La menace iranienne ? Au-delà du bruit médiatique

Menace iranienne - Le Vent Se Lève
Ebrahim Raïssi, président iranien, et Ali Khamenei, « guide suprême »

Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. Ainsi, les choses auraient peu changé depuis la Révolution iranienne de 1979. La République islamique, fanatiquement hostile à « l’Occident » et sur la voie du réarmement nucléaire, représenterait une menace vitale pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité des Européens. Une vision des choses qui jure avec l’opportunisme de la politique étrangère du pays, bien plus fluctuante que les dirigeants iraniens – et leurs adversaires les plus acharnés – ne veulent le reconnaître.

À vrai dire, la séquence a un goût de déjà vu. La réaction médiatique également.

Juin 2019, Iran : des « gardiens de la Révolution » abattaient un drone américain, non loin de la frontière. Après une surenchère verbale de part et d’autre, Donald Trump annulait l’envoi de bombardiers, dix minutes avant leur départ programmé selon ses dires. Bluff ? Revirement de dernière minute ? Les historiens auront peut-être un jour le fin mot de l’histoire.

Quelques mois plus tard, un drone américain abattait Qassem Soleimani en Irak, commandant en chef des « gardiens de la Révolution ». Après quelques semaines d’une rhétorique incendiaire, l’Iran se contentait d’une réplique mesurée contre des installations militaires américaines, toujours en Irak.

Pour les deux parties, ces escarmouches avaient leur utilité. Côté iranien, elles justifiaient le tour de vis supplémentaire imposé par le pouvoir, dans un contexte de mobilisations sociales intenses. Côté américain, elles justifiaient la doctrine de « pression maximale » de l’administration Trump contre les mollahs.

Si l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon un chroniqueur du Point.

Mais les deux parties n’avaient pas intérêt à aller plus loin. Un conflit ouvert aurait causé d’incommensurables dommages à l’Iran, et Donald Trump ne pouvait risquer de s’engager dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient après avoir fait campagne sur « la fin des guerres sans fin ». Les deux acteurs avaient porté des coups millimétrés, aptes à satisfaire les « faucons » de leur camp tout en évitant l’engrenage qui conduirait à l’escalade.

La République islamique, acteur plus opportuniste que doctrinaire, plus tacticien que fanatique ? Les récentes tirs sur Israël semblent avaliser cette grille de lecture. Spectaculaires par leur ampleur et le précédent qu’ils marquent – il s’agit de la première attaque directe contre l’État hébreu -, ils n’étaient pas de nature à infliger des dommages conséquents.

Ainsi que le rappelle Michel Duclos, conseiller pour l’Institut Montaigne : « c’est une frappe limitée, essentiellement symbolique, destinée à faire beaucoup de bruit mais pas trop de mal ». Le chercheur Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAN) va jusqu’à déclarer au Monde – dans un article au titre qui suggère pourtant l’inverse – : « les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».

Sur les chaînes d’information en continu et les plateaux télévisuels, ces analyses sont méthodiquement balayées. La République islamique y est décrite comme obnubilée par Israël et « l’Occident », incapable de la moindre once de pragmatisme et du moindre sens tactique.

Surenchère éditorialiste, escalade diplomatique

Considérer l’Iran comme un acteur qui met en regard moyens et fins, évalue les rapports de force et s’adapte à la conjoncture, comme n’importe quelle entité géopolitique ? C’est très explicitement ce que refuse Caroline Fourest sur le plateau de LCI. « On a beaucoup parlé de la rationalité de Monsieur Poutine, si on parle de celle des mollahs c’est encore plus inquiétant », y déclare-t-elle, généralisant au passage ce postulat d’irrationalité à l’ensemble des systèmes autoritaires.

Si donc l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point. On lui reconnaîtra au moins le mérite de la clarté. Tout comme à la présentatrice Laurence Ferrari qui, dans un édito halluciné sur CNews, s’en prend à « la litanie “il faut éviter l’escalade” » : face à un « État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires », les atermoiements pacifistes font le jeu, pêle-mêle, « du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme », au Moyen-Orient, en France et même « en Australie ».

Le reste de la discussion encadrée par Laurence Ferrari est à l’avenant, au point que le spectateur a l’étrange sensation de remonter le temps et d’être téléporté en 2003, dans une émission portant sur la guerre d’Irak. Ainsi, il n’est pas question de droit international : il s’agit de « défendre un modèle » dans une guerre « entre le camp du bien et le camp du mal », « entre deux visions de la société ». À mesure que les invités se répondent les uns aux autres en s’approuvant mutuellement, une question revient : « faut-il intervenir avant que l’Iran accède à l’arme nucléaire » ? Entre deux ricanements ironiques à l’adresse de « la désescalade », la « retenue » et la « communauté internationale », on rappelle qu’Israël « est à la pointe de l’Occident » et « qu’en se défendant, Israël défend l’Occident ».

Loin de ces pitreries médiatiques, les diplomaties occidentales sont plus mesurées. Si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont apporté un soutien militaire au « dôme de fer » israélien pour intercepter les missiles iraniens, ils ont tous, à leur manière, appelé à la désescalade. Benjamin Netanyahou aurait même temporairement renoncé à riposter contre l’Iran suite à un appel de Joe Biden.

Mais dans le même temps, des mesures coercitives sont annoncées contre l’Iran, par les mêmes chancelleries qui n’avaient pas eu un mot pour le bombardement de son consulat par l’armée israélienne en Syrie. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé que les sanctions financières contre l’Iran, déjà dévastatrices, seront intensifiées.

Du reste, un relâchement des tensions entre Benjamin Netanyahou et Joe Biden n’est pas à exclure. Sous pression du Parti républicain, qui lui reproche d’avoir permis à l’Iran de récupérer des fonds séquestrés sous l’administration Trump, le président démocrate pourrait durcir sa politique iranienne, ce qui l’alignerait mécaniquement sur les positions israéliennes les plus radicales.

Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Car à l’encontre du ton apocalyptique des chaînes de grande écoute, Israël sort gagnant de la séquence. Il a même remporté une « victoire » éclatante, ose un élu français – du reste peu suspect d’une hostilité prononcée à l’égard du gouvernement israélien – : « Israël a fait oublier l’inhumanité des représailles lancées contre Gaza, mobilisé à ses côtés les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne et obtenu le discret mais efficace soutien militaire de plusieurs des pays arabes. Parce que tous craignent les entreprises de déstabilisation des mollahs, Israël vient de reconstituer un front de proches et d’alliés qui pourtant désapprouvaient toujours plus les politiques de Benjamin Netanyahou ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement israélien s’est lancée depuis plusieurs mois dans une stratégie tous azimuts d’internationalisation du conflit, multipliant les frappes au Liban, en Syrie, et dernièrement sur le consulat iranien de Damas ?

Au-delà de la rhétorique

Loin du monolithe théocratique que présentent les chaînes d’informations, la République islamique d’Iran se caractérise par un pragmatisme certain. Officiellement, sa ligne diplomatique reste inchangée depuis la révolution de 1979 : négation de la légitimité d’Israël et appel à constituer un front uni en faveur de la Palestine. Dans les faits, elle a très largement été infléchie.

Les relations entre le Hamas et l’Iran se sont subitement détériorée depuis le soulèvement syrien de 2011 contre Bachar al-Assad : tandis que l’organisation palestinienne avait rallié les insurgés, Téhéran avait soutenu Damas par le truchement du Hezbollah. La volonté de maintenir en place le gouvernement syrien, proche allié de la République islamique, surdétermine la lecture iranienne des enjeux géopolitiques régionaux.

Aussi comprend-on pourquoi le Hezbollah, fortement lié à l’Iran, qui le pousse à la modération, est demeuré en retrait depuis le 7 octobre. Ainsi que l’écrit le chercheur Joseph Daher dans nos colonnes : « Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie prioritairement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël ». Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Une analyse de plus long terme aurait rappelé que les relations entre la République islamique d’une part, Israël et les Occidentaux de l’autre, n’ont pas toujours été antagoniques, loin s’en faut. Qu’au milieu des années 1980, Israël, obnubilé par Saddam Hussein, a fait pression sur les États-Unis pour que des armes soient fournies à Téhéran contre l’Irak, et a lui-même procédé à des livraisons à hauteur de centaines de millions de dollars. Qu’à plusieurs reprises la diplomatie iranienne a proposé « d’ouvrir des négociations avec les États-Unis sur tous les sujets – programme nucléaire, soutien au Hamas et au Hezbollah, reconnaissance d’Israël ». Que l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a bénéficié d’une enthousiaste coopération militaire iranienne – ouvrant ainsi la voie à l’influence iranienne dans la région.

Mais sans doute est-il plus confortable de colporter l’image d’un régime ataviquement motivé par une « revanche contre l’Occident »…

Avant les mollahs, quand l’Iran était au bord d’une révolution socialiste

Iran révolution

À lire la presse financière, l’Iran est un enfer pour investisseurs étrangers. Selon l’Economic Freedom Index, élaboré par le Wall Street Journal et la très libérale Heritage Foundation, il est le huitième pays le moins libre au monde. Jusqu’à récemment, le représentant américain pour l’Iran qualifiait ce pays de « théocratie marxiste ». Si ces affirmations correspondent bien peu à la réalité de l’économie iranienne – qui va de privatisations en libéralisations -, elles touchent juste sur un point : le régime actuel est issu d’une révolution qui compte parmi les plus radicales du Moyen-Orient. À la fin des années 1970, l’Iran semblait proche de basculer vers un modèle socialiste. Retour sur cet épisode oublié, mis en lumière par Iran on the Brink – Rising Workers and Threats of War, co-écrit par Shora Esmailian et Andreas Malm en 2007.

Avant ses analyses éco-marxistes, on doit à Andreas Malm un ouvrage éclairant sur la société iranienne, co-écrit avec Shora Esmailian, écrivaine et journaliste. Dix-sept ans plus tard, il n’a rien perdu de son actualité, et offre des clefs pour comprendre la réalité hybride vécue par les Iraniens. Et d’abord, l’onde de choc de la révolution de 1979.

Dictature de la classe « compradore »

Avec une approche d’économie politique, l’ouvrage analyse la nature de classe du régime de Mohammed Rêza « Shah » Pahlavi (1941-1979). Après une brève poussée démocratique, un coup d’État le rétablit dans ses prérogatives autocratiques en 1953. L’État iranien prend alors les traits d’une dictature patronale, obnubilé par la répression des grèves, des vestiges de syndicats et des membres du « Parti du peuple » (Toudeh, marxiste et inféodé à l’URSS), retranchés dans la clandestinité.

Un exode rural jette des millions d’Iraniens dans les banlieues des grandes villes. Ils viennent grossir les rangs d’un sous-prolétariat acculé à la misère la plus extrême, et d’un prolétariat privé de tout moyen d’expression, dont la journée de travail s’étend de dix à douze heures.

Sur le plan régional, l’Iran joue le rôle de « gendarme des États-Unis ». La « doctrine Nixon », qui impulse un désengagement militaire progressif du Moyen-Orient, implique de confier à des alliés le soin de défendre les intérêts américains. Au nombre de ces « États-clients », on trouve Israël, l’Arabie saoudite et surtout l’Iran. À l’acmé de ce processus, celui-ci consacre pas moins de dix milliards de dollars à son budget de Défense, essentiellement dédiés à l’achat de matériel produit à Washington. Et l’Iran surpasse alors tous les autres pays combinés du Moyen-Orient en matière d’assistance militaire américaine1.

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par les clercs.

Malm et Esmailian recourent à la distinction marxiste entre une classe dominante « nationale » (qui exploite les travailleurs dans son propre intérêt) et une classe dominante « compradore » (qui les exploite au profit de l’accumulation d’une bourgeoisie étrangère). La bourgeoisie iranienne possède tous les aspects d’une classe « compradore », qui affiche avec ostentation son amour de la modernité libérale. Les mollahs, qui deviennent la principale opposition tolérée du régime, ne manqueront pas de l’exploiter…

1979 : la plus grande révolution de travailleurs du Moyen-Orient ?

À tous égards, la révolution de 1979 fait figure d’énigme. À son pic, dix millions d’Iraniens ont participé à des grèves ou des protestations contre le « Shah » – un chiffre d’autant plus remarquable que les syndicats étaient interdits par la loi, au même titre que tout mouvement socialiste ou communiste qui aurait pu contribuer à organiser les travailleurs. Aujourd’hui encore, on tend à en sous-estimer l’ampleur de cet événement – lorsqu’il n’est pas réduite à un soulèvement religieux téléguidé par l’Ayatollah Khomeini.

Malm et Esmailian en rappellent la nature : il s’agit probablement du soulèvement de travailleurs le plus massif de l’histoire du Moyen-Orient. Et lorsque le « Shah » est renversé, l’Iran semble sur le point de basculer vers un système socialiste. Tandis que les fortunes liées au régime s’exilent en Occident, les travailleurs prennent leur outil de production en main. L’ampleur de cette expérience auto-gestionnaire permet d’expliquer pourquoi, un temps, les États-Unis ont pu considérer les clercs iraniens et l’Ayatollah Khomeini lui-même comme des facteurs de stabilisation du pays2.

Mais dans un premier temps, le gouvernement dirigé par Khomeini doit prendre en compte les revendications exprimées par les travailleurs. Il ne peut qu’avaliser l’expropriation des cinquante familles les plus riches du pays. Et la mise sous tutelle de l’État de 80% des grosses unités de production (toute entreprise dont la taille dépasse celle d’un « bazar »).

La radicalité de cette révolution permet de comprendre la success story iranienne en matière d’industrialisation. Alors que le monde entier s’ouvre au libre-échange et les privatisations, l’Iran, à contre-courant, réactive les politiques « d’industrialisation par substitution aux importations », dominantes quelques décennies plus tôt. Elles consistent à mêler une forme de protectionnisme avec des investissements étatiques massifs, destinés à subventionner les secteurs mis à l’abri de la production étrangère. Avec des résultats impressionnants, donc Malm et Esmailian fournissent des détails chiffrés.

Aussi comprend-on la ferveur suscitée par la jeune République islamique auprès d’une partie de la population iranienne, qui a vu son niveau de vie s’accroître dans des proportions considérables, et a retrouvé sa fierté nationale. On comprend également pourquoi elle s’est autant mobilisée face à l’agression irakienne menée par Saddam Hussein, soutenu par les États-Unis…

Longue agonie thermidorienne

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. L’Iran lui doit encore quelques vestiges d’un modèle social un peu moins écorné par le néolibéralisme, et une base industrielle qui n’a pas à rougir face à celle de ses voisins. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par le nouveau pouvoir.

Malm et Esmailian détaillent ce long moment thermidorien. Les « conseils » de salariés, mis en place sous la révolution pour exercer une gestion démocratique des outils de production, deviennent des outils de supervision aux ordres du régime. La militarisation du pays durant la guerre avec l’Irak sert de prétexte pour réaffirmer l’autorité patronale.

Par la suite, l’ouverture – contrôlée – du régime aux capitaux étrangers, dans les années 1990, ne fait qu’accroître cette tendance. Si elle permet à l’économie iranienne de capter des technologies étrangères, et de poursuivre son entreprise d’industrialisation et de modernisation, elle enterre davantage encore les promesses de la révolution de 1979.

Tout au long du livre de Malm et d’Esmailian, affleurent deux idées aussi stimulantes que contestables. La première met en exergue les ressources pétrolières majeures de l’Iran, et la crainte du « pic pétrolier » qui agite les États-Unis. Sur cette base, Malm et Esmailian envisagent la possibilité d’un rapprochement à l’amiable des classes dominantes iranienne et américaine – celle-ci aurait intérêt à s’approprier la manne iranienne pour donner un sang neuf au capitalisme occidental. Près de deux décennies ont infirmé cette perspective. Le pic pétrolier préoccupe-t-il moins les élites américaines que ce qu’affirment Malm et Esmailian ? D’autres causes plus prégnant expliquent-elles le maintien des tensions avec l’Iran (notamment le lobbying des acteurs de l’industrie de Défense américaine) ?

La seconde concerne l’islamisme. Les auteurs appellent, avec raison, à ne pas réduire la dimension religieuse de la Révolution à une forme d’obscurantisme (posture qui empêche de comprendre pourquoi des millions d’Iraniens ont pu adhérer à un projet théologico-politique). Ils mettent en exergue sa dimension sociale et politique : le chiisme incarné par l’Ayatollah Khomeini portait – rhétoriquement du moins – la promesse d’un monde plus juste. On peut approuver ce constat, et en même temps regretter qu’une analyse plus approfondie du rôle de la religion dans le processus révolutionnaire n’ait pas été effectuée. Si la vision du monde théocratique des mollahs a pu incorporer des demandes de justice sociale venant du bas, n’était-elle pas intrinsèquement réactionnaire ? Et l’immense popularité de l’Ayatollah Khomeini – principale figure d’opposition au « Shah » – parmi les acteurs de la révolution, ne présageait-elle pas, depuis le début, de l’échec de celle-ci ?

Notes :

1 On se reportera utilement à l’ouvrage récent de Yann Richard Le Grand Satan, le Shah et l’Imam (French Edition, 2022), qui égrène les archives iraniennes et américaines et revient en détails sur les relations diplomatiques secrètes de ces deux pays sous le « Shah ».

2 Autre élément mis en exergue par Yann Richard. Il rappelle que lors d’un entretien informel, Mahdi Bazargan, premier ministre de l’Ayatollah Khomeini, avait assuré que l’islamisme de la révolution n’était « pas anti-occidental ». Et que la CIA prévoyait un scénario (think the unthinkable) dans lequel les États-Unis s’accommoderaient de la sur la jeune République islamique du fait de son anti-communisme.

Frappes américaines sur le Yémen : vers une nouvelle guerre au Moyen-Orient ?

Opération militaire occidentale à proximité du Yémen. © Crown Copyright 2011, NZ Defence Force

À défaut de faire pression sur Israël pour interrompre le carnage mené à Gaza, Joe Biden a préféré ouvrir un nouveau front au Yémen et bombarder les Houthis, qui prennent pour cible les navires de commerce d’Israël et de ses alliés dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Une escalade peu susceptible de mettre fin aux attaques en mer Rouge et qui pourrait saboter le processus de paix engagé pour résoudre la guerre civile qui ravage le Yémen depuis presque dix ans. Par Helen Lackner, autrice de l’ouvrage Yemen in Crisis: autocracy, neo-liberalism and the disintegration of a state, traduction par Camil Mokadem [1].

Le 11 janvier, après plusieurs semaines de procrastination, les forces américaines et britanniques ont déclenché pas moins de 60 frappes aériennes visant des positions du mouvement Ansar Allah (ou Houthi), au Yémen. Cette opération, ainsi que les suivantes menées par les États-Unis, a pour objectif officiel de protéger le trafic maritime contre les attaques des rebelles Houthis en mer Rouge. Cette escalade militaire amorce une nouvelle étape dans la crise actuelle au Moyen-Orient, dont le cœur demeure l’offensive israélienne potentiellement génocidaire menée sur la population de Gaza. 

D’abord annoncés comme des mesures « exceptionnelles », les bombardements se sont répétés presque quotidiennement et sont amenés à se poursuivre. Les gouvernements américain et britannique ont annoncé que cette campagne visait à assurer le respect de la liberté de navigation, principe reconnu à l’international. La menace houthie est également brandie devant l’opinion publique européenne comme un facteur potentiel d’inflation. Le mouvement séparatiste est en effet tenu responsable des retards de livraison de marchandises, provoqués par les détours que les navires prennent désormais pour éviter la mer Rouge. 

Les États-Unis ont d’autre part déclaré que ces frappes n’entrent pas dans le cadre de l’opération Gardien de la prospérité, annoncée mi-décembre, qui brille par son insignifiance. Aucun pays frontalier de la mer Rouge n’a en effet rejoint la force opérationnelle américaine, pas même l’Égypte, pourtant durement touchée par les pertes de revenus liés aux droits de passage par le canal de Suez. La majorité des principales compagnies maritimes contournent désormais l’Afrique, ce qui augmente les coûts et les délais.

Que veulent les Houthis ?

Les États-Unis et le Royaume-Uni refusent de reconnaître officiellement les revendications des Houthis. Ces derniers ont pourtant clairement affirmé agir en soutien des Palestiniens à Gaza et ont déclaré que leurs actions prendraient fin dès qu’Israël cessera ses opérations militaires dans l’enclave et lèvera le blocus des biens essentiels. Ansar Allah a également déclaré ne cibler que les navires ayant des liens avec Israël, bien qu’au lendemain des représailles récentes, le mouvement vise désormais les transporteurs américains et britanniques. Les Houthis ne souhaitent toutefois pas imposer un blocage généralisé en mer Rouge.

Les médias occidentaux présentent volontiers les Houthis comme des marionnettes iraniennes aux mains de Téhéran.

Ces derniers sont régulièrement présentés dans les médias occidentaux comme de vulgaires marionnettes de Téhéran, au même titre que d’autres mouvements locaux. « Soutenus par l’Iran » est la désignation standard accolée à toute mention des rebelles Houthis, une formulation éculée, à double fonction.

D’abord, cette désignation donne du grain à moudre aux « faucons » de Washington, qui souhaitent étendre le conflit pour mener une guerre à grande échelle à l’Iran, un scénario qui aurait des conséquences épouvantables dans la région. Ce projet s’accorde toutefois avec les objectifs des franges les plus radicales du gouvernement israélien d’extrême droite, lesquelles s’activent à faire entrer les États-Unis dans un conflit ouvert. L’avènement d’une guerre serait particulièrement inquiétant pour la sécurité des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Oman, Bahreïn, Koweït, Émirats arabes unis, Qatar), situés entre Israël et l’Iran géographiquement (et dans une moindre mesure, politiquement).

Désigner Ansar Allah comme un mouvement fantoche aux mains de Téhéran sert également à dénigrer les motivations et le positionnement des Houthis. Répété quotidiennement, leur slogan révèle une idéologie explicite : « Dieu est le plus grand ! Mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction aux juifs et victoire à l’islam ! »

En réaction aux massacres commis à Gaza, les rebelles yéménites ont d’abord déclenché des tirs de missiles et de drones en direction du sud d’Israël, des frappes interceptées avant qu’elles n’aient pu toucher leur cible. À l’inverse, leurs opérations en mer Rouge ont eu un impact bien réel, le port d’Eilat (unique porte d’entrée israélienne dans la mer Rouge) a vu son activité chuter de 85 %, et l’état hébreu a subi des pertes de 3 milliards de dollars fin décembre 2023.

Ces interventions en pleine mer ont fait passer les Houthis de l’ombre à la lumière, le mouvement est désormais célébré par des milliers de personnes qui l’ignoraient encore quelques mois auparavant. La perception est toute autre aux États-Unis et au Royaume-Uni, tous deux déterminés à soutenir de manière inconditionnelle l’assaut mené sur Gaza, où le bilan s’élève à plus de 25 000 morts palestiniens.  

Contrairement à la plupart des pays arabes, les Houthis se sont mobilisés pour aider les Palestiniens et jouissent ainsi d’un soutien inédit au sein de la population yéménite, très largement propalestinienne. D’immenses foules se sont en effet rassemblées chaque semaine dans la capitale, Sanaa, et dans d’autres villes du pays pour manifester leur soutien à la Palestine.

Les opérations en mer Rouge aident également Ansar Allah à recruter parmi la jeunesse. La vigueur des Houthis tranche avec l’inertie du gouvernement yéménite internationalement reconnu et ses factions, qui soutiennent timidement la cause palestinienne. Une inertie qui, en comparaison, accroît la popularité d’Ansar Allah.

Quelles conséquences sur le Yémen ?

Les frappes de la coalition anglo-américaine et la désignation par Washington des Houthis comme organisation considérée comme terroriste, annoncée le 17 janvier dernier, auront de lourdes conséquences sur le Yémen. Bien qu’ils renforceront sans doute l’image populaire d’Ansar Allah à l’échelle locale et internationale, ces événements risquent d’aggraver la crise humanitaire dans le pays, même si les communiqués américains jurent du contraire.

En dépit des affirmations américaines, désigner les Houthis comme un mouvement terroriste risque d’aggraver la crise humanitaire au Yémen.

Ces opérations militaires aériennes ont un impact catastrophique sur les populations civiles. Les risques sont notamment élevés chez les plus précaires, souffrant déjà de l’accès limité aux ressources alimentaires et qui pourraient à présent subir la restriction des envois de fonds vers le Yémen, une manne financière absolument vitale pour des milliers de foyers.  

Par ailleurs, ces frappes remettent en cause le timide processus de paix au Yémen, débuté en avril 2022. Une trêve de six mois avait alors été initiée sous l’égide de l’ONU entre les Houthis et leurs adversaires du Conseil de direction présidentiel. Celui-ci se compose de 8 membres représentant différentes régions et factions du pays, ainsi que les intérêts rivaux de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, qui ont eux-mêmes créé cette instance. Vu sa composition, rien d’étonnant à voir ce groupe rongé par des dissensions internes et des rivalités entre puissances tutélaires extérieures. Ces divisions ont pris le pas sur la lutte contre les Houthis.

À l’inverse, ces derniers présentent un front uni. Du fait de leur organisation structurelle, leur gouvernement central a su limiter les désaccords internes, et depuis 2015, Ansar Allah contrôle à peu près les deux tiers de la population yéménite et un tiers du territoire national.

Depuis 2015, Ansar Allah exerce son pouvoir sur environ deux tiers de la population et un tiers du territoire du Yémen.

Le système de gouvernement des Houthis est extrêmement autoritaire et répressif, et le respect des droits humains, à commencer par la liberté d’expression et les droits des femmes, n’est pas un principe fondateur pour le mouvement. D’un point de vue financier, Ansar Allah dépend largement d’une forte taxation de tout ce qui transite dans sa zone de contrôle. Les revenus portuaires et douaniers des ports d’Al Hodeïda ont augmenté au cours de l’année dernière, grâce à la levée partielle du blocus maritime, ce qui leur a permis de détourner les navires du port d’Aden.

Pour les civils, l’effondrement de l’économie et l’apport famélique d’aide humanitaire n’ont fait qu’aggraver davantage les niveaux de pauvreté à travers le pays, alors que le Yémen était déjà l’état le plus pauvre de la région. Au cours d’une guerre civile longue de presque dix ans, le mouvement Houthi a quant à lui gagné en vigueur et renforcé ses capacités sur le plan militaire, et s’il n’avait pas essuyé les assauts aériens de la coalition menée par l’Arabie Saoudite, il aurait sûrement élargi son emprise territoriale, notamment dans la région de Marib, zone clé de production de pétrole et de gaz.

De fragiles négociations de paix

Pour compléter cet épineux tableau, il faut mentionner les négociations directes amorcées fin 2022 entre l’Arabie Saoudite et le mouvement Houthi, des tractations qui représentent le principal espoir de mettre fin à la guerre au Yémen.

Depuis la fin de l’année 2022, des négociations ont été engagées entre l’Arabie Saoudite et les Houthis.

Le prince héritier et principal dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane a depuis longtemps abandonné l’espoir d’une victoire rapide contre les Houthis, et cherche depuis quelques années à sortir son pays de l’impasse yéménite. Pour sa part, Ansar Allah désigne clairement l’Arabie Saoudite comme son adversaire et perçoit le Conseil de direction présidentiel (Internationaly recognized government, ou IRG) comme un vulgaire prolongement du royaume. Les négociations directes sont donc un élément crucial pour mettre un terme à l’engagement saoudien.

