Crise iranienne : Trump, un faux isolationiste et vrai incompétent

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Donald Trump © Gage Skidmore

En assassinant le général iranien Qasem Soleimani, Donald Trump a apporté la preuve de son interventionnisme militaire, drapé dans l’incompétence et l’hypocrisie. Cependant, la réponse des médias, commentateurs et représentants politiques américains a été beaucoup plus critique et nuancée que ce que l’on observe généralement lorsque les États-Unis sont la cible de missiles, un fait révélateur de l’évolution du climat politique national en cette année électorale. 


« Des dizaines de missiles iraniens frappent des bases américaines abritant du personnel militaire ». Dans la soirée du 7 janvier, les gros titres anxiogènes des chaînes d’informations entretiennent une tension insoutenable. Pour autant, les tambours de guerre se font plus discrets qu’à l’ordinaire. Si une flopée « d’experts » grassement payés par l’industrie de l’armement défilent sur les plateaux pour affirmer que Donald Trump n’aura pas d’autre choix que l’escalade militaire, les présentateurs et journalistes tiennent des propos plus nuancés. Certes, Sean Hannity (FoxNews) suggère de bombarder les installations pétrolières iraniennes pour affamer la population, mais le cœur n’y est qu’à moitié. Pour une fois, la voie de la raison tend à prendre le pas sur le discours guerrier. CBS News nous rappelle que Soleimani était un personnage adulé par le peuple iranien et met en doute la légalité de son assassinat, Tucker Carlson (FoxNews) accuse pendant 45 longues minutes le Pentagone et les membres de l’administration Trump de mentir aux Américains pour manipuler l’opinion « comme pour la guerre en Irak », ABC News diffuse l’interview du ministre des affaires étrangères iranien ; CNN minimise l’ampleur des frappes et conteste la pertinence d’une réplique. Sur MSNBC, Chris Hayes conclut son JT en affirmant qu’« une guerre avec l’Iran serait une folie, un désastre du point de vue moral et stratégique. Et ne croyez personne qui prétendrait le contraire ». Même le New York Times, qui déplorait dans un éditorial du 31 décembre « la réticence de Donald Trump à utiliser la force au Moyen-Orient » (sic) multiplie désormais les tribunes et articles critiquant les choix de la Maison-Blanche et redoutant ses conséquences.

Dans ce contexte particulier et malgré les encouragements de ses principaux soutiens, Donald Trump a décidé de ne pas répondre immédiatement aux frappes iraniennes. « L’Iran semble reculer, ce qui est une bonne chose pour tous les partis concernés et le monde. (…) Nous n’avons subi aucune perte, tous nos soldats sont en sécurité et les dégâts sur nos bases militaires sont minimes » déclare-t-il au cours d’une conférence de presse minée par les mensonges, approximations et l’autosatisfaction. Une fois de plus, Trump doit reculer pour s’extraire d’une crise qu’il a lui-même provoquée.

Aux origines de la crise, l’incompétence de Donald Trump et la folie des cadres militaires américains

La crise iranienne remonte au moins au retrait unilatéral de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA) décidé par Trump contre l’avis de l’ensemble de son administration, et aux sanctions imposées à l’Iran depuis, dans le but assumé de pousser son peuple au soulèvement.

Les manifestations récentes, réprimées dans le sang par Téhéran, semblaient conforter cette stratégie. Pourtant, cet objectif de long terme vient d’être compromis par la décision d’assassiner le personnage public le plus populaire du pays.

Si l’Iran perd un général, il gagne une excuse pour s’affranchir du JCPOA, obtient de l’Irak la demande officielle du retrait des troupes américaines, et unifie une population divisée contre un ennemi commun. De leurs côtés, les États-Unis ont été contraints de mettre fin à la coalition chargée de combattre l’État islamique et se trouvent dans une position délicate en Irak. Comment expliquer une telle erreur stratégique de la part de Donald Trump ?

Tout part des actions menées contre l’ambassade américaine à Bagdad, qui ont fait planer le spectre d’un nouveau « Benghazi » sur la présidence Trump. En 2012, deux bâtiments diplomatiques américains sont attaqués en Libye, coûtant la vie de l’ambassadeur et de membres du personnel. Cet épisode va cristalliser une obsession conservatrice contre l’administration Obama. Pendant trois ans, le parti républicain va multiplier les commissions d’enquête parlementaires pour accuser Hillary Clinton et Barack Obama de négligence et de trahison, tandis que les médias conservateurs vont repeindre la future candidate démocrate en criminelle ayant « du sang sur les mains ». Trump s’étant largement fait l’écho de ces critiques, il voulait à tout prix éviter un dénouement similaire en Irak, tweetant dès le début des évènements à Bagdad « ça ne sera pas Benghazi ! ».

