houthis et l’Arabie Saoudite. Ce dernier a annoncé la préparation d’une feuille de route pour des négociations internes entre les parties yéménites, censées déboucher sur un accord de paix qui mettrait fin à la guerre civile.

Les Saoudiens se sont contentés de notifier le Conseil de direction présidentiel du contenu de l’accord, ce qui démontre à quel point il ne s’agit que du relai de pouvoir de puissances étrangères. À l’instar de l’envoyé spécial de l’ONU, ils n’ont pas été consultés et n’ont jamais eu l’occasion de donner leur avis. Si cet accord avait abouti, les pays membres du Conseil de coopération du Golfe auraient été formellement libérés de leur implication dans la guerre civile au Yémen. Il y a toutefois fort à parier que le Conseil aurait continué à soutenir les factions qui dépendent de lui financièrement et politiquement.

Un nouveau bourbier ?

Cet accord n’aurait certes pas mis fin à la guerre civile au Yémen, mais il aurait constitué une avancée notable vers une solution. Les négociations visant à établir un état démocratique auraient été extrêmement difficiles si les Houthis avaient eu l’ascendant dans le rapport de force. Au sein du gouvernement internationalement reconnu, on retrouve des éléments politiques comme le Conseil de transition du Sud, et les forces de la Résistance Nationale de Tarek Saleh, deux organisations tout aussi brutales et répressives qu’Ansar Allah, d’autres mouvements comme Al-Islah défendent, eux, une idéologie islamiste rivale.

S’opposer au soutien populaire pro-palestinien est un jeu dangereux pour n’importe quel gouvernement au Moyen-Orient.

L’engagement des Houthis dans le contexte de la guerre à Gaza a constitué un défi complexe pour le processus de négociations. L’Arabie Saoudite et les États-Unis espéraient voir l’accord se concrétiser avant que la situation n’atteigne un point critique. C’est ce qui explique le silence de Riyad par rapport aux interventions des Houthis en mer Rouge. En outre, pour n’importe quel état du Moyen-Orient, s’opposer au soutien populaire en faveur de la Palestine est un jeu dangereux étant donné le possible génocide en cours, surtout quand on connait l’inaction du royaume des Saoud à ce sujet. En réponse aux frappes américaines sur le Yémen, Riyad s’est donc contenté d’appeler à la « retenue et à empêcher toute recrudescence ».

Du côté des États-Unis, mettre fin à la guerre au Yémen était l’un des objectifs affichés de l’administration Biden au début de son mandat. En désignant les Houthis comme terroristes et en les attaquant, le Président américain a probablement enterré cette promesse.

Si la perspective de la paix d’une paix entre les Houthis et le camp saoudien s’éloigne, l’intervention américaine et britannique n’est pas pour déplaire à d’autres factions du Conseil de direction présidentiel. Le Conseil de transition du Sud (STC), dirigé par Aïdarous al-Zoubaïdi et défendant une sécession du Sud-Yémen, a ainsi appelé ouvertement à cette implication militaire occidentale. Marionnette du gouvernement des Emirats Arabes Unis, cette faction espère que la désignation des Houthis comme terroristes aidera à mieux criminaliser leurs adversaires sur la scène internationale et que les frappes militaires affaibliront Ansar Allah. Quoi qu’il en soit, les soutiens de cette nouvelle escalade guerrière n’ont visiblement retenu aucune leçon des multiples conflits dans la région, qui n’aboutissent toujours qu’au désastre.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, paru sous le titre de « Joe Biden’s Air Strikes on Yemen Are Reckless and Wrong ».

Une fournaise sous embargo financier : la tenaille qui s’est refermée sur l’Iran

Peinture murale sur l’ex-ambassade américaine à Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL

Pénuries médicales, explosion des prix alimentaires, dépréciation abyssale du rial… Depuis 2018, les sanctions qui frappent la République islamique d’Iran produisent des effets dévastateurs. Malgré les promesses de campagne, l’élection de Joe Biden n’a pas conduit à un assouplissement significatif de l’embargo financier. Le récent embrasement du Moyen-Orient pourrait au contraire signer son rétablissement intégral. Par-delà les dommages immédiats qu’elles causent au tissu social iranien, les sanctions économiques ont d’autres conséquences plus redoutables, de long terme : elles enferment le pays dans un modèle de surexploitation des matières premières, dont la pénurie commence à poindre. Alors qu’à Téhéran on souffre de la vie chère, dans la fournaise du Khouzestan c’est la disparition de l’eau que l’on redoute. Et tandis que dans tout l’Iran les effets du stress hydrique s’intensifient, à Washington une série d’acteurs profite directement de ce statu quo. Reportage.

Nulles files d’attente soviétiques devant les pharmacies de Téhéran, et pourtant la pénurie fait rage. Aucune irrégularité dans les étagères de médicaments, pleines à craquer, et pourtant certains produits de première nécessité manquent.

« Je suis désolé, nous n’avons plus de colistine ». Au centre de la capitale, nouveau client, nouveau refus. « Ce n’est pas le premier aujourd’hui », commente Ali, pharmacien de nuit fraîchement diplômé de l’Université de Téhéran. Cet antibiotique, comme tant d’autres, se fait rare depuis le rétablissement des sanctions contre l’Iran en 2018.

Le Département d’État américain prévoit bien une série d’exemptions pour raisons humanitaires. À leur mention, les pharmaciens se récrient : « aujourd’hui, 90 % des médicaments sont produits en Iran », là où le pays en importait l’essentiel par le passé. Cas emblématique d’over-compliance : les acteurs pharmaceutiques occidentaux peuvent théoriquement échanger avec l’Iran en toute légalité ; mais ils évitent de le faire, craignant d’envoyer un signal négatif aux marchés financiers.

© Vincent Ortiz pour LVSL

Sur les étagères, on trouve quelques rares produits étrangers, notamment européens, obtenus avec des méthodes opaques. Ali esquisse un sourire : « puisque les entreprises occidentales ne peuvent être créditées par un compte en banque iranien, on recourt à du cash. Un collègue de mon supérieur hiérarchique, au ministère de la Santé, a pour mission de se rendre à l’étranger avec de grosses sommes d’argent liquide pour rapporter des médicaments. »

Quand le vaccin contre le papillomavirus disparaît

L’Iran compte sur l’Inde – « à laquelle il est facile d’accéder » – pour se fournir en molécules chimiques, qui échappent plus facilement aux sanctions que les produits finis. Au prix d’un parcours du combattant, elles sont finalement assemblées. L’industrie pharmaceutique iranienne tente ainsi de reconstituer les biens finis qu’elle n’importe plus qu’au compte-goutte. Parfois avec des molécules de substitution, et non sans gaucheries : si leur qualité est jugée satisfaisante, la nationalité erratique des médicaments complique les prescriptions et génère des confusions dans la posologie.

En 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials. Aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert.

Le gouvernement parvient-il ainsi à limiter la brutalité des sanctions ? Celles-ci affectent le système pharmaceutique de manière inégale. Pour les médicaments ordinaires, qu’il n’a pas été difficile de produire localement, l’effondrement a été évité – et l’on n’observe pas un désastre humanitaire similaire à celui du Venezuela1. Pour les autres, le tableau est moins reluisant. Ali détaille ainsi les différentes classes de produits qui connaissent un état de pénurie aiguë : « les antibiotiques pour maladies rares, les médicaments anti-cancer, les vaccins contre certaines infections sexuellement transmissibles ». Parmi celles-ci, il mentionne notamment « le papillomavirus, dont la prévalence s’accroît de manière alarmante. Il faut sept molécules pour produire un vaccin ; nous n’en avons que deux. »

S’il est difficile d’évaluer l’impact global des sanctions dans le domaine sanitaire, plusieurs études établissent une corrélation entre leur intensification et la décélération (voire la stagnation) de l’espérance de vie en bonne santé des Iraniens malades. De même, les maladies anormalement létales en Iran selon les chiffres de l’OMS – notamment cardiovasculaires – sont précisément celles dont la guérison nécessite des médicaments qui manquent en raison de l’embargo financier. Un article de Global Health datant de 2016 – avant la nouvelle salve de sanctions de Donald Trump -, estime « qu’en raison des obstacles à l’importation de médicaments vitaux […] six millions d’Iraniens n’ont pas accès à un traitement essentiel de maladies contagieuses et non contagieuses largement répandues ».