Tout au long de l’année 2023, un accord semblait sur le point de se dessiner. Ce dernier devait proposer de multiples solutions, notamment le versement par l’Arabie Saoudite du salaire des fonctionnaires pendant un an, la fin du blocage des ports, et l’élargissement des destinations depuis l’aéroport de Sanaa. En tout premier lieu, cet accord devait inclure un cessez-le-feu permanent et la sécurisation des frontières.

Le statut officiel de l’Arabie Saoudite dans ces négociations demeure toutefois un point de désaccord majeur. Les Houthis insistent sur le fait que Riyad signe en tant que « participant », terme qui exposerait les autorités saoudiennes à des accusations de crimes de guerre, et placerait le royaume face à ses responsabilités pour leurs actions militaires passées. Les Saoudiens souhaitaient donc signer l’accord en tant que « médiateurs » pour éviter ce risque afin de ne pas écorner leur image. En décembre dernier, ce point d’achoppement semblait pouvoir être levé, les houthis ayant modéré leurs exigences et étant prêts à mentionner l’Arabie Saoudite comme médiatrice.

Ces efforts n’ont toutefois débouché que sur une déclaration de l’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, pourtant externe aux négociations entre les Houthis et l’Arabie Saoudite. Ce dernier a annoncé la préparation d’une feuille de route pour des négociations internes entre les parties yéménites, censées déboucher sur un accord de paix qui mettrait fin à la guerre civile.

Les Saoudiens se sont contentés de notifier le Conseil de direction présidentiel du contenu de l’accord, ce qui démontre à quel point il ne s’agit que du relai de pouvoir de puissances étrangères. À l’instar de l’envoyé spécial de l’ONU, ils n’ont pas été consultés et n’ont jamais eu l’occasion de donner leur avis. Si cet accord avait abouti, les pays membres du Conseil de coopération du Golfe auraient été formellement libérés de leur implication dans la guerre civile au Yémen. Il y a toutefois fort à parier que le Conseil aurait continué à soutenir les factions qui dépendent de lui financièrement et politiquement.

Un nouveau bourbier ?

Cet accord n’aurait certes pas mis fin à la guerre civile au Yémen, mais il aurait constitué une avancée notable vers une solution. Les négociations visant à établir un état démocratique auraient été extrêmement difficiles si les Houthis avaient eu l’ascendant dans le rapport de force. Au sein du gouvernement internationalement reconnu, on retrouve des éléments politiques comme le Conseil de transition du Sud, et les forces de la Résistance Nationale de Tarek Saleh, deux organisations tout aussi brutales et répressives qu’Ansar Allah, d’autres mouvements comme Al-Islah défendent, eux, une idéologie islamiste rivale.

S’opposer au soutien populaire pro-palestinien est un jeu dangereux pour n’importe quel gouvernement au Moyen-Orient.

L’engagement des Houthis dans le contexte de la guerre à Gaza a constitué un défi complexe pour le processus de négociations. L’Arabie Saoudite et les États-Unis espéraient voir l’accord se concrétiser avant que la situation n’atteigne un point critique. C’est ce qui explique le silence de Riyad par rapport aux interventions des Houthis en mer Rouge. En outre, pour n’importe quel état du Moyen-Orient, s’opposer au soutien populaire en faveur de la Palestine est un jeu dangereux étant donné le possible génocide en cours, surtout quand on connait l’inaction du royaume des Saoud à ce sujet. En réponse aux frappes américaines sur le Yémen, Riyad s’est donc contenté d’appeler à la « retenue et à empêcher toute recrudescence ».

Du côté des États-Unis, mettre fin à la guerre au Yémen était l’un des objectifs affichés de l’administration Biden au début de son mandat. En désignant les Houthis comme terroristes et en les attaquant, le Président américain a probablement enterré cette promesse.

Si la perspective de la paix d’une paix entre les Houthis et le camp saoudien s’éloigne, l’intervention américaine et britannique n’est pas pour déplaire à d’autres factions du Conseil de direction présidentiel. Le Conseil de transition du Sud (STC), dirigé par Aïdarous al-Zoubaïdi et défendant une sécession du Sud-Yémen, a ainsi appelé ouvertement à cette implication militaire occidentale. Marionnette du gouvernement des Emirats Arabes Unis, cette faction espère que la désignation des Houthis comme terroristes aidera à mieux criminaliser leurs adversaires sur la scène internationale et que les frappes militaires affaibliront Ansar Allah. Quoi qu’il en soit, les soutiens de cette nouvelle escalade guerrière n’ont visiblement retenu aucune leçon des multiples conflits dans la région, qui n’aboutissent toujours qu’au désastre.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, paru sous le titre de « Joe Biden’s Air Strikes on Yemen Are Reckless and Wrong ».

Une fournaise sous embargo financier : la tenaille qui s’est refermée sur l’Iran

Peinture murale sur l’ex-ambassade américaine à Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL

Pénuries médicales, explosion des prix alimentaires, dépréciation abyssale du rial… Depuis 2018, les sanctions qui frappent la République islamique d’Iran produisent des effets dévastateurs. Malgré les promesses de campagne, l’élection de Joe Biden n’a pas conduit à un assouplissement significatif de l’embargo financier. Le récent embrasement du Moyen-Orient pourrait au contraire signer son rétablissement intégral. Par-delà les dommages immédiats qu’elles causent au tissu social iranien, les sanctions économiques ont d’autres conséquences plus redoutables, de long terme : elles enferment le pays dans un modèle de surexploitation des matières premières, dont la pénurie commence à poindre. Alors qu’à Téhéran on souffre de la vie chère, dans la fournaise du Khouzestan c’est la disparition de l’eau que l’on redoute. Et tandis que dans tout l’Iran les effets du stress hydrique s’intensifient, à Washington une série d’acteurs profite directement de ce statu quo. Reportage.

Nulles files d’attente soviétiques devant les pharmacies de Téhéran, et pourtant la pénurie fait rage. Aucune irrégularité dans les étagères de médicaments, pleines à craquer, et pourtant certains produits de première nécessité manquent.

« Je suis désolé, nous n’avons plus de colistine ». Au centre de la capitale, nouveau client, nouveau refus. « Ce n’est pas le premier aujourd’hui », commente Ali, pharmacien de nuit fraîchement diplômé de l’Université de Téhéran. Cet antibiotique, comme tant d’autres, se fait rare depuis le rétablissement des sanctions contre l’Iran en 2018.

Le Département d’État américain prévoit bien une série d’exemptions pour raisons humanitaires. À leur mention, les pharmaciens se récrient : « aujourd’hui, 90 % des médicaments sont produits en Iran », là où le pays en importait l’essentiel par le passé. Cas emblématique d’over-compliance : les acteurs pharmaceutiques occidentaux peuvent théoriquement échanger avec l’Iran en toute légalité ; mais ils évitent de le faire, craignant d’envoyer un signal négatif aux marchés financiers.

© Vincent Ortiz pour LVSL

Sur les étagères, on trouve quelques rares produits étrangers, notamment européens, obtenus avec des méthodes opaques. Ali esquisse un sourire : « puisque les entreprises occidentales ne peuvent être créditées par un compte en banque iranien, on recourt à du cash. Un collègue de mon supérieur hiérarchique, au ministère de la Santé, a pour mission de se rendre à l’étranger avec de grosses sommes d’argent liquide pour rapporter des médicaments. »

Quand le vaccin contre le papillomavirus disparaît

L’Iran compte sur l’Inde – « à laquelle il est facile d’accéder » – pour se fournir en molécules chimiques, qui échappent plus facilement aux sanctions que les produits finis. Au prix d’un parcours du combattant, elles sont finalement assemblées. L’industrie pharmaceutique iranienne tente ainsi de reconstituer les biens finis qu’elle n’importe plus qu’au compte-goutte. Parfois avec des molécules de substitution, et non sans gaucheries : si leur qualité est jugée satisfaisante, la nationalité erratique des médicaments complique les prescriptions et génère des confusions dans la posologie.

En 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials. Aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert.

Le gouvernement parvient-il ainsi à limiter la brutalité des sanctions ? Celles-ci affectent le système pharmaceutique de manière inégale. Pour les médicaments ordinaires, qu’il n’a pas été difficile de produire localement, l’effondrement a été évité – et l’on n’observe pas un désastre humanitaire similaire à celui du Venezuela1. Pour les autres, le tableau est moins reluisant. Ali détaille ainsi les différentes classes de produits qui connaissent un état de pénurie aiguë : « les antibiotiques pour maladies rares, les médicaments anti-cancer, les vaccins contre certaines infections sexuellement transmissibles ». Parmi celles-ci, il mentionne notamment « le papillomavirus, dont la prévalence s’accroît de manière alarmante. Il faut sept molécules pour produire un vaccin ; nous n’en avons que deux. »

S’il est difficile d’évaluer l’impact global des sanctions dans le domaine sanitaire, plusieurs études établissent une corrélation entre leur intensification et la décélération (voire la stagnation) de l’espérance de vie en bonne santé des Iraniens malades. De même, les maladies anormalement létales en Iran selon les chiffres de l’OMS – notamment cardiovasculaires – sont précisément celles dont la guérison nécessite des médicaments qui manquent en raison de l’embargo financier. Un article de Global Health datant de 2016 – avant la nouvelle salve de sanctions de Donald Trump -, estime « qu’en raison des obstacles à l’importation de médicaments vitaux […] six millions d’Iraniens n’ont pas accès à un traitement essentiel de maladies contagieuses et non contagieuses largement répandues ».

Selon une ONG iranienne, l’embargo financier est à l’origine du décès de 650 personnes atteintes de thalassémie depuis 2018, tandis que 10,000 doivent vivre avec « de sérieuses complications », sur les 23,000 affectées2. Cette maladie héréditaire provoque une pénurie d’hémoglobine et génère une anémie qui ne peut être conjurée que par une consommation régulière de produits pharmaceutiques – ceux-là mêmes qui, depuis six ans, n’ont plus droit de cité en Iran.

Au-delà des privations directes qu’elles engendrent dans divers secteurs, les sanctions grèvent les performances macro-économiques du pays. Si en 2016 on échangeait un dollar contre 43,000 rials, aujourd’hui c’est contre plus de 430,000 rials que l’on vend un billet vert – une dépréciation qui ne fait que restreindre les possibilités d’importation. Le PIB iranien, divisé par deux suite à l’élection de Donald Trump, n’a toujours pas recouvré son niveau antérieur. Alors que l’inflation a frôlé les 50% pour l’année 2023, aucune hausse conséquente des salaires n’est venue la compenser.

Mais ce n’est pas avec ces indicateurs économiques que l’on comprendra l’impact le plus profond des sanctions en Iran. Depuis 1979, c’est tout un mode de production qui a été façonné en réaction aux États-Unis. Étatiste et protectionniste, il a permis au gouvernement de conquérir son indépendance dans de nombreux secteurs, au prix d’une extraction à marche forcée de ses matières premières. Mais il atteint aujourd’hui ses limites, alors que la ressource la plus précieuse du pays vient à manquer.

Les eaux contaminées de la fournaise du Khouzestan

Dans une petite île du lac Shadegan, au centre du Khouzestan, frontalier de l’Irak, des palmiers sans feuilles s’étendent à perte de vue. « Autrefois, ce paysage était luxuriant. Aujourd’hui, à cause de l’assèchement des marais, les arbres se meurent. » Dans ce village de pêcheurs reculé, où l’on parle davantage arabe que persan, les eaux refluent, lentement. « De jour en jour, la diversité des espèces diminue. Pendant des décennies, nous avons veillé à la préservation de notre écosystème. Nous ne pêchions qu’une quantité limitée, adaptée au rythme de reproduction des poissons. »

Les marais de Shadegan, Khouzestan © Vincent Ortiz pour LVSL

Muhammad, fabricant de bateaux, continue : « Aujourd’hui, des braconniers pullulent. Comme ils recourent à la pêche électrique, ils éradiquent toutes les espèces vivantes des zones qu’ils parcourent. » Ces chasseurs illégaux ne sortent pas de nulle part. Sous la pression de l’assèchement des eaux, ils recourent à des méthodes désespérées, qui ne font que dégrader encore leur environnement de pêche.

Au Khouzestan, le progrès de la sécheresse constitue un motif d’inquiétude majeur, dans les zones marécageuses de Shadegan comme dans sa capitale industrielle, Ahwaz. En été, des vents brûlants se répandent sur la région, et un écran de poussière orange recouvre l’atmosphère, forçant les habitants à se réfugier chez eux plusieurs journées entières. Lorsqu’il se retire, un problème tout aussi aigu demeure : la pénurie d’eau potable. « 2850 milligrammes de particules solides pour un litre d’eau (mg/L) ». Sous nos yeux, Soraya, propriétaire d’un luxueux appartement à Ahwaz, mesure la toxicité de l’eau du robinet. Dès 500 mg/L, une eau n’est plus considérée comme potable. Une machine à six filtres lui permet de la purifier.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique.

Qui peut s’offrir un tel engin ? « Tous ceux que je connais possèdent cette machine. Mais ce n’est pas le cas de tous les habitants de la région », reconnaît Soraya. Euphémisme : sitôt sorti du centre cossu d’Ahwaz, il est impossible d’en trouver une seule. « Le coût serait exorbitant », résume Jawad, habitant de la petite ville de Hamidiyeh. « Nous devons acheter des bouteilles d’eau, qui pèsent lourd sur nos revenus. C’est l’une des causes majeures d’émigration. »

De cette région, l’exode a déjà commencé. Ces migrants de la sécheresse se réfugient dans des zones plus salubres du pays, où ils viennent grossir le rang des chômeurs et travailleurs informels qui atteignent déjà une proportion critique dans la banlieue des grandes villes.

Le Khouzestan est l’une des régions les plus touchées par le réchauffement planétaire. Mais ce ne sont pas des causes climatiques qui expliquent en premier lieu le stress hydrique. Il ne découle pas principalement du rétrécissement des fleuves en surface, mais du pillage des eaux souterraines.

Souveraineté, pistaches et sécheresse

Celui-ci trouve son origine dans le modèle de développement hautement extractiviste mis en place suite à la révolution de 1979, qui a débouché sur l’institution de la République islamique. Si sa composante religieuse est indéniable, elle cible avant tout une bourgeoisie « compradore » aux liens incestueux avec les États-Unis, choyée par Mohammed Rêza Pahlavi. Le dernier « Shah » d’Iran avait bénéficié d’un appui logistique précieux de la part des dirigeants américains. En échange il avait docilement accepté le rôle de « gendarme des États-Unis », écrasant les soulèvements anti-occidentaux qui émergeaient dans la région.

Aussi l’année 1979 devait-elle marquer le grand divorce avec l’Oncle Sam. Anti-impérialiste, la révolution allait imposer à l’Iran un modèle productif endogène, visant à l’émanciper des tutelles occidentales ; et la batterie de sanctions qui allait s’abattre sur le pays devait le confirmer dans cette voie, quand bien même la fièvre révolutionnaire des premières années était retombée – et que les mollahs, représentants d’une nouvelle classe dominante, s’attelaient à en démanteler les acquis.

C’est donc à marche forcée que le nouveau régime a voulu conquérir l’autosuffisance. En un sens, la réussite est éclatante. L’expérience iranienne constitue l’une des rares tentatives couronnées de succès d’industrialisation impulsée par l’État, à une époque où les pays du Sud s’ouvraient au libre-échange3. Mais dans de nombreux secteurs, ce fut au prix d’une extraction irraisonnée des ressources naturelles, dont les conséquences allaient être douloureuses.

Ainsi en fut-il pour le domaine agricole, qui accapare aujourd’hui 90% de l’eau du pays. Dans un pays aride aux sols ingrats, la conquête de la souveraineté alimentaire allait s’avérer ardue. Sous le « Shah », l’importation de denrées agricoles permettait de bénéficier d’indéniables avantages comparatifs. Mais après 1979, l’heure n’était plus au doux commerce ; elle était à la consolidation de la souveraineté pour la République islamique, et à l’isolement du pays pour Washington.

Des enfants s’adonnant à la pêche sur le lac Shadegan © Vincent Ortiz pour LVSL

Pour accroître les rendements agricoles, les gouvernements iraniens ont donc puisé dans les ressources aquifères du pays, à un rythme inégalé. Les réserves des nappes phréatiques, principale source d’eau potable, en ont fait les frais. L’Iran est ainsi le troisième pays qui a subi les pertes d’eau souterraine les plus importantes ces dernières décennies, juste après la Chine et les États-Unis – mais avec une population et un territoire considérablement plus réduits. Aussi la tension s’accroît-elle sur l’autre source majeure d’eau courante du pays : les glaciers. Les fleuves qu’ils alimentent en subissent les conséquences.

Aux abords de la ville d’Ahwaz, sur une terre craquelée, Jawad montre du doigt un mince filet d’eau. « Dans mon enfance, j’avais l’habitude de jouer sur les bords du fleuve, qui s’étendait jusqu’à l’endroit où nous marchons. Depuis quelques années, les eaux qui s’écoulent des glaciers du Mont Zagros ont été détournées vers l’Est, pour alimenter l’autre partie du pays. À nos dépens. » Le fleuve Karoun, qui tire sa source des chaînes montagneuses du Nord, irrigue une bonne partie du Khouzestan, puis se jette dans un delta commun au Tigre et à l’Euphrate.

Récemment, les autorités iraniennes ont imposé une déviation aux glaciers du Mont Zagros pour privilégier la ville d’Isfahan, plus à l’Est, dont les fleuves s’asséchaient. La disponibilité de l’eau a décru de manière significative au Khouzestan, provoquant des heurts répétés. Sa qualité également : les flux d’eau pure provenant des montagnes se rétrécissant, l’impact des déchets industriels rejetés dans le fleuve s’en est trouvé décuplé. En bout de chaîne, cette décision a provoqué un incident diplomatique avec l’Irak, dont Bassora, la seconde ville du pays, dépend des glaciers du Mont Zagros et des eaux du fleuve Karoun.

Ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance – dont l’épicentre est à New York – qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions.

On ne saurait ramener cet accroissement des tensions sur l’eau à l’embargo financier. Au sein de l’Iran, un puissant secteur agro-exportateur est attaché au statu quo pour des raisons qui n’ont qu’un rapport distant avec la souveraineté alimentaire. Les producteurs de pistaches, dont la culture requiert une déplétion particulièrement intense des eaux souterraines, ont par exemple vendu 40 % de leurs récoltes à l’étranger de 2016 à 2021. Pour autant, les sanctions empêchent tout changement significatif. En entravant l’importation de denrées, elles contraignent l’Iran à persévérer dans le modèle d’autosuffisance alimentaire impulsé par la Révolution de 1979. En induisant une pression à la baisse sur le rial, elles incitent les acteurs de l’agro-industrie à exporter leur production (de manière cachée) pour bénéficier des quelques devises qui peuvent encore entrer dans le pays.

Elles compromettent également les échanges technologiques, logistiques ou académiques avec l’étranger qui pourraient accroître l’efficacité de la gestion de l’eau. En 2018, un article du Carnegie Endowment for International Peace avertissait : « les nouvelles sanctions américaines vont probablement entraver les nécessaires échanges d’expertise [pour pallier le problème de l’eau] et radicaliser l’establishment iranien dans sa politique d’auto-suffisance ».

Sanctions et « territorialité hégémonique » de la finance

Dans la ville de Shiraz, nous entrons dans un endroit qui a tous les attributs d’une start-up européenne. À l’entrée il est demandé de se déchausser, pour rendre l’atmosphère plus friendly. Le PDG, l’une des figures de proue de la tech iranienne, expose fièrement ses accomplissements. Un « cloud » endogène a été mis en place, et l’Iran ne dépend plus de serveurs situés à l’autre bout du monde. Pour la plupart des applications occidentales prohibées en Iran, un substitut a été trouvé, d’Uber à Tinder – avec certes moins de possibilités récréatives dans ce dernier cas.

« En 2015, lorsque Barack Obama a partiellement levé les sanctions – dans le cadre du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) – nous avons commencé à nouer des liens avec des acteurs européens », se remémore notre interlocuteur. « Côté américain, aucun échange n’a jamais eu lieu. Puis, avec le retour de Donald Trump au pouvoir, tous les contacts avec les Occidentaux ont été coupés. Plus personne ne voulait prendre le risque de collaborer avec nous. »

La tech iranienne a été recluse dans un isolement croissant ces dernières années. Arvan Cloud, l’une des rares entreprises qui maintenait des liens avec l’Union européenne – et notamment des serveurs aux Pays-Bas – a été sanctionnée par cette dernière en novembre 2022 et dépossédée de ses actifs. Sous pression des États-Unis, qui ont mis l’entreprise à l’index au nom de ses liens supposés avec le régime, dans le contexte de la répression du mouvement qui a fait suite à l’assassinat de Mahsa Amini. Plusieurs de ses membres fondateurs ont pourtant ouvertement critiqué le gouvernement iranien.

À Yazd, une marche religieuse qui fait suite à la commémoration des « martyrs » de la guerre Iran-Irak, l’une des sources mémorielles de la matrice anti-impérialiste du régime © Vincent Ortiz pour LVSL

Un temps, l’Union européenne refusait d’appliquer aveuglément les sanctions américaines. En 1996, l’Iranian Sanctions Act adopté sous Bill Clinton menace les entreprises américaines et non-américaines d’une exclusion des marchés financiers dans le cas de transactions illégales. En réaction, le Conseil européen adopte une série de mesures (22 novembre 1996, 2271/96) interdisant aux entreprises européennes de se plier à cet embargo : amendes contre celles qui y céderaient, compensations monétaires pour celles qui en souffriraient. Une fermeté difficilement concevable aujourd’hui.

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser.

L’autonomie du Vieux continent vis-à-vis des États-Unis devait se restreindre comme peau de chagrin. Ainsi que l’expliquent les chercheurs Grégoire Mallard et Jin Sun, ce n’est pas simplement « l’extra-territorialité » du droit américain qui est en cause. Bien davantage, c’est la « territorialité hégémonique » de la finance, dont l’épicentre est à New York, qui permet de comprendre l’efficacité des sanctions4. La crise de 2008 marque un tournant. Alors que les banques et entreprises européennes ont un besoin criant de liquidités, les États-Unis – via la FED puis la BCE – acceptent de les renflouer à condition qu’elles se plient à leurs règles.

Les acteurs européens signent des accords visant parfois à « remplacer l’intégralité de la direction de leur branche bancaire – comme dans le cas de BNP et de HSBC – par une nouvelle équipe montrant une volonté claire de coopérer avec les autorités américaines », rappellent Mallard et Sun. Pour faire montre de leur bonne foi, certaines banques recrutent même d’anciens régulateurs américains. À l’instar de HSBC, qui finit par nommer à la tête de son département compliance Stuart Levey, ex-directeur… de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), la branche du Trésor américain en charge de l’application des sanctions. En 2013, avec l’Anti-Money Laundering Directive Four (AMLD4), l’Union européenne devait institutionnaliser cet alignement sur les pratiques américaines en matière de réglementation financière5.

Le contexte aidant, l’OFAC durcit le ton dès 2008. Il exige l’accès aux transactions des acteurs européens, et sanctionne ceux qui auraient échangé avec l’Iran – comme BNP-Paribas en 2013, à hauteur de 9 milliards – ou ceux qui refuseraient de lever le secret bancaire – comme HSBC en 2012, juste avant la nomination de Stuart Levey. Mais l’arme la plus redoutable de l’OFAC réside dans son simple contrôle de la monnaie de réserve internationale. En 2008, il interdit aux entreprises européennes qui violeraient la loi américaine sur l’Iran de se refinancer auprès de la FED, les réduisant de facto au statut de parias des marchés financiers6.

En quelques années, un tournant à 180 degrés a eu lieu. Craignant les foudres de la loi européenne, des investisseurs, de l’OFAC et de la FED, les entreprises européennes évitent désormais tout contact, direct ou indirect, avec l’Iran. Comment s’étonner, dans ces circonstances, que les « exemptions humanitaires » prévues par les États-Unis ne soient pas respectées, et qu’aucune entreprise occidentale (à quelques exceptions près) n’ose exporter nourriture ou médicaments en Iran ?

« Néocons » et mollahs : meilleurs ennemis ?

La doctrine de « pression maximale » à l’égard de l’Iran, impulsée par Donald Trump et poursuivie par Joe Biden, semble étrangement inapte à fragiliser l’hégémonie des mollahs. La contraction de l’économie et la raréfaction des importations renforcent manifestement l’emprise de l’État, de sa branche militaro-policière et de ses milices paramilitaires sur la société. « Les sanctions et la censure sont les deux lames d’un même ciseau » déclare le directeur de l’entreprise que nous rencontrons à Shiraz. « En 2015, lorsqu’elles ont été partiellement levées, le secteur privé iranien s’est mis à bourgeonner, lui permettant de conquérir une certaine autonomie vis-à-vis du régime. Par la suite, le rétablissement de l’embargo a empêché cet écosystème de croître naturellement, et a resserré ses liens avec l’État. »

Dans la petite ville de Hamidiyeh au Khouzestan, le son de cloche n’est guère différent. À quelques centaines de kilomètres, c’est un tout autre univers dans lequel on vit : « il n’y a aucun avenir ici. Corruption, chômage, pollution de l’eau, pollution de l’air, chaleur étouffante toute l’année… Nous haïssons ce régime qui a tué nos rêves depuis de nombreuses années », déclare Jawad. Les habitants de cette région arabe, qui se plaignent fréquemment de discriminations et d’un sous-investissement anormal, expriment un rejet particulièrement fort de la République islamique. Mais le souvenir de la guerre avec l’Irak y est encore vif, tout comme le soutien occidental à Saddam Hussein, et l’identification à la cause palestinienne y demeure prégnant. « L’embargo a favorisé le développement d’une incroyable misère. Il rend la population encore plus dépendante de l’État, et des quelques miettes qu’il accepte de lui reverser. »

Cuba, Corée du Nord, Irak, Venezuela… La République islamique d’Iran n’est pas le premier système à la longévité singulière, que les sanctions américaines semblent renforcer plutôt que fragiliser. Si elles échouent à satisfaire les objectifs des « néocons », elles enrichissent une quantité considérable d’acteurs. Les entreprises américaines de l’armement et les sociétés de sécurité privée sont les bénéficiaires les plus évidents de l’accroissement des tensions avec l’Iran. Le PDG du géant Lockheed Martin avait exprimé son opposition à l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) imposé par Barack Obama, au motif que son carnet de commandes s’en trouverait diminué.

Au-delà de cette nébuleuse militaro-industrielle, le secteur pétrolier connaît un boom toutes les fois qu’une nouvelle sanction est proclamée contre l’Iran. Il revient aux chercheurs Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler d’avoir mis en évidence une corrélation serrée entre accroissement des tensions entre les États-Unis et les pays pétroliers du Moyen-Orient d’une part, hausse des profits des géants américains de l’or noir de l’autre7.

Évolution du Return on Equity du secteur pétrolier américain vis-à-vis de celui de l’ensemble des 500 acteurs à la capitalisation en Bourse la plus importante. Les périodes d’accroissement sont étroitement corrélées à l’apparition de conflits aves les pays pétroliers du Moyen-Orient. Source : Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014.