Son obsession d’apparaître « fort » semble avoir été le principal moteur de sa décision, à laquelle s’ajouterait un acharnement à détruire l’héritage d’Obama et l’opportunité de faire oublier la procédure de destitution qui le vise. [1]

Dans une enquête approfondie, publiée le 12 janvier, le New York Times confirme cette lecture. Trump, qui s’attendait à être adulé pour son audace, devint furieux face au torrent de critiques diffusé sur les chaines de télévisions, avant d’être particulièrement soulagé par la faible intensité des représailles iraniennes, construites pour éviter un conflit généralisé.

Ceux qui pensaient que ses généraux et conseillers empêcheraient Trump de commettre l’irréparable en ont été pour leurs frais. Selon le New York Times, le commandement militaire avait présenté différentes options au président, incluant l’assassinat de Soleimani « pour faire passer les alternatives comme moins extrêmes et plus séduisantes ». Le Times décrit des officiers « choqués par la décision du président », mais qui n’ont vraisemblablement pas opposé de grande résistance.

Ceci s’explique par des raisons structurelles. Un grand nombre de généraux et conseillers militaires qui gravitent autour de Trump sont des vétérans de la guerre d’Irak particulièrement vexés par leur défaite, dont ils rejettent la responsabilité sur l’Iran. Les autres, au rang desquels on retrouve des membres de l’extrême droite évangéliste tel que le vice-président Mike Pence et le secrétaire d’État Mike Pompéo, veulent provoquer un conflit avec l’Iran pour des raisons idéologiques. Selon le Washington Post et CNN, Mike Pompéo poussait l’idée de tuer Soleimani depuis des mois, une option systématiquement écartée par les administrations précédentes.

Enfin, le complexe militaro-industriel qui finance massivement les élus républicains et influence médias et décideurs politiques à grand renfort de lobbyistes a tout intérêt à l’escalade. L’actuel ministre de la Défense, par exemple, est l’ancien lobbyiste en chef de Raytheon, un des principaux fournisseurs de l’armée américaine.

Tous ces éléments s’ajoutent au caractère impulsif de Donald Trump, qui aurait réclamé des représailles musclées depuis son club de golf de Mar-a-lago après avoir vu les images des émeutiers entourant l’ambassade américaine tourner en boucle sur Fox News, selon le Washington Post.

Que Trump ait été encouragé à se lancer dans une escalade guerrière dans le but de provoquer un engrenage semble évident. Tout comme son inaptitude à anticiper les conséquences de sa décision.

En 2015, Trump confondait Soleimani avec le chef des Kurdes et avouait n’avoir jamais entendu parler des Gardiens de la révolution.

Après l’assassinat, son administration a produit des justifications contradictoires et mensongères, provoquant la colère des parlementaires américains ayant eu accès aux briefings officiels, y compris de certains élus républicains.

La Maison Blanche a justifié ses actions en prétendant que les Américains seraient plus en sécurité après cet assassinat, et que la mort de Soleimani serait acclamée par les Iraniens. Un récit rapidement ridiculisé par les images des mobilisations de masse aux funérailles de Soleimani, auxquelles s’est ajouté le vote du parlement irakien demandant le retrait de l’armée américaine, alors que les médias faisaient état d’une situation d’alerte maximale en Irak et aux États-Unis. Les arrestations de citoyens américains d’origines iraniennes aux postes-frontière et la mention du risque d’attentat terroriste ont achevé de dégonfler le récit de la Maison-Blanche, alors que le cafouillage provoqué par la lettre envoyée par erreur au Premier ministre irakien pour confirmer le retrait des troupes américaines d’Irak renforçait l’image d’une administration déboussolée.

Pris à son propre jeu, Trump a tenté de dissuader l’Iran de répliquer en menaçant de bombarder 52 sites culturels iraniens. L’évocation de ce crime de guerre a provoqué une levée de boucliers aux États-Unis, et un démenti ferme de la part de son administration, contraignant Trump à reculer une nouvelle fois.