Selon une ONG iranienne, l’embargo financier est à l’origine du décès de 650 personnes atteintes de thalassémie depuis 2018, tandis que 10,000 doivent vivre avec « de sérieuses complications », sur les 23,000 affectées2. Cette maladie héréditaire provoque une pénurie d’hémoglobine et génère une anémie qui ne peut être conjurée que par une consommation régulière de produits pharmaceutiques – ceux-là mêmes qui, depuis six ans, n’ont plus droit de cité en Iran.

Au-delà des privations directes qu’elles engendrent dans divers secteurs, les sanctions grèvent les performances macro-économiques du pays. Si en 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials, aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert – une dépréciation qui ne fait que restreindre les possibilités d’importation. Le PIB iranien, divisé par deux suite à l’élection de Donald Trump, n’a toujours pas recouvré son niveau antérieur. Alors que l’inflation a frôlé les 50% pour l’année 2023, aucune hausse conséquente des salaires n’est venue la compenser.

Mais ce n’est pas avec ces indicateurs économiques que l’on comprendra l’impact le plus profond des sanctions en Iran. Depuis 1979, c’est tout un mode de production qui a été façonné en réaction aux États-Unis. Étatiste et protectionniste, il a permis au gouvernement de conquérir son indépendance dans de nombreux secteurs, au prix d’une extraction à marche forcée de ses matières premières. Mais il atteint aujourd’hui ses limites, alors que la ressource la plus précieuse du pays vient à manquer.

Les eaux contaminées de la fournaise du Khouzestan

Dans une petite île du lac Shadegan, au centre du Khouzestan, frontalier de l’Irak, des palmiers sans feuilles s’étendent à perte de vue. « Autrefois, ce paysage était luxuriant. Aujourd’hui, à cause de l’assèchement des marais, les arbres se meurent. » Dans ce village de pêcheurs reculé, où l’on parle davantage arabe que persan, les eaux refluent, lentement. « De jour en jour, la diversité des espèces diminue. Pendant des décennies, nous avons veillé à la préservation de notre écosystème. Nous ne pêchions qu’une quantité limitée, adaptée au rythme de reproduction des poissons. »

Les marais de Shadegan, Khouzestan © Vincent Ortiz pour LVSL

Muhammad, fabricant de bateaux, continue : « Aujourd’hui, des braconniers pullulent. Comme ils recourent à la pêche électrique, ils éradiquent toutes les espèces vivantes des zones qu’ils parcourent. » Ces chasseurs illégaux ne sortent pas de nulle part. Sous la pression de l’assèchement des eaux, ils recourent à des méthodes désespérées, qui ne font que dégrader encore leur environnement de pêche.

Au Khouzestan, le progrès de la sécheresse constitue un motif d’inquiétude majeur, dans les zones marécageuses de Shadegan comme dans sa capitale industrielle, Ahwaz. En été, des vents brûlants se répandent sur la région, et un écran de poussière orange recouvre l’atmosphère, forçant les habitants à se réfugier chez eux plusieurs journées entières. Lorsqu’il se retire, un problème tout aussi aigu demeure : la pénurie d’eau potable. « 2850 milligrammes de particules solides pour un litre d’eau (mg/L) ». Sous nos yeux, Soraya, propriétaire d’un luxueux appartement à Ahwaz, mesure la toxicité de l’eau du robinet. Dès 500 mg/L, une eau n’est plus considérée comme potable. Une machine à six filtres lui permet de la purifier.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique.

Qui peut s’offrir un tel engin ? « Tous ceux que je connais possèdent cette machine. Mais ce n’est pas le cas de tous les habitants de la région », reconnaît Soraya. Euphémisme : sitôt sorti du centre cossu d’Ahwaz, il est impossible d’en trouver une seule. « Le coût serait exorbitant », résume Jawad, habitant de la petite ville de Hamidiyeh. « Nous devons acheter des bouteilles d’eau, qui pèsent lourd sur nos revenus. C’est l’une des causes majeures d’émigration. »

De cette région, l’exode a déjà commencé. Ces migrants de la sécheresse se réfugient dans des zones plus salubres du pays, où ils viennent grossir le rang des chômeurs et travailleurs informels qui atteignent déjà une proportion critique dans la banlieue des grandes villes.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique. Il ne découle pas principalement du rétrécissement des fleuves en surface, mais du pillage des eaux souterraines.

Souveraineté, pistaches et sécheresse

Celui-ci trouve son origine dans le modèle de développement hautement extractiviste mis en place suite à la révolution de 1979, qui a débouché sur l’institution de la République islamique. Si sa composante religieuse est indéniable, elle cible avant tout une bourgeoisie « compradore » aux liens incestueux avec les États-Unis, choyée par Mohammed Rêza Pahlavi. Le dernier « Shah » d’Iran avait bénéficié d’un appui logistique précieux de la part des dirigeants américains. En échange il avait docilement accepté le rôle de « gendarme des États-Unis », écrasant les soulèvements anti-occidentaux qui émergeaient dans la région.

Aussi l’année 1979 devait-elle marquer le grand divorce avec l’Oncle Sam. Anti-impérialiste, la révolution allait imposer à l’Iran un modèle productif endogène, visant à l’émanciper des tutelles occidentales ; et la batterie de sanctions qui allait s’abattre sur le pays devait le confirmer dans cette voie, quand bien même la fièvre révolutionnaire des premières années était retombée – et que les mollahs, représentants d’une nouvelle classe dominante, s’attelaient à en démanteler les acquis.

C’est donc à marche forcée que le nouveau régime a voulu conquérir l’autosuffisance. En un sens, la réussite est éclatante. L’expérience iranienne constitue l’une des rares tentatives couronnées de succès d’industrialisation impulsée par l’État, à une époque où les pays du Sud s’ouvraient au libre-échange3. Mais dans de nombreux secteurs, ce fut au prix d’une extraction irraisonnée des ressources naturelles, dont les conséquences allaient être douloureuses.

Ainsi en fut-il pour le domaine agricole, qui accapare aujourd’hui 90% de l’eau du pays. Dans un pays aride aux sols ingrats, la conquête de la souveraineté alimentaire allait s’avérer ardue. Sous le « Shah », l’importation de denrées agricoles permettait de bénéficier d’indéniables avantages comparatifs. Mais après 1979, l’heure n’était plus au doux commerce ; elle était à la consolidation de la souveraineté pour la République islamique, et à l’isolement du pays pour Washington.

Des enfants s’adonnant à la pêche sur le lac Shadegan © Vincent Ortiz pour LVSL

Pour accroître les rendements agricoles, les gouvernements iraniens ont donc puisé dans les ressources aquifères du pays, à un rythme inégalé. Les réserves des nappes phréatiques, principale source d’eau potable, en ont fait les frais. L’Iran est ainsi le troisième pays qui a subi les pertes d’eau souterraine les plus importantes ces dernières décennies, juste après la Chine et les États-Unis – mais avec une population et un territoire considérablement plus réduits. Aussi la tension s’accroît-elle sur l’autre source majeure d’eau courante du pays : les glaciers. Les fleuves qu’ils alimentent en subissent les conséquences.

Aux abords de la ville d’Ahwaz, sur une terre craquelée, Jawad montre du doigt un mince filet d’eau. « Dans mon enfance, j’avais l’habitude de jouer sur les bords du fleuve, qui s’étendait jusqu’à l’endroit où nous marchons. Depuis quelques années, les eaux qui s’écoulent des glaciers du Mont Zagros ont été détournées vers l’Est, pour alimenter l’autre partie du pays. À nos dépens. » Le fleuve Karoun, qui tire sa source des chaînes montagneuses du Nord, irrigue une bonne partie du Khouzestan, puis se jette dans un delta commun au Tigre et à l’Euphrate.

Récemment, les autorités iraniennes ont imposé une déviation aux glaciers du Mont Zagros pour privilégier la ville d’Isfahan, plus à l’Est, dont les fleuves s’asséchaient. La disponibilité de l’eau a décru de manière significative au Khouzestan, provoquant des heurts répétés. Sa qualité également : les flux d’eau pure provenant des montagnes se rétrécissant, l’impact des déchets industriels rejetés dans le fleuve s’en est trouvé décuplé. En bout de chaîne, cette décision a provoqué un incident diplomatique avec l’Irak, dont Bassora, la seconde ville du pays, dépend des glaciers du Mont Zagros et des eaux du fleuve Karoun.

Ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance – dont l’épicentre est à New York – qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions.