Par-delà la rhétorique incendiaire des « faucons » de Washington, la véritable fonction des sanctions n’est-elle pas de pérenniser un état de tension permanent avec une poignée de pays, pour maintenir un système économique dont la fin de la Guerre froide aurait dû signer la péremption ?

Notes :

1 Comme pour l’Iran, les sanctions financières contre le Venezuela ont été intensifiées suite à l’élection de Donald Trump. Selon une étude du Center of Economic and Policy Research (CEPR) menée en 2019, elles auraient conduit au décès de 40,000 Vénézuéliens, notamment du fait des restrictions à l’importation de produits de première nécessité. Le gouvernement iranien était quant à lui préparé – et depuis 1979 – à un tel défi.

2 Ces chiffres sont régulièrement brandis par la propagande iranienne. L’ONG qui les a fournis, la Société iranienne de la thalassémie, a démarré un procès contre l’OFAC (l’organisme américain chargé de l’application des sanctions) auprès de la Cour du district fédéral d’Oregon. Bien que de source iranienne, ils sont corroborés par l’ONU qui relève « de nombreux décès supplémentaires » parmi les victimes de cette maladie depuis 2018 en raison des sanctions.

3 Sous pression du FMI et de la Banque mondiale, ils abandonnaient progressivement le modèle « d’industrialisation par substitution aux importations » qui avait marqué les décennies antérieures. À leur encontre, l’Iran choisit la voie protectionniste et un interventionnisme étatique marqué. Pour une analyse de cette expérience singulière, voir Andreas Malm et Shora Esmailian, Iran on the Brink. Rising Workers and Threats of War, Londres, Pluto Press, 2007.

4 Grégoire Mallard et Jin Sun, « Viral Governance: How Unilateral U.S. Sanctions Changed the Rules of Financial Capitalism », American Journal of Sociology 128, 1, 2022.

5 Mallard et Sun notent qu’elle conduit à une hausse des amendes contre les acteurs qui violeraient les sanctions, ainsi qu’à une américanisation des procédures judiciaires contre les entreprises. Loin de se prétendre « neutres », les autorités compétentes ont à charge d’amasser un flot de preuves contre les inculpés, leur laissant le choix de se défendre ou de plaider coupable et de négocier une diminution de leur peine. L’effet dissuasif est indéniable.

6 Chaque entreprise européenne possède une branche new-yorkaise, dont le compte bancaire est crédité en dollars, qui lui permet d’avoir accès à la monnaie américaine. Cette branche est soumise au droit américain et directement dépendante de la FED pour son refinancement, que L’OFAC se réserve le droit d’interdire. Voir l’article de Mallard et Sun pour plus de précisions.

7 Shimshon Bichler, Jonathan Nitzan, « Energy Conflicts and Differential Profits: An Update », Note de recherche, The Bichler and Nitzan Archives, 2014. Ils mettent en évidence un phénomène a priori contre-intuitif : l’accroissement des profits pétroliers lorsque les voies d’acheminement de l’or noir sont perturbées.

Accord sur le nucléaire iranien : le nouveau défi de Biden

Ebrahim Raïssi, chef d’État iranien © Babak Mossadegh

Le septième cycle de négociations relatives à l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien devrait prochainement être lancé, selon le ministre des Affaires étrangères de l’Iran. Malgré la récente élection d’un président hostile aux Occidentaux, le pouvoir iranien souhaite toujours la réintégration des États-Unis dans l’accord car celle-ci permettrait de mettre fin aux sanctions mises en place par l’administration Trump à partir de 2018. Si le président Joe Biden a montré des signes d’ouverture, il n’est pas certain qu’il persévère dans cette voie, tant son retrait d’Afghanistan lui a valu les foudres d’une bonne partie de l’État-major, du complexe militaro-industriel et des « faucons » du Pentagone. D’autre part, les Américains et les Européens n’ont pas toutes les cartes en main dans la mesure où Téhéran a déjà montré sa capacité à éviter l’isolement sur la scène internationale en renforçant ses liens avec plusieurs puissances émergentes.

Alors que les négociations relatives au potentiel retour des États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien conclu à Vienne (Autriche) en juillet 2015 (Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA)) avaient été suspendues en juin dernier afin de laisser le temps au nouveau président de la République islamique d’Iran, Ebrahim Raïssi, de constituer une nouvelle équipe de négociateurs, le ministre des Affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, a annoncé le 24 septembre que son pays allait « très bientôt » reprendre les discussions [1]. Quelques jours après son élection, le président Raïssi avait annoncé que Joe Biden se devait de mettre un terme à toutes les sanctions qui visent l’Iran depuis 2018 [2]. Or, il sait pertinemment que le meilleur moyen de concrétiser cette levée de sanctions est d’obtenir la réintégration des Américains dans le JCPoA. Le retour des Iraniens à la table des négociations n’a donc rien d’étonnant mais ne s’accompagnera vraisemblablement pas de concessions importantes. À vrai dire, les Occidentaux ne bénéficient pas d’une grande marge de manœuvre.

De la découverte du programme nucléaire iranien à la conclusion du JCPoA

Le 14 août 2002, le « Conseil national de la résistance iranienne » tient une conférence de presse à Washington D.C. S’il s’agit officiellement d’un groupe d’opposants démocrates au régime, cette organisation tient en réalité lieu de façade civile à l’organisation terroriste des « moudjahidines du peuple », honnis par la population iranienne pour les atrocités commises durant la guerre Iran-Irak des années 1980. Très liée à la CIA et au pouvoir saoudien, elle a droit de cité dans bon nombre de médias américains et européens. L’un de ses porte-paroles, Alireza Jafarzadeh, accuse alors Iran de développer clandestinement un programme nucléaire – potentiellement à visée militaire –, notamment sur des sites secrets situés dans les villes de Natanz et d’Arak [3].

Cet accord n’est pas un traité international. Le président Obama et ses conseillers ne souhaitaient pas conclure une convention de ce type car cela aurait impliqué un vote du Congrès dont la majorité des membres était déjà à l’époque clairement hostile à l’Iran.

Selon lui, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) [4], n’aurait pas connaissance de ce programme. Or, l’Iran ayant ratifié le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) en 1970, elle est rapidement mise sous pression par les grandes puissances nucléaires occidentales et par l’Allemagne qui exigent une transparence maximale. Le 19 juin 2003, le Conseil des gouverneurs de l’AIEA demande à l’Iran de signer et d’appliquer le protocole additionnel au TNP [5], qui élargit les prérogatives de l’agence en matière de vérification des installations. À la suite des contrôles réalisés, l’agence onusienne déclare dans un premier temps qu’aucun matériel nucléaire n’a été détourné. Pourtant, dans un rapport publié en septembre 2005, elle note qu’elle ne peut affirmer avec certitude que l’Iran a déclaré tous ces sites d’activité nucléaire et souligne qu’il y a « une absence de confiance […] dans le fait que le programme nucléaire iranien est exclusivement à usage pacifique » [6].

Préoccupés par le contenu du rapport, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies font voter l’année suivante une résolution faisant office d’ultimatum. Le 31 juillet 2006, le plus puissant organe onusien exige par la résolution 1696 « que l’Iran suspende, sous vérification de l’AIEA, toutes ses activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche-développement ». Le 23 décembre, considérant que la situation reste inchangée, le Conseil adopte à l’unanimité la résolution 1737 qui interdit la fourniture à l’Iran de technologie et de matériel liés au nucléaire et impose le gel des avoirs des personnes et entreprises associées au programme d’enrichissement. De leur côté, les États-Unis et l’Union européenne imposent unilatéralement des sanctions afin de perturber l’économie iranienne et d’accroître la pression sur le régime, la principale étant l’interdiction d’importer du pétrole iranien (en 2009, l’Iran était le quatrième plus grand producteur de pétrole avec 5,3% de la production mondiale [7]). Malgré la pression de certains acteurs, aux États-Unis et en Israël, qui préconisent une intervention militaire préventive contre l’Iran, c’est la voie de la négociation qui est finalement choisie par l’administration Obama. L’élection d’Hassan Rohani à la présidence de la République islamique en 2013, plus accommodant que son prédécesseur Mahmoud Ahmadinejad, favorise la bonne tenue des discussions jusqu’à la conclusion du JCPoA le 14 juillet 2015.

Pour rappel cet accord n’est pas un traité international. Le président Obama et ses conseillers ne souhaitaient pas conclure une convention de ce type car cela aurait impliqué un vote du Congrès dont la majorité des membres était déjà à l’époque clairement hostile à l’Iran. C’est donc par une simple déclaration commune que les États négociateurs [8] ainsi que l’Union européenne (UE) se sont engagés à respecter le plan d’action rédigé dans la capitale autrichienne. Concrètement, les États qui ont négocié avec l’Iran ont cherché à faire en sorte que, dans le cas où il déciderait d’acquérir l’arme nucléaire, il aurait besoin d’au moins un an pour finaliser sa conception, leur donnant ainsi le temps de réagir. Parmi les obligations de l’Iran, figurent celle de ne pas enrichir d’uranium à plus de 3,67% (niveau suffisant pour continuer à produire du combustible pour les centrales nucléaires civiles mais pas pour fabriquer une bombe nucléaire) pendant quinze ans et celle de ne pas construire de nouvelles centrifugeuses IR-1 de première génération jusqu’en 2025 [9]. De plus, Téhéran accepte un plus large contrôle des installations existantes par les inspecteurs de l’AIEA. En échange de ces engagements, l’accord prévoit une levée des sanctions américaines et européennes. Un mécanisme dit de « snapback », c’est-à-dire de retour aux sanctions, peut être enclenché par le Conseil de Sécurité de l’ONU dans les dix ans qui suivent la signature de l’accord si l’un des signataires suspecte l’Iran de ne pas respecter ses engagements [10].

Le retrait des États-Unis du JCPoA décidé par Donald Trump et ses conséquences

Ouvertement insatisfait par l’accord conclu à Vienne, Donald Trump annonce le 8 mai 2018 le retrait des États-Unis du JCPoA en espérant pouvoir le renégocier et y inclure l’encadrement du programme balistique iranien ainsi que l’arrêt du soutien à Bachar el-Assad, au Hezbollah et aux milices chiites d’Irak, pour lesquels l’Iran continuait d’être visé par des sanctions américaines. Comme l’avait alors bien résumé François Nicoullaud, un ancien ambassadeur de la France à Téhéran décédé en mars dernier : « les sanctions américaines s’imposent à nouveau à l’Iran, mais aussi à tous ses partenaires commerciaux. Le JCPoA ne les avait pas abolies, en l’absence de vote du Congrès, mais avait du moins effacé leurs effets dits “secondaires”, qui obligeaient de fait à s’y soumettre toutes les entreprises ayant le moindre lien avec les États-Unis, notamment les entreprises européennes. Après une brève embellie, les voilà donc à nouveau contraintes de rompre avec l’Iran » [11]. Alors que l’économie se dégrade sous le double effet des sanctions et des politiques néolibérales prônées par le Fonds monétaire international (FMI) et appliquées par le gouvernement (priorité donnée à la stabilisation du taux de change et à la lutte contre l’inflation…), la population iranienne – notamment les classes populaires – souffre de plus en plus et se retourne en partie contre le président Rohani. Cette situation fait espérer à l’administration Trump un renversement du régime, mais ce dernier est plus solide qu’il n’y parait.

Il convient de préciser que le retrait américain n’est pas dû à une quelconque violation de l’accord par l’Iran. Donald Trump, contrairement à son prédécesseur, considère le régime iranien comme un ennemi de longue date qui ne peut qu’en rester un. Encore marqué par la prise d’otages de cinquante-deux Américains à l’ambassade des États-Unis à Téhéran en 1979 et des humiliations subies jusqu’à leur libération par voie diplomatique en janvier 1981, il rejette toute perspective d’amélioration durable des relations entre les deux pays. Comme beaucoup d’autres à la Maison Blanche et au Congrès, le président est fortement agacé par la tendance de la République islamique à nuire au soft power américain, mais également par sa capacité à résister en dépit d’un relatif isolement au Moyen-Orient. Tandis que l’Irak est en ruines, son voisin demeure en effet une puissance régionale.

En avril 2019, M. Trump décide de supprimer presque toutes les dérogations qui permettaient à certains pays de continuer à importer du pétrole iranien, ce qui contribue à faire diminuer la production de 31% entre 2018 et 2019

Il faut aussi mentionner, comme facteur explicatif de l’attitude américaine depuis l’élection de Donald Trump, le poids du complexe militaro-industriel dans le lobbying au Congrès. Si la grande majorité des entreprises américaines sont en effet en faveur de la levée des sanctions – désireuses d’investir le marché iranien -, les entreprises d’armement sont vent debout contre cette perspective. L’atmosphère de tensions avec l’Iran (entre autres « États voyous ») permet en effet de justifier les centaines de milliards de dollars qui sont alloués chaque année au budget du Département de la Défense américain, et qui bénéficient directement à ces entreprises. De même, la pression exercée par les représentants des intérêts saoudiens, émiratis et israéliens a pu jouer dans la décision du président américain.

En avril 2019, M. Trump décide de supprimer presque toutes les dérogations qui permettaient à certains pays de continuer à importer du pétrole iranien, ce qui contribue à faire diminuer la production de 31% entre 2018 et 2019 [12]. Agacée par cette offensive, Téhéran prévient les Européens qu’elle cessera progressivement de se soumettre aux obligations listées dans l’accord s’ils ne convainquent les Américains d’annuler les dernières sanctions annoncées, tout en précisant qu’elle recommencera à les respecter scrupuleusement en cas de retour à la normale. Ainsi, l’Iran recommence à enrichir de l’uranium au-delà des limites fixées et remet en marche un nombre de centrifugeuses supérieur à celui décidé en 2015. Elle continue néanmoins de se plier aux contrôles renforcés de l’AIEA sur ses activités nucléaires [13]. Mais les tensions entre les deux pays en Irak viennent bientôt anéantir les espoirs de désescalade. En décembre 2019, la mort d’un soldat américain attribuée à une milice proche de l’Iran provoque des représailles américaines sur des miliciens irakiens. Peu après, à Bagdad, des manifestants tentent de s’introduire dans l’ambassade des États-Unis. C’est dans ce contexte délétère que survient, le 3 janvier 2020, à la sortie de l’aéroport de la capitale irakienne, l’assassinat par un drone américain du général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods, une unité d’élite du corps des Gardiens de la révolution islamique (Pasdaran). Sa mort provoque une vague d’indignation en Iran et incite le pouvoir à renoncer à certains de ses engagements.

L’année 2020 est particulièrement mouvementée en ce qui concerne le dossier nucléaire. Le 5 juin, l’AIEA révèle dans un rapport que l’Iran enrichit une quantité d’uranium près de huit fois supérieure à celle autorisée [14]. Un mois plus tard, une explosion touche un bâtiment destiné à l’assemblage et aux tests des centrifugeuses de nouvelle génération situé à Natanz, risquant alors de faire ralentir la production iranienne de ce type d’infrastructures. Alors que les « Guépards de la patrie », une organisation qui se déclare comme groupe de « dissidents au sein de l’appareil sécuritaire iranien » revendique l’attaque, l’Iran ne tarde pas à soupçonner Israël, dont les services secrets avaient, en collaboration avec la CIA, développé le virus informatique Stuxnet dans le but de perturber le fonctionnement des installations nucléaires présentes sur le même site [15]. La construction de nouvelles centrifugeuses est alors lancée en octobre [16]. Le 27 novembre, le physicien Mohsen Fakhrizadeh, l’un des responsables du programme nucléaire iranien, est assassiné à son tour, suite à quoi Mohammad Javad Zarif, alors ministre des Affaires étrangères de l’Iran, pointe « le rôle d’Israël », sans donner plus d’indications. Enfin, cinq jours plus tard, le Majlis (Parlement iranien) et le Conseil des gardiens de la Constitution adoptent une loi autorisant l’accélération de l’enrichissement d’uranium (jusqu’à 20% au lieu des 3,67 fixés par le JCPoA) sur le territoire après un délai de soixante jours si certaines sanctions américaines ne sont pas levées [17]. Alors que Joe Biden vient d’être élu président des États-Unis et s’apprête à entrer en fonction, l’année 2020 se termine donc par l’aggravation de la dissension entre l’Iran et la première puissance économique mondiale. Les Européens, eux, semblent désemparés et se contentent d’exprimer leur préoccupation.

L’Iran a toujours intérêt à voir les États-Unis réintégrer l’accord mais ne se montrera pas conciliante

L’élection présidentielle de juin 2021 se déroule en Iran dans un contexte particulier où l’inflation galopante, les 82 000 morts dues à la COVID-19 et l’exaspération croissante de la population contribuent à affaiblir davantage la légitimité du régime – sans toutefois menacer sa survie. Ainsi, le taux de participation ne s’élève qu’à 48,8% (pourcentage le plus faible depuis l’institution de la République islamique). C’est Ebrahim Raïssi, chef de l’Autorité judiciaire depuis 2019 et principal candidat issu du camp « principaliste » (ou conservateur), c’est-à-dire attaché au strict respect des principes idéologiques qui ont guidé la révolution islamique, qui est élu. L’un de ses premiers objectifs affichés est d’améliorer le niveau de vie des Iraniens qui souffrent toujours plus des conséquences des sanctions qui continuent d’être imposées à leur pays [18]. Or, M. Raïssi sait pertinemment que le meilleur moyen – si ce n’est l’unique – de mettre un terme à ces sanctions est la réintégration des États-Unis dans le JCPoA. Il est également conscient que le temps presse. Cet été, des manifestations massives ont eu lieu dans la province du Khouzestan (sud-ouest), où la sécheresse est venue s’ajouter à la mauvaise gestion du réseau de distribution d’eau [19]. Le sous-investissement dans les infrastructures étant une conséquence directe des sanctions, le nouveau président a tout intérêt à chercher un compromis, d’autant plus que le mouvement contestataire s’est étendu jusqu’à la capitale iranienne. Le 5 août 2021, devant le Majlis, il a donc logiquement annoncé sa préférence pour « toute solution diplomatique qui conduirait à la levée des sanctions sur l’Iran » [20].

Reste la question des relations qu’entretient l’Iran avec les puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et Israël. Le nouveau gouvernement iranien a manifesté sa volonté de normaliser ses relations avec Riyad, particulièrement tendues au cours des dernières années

Du côté occidental, les plus lucides n’ignorent pas qu’il est fort peu probable que l’Iran accepte de respecter de nouveau les engagements pris en 2015 si l’intégralité des sanctions mises en place par l’administration Trump à la suite de la dénonciation de l’accord de Vienne n’est pas annulée. Pourtant, les Américains tiennent à inclure de nouveaux éléments dans l’accord. Si la libération des quatre otages américains détenus en Iran peut être raisonnablement discutée [21], l’introduction de sujets tels que les missiles balistiques iraniens ou le soutien de la République islamique à des groupes armés actifs au Moyen-Orient – que Washington considérait encore le mois dernier comme une condition nécessaire pour reprendre le dialogue [22] – se heurte très clairement à l’hostilité de Téhéran. C’est d’ailleurs ce type de propositions qui avaient fait patiner le dernier cycle de négociations. Une autre difficulté tient au fait que le président Raïssi et le Guide suprême souhaitent conditionner le retour aux engagements de 2015 à la mise en place d’un processus de « vérification » de la levée des sanctions susceptible de durer au mieux quelques semaines, au pire plusieurs mois. Ceci représente une sérieuse complication dans la mesure où l’ancien président Rohani avait déclaré pouvoir se contenter de quelques jours seulement.

Téhéran renforce ses liens avec des puissances émergentes mais reste en froid avec Israël

S’il y a bien quelque chose dont les États-Unis et les États membres de l’UE ont conscience, c’est que Téhéran commence déjà à se tourner vers d’autres partenaires, comme en témoigne sa politique étrangère depuis l’été 2020. L’Iran avait alors signé un projet d’accord avec la Chine par lequel cette dernière assurait qu’elle était prête à investir sur vingt-cinq ans une somme proche de 400 milliards de dollars (339 milliards d’euros) dans des constructions d’usines et des infrastructures de transports. En échange de ces investissements massifs, Téhéran s’engageait à accorder à la deuxième puissance économique mondiale des prix préférentiels pour l’achat d’hydrocarbures [23]. Encore plus récemment, l’adhésion en juillet dernier de l’Iran à l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) [24] – qui rassemble déjà la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Inde et le Pakistan – a mis en lumière la volonté à nouer des alliances avec des pays non occidentaux. Si l’arrivée de l’Iran devrait lui permettre d’apporter et de recevoir de nouveaux soutiens dans les domaines sécuritaire, commercial et culturel, elle acte surtout un rapprochement diplomatique avec Moscou et Pékin, dont les relations avec les puissances occidentales sont loin d’être au beau fixe. La nouvelle n’a pas dû passer inaperçue dans les chancelleries que ce soit à Washington, à Paris, à Berlin ou à Londres, et elle sera prise au mieux pour un avertissement, au pire pour une provocation. En tout cas, le camp conservateur iranien a réussi à prouver que Téhéran ne serait pas isolé sur la scène internationale, même en cas d’échec du prochain cycle de négociations autour de l’accord de 2015. La rencontre du vice-président de la République islamique et directeur de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran (OEAI), Mohammad Eslami, et du directeur général de la société ROSATOM – spécialisée dans le nucléaire et premier producteur d’électricité en Russie [25] –, ne fait que le confirmer.

Reste la question des relations qu’entretient l’Iran avec les puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite et Israël. Le nouveau gouvernement iranien a manifesté sa volonté de normaliser ses relations avec Riyad, particulièrement tendues au cours des dernières années [26]. Une telle avancée diplomatique permettrait à la République islamique de se rapprocher d’un allié de poids des États-Unis au Moyen-Orient et ainsi de réduire les tensions régionales susceptibles de la fragiliser au moment même où la puissance américaine réduit son influence dans la région pour se concentrer sur son principal adversaire, à savoir la Chine. Toutefois, cette volonté d’ouverture n’est absolument pas valable pour Israël. Au-delà de l’explosion à Natanz et de l’assassinat de M. Fakhrizadeh qui, rappelons-le, sont attribués par Téhéran aux Israéliens, plusieurs navires iraniens transportant du pétrole et des armes ont été attaqués par l’armée israélienne en Méditerranée orientale et dans la mer Rouge depuis 2019, ce à quoi l’Iran a répondu par des attaques clandestines [27]. Les tensions sont encore montées d’un cran en juillet dernier quand l’Iran a attaqué à l’aide d’un drone aérien le pétrolier « Mercer Street » qui circulait en mer d’Oman [28].

Quant à la Chine, elle est à la fois considérée par les plus hautes institutions communautaires en matière de politique étrangère comme un « partenaire de coopération [et] de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique »

Au cours de son intervention lors de la soixante-seizième session de l’Assemblée générale des Nations Unies, le 27 septembre dernier, le Premier ministre israélien, Naftali Bennett, ne s’est pas contenté de mentionner cet incident mais a également accusé l’Iran de « semer la destruction » au Moyen-Orient depuis trois décennies, ajoutant que « [c]haque pays que touche l’Iran devient défaillant » [29]. Ces propos ne peuvent que dégrader davantage les relations, déjà exécrables, entre les deux États. À propos du programme nucléaire iranien, M. Bennett a considéré que « toutes les lignes rouges ont été dépassées » et a déclaré que « [la patience des Israéliens avait] des limites ». Son influence reste toutefois limitée, Israël ne faisant pas partie des signataires du JCPoA.

Une opportunité de relancer le multilatéralisme

La deuxième partie de la décennie 2010 a clairement été marquée par un reflux du multilatéralisme, comme en ont notamment témoigné le Brexit et l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis. Bien que la récente arrivée au pouvoir de Joe Biden, qui souhaite ouvertement rompre avec l’unilatéralisme de son prédécesseur, ait été accueillie avec un grand soulagement par les dirigeants attachés à la défense d’intérêts communs dans un cadre élargi, elle ne garantit nullement le retour rapide à l’ordre précédent. D’autant plus que la Maison blanche mène toujours, en dépit de l’alternance de janvier dernier, une politique qui a pour effet d’intensifier la rivalité avec la puissance montante chinoise, et ce avec un large soutien du Congrès. Pendant ce temps, l’UE est plus divisée que jamais et se retrouve face à ses contradictions. Certains restent très attachés à l’OTAN et aux partenariats avec les Américains en matière de défense et de sécurité tandis que d’autres appellent au développement d’une véritable « autonomie stratégique européenne ». Quant à la Chine, elle est à la fois considérée par les plus hautes institutions communautaires en matière de politique étrangère comme un « partenaire de coopération [et] de négociation », un « concurrent économique » et un « rival systémique » [30].

Dans ces conditions instables, tout comportement des Occidentaux qui pourrait être apparenté à du mépris ou à une tentative d’imposer un modèle se soldera de manière quasi certaine par une affaiblissement des liens avec les autres parties. Les dirigeants chinois ne l’ignorent pas et se sont hâtés de tendre la main à l’Iran au moment où cette dernière commençait à subir de plein fouet les effets des sanctions réintroduites par l’administration Trump après la dénonciation du JCPoA. Ce rapprochement irano-chinois conduira-t-il les États-Unis à adoucir leur approche à l’égard de l’Iran, désireux de maintenir des liens avec ce pays avant qu’il ne tombe dans le giron chinois ? Ou sera-t-il au contraire un prétexte pour intensifier l’antagonisme avec l’Iran ?

[1] “Iran will return to nuclear deal talks ‘very soon’, says foreign minister”, Middle East Eye, 24 septembre 2021.

[2] “Raisi says his election as president sends message to the world”, Tehran Times, 21 juin 2021.

[3] GERAMI Nima et GOLDSCHMIDT Pierre, “The International Atomic Energy Agency’s Decision to Find Iran in Non-Compliance, 2002-2006”, Center for the Study of Weapons of Mass Destruction, 1er décembre 2012.

[4] L’AIEA est l’organisme onusien chargé de mettre en œuvre des mesures techniques permettant, selon son site officiel, de « vérifier, de manière indépendante, que les installations nucléaires ne sont pas utilisées de manière abusive et que les matières nucléaires ne sont pas détournées des utilisations pacifiques ».

[5] « Bouclier nucléaire en péril », chronologie établie par Le Monde diplomatique, mai 2010.

[6] SAFDARI Cyrus, « Téhéran revendique le droit à l’énergie nucléaire civile », Le Monde diplomatique, novembre 2005.

[7] MARIAIS Béatrice, « Moyen-Orient et production de pétrole : les 20 premiers producteurs pour 2009 », Les clés du Moyen-Orient, 7 octobre 2010.

[8] L’Allemagne, la Chine, les États-Unis, la France, l’Iran, le Royaume-Uni et la Russie.

[9] “The Joint Comprehensive Plan of Action” (JCPoA) at a Glance, Arms Control Association, mis à jour pour la dernière fois en juillet 2021.

[10] Résolution 2231 (2015) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7488è séance, le 20 juillet 2015. Disponible ici.

[11] NICOULLAUD François, « Le sabotage de l’accord de Vienne et ses conséquences »,in Le Moyen-Orient et le monde, BADIE Bertrand et VIDAL Dominique (dir.), 2020.

[12] CORDIEZ Maxence et LOUVET Benjamin, « Accords sur le nucléaire iranien : et pour quelques barils de plus… », Connaissance des énergies, 18 décembre 2020.

[13] NICOULLAUD François, art. cit.