Certains ont pu voir dans l’amateurisme du président un opportunisme politique, lui qui avait affirmé en 2011 « Obama prépare une guerre contre l’Iran pour être réélu, car le président est incapable de négocier avec Téhéran. N’est-ce pas pathétique ? », mais sa réponse à la crise indique qu’il n’avait pas anticipé les conséquences de sa décision et pensait à tort qu’il serait célébré pour son audace.

Donald Trump, la fable du non-interventionniste

En dépit des évidences, Trump continue d’être fréquemment dépeint comme un non-interventionniste dont la politique serait en rupture avec le fameux « consensus de Washington ». Dans le journal Le Monde du 9 janvier, le chef du service international Alain Salles décrit le président comme celui « qui n’aime pas la guerre et veut faire rentrer les GI chez eux ». Cette surprenante étiquette s’explique par sa posture politique durant la campagne présidentielle de 2016, et son style diplomatique « particulier ».

Sa volonté de négocier avec la Corée du Nord depuis qu’elle possède l’arme atomique, son manque d’enthousiasme à l’idée de provoquer une guerre totale avec l’Iran et son retrait brutal des troupes américaines du nord de la Syrie (qui ont forcé l’armée américaine à bombarder ses propres bases en catastrophe) seraient autant de preuves de son isolationnisme. Si Trump n’a pas encore rapatrié les troupes et quitté l’OTAN, ce serait à cause de la contrainte exercée par « l’État profond ».

Cette fable, largement entretenue par les médias américains, présente le risque de pousser Donald Trump à adopter des postures de plus en plus belliqueuses.

Certes, Trump n’a pas (encore) envahi de pays. Mais c’est un curieux seuil pour gagner ses galons de pacifiste. On imagine mal Hillary Clinton, dépeinte comme une va-t’en guerre face à un Trump isolationniste, frapper la Corée du Nord à l’arme nucléaire ou bombarder la population iranienne dans le contexte actuel.

À l’inverse, Trump a franchi toutes les lignes rouges d’Obama : il a accepté de livrer des armes lourdes à l’Ukraine contre les Russes, bombardé par deux fois le régime syrien hors du cadre de l’ONU et assassiné un haut dirigeant d’un pays souverain.

Sous sa présidence, les frappes de drones ont été multipliées par cinq, les villes de Mossul et Raqqa ont été réduites en cendres par des bombardements qui ont déplacé des millions de civils, Trump a apposé son véto à la résolution du Congrès demandant l’arrêt de l’engament américain dans la guerre du Yémen, augmenté le nombre de troupes déployées en Afghanistan et au Moyen-Orient, redéployé les troupes présentes au Rojava autour des champs de pétrole syrien, retiré les États-Unis du traité de non-prolifération nucléaire INF, soutenu des coups d’État au Venezuela et en Bolivie et violé l’accord sur le nucléaire iranien. Les conseillers dont il a choisi de s’entourer sont tous des « faucons » avérés, il a fait adopter des budgets militaires en hausse constante et obtenu la création d’une « space force » qui va militariser l’espace. Selon The Intercept, il était initialement favorable à une invasion du Qatar par l’Arabie Saoudite (avant de réaliser que les USA avaient dix mille hommes stationnés là-bas) et a proposé aux dirigeants sud-américains et au Pentagone d’envahir le Venezuela pour renverser Maduro dès 2017.

Si tous ces faits pouvaient encore laisser planer un doute, le refus catégorique de saisir l’occasion offerte par le vote du parlement irakien pour retirer les troupes américaines du pays vient de confirmer une évidence : la posture isolationniste de Trump, comme toutes ses postures, est un leurre électoral sans aucun rapport avec la réalité.

La politique de Trump ne consiste pas à un ambigu « America First » mais à un très clair « Trump first », quelques soit les conséquences. Comme l’explique Noam Chomsky, ses actions visent systématiquement à conforter sa base électorale tout en défendant les intérêts de ses donateurs et soutiens financiers (multinationales, lobbies et ultra-riches). Lorsque les priorités de ces deux « électorats » entrent en conflit, Trump a tendance à s’empêtrer dans des crises dont il est le principal instigateur. [2]

La réponse hétérogène des cadres démocrates et médias libéraux ouvre une nouvelle ligne de fracture en vue de la primaire démocrate

À en croire les reporters de terrain qui couvrent la campagne, les questions de politiques étrangères ne préoccupent guère les électeurs démocrates. Pour autant, les évènements récents ont permis d’exacerber des lignes de fracture entre les différents candidats.