On ne saurait ramener cet accroissement des tensions sur l’eau à l’embargo financier. Au sein de l’Iran, un puissant secteur agro-exportateur est attaché au statu quo pour des raisons qui n’ont qu’un rapport distant avec la souveraineté alimentaire. Les producteurs de pistaches, dont la culture requiert une déplétion particulièrement intense des eaux souterraines, ont par exemple vendu 40 % de leurs récoltes à l’étranger de 2016 à 2021. Pour autant, les sanctions empêchent tout changement significatif. En entravant l’importation de denrées, elles contraignent l’Iran à persévérer dans le modèle d’autosuffisance alimentaire impulsé par la Révolution de 1979. En induisant une pression à la baisse sur le rial, elles incitent les acteurs de l’agro-industrie à exporter leur production (de manière cachée) pour bénéficier des quelques devises qui peuvent encore entrer dans le pays.

Elles compromettent également les échanges technologiques, logistiques ou académiques avec l’étranger qui pourraient accroître l’efficacité de la gestion de l’eau. En 2018, un article du Carnegie Endowment for International Peace avertissait : « les nouvelles sanctions américaines vont probablement entraver les nécessaires échanges d’expertise [pour pallier le problème de l’eau] et radicaliser l’establishment iranien dans sa politique d’auto-suffisance ».

Sanctions et « territorialité hégémonique » de la finance

Dans la ville de Shiraz, nous entrons dans un endroit qui a tous les attributs d’une start-up européenne. À l’entrée il est demandé de se déchausser, pour rendre l’atmosphère plus friendly. Le PDG, l’une des figures de proue de la tech iranienne, expose fièrement ses accomplissements. Un « cloud » endogène a été mis en place, et l’Iran ne dépend plus de serveurs situés à l’autre bout du monde. Pour la plupart des applications occidentales prohibées en Iran, un substitut a été trouvé, d’Uber à Tinder – avec certes moins de possibilités récréatives dans ce dernier cas.

« En 2015, lorsque Barack Obama a partiellement levé les sanctions – dans le cadre du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) – nous avons commencé à nouer des liens avec des acteurs européens », se remémore notre interlocuteur. « Côté américain, aucun échange n’a jamais eu lieu. Puis, avec le retour de Donald Trump au pouvoir, tous les contacts avec les Occidentaux ont été coupés. Plus personne ne voulait prendre le risque de collaborer avec nous. »

La tech iranienne a été recluse dans un isolement croissant ces dernières années. Arvan Cloud, l’une des rares entreprises qui maintenait des liens avec l’Union européenne – et notamment des serveurs aux Pays-Bas – a été sanctionnée par cette dernière en novembre 2022 et dépossédée de ses actifs. Sous pression des États-Unis, qui ont mis l’entreprise à l’index au nom de ses liens supposés avec le régime, dans le contexte de la répression du mouvement qui a fait suite à l’assassinat de Mahsa Amini. Plusieurs de ses membres fondateurs ont pourtant ouvertement critiqué le gouvernement iranien.

À Yazd, une marche religieuse qui fait suite à la commémoration des « martyrs » de la guerre Iran-Irak, l’une des sources mémorielles de la matrice anti-impérialiste du régime © Vincent Ortiz pour LVSL

Un temps, l’Union européenne refusait d’appliquer aveuglément les sanctions américaines. En 1996, l’Iranian Sanctions Act adopté sous Bill Clinton menace les entreprises américaines et non-américaines d’une exclusion des marchés financiers dans le cas de transactions illégales. En réaction, le Conseil européen adopte une série de mesures (22 novembre 1996, 2271/96) interdisant aux entreprises européennes de se plier à cet embargo : amendes contre celles qui y céderaient, compensations monétaires pour celles qui en souffriraient. Une fermeté difficilement concevable aujourd’hui.

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser.

L’autonomie du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis devait se restreindre comme peau de chagrin. Ainsi que l’expliquent les chercheurs Grégoire Mallard et Jin Sun, ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance, dont l’épicentre est à New York, qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions4. La crise de 2008 marque un tournant. Alors que les banques et entreprises européennes ont un besoin criant de liquidités, les États-Unis – via la FED puis la BCE – acceptent de les renflouer à condition qu’elles se plient à leurs règles.

Les acteurs européens signent des accords visant parfois à « remplacer l’intégralité de la direction de leur branche bancaire – comme dans le cas de BNP et de HSBC – par une nouvelle équipe montrant une volonté claire de coopérer avec les autorités américaines », rappellent Mallard et Sun. Pour faire montre de leur bonne foi, certaines banques recrutent même d’anciens régulateurs américains. À l’instar de HSBC, qui finit par nommer à la tête de son département compliance Stuart Levey, ex-directeur… de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), la branche du Trésor américain en charge de l’application des sanctions. En 2013, avec l’Anti-Money Laundering Directive Four (AMLD4), l’Union européenne devait institutionnaliser cet alignement sur les pratiques américaines en matière de réglementation financière5.

Le contexte aidant, l’OFAC durcit le ton dès 2008. Il exige l’accès aux transactions des acteurs européens, et sanctionne ceux qui auraient échangé avec l’Iran – comme BNP-Paribas en 2013, à hauteur de 9 milliards – ou ceux qui refuseraient de lever le secret bancaire – comme HSBC en 2012, juste avant la nomination de Stuart Levey. Mais l’arme la plus redoutable de l’OFAC réside dans son simple contrôle de la monnaie de réserve internationale. En 2008, il interdit aux entreprises européennes qui violeraient la loi américaine sur l’Iran de se refinancer auprès de la FED, les réduisant de facto au statut de parias des marchés financiers6.

En quelques années, un tournant à 180 degrés a eu lieu. Craignant les foudres de la loi européenne, des investisseurs, de l’OFAC et de la FED, les entreprises européennes évitent désormais tout contact, direct ou indirect, avec l’Iran. Comment s’étonner, dans ces circonstances, que les « exemptions humanitaires » prévues par les États-Unis ne soient pas respectées, et qu’aucune entreprise occidentale (à quelques exceptions près) n’ose exporter nourriture ou médicaments en Iran ?

« Néocons » et mollahs : meilleurs ennemis ?

La doctrine de « pression maximale » à l’égard de l’Iran, impulsée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden, semble étrangement inapte à fragiliser l’hégémonie des mollahs. La contraction de l’économie et la raréfaction des importations renforcent manifestement l’emprise de l’État, de sa branche militaro-policière et de ses milices paramilitaires sur la société. « Les sanctions et la censure sont les deux lames d’un même ciseau » déclare le directeur de l’entreprise que nous rencontrons à Shiraz. « En 2015, lorsqu’elles ont été partiellement levées, le secteur privé iranien s’est mis à bourgeonner, lui permettant de conquérir une certaine autonomie vis-à-vis du régime. Par la suite, le rétablissement de l’embargo a empêché cet écosystème de croître naturellement, et a resserré ses liens avec l’État. »

Dans la petite ville de Hamidiyeh au Khouzestan, le son de cloche n’est guère différent. À quelques centaines de kilomètres, c’est un tout autre univers dans lequel on vit : « il n’y a aucun avenir ici. Corruption, chômage, pollution de l’eau, pollution de l’air, chaleur étouffante toute l’année… Nous haïssons ce régime qui a tué nos rêves depuis de nombreuses années », déclare Jawad. Les habitants de cette région arabe, qui se plaignent fréquemment de discriminations et d’un sous-investissement anormal, expriment un rejet particulièrement fort de la République islamique. Mais le souvenir de la guerre avec l’Irak y est encore vif, tout comme le soutien occidental à Saddam Hussein, et l’identification à la cause palestinienne y demeure prégnant. « L’embargo a favorisé le développement d’une incroyable misère. Il rend la population encore plus dépendante de l’État, et des quelques miettes qu’il accepte de lui reverser. »

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser. Si elles échouent à satisfaire les objectifs des « néocons », elles enrichissent une quantité considérable d’acteurs. Les entreprises américaines de l’armement et les sociétés de sécurité privée sont les bénéficiaires les plus évidents de l’accroissement des tensions avec l’Iran. Le PDG du géant Lockheed Martin avait exprimé son opposition à l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) imposé par Barack Obama, au motif que son carnet de commandes s’en trouverait diminué.

Au-delà de cette nébuleuse militaro-industrielle, le secteur pétrolier connaît un boom toutes les fois qu’une nouvelle sanction est proclamée contre l’Iran. Il revient aux chercheurs Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler d’avoir mis en évidence une corrélation serrée entre accroissement des tensions entre les États-Unis et les pays pétroliers du Moyen-Orient d’une part, hausse des profits des géants américains de l’or noir de l’autre7.