[14] “Verification and monitoring in the Islamic Republic of Iran in light of United Nations Security Council resolution 2231 (2015)”, Conseil des gouverneurs de l’AIEA, 5 juin 2020. Disponible ici.

[15] AREFI Armin, « L’ombre d’Israël derrière l’explosion d’un site nucléaire en Iran », Le Point, 6 juillet 2020.

[16] GHAZI Siavosh « Nucléaire : l’Iran lance un nouveau projet de “centrifugeuses avancées” », RFI, 8 septembre 2020.

[17] MASTERSON Julia et DAVENPORT Kelsey, “Iran Passes Nuclear Law”, Arms Control Association, 10 décembre 2020.

[18] KRIER Dimitri, « L’élection d’Ebrahim Raïssi à la Présidence de la République islamique d’Iran », Les clés du Moyen-Orient, 28 juin 2021.

[19] Ozra, entretien avec Thierry Coville, « Les Iraniens sont littéralement assoiffés par le manque d’eau », Reporterre, 29 juillet 2021.

[20] MONTAZERI Ali, « Nucléaire iranien. Le jeu ambigu des conservateurs », Orient XXI, 23 septembre 2021.

[21] WOODSOME Kate, “Opinion : Biden’s thorny Iran challenge is reaching a tipping point”, The Washington Post, 20 juillet 2021.

[22] GAILLAUD Sylvain, « Washington-Téhéran : les pourparlers de Vienne sur le JCPoA peuvent-ils aboutir ? », Briefings de l’Ifri, IFRI, 6 septembre 2021

[23] AHMADI Shervin, « Accablé par les sanctions et le Covid-19, l’Iran se tourne vers la Chine », Orient XXI, 6 août 2020

[24] EVRENSEL Raşa, « L’Iran rejoint l’Organisation de coopération de Shanghai », Agence Anadolu, 17 juillet 2021.

[25] Site internet de ROSATOM, onglet “ABOUT US“.

[26] THERME Clément, « L’Iran repense sa politique étrangère », Orient XXI, 2 septembre 2021.

[27] KINGSLEY Patrick, BERGMAN Ronen, FASSIHI Farnaz et SCHMITT Eric, “Israel’s Shadow War With Iran Moves Out to Sea”, The New York Times, 26 mars 2021.

[28] “Iranian UAV Attack Against MOTOR TANKER MERCER STREET”, United States Central Command, 6 août 2021. Disponible ici.

[29] https://www.youtube.com/watch?v=JRlxdoI9-UU

[30] Commission européenne et la Haute représentante de l’Union pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité « Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil européen et au Conseil sur les relations UE-Chine – Une vision stratégique », 12 mars 2019.

Élections présidentielles iraniennes : la République islamique tangue mais ne coule pas

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’élection présidentielle iranienne intervient dans un pays gravement atteint sur le plan économique, social et humanitaire. Le retour des sanctions infligées par les États-Unis en mai 2018 a grandement participé de cette détérioration. Alors que la majeure partie de la population espère des candidats une sortie de l’ornière, ces derniers, en campagne, peinent à convaincre. Cependant, ni les relations à couteaux tirés avec les Américains, ni la situation interne tendue ne semblent menacer les cadres sur lesquels repose la République islamique d’Iran (RII).

Sur les 600 volontaires ayant tenté de se présenter aux élections, seuls sept ont été retenus par le Conseil des Gardiens, qui ont essentiellement avalisé des candidatures proches du pouvoir religieux. Ce choix a provoqué les critiques du conservateur modéré M. Larijani, dirigeant du parlement iranien. Si le pluralisme de cette élection est donc pour le moins limité, les marges de manoeuvres du vainqueur sera elle aussi sévèrement contrainte par le contexte international.

Le pays connaît une pénurie de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline.

Après le retrait unilatéral américain de l’accord de Vienne, dit « Joint Comprehensive Plan of Action » (JCPoA) décidé par l’administration Trump, le rétablissement d’une politique de pression maximale a achevé d’asphyxier l’Iran. Les sanctions, loin de ne s’appliquer qu’au domaine militaire et à quelques personnalités ciblées, s’étendent à l’ensemble de l’économie. L’inflation galopante, la dépréciation folle de la monnaie iranienne, ainsi que la diminution vertigineuse des échanges commerciaux avec le reste du monde, ont provoqué l’arrêt de nombreux secteurs d’activité et la chute de la consommation des catégories populaires. Le taux de pauvreté s’étend actuellement à près de la moitié de la population. La viande, le lait, les fruits ou le pain se raréfient dans les ménages. Les jeunes, souvent très diplômés – 800 000 nouveaux détenteurs d’une licence chaque année -, peinent à s’insérer sur un marché du travail atone. Selon les estimations les plus récentes de la Banque mondiale, un jeune sur quatre est au chômage. À cela s’ajoutent les pénuries de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline. La pandémie du SARS-CoV-2 est venue confirmer la déliquescence du système de santé iranien, puisque le pays a connu le plus important taux de décès liés au virus dans le Moyen-Orient.

Pour une analyse de l’impact des sanctions en Iran, lire sur LVSL notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »

L’économie iranienne a connu des mutations importantes. D’un encadrement étatique appuyé, on est passé à une économie d’arrangements entre particuliers, marquée par la suppression de nombreuses normes et l’explosion du marché noir. Ce processus de dérégulation ne détonne pourtant pas excessivement avec la trajectoire que suit l’Iran depuis une quarantaine d’années. À l’instar de nombreuses économies autrefois strictement contrôlées par l’appareil d’État, le régime a dû se soumettre, dans un contexte de crise de la dette, à des plans d’ajustement structurel. En Iran, des réformes libérales ont été entreprises par les gouvernements successifs, à partir du mandat de M. Rafsandjani (1989-1997), alors même que « la volonté de lutter contre les inégalités sociales a sans doute été l’un des éléments les plus fédérateurs du discours pré-révolutionnaire des opposants au régime du Shah » [1]. Cette période coïncide avec la mise en place des premiers embargos sur le pétrole et le commerce extérieur. Face aux contraintes internationales – dévaluation structurelle du rial, pénurie de devises -, les gouvernements ont opté pour des campagnes de privatisations. Ces dernières ont été relancées et accélérées pendant la présidence Ahmadinejad, entre 2005 et 2013. Un comble, pour celui qui avait justement su séduire par sa critique des plans d’ajustement structurels…

L’aggravation de la situation économique se traduit par une désillusion politique croissante. Ces derniers mois, le Guide a affiché à plusieurs reprises sa préoccupation vis-à-vis d’un taux de participation potentiellement dérisoire. Les Iraniens n’entendent plus se rendre aux urnes, qui plus est suite à ce processus de sélection qui a drastiquement limité les options politiques. Interrogé par Le Vent se Lève, Thierry Coville précise : « Politiquement, on entend de plus en plus de gens qui se questionnent quant à l’intérêt de voter et la différence entre le camp réformateur et conservateur ». Ce risque d’abstention n’a rien d’une nouveauté. Lors des élections présidentielles et législatives de juin 2017 et de février 2020, les Iraniens avait déjà préféré rester chez eux. L’une des raisons réside peut-être dans l’incapacité chronique des candidats à proposer des mesures qui mettent en cause les carcans néolibéraux, qui conduisent à la dégradation de vie des Iraniens depuis trois décennies.

La pierre angulaire du nucléaire

Les pourparlers sur le nucléaire, qui ont repris le 6 avril par l’entremise de l’E3 – la troïka européenne composée de la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni -, surplombent l’ensemble de ces tensions internes. Pour Thierry Coville, la chose est acquise : « Ce qui peut rétablir une stabilité macro-économique en Iran, c’est le retour des Etats-Unis dans l’accord ». Contrairement aux idées reçues, l’élection qui se profile aura sans doute une influence mineure sur les négociations. Quoi qu’il advienne, le Guide suprême demeure l’ultime digue qui se dresse face aux Américains et aux Européens. Il apparaît même que ce dernier ait adopté la stratégie de la patience ; si la levée des sanctions figure parmi les conditions iraniennes sine qua non à un éventuel compromis entre les différents partis de l’accord, le leader ne se presse pas pour y parvenir avant le verdict du 18 juin. Et ce, pour une raison simple : la crainte d’un nouveau – et énième – tollé intérieur une fois la reprise économique amorcée. Pour la plupart des analystes et certains officiels, la nomination d’un tenant de la ligne « dure » au poste de président ne devrait pas, en somme, mener le prochain gouvernement à l’abandon du dialogue.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées dans la région.

En Iran, deux tendances s’affrontent quand il s’agit de se positionner sur la politique étrangère. D’un côté, les éléments les plus radicaux du régime revendiquent la surenchère nucléaire en vue d’abolir l’intégralité des sanctions, qui s’élèvent au nombre de 1 500 après la rupture inaugurée en 2018. Une levée qu’il appartient, in fine, au gouvernement américain de décider. De l’autre, ledit camp « modéré » vante le rapprochement avec les Occidentaux, tout en maintenant une hostilité affichée vis-à-vis des autres puissances régionales, israélienne et saoudienne.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques et politiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées au Liban, au Yémen ou en Irak. Du reste, les affrontements à distance avec les États-Unis garantissent leur légitimité auprès de la population, qui se soumet à la militarisation accrue du pays.

Les bouleversements régionaux et globaux ont jeté de nouvelles bases dont l’accord en devenir ne pourra faire fi. La donne a effectivement changé quant à l’évolution des relations entre puissances. Les accords d’Abraham, signés en 2020, marquent le début d’un processus de normalisation des rapports d’Israël avec les États arabes voisins. Bien qu’il demeure à l’état embryonnaire, le rapprochement avec la monarchie saoudienne a envoyé un signal clair à l’Iran : les lignes bougent et l’isolent un peu plus. En parallèle, le cadrage géopolitique de la région, encore largement dicté par Washington, semble évoluer. La Russie de Vladimir Poutine n’hésite pas à prendre fait et cause pour Téhéran, au moment de condamner les agissements de la Maison Blanche. Ainsi en est-il allé de la proclamation unilatérale d’un renouvellement des sanctions onusiennes, en septembre 2020, et de l’assassinat par drone du commandement des forces Al-Qods, M. Soleimani, décisions vivement dénoncées par les autorités russes. La Chine, elle, ne cache pas ses ambitions économiques. Elle a notamment annoncé un « pacte de coopération stratégique de 25 ans » avec l’Iran, le 27 mars dernier. Pékin, qui « a toujours soutenu l’Iran, comportement lié à la rivalité avec les Etats-Unis », analyse Thierry Coville, est devenu, au cours de la dernière décennie, le premier partenaire commercial de la République islamique. Sa présence n’aura, cependant, « pas un énorme impact sur les négociations », nuance le chercheur.

L’administration Biden a quant à elle suspendu son jugement, dans l’attente du résultat des élections. M. Blinken, Secrétaire d’Etat depuis l’élection de Joe Biden, a cependant affirmé le 8 juin 2021 que les États-Unis maintiendront « des centaines de sanctions […], y compris des sanctions imposées par l’administration Trump », renvoyant sine die l’espoir d’une désescalade aboutie. Ces divers épisodes d’inimitiés ponctuées d’accalmies ne laissent pas présager un retour dans l’accord en des termes identiques à ceux initialement définis.

L’hypothèse d’une crise de régime

Par-delà cet entrelacs de factions et d’intérêts se dégage un régime tenace. Aujourd’hui, la contestation populaire, si elle n’a pas complètement disparu, n’est plus d’actualité. La dernière véritable secousse aux revendications politiques remonte à 2009. Le « Mouvement vert » et des millions d’électeurs s’étaient alors insurgés contre le verdict des urnes, donnant M. Aminedjhad vainqueur. Une décennie plus tard, de tels soubresauts ne sont plus concevables. La répression féroce des autorités iraniennes n’y est pas pour rien. Selon un décompte réalisé par Amnesty International, en décembre 2019, le nombre d’assassinats perpétrés par le régime s’établirait à 304.

Mais la répression n’est pas le seul facteur de cette singulière résilience, qui caractérise une théocratie dont on prêche si souvent la fin. « Ce qui est frappant avec l’Iran, c’est la résilience de la société, qui a passé une grande partie de son histoire récente en situation de crise », rappelle T. Coville. Le plus saisissant, à rebours des chiffres rapportés – réels -, c’est de constater une part de bonne santé économique en Iran. La République islamique a en effet pu continuer de compter sur quelques exportations. Entre combines pour contourner les sanctions américaines – en mélangeant son pétrole avec la production irakienne, par exemple – et hausse de la vente du brut à l’étranger, avec l’écoulement d’un million et demi de barils par jour selon TankerTrackers en janvier 2021, l’économie iranienne « ne va pas s’effondrer » dans l’immédiat.

Au-delà, l’imaginaire de la citadelle assiégée semble maintenir le régime à flot. Et les mollahs iraniens ne s’y trompent pas. Ils n’ont de cesse de tirer sur la fibre nationaliste en agitant l’épouvantail du « Grand Satan » – utilisé pour désigner l’Empire américain – à coup de slogans éloquents, tels que down with the US (« à bas les Etats-Unis ») et de mobilisations de masse, comme la célébration en grande pompe des 30 ans de la RII le premier février 2019.

Néanmoins, il ne fait aucun doute que le régime joue sa survie dans les années qui viennent. Pour ce faire, un arbitrage à visages multiples s’impose : économique, religieux et souverain, quand on pense au dossier du nucléaire. Surtout, la question de la succession de Ali Khamenei, souffrant selon certains, se pose déjà dans les rangs du pouvoir. Sachant que le Guide suprême est le véritable chef de l’État, tous les regards se tournent vers l’après. En 1989, au moment de la disparition de l’instigateur de la Révolution, l’ayatollah Khomeini, des chambardements constitutionnels et théologiques avaient eu lieu : à partir de cette date, entre autres, le Guide n’est plus obligatoirement un marja, c’est-à-dire une « source d’imitation » dans le chiisme duodécimain, mais peut être désigné parmi le clergé moyen. Feront-ils office de précédent ? Les Américains, en coulisse, en ont fait une priorité ; l’amer constat d’un régime qui refuse d’abdiquer et qui reste, aux yeux du monde extérieur, un objet mal identifié.

Notes :

[1] Vahabi, M., Coville, T. (2017). « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, 1 (229),  pp. 11-31.

Jafar Panahi et Asghar Farhadi, l’Iran à l’écran

Firoozeh dans les Les Enfants de Belle Ville @MementoFilms

Les idées reçues sur la République islamique d’Iran et sa société sont légion et tendent à ternir l’image d’un pays déjà vu de manière négative par les médias et les opinions publiques en général. Pourtant, le cinéma iranien et en particulier les œuvres de Jafar Panahi et Asghar Farhadi offrent un tout autre regard, celui d’un Iran pluriel et tiraillé par nombre de débats et conflits internes. L’occasion d’opérer un retour sur l’histoire du régime et de la société iranienne à l’aune des longs-métrages des deux plus grands cinéastes iraniens du XXIème siècle.

LE CINÉMA, UNE VOCATION PAS COMME LES AUTRES SOUS LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE 

Jafar Panahi voit le jour en 1960, à Mianeh, dans l’Azerbaïdjan orientale, au Nord-Ouest de l’Iran. 1960 n’est guère une année charnière. Mohammad-Reza Shah domine sans partage le pouvoir depuis que Mossadegh a été renversé en 1953, mettant un terme à une période de pluralisme politique commencée avec l’abdication de Reza Shah en 1941. (1) Pour le cinéma, l’heure est à l’essor du film farsi, sorte de « production commerciale de qualité médiocre, banale et lucrative de films populaires » pour prendre les mots de Mamad Haghighat, qui se contente de reprendre la plupart du temps des films américains ou égyptiens, les «adaptant aux coutumes et traditions de la société iranienne». (2) À la fin des années cinquante, de nouvelles formes de récits voient le jour, consacrant un cinéma populaire et populiste, lequel met à l’écran des gens du peuple et des délaissés. (3) 

Enfant des quartiers déshérités de Téhéran, Panahi commence par l’écriture et plus particulièrement par la nouvelle. C’est presque par hasard que le jeune Jafar rencontre le cinéma : à douze ans, il joue dans un film tourné en super 8. Fasciné, il se découvre très vite un maître, Abbas Kiarostami et tous ses désirs de jeunesse se concentrent sur une seule passion,  le cinéma.

Juste avant d’entrer à l’université, Panahi découvrait, comme nombre d’Iraniens , le visage de l’ayatollah Khomeyni. Sa face, discernable de tous, était rendue singulière par le port d’un turban noir et d’une épaisse barbe blanche. Soutenu par une myriade de courants, allant des laïcs aux communistes, il renverse l’ancien régime pour y instaurer un ordre ancestral et sans classes.  La République islamique était née. Très vite, il se proclame « guide suprême » et avec l’éclatement précipité de la guerre Iran Irak, chef de guerre. Par chance, Panahi échappera à la mort mais sera emprisonné durant près de 70 jours.

Pareille atmosphère, Farhadi en fera aussi l’expérience. Ce dernier est plus jeune, il fête ses 7 ans quand le Shah tombe. L’Iran de l’enfance de Farhadi frappe par son ambivalence : si Téhéran s’affirme comme le gendarme du Golfe persique et semble être  peu à peu un acteur politique et économique important au Moyen-Orient, elle s’engouffre dans des difficultés économiques, consécutives à la baisse des revenus pétroliers. (4) À la crise d’un monde, se joint une rupture cinématographique. Pour Mamad Haghighat, le cinéma motafavet (différent) impose un style plus réaliste et réfléchi, donnant l’opportunité aux  cinéastes de se libérer des carcans précédents, essayant tous les styles et genres. (5) Malgré une lourde censure politique, nombre de films se revendiquent de ce courant et sont porteurs d’une réelle réflexion politique et sociologique, allant même jusqu’à symboliser un cinéma du désespoir. Le film motafavet par excellence demeure La Vache (Gav), présent à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en 1971 et à la Mostra de Venise ou Dariush Mehrjui dépeint avec réalisme le monde rural. C’est ce même film qu’Asghar Farhadi met à l’honneur dans Le Client (Fouroushandey), à travers sa projection par un des personnages principaux, Emad (Shahab Hosseyni), professeur dans le secondaire. 

La ville de Téhéran. Capture d’écran @Arte

Comme pour Panahi, Farhadi fera ses débuts dans le cinéma sous la République islamique. Comme pour Panahi, son attrait pour le cinéma lui vient tôt, dès l’âge de 13 ans. Cette vocation n’est pas sans origines et le cinéaste mentionne bien souvent la figure de son  grand-père,  remarquable conteur. (6) Poussé par celui-ci, il se met à tourner des films de 8mm, illustrant un réel penchant pour le « petit écran ». Il est vrai que les années soixante-dix demeurent l’acte de naissance du court-métrage et du super-8 en Iran, format idéal pour enregistrer la vie quotidienne des gens. Emporté par cette effervescence, le jeune Farhadi  s’efforce de produire, chaque année et ce jusqu’au bac, un court métrage.

De la Révolution de 1979, le cinéma iranien en sort vaincu. Symbole de la culture occidentale et de sa civilisation, les mollahs portent le pari d’en détruire toutes les représentations. (7) La fermeture des cinémas devient un phénomène massif et ceux-ci sont remplacés par des boutiques, des restaurants ou encore des bureaux des comités des Gardiens de la Révolution. Le cinéma résiste mais reste encadré, devant servir l’idéologie du régime : le scénario est contrôlé ; les acteurs choisis avec soin ; le tournage ainsi que le montage et la sonorisation sont eux aussi inspectés. La guerre Iran-Irak oblige l’État à se mobiliser davantage et le cinéma devient l’outil par excellence d’une propagande devant inciter les iraniens à aller au front. 

Il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société.

En 1989,  à la mort de Khomeyni, la censure est toujours aussi grande : la caméra ne doit pas être mahram (intime) ; celle-ci ne peut montrer une femme sans son voile, même lorsqu’elle est seule chez elle alors que les hommes eux, ne peuvent être montrés qu’en chemises manches longues. Enfin les couples, même mariés, ne peuvent se toucher. À l’évidence, il s’agit ici de créer un cinéma « détaché de toute corruption morale » selon l’expression d’Agnès Devictor, mais qui dans le même temps, s’éloigne d’une représentation fidèle de la société. (8) Cette volonté de bâtir une « communauté idéalement islamique » à l’écran conduit à des incohérences,  comme le port de la tenue islamique de façon encore plus contraignante que dans l’espace social réel. (9) Pendant le même temps, le cinéma continue de faire l’objet de vives convoitises, en particulier celles de deux institutions concurrentes :  le Département Cinématographique du Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamiques rattaché au gouvernement et le  Centre Artistique de l’Organisation de la Propagande Islamique à la solde du Guide. (10)

C’est dans ce contexte singulier de la mise en place d’une vaste politique d’islamisation que Panahi entre à la faculté de Cinéma et de Télévision de Téhéran. Les années quatre-vingt dix symbolisent la reconnaissance internationale du cinéma iranien et de cinéastes comme Abbas Kiarostami, Bahram Beyzai, ou bien encore Mohsen Makhmalbaf. L’image et la technique générale ne cessent de se parfaire tandis que nombre de films s’exportent massivement à l’étranger. C’est l’époque du « nouveau cinéma iranien » et de la fin du paradigme blasphématoire du cinéma, caractérisé par le refus des mollahs, motivé par les hadiths, de toute forme d’image. (11) L’État, bien conscient de l’influence d’Hollywood, investit massivement dans la culture.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Au même moment, la carrière de Panahi s’inaugure. Il réalise son premier court-métrage Deuxième regard et après un parcours universitaire sans embûche, brillant peut-on même dire, il devient l’assistant d’Abbas Kiarostami dans le tournage d’Au travers les oliviers. (Zir-e darakhatan-e zeytoun) C’est à la fin des années 1990 que Jafar Panahi réalise son premier film, Le ballon d’or (Badkonake sefid) empreint des idées de Kiarostami. Pendant ce temps-là, le jeune Farhadi, devenu étudiant, s’installe sur les bancs de la faculté de Téhéran. Ce n’est pourtant pas à l’étude du cinéma qu’il s’attellera, mais à l’art dramatique, le jury l’ayant contraint à aller dans cette direction. Alors que sa destinée semble basculer, il tombe rapidement amoureux du théâtre, qu’il décrit comme un « coup du destin». (12) Durant près de sept années, il se forge une personnalité artistique, s’initiant à Eugène Ionesco mais aussi à Henrik Ibsen dont il emprunte le pendant social. À Harold Pinter enfin, il consacra son mémoire de fin d’études. En 1998, il est diplômé et fait déjà preuve d’une grande expérience : tournage de six courts-métrages, scénarios et réalisation de deux séries pour la télévision.

Les années 2000 constituent pour les deux cinéastes une consécration, lesquels vont reprendre les principaux thèmes du cinéma iranien, du drame social à la représentation de la femme, tout en contournant à leurs manières les drastiques règles qui régissent le cinéma.

Asghar Farhadi, capture d’écran @Arte.

UNE GÉOGRAPHIE SOCIALE : TÉHÉRAN ET L’AILLEURS

L’univers de Panahi et de Farhadi est tout droit dirigé vers l’Iran. Leurs œuvres épousent la République islamique et en particulier sa capitale, Téhéran. De cette dernière, ils en font leur théâtre, leur scène la plus intime. Et le symbole même de Téhéran demeure l’avenue Ali Vasr, sorte de microcosme de la ville, qui relie riches et pauvres, religieux et laïcs. Nombre de films deviennent l’objet d’une véritable géographie sociale, à l’instar par exemple de Sang et or (Tala-ye sorkh), Prix du Jury d’un certain regard au Festival de Cannes en 2003. (13) Dans ce film, Panahi propulse le spectateur dans la routine et la monotonie de gens ordinaires, se faisant le passeur de Vittorio De Sica, réalisateur en 1948 du Voleur de Bicyclette.

Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres.

Tel est le destin de Hussein Aqa (Hossain Emadeddin), que l’on voit déambuler dans la ville en scooter, arpentant le sud puis le nord de la ville, des bidonvilles aux tours d’habitation, en passant par les maisons palatiales. Ce livreur de pizza, animé par une éternelle quête de reconnaissance, ne peut être que frappé par l’ascension sociale de son ancien camarade de front, M.Shayesteh (Pourang Nakhael), membre à présent de la classe moyenne aisée. Il ressent d’autant plus d’humiliation quand il se fait rejeter d’une bijouterie, avenue Jordan, quartier cossu de Téhéran. Chez un client, expatrié revenu de Washington, il se met à rêver qu’à son tour, il deviendra riche et puissant. En compagnie d’Hussein, le spectateur découvre  aussi le poids de la présence policière, symbolisé par la discrète mais féroce police des mœurs, qui n’hésite pas à venir gâcher la soirée de jeunes téhéranais venus danser. Sous le sillage de la caméra de Panahi, « psychanalytique, chirurgicale, pénétrante, brutale » pour reprendre Hamid Dabashi, Téhéran apparaît comme un labyrinthe aux multiples lignes de frictions, où les plus paupérisés regardent les plus nantis, ou les hommes dominent les femmes, ou les détenteurs de l’autorité oppriment les autres. (14) En somme, le lieu idoine pour mettre en scène les promesses déchues d’une Révolution islamique qui s’était faite au nom des déshérités (mostazafan). L’occasion au passage de déroger à la règle qui interdit de dépeindre l’univers social avec noirceur , seul un « misérabilisme conventionnel » et moral devant prévaloir aux yeux du clergé. (15) Ce qui n’a pas échappé au pouvoir iranien, qui a interdit Sang et Or à la diffusion. Une telle action ne sera pas une simple parenthèse puisque à partir de ce moment, la totalité des films de Panahi feront l’objet d’une censure étendue.

Le jeune Hussein Aqa, capture d’écran @Youtube.

Il est aisé de retrouver une telle démarche dans le cinéma d’Asghar Farhadi. Chez le réalisateur iranien, cette expérience de la réalité des territoires se fait aussi sentir. (16) Dans Une Séparation (Jodai-yé Nader az Simin, 2011) Ours d’or du meilleur film, César du meilleur film étranger, Oscar du meilleur film en langue étrangère, le cinéaste donne à voir le quotidien harassant d’une jeune femme des quartiers populaires du Sud de Téhéran. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Razieh (Sareh Bayat) doit effectuer chaque jour un interminable trajet pour rejoindre un quartier bourgeois de Téhéran afin d’y faire le ménage et de garder un vieil homme atteint de la maladie d’Alzheimer. Flanquée de sa jeune fille, la femme semble vite dépassée devant l’ampleur de la tâche, alors que dans le même temps, elle doit gérer les aléas de sa grossesse qu’elle cache à son employeur Nader (Peyman Moadi) à l’aide de son tchador.

Réalisé peu de temps après le mouvement vert de 2009, Une Séparation illustre le climat social à l’orée de la décennie 2010, caractérisé par le gouffre toujours plus grand qui sépare certains pans de la population. Un tel mouvement de contestation est représentatif de ce fossé : s’il porte les revendications des couches intellectuelles aisées – droit des femmes, égalité, justice, liberté, démocratisation du régime – il a été incapable de mobiliser les classes les plus appauvries. (17) Comme en 2009, deux couples s’affrontent, aux univers mentaux et culturels opposés. D’un coté, Razieh et son mari Hodjat (Shahab Hosseini), un couple pieu et attaché aux traditions, membre des classes populaires, devant faire face aux conséquences de la pauvreté ; de l’autre côté, Nader et Simin (Leila Hatami) symbole de la classe moyenne aisé, qui par leur mode de vie urbain, par leur façon de se vêtir mais aussi de se mouvoir et de s’exprimer, pourraient vivre dans n’importe quelle métropole cosmopolite.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés.