À droite, Pete Buttigieg et Joe Biden ont d’abord critiqué la procédure utilisée pour assassiner Soleimani, dénonçant la décision de ne pas informer le Congrès à l’avance et l’absence de stratégie de long terme. S’ils ont souligné le risque d’escalade, ils n’ont pas remis en question la légalité de la frappe ni le récit Trumpien visant à peindre Soleimani comme un dangereux terroriste responsable de la mort de centaines d’Américains.

Un discours similaire pouvait être entendu de la part des principaux cadres démocrates au Congrès, dont la cheffe de la majorité Nancy Pelosi et le président de la commission du renseignement Adam Shift, qui pilote la procédure de destitution.

Ce double discours qui légitime une action militaire sans précédent historique tout en condamnant le « style » Trump prend racine dans le « consensus de Washington ». Démocrates comme républicains comptent sur l’appui des industriels de l’armement pour financer leurs campagnes, et Washington et les grands médias sont sous l’influence d’une constellation de think tanks, analystes et lobbyistes qui poussent au militarisme. [3] Ceci explique le soutien de cette faction du parti aux coups d’État au Venezuela et en Bolivie, les votes quasi unanimes pour les budgets de défense demandés par Trump, l’aval donné à son projet de « space force » ou le refus de légiférer pour limiter le pouvoir du président en matière de guerre.

À ce titre, il est révélateur d’observer qu’en pleine procédure de destitution visant à établir l’abus de pouvoir du président, les démocrates votaient pour le prolongement du « patriot act » qui donne aux présidents des pouvoirs discrétionnaires très importants, alors que Nancy Pelosi refusait d’inclure dans le vote du budget militaire les amendements proposés par l’aile gauche du parti pour encadrer les pouvoirs du président en matière d’actions militaires.

De l’autre côté, Bernie Sanders, la gauche du parti, les associations militantes et, dans une moindre mesure, Elizabeth Warren critiquent l’idée même du recours à la violence, appelant l’attaque contre Soleimani un « assassinat » et dénonçant un interventionnisme qui sert les intérêts financiers aux dépens des familles américaines, ancrant la critique dans une analyse de classes.

Cette posture, critiquée par une partie de médias, a tout de même ouvert une brèche et contraint le parti démocrate à reprendre ses esprits. Après une première réponse ambiguë, les cadres du parti ont saisi l’opportunité de dénoncer les actions de Donald Trump, et (enfin) voté une résolution à la chambre des représentants pour limiter son pouvoir en termes de décision militaire.

Les médias traditionnellement proches de l’aile droite du parti démocrate (CNN, MSNBC, le New York Times et le Washington Post) s se sont également trouvés dans une posture quasi schizophrène, pris entre leur passions interventionnistes et leur opposition viscérale à Donald Trump.

Un conflit avec l’Iran désormais inévitable ?

Si la catastrophe a été provisoirement évitée, le meurtre de Soleimani devrait, du point de vue du complexe militaro-industriel et de l’extrême droite évangéliste, continuer à générer des dividendes. Il ne s’agit pas simplement d’un affront au gouvernement iranien qui aurait perdu un haut dirigeant, mais d’une attaque contre les populations chiite indépendamment des frontières. Il est probable qu’une milice chiite décide, sans l’aval de Téhéran, de mener ses propres représailles.

C’est le risque évoqué par Michael Morell, ancien sous-directeur de la CIA, qui estime que l’assassinat de Soleimani entraine un engrenage inarrêtable. À cause de la possibilité de représailles des milices chiites et de la reprise du programme nucléaire iranien, les États-Unis risquent de se trouver durablement embourbés au Moyen-Orient, quel que soit le locataire de la Maison Blanche en 2021.

En attendant, la propagande de guerre tourne à bloc sur les médias conservateurs pour vendre une escalade contre l’Iran, malgré la reculade temporaire de Donald Trump et la tragédie de l’avion de ligne ukrainien abattu par erreur par Téhéran.