Évolution du Return on Equity du secteur pétrolier américain vis-à-vis de celui de l’ensemble des 500 acteurs à la capitalisation en Bourse la plus importante. Les périodes d’accroissement sont étroitement corrélées à l’apparition de conflits aves les pays pétroliers du Moyen-Orient. Source : Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014.

Par-delà la rhétorique incendiaire des « faucons » de Washington, la véritable fonction des sanctions n’est-elle pas de pérenniser un état de tension permanent avec une poignée de pays, pour maintenir un système économique dont la fin de la Guerre froide aurait dû signer la péremption ?

Notes :

1 Comme pour l’Iran, les sanctions financières contre le Venezuela ont été intensifiées suite à l’élection de Donald Trump. Selon une étude du Center of Economic and Policy Research (CEPR) menée en 2019, elles auraient conduit au décès de 40,000 Vénézuéliens, notamment du fait des restrictions à l’importation de produits de première nécessité. Le gouvernement iranien était quant à lui préparé – et depuis 1979 – à un tel défi.

2 Ces chiffres sont régulièrement brandis par la propagande iranienne. L’ONG qui les a fournis, la Société iranienne de la thalassémie, a démarré un procès contre l’OFAC (l’organisme américain chargé de l’application des sanctions) auprès de la Cour du district fédéral d’Oregon. Bien que de source iranienne, ils sont corroborés par l’ONU qui relève « de nombreux décès supplémentaires » parmi les victimes de cette maladie depuis 2018 en raison des sanctions.

3 Sous pression du FMI et de la Banque mondiale, ils abandonnaient progressivement le modèle « d’industrialisation par substitution aux importations » qui avait marqué les décennies antérieures. À leur encontre, l’Iran choisit la voie protectionniste et un interventionnisme étatique marqué. Pour une analyse de cette expérience singulière, voir Andreas Malm et Shora Esmailian, Iran on the Brink. Rising Workers and Threats of War, Londres, Pluto Press, 2007.

4 Grégoire Mallard et Jin Sun, « Viral Governance: How Unilateral U.S. Sanctions Changed the Rules of Financial Capitalism », American Journal of Sociology 128, 1, 2022.

5 Mallard et Sun notent qu’elle conduit à une hausse des amendes contre les acteurs qui violeraient les sanctions, ainsi qu’à une américanisation des procédures judiciaires contre les entreprises. Loin de se prétendre « neutres », les autorités compétentes ont à charge d’amasser un flot de preuves contre les inculpés, leur laissant le choix de se défendre ou de plaider coupable et de négocier une diminution de leur peine. L’effet dissuasif est indéniable.

6 Chaque entreprise européenne possède une branche new-yorkaise, dont le compte bancaire est crédité en dollars, qui lui permet d’avoir accès à la monnaie américaine. Cette branche est soumise au droit américain et directement dépendante de la FED pour son refinancement, que L’OFAC se réserve le droit d’interdire. Voir l’article de Mallard et Sun pour plus de précisions.

7 Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014. Ils mettent en évidence un phénomène a priori contre-intuitif : l’accroissement des profits pétroliers lorsque les voies d’acheminement de l’or noir sont perturbées.

Accord sur le nucléaire iranien : le nouveau défi de Biden

Ebrahim Raïssi, chef d’État iranien © Babak Mossadegh

Le septième cycle de négociations relatives à l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien devrait prochainement être lancé, selon le ministre des Affaires étrangères de l’Iran. Malgré la récente élection d’un président hostile aux Occidentaux, le pouvoir iranien souhaite toujours la réintégration des États-Unis dans l’accord car celle-ci permettrait de mettre fin aux sanctions mises en place par l’administration Trump à partir de 2018. Si le président Joe Biden a montré des signes d’ouverture, il n’est pas certain qu’il persévère dans cette voie, tant son retrait d’Afghanistan lui a valu les foudres d’une bonne partie de l’État-major, du complexe militaro-industriel et des « faucons » du Pentagone. D’autre part, les Américains et les Européens n’ont pas toutes les cartes en main dans la mesure où Téhéran a déjà montré sa capacité à éviter l’isolement sur la scène internationale en renforçant ses liens avec plusieurs puissances émergentes.

Alors que les négociations relatives au potentiel retour des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien conclu à Vienne (Autriche) en juillet 2015 (Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA)) avaient été suspendues en juin dernier afin de laisser le temps au nouveau président de la République islamique d’Iran, Ebrahim Raïssi, de constituer une nouvelle équipe de négociateurs, le ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, a annoncé le 24 septembre que son pays allait « très bientôt » reprendre les discussions [1]. Quelques jours après son élection, le président Raïssi avait annoncé que Joe Biden se devait de mettre un terme à toutes les sanctions qui visent l’Iran depuis 2018 [2]. Or, il sait pertinemment que le meilleur moyen de concrétiser cette levée de sanctions est d’obtenir la réintégration des Américains dans le JCPoA. Le retour des Iraniens à la table des négociations n’a donc rien d’étonnant mais ne s’accompagnera vraisemblablement pas de concessions importantes. À vrai dire, les Occidentaux ne bénéficient pas d’une grande marge de manœuvre.

De la découverte du programme nucléaire iranien à la conclusion du JCPoA

Le 14 août 2002, le « Conseil national de la résistance iranienne » tient une conférence de presse à Washington D.C. S’il s’agit officiellement d’un groupe d’opposants démocrates au régime, cette organisation tient en réalité lieu de façade civile à l’organisation terroriste des « moudjahidines du peuple », honnis par la population iranienne pour les atrocités commises durant la guerre Iran-Irak des années 1980. Très liée à la CIA et au pouvoir saoudien, elle a droit de cité dans bon nombre de médias américains et européens. L’un de ses porte-paroles, Alireza Jafarzadeh, accuse alors Iran de développer clandestinement un programme nucléaire – potentiellement à visée militaire –, notamment sur des sites secrets situés dans les villes de Natanz et d’Arak [3].

Cet accord n’est pas un traité international. Le président Obama et ses conseillers ne souhaitaient pas conclure une convention de ce type car cela aurait impliqué un vote du Congrès dont la majorité des membres était déjà à l’époque clairement hostile à l’Iran.

Selon lui, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) [4], n’aurait pas connaissance de ce programme. Or, l’Iran ayant ratifié le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en 1970, elle est rapidement mise sous pression par les grandes puissances nucléaires occidentales et par l’Allemagne qui exigent une transparence maximale. Le 19 juin 2003, le Conseil des gouverneurs de l’AIEA demande à l’Iran de signer et d’appliquer le protocole additionnel au TNP [5], qui élargit les prérogatives de l’agence en matière de vérification des installations. À la suite des contrôles réalisés, l’agence onusienne déclare dans un premier temps qu’aucun matériel nucléaire n’a été détourné. Pourtant, dans un rapport publié en septembre 2005, elle note qu’elle ne peut affirmer avec certitude que l’Iran a déclaré tous ces sites d’activité nucléaire et souligne qu’il y a « une absence de confiance […] dans le fait que le programme nucléaire iranien est exclusivement à usage pacifique » [6].

Préoccupés par le contenu du rapport, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies font voter l’année suivante une résolution faisant office d’ultimatum. Le 31 juillet 2006, le plus puissant organe onusien exige par la résolution 1696 « que l’Iran suspende, sous vérification de l’AIEA, toutes ses activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche-développement ». Le 23 décembre, considérant que la situation reste inchangée, le Conseil adopte à l’unanimité la résolution 1737 qui interdit la fourniture à l’Iran de technologie et de matériel liés au nucléaire et impose le gel des avoirs des personnes et entreprises associées au programme d’enrichissement. De leur côté, les États-Unis et l’Union européenne imposent unilatéralement des sanctions afin de perturber l’économie iranienne et d’accroître la pression sur le régime, la principale étant l’interdiction d’importer du pétrole iranien (en 2009, l’Iran était le quatrième plus grand producteur de pétrole avec 5,3% de la production mondiale [7]). Malgré la pression de certains acteurs, aux États-Unis et en Israël, qui préconisent une intervention militaire préventive contre l’Iran, c’est la voie de la négociation qui est finalement choisie par l’administration Obama. L’élection d’Hassan Rohani à la présidence de la République islamique en 2013, plus accommodant que son prédécesseur Mahmoud Ahmadinejad, favorise la bonne tenue des discussions jusqu’à la conclusion du JCPoA le 14 juillet 2015.