Dans l’œuvre de Farhadi, c’est finalement deux mondes qui se côtoient, lesquels apparaissent comme deux univers disjoints et presque totalement étrangers à l’autre. Deux mondes néanmoins visibles aux yeux de tous et notamment des Iraniens, puisque la plupart des films de Farhadi sont autorisés à être diffusés. Quoi qu’il en soit, il ne va pas sans dire qu’Une Séparation sera une pleine réussite, rendant la presse iranienne totalement dithyrambique, surtout après que le film ait glané la plus grande des récompenses, en l’occurrence un Oscar. Alors que l’agence de presse Irna s’est réjouie du succès du réalisateur iranien, le quotidien réformateur et indépendant, Etemaad, titrera : « Le succès d’un Iranien dans une soirée très française ». Ce qui tranche avec l’accueil réservé à Jafar Panahi en Iran. (18)

Simin @Mementofilms

Les deux réalisateurs ne se contentent pas seulement de faire de Téhéran le centre de leur œuvre. Héritiers d’une « modernité cinématographique iranienne » dont le road-movie constitue l’un des piliers, Panahi et Farhadi poursuivent les traces de cinéastes comme Abbas Kiarostami ou encore Mohsen et Samira Mokhamalbaf lesquels ont dessiné une cartographie variée, allant de la province du Gilan au Nord de l’Iran, à Dezli et Palanga, dans le Kurdistan iranien et irakiens. (19)

Agissant en « cinéaste social », ils n’hésitent pas à se perdre dans les confins de l’Iran. Dans Trois visages (Se rokh), Prix du scénario au Festival de Cannes en 2018, Jafar Panahi retourne dans la terre de ses origines, au Nord-Ouest de l’Iran. Pendant quelques heures, il prend place au sein d’une communauté rurale aux accents azéries. Il y confronte son progressisme et aperçoit que dans ce coin reculé d’Iran, un important carcan religieux empêche une jeune fille, Marziyeh (Marziyeh Rezaei), d’aller au conservatoire. 

Farhadi s’échappe lui aussi vers d’autres rivages, délaissant la frénésie, l’anarchie et l’irrationalité d’une ville qui selon lui, « change de visage à une allure délirante, qui détruit tout ce qui est ancien, les vergers et les jardins, pour le remplacer par des tours ». Dans A propos d’Elly (Darbareye Elly), Ours d’argent en 2009, il filme la luxuriante mer Caspienne à travers les péripéties d’un groupe d’amis diplômé en droit. Suivant les traces de son confrère Bahram Beyzai, qui avait fait de cette mer un lieu d’élection, il décrit comme nombre de ses pairs – à l’instar de la jeune réalisatrice Ida Panahanedh – une Caspienne qui ne fait plus rêver, symbole d’une société déchirée qui tente péniblement de gérer ses contradictions. (20)

HEURTS ET MALHEURS DE LA CLASSE MOYENNE

Là ou le cinéma de Farhadi se démarque de celui de Panahi, c’est dans le pari fait à l’exploration d’un Iran « contradictoire, certes, néanmoins moderne, jeune, dynamique, perpétuellement en mouvement et en constante négociation ». C’est à une description exhaustive, détaillée d’une classe sociale, la classe moyenne, que Farhadi s’attelle.

Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne.

Pour être précis, le cinéaste iranien jette un regard froid sur la troisième génération (nasl-e sevvom). Celle-là précisément arrivée à maturité à l’époque post-révolutionnaire et qui a intégré la totalité des valeurs islamiques . Farhadi se fait alors observateur de son propre milieu social d’origine et met à l’écran des couples dont le principal point commun demeure le fait de devoir faire face à un imprévu et à un drame qui les questionne. Tant sur leur rapport à la tradition et la modernité, au passé et au futur, au juste et à l’injuste, au mensonge et à la vérité. La mise à l’épreuve de ces couples conduit le cinéaste à mettre en perspective de façon subtile l’organisation sociale iranienne, laquelle valorise l’honneur (namus). (21) Elle amène aussi les iraniens à pratiquer la taqiyeh populaire pour reprendre le terme de Stephen Poulson. En effet, afin de protéger leur intimité et de négocier les règles en vigueur, une majorité d’individus s’est adonné à des pratiques interdites par les autorités islamiques iraniennes, comme assister à des fêtes mixtes, boire de l’alcool, écouter de la musique occidentale et regarder des films hollywoodiens. (22) Au quotidien, la taqiyeh peut aussi conduire, comme nous le verrons,  à des mensonges dévastateurs.

C’est justement le rapport à la tradition et à la vérité qui accompagne le spectateur tout au long d’À propos d’Elly. Ici,  le réalisateur iranien met en scène trois protagonistes : trois couples et leurs enfants, Ahmad (Shahab Hosseyni), un trentenaire tout juste rentré d’Allemagne, après un premier mariage raté et une jeune femme, Elly (Taraneh Alidousti) – que Sepideh (Golshifteh Farahani), jeune épouse d’Amir (Mani Haghighi), souhaite présenter au jeune homme. Farhadi est à côté de ce groupe de jeunes, non pas pour montrer leur confort, mais pour nourrir l’infernale machine de leurs contradictions. Une scène est représentative de ce constat, lorsque Amir s’emporte contre Sepideh, justifiant sa violence par des propos qui pourront choquer le spectateur :  « elle m’a obligé à porter la main sur elle. » Le jeune homme, symbole de la classe moyenne cultivée, archétype des manifestants qui ont revendiqué une égalité des droits entre les sexes, porte néanmoins encore « les traces d’un passé traditionaliste »  pour reprendre les mots de Farhadi. (23)

Le groupe de jeune qui est au centre du drame d’A propos d’Elly @Mementofilms

Au-delà de cet attachement inconscient à la tradition, le cinéaste iranien  dépeint des relations sociales mises à mal par plusieurs mensonges, dont un plus grave que les autres : Sepideh explique à la logeuse, à l’insu des deux jeunes gens, qu’Elly et Ahmad sont jeunes mariés et qu’ils effectuent leur lune de miel. (24) Lorsque la jeune Elly disparaît, le groupe d’amis est mis en contact avec le véritable fiancé. Ils n’osent toutefois pas leur dire ce qui est arrivé à sa femme. Ce sera finalement la logeuse qui apprendra au fiancé qu’Elly et Ahmad lui ont été présentés comme mariés. Face à ce terrible drame, les acteurs mesurent les conséquences des dissimulations au sein de leur propre groupe et de leurs couples. Certainement aussi, le film fait écho au climat de son temps. Sorti quelques jours avant la réélection de Mahmoud Ahmadinejad et la fin du mouvement vert, il met en avant l’omniprésence de la dissimulation et l’importance du récit de la tristesse et du deuil – lui-même symbolisé par le paradigme de Karabala – dans la société iranienne. (25) Si les premières minutes du film semblent remplies de rire, de joie et de bonheur, rompant avec une tristesse institutionnalisée, le reste du film vire au cauchemar. Farhadi nous fait alors saisir l’essentiel, celui d’un sentiment profond de crise de la jeunesse iranienne. Il y dresse une allégorie de la classe moyenne aisée : à l’euphorie du début, que l’on peut assimiler à l’engagement de celle-ci, plein d’espérance, dans la campagne présidentielle de 2009 au côté du candidat réformateur Mousavi, se joint le désespoir. Celui-là même qui accompagne le reste du film avec la disparition d’Elly et l’effondrement tout entier d’un groupe d’amis. Celui-là même qui fait écho à la fin du mouvement vert et à sa sanglante répression. (26)

En 2016, dans Le Client, la mise à l’épreuve d’un couple de la classe moyenne occupe aussi Asghar Farhadi. Contraints de quitter leur immeuble en raison de travaux, Rana (Taraneh Allidousti) et Emad s’installent provisoirement dans un appartement qui a été auparavant occupé par une prostituée. Un soir où Rana est restée seule, elle est violée. La jeune femme doit alors faire face à son traumatisme. Silencieuse, elle éprouve une honte prononcée, tandis que dans le même temps, elle tente d’oublier ce qu’il s’est passé. Alors qu’elle refuse de porter plainte, son mari décide de mener l’enquête et se fait à la fois juge et bourreau. Au point que le spectateur interroge la démarche d’Emad : fait-il cela pour l’amour de sa femme, ou bien pour sauver l’honneur de sa famille ? Le film constitue à bien des égards un débat moral complexe autour de l’honneur et de la  tentation,  de la honte et du pardon. En témoigne la réaction de la presse conservatrice et de  Raja News qui affirme que le film constitue « le film le plus vicieux de Farhadi » parce qu’il « remet en question la colère sainte » d’Emad. (27) Il sera néanmoins autorisé à la diffusion et Farhadi continuera à être « l’élu des mollah ».

LA CENTRALITÉ DE LA FIGURE FÉMININE : L’HORIZON INDÉPASSABLE DU PATRIARCAT ? 

Ce qui frappe surtout dans l’œuvre des deux réalisateurs, c’est la place accordée à la figure féminine. Comme le décrit Agnès Devictor, sous le Shah, les femmes occupaient  à l’écran trois rôles principaux : « celui de mère traditionnelle », « d ’épouse docile » et de « séductrice dangereuse ». (28) Avant 1979, les femmes demeurent ainsi peu considérées et seul Bahram Beyzai s’attachera à dépeindre des personnages féminins plus complexes, éloignés des archétypes traditionnels. La Révolution islamique ne constitue guère une rupture puisqu’elle marginalise la femme, lui ôtant une grande partie de sa féminité. Elles doivent alors incarner la bonté, la droiture et l’honnêteté. Il faut attendre les années quatre vingt pour que  la femme joue un rôle plus positif, parfois même central. L’exemple le plus éloquent demeure le film de Kiyanush Ayari en 1988, Au-delà du feu, ou une femme « traditionnelle » réalise un acte dangereux qui permettra de sauver son mariage avec l’homme qu’elle aime.

Jafar Panahi, lui,  rompt clairement avec l’esprit des films islamiques et souligne le poids de la société patriarcale et traditionaliste iranienne. Dans Hors-Jeu (Offside), Ours d’argent à la Berlinale en 2006, un groupe de jeunes femmes tentent d’affronter l’ordre du genre spécifique à l’Iran. Ce qui les poussent à réaliser un acte banal, mais qui en Iran n’est pas anodin : se rendre à un match de football au Stade Yazidi de Téhéran. Depuis la révolution islamique, les Iraniennes se voient refuser l’accès aux stades pour les compétitions de football masculines – officiellement pour les protéger de la grossièreté masculine. Ici, les femmes sont au centre du récit, porteuses d’initiatives et de revendications. Tour à tour, les jeunes filles font preuve de malice, parvenant pour certaines à voir quelques minutes du match. Certes, elles échouent toutes, se retrouvant à la fin aux mains de militaires que le spectateur pourrait considérer comme machistes, paternalistes et zélés. Toutefois, Panahi n’enferme pas les deux sexes opposés dans d’irréductibles schémas, donnant à ceux-ci une épaisse identité. Les personnages féminins, si elles doivent quitter le stade, pour se retrouver aux mains de la police des mœurs, auront formé un collectif à la force inégalée, tout en coopérant avec leurs homologues masculins, lesquels sont loin d’être diabolisés. 

Un peu avant, en 2000, Panahi s’était fait remarquer en réalisant Le Cercle (Dayereh). Dans ce film, Lion d’or à la Mostra de Venise , le cinéaste iranien se concentre sur la vie de trois jeunes détenues : deux sont temporairement libérées de prison et la troisième s’est échappée pour se faire avorter. Sans issues, leur existence apparaît à l’écran comme sinistre, sans espoir, alors que dans le même temps, Panahi s’autorise à filmer une prostituée fumant devant la caméra. Jamais auparavant une critique de la société n’avait été aussi acerbe : «  Il n’y a de vie décente pour aucune d’entre elles, car chacune est structurellement condamnée soit par sa propre fragilité, soit par sa situation sociale – prostitution, grossesse, avortement, crime, oppression masculine – à vivre une vie en marge d’une société qui ne s’en soucie pas. » affirme Hamid Naficy. (29)

Mojdeh @Mementofilms

Moins idéaliste et engagé, Farhadi consacre aussi l’entièreté de son œuvre à la figure féminine. Faisant preuve de prudence, insistant sur la complexité et les contradictions inhérentes à la vie quotidienne, il dépeint des masculinités et des féminités. Loin de caricaturer les femmes, il fait de celles-ci une figure entreprenante, symbole du futur. Comme le rappelle Asal Bagheri, dans nombre de films du cinéaste iranien, la femme manœuvre pour changer la situation difficile dans laquelle le couple est enfermé, malgré l’obstination des hommes pour que rien ne change. Se fondant en autres sur la La Fête du feu (Cbabarshanbe Suri, 2007) elle appuie son propos sur quelques moments primordiaux du film, comme lorsque Mojdeh se fait battre par son mari après qu’elle ait tenté de découvrir qu’il lui était infidèle ou quand la maîtresse est celle qui met fin à sa relation avec le mari de Mojdeh, malgré ses pleurs. (30)

Dans chaque film de Farhadi, les décisions les plus importantes sont prises par un personnage féminin. Ce que le réalisateur assume parfaitement, évoquant « leur oppression dans l’histoire de l’Iran » qui «  les a tellement harassées qu’elles revendiquent aujourd’hui leurs droits et leur place ».

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante…

Les deux réalisateurs demeurent conscients du rôle prépondérant joué par les femmes dans l’histoire de l’Iran. Ce sont elles qui ont été à l’avant-garde de la Révolution constitutionnelle de 1906 ou encore de la Révolution islamique de 1979. Elles aussi qui aujourd’hui représentent 60 % de la population étudiante, occupent des postes de privilèges dans les grandes entreprises et siègent dans l’hémicycle du Parlement. (31)

Dans le même temps, le réalisme de Farhadi le pousse  à mettre en lumière la toute puissance de la figure masculine, laquelle est enfermée dans un système d’honneur et de fierté caractérisé par d’importants privilèges. Dans ses films, de nombreuses scènes de violences physiques sont filmées, en particulier contre les personnages féminins et notamment les plus démunis et subordonnés. Par ailleurs, Farhadi dépeint des couples portés par une vision traditionnelle de la famille, ou la femme est l’unique et seule actrice de l’économie domestique. Dans le domaine juridique, le deuxième sexe pâti de l’absence totale d’égalité juridique et du caractère dépassé de la jurisprudence islamique. Ce que les féministes islamiques ont ardemment critiqué, particulièrement dans la période de la reconstruction ( 1989-1997) à travers des magazines féminins comme Zanân, Farzaneh ou Zan, mais aussi durant la mandature de Ahmadinejad ( 2005-2013) ou les régressions dans les droits et les activités des femmes ont été légions. (32) À cet égard, la scène du début, au tribunal des affaires familiales,  constitue un exemple parmi tant d’autres du statut de seconde zone de la femme en Iran. Lorsque le juge avertit Simin, l’épouse de Nader, que ses raisons de divorcer sont insuffisantes (elle souhaite partir à l’étranger avec sa fille mais son époux refuse)  il se met à énumérer des motifs plus sérieux : l’addiction du conjoint à la drogue ; le fait qu’il la bat ; ou encore qu’il ne subvienne pas à ses besoins. Si ces divers motifs sont utilisées comme exemple, étant cités des article 1129 et 1130 du Code civil iranien, ils illustrent le caractère conditionnel du droit de la femme à divorcer en Iran, l’épouse de Nader ayant besoin de l’accord de ce dernier pour divorcer.

Il semble y avoir chez Farhadi et Panahi bien plus de ressemblances que de dissemblances. Certes, le premier est adulé en Iran et n’a jamais pris position contre le pouvoir en place. Respectueux de la norme islamique, il est autorisé à se produire dans son pays, devant alors jouer de la censure afin de filmer le réel avec le plus de fidélité possible. Le second quant à lui est  indésirable, connu tant pour son parti pris contre la mollarchie que pour être un  virtuose du contournement de la censure. En 2010, après s’être rendu à une cérémonie en mémoire de Neda Agha Soltan, manifestante tuée par les bassidjis (miliciens du régime) lors des manifestations de 2009, Jafar Panahi est condamné à six ans de prison et il lui est interdit de réaliser des films ou de quitter le pays pendant vingts ans. Rien pourtant n’arrête le cinéaste iranien : en 2015, il sort Taxi Téhéran (Taxi) et se mue en chauffeur muni de sa GoPro, prenant le pouls de sa ville natale. Au-delà de cette gestion des contraintes politiques, l’œuvre des deux principaux cinéastes iraniens porte en elle des similitudes somme toute bluffantes. Ils sont tous les deux des « pathologistes de la vie sociale » pour reprendre Stefan Zweig, s’attachant à dépeindre la lutte des classes qui fait de Téhéran une ville aliénante, dénonçant l’hypocrisie d’une prétendue République islamique porte-parole des déshérités, décrivant les multiples facettes de la condition féminine. Dans la droite lignée de Bahram Beyzai, d’Abbas Kiarostami, de Mohsen Makhmalbaf ou encore de Dariush Mehrjui, ils ont concouru à dresser un portrait fidèle de l’Iran, multiple, moderne, tiraillé par ses contradictions, mais aussi porteur d’universalité. Loin des poncifs décrivant la République islamique comme arriérée et archaïque.

1. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. La Découverte, 2017
2. Mamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, BPI Centre Georges Pompidou, 1999
3. Ibid.
4. Djalili, Mohammad-Reza, et Thierry Kellner. Histoire de l’Iran contemporain. op.cit.
5. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
6. Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
7. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, Paris, CNRS, 2004
8. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au présient Khâtami, op.cit.
9. Agnès Devictor. Corps codés, corps filmés : le contrôle du corps des femmes dans le cinéma de la République islamique d’Iran. In: Culture & Musées, n°7, 2006
10. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
11. Hamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien 1900-1999, op.cit.
12.Laure Adler, Entretien avec Asghar Farhadi, L’heure bleue, France Inter,  13 novembre 2016
13. Agnès Devictor, L’Iran mis en scène, Espaces et signes, 2017
14. Hamid, Dabashi, Masters and Masterpieces of Iranian Cinema, Mage Publishers, 2007
15. Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cit.
16. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
17. Max-Valentin Robert, « Iran : d’une insurrection l’autre », Le Vent Se Lève, 31 mai 2019. https://lvsl.fr/iran-dune-insurrection-lautre/ 
18. «Cinéma. Le succès d’un Iranien aux oscars. » Courrier International, 28 février 2012.
19. Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
20.Agnès Devictor, L’Iran, mis en scènes, op.cit.
21. Digard J.-P., 2011, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne », Terrain, n° 57, pp. 36-47
22. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, Bloomsbury Publishing, London, 2009 
23. Dossier de presse du film A propos d’Elly de Memento Films
24. Digard J.-P, « À propos d’À propos d’Elly. Le mensonge à l’iranienne »
25. Bataille commémorée chaque année, au cours de laquelle l’imam Hussain, sa famille et ses partisans ont été tués dans les plaines de Karbala par le calife omeyyade Yazid et ses forces. Voir Langford Michelle, Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
26. Langford Michelle , Allegory in Iranian Cinema The Aesthetics of Poetry and Resistance, op.cit.
27. «Vu d’Iran.“Le Client” d’Asghar Farhadi : un film qui irrite les conservateurs », 8 novembre 2016, Courrier international.
28.Agnès Devictor, Politique du cinéma iranien : de l’âyatollâh Khomeyni au président Khâtami, op.cité
29. Asal Bagheri,« Qu’est-ce que le cinéma d’Asghar Farhadi révèle de la société iranienne ? », in Iran, une société face à la mondialisation, Paris, Moyen-Orient, octobre-décembre 2016
30. Hamid Naficy, A Social History of Iranian Cinema: Volume 4: The Globalizing Era, 1984–2010. Durham: Duke University Press, 2012)
31. Minoui, Delphine. « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, vol. 99, no. 3, 2010, pp. 83-89
32. Kian-Thiébaut, Azadeh. « Le féminisme islamique en Iran : nouvelle forme d’assujettissement ou émergence de sujets agissants ? », Critique internationale, vol. 46, no. 1, 2010.

SWIFT : l’atout de l’Occident contre la Russie et la Chine ?

Parmi les sanctions envisagées contre la Russie, on trouve son exclusion du système SWIFT. Le réseau interbancaire SWIFT créé en 1973 constitue un impensé des enjeux géopolitiques contemporains. Fondé à La Hulpe en Belgique puis contrôlé indirectement par le Trésor américain dans les années 2000, ce réseau fait depuis une vingtaine d’années l’objet de nombreuses stratégies de contournement en provenance notamment de la Chine et de la Russie. Utilisé à des fins politiques lors de conflits internationaux tant par les États-Unis que l’Union européenne, le système SWIFT est critiqué par un nombre croissant de ses adhérents en raison de sa situation hégémonique. Il convient alors d’interroger non seulement le pouvoir exercé par les États-Unis sur ce réseau, mais également l’état d’avancement des alternatives en cours de développement par ses pourfendeurs et les conséquences qu’auraient ces dernières.

Au lendemain des attentats du 11 septembre, l’administration Bush entame une « guerre mondiale contre le terrorisme » ayant pour principal objet l’éradication de l’organisation Al-Qaïda. Pour ce faire, les agences fédérales commencent à chercher des moyens de remonter les réseaux de financement occultes ; « following the money » devient un mantra des agences de renseignement. La proclamation de l’état d’urgence par George W. Bush et l’adoption le 26 octobre 2001 par le Congrès américain du Patriot act – ainsi que d’une suite d’autres textes d’application extraterritoriale – vont offrir à ces agences un cadre légal d’exception. Le décret présidentiel 13224 1 confère ainsi au département du Trésor américain, placé sous l’autorité de l’un des membres du cabinet du président, une compétence partagée avec le FBI et la CIA 2 en matière de traque de ces réseaux financiers. Dans le cadre de l’exécution du décret, le département du Trésor ouvre secrètement le « Terrorist finance tracking program » (TFTP) dont l’un des volets principaux consiste à utiliser les données stockées sur les serveurs de la société SWIFT en Virginie. Ces données étant considérées par le droit européen comme des « données personnelles » 3, la société belge n’est en principe pas habilitée à les transférer au département du Trésor – ce qu’elle fera pourtant. Si l’existence du programme reste, un temps, confidentielle, une série d’articles publiés en juin 2006 par le New York Times, le Wall Street Journal et le Los Angeles Times en révèle l’existence.

L’affaire SWIFT : une affirmation de l’extra-territorialité du droit américain au détriment du droit européen de la protection des données personnelles

C’est à cette date que commence véritablement « l’affaire SWIFT » : la révélation du New York Times attire l’attention des institutions européennes, au premier chef du Parlement européen qui, quelques semaines plus tard, adopte une résolution 4, rendue notamment, en vertu de la Convention européenne des droits de l’Homme et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Le Parlement européen constate ainsi une violation du droit européen 5 et rappelle que tout transfert de données personnelles appartenant à des citoyens européens doit se faire dans le cadre légal définit par la directive 95/46/CE 6. En effet, si « (…) le système juridique américain ne considère pas le droit à la protection des données personnelles comme un droit fondamental dont la portée serait générale et préfère fractionner la protection au moyen de textes sectoriels » 7, la protection des données personnelles est, au contraire, en Europe, considérée comme l’une des articulations les plus importantes du droit fondamental à l’intimité de la vie privée. C’est à ce titre que la directive 95/46/CE impose aux entreprises traitant des données personnelles de communiquer aux utilisateurs de la plateforme l’identité des personnes morales pouvant y accéder. Il est presque absurde, tant cela paraît évident, de dire que les utilisateurs du réseau n’avaient pas été informés par la société SWIFT que leurs informations personnelles pourraient être transmises au département du Trésor américain.

Que comprendre derrière l’emploi de l’acronyme SWIFT ? Ce dernier peut prêter à confusion tant son caractère est polysémique. SWIFT, au départ, signifie en anglais prompt, rapide, immédiat. C’est le nom anglais du martinet, figure aérienne de l’extrême rapidité. SWIFT est aussi l’acronyme du réseau de communication financière ayant remplacé l’antique système des téléscripteurs. Ce « centre nerveux du secteur bancaire mondial » propose des services de messagerie bancaire standardisée. Il s’agit, une fois la négociation entre deux acteurs financiers achevée, de permettre la transmission des informations bancaires nécessaires à la future transaction. SWIFT c’est ensuite le nom de la société coopérative belge créée en 1973 pour gérer ces flux de messages financiers. Le groupe est détenu et géré par ses adhérents, au nombre desquels on compte certaines des plus importantes institutions financières mondiales – des banques, certes, mais aussi des sociétés de courtages et des bourses d’échanges. SWIFT c’est enfin le code contenant les informations bancaires relatives à l’auteur et au bénéficiaire de ladite transaction. On y trouve des données relatives au pays dont ils sont issus, mais également à l’établissement financier au sein duquel sont situés leurs comptes (Deutsche Bank, Banque postale, etc.) et à l’agence qui doit réceptionner la transaction.

Les informations transitant sur le système SWIFT sont donc nombreuses, avec plus de 5 milliards de messages échangés en 2014, mais également mondiales, puisque les transactions SWIFT mettent en lien les opérateurs financiers de tous les continents. Elles sont surtout cruciales car l’accès aux données SWIFT signifie premièrement, avoir la faculté de retracer les opérations financières à travers le monde, ensuite, pouvoir en identifier les auteurs et, enfin, pouvoir évincer du réseau certains États et/ou agents privés.

SWIFT est donc tout sauf un acteur neutre. Les données sont stockées sur deux serveurs, situés aux Pays-Bas et aux États-Unis, chacun ayant en mémoire l’intégralité des données échangées sur le réseau. De cette localisation géographique découle une domination du programme par deux acteurs : l’Union européenne et les États-Unis. La société privée SWIFT est en effet à la fois sujet de droit européen et sujet de droit américain. Elle peut, à ce titre, se voir contrainte à certaines actions par les deux entités politiques, ce qui n’est pas sans générer des conflits d’intérêts.

Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ?

Plus qu’un exemple des atteintes portées aux droits du citoyen européen, l’affaire SWIFT est l’illustration frappante des pressions dont peuvent faire l’objet les sociétés européennes présentes aux États-Unis 8. Imagine-t-on l’embarras et le dilemme de la société SWIFT au moment où l’administration Bush l’a secrètement sommée 9 de communiquer certaines données sensibles présentes sur ses serveurs ? Il lui aura fallu choisir entre enfreindre le droit européen à l’insu des autorités du même nom ou… regimber ouvertement à l’application du droit américain et assumer la confrontation avec les autorités fédérales. Aussi comprend-on aisément son choix de se plier aux injonctions américaines : un espoir subsistait pour la société belge de ne jamais voir sa collaboration avec le département du Trésor révélée et ainsi de ne point avoir à traiter du problème juridique majeur posé par sa double nationalité. Compte tenu du caractère stratégique du positionnement de la société SWIFT, il était évident que l’entreprise aurait, d’une manière ou d’une autre, à traiter avec les renseignements américains. Pourtant, jusqu’aux révélations du New York Times, l’Union européenne ne s’était pas inquiétée de cette situation.