[1] : À ce propos, lire ce fil twitter reprenant des sources proches de la Maison-Blanche https://twitter.com/rezamarashi/status/1214031169173348352

[2] Par exemple, il avait provoqué un « shut down » du gouvernement pour obtenir un financement pour son mur à la frontière mexicaine, avant d’être contraint de capituler par les forces économiques du pays. Il a retiré les troupes du Nord de la Syrie pour les redéployer autour des champs de pétrole Syrien tout en augmentant la présence militaire dans la région, refusé de répondre militairement au drone abattu par l’Iran et aux frappes contre les installations pétrolières saoudiennes après avoir adopté une posture confrontationnelle avec l’Iran, etc.

[3] https://theintercept.com/2020/01/10/iran-pundits-defense-industry/

Aux origines de l’antagonisme entre l’Iran et les États-Unis

Graffiti anti-américain dessiné sur le bâtiment qui abritait l’ambassade des États-Unis à Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

La mort du général iranien Qassem Soleimani, tué par un drone américain, sonne comme une revanche pour les États-Unis contre leur principal adversaire géopolitique au Moyen-Orient. L’humiliation de la crise des otages de 1979, les multiples revers diplomatiques infligés par l’Iran aux États-Unis, le soutien logistique et financier aux groupes anti-américains du Liban et d’Irak, ont contribué à faire de la République islamique d’Iran un représentant emblématique de « l’axe du mal » des néoconservateurs américains. L’hostilité des Iraniens aux États-Unis, quant à elle, puise à une source plus profonde. Elle trouve ses racines dans la volonté américaine, jamais ébranlée, de s’emparer du pétrole iranien et d’en faire une tête de pont de sa politique moyen-orientale.


L’ancienne ambassade américaine de Téhéran, lieu de pouvoir incontournable, est désormais un musée dédié tout entier à la dénonciation de l’impérialisme américain. Le devenir de cette construction, couverte de peintures murales de propagande associant les symboles américains à la mort et aux bombes, semble matérialiser l’hostilité entre la superpuissance américaine et la République islamique d’Iran, une tension continue depuis la Révolution de 1979. Celle-ci clôt une longue période de coopération et d’alliance diplomatique entre Washington et Téhéran, au cours de laquelle l’Iran, alors connu comme le « gendarme des États-Unis », était le principal soutien de la super-puissance américaine dans la région.

Les États-Unis en Iran : une puissance lointaine devenue un partenaire hégémonique

Les rapports irano-américains trouvent leur obscur commencement dans un accord signé en 1856 à Constantinople, entre l’ambassadeur américain et le représentant du pays que l’on appelle encore, à l’international, la Perse. Désireux de desserrer l’étau dans lequel les influences rivales de la Russie tsariste et de l’Empire britannique maintiennent son pays, le jeune Shâh Naser od-Din cherche à multiplier les alliances, et le traité de commerce signé avec la jeune république suit de près celui signé en juillet avec le Second Empire français. La signature du traité n’est néanmoins pas suivie par l’entretien de relations permanentes, qui devront attendre la fin du siècle. Si la présence américaine croît en même temps que l’importance mondiale des Etats-Unis, et que le pouvoir iranien a parfois recours à des experts américains dans ses projets de réforme, la jeune nation reste dans l’ombre des influences russes et britanniques, qui après des décennies de tensions se partagent le pays en 1907, grâce, entre autres, aux bons offices de la IIIe République Française.

Si l’importance de l’action américaine dans le coup d’État de 1953 fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale iranienne

Tout change après la Seconde Guerre mondiale : au Moyen-Orient comme ailleurs, les États-Unis, qui ont participé aux côtés des britanniques à l’occupation préventive du pays, remplacent progressivement le Royaume-Uni et la France comme principale puissance occidentale. La nomination, suite aux élections de 1951, du populaire nationaliste Mohammad Mossadegh au poste de Premier ministre du jeune Shâh Mohammad-Rezâ Pahlavi, est l’occasion d’une première immixtion des États-Unis dans la politique iranienne. Face à la volonté de Mossadegh de nationaliser le pétrole iranien, lésant notamment la puissante firme anglaise Anglo-iranian Oil Company (actuelle British Petroleum), les services secrets américains participent à son renversement. Les entreprises expropriées appellent à un boycott mondial contre l’Iran, soutenu par les compagnies américaines. Le président Eisenhower, cédant à la pression du lobbying des pétroliers américains et de la CIA, donne son aval à l’opération « Ajax » en août 1953. Les services secrets américains supervisent un coup d’État en coopération avec les réseaux britanniques, le Shâh, l’opposition parlementaire iranienne et les entreprises pétrolières lésées, qui aboutit à la démission forcée de Mohammed Mossadegh.