Pour rappel cet accord n’est pas un traité international. Le président Obama et ses conseillers ne souhaitaient pas conclure une convention de ce type car cela aurait impliqué un vote du Congrès dont la majorité des membres était déjà à l’époque clairement hostile à l’Iran. C’est donc par une simple déclaration commune que les États négociateurs [8] ainsi que l’Union européenne (UE) se sont engagés à respecter le plan d’action rédigé dans la capitale autrichienne. Concrètement, les États qui ont négocié avec l’Iran ont cherché à faire en sorte que, dans le cas où il déciderait d’acquérir l’arme nucléaire, il aurait besoin d’au moins un an pour finaliser sa conception, leur donnant ainsi le temps de réagir. Parmi les obligations de l’Iran, figurent celle de ne pas enrichir d’uranium à plus de 3,67% (niveau suffisant pour continuer à produire du combustible pour les centrales nucléaires civiles mais pas pour fabriquer une bombe nucléaire) pendant quinze ans et celle de ne pas construire de nouvelles centrifugeuses IR-1 de première génération jusqu’en 2025 [9]. De plus, Téhéran accepte un plus large contrôle des installations existantes par les inspecteurs de l’AIEA. En échange de ces engagements, l’accord prévoit une levée des sanctions américaines et européennes. Un mécanisme dit de « snapback », c’est-à-dire de retour aux sanctions, peut être enclenché par le Conseil de Sécurité de l’ONU dans les dix ans qui suivent la signature de l’accord si l’un des signataires suspecte l’Iran de ne pas respecter ses engagements [10].

Le retrait des États-Unis du JCPoA décidé par Donald Trump et ses conséquences

Ouvertement insatisfait par l’accord conclu à Vienne, Donald Trump annonce le 8 mai 2018 le retrait des États-Unis du JCPoA en espérant pouvoir le renégocier et y inclure l’encadrement du programme balistique iranien ainsi que l’arrêt du soutien à Bachar el-Assad, au Hezbollah et aux milices chiites d’Irak, pour lesquels l’Iran continuait d’être visé par des sanctions américaines. Comme l’avait alors bien résumé François Nicoullaud, un ancien ambassadeur de la France à Téhéran décédé en mars dernier : « les sanctions américaines s’imposent à nouveau à l’Iran, mais aussi à tous ses partenaires commerciaux. Le JCPoA ne les avait pas abolies, en l’absence de vote du Congrès, mais avait du moins effacé leurs effets dits “secondaires”, qui obligeaient de fait à s’y soumettre toutes les entreprises ayant le moindre lien avec les États-Unis, notamment les entreprises européennes. Après une brève embellie, les voilà donc à nouveau contraintes de rompre avec l’Iran » [11]. Alors que l’économie se dégrade sous le double effet des sanctions et des politiques néolibérales prônées par le Fonds monétaire international (FMI) et appliquées par le gouvernement (priorité donnée à la stabilisation du taux de change et à la lutte contre l’inflation…), la population iranienne – notamment les classes populaires – souffre de plus en plus et se retourne en partie contre le président Rohani. Cette situation fait espérer à l’administration Trump un renversement du régime, mais ce dernier est plus solide qu’il n’y parait.

Il convient de préciser que le retrait américain n’est pas dû à une quelconque violation de l’accord par l’Iran. Donald Trump, contrairement à son prédécesseur, considère le régime iranien comme un ennemi de longue date qui ne peut qu’en rester un. Encore marqué par la prise d’otages de cinquante-deux Américains à l’ambassade des États-Unis à Téhéran en 1979 et des humiliations subies jusqu’à leur libération par voie diplomatique en janvier 1981, il rejette toute perspective d’amélioration durable des relations entre les deux pays. Comme beaucoup d’autres à la Maison Blanche et au Congrès, le président est fortement agacé par la tendance de la République islamique à nuire au soft power américain, mais également par sa capacité à résister en dépit d’un relatif isolement au Moyen-Orient. Tandis que l’Irak est en ruines, son voisin demeure en effet une puissance régionale.

En avril 2019, M. Trump décide de supprimer presque toutes les dérogations qui permettaient à certains pays de continuer à importer du pétrole iranien, ce qui contribue à faire diminuer la production de 31% entre 2018 et 2019

Il faut aussi mentionner, comme facteur explicatif de l’attitude américaine depuis l’élection de Donald Trump, le poids du complexe militaro-industriel dans le lobbying au Congrès. Si la grande majorité des entreprises américaines sont en effet en faveur de la levée des sanctions – désireuses d’investir le marché iranien -, les entreprises d’armement sont vent debout contre cette perspective. L’atmosphère de tensions avec l’Iran (entre autres « États voyous ») permet en effet de justifier les centaines de milliards de dollars qui sont alloués chaque année au budget du Département de la Défense américain, et qui bénéficient directement à ces entreprises. De même, la pression exercée par les représentants des intérêts saoudiens, émiratis et israéliens a pu jouer dans la décision du président américain.

En avril 2019, M. Trump décide de supprimer presque toutes les dérogations qui permettaient à certains pays de continuer à importer du pétrole iranien, ce qui contribue à faire diminuer la production de 31% entre 2018 et 2019 [12]. Agacée par cette offensive, Téhéran prévient les Européens qu’elle cessera progressivement de se soumettre aux obligations listées dans l’accord s’ils ne convainquent les Américains d’annuler les dernières sanctions annoncées, tout en précisant qu’elle recommencera à les respecter scrupuleusement en cas de retour à la normale. Ainsi, l’Iran recommence à enrichir de l’uranium au-delà des limites fixées et remet en marche un nombre de centrifugeuses supérieur à celui décidé en 2015. Elle continue néanmoins de se plier aux contrôles renforcés de l’AIEA sur ses activités nucléaires [13]. Mais les tensions entre les deux pays en Irak viennent bientôt anéantir les espoirs de désescalade. En décembre 2019, la mort d’un soldat américain attribuée à une milice proche de l’Iran provoque des représailles américaines sur des miliciens irakiens. Peu après, à Bagdad, des manifestants tentent de s’introduire dans l’ambassade des États-Unis. C’est dans ce contexte délétère que survient, le 3 janvier 2020, à la sortie de l’aéroport de la capitale irakienne, l’assassinat par un drone américain du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods, une unité d’élite du corps des Gardiens de la révolution islamique (Pasdaran). Sa mort provoque une vague d’indignation en Iran et incite le pouvoir à renoncer à certains de ses engagements.

L’année 2020 est particulièrement mouvementée en ce qui concerne le dossier nucléaire. Le 5 juin, l’AIEA révèle dans un rapport que l’Iran enrichit une quantité d’uranium près de huit fois supérieure à celle autorisée [14]. Un mois plus tard, une explosion touche un bâtiment destiné à l’assemblage et aux tests des centrifugeuses de nouvelle génération situé à Natanz, risquant alors de faire ralentir la production iranienne de ce type d’infrastructures. Alors que les « Guépards de la patrie », une organisation qui se déclare comme groupe de « dissidents au sein de l’appareil sécuritaire iranien » revendique l’attaque, l’Iran ne tarde pas à soupçonner Israël, dont les services secrets avaient, en collaboration avec la CIA, développé le virus informatique Stuxnet dans le but de perturber le fonctionnement des installations nucléaires présentes sur le même site [15]. La construction de nouvelles centrifugeuses est alors lancée en octobre [16]. Le 27 novembre, le physicien Mohsen Fakhrizadeh, l’un des responsables du programme nucléaire iranien, est assassiné à son tour, suite à quoi Mohammad Javad Zarif, alors ministre des Affaires étrangères de l’Iran, pointe « le rôle d’Israël », sans donner plus d’indications. Enfin, cinq jours plus tard, le Majlis (Parlement iranien) et le Conseil des gardiens de la Constitution adoptent une loi autorisant l’accélération de l’enrichissement d’uranium (jusqu’à 20% au lieu des 3,67 fixés par le JCPoA) sur le territoire après un délai de soixante jours si certaines sanctions américaines ne sont pas levées [17]. Alors que Joe Biden vient d’être élu président des États-Unis et s’apprête à entrer en fonction, l’année 2020 se termine donc par l’aggravation de la dissension entre l’Iran et la première puissance économique mondiale. Les Européens, eux, semblent désemparés et se contentent d’exprimer leur préoccupation.