L’affaire SWIFT est en cela l’illustration de l’inertie des institutions européennes. Une fois même la collaboration de la société SWIFT avec le département du Trésor dévoilée, leurs réactions à l’application extraterritoriale du droit américain furent non seulement lentes, mais également complaisantes. Lentes car il aura fallu non moins de dix ans à la Commission européenne pour parvenir à mettre entièrement fin à la situation désastreuse résultant du TFTP. Sur le plan pratique, trois ans auront été requis pour que la société SWIFT mette fin au système « back-up » 10 et rapatrie sur le vieux continent les données européennes stockées en Californie11.

Sur le plan juridique, en raison de sa volonté de ne négocier qu’une simple mise en conformité du programme américain au droit européen, l’Union européenne a, bien involontairement, laissé le TFTP prospérer. Les accords SWIFT II12, ratifiés le 05 juillet 2010 par le Parlement européen, maintenaient ainsi une transmission des données vers le continent américain et en conditionnait la transmission aux fins de la lutte contre le terrorisme. Très vite, un rapport de l’Autorité de contrôle commune d’Europol critiquait le caractère illusoire de cette convention internationale. En effet, l’autorité de contrôle constatait, dans un rapport remis au Parlement européen, que l’intégralité des données européennes demandées par les autorités américaines avaient été communiquées par l’agence chargée d’en limiter la transmission : Europol13.

Pour ce qui est de la complaisance on relèvera la phrase, prononcée en février 2009 à l’occasion de la présentation des conclusions d’un rapport sur le TFTP au Parlement européen, du vice-président de la Commission européenne, le centriste Jacques Barrot, en charge de la justice, de la liberté et de la sécurité : « Je suis heureux de pouvoir confirmer que, dès le départ, la département du Trésor américain s’est montré soucieux de respecter les garanties en matière de traitement des données personnelles (…), notamment en matière de limitation aux stricts besoins de la lutte contre le terrorisme. La valeur ajoutée apportée par le TFTP dans le domaine de la lutte contre le terrorisme est notable, en particulier en Europe »14.

In fine, force est de constater que le seul mérite de cette affaire aura été de sensibiliser la Commission européenne aux thématiques de la souveraineté numérique, la conduisant à proposer, en janvier 2012, un projet de règlement en matière de protection des données personnelles. Ce texte, adopté en mars 2014 par le Parlement, pose certains principes-clés tels que le consentement « explicite » et « positif » à la communication des données personnelles à des tiers ou encore le « droit à l’effacement ». Enfin, ce règlement fait partie des rares dispositions de droit européen à bénéficier d’un principe d’application extraterritoriale. Il aura donc fallu attendre plus de dix ans pour que la Commission européenne réponde, dans cette affaire, à l’extraterritorialité par l’extraterritorialité.

Une absence de position claire de la part de l’Union européenne qui demeure tournée vers les intérêts américains

La position des pays européens à l’égard de SWIFT est ainsi pour le moins paradoxale. L’Union européenne s’est retrouvée coup sur coup contrainte de trouver une alternative à un service de messagerie sécurisé de transferts interbancaires qui, bien que détenue par ses adhérents (plus de deux cents banques dans le monde entier), n’en est pas moins une société de droit belge. Le directeur du think tank berlinois Global Public Policy Institute y voit la conséquence directe de la « militarisation américaine de l’interdépendance et des goulots d’étranglement tels que SWIFT. L’Union Européenne a joué le jeu tant que c’était dans son intérêt et maintenant cela se retourne contre elle sous la forme de sanctions qui visent ses principaux intérêts de politique étrangère ». Comme rappelé, il faut attendre les attentats du 11 septembre 2001 ou plutôt l’article du New York Times en 2006 qui révèle que la CIA exploite clandestinement les données du réseau SWIFT, le tout sans aucune base juridique (après avoir écarté l’option d’un piratage pur et simple des serveurs SWIFT) pour que les Européens commencent à prendre conscience de la mesure du problème. Dans la confidence depuis 2002, les banques centrales suisses, néerlandaises et belges se contentent de garanties de la part du Trésor américain. Devant le rythme croissant des requêtes du ministère des Finances américain, SWIFT a bien tenté de restreindre le cadre de prélèvement de données mais sans jamais mettre en cause le transfert.

En 2006, la couverture médiatique des agissements américains rend plus difficile d’ignorer la position de faiblesse dans laquelle se retrouve l’Union européenne. La justice belge réclame une délimitation légale des injonctions américaines. À défaut de pouvoir réellement contrarier les plans d’ingérence américaine, il s’agit pour les Européens de sortir de l’ombre l’opération et de la poursuivre selon un compromis transatlantique encadrant les conditions de prélèvement de données. Cela permettrait de s’assurer qu’elles n’excèdent pas le motif de la lutte anti-terroriste. Ainsi, le refus de divulguer ces informations n’apparaît à aucun moment comme une possibilité, et l’indignation médiatique se traduit dans les négociations par une certaine résignation. En témoignent les modestes garde-fous que le premier projet des accords SWIFT met en place. Si le G29 accuse SWIFT d’avoir enfreint la législation européenne, l’accord SWIFT I en 2007, proposant notamment l’établissement de serveurs en Suisse et aux Pays-Bas et, qui conserve une copie de sauvegarde des données transférées ; les maigres mesures proposées sont loin de convaincre le Parlement européen qui demande une renégociation.

D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à subir les conséquences d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts.

Plus satisfaisant, l’accord SWIFT II en 2009 instaure le principe du push plutôt que pull, c’est-à-dire la transmission de données bancaires depuis l’Union européenne et non directement puisées à la source par les Américains. Cette précaution était censée permettre un contrôle renforcé sur la nature des informations transmises et ne relâcher que le strict nécessaire. Elle s’est néanmoins révélée insuffisante alors que les requêtes américaines se faisaient suffisamment vagues pour y échapper. Là encore, le cap de la coopération inconditionnelle est maintenu. En dépit des protestations émanant de la commission de protection de la vie privée belge, Guy Verhofstadt, alors Premier ministre du royaume, s’empresse de rassurer les Américains : « Le système est en place et la commission ne demande pas que nous arrêtions ». Quand bien même les garanties sur la sécurité des données bancaires des citoyens européens se révéleraient insuffisantes, le transfert de données apparaît comme la position par défaut quand il s’agit d’une requête américaine. Cela rend difficile l’établissement d’un rapport de force crédible dans les négociations. D’ailleurs, il est de notoriété publique que les Américains n’ont pas respecté les accords SWIFT II, n’ayant pas à en subir les conséquences de la part d’une Union européenne qui peine à faire respecter ses intérêts 15.

L’utilisation du réseau SWIFT comme levier de pression géopolitique

Au regard des enjeux politiques, économiques et financiers, l’importance du programme SWIFT paraît évidente : être connecté à ce réseau revient à être connecté aux marchés financiers ; en être expulsé conduit alors inévitablement à un assèchement de ses canaux de financement. Bien qu’il existe des moyens de contourner ce type de sanction, la procédure est lourde, lente et coûteuse : elle « oblige à avoir des comptes partout à travers le monde »16.

Conscient de ce fait, États-Unis comme Union européenne usent de leur domination du réseau SWIFT comme d’un instrument de rétorsion. Ainsi, en 2014, le Parlement européen constatant d’une part « que l’intervention militaire directe et indirecte de la Russie en Ukraine, y compris l’annexion de la Crimée, constituent une violation du droit international, notamment de la charte des Nations unies, de l’acte final d’Helsinki et du mémorandum de Budapest de 1994 »17 et, d’autre part, « que la Russie s’attaque à la sécurité de l’Union en violant régulièrement l’espace aérien de la Finlande, des États baltes et de l’Ukraine (…) » décide de « condamner vivement la Fédération de Russie pour la « guerre hybride » non déclarée qu’elle mène contre l’Ukraine ». Ce faisant, dans sa résolution 2014/2841(RSP), l’institution européenne propose « d’envisager l’exclusion de la Russie de la coopération nucléaire civile et du système SWIFT ». Si la Commission n’est guère passée à l’acte, il faut bien voir qu’en matière financière la menace est une forme raffinée de sanction ; les banques hésitent toujours à valider des flux se dirigeant vers un pays menacé d’exclusion du réseau SWIFT, de peur d’investir dans des entreprises vouées, à plus ou moins court terme, à l’asphyxie financière. 

En revanche, contrairement à l’Union européenne, les États-Unis ont largement dépassé le stade des menaces. En raison du refus de Téhéran d’abandonner son programme nucléaire, trente banques iraniennes ont été, de 2014 à 2016, déconnectées du réseau SWIFT. À cette époque, les sanctions, bien qu’exécutées par les États-Unis, se font en concertation avec l’Union européenne 18. Il n’en va guère de même en 2018 quand le 45ème président des États-Unis, Donald Trump, décide de rétablir et d’alourdir les sanctions pesant sur Téhéran. Sont ainsi bannies cinquante banques iraniennes. Benyamin Netanyahou se réjouit : « Les sanctions américaines visant à déconnecter l’Iran du circuit bancaire international SWIFT asphyxieront le régime terroriste au pouvoir en Iran ».

Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis privilégient, quant à eux, le règlement unilatéral des différends et le recours à la coercition.

Cet épisode met en évidence, une fois encore, la relation asymétrique pesant lourdement sur l’alliance transatlantique. Quand les Européens privilégient, entre Alliés, le dialogue, la concertation et le recours aux institutions onusiennes et multilatérales, les États-Unis préfèrent régler unilatéralement les différends et recourir à la coercition – allant même jusqu’à prendre le risque, au passage, de sanctionner les entreprises européennes installées en Iran entre 2016 et 2018 19. Notons également qu’au moment de rétablir les sanctions, les États-Unis ne tolérèrent même pas la mise en place entre l’Iran et l’UE 20 d’une « exemption humanitaire » visant à maintenir partiellement la connexion des banques iraniennes au réseau SWIFT afin qu’elles puissent poursuivre l’importation de biens de premières nécessités tels que les produits pharmaceutiques, agricoles ou agroalimentaires 21. L’administration Trump s’était ainsi montrée intraitable, excluant toute concession tant qu’« un changement tangible, démontrable et durable de la politique iranienne » 22 n’aurait pas eu lieu.

L’utilisation abusive par les Américains de leur pouvoir sur le réseau SWIFT a, ces dernières années, encouragé le développement de réseaux de communication financière locaux et régionaux. « Chaque réseau de communication possède ses propres spécificités. Ils sont plus ou moins développés, fiables et normalisés ; ils ne sont généralement pas compatibles avec tous les formats de message » 23 mais permettent tous de contourner SWIFT. Certains membres de l’Union européenne – la France, l’Allemagne et l’Autriche – ont eux-mêmes mis en place un « système de communication bancaire électronique standardisé » 24 régional.

Ce type d’instrument a connu un vif succès dans des pays tels que la Chine, la Turquie ou l’Iran, particulièrement susceptibles de voir le couperet américain s’abattre. La Banque centrale russe a, par exemple, en 2014, développé son propre réseau de communication financière baptisé « System for transfer of financial messages » permettant le transfert de données financières à l’intérieur de la Russie. Mais ces réseaux de communication, locaux ou régionaux, se concentrant sur un marché intérieur nécessairement restreint, ne sont néanmoins pas des alternatives convaincantes au réseau SWIFT, seulement des instruments permettant, au besoin, de le contourner.

Le cas iranien révèle les dépendances financières de l’Europe

De 2012 à 2015, puis en 2018 après une courte accalmie permise par les accords sur le nucléaire, le retour des sanctions financières américaines, promesse de campagne de Donald Trump, contraint donc SWIFT à suspendre une partie des banques iraniennes de son réseau. SWIFT s’est retrouvé pris en étau entre une double injonction, celle émanant de l’Union européenne menaçant ses entreprises de sanctions en cas de soumission aux sanctions américaines, et la menace que les Américains eux-mêmes faisaient peser sur le réseau s’ils ne respectaient pas le rétablissement des sanctions. Or, de ce nouveau bras de fer, les Américains sortent une nouvelle fois gagnants face à une Union européenne décidément incapable d’asseoir son autorité sur une société qui siège en son giron même.

Quelques voix européennes commencent tout de même à s’élever en faveur de la nécessité de créer une architecture financière en dehors du dollar. L’idée que la zone euro doit acheter son gaz et son pétrole iranien dans sa propre monnaie commence à faire son chemin 25. En 2019 l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni créent l’INSTEX qui reproduit les fonctions de SWIFT mais en dehors de son réseau et au sein d’un circuit restreint qui comprend aussi la Suède, le Danemark, la Belgique, la Norvège, la Finlande et les Pays-Bas et qui souhaite garder des liens économiques avec l’Iran hors du dollar afin de maintenir l’accord sur le nucléaire. Ce réseau alternatif reste néanmoins limité pour le moment aux denrées alimentaires et aux produits médicaux. En parallèle, plusieurs stratégies sont évoquées dont certaines relèvent du bricolage : des entreprises gardent un contact avec les banques iraniennes grâce à des messageries ad-hoc ou en proposant d’utiliser le code IBAN plutôt que SWIFT pour identifier les comptes bancaires. Des hypothèses plus sérieuses circulent comme celle de désolidariser SWIFT de Target 2, le système de règlement brut pour la zone euro. Il est trop tôt, toutefois, pour conférer un caractère doctrinal à ces velléités de court-circuitage de SWIFT comme en témoigne le recadrage public par Angela Merkel de son ministre des Affaires étrangères Heiko Maas pourtant soutenu par Bruno Le Maire dans ses ambitions de faire de l’Union européenne la référence en terme de contrepoids financier aux États-Unis dans le monde.

Le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne « un espionnage paré des vertus de la légalité ».

Si l’édiction de sanctions commerciales à l’encontre d’États ou d’organisations ayant violé le droit international est un moyen de pression diplomatique courant – que ce soit de la part de l’ONU, des États-Unis ou de l’Union européenne – l’effet volontairement extraterritorial de ces mesures, c’est-à-dire leur application à des États tiers ne s’étant rendus coupables d’aucune infraction, est une spécificité de l’approche américaine.

L’affaire SWIFT est en cela, dans toutes ses dimensions, un révélateur. Un révélateur d’une mutation profonde de la perception des États-Unis de ce que sont les relations internationales : une « great power competition » (compétition stratégique), au sein de laquelle il s’agit avant tout de faire valoir les intérêts de la nation américaine. L’Union européenne et en particulier l’Allemagne et la France sont, dans ce cadre, particulièrement exposées, considérées comme des adversaires économiques qui nourrissent son déficit commercial. Raison sans doute pour laquelle, le partenaire américain a pris l’habitude de pratiquer sur de nombreux membres de l’Union européenne : « un espionnage paré des vertus de la légalité ». 26 – dont le TFTP (« terrorist finance tracking program ») ou encore le décret présidentiel 13224, évoqués plus haut, ne sont finalement que des avatars. Si cet enjeu semble avoir été, depuis peu, intégré par les autorités nationales 27 comme européennes, elles peinent encore, en réponse, à définir une « politique juridique extérieure » 28 globale et cohérente.

La Chine déploie en réponse son propre système alternatif

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : il est nécessaire pour elle de renforcer son pouvoir au sein d’un monde multipolaire, mais aussi d’obtenir un certain nombre de garanties vis-à-vis d’éventuelles sanctions américaines dans les années à venir. Pour y parvenir, dès 2009 et, à la suite de la politique de quantitative easing menée par la FED, Zhou Xiaochuan, le gouverneur de la Banque centrale de Chine avait appelé à un renforcement du rôle des DTS (droits de tirages spéciaux pour compléter les réserves des pays) du FMI face au dollar, même si cela n’avait en définitive pas abouti. Peu de temps après, la Chine a commencé à promouvoir, en parallèle de sa politique d’accumulation d’or afin de rétablir un étalon à terme, le règlement des échanges bilatéraux en renminbi (RMB) avec quelques avancées dans les pays en voie de développement et un axe clef avec Moscou.

En 2015, une nouvelle étape est franchie lorsque la Chine crée CIPS, infrastructure de paiements internationaux en RMB qui, bien que pensée pour concurrencer SWIFT, se coordonne toujours avec le système précédent en attendant que CIPS soit plus opérationnel et compétitif. Le conflit n’est donc pas frontal, CIPS concentre sa présence dans le domaine des « clearance and shimpent » tandis que SWIFT conserve son rôle central en matière de messagerie bancaire. Face à l’absence de succès escomptée suite à la mise en place du système SWIFT GPI accroissant la vitesse des transferts, la Chine a opté pour une solution, à la fois complémentaire et alternative afin de contourner SWIFT : le yuan digital. Encore balbutiante dans le domaine domestique bien que dotée d’atouts certains (le cryptoyuan recourt à la blockchain et peut faire office non seulement de monnaie mais aussi de système de paiement) 29, ce choix s’est récemment trouvé secondé par une autre voie, celle des circuits alternatifs. D’abord instaurés entre Moscou et Pékin pour le commerce bilatéral (réduisant de 50% les échanges en dollars entre ces deux nations au début de l’année 2020 30), ces circuits s’étendent de plus en plus et permettent également une légitimation autonome du système alternatif à SWIFT 31. CIPS compte par ailleurs différentes banques étrangères comme actionnaires 32 (HSBC, Standard Chartered Bank, la Bank of East Asia, DBS Bank, Citi Bank, Australia and New Zealand Banking Group et BNP Paribas).

La Chine, dont les velléités impérialistes s’affirment de jour en jour, conteste de son côté l’hégémonie du dollar en se fondant sur une logique double : renforcer son pouvoir tout en se protégeant d’éventuelles sanctions américaines.

Néanmoins, un véritable frein structurel demeure à l’internationalisation du RMB. Cette monnaie n’est pas librement échangeable et la Chine opère toujours, pour des raisons évidentes d’autonomie des circuits financiers internes au pays, un strict contrôle des capitaux. Consciente de ces difficultés, la Chine use notamment de sa présence dans d’autres territoires grâce aux Nouvelles routes de la soie. Son fort investissement dans ces territoires doit pousser les nations occidentales à investir dans leurs infrastructures en ayant recours à des emprunts en yuan et en rejoignant, directement ou non, son système alternatif à SWIFT, mais il doit aussi contrecarrer le vieux modèle américain du pétrodollar.

En outre, la Chine s’est constituée un véritable maillage financier capable de s’étendre davantage. Depuis 2019, un projet d’alliance en matière d’échanges monétaires entre la Russie, la Chine et l’Inde a vu le jour : l’Inde qui ne possède pas encore de système indépendant de transferts de fonds sur son territoire aurait ainsi recours à la Banque centrale de Russie afin d’autoriser ses propres transferts en dehors du système SWIFT 33. Si cette alliance renforce l’émergence et l’autonomisation de l’EAEU (Eurasian Economic Union), elle s’inscrit également dans la perspective que s’était fixée CIPS pour la fin de l’année 2020, à savoir rattacher mille institutions directement ou indirectement au sein de son système 34. Avec les conséquences de la pandémie du Covid-19, la reprise rapide de l’économie chinoise et les risques qu’elle fait peser sur la politique économique américaine, l’extension de CIPS et de ses canaux de diffusion au sein des BRICS semble être une nécessité pour la Chine dans les années à venir si elle souhaite se prémunir de nouvelles sanctions américaines vis-à-vis de ses transferts internationaux.

SWIFT, système cher, lent et faillible, aujourd’hui concurrencé

Pourtant, les efforts déployés paraissent démesurés face aux critiques que le système SWIFT subit. Comme indiqué au départ, un message envoyé par SWIFT contient en résumé toutes les informations concernant une transaction. Dans ce système, chaque institution possède un identifiant unique – le code BIC/SWIFT. Un message typique contient en en-tête l’identifiant BIC (Bank Identifier Code) de l’institution émettrice, suivi de l’identifiant de la nature de l’opération à réaliser, puis du BIC de l’institution réceptrice. Le corps d’un message décrit les montants et la devise utilisée, le compte du client dans l’institution émettrice, ainsi que d’autres informations sur la transaction. Toutes les institutions membres du réseau utilisent la même syntaxe de messages, mais aucun fonds ne transite par SWIFT lui-même : le système ne fait que gérer les messages qui permettent aux transactions internationales de se dérouler de manière fluide.

Pour pallier les défauts de ses prédécesseurs, il offre trois avantages centraux. D’abord, SWIFT utilise une syntaxe de messages simple et standardisée, de sorte à limiter l’erreur humaine dans l’exécution des ordres de transaction. Ensuite, il assure la non-répudiabilité des ordres passés, c’est-à-dire qu’un agent ayant effectué une transaction ne peut la nier. La trace de chaque transaction est ainsi conservée, et aucun des acteurs ne peut nier l’avoir effectuée. Enfin, il se veut être un système de messages extrêmement sécurisé.

Le système SWIFT est actuellement concurrencé sur chacun de ces points qui font sa force. Tout d’abord, la standardisation des messages liés aux transactions financières progresse dans le monde, avec notamment l’émergence de la norme ISO20022 35, qui propose une syntaxe unifiée pour toutes les transactions financières au monde. Cette norme est en passe de devenir le standard mondial de référence, puisqu’elle devrait couvrir environ 90% des virements à haute valeur d’ici à 2025 selon le cabinet KPMG 36.

Sur la non-répudiabilité des paiements ensuite, puisque d’autres technologies (notamment fondées sur la blockchain) permettent d’aussi bons résultats pour moins cher. Sur la sécurité enfin, avec les brèches révélées par des attaques récentes, la solidité du système SWIFT pose question. Tout cela est renforcé par la relative rigidité du système. Il est relativement cher, puisqu’un virement SWIFT sera facturé entre 15 et 60 dollars au client suivant l’institution bancaire, ou alors une commission variable de l’ordre de 3%. Il est de plus lent, un virement mettant 2 à 5 jours à arriver à destination – même si cette durée se trouve réduite à un jour avec le nouveau système SWIFT GPI, on reste très loin de transactions en temps réel.

Le système SWIFT est aujourd’hui concurrencé sur chacun de ses précédents points de force.

Face à un système cher, lent, centralisé, et comportant des brèches de sécurité, la technologie la plus couramment envisagée aujourd’hui pour mettre en place un système de paiement alternatif est la blockchain, qui répond en théorie à chacun de ces problèmes. Tous les projets basés sur la blockchain n’ont pas le même objectif, mais un en particulier vise précisément à faciliter les virements internationaux : il s’agit de Ripple, avec son produit RippleNet, dont l’ambition est de permettre à l’argent de s’écouler aussi facilement que l’information. Ripple est également en transition vers la norme ISO20022, et offre indéniablement une solution plus rapide que SWIFT : une transaction prend moins de 5 secondes et coûte environ 4 centièmes de centime de dollar 37, alors que la dernière version de SWIFT, baptisée SWIFT GPI, propose de régler un paiement en une journée pour le coût habituel d’un virement SWIFT. En ce qui concerne la sécurité, la grande force de Ripple est de reposer sur des transactions de pair à pair des membres du réseau. Il existe donc en théorie plusieurs chemins possibles pour faire parvenir des fonds d’un portefeuille A à un portefeuille B. Cependant, la faille principale identifiée par des chercheurs 38 de la Purdue University dans l’Indiana, est la dépendance d’un grand nombre de portefeuilles à des nœuds importants : si ceux-ci venaient à subir une attaque, quelque 50 000 portefeuilles pourraient être coupés du réseau. Cette étude, datant de 2017, est la seule de cette ampleur à avoir été réalisée, et il est donc probable que la situation ait évolué depuis.

L’émergence des monnaies digitales : une menace pour la suprématie financière américaine ?

Le précédent vénézuélien, où le recours au bitcoin a pu représenter une façon de contourner le blocus américain, et surtout l’émergence du Libra donnent des idées aux Iraniens, Européens et Chinois. La crainte de laisser l’enjeu des crypto-monnaies dans les mains d’un acteur privé doté d’une base d’utilisateur qui se chiffre en milliards inquiète même Washington. La BCE envisage elle le déploiement d’une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) basée sur le blockchain, en prévision du yuan digital et de sa réponse américaine ; le dollar digital, fruit d’une collaboration entre le MIT et la FED. 

Les conditions d’élaboration de cet euro digital demeurent encore assez floues mais seront déterminantes pour une solution qui risque de faire émerger plus de problèmes qu’elle n’en résoudra. En l’état, cette MNBC européenne est pensée comme un système de cash digital distribué entre les banques commerciales et la banque centrale et constitue davantage qu’une simple monnaie, il s’agit d’une architecture financière qui contient son propre système de paiement. En cela, et en dépit des problématiques techno-politiques que le déploiement d’une telle monnaie risque de faire peser, l’enjeu du contrôle du système monétaire international a le mérite d’être posé. La BCE réfléchit d’ailleurs à la possibilité d’un déploiement à échelle extra-européenne et le gouverneur de la banque de France laisse présager un objectif ambitieux lorsqu’il considère la MNBC comme le moyen pour l’Union européenne de devenir rapidement « le premier émetteur au niveau international et (en) tirer ainsi les bénéfices réservés à une monnaie de banque centrale de référence ». Ces signaux faibles n’ont pourtant donné lieu à aucune réalisation concrète, et il est fort peu probable que l’institution européenne risque une guerre financière ouverte avec les États-Unis.

Du côté des acteurs privés, si la solution apportée par Ripple offre des avantages techniques indéniables, elle demeure sous le contrôle de son créateur, l’entreprise Ripple Lab, dont le fondateur Chris Larsen possède 5 milliards de tokens XRP (identifiant du Ripple), sur un total de 50 milliards en circulation. L’entreprise et son fondateur possèdent donc un pouvoir considérable sur le réseau. Si un pays l’utilise, il ne gagne donc fondamentalement pas en autonomie, et rien ne garantit qu’il ne se trouve pas sous la menace d’être déconnecté du réseau un jour, comme ont pu l’être certains pays dans le réseau SWIFT. Le réseau n’a pour l’instant pas montré de faillite conséquente, mais rien ne garantit non plus que cela n’arrivera pas. Enfin, là où la NSA utilisait SWIFT pour du renseignement 39, il serait probablement plus complexe de faire de la surveillance de masse à travers le réseau Ripple, mais certainement pas de surveiller tous les agissements d’individus ou d’organisations ciblées.

Notes :

1 : Renouvelé chaque année depuis.

2 : Compétence partagée avec le FBI et la CIA et en consultation avec le département de la Justice.

3 : Article 2 de la Directive 95/46/CE transposée en France par une série de décrets entre 1999 et 2007.

4 :  Pour consulter le détail de la résolution du Parlement européen du (06/07/2006) : https://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//TEXT+TA+P6-TA-2006-0317+0+DOC+XML+V0//FR

5 : Plus précisément de la directive 95/46/CE (24/10/1995) sur la protection des données personnelles : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX%3A31995L0046

6 :  Abrogée en 2018.