Le premier ministre iranien Mohammed Mossadegh, considéré comme “l’homme de l’année” par le Time en 1952 © Worth point.

Si l’importance de l’action américaine [1] dans ce coup de force fait toujours débat, les États-Unis apparaissent dès lors aux yeux de l’opinion comme un ennemi de la souveraineté nationale et un soutien du pouvoir royal qui commence à se renforcer après une brève période de démocratie parlementaire.

La pièce maîtresse dans le dispositif d’endiguement du communisme

Solidement installé au pouvoir, Mohammad-Rezâ Shâh ne va cesser d’approfondir ses liens avec les États-Unis, malgré un discours officiel axé sur l’indépendance nationale et la construction d’un modèle alternatif à la démocratie libérale et au marxisme-léninisme. Devant les exemples catastrophiques donnés par les révolutions nationalistes dans les pays arabes (Egypte en 1952, Irak en 1958, qui renversent toutes deux des monarchies pro-occidentales), il devient impératif pour les Etats-Unis de maintenir au pouvoir ce monarque conciliant.

Ainsi soutiennent-ils le Shâh dans ses principales initiatives, qu’elles soient économiques ou militaires. La « Révolution blanche », vaste entreprise de transformation sociale dont la pièce maîtresse est une réforme agraire, se fait avec les encouragements et les conseils américains, prêts à accepter par pragmatisme ses accents vaguement socialisants. Surtout l’Iran devient, par rapport à sa taille, l’un des principaux acheteurs d’armes américaines, le Shâh menant une politique de défense largement au-dessus des besoins de l’Iran, tant par peur du voisin soviétique que par passion personnelle pour la chose militaire.

Le soutien américain, sans faille jusqu’à Jimmy Carter malgré les dérives autoritaires et mégalomaniaques du régime royaliste (le Parti unique est définitivement imposé en 1975, mettant fin au cadre parlementaire qui s’était maintenu au moins formellement jusque là) s’explique par l’importance de la position du pays, frontalier de l’URSS de part et d’autre de la mer Caspienne, dans le dispositif de lutte contre la pénétration communiste au Moyen-Orient. L’Iran fait ainsi partie des membres fondateurs du Pacte de Bagdad, alliance de pays musulmans alignés sur les Anglo-Américains. Le basculement de l’Irak dans le camp soviétique renforce encore l’importance de l’Iran, à la fois potentiel champ de bataille et contre-exemple pro-occidental. Le rôle de l’Iran dans les plans américains est plus important encore dans le Golfe persique, où le pays se voit doté du rôle officieux de « gendarme des États-Unis », accueillant des bases militaires américaines et s’impliquant dans la répression des soulèvements pro-soviétiques des États voisins[2].

En dépit de relations diplomatiques courtoises avec le bloc de l’Est (le Shâh se rend en URSS en 1968 puis accorde au représentant soviétique une place à ses côtés lors des célébrations des « fêtes de Persépolis » en 1971) et des dénonciations morales de l’Occident contenues dans les œuvres publiées du souverain, l’association entre le régime monarchique et l’influence américaine se fait naturellement dans l’esprit des Iraniens comme du reste du monde ; les États-Unis deviennent pour l’opposition – qu’elle s’inspire du marxisme ou de l’Islam politique – l’ennemi à chasser du pays en même temps que le tyran honni. Dans le même temps, les transformations économiques et sociales qui s’accélèrent après la crise pétrolière de 1973, entraînent une occidentalisation de façade d’une partie de la société, rejetée par de larges parts de la population. Ces transformations sont ainsi associées au modèle américain, d’autant plus détesté que les laissés pour compte du boom économique sont de plus en plus nombreux. Sûr du soutien américain et de ses succès économiques, le régime s’enferme dans ses rêves de grandeur et un autoritarisme qui ne s’embarrasse plus des formes démocratiques.