L’Iran a toujours intérêt à voir les États-Unis réintégrer l’accord mais ne se montrera pas conciliante

L’élection présidentielle de juin 2021 se déroule en Iran dans un contexte particulier où l’inflation galopante, les 82 000 morts dues à la COVID-19 et l’exaspération croissante de la population contribuent à affaiblir davantage la légitimité du régime – sans toutefois menacer sa survie. Ainsi, le taux de participation ne s’élève qu’à 48,8% (pourcentage le plus faible depuis l’institution de la République islamique). C’est Ebrahim Raïssi, chef de l’Autorité judiciaire depuis 2019 et principal candidat issu du camp « principaliste » (ou conservateur), c’est-à-dire attaché au strict respect des principes idéologiques qui ont guidé la révolution islamique, qui est élu. L’un de ses premiers objectifs affichés est d’améliorer le niveau de vie des Iraniens qui souffrent toujours plus des conséquences des sanctions qui continuent d’être imposées à leur pays [18]. Or, M. Raïssi sait pertinemment que le meilleur moyen – si ce n’est l’unique – de mettre un terme à ces sanctions est la réintégration des États-Unis dans le JCPoA. Il est également conscient que le temps presse. Cet été, des manifestations massives ont eu lieu dans la province du Khouzestan (sud-ouest), où la sécheresse est venue s’ajouter à la mauvaise gestion du réseau de distribution d’eau [19]. Le sous-investissement dans les infrastructures étant une conséquence directe des sanctions, le nouveau président a tout intérêt à chercher un compromis, d’autant plus que le mouvement contestataire s’est étendu jusqu’à la capitale iranienne. Le 5 août 2021, devant le Majlis, il a donc logiquement annoncé sa préférence pour « toute solution diplomatique qui conduirait à la levée des sanctions sur l’Iran » [20].

Reste la question des relations qu’entretient l’Iran avec les puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et Israël. Le nouveau gouvernement iranien a manifesté sa volonté de normaliser ses relations avec Riyad, particulièrement tendues au cours des dernières années

Du côté occidental, les plus lucides n’ignorent pas qu’il est fort peu probable que l’Iran accepte de respecter de nouveau les engagements pris en 2015 si l’intégralité des sanctions mises en place par l’administration Trump à la suite de la dénonciation de l’accord de Vienne n’est pas annulée. Pourtant, les Américains tiennent à inclure de nouveaux éléments dans l’accord. Si la libération des quatre otages américains détenus en Iran peut être raisonnablement discutée [21], l’introduction de sujets tels que les missiles balistiques iraniens ou le soutien de la République islamique à des groupes armés actifs au Moyen-Orient – que Washington considérait encore le mois dernier comme une condition nécessaire pour reprendre le dialogue [22] – se heurte très clairement à l’hostilité de Téhéran. C’est d’ailleurs ce type de propositions qui avaient fait patiner le dernier cycle de négociations. Une autre difficulté tient au fait que le président Raïssi et le Guide suprême souhaitent conditionner le retour aux engagements de 2015 à la mise en place d’un processus de « vérification » de la levée des sanctions susceptible de durer au mieux quelques semaines, au pire plusieurs mois. Ceci représente une sérieuse complication dans la mesure où l’ancien président Rohani avait déclaré pouvoir se contenter de quelques jours seulement.

Téhéran renforce ses liens avec des puissances émergentes mais reste en froid avec Israël

S’il y a bien quelque chose dont les États-Unis et les États membres de l’UE ont conscience, c’est que Téhéran commence déjà à se tourner vers d’autres partenaires, comme en témoigne sa politique étrangère depuis l’été 2020. L’Iran avait alors signé un projet d’accord avec la Chine par lequel cette dernière assurait qu’elle était prête à investir sur vingt-cinq ans une somme proche de 400 milliards de dollars (339 milliards d’euros) dans des constructions d’usines et des infrastructures de transports. En échange de ces investissements massifs, Téhéran s’engageait à accorder à la deuxième puissance économique mondiale des prix préférentiels pour l’achat d’hydrocarbures [23]. Encore plus récemment, l’adhésion en juillet dernier de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) [24] – qui rassemble déjà la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Inde et le Pakistan – a mis en lumière la volonté à nouer des alliances avec des pays non occidentaux. Si l’arrivée de l’Iran devrait lui permettre d’apporter et de recevoir de nouveaux soutiens dans les domaines sécuritaire, commercial et culturel, elle acte surtout un rapprochement diplomatique avec Moscou et Pékin, dont les relations avec les puissances occidentales sont loin d’être au beau fixe. La nouvelle n’a pas dû passer inaperçue dans les chancelleries que ce soit à Washington, à Paris, à Berlin ou à Londres, et elle sera prise au mieux pour un avertissement, au pire pour une provocation. En tout cas, le camp conservateur iranien a réussi à prouver que Téhéran ne serait pas isolé sur la scène internationale, même en cas d’échec du prochain cycle de négociations autour de l’accord de 2015. La rencontre du vice-président de la République islamique et directeur de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran (OEAI), Mohammad Eslami, et du directeur général de la société ROSATOM – spécialisée dans le nucléaire et premier producteur d’électricité en Russie [25] –, ne fait que le confirmer.

Reste la question des relations qu’entretient l’Iran avec les puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et Israël. Le nouveau gouvernement iranien a manifesté sa volonté de normaliser ses relations avec Riyad, particulièrement tendues au cours des dernières années [26]. Une telle avancée diplomatique permettrait à la République islamique de se rapprocher d’un allié de poids des États-Unis au Moyen-Orient et ainsi de réduire les tensions régionales susceptibles de la fragiliser au moment même où la puissance américaine réduit son influence dans la région pour se concentrer sur son principal adversaire, à savoir la Chine. Toutefois, cette volonté d’ouverture n’est absolument pas valable pour Israël. Au-delà de l’explosion à Natanz et de l’assassinat de M. Fakhrizadeh qui, rappelons-le, sont attribués par Téhéran aux Israéliens, plusieurs navires iraniens transportant du pétrole et des armes ont été attaqués par l’armée israélienne en Méditerranée orientale et dans la mer Rouge depuis 2019, ce à quoi l’Iran a répondu par des attaques clandestines [27]. Les tensions sont encore montées d’un cran en juillet dernier quand l’Iran a attaqué à l’aide d’un drone aérien le pétrolier « Mercer Street » qui circulait en mer d’Oman [28].

Quant à la Chine, elle est à la fois considérée par les plus hautes institutions communautaires en matière de politique étrangère comme un « partenaire de coopération [et] de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique »

Au cours de son intervention lors de la soixante-seizième session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 27 septembre dernier, le Premier ministre israélien, Naftali Bennett, ne s’est pas contenté de mentionner cet incident mais a également accusé l’Iran de « semer la destruction » au Moyen-Orient depuis trois décennies, ajoutant que « [c]haque pays que touche l’Iran devient défaillant » [29]. Ces propos ne peuvent que dégrader davantage les relations, déjà exécrables, entre les deux États. À propos du programme nucléaire iranien, M. Bennett a considéré que « toutes les lignes rouges ont été dépassées » et a déclaré que « [la patience des Israéliens avait] des limites ». Son influence reste toutefois limitée, Israël ne faisant pas partie des signataires du JCPoA.

Une opportunité de relancer le multilatéralisme

La deuxième partie de la décennie 2010 a clairement été marquée par un reflux du multilatéralisme, comme en ont notamment témoigné le Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Bien que la récente arrivée au pouvoir de Joe Biden, qui souhaite ouvertement rompre avec l’unilatéralisme de son prédécesseur, ait été accueillie avec un grand soulagement par les dirigeants attachés à la défense d’intérêts communs dans un cadre élargi, elle ne garantit nullement le retour rapide à l’ordre précédent. D’autant plus que la Maison blanche mène toujours, en dépit de l’alternance de janvier dernier, une politique qui a pour effet d’intensifier la rivalité avec la puissance montante chinoise, et ce avec un large soutien du Congrès. Pendant ce temps, l’UE est plus divisée que jamais et se retrouve face à ses contradictions. Certains restent très attachés à l’OTAN et aux partenariats avec les Américains en matière de défense et de sécurité tandis que d’autres appellent au développement d’une véritable « autonomie stratégique européenne ». Quant à la Chine, elle est à la fois considérée par les plus hautes institutions communautaires en matière de politique étrangère comme un « partenaire de coopération [et] de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique » [30].