7 : MONTBEYRE Richard, Le transfert de données bancaires à caractère personnel vers les Etats-Unis : aspects juridiques de l’Affaire SWIFT, Droit-Tic, févr. 2008 : http://www.droit-tic.com/pdf/Aspects-juridiques-Swift.pdf

8 : Voir à cet égard le récit du président de la division chaudière d’Alstom Frederic Pierucci dans son ouvrage Le piège américain, 2019

9 : Au moyen d’une « compulsory subponea », sorte d’injonction administrative se transformant en sanction pénale si elle n’est pas exécutée par le destinataire (amende, peine de prison) : les compulsory subponeas se passent de l’intervention du pouvoir judiciaire pour être contraignante. Cette catégorie d’actes du pouvoir exécutif américain s’est particulièrement développée au lendemain des attentats du world trade center, dans un article pour la Legal Opinion Letter (02/12/2005), Michael R.Sklaire constate : « The use of the administrative subponea has blurred the line between civil and criminal enforcment »

10 : Mécanisme de copie de sauvegarde aux Etats-Unis de l’ensemble des données conservées par la société sur les serveurs européens (et inversement).

11 : En Suisse.

12 : L’accord SWIFT I ayant été rejeté par le Parlement en février 2010 : force est de constater que les EUA auront continué à avoir un accès total au contenu de la base de données SWIFT de 2006 à 2009.

13 :  Le rapport constate que les demandes des services américains « étaient tellement succinctes que l’agence (Interpol) n’a pas été en mesure d’en vérifier la conformité avec l’accord », ce qui ne l’a au demeurant pas empêchée de les communiquer.

14 : Voir communiqué de presse 1 février 2009 : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_09_264

15 : Il va être intéressant à ce sujet de suivre les faits et gestes de Joe Biden sur ce dossier, lui qui avait prononcé un discours en vue de convaincre les européens de coopérer en pleine négociation des accords.

16 :  GARABIOL Dominique, banquier et professeur associé à l’université Paris 8 : https://fr.sputniknews.com/international/201807251037359973-brics-transactions-financieres/

17 : Résolution du Parlement européen du 13 mars 2014 sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie (2014/2627(RSP)) : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:52014IP0248

18 :  À l’instar des EUA, l’UE décide en 2011 de sanctionner l’Iran (Règlement 359/201) au moyen du gel de certains avoirs, d’un embargo militaire et d’embargos sectoriels ; pour plus de détails voir : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Institutionnel/Niveau3/Pages/39d02b33-eab4-4090-bff7-f44605fe2e6e/files/16127a0c-8a51-41db-a4bb-079b45083606

19 : On notera le commentaire du Ministre de l’économie français, Bruno le Maire : « l’Europe doit cesser d’être la victime collatérale des sanctions extraterritoriales américaines ».

20 : La « troïka européenne » : Allemagne, Royaume-Uni, France.

21 : Biens n’étant pourtant théoriquement pas frappés par les sanctions américaines.

22 : Bulletin d’information de l’Institut kurde de Paris (page 61) : https://www.institutkurde.org/publications/bulletins/pdf/400.pdf

23 : SENGMANY Paul, Mémoire Master 2019 : « Les alternatives au Correspondant Banking » https://www.afte.com/sites/default/files/inline-files/Mémoire%20du%203e%20prix%20ex%20aequo%20-%20SENGMANY%20Paul.pdf

24 : Electronic Banking Internet Communication Standard

25 : Pour rappel en 2004 l’Union européenne avait été incapable d’empêcher les américains lorsque Saddam Hussein avait décidé d’acheter son pétrole en euros. Pour convaincre un pays d’acheter en euros ou en yuan il faut pouvoir avoir la garantie de ne pas subir le courroux américain en représailles comme l’a montré récemment l’exemple de Total.

26 : Rapport URVOAS 2014 : https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-off/i2482.asp (voir chapitre III : « Le défi du renseignement économique et financier »)

27 : Note DGSI 12/04/2018 « Panorama des ingérences économiques américaines en France » : « Les entreprises françaises […] font l’objet d’attaques ciblées, notamment par le biais de contentieux juridiques, de tentatives de captation d’informations et d’ingérence économique »

28 : LEBLANC-WOHRER Marion, « Le droit, arme économique et géopolitique des États-Unis », Politique étrangère, 2019

29 : Néanmoins, depuis le 13 novembre 2020, la deuxième plus grosse banque de Chine propose d’acheter des obligations en bitcoins (58 Mio le premier jour). À terme, la China Construction Bank entend mettre à disposition 3 milliards d’obligations sous cette forme. Il ne s’agit pas de bons destinés nécessairement à des investisseurs professionnels, 100 suffisent pour en obtenir un contre plus de 1500 pour les obligations habituelles en yuan. Sur ce sujet, voir : https://www.scmp.com/business/banking-finance/article/3109331/china-construction-bank-sells-us3-billion-worth-debt

30 : https://iz.ru/1041303/2020-07-29/dolia-dollara-v-torgovle-rf-i-kitaia-vpervye-opustilas-nizhe-50

31 : La Chine se sert ainsi de ses propres agences de notation pour mettre en avant l’utilisation de CIPS par des banques étrangères, russes en l’occurrence. Voir à ce sujet : https://www.rt.com/sponsored-content/504670-credit-bank-moscow-asian-award/

32 : https://www.reuters.com/article/china-banks-clearing-idUSL3N2F115E

33 : https://economictimes.indiatimes.com/news/economy/foreign-trade/india-russia-china-explore-alternative-to-swift-payment-mechanism/articleshow/72048472.cms?from=mdr

34 : https://asia.nikkei.com/Business/Finance/China-s-global-yuan-push-makes-inroads-in-Asia-and-Africa

35 : Détails de la norme ISO20022 : voir https://www.iso20022.org/

36 : A new standard for payments, https://home.kpmg/xx/en/home/insights/2020/02/payments-standard.html

37 : Site de Ripple : https://ripple.com/insights/speed-and-cost-of-payments-dont-need-to-be-at-odds/

38 : MIT Technology Review, “First Large Scale Analysis of the Ripple cryptocurrency network”, https://www.technologyreview.com/2017/06/16/151164/first-large-scale-analysis-of-the-ripple-cryptocurrency-network/

39 :  Reuters, “Hacker documents show NSA tools for breaching global money transfer system” , https://www.reuters.com/article/us-usa-cyber-swift-idUSKBN17H0NX

Iran contre Arabie saoudite : l’illusion d’un conflit religieux

http://www.alquds.com/articles/1571305856477612400/
© القدس

Le 3 janvier 2016, l’Arabie saoudite et l’Iran annonçaient une rupture diplomatique. Bien que soudaine, cette dégradation des relations entre les deux grandes puissances de la région n’a pas pour autant été perçue comme un coup de tonnerre ; les rapports qu’entretenaient Ryad et Téhéran étaient en effet loin d’être au beau fixe, les deux États s’opposant sur le plan politique et religieux, dans une région minée par les conflits confessionnels. Doit-on, dès lors, présenter la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran comme une rivalité d’ordre religieux ? Si la variable confessionnelle ne doit pas être négligée, elle est loin d’être le principal paramètre expliquant l’antagonisme entre les deux puissances régionales. Sous couvert d’une apparente lutte opposant le sunnisme au chiisme, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est avant tout géopolitique, les deux États se livrant une véritable guerre d’influence dans la région.


Aux origines du schisme de l’islam

À la mort du Prophète Mahomet en 632, la question de sa succession se pose. À la suite de quelques dissensions d’ordre politique, une véritable guerre civile éclate en 655. Pour les sunnites, défenseur de la sunna — la tradition —, le premier successeur du Prophète n’est autre qu’Abou Bakr, fidèle compagnon de Mahomet, nommé calife à la disparition de ce dernier. Pour les chiites, il s’agit d’Ali, gendre et cousin du Prophète, proclamé calife en 656. De ce schisme naissent alors deux conceptions doctrinales divergentes de l’islam. Pourvus d’un clergé très hiérarchisé, les chiites laissent place à une certaine interprétation de l’islam et du Coran ainsi qu’au culte des martyrs, tandis que les pouvoirs politique et religieux sont séparés. Les sunnites, quant à eux, prônent une application plus stricte du Coran, considéré comme une œuvre divine, et refusent son interprétation, tandis qu’ils consentent à ce que les pouvoirs politique et religieux soient exercés par la même autorité.

Majoritaires, les sunnites représentent aujourd’hui près de 85% des 1,8 milliards de musulmans. Les chiites, qui en représentent moins de 15%, se concentrent presque exclusivement dans la zone du Moyen-Orient. Majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et à Bahreïn, ils constituent également d’importantes minorités religieuses en Syrie, au Liban, en Turquie, en Afghanistan, au Yémen et en Arabie saoudite. En revanche, leur présence au Maghreb, en Europe, en Afrique et en Asie reste très ténue.

Près de la moitié des chiites vit en Iran, seul État au monde ayant adopté le chiisme comme religion d’État — et ce dès le 16ème siècle, lorsque la dynastie safavide qui régnait sur la Perse en a fait la religion officielle. Suite à la Révolution de 1979 ayant déposé le Shah, l’ayatollah Khomeyni, figure de proue du chiisme iranien, proclame la République islamique d’Iran dont il devient le guide spirituel suprême. Au sein de cette théocratie « reposant à la fois sur les principes islamiques et sur des institutions républicaines et le suffrage universel »[1], le chiisme imprègne tant la sphère religieuse que la sphère politique.

Bien que l’on trouve également des chiites en Arabie saoudite, plus de 90% des saoudiens se réclament de la branche sunnite de l’islam. Il faut remonter au 18ème siècle pour que soient posés les premiers jalons d’un État saoudien, lorsque le chef tribal Mohammed ibn Saoud s’allie au prédicateur sunnite Mohammed ben Abdelwahhab, instigateur du wahhabisme, dans l’optique de se partager le pouvoir. En 1932, après avoir pris le contrôle de Médine et de La Mecque, Abdelaziz ibn Saoud fonde le royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme, branche dérivée du sunnisme qui prône une application stricte de la charia, devient alors religion d’État de cette monarchie absolue. Très rigoriste, la doctrine wahhabite condamne l’interprétation du Coran propre au chiisme et tient les musulmans chiites pour mécréants.

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La distribution de l’islam dans le monde. En jaune, les régions à majorité chiite. En vert, les régions à majorité sunnite. En violet, les régions à majorité ibadiste, un troisième courant de l’islam majoritaire à Oman. © Ghibar

Une simple rivalité réligieuse ?

Les divergences, dans un premier temps d’ordre religieux, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, s’ajoutent alors à l’ancestrale opposition entre le monde arabe et le monde persan. Cependant, comme le dit Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran : « ces explications ethniques et religieuses ont évidemment leur part, mais il serait absurde de vouloir donner ces deux facteurs comme explication fondamentale alors que l’opposition est politique et économique »[2].

En réalité, les rapports économicopolitiques qu’entretiennent Ryad et Téhéran sont relativement récents. En 1929, Saoudiens et Iraniens scellent en effet leurs relations diplomatiques par un traité d’amitié. Mais si l’Iran et l’Arabie saoudite cohabitent dans la région, les liens entre les deux États connaissent des périodes de fortes tensions religieuses (Ryad fait décapiter un pèlerin iranien en 1943) et géopolitiques (l’État iranien, sous le règne des Pahlavi, revendique le territoire de Bahreïn jusqu’en 1970, suscitant l’ire de Ryad).

Ainsi, l’avènement de la République islamique vient en effet considérablement bouleverser le contexte géopolitique au Moyen-Orient ; elle signe dans un premier lieu la fin de la bonne entente de l’Iran avec les États-Unis et Israël, désormais respectivement considérés comme le « Grand Satan » et le « Petit Satan ». En outre, « les Iraniens remettent en cause la prétention saoudienne à être les leaders hégémoniques de l’Islam »[3] d’une part, et rejettent de plus le modèle organisationnel saoudien et son idéologie wahhabite.

Ivre de son succès, la République islamique d’Iran entend exporter sa révolution — pourtant plus islamique que simplement chiite — à travers le monde musulman au nom d’un certain panchiisme. Dès lors, pour Téhéran, il convient de lutter contre la marginalisation des musulmans chiites et de soutenir l’émancipation globale du chiisme.

Ce « réveil chiite » et cet islam révolutionnaire ne sont pas sans inquiéter Ryad qui s’emploie alors à diaboliser la Révolution iranienne et l’idéologie que celle-ci entend véhiculer. À grand renfort de prosélytisme religieux, l’Arabie saoudite s’efforce d’exporter sa doctrine wahhabite dans la région. Elle utilise notamment le pèlerinage du hadj, et sa souveraineté sur Médine et La Mecque, lieux saints de l’islam, pour conforter sa qualité de représentant des musulmans. Après la Révolution iranienne, elle soutient également des mouvements islamistes et salafistes, allant même jusqu’à financer des groupes sunnites radicaux — à l’instar de nombreux groupes armés islamistes afghans dans les années 1980.

Les deux États s’affrontent alors sur le terrain religieux en opposant deux visions radicalement opposées de la même religion, se disputant ainsi la domination du monde musulman. Mais l’Arabie saoudite et l’Iran se disputent également une hégémonie régionale où « cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse »[4]. En effet, « la Révolution islamique engendre une volonté de l’Arabie saoudite comme de l’Iran d’étendre leurs systèmes et donc leurs sphères d’influence »[5] dans la région, instrumentalisant pour ce faire le volet religieux de leur opposition. Commence alors une véritable guerre par procuration dans laquelle le volet confessionnel ne sert qu’à légitimer des intérêts purement stratégiques.

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Le président iranien Hassan Rohani à l’occasion d’une parade militaire.
© Mahmood Hosseini

Une instrumentalisation de la religion dans un conflit par procuration pour une hégémonie régionale

Si la révolution iranienne ne s’étend pas à l’ensemble du monde musulman, au grand dam de Téhéran, la création du Hezbollah au Liban en 1982 à la faveur de la guerre civile (1975-1990) confortera l’influence iranienne hors de ses frontières. Cet influent parti chiite, qui est également un mouvement politique et paramilitaire, sert de relai à la politique et à l’idéologie iraniennes dans la région. L’Iran soutient militairement et financièrement le Hezbollah, aussi les liens de l’organisation avec le régime iranien sont-ils très forts. L’Arabie saoudite, quant à elle, assiste largement la communauté sunnite libanaise, tout en exerçant une très forte influence sur la vie politique du pays : en mai 2008, elle contraint le Courant du futur, parti sunnite dirigé par Saad Hariri, à refuser un accord d’entente entre les groupes sunnites et le Hezbollah qu’elle considère comme le bras armé de son ennemi iranien. Elle ira même jusqu’à classer le Hezbollah comme organisation terroriste en 2016. En 2017, alors qu’il se trouve à Ryad, le premier ministre libanais Saad Hariri annonce sa démission en la justifiant par la trop forte emprise du Hezbollah et de l’Iran sur le Liban. Derrière cette annonce surprise se cache en réalité la main de la monarchie saoudienne qui, jugeant Hariri trop doux avec le Hezbollah, veut le contraindre à quitter le pouvoir. Découverte, la manœuvre saoudienne provoque un tollé, mais les négociations portées par la France permettent cependant à Hariri de regagner le Liban et de se maintenir au pouvoir. Parallèlement, Téhéran accroît son emprise sur son proxy libanais, réduisant l’indépendance de ce dernier. Acteur incontournable sur la scène libanaise, le Hezbollah, s’il s’oppose avant tout à Israël, se veut également très offensif à l’égard du régime saoudien. En septembre 2019, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, met ainsi en garde les Saoudiens en les intimant de ne pas parier « sur une attaque contre l’Iran, parce qu’ils vous détruiront ». Véritable otage du conflit irano-saoudien, le pays du Cèdre est alors aux premières loges de cette lutte d’influence.

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Des militants du Hezbollah.
© khamenei.ir

Monarchie à majorité chiite, Bahreïn est gouverné par une dynastie d’obédience sunnite, la famille al-Khalifa, très proche de l’Arabie saoudite ; d’aucuns considèrent ainsi Bahreïn comme un véritable vassal de Ryad. Ce faisant, la minorité sunnite détient l’essentiel du pouvoir, tandis que la majorité chiite est marginalisée. En 2011, lorsqu’éclate le Printemps arabe, Bahreïn n’est pas épargné par les contestations. Revendiquant la démocratisation du pays, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et davantage de droits pour les populations chiites, les protestataires occupent pendant un mois la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama. L’Iran observe la situation avec attention et apporte un soutien timide aux manifestants. S’inquiétant d’un possible renversement de la monarchie bahreïnite et des conséquences que ce mouvement populaire pourrait avoir sur sa propre minorité chiite, l’Arabie saoudite intervient militairement à Manama pour écraser les protestations. La répression est brutale et Ryad met l’accent sur la confession chiite des manifestants, qui se retrouvent alors accusés de complicité avec l’Iran. Ainsi, le mouvement populaire est fustigé et le coupable tout trouvé : l’Iran, pointé du doigt par Bahreïn et l’Arabie saoudite, se voit accusé d’être à l’origine des troubles. Cette confessionnalisation forcée de la contestation permet alors à l’Arabie saoudite de placer l’épisode bahreïnite dans le prisme du conflit chiisme/sunnisme, l’inscrivant ainsi dans sa guerre par procuration contre l’Iran.

L’année 1979 ne voit pas seulement triompher Khomeiny et la Révolution islamique ; musulman sunnite apôtre du baasisme et du nationalisme arabe, Saddam Hussein accède également au pouvoir en Irak, cette année-là. En 1980, l’Irak attaque l’Iran, et au cours des huit années de guerre qui suivront, de nombreux militants chiites opprimés par les autorités irakiennes trouveront refuge en Iran, tandis que l’Arabie saoudite financera largement le régime de Saddam Hussein. Si d’aucuns considèrent cette guerre comme empreinte d’une dimension religieuse, les véritables motivations en sont d’ordre géopolitique. Au prix d’un million de morts, le conflit prend fin en 1988 sans que l’on puisse réellement distinguer de vainqueur. Suite à cette guerre, « l’Irak joue le rôle de tampon entre les deux puissances, jusqu’à ce que l’intervention militaire menée par les États-Unis en 2003 bouleverse les équilibres régionaux »[6]. Aussi, à la chute du régime de Saddam Hussein, « les deux puissances essaient immédiatement d’occuper le terrain »[7]. Téhéran y voit une aubaine d’étendre son influence et de soutenir la mise en place d’un nouveau gouvernement pro-chiite — et ce avec, paradoxalement, l’approbation des États-Unis qui souhaitent avant tout tourner la page des années Saddam. À grand renfort de puissance douce, l’Iran étend donc son influence en Irak : il multiplie les gestes à l’égard de la population chiite irakienne et renforce ses relations diplomatiques avec son voisin — le tout accompagné d’un fort prosélytisme religieux. À partir de 2014, quand l’État islamique prend de l’essor, l’Iran apporte son aide militaire au gouvernement de Bagdad et pilote la création de puissantes milices chiites irakiennes qui lui assurent un relai politique efficace.

En Syrie, l’Iran est depuis longtemps en terrain conquis. Dès 1980, le régime syrien d’Hafez al-Assad signe une alliance avec Téhéran. Alors que la majorité des syriens sont sunnites, le clan al-Assad est de confession alaouite (une branche du chiisme). Ce faisant, le gouvernement d’Hafez al-Assad, puis celui de son fils Bachar, partagent bon nombre d’intérêts en commun avec le régime iranien. Leur proximité religieuse, leur opposition commune au sionisme et leur coopération politico-économique en font des partenaires privilégiés et permet à Téhéran d’avoir un soutien solide parmi les États arabes de la région. À partir de 2011 et du déclenchement de la guerre civile syrienne, dans le contexte du Printemps arabe, l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de prendre l’avantage. Puissant soutien politique et militaire du régime de Bachar al-Assad, Téhéran déploie ses Gardiens de la révolution et des miliciens chiites pour combattre rebelles et djihadistes et épauler son allié. Géopolitiquement parlant, Téhéran ne peut pas se permettre de voir son allié alaouite être renversé au profit d’un gouvernement rebelle ; ou pire encore, de voir des groupes sunnites radicaux comme Al-Qaïda ou l’État islamique entrer dans Damas. L’Arabie saoudite, quant à elle, soutient les groupes rebelles — y compris les factions djihadistes les plus radicales – en leur conférant armes et financement. Pour Ryad, l’avantage tiré de la chute du régime al-Assad serait double : il permettrait de voir un gouvernement sunnite prendre pied à Damas tout en refoulant les iraniens hors de Syrie. Cependant, grâce au soutien russe et iranien, le régime syrien reprend l’avantage et enchaîne les victoires. Aujourd’hui, bien que quelques régions échappent toujours à son contrôle, Bachar al-Assad semble avoir remporté la partie. La défaite est cuisante pour l’Arabie saoudite, qui a fini par reconnaître en 2018 que « Bachar al-Assad restera au pouvoir ». Pour l’Iran, le succès est total. Téhéran s’impose désormais comme un acteur majeur dans le dossier syrien et a considérablement renforcé son influence sur le régime al-Assad, lequel lui est plus acquis et subordonné que jamais.

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Le président syrien Bachar al-Assad et l’ayatollah iranien Ali Khamenei. © khamenei.ir

Depuis 2014, le Yémen est secoué par un violent conflit qualifié par les Nations Unies de pire crise humanitaire au monde. Dans le sillage du Printemps arabe, les rebelles houthistes, qui se revendiquent du chiisme zaydite (groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite), renversent en 2014 le président Hadi et prennent le contrôle de larges pans du territoire. En 2015, arguant de la menace sécuritaire qu’ils représenteraient, une vaste coalition sunnite emmenée par l’Arabie saoudite lance une offensive contre les Houthistes, qu’elle accuse de collusion avec l’Iran et le Hezbollah. L’Arabie saoudite craint l’implantation d’un régime chiite à sa frontière et de perdre l’accès aux infrastructures portuaires stratégiques du détroit de Bab al-Mandab et du Golfe d’Aden. Condamnant l’intervention saoudienne, l’Iran apporte son soutien aux Houthistes. Pour autant, Téhéran n’intervient pas militairement au Yémen ; le régime iranien finance et arme cependant les rebelles. Les houthistes disposent ainsi d’équipements militaires leur permettant de résister aux offensives de la coalition et de frapper le territoire saoudien ; en témoigne l’attaque ayant détruit deux sites pétroliers saoudiens d’envergure le 14 septembre 2019. La guerre au Yémen s’est progressivement transformée en un conflit géostratégique qui n’a malgré les apparences rien de confessionnel, l’Iran comme l’Arabie saoudite espérant en tirer profit pour renforcer leur influence dans cette région au détriment de l’autre.

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La situation militaire au Yémen au 1er juin 2020. En rose, les territoires contrôlés par les loyalistes fidèles au gouvernement d’Hadi. En vert, les territoires contrôlés par les houthistes. En jaune, les territoires contrôlés par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
© TheMapLurker

S’ils ne se combattent donc pas directement, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par acteurs interposés. Dans cette guerre par intermédiaires, les motivations ne sont pas confessionnelles ; elles sont géostratégiques.

Le croissant chiite, réelle menace ou chimère saoudienne ?

La stratégie iranienne visant à soutenir gouvernements et entités chiites à l’extérieur de ses frontières lui permet, si ce n’est d’exporter sa révolution, d’étendre considérablement son influence dans la région. Les gouvernements sunnites s’inquiètent alors de l’émergence de ce « croissant chiite ». L’expression est utilisée pour la première fois en 2004 par le Roi Abdallah II de Jordanie qui craint l’apparition d’une zone d’influence chiite s’étendant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Seize ans plus tard, force est de reconnaître la justesse de ses propos. De Beyrouth à la frontière irano-afghane, les chiites sont en position de force et disposent d’une certaine continuité territoriale. Le croissant chiite est devenu une réalité géopolitique concrète. Face à cette menace, l’Arabie saoudite sonne l’alarme et se pose en rassembleur du bloc sunnite. Mais dénoncer ce péril sert aussi les intérêts de Ryad : « l’Arabie saoudite se positionne ainsi comme le leader du monde arabo-musulman » afin de « devenir le fer de lance de la majorité sunnite »[8]. En outre, bien qu’authentique, le croissant chiite se doit d’être relativisé ; il ne s’agit nullement d’un bloc homogène. Les courants confessionnels divergent (houthistes zaïdites au Yémen, chiites duodécimains en Iran, alaouites en Syrie), tandis que tous les chiites ne sont pas unis derrière la bannière iranienne. Et les alliances nouées entre partenaires chiites reposent avant tout sur des intérêts stratégiques réciproques : rappelons-le, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Le croissant chiite. Une carte établie par Manon Fribourg et diffusée avec son aimable autorisation.

Une rivalité économique placée sous le signe de l’or noir

Le volet économique du bras de fer que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être négligé. Dans ce conflit, l’arme privilégiée porte un nom : le pétrole. Ryad et Téhéran comptent parmi les principaux producteurs d’or noir de la région et ont participé à la création de l’OPEP en 1960. Néanmoins, à la suite du sommet de Caracas en 1977, l’OPEP s’aligne sur l’Arabie saoudite, dont la doctrine productiviste s’oppose à celle de l’Iran[9]. Dans les années 1980, l’Arabie saoudite a ainsi augmenté sa production de pétrole et manipulé le cours des barils à la baisse afin de faire pression sur l’Iran[10]. Par ailleurs, à partir des années 1990, les sanctions économiques américaines rajoutent une pression supplémentaire sur les exportations de pétrole de Téhéran. La levée de ces sanctions suite à l’accord de Vienne de 2015 suscite alors l’ire de Ryad qui s’inquiète de voir l’économie iranienne supplanter la sienne ; en effet, l’économie saoudienne est intimement liée à ses exportations de pétrole, là où l’Iran dispose de revenus économiques plus hétéroclites. Une augmentation de la production iranienne de pétrole affaiblirait considérablement le royaume wahhabite, qui soutient donc corps et âme la reprise des sanctions par l’administration Trump. Signe de l’importance du pétrole pour l’économie saoudienne, l’attaque précédemment mentionnée menée en septembre 2019 sur deux de ses installations pétrolières avait contraint le royaume à diviser sa production de pétrole par deux. Bien que l’action fût revendiquée par les rebelles houthistes, l’Arabie saoudite et les États-Unis n’ont pas hésité à accuser l’Iran d’en être à l’origine — ce que Téhéran a toujours démenti — en brandissant la menace de nouvelles sanctions.

La géopolitique avant la religion

Si l’Iran et l’Arabie saoudite instrumentalisent la religion dans le cadre de cette guerre froide, force est de constater que leur positionnement géopolitique ne tient pas toujours compte de leurs sensibilités confessionnelles.

En premier lieu, notons le soutien indéfectible de l’Iran à la Palestine. L’ayatollah Khamenei rappelait encore, en mai dernier, que la lutte pour la libération de la Palestine constituait un devoir islamique. Si Téhéran n’entretient pas de relations avec l’Autorité palestinienne, il compte parmi les plus précieux alliés du Hamas ; les autorités iraniennes apportent ainsi une aide financière et militaire à l’organisation dans sa lutte contre Israël — qui, rappelons-le, est la bête noire de Téhéran dans la région. Pourtant, le Hamas est un mouvement sunnite, de même que la grande majorité des palestiniens. Le positionnement iranien transcende ainsi le clivage sunnisme/chiisme dans une optique de rassemblement des musulmans afin de libérer la Palestine. Faisant fi des divergences religieuses, la relation qu’entretiennent l’Iran et le Hamas se fonde sur des motivations politiques et stratégiques.

À l’inverse, l’Arabie saoudite, bien que sunnite, se détourne progressivement de la question palestinienne. Bien qu’elles ne soient toujours pas normalisées, les relations qu’entretient Ryad avec Israël sont désormais beaucoup plus chaleureuses qu’auparavant. Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, deux pétromonarchies sunnites, ont quant à eux normalisé leurs relations avec l’État hébreu en septembre 2020. S’il apparaît politiquement compliqué pour l’Arabie saoudite de sauter le pas, nul doute ne fait que derrière les décisions de Manama et Abu Dhabi se trouve la main de Ryad. Alors, pourquoi ces États aux gouvernements sunnites se rapprochent-ils d’Israël ? Pourquoi délaissent-ils la cause palestinienne ? Une fois encore, les motivations sont géostratégiques. Pour les monarchies sunnites du Golfe, la principale menace régionale n’est plus Israël, mais l’Iran chiite. Du fait de l’inimitié qu’entretient Israël à l’égard de Téhéran et de son incontestable puissance militaire, elles ont alors tout intérêt à se rapprocher de l’État hébreu. Et ce, au détriment des palestiniens.

Au Haut-Karabakh, face à la guerre ayant opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, l’Iran a appelé les deux parties à cesser les hostilités, tout en proposant sa médiation. Pourtant, Téhéran se veut plus proche de l’Arménie. L’Iran entretient en effet des liens étroits avec l’Arménie chrétienne, tout en se méfiant de l’Azerbaïdjan chiite. Bien qu’alignés sur le plan religieux, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont pu connaître des relations politiques compliquées. Téhéran voit d’un mauvais œil la relation fraternelle que Bakou entretient avec la Turquie, tandis que le gouvernement iranien s’est offusqué des accords de ventes d’armes (l’armée azérie utilisait notamment des drones israéliens au Haut-Karabakh) passés entre l’Azerbaïdjan et Israël. Enfin, face au nationalisme de l’Azerbaïdjan, Téhéran craint des déstabilisations dans le Nord du pays, où réside une importante minorité azérie. À l’inverse, l’Iran dispose de nombreux accords politiques et commerciaux avec l’Arménie, notamment en termes d’exportation de gaz et de pétrole. Les affinités confessionnelles ne résistent pas aux intérêts politiques et géostratégiques.

Une guerre qui restera froide ?

Délétères depuis 1979, en constante dégradation depuis le début du Printemps arabe, à leur paroxysme depuis 2016, les tensions irano-saoudiennes ponctuent la géopolitique du Moyen-Orient. Jusqu’où peut conduire cette rivalité ? Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? Début 2020, l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, figure dirigeante de l’emblématique force Al-Qods des gardiens de la Révolution, avait fait craindre un embrasement de la région. Alors que l’Iran menait des représailles sur des bases américaines en Irak, le monde retenait son souffle. Mais la désescalade fut immédiate. L’Iran s’est déclaré vengé et les États-Unis n’ont pas souhaité riposter, tandis que l’Arabie saoudite s’est empressée d’appeler à la retenue. Un conflit entre l’Iran et les États-Unis aurait inexorablement emmené Ryad, solide allié de Washington, dans la bataille. La Russie, proche de l’Iran, entretient quant à elle de bonnes relations avec Téhéran et verrait d’un mauvais œil le déclenchement d’un conflit d’envergure dans la région.

“La lutte d’influence entre l’Arabie saoudite et l’Iran”, par Christophe Chabert.
© Christophe Chabert

En dépit de leurs différends et de la guerre par procuration qu’ils se livrent dans les États limitrophes, Ryad comme Téhéran souhaitent limiter tout affrontement ouvert. Dès 2019, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane mettait ainsi en garde contre « un effondrement total de l’économie mondiale » si l’Iran et l’Arabie saoudite venaient à entrer en guerre ; d’autant plus que l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine. Longtemps en position de force dans la région, l’Arabie saoudite est aujourd’hui en perte de vitesse face à l’Iran. La trop grande dépendance de son économie au pétrole et son incapacité à venir à bout des rebelles houthistes l’ont considérablement fragilisée et ont mis à mal ses prétentions hégémoniques. Ryad compte alors sur les sanctions américaines pour maintenir une pression maximale sur son ennemi iranien qui, bien qu’étranglé, est loin d’être asphyxié.

Cependant, la récente victoire de Joe Biden aux élections américaines pourrait changer la donne, le candidat démocrate ayant annoncé qu’il réintégrerait les États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien. Tout en accueillant cette victoire avec prudence, l’Iran appelle ainsi Joe Biden à ouvrir une nouvelle page dans les relations irano-américaines. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne peuvent plus se permettre de maintenir des relations conflictuelles avec l’Iran ad vitam aeternam. Ils ont au contraire tout intérêt à se rapprocher du géant perse avant que celui-ci ne tombe dans le giron chinois, quitte à froisser Ryad. L’antagonisme avec l’Iran ne sera pas éternel, à l’heure où se profile un combat sino-américain.

La levée des sanctions et la mise en œuvre durable de l’accord sur le nucléaire pourraient ainsi permettre à l’Iran de tirer son épingle du jeu et de revenir sur le devant de la scène avec un solide atout géopolitique. Reste à savoir comment réagira l’Arabie saoudite, qui misait sur la réélection du président républicain et qui n’acceptera pas aussi facilement un hypothétique rapprochement irano-américain sous l’administration Biden. Sur ce terrain, Ryad peut compter sur un allié de circonstance : Israël.

L’État hébreu, hostile à l’accord sur le nucléaire iranien, partage les mêmes préoccupations et tente de faire pression sur la future administration Biden, allant même jusqu’à affirmer que la position du candidat démocrate pourrait conduire à une confrontation ouverte entre Israël et l’Iran. Une réintégration américaine dans l’accord sur le nucléaire iranien pourrait ainsi remodeler la géopolitique régionale et sceller le rapprochement israélo-saoudien ; en témoigne la rencontre secrète entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane qui s’est tenue le 22 novembre dernier. Y participait également le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, connu pour son hostilité à l’égard de Téhéran. En effet, Joe Biden n’est pas encore président et Donald Trump peut toujours accentuer la pression sur Téhéran. Les États-Unis viennent ainsi d’imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.

L’Arabie saoudite comme l’Iran suivront alors avec attention la tumultueuse période de transition américaine jusqu’à l’investiture de Joe Biden en janvier prochain, chacun espérant pouvoir en tirer avantage. Dans ce conflit qui ne dit pas son nom, les jeux ne sont pas encore faits. Cependant, si nul ne peut dire avec certitude qui de l’Arabie saoudite ou de l’Iran remportera cette guerre froide, il ne fait aucun doute que son grand perdant ne sera autre que l’harmonie confessionnelle de la région.

Notes :

[1] BURDY Jean-Paul, « Arabie saoudite Iran : rivalité stratégique, concurrence religieuse », in Vie-publique.fr, 13 octobre 2019. Disponible au lien suivant : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271102-arabie-saoudite-iran-rivalite-strategique-concurrence-religieuse

[2] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », in Classe Internationale, 26 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://classe-internationale.com/2020/03/26/iran-arabie-saoudite-cette-guerre-froide-qui-ne-dit-pas-son-nom/

[3] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, Mémoire de recherche, Sciences Po Lille, 2020, p.21.

[4] TEILLARD D’EYRY Julie, « Les fondements religieux de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans la région Moyen-Orient », in MyPrepa, 5 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://www.myprepa.fr/news/les-fondements-religieux-de-la-rivalite-entre-liran-et-larabie-saoudite-dans-la-region-moyen-orient/

[5] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.27.

[6] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », op. cit.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.35.

Aux origines de l’autonomisme kurde

Dispersées dans quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie), les populations kurdes occupent régulièrement le devant de la scène médiatique en raison de leur volonté autonomiste persistante. Celle-ci, issue d’une histoire qui s’étale sur plusieurs siècles, est souvent laissée de côté en raison de sa complexité. Cependant, seule la prise en compte de la profondeur historique de leur conscience nationale permet de comprendre à quel point le facteur kurde est devenu déterminant dans les enjeux géopolitiques moyen-orientaux.


Au cœur du Moyen-Orient médiéval, les Kurdes occupent une position charnière entre des Empires hostiles. Au XIIIème siècle après la disparition du Sultanat ayyoubide fondé par le prince kurde Saladin, le Kurdistan est majoritairement dominé par l’immense Empire mongol qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’à l’est Anatolien. Plus au Sud, on retrouve le Sultanat mamelouk comprenant l’Égypte ainsi que la Cisjordanie et une grande partie de la Syrie actuelles. Entre ces deux Empires, les Kurdes jouent un rôle stratégique en s’alliant à l’un ou l’autre. Ce rôle de pivot est de nouveau occupé par les Kurdes au milieu du XVIème siècle lorsque le sultan ottoman Soliman le Magnifique fait de ceux-ci ses alliés dans sa lutte contre la Perse. Bien que les Kurdes conservent une « irrépressible tendance à la sédition » (Boris James), ils sont intégrés à la stratégie ottomane en raison de leurs remarquables qualités guerrières.

Cependant à la fin du XVIème siècle, l’idée d’une nation kurde indépendante commence à faire son chemin et est théorisée dans le Charafnameh dès 1596. Cette conscience nationale repose sur la singularité historico-culturelle des Kurdes. Les origines de ces derniers sont difficiles à établir car ce peuple est mentionné dès 400 avant Jésus-Christ. On sait cependant que les Kurdes descendent des tribus iraniennes qui ont progressivement migré de l’Asie mineure vers des régions plus au Sud au début du second millénaire avant Jésus-Christ. En matière religieuse, les Kurdes sont d’abord zoroastriens avant la conquête arabe qui leur impose l’islam au IXème siècle. 80% des Kurdes sont aujourd’hui sunnites et 12% d’entre eux sont chiites. Il existe également des minorités yézidie, chrétienne et juive, principalement émigrée en Israël. Davantage que la religion, c’est donc surtout la langue qui cimente la conscience nationale kurde. Appartenant au groupe linguistique iranien, les langues kurdes comportent pourtant de nombreuses différences avec le persan. L’importance des persécutions visant ce peuple a également contribué à créer une communauté de destins entre les Kurdes peuplant aujourd’hui quatre Etats (Iran, Irak, Syrie, Turquie) mais qui demeurent comme le relève Camille Bordenet « le plus grand peuple apatride du monde. »

Les Kurdes et le Sultanat ottoman

En cette fin du XIXème siècle depuis son palais de Topkapı, le sultan-calife turc Abdülhamid II (1876-1909) sent que son autorité vacille. Son Empire, presque continuellement grignoté par ses puissants voisins depuis le XVIIème siècle, est également ébranlé par l’essor des revendications des minorités arabe et arménienne notamment. Aussi conscient de la nécessité de réorganiser son territoire, un de ses prédécesseurs, le sultan Mahmoud II (1808-1839) avait engagé dès 1839 des réformes modernisatrices appelées Tanzimat (réorganisation en turc). Pourtant, celles-ci ne semblent pas en mesure d’enrayer les difficultés structurelles qui menacent la survie même de “l’homme malade de l’Europe”. Aussi, confrontées à l’évolution rapide de la donne géopolitique, les relations entre le pouvoir impérial déclinant et les Kurdes suivent une trajectoire particulière et connaissent plusieurs revirements. Au milieu du XIXème siècle, craignant l’émergence d’autorités rivales sur son territoire, Istanbul achève d’abord de mettre au pas les principautés kurdes auxquelles le sultan Sélim Ier (1512-1520) avait accordé l’autonomie durant son règne. Cette réaffirmation de l’autorité impériale doit cependant affronter des révoltes princières qui parviennent parfois à ébranler l’assise ottomane dans la région. Mais, invariablement, la domination turque finit par y être rétablie plus ou moins rapidement. À la fin de ce siècle, Abdülhamid II tente de se concilier la faveur des Kurdes en s’appuyant sur des unités auxiliaires issues de leur rang pour protéger les frontières impériales ainsi que pour réprimer le nationalisme arménien : les hamidiyeh. En outre, le sultan insiste sur son statut de calife, symbolique de son autorité religieuse du monde musulman, et joue la carte du panislamisme pour obtenir le soutien des musulmans non-turcs de l’Empire. Ces politiques ont comme conséquence notable la marginalisation des minorités chrétiennes notamment arménienne. Elles renforcent un sentiment anti-arménien déjà présent au sein de plusieurs tribus kurdes qui participent aux massacres des Arméniens et des Chaldéens connus sous le nom de “massacres hamidiens” à la fin du XIXème siècle.

La révolution jeune-turque

Devant l’incapacité du sultan à enrayer le délitement ottoman, une révolution éclate et aboutit à la restauration du Parlement ottoman en 1908. À l’origine de ce mouvement, on trouve le Comité Union et Progrès (CUP), structure politique d’un mouvement révolutionnaire et nationaliste très populaire dans les rangs des officiers : le mouvement Jeune-Turc. De nombreux Kurdes soutiennent cette organisation et deux d’entre eux Abdullah Cevdet et Ishak Sükuti figurent parmi les principaux fondateurs du mouvement. Après l’échec d’une contre-révolution monarchiste l’année suivante, Abdülhamid II est déposé et remplacé par son demi-frère Mehmed V (1909 – 1918). L’objectif des Jeunes-Turcs est ni plus ni moins de sauver l’Empire. Afin d’y parvenir, le mouvement tente ce que Philippe Boulanger décrit comme “une synthèse entre le califat, la modernité et l’islam”. Différents courants s’opposent alors au sein du CUP concernant le rôle que doivent jouer les minorités constitutives de l’Empire et le courant ethniciste finit par l’emporter. La défaite ottomane de Sarikamis face aux Russes en 1915 lors de la Première Guerre mondiale fournit au triumvirat jeune-turc au pouvoir le prétexte pour planifier le génocide des Arméniens cette même année. Rendues responsables de la défaite, les populations chrétiennes de l’Empire sont massacrées et là encore plusieurs tribus kurdes y participent. Parmi ces dernières, il faut cependant noter que les Kurdes alévis de la région de Dersim protègent les persécutés. L’ampleur de l’implication kurde dans le génocide arménien est encore aujourd’hui un sujet de débat historique. Remarquons néanmoins que contrairement à l’État turc, plusieurs organisations kurdes ont reconnu la responsabilité kurde dans ces massacres.

Du traité de Sèvres au traité de Lausanne

À la sortie du premier conflit mondial, les astres semblent alignés pour permettre la réalisation des revendications autonomistes voire indépendantistes des Kurdes. D’abord, l’Empire Ottoman, obstacle à l’émancipation d’une large partie du Kurdistan figure au rang des vaincus de la Grande Guerre et est promis au démembrement. Ensuite, le principe d’autodétermination des nationalités affirmé dans les fameux 14 points du président américain Woodrow Wilson légitime la création d’un État kurde. Enfin, les Kurdes apparaissent à cette époque comme les meilleurs alliés des Occidentaux au centre d’un espace instable en pleine réorganisation géopolitique. La conjugaison de ces trois facteurs explique que le traité de Sèvres, acte de démantèlement de la Sublime Porte, prévoit la mise en place d’États arménien et kurde indépendants dans l’Est anatolien. Signé le 10 août 1920, ce traité qui cantonne globalement le territoire turc à l’Anatolie est immédiatement rejeté avec virulence par le nouvel homme fort d’Istanbul : Mustafa Kemal. Ce dernier reprend rapidement les combats contre les Alliés et rallie de nombreux Kurdes à sa cause. Ce soutien a priori étonnant au pouvoir kémaliste s’explique par la stratégie jeune-turque de l’époque. En effet, Kemal prône alors l’unité turco-kurde face aux puissances occidentales et se montre conciliant en promettant l’autonomie au Kurdistan turc. En outre, le discours kémaliste d’alors associe pleinement les Kurdes à son projet d’édification d’une Turquie moderne. C’est donc par milliers que les Kurdes viennent renforcer les troupes kémalistes qui remportent la victoire en 1923. Dans la foulée, celles-ci obtiennent la révision du traité de Sèvres par le traité de Lausanne ratifié le 21 septembre de la même année. La Turquie agrandit alors son territoire et Kemal exulte. Une fois son objectif atteint, ce dernier opère une complète volte-face en enterrant les promesses faites aux Kurdes et débute alors une politique brutale de négation de l’identité de ceux-ci. Désormais lâchés par les Occidentaux, trahis par le nouveau pouvoir turc et victimes de leurs divisions internes, les Kurdes viennent de subir un terrible revers dans leur quête d’un État. Cependant, cet échec ne suffit pas à éteindre leurs aspirations nationales qui se manifestent à nouveau dès les années suivantes.

 

Les Kurdes face au kémalisme

Comme le rappelle Philippe Boulanger, les Kurdes “ne sont pas des éléments extérieurs, étrangers aux dynamiques nationales” de leurs pays respectifs. Pour autant, leurs revendications autonomistes voire indépendantistes se heurtent à des États centralisateurs porteurs de nationalismes souvent opposés aux revendications kurdes. Le rapport conflictuel entre les Kurdes et Ankara – nouvelle capitale turque – est ainsi entériné par le traité de Lausanne et le nouveau tournant ethniciste du nationalisme jeune-turc. Une fois les Grecs et les Arméniens repoussés en dehors du pays, les Kurdes apparaissent comme le dernier obstacle à l’homogénéité ethnique de la jeune et très centralisatrice République turque. Aussi, cette dernière refuse la reconnaissance même de l’identité kurde et fait interdire l’usage de leur langue à l’école et dans l’Administration. Le mot même de “Kurdes” est banni du vocabulaire des nouvelles autorités qui le remplacent par l’expression “Turcs des montagnes”. Cette politique violente entraîne plusieurs soulèvements kurdes dans les années suivantes.

Les Kurdes face au nationalisme arabe

Hors de Turquie, les Kurdes traversent également d’autres évolutions géopolitiques lorsque l’Irak et la Syrie accèdent véritablement à l’indépendance après-guerre. C’est le cas de la Syrie en 1946 et de l’Irak qui devient vraiment souveraine lors du coup d’État nationaliste du général Kassem en 1958. Echaudés par les difficultés rencontrées durant leurs décennies de combat politique, les nationalistes arabes sont déterminés à ne pas céder un pouce de leur pays durement gagné aux nationalistes kurdes, si bien que le conflit entre les Kurdes et Bagdad commence dès l’immédiat d’après-guerre. Fondé en 1946 par Moustafa Barzani, le Parti Démocratique du Kurdistan s’oppose d’abord à Kassem avant d’affronter dix ans et un coup d’État plus tard le régime impitoyable de Saddam Hussein. Dans le même temps, les services secrets américains s’appuient sur les mouvements autonomistes kurde dans lesquels ils voient un instrument destiné à briser la construction nationale irakienne et brider la souveraineté de Bagdad. La répression du mouvement kurde par Saddam Hussein atteint son paroxysme en 1988 avec l’opération Anfal supervisée par le cousin du dirigeant irakien : Ali Hassan al-Majid surnommé “Ali le chimique” en raison de son utilisation des gaz chimiques pour massacrer les populations kurdes notamment dans la ville d’Halabja. Les bombardements des États-Unis et de leurs alliés contre l’Irak après l’invasion par celle-ci du Koweït en 1991 a pour débouché la mise en place d’une protection onusienne sur une grande partie du Kurdistan irakien. Celle-ci préserve les régions concernées des velléités génocidaires de Saddam Hussein. Elle entérine des décennies d’alliance entre les principaux mouvements kurdes et les États-Unis, et préfigure les nouvelles convergences entre la volonté autonomiste kurde et la vision géostratégique américaine qui apparaissent après l’invasion de 2003.

Les Kurdes face au centralisme du Shah puis de la République islamique

Enfin, les mouvements kurdes s’expriment également à l’Est du Moyen-Orient : au sein d’un Empire Perse qui en ce début du XXème siècle est vieillissant. En 1925, le jeune officier Reza Pahlavi (1925 – 1941) renverse le pouvoir qadjar pour lui substituer sa dynastie soutenue par les Britanniques. Dans le même temps, les Kurdes iraniens se soulèvent à plusieurs reprises dans les années 1920-1930. D’abord contre les autorités britanniques puis contre le régime du Shah en raison de sa politique violente de négation de la langue et de l’identité kurdes. L’année 1946 marque un nouvel épisode de la rébellion kurde contre Téhéran avec le soulèvement puis la création dans l’extrême Nord-Ouest du pays de la République de Mahabad. Établie par le Parti Démocratique du Kurdistan et soutenue par l’Union Soviétique, cette République est rapidement détruite par les troupes iraniennes en décembre suivant. Éphémère, cet État kurde de Mahabad occupe cependant une place importante dans l’historiographie kurde. Trois décennies plus tard, l’Iran et la géopolitique régionale sont profondément bouleversés par la révolution de 1979. Avant de devenir exclusivement islamiste, celle-ci est aussi bien soutenue par les partisans de l’ayatollah Khomeiny que par les libéraux, les communistes ainsi que les Kurdes en butte au centralisme autoritaire du Shah. Mieux organisés hiérarchiquement et idéologiquement, les mollahs partisans de Khomeiny imposent leurs vues et leur concept de République islamique. L’ayatollah Khomeyni, futur Guide Suprême de la Révolution avait feint de vouloir accorder aux Kurdes l’autonomie désirée mais retourne sa veste dès sa victoire entérinée. Une fois encore, les revendications autonomistes et démocratiques des Kurdes sont foulées au pied.

L’influence des mouvements marxistes

Le dernier quart du XXème siècle voit se produire une évolution majeure dans le nationalisme kurde avec la création en 1978 du PKK : le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Fondée notamment par son charismatique leader Abdullah Öcalan en Turquie, cette organisation a ceci d’inédit que sa matrice idéologique et d’abord marxiste et issue des mouvements révolutionnaires turcs. À l’instar de nombreuses organisations d’extrême-gauches et d’extrême-droites de la période, le PKK s’engage dans la lutte armée contre l’État turc et organise des attentats dès la fin des années 1970. Isolée par rapport aux autres organisations kurdes en raison de sa radicalité, la formation d’Öcalan est engagée dans la guerre civile kurde de 1992 au cours de laquelle elle affronte les organisations kurdes irakiennes soutenues par Ankara. Cependant, l’aura indéniable de la formation marxiste conduit les autres partis kurdes à coopérer avec elle. Ainsi, au milieu des années 1990, le PKK se mue en un parti national kurde désormais intégré dans le mouvement nationaliste. Un autre tournant idéologique du parti intervient avec la théorisation par Öcalan du confédéralisme démocratique en 2005. Plutôt qu’un État kurde indépendant, ce principe politique cherche à établir un auto-gouvernement multiethnique “qui prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités” (Mireille Court et Chris Den Hond). Reprise par le Parti de l’Union Démocratique syrien (PYD), cette idée est expérimentée dans le Rojava à partir de 2014. Cet héritage idéologique met en lumière l’importante influence exercée par cette formation au sein des mouvements kurdes.

Le GRK irakien et la marche vers l’autonomie

Plus à l’Est en Irak, la fin du XXème siècle voit aussi la donne évoluer avec l’émergence du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est parfois considéré comme de facto un État kurde au sein de l’Irak tant son autonomie est large. Citons comme exemples la maîtrise par le GRK de son commerce et même l’existence d’une armée propre à la région : les peshmergas. L’établissement et la stabilisation d’une autonomie kurde en Irak étaient pourtant loin d’être acquis tant l’hostilité de Saddam Hussein fut violente vis-à-vis des revendications kurdes. Cependant, la protection onusienne permet au Kurdistan irakien de bénéficier d’une autonomie très importante à partir de 1991. Celle-ci est pérennisée lors de la chute d’Hussein en 2003 par l’union des clans de Barzani et de Talabani – ce dernier étant le fondateur de l’Union Patriotique du Kurdistan – qui cette fois sont parvenus à surmonter leurs divisions. Ces principaux mouvements soutiennent l’invasion menée par les Etats-Unis et leurs alliés, qui s’appuient sur les Kurdes pour saper l’autorité du régime de Bagdad. L’autonomie du Kurdistan irakien, perçue comme le produit de l’ingérence américaine, constitue depuis un sujet de tensions pour le gouvernement central irakien.

Les Kurdes face à Daech et l’expérience du Rojava

Né toujours en Irak à la fin des années 2000, le groupe État islamique connaît un essor considérable et international durant les années 2010 qui lui permet d’auto-proclamer son califat en 2014. Sa dimension profondément obscurantiste et la multiplication de ses attentats sur toute la surface du globe en font l’ennemi numéro un dans la région. Les grandes nations occidentales refusent cependant d’utiliser des troupes au sol et les rapports conflictuels qu’elles entretiennent avec le régime syrien de Bachar el-Assad vont les amener à trouver des alliés en se tournant vers les Kurdes. Ces derniers bénéficient également du soutien des Russes qui leur procurent de l’armement. Les peshmergas irakiens comme les YPG/YPG syriens se révèlent ensuite particulièrement efficaces dans la lutte contre les djihadistes. Les premiers l’emportent à Mossoul quand les seconds reprennent Kobané. Le prix payé est lourd : 36 000 Kurdes meurent au cours du conflit. Le 17 mars 2016, fort de ses succès militaires dans le Nord syrien, le PYD proclame la création d’une fédération démocratique (existante de facto depuis 2014) au Rojava. Cette dernière constitue une enclave féministe, démocratique et laïque au milieu des dictatures et des groupes djihadistes qui ensanglantent la région ; érigée en modèle exportable à l’ensemble des zones kurdes de la région, elle doit pourtant en grande partie son existence au soutien logistique des États-Unis…

Plus d’un siècle de combats nationalistes et autonomistes n’ont pas suffi à établir un Kurdistan indépendant. L’opposition de régimes autoritaires, l’inconstance des alliances occidentales – nouées avec les nationalistes kurdes ou leurs ennemis selon qu’ils se trouvent en Irak ou en Turquie – et les divisions internes des Kurdes ont constitué autant d’obstacles à l’accomplissement de cet objectif. À la question de l’autonomie kurde vis-à-vis des États-nations se pose celle de l’indépendance à l’égard des empires – américain et russe, qui n’ont jamais hésité à appuyer la cause kurde lorsqu’elle convergeait avec leurs intérêts géostratégiques. Le mouvement kurde compte plusieurs succès fragiles à son actif, comme la quasi-indépendance du Kurdistan irakien et l’autonomie du Rojava ; ces victoires contre les puissances régionales n’ont cependant été acquises qu’au prix d’un pacte conclu avec les puissances globales dont les termes sont incertains et fluctuants. Ces accès régionaux à l’autonomie mettent aussi au jour l’importante faculté d’évolution idéologique des nationalistes kurdes qui pour certains d’entre eux s’orientent vers l’autonomie dans un cadre confédéral (Syrie) bien que l’idée d’indépendance demeure un horizon souhaité notamment en Irak comme l’ont montré les référendums de 2005 et de 2017. Célébrés en raison de leur lutte contre le djihadisme, les Kurdes s’ils en ont été bien mal récompensés par le président américain Donald Trump, en ont néanmoins retiré une large sympathie auprès de l’opinion internationale et une attention nouvelle portée sur leurs aspirations. Notamment sur l’expérience démocratique et confédérale du Kurdistan syrien. Acteurs toujours centraux de la géopolitique du Moyen-Orient, les Kurdes demeurent toujours en butte à des États peu disposés à leur accorder l’autonomie. Pour autant, ces premiers n’ont pas renoncé à leurs revendications autonomistes dont l’épilogue risque de s’étirer encore pendant plusieurs décennies.