De l’indispensable allié à l’irréductible ennemi

C’est paradoxalement une inflexion dans la politique américaine qui entraîne la chute du régime royaliste, fragilisé dans le même temps par un ralentissement économique et la maladie du souverain. L’élection de Jimmy Carter en 1976 et la mise en avant par son administration de la question des droits de l’homme annonce une complaisance moindre envers les dictatures pro-américaines. Mohammad-Rezâ est obligé d’entamer une timide libéralisation, qui aboutit dès 1977 sur un « Printemps de Téhéran », libération de la parole, y compris politique. Si les États-Unis souhaitent contraindre leur allié à une démocratisation progressive, il ne s’agit néanmoins en aucun cas de le lâcher, et Carter affiche jusqu’au bout son soutien, en passant notamment le nouvel an 1978 aux côtés de la famille impériale, à Téhéran.

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour LVSL.

Le chute, début 1979, du régime monarchique après plusieurs mois de confrontation violente, entraîne la création d’un régime politique d’un genre nouveau, qui se réclame à la fois du conservatisme religieux de du tiers-mondisme révolutionnaire. La nouvelle République islamique devait-elle naturellement s’engager dans un bras de fer sans compromis avec les États-Unis ? Rien n’était moins certain, dans le contexte d’une révolution encore traversée par des tendances contradictoires et d’une guerre froide où l’URSS représentait un autre objet de détestation pour les nouveaux dirigeants iraniens, tant pour son athéisme qu’en raison des anciens contentieux entre Iran et monde russe. Beaucoup espéraient une politique d’équilibre et le maintien de relations diplomatiques entre la nouvelle République et les pays occidentaux, facilités par la popularité de la révolution khomeiniste parmi les intellectuels de l’Ouest.

En violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique.

La prise de l’ambassade américaine par des « étudiants suivant la ligne de l’Imam », légitimés à posteriori par le pouvoir, marque la rupture définitive. Provoquée par l’hospitalisation de Mohammad-Rezâ Pahlavi aux États-Unis, elle est surtout un coup de force politique interne à l’Iran : en violant ouvertement le droit international, l’aile dure des révolutionnaires interdisait tout retour en arrière et mettait à l’écart les partisans du libéralisme politique. Le premier ministre Mehdi Bazargan, grande figure de l’Islam politique et de l’opposition au Shâh, est contraint de démissionner, alors qu’il venait de serrer la main à un diplomate américain. Les tensions s’accroissent encore alors que le nouveau régime remet en cause les contrats d’exploitation qui permettaient aux entreprises pétrolières anglo-américaines d’exploiter le pétrole iranien – la question de la propriété pétrolière, on s’en rappelle, avait motivé le coup d’État de 1953 qui avait placé le Shâh au pouvoir – et procède à une nationalisation massive de l’économie dont les investissements américains font les frais.

L’Iran devient ainsi irrémédiablement un ennemi à abattre pour les stratèges américains, désireux de laver l’affront, d’autant plus que l’élection de Ronald Reagan en 1980 marque le retour à une politique étrangère plus agressive. De rempart face au bloc de l’Est, l’Iran devient un ennemi dont il faut contenir à tout prix l’influence, quitte à agir pour empêcher la défaite de Saddam Hussein, qui envahit l’Iran fin 1980 (ce qui n’empêche pas l’Amérique de Reagan de mettre en place une combinaison pour financer la guérilla Contra du Nicaragua par le trafic d’armes avec l’Iran).

Les États-Unis (et avec eux la France de François Mitterrand) vendent massivement des armes au régime irakien, ce qui ne peut que renforcer l’anti-américanisme, dans le cadre d’un conflit à l’origine d’un traumatisme comparable à celui laissé par la Première guerre mondiale (l’Iran perd entre 350 000 et 500 000 citoyens, dont de très jeunes combattants). Dans le même temps, l’anti-américanisme devient l’une des principales sources de légitimité du régime iranien, au même titre que la « défense sacrée » face à l’envahisseur baasiste. L’année 1988, la dernière du conflit, est marquée par une intervention directe des États-Unis qui détruisent l’ensemble de la flotte iranienne en réaction aux dégâts causés à une frégate américaine par des mines iraniennes. Le 3 juillet, c’est un Airbus civil qui est détruit par l’armée américaine, laquelle plaide la bavure. La détermination des États-Unis à empêcher la progression iranienne dans le Golfe persique ruine les dernières chances de victoire et obligent Khomeini à accepter le cessez-le-feu du 18 juillet.

Le bras de fer se poursuit sans discontinuer au cours des décennies suivantes, avec cependant une intensité variable. Après un activisme important de la République islamique à l’étranger (soutien au Hezbollah durant la guerre civile libanaise, coup d’Etat d’Omar El-Bechir au Soudan en 1980), l’Iran adopte un positionnement plus modéré sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005). L’élection à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, consécutive à la dénonciation de l’Iran comme membre de l’ « axe du mal » par George W. Bush, entraîne une nouvelle période de tensions caractérisée par les ambitions nucléaires iraniennes.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct.
La situation de crise actuelle semble indiquer une désespérante poursuite de la confrontation entre deux pays se définissant mutuellement comme des ennemis. L’anti-américanisme iranien continue de s’afficher à travers le slogan Marg bar Amrikâ (« mort à l’Amérique ») lors de toutes les occasions officielles ; une propagande qui n’avait pas cessé même au plus fort de la détente. Côté américain, l’Iran est perçu comme un avant-poste dont le contrôle est essentiel dans l’affrontement qui oppose les États-Unis à la Chine et à la Russie – et dont l’indépendance géostratégique à l’égard du gouvernement américain fragilise son hégémonie régionale.

Le dialogue amorcé par les présidents Obama et Rohani, qui aboutit sur l’accord de Vienne de 2015 et la levée d’une partie des sanctions économiques américaines, s’achève avec l’élection de Donald Trump, dont l’administration accueille les partisans les plus acharnés de la poursuite du bras de fer, jusqu’à envisager l’affrontement direct

Malgré l’omniprésence de la propagande, le sentiment anti-américain s’est largement estompé dans la population iranienne, comme a semblé le montrer l’étude d’Abbas Abdi (déjà connu pour avoir mis en lumière le traditionalisme d’une large partie de la population dans les années 1970) qui a valu un emprisonnement à son auteur. Dans le même temps, l’appréciation du régime iranien n’est pas monolithique du côté des élites américaines. Les stratèges du Pentagone continuent de voir dans l’Iran un irréductible ennemi, confortés en cela par le lobbying saoudien, émirati et israélien, ainsi que par l’expansion croissante de la Chine dans la région, qui sonne comme un défi à leur hégémonie. Le son de cloche est différent dans les milieux économiques américains, où l’on se demande pourquoi les États-Unis se privent d’un marché de 80 millions de consommateurs, pas plus hostiles que d’autres au modèle culturel qu’ils représentent. Les compagnies pétrolières, quant à elles, mènent un intense lobbying en faveur de l’accord iranien[3]. Moins qu’une nécessité irrémédiable, l’hostilité irano-américaine est davantage le résultat de choix stratégiques et idéologiques anciens, marqués par une vision du monde impériale et unipolaire. Des choix qu’il s’agit, dans l’intérêt de la paix mondiale, de questionner.

 

Notes :

[1] Pour un compte-rendu détaillé de l’implication de la CIA dans le coup d’État qui a renversé Mohammed Mossadegh, voir William Blum, Les guerres scélérates, ed. Parangon, 2004. Le chercheur Yann Richard (L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009) tend quant à lui à relativiser l’importance du rôle des services secrets américains.

[2] Le rôle de l’Iran comme “gendarme” des États-Unis avant la révolution de 1979 est détaillé dans l’ouvrage de Yann Richard, L’Iran : de 1800 à nos jours, ed. Flammarion, 2009.

[3] Tara Shirvani, Siniša Vuković, Foreign Affairs, « Tehran’s power lobby – How energy concerns drive the nuclear deal », 2015. On trouvera dans cet article un compte-rendu du lobbying des principales entreprises pétrolières américaines en faveur de l’accord nucléaire avec l’Iran.

Les Kurdes, éternels instruments des grandes puissances

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Un défilé de soldats du YPG. @Kurdishstruggle

Comment les fers de lance de la lutte contre l’État islamique ont-ils pu être abandonnés à leur sort ? Posée de cette manière, la question ne permet pas de comprendre la manière dont la question kurde s’insère dans les agendas des grandes puissances. Les populations kurdes, à tendance séparatiste, rétives aux constructions nationales irakienne, syrienne ou turque, installées sur d’abondantes ressources naturelles et dans des zones stratégiques capitales, représentent des moyens de pression idéaux pour les grandes puissances – qui instrumentalisent avec cynisme la cause kurde pour faire prévaloir leurs intérêts dans la région.


Considérer les Kurdes comme une entité culturelle homogène, qui serait habitée par la conscience d’appartenir à un seul et même peuple