Dans ces conditions instables, tout comportement des Occidentaux qui pourrait être apparenté à du mépris ou à une tentative d’imposer un modèle se soldera de manière quasi certaine par une affaiblissement des liens avec les autres parties. Les dirigeants chinois ne l’ignorent pas et se sont hâtés de tendre la main à l’Iran au moment où cette dernière commençait à subir de plein fouet les effets des sanctions réintroduites par l’administration Trump après la dénonciation du JCPoA. Ce rapprochement irano-chinois conduira-t-il les États-Unis à adoucir leur approche à l’égard de l’Iran, désireux de maintenir des liens avec ce pays avant qu’il ne tombe dans le giron chinois ? Ou sera-t-il au contraire un prétexte pour intensifier l’antagonisme avec l’Iran ?

[1] “Iran will return to nuclear deal talks ‘very soon’, says foreign minister”, Middle East Eye, 24 septembre 2021.

[2] “Raisi says his election as president sends message to the world”, Tehran Times, 21 juin 2021.

[3] GERAMI Nima et GOLDSCHMIDT Pierre, “The International Atomic Energy Agency’s Decision to Find Iran in Non-Compliance, 2002-2006”, Center for the Study of Weapons of Mass Destruction, 1er décembre 2012.

[4] L’AIEA est l’organisme onusien chargé de mettre en œuvre des mesures techniques permettant, selon son site officiel, de « vérifier, de manière indépendante, que les installations nucléaires ne sont pas utilisées de manière abusive et que les matières nucléaires ne sont pas détournées des utilisations pacifiques ».

[5] « Bouclier nucléaire en péril », chronologie établie par Le Monde diplomatique, mai 2010.

[6] SAFDARI Cyrus, « Téhéran revendique le droit à l’énergie nucléaire civile », Le Monde diplomatique, novembre 2005.

[7] MARIAIS Béatrice, « Moyen-Orient et production de pétrole : les 20 premiers producteurs pour 2009 », Les clés du Moyen-Orient, 7 octobre 2010.

[8] L’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la France, l’Iran, le Royaume-Uni et la Russie.

[9] “The Joint Comprehensive Plan of Action” (JCPoA) at a Glance, Arms Control Association, mis à jour pour la dernière fois en juillet 2021.

[10] Résolution 2231 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7488è séance, le 20 juillet 2015. Disponible ici.

[11] NICOULLAUD François, « Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences »,in Le Moyen-Orient et le monde, BADIE Bertrand et VIDAL Dominique (dir.), 2020.

[12] CORDIEZ Maxence et LOUVET Benjamin, « Accords sur le nucléaire iranien : et pour quelques barils de plus… », Connaissance des énergies, 18 décembre 2020.

[13] NICOULLAUD François, art. cit.

[14] “Verification and monitoring in the Islamic Republic of Iran in light of United Nations Security Council resolution 2231 (2015)”, Conseil des gouverneurs de l’AIEA, 5 juin 2020. Disponible ici.

[15] AREFI Armin, « L’ombre d’Israël derrière l’explosion d’un site nucléaire en Iran », Le Point, 6 juillet 2020.

[16] GHAZI Siavosh « Nucléaire : l’Iran lance un nouveau projet de “centrifugeuses avancées” », RFI, 8 septembre 2020.

[17] MASTERSON Julia et DAVENPORT Kelsey, “Iran Passes Nuclear Law”, Arms Control Association, 10 décembre 2020.

[18] KRIER Dimitri, « L’élection d’Ebrahim Raïssi à la Présidence de la République islamique d’Iran », Les clés du Moyen-Orient, 28 juin 2021.

[19] Ozra, entretien avec Thierry Coville, « Les Iraniens sont littéralement assoiffés par le manque d’eau », Reporterre, 29 juillet 2021.

[20] MONTAZERI Ali, « Nucléaire iranien. Le jeu ambigu des conservateurs », Orient XXI, 23 septembre 2021.

[21] WOODSOME Kate, “Opinion : Biden’s thorny Iran challenge is reaching a tipping point”, The Washington Post, 20 juillet 2021.

[22] GAILLAUD Sylvain, « Washington-Téhéran : les pourparlers de Vienne sur le JCPoA peuvent-ils aboutir ? », Briefings de l’Ifri, IFRI, 6 septembre 2021

[23] AHMADI Shervin, « Accablé par les sanctions et le Covid-19, l’Iran se tourne vers la Chine », Orient XXI, 6 août 2020

[24] EVRENSEL Raşa, « L’Iran rejoint l’Organisation de coopération de Shanghai », Agence Anadolu, 17 juillet 2021.

[25] Site internet de ROSATOM, onglet “ABOUT US“.

[26] THERME Clément, « L’Iran repense sa politique étrangère », Orient XXI, 2 septembre 2021.

[27] KINGSLEY Patrick, BERGMAN Ronen, FASSIHI Farnaz et SCHMITT Eric, “Israel’s Shadow War With Iran Moves Out to Sea”, The New York Times, 26 mars 2021.

[28] “Iranian UAV Attack Against MOTOR TANKER MERCER STREET”, United States Central Command, 6 août 2021. Disponible ici.

[29] https://www.youtube.com/watch?v=JRlxdoI9-UU

[30] Commission européenne et la Haute représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité « Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil sur les relations UE-Chine – Une vision stratégique », 12 mars 2019.

Élections présidentielles iraniennes : la République islamique tangue mais ne coule pas

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’élection présidentielle iranienne intervient dans un pays gravement atteint sur le plan économique, social et humanitaire. Le retour des sanctions infligées par les États-Unis en mai 2018 a grandement participé de cette détérioration. Alors que la majeure partie de la population espère des candidats une sortie de l’ornière, ces derniers, en campagne, peinent à convaincre. Cependant, ni les relations à couteaux tirés avec les Américains, ni la situation interne tendue ne semblent menacer les cadres sur lesquels repose la République islamique d’Iran (RII).

Sur les 600 volontaires ayant tenté de se présenter aux élections, seuls sept ont été retenus par le Conseil des Gardiens, qui ont essentiellement avalisé des candidatures proches du pouvoir religieux. Ce choix a provoqué les critiques du conservateur modéré M. Larijani, dirigeant du parlement iranien. Si le pluralisme de cette élection est donc pour le moins limité, les marges de manoeuvres du vainqueur sera elle aussi sévèrement contrainte par le contexte international.

Le pays connaît une pénurie de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline.

Après le retrait unilatéral américain de l’accord de Vienne, dit « Joint Comprehensive Plan of Action » (JCPoA) décidé par l’administration Trump, le rétablissement d’une politique de pression maximale a achevé d’asphyxier l’Iran. Les sanctions, loin de ne s’appliquer qu’au domaine militaire et à quelques personnalités ciblées, s’étendent à l’ensemble de l’économie. L’inflation galopante, la dépréciation folle de la monnaie iranienne, ainsi que la diminution vertigineuse des échanges commerciaux avec le reste du monde, ont provoqué l’arrêt de nombreux secteurs d’activité et la chute de la consommation des catégories populaires. Le taux de pauvreté s’étend actuellement à près de la moitié de la population. La viande, le lait, les fruits ou le pain se raréfient dans les ménages. Les jeunes, souvent très diplômés – 800 000 nouveaux détenteurs d’une licence chaque année -, peinent à s’insérer sur un marché du travail atone. Selon les estimations les plus récentes de la Banque mondiale, un jeune sur quatre est au chômage. À cela s’ajoutent les pénuries de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline. La pandémie du SARS-CoV-2 est venue confirmer la déliquescence du système de santé iranien, puisque le pays a connu le plus important taux de décès liés au virus dans le Moyen-Orient.

Pour une analyse de l’impact des sanctions en Iran, lire sur LVSL notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »

L’économie iranienne a connu des mutations importantes. D’un encadrement étatique appuyé, on est passé à une économie d’arrangements entre particuliers, marquée par la suppression de nombreuses normes et l’explosion du marché noir. Ce processus de dérégulation ne détonne pourtant pas excessivement avec la trajectoire que suit l’Iran depuis une quarantaine d’années. À l’instar de nombreuses économies autrefois strictement contrôlées par l’appareil d’État, le régime a dû se soumettre, dans un contexte de crise de la dette, à des plans d’ajustement structurel. En Iran, des réformes libérales ont été entreprises par les gouvernements successifs, à partir du mandat de M. Rafsandjani (1989-1997), alors même que « la volonté de lutter contre les inégalités sociales a sans doute été l’un des éléments les plus fédérateurs du discours pré-révolutionnaire des opposants au régime du Shah » [1]. Cette période coïncide avec la mise en place des premiers embargos sur le pétrole et le commerce extérieur. Face aux contraintes internationales – dévaluation structurelle du rial, pénurie de devises -, les gouvernements ont opté pour des campagnes de privatisations. Ces dernières ont été relancées et accélérées pendant la présidence Ahmadinejad, entre 2005 et 2013. Un comble, pour celui qui avait justement su séduire par sa critique des plans d’ajustement structurels…

L’aggravation de la situation économique se traduit par une désillusion politique croissante. Ces derniers mois, le Guide a affiché à plusieurs reprises sa préoccupation vis-à-vis d’un taux de participation potentiellement dérisoire. Les Iraniens n’entendent plus se rendre aux urnes, qui plus est suite à ce processus de sélection qui a drastiquement limité les options politiques. Interrogé par Le Vent se Lève, Thierry Coville précise : « Politiquement, on entend de plus en plus de gens qui se questionnent quant à l’intérêt de voter et la différence entre le camp réformateur et conservateur ». Ce risque d’abstention n’a rien d’une nouveauté. Lors des élections présidentielles et législatives de juin 2017 et de février 2020, les Iraniens avait déjà préféré rester chez eux. L’une des raisons réside peut-être dans l’incapacité chronique des candidats à proposer des mesures qui mettent en cause les carcans néolibéraux, qui conduisent à la dégradation de vie des Iraniens depuis trois décennies.

La pierre angulaire du nucléaire

Les pourparlers sur le nucléaire, qui ont repris le 6 avril par l’entremise de l’E3 – la troïka européenne composée de la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni -, surplombent l’ensemble de ces tensions internes. Pour Thierry Coville, la chose est acquise : « Ce qui peut rétablir une stabilité macro-économique en Iran, c’est le retour des Etats-Unis dans l’accord ». Contrairement aux idées reçues, l’élection qui se profile aura sans doute une influence mineure sur les négociations. Quoi qu’il advienne, le Guide suprême demeure l’ultime digue qui se dresse face aux Américains et aux Européens. Il apparaît même que ce dernier ait adopté la stratégie de la patience ; si la levée des sanctions figure parmi les conditions iraniennes sine qua non à un éventuel compromis entre les différents partis de l’accord, le leader ne se presse pas pour y parvenir avant le verdict du 18 juin. Et ce, pour une raison simple : la crainte d’un nouveau – et énième – tollé intérieur une fois la reprise économique amorcée. Pour la plupart des analystes et certains officiels, la nomination d’un tenant de la ligne « dure » au poste de président ne devrait pas, en somme, mener le prochain gouvernement à l’abandon du dialogue.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées dans la région.

En Iran, deux tendances s’affrontent quand il s’agit de se positionner sur la politique étrangère. D’un côté, les éléments les plus radicaux du régime revendiquent la surenchère nucléaire en vue d’abolir l’intégralité des sanctions, qui s’élèvent au nombre de 1 500 après la rupture inaugurée en 2018. Une levée qu’il appartient, in fine, au gouvernement américain de décider. De l’autre, ledit camp « modéré » vante le rapprochement avec les Occidentaux, tout en maintenant une hostilité affichée vis-à-vis des autres puissances régionales, israélienne et saoudienne.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques et politiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées au Liban, au Yémen ou en Irak. Du reste, les affrontements à distance avec les États-Unis garantissent leur légitimité auprès de la population, qui se soumet à la militarisation accrue du pays.

Les bouleversements régionaux et globaux ont jeté de nouvelles bases dont l’accord en devenir ne pourra faire fi. La donne a effectivement changé quant à l’évolution des relations entre puissances. Les accords d’Abraham, signés en 2020, marquent le début d’un processus de normalisation des rapports d’Israël avec les États arabes voisins. Bien qu’il demeure à l’état embryonnaire, le rapprochement avec la monarchie saoudienne a envoyé un signal clair à l’Iran : les lignes bougent et l’isolent un peu plus. En parallèle, le cadrage géopolitique de la région, encore largement dicté par Washington, semble évoluer. La Russie de Vladimir Poutine n’hésite pas à prendre fait et cause pour Téhéran, au moment de condamner les agissements de la Maison Blanche. Ainsi en est-il allé de la proclamation unilatérale d’un renouvellement des sanctions onusiennes, en septembre 2020, et de l’assassinat par drone du commandement des forces Al-Qods, M. Soleimani, décisions vivement dénoncées par les autorités russes. La Chine, elle, ne cache pas ses ambitions économiques. Elle a notamment annoncé un « pacte de coopération stratégique de 25 ans » avec l’Iran, le 27 mars dernier. Pékin, qui « a toujours soutenu l’Iran, comportement lié à la rivalité avec les Etats-Unis », analyse Thierry Coville, est devenu, au cours de la dernière décennie, le premier partenaire commercial de la République islamique. Sa présence n’aura, cependant, « pas un énorme impact sur les négociations », nuance le chercheur.

L’administration Biden a quant à elle suspendu son jugement, dans l’attente du résultat des élections. M. Blinken, Secrétaire d’Etat depuis l’élection de Joe Biden, a cependant affirmé le 8 juin 2021 que les États-Unis maintiendront « des centaines de sanctions […], y compris des sanctions imposées par l’administration Trump », renvoyant sine die l’espoir d’une désescalade aboutie. Ces divers épisodes d’inimitiés ponctuées d’accalmies ne laissent pas présager un retour dans l’accord en des termes identiques à ceux initialement définis.

L’hypothèse d’une crise de régime

Par-delà cet entrelacs de factions et d’intérêts se dégage un régime tenace. Aujourd’hui, la contestation populaire, si elle n’a pas complètement disparu, n’est plus d’actualité. La dernière véritable secousse aux revendications politiques remonte à 2009. Le « Mouvement vert » et des millions d’électeurs s’étaient alors insurgés contre le verdict des urnes, donnant M. Aminedjhad vainqueur. Une décennie plus tard, de tels soubresauts ne sont plus concevables. La répression féroce des autorités iraniennes n’y est pas pour rien. Selon un décompte réalisé par Amnesty International, en décembre 2019, le nombre d’assassinats perpétrés par le régime s’établirait à 304.

Mais la répression n’est pas le seul facteur de cette singulière résilience, qui caractérise une théocratie dont on prêche si souvent la fin. « Ce qui est frappant avec l’Iran, c’est la résilience de la société, qui a passé une grande partie de son histoire récente en situation de crise », rappelle T. Coville. Le plus saisissant, à rebours des chiffres rapportés – réels -, c’est de constater une part de bonne santé économique en Iran. La République islamique a en effet pu continuer de compter sur quelques exportations. Entre combines pour contourner les sanctions américaines – en mélangeant son pétrole avec la production irakienne, par exemple – et hausse de la vente du brut à l’étranger, avec l’écoulement d’un million et demi de barils par jour selon TankerTrackers en janvier 2021, l’économie iranienne « ne va pas s’effondrer » dans l’immédiat.

Au-delà, l’imaginaire de la citadelle assiégée semble maintenir le régime à flot. Et les mollahs iraniens ne s’y trompent pas. Ils n’ont de cesse de tirer sur la fibre nationaliste en agitant l’épouvantail du « Grand Satan » – utilisé pour désigner l’Empire américain – à coup de slogans éloquents, tels que down with the US (« à bas les Etats-Unis ») et de mobilisations de masse, comme la célébration en grande pompe des 30 ans de la RII le premier février 2019.

Néanmoins, il ne fait aucun doute que le régime joue sa survie dans les années qui viennent. Pour ce faire, un arbitrage à visages multiples s’impose : économique, religieux et souverain, quand on pense au dossier du nucléaire. Surtout, la question de la succession de Ali Khamenei, souffrant selon certains, se pose déjà dans les rangs du pouvoir. Sachant que le Guide suprême est le véritable chef de l’État, tous les regards se tournent vers l’après. En 1989, au moment de la disparition de l’instigateur de la Révolution, l’ayatollah Khomeini, des chambardements constitutionnels et théologiques avaient eu lieu : à partir de cette date, entre autres, le Guide n’est plus obligatoirement un marja, c’est-à-dire une « source d’imitation » dans le chiisme duodécimain, mais peut être désigné parmi le clergé moyen. Feront-ils office de précédent ? Les Américains, en coulisse, en ont fait une priorité ; l’amer constat d’un régime qui refuse d’abdiquer et qui reste, aux yeux du monde extérieur, un objet mal identifié.

Notes :

[1] Vahabi, M., Coville, T. (2017). « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, 1 (229),  pp. 11-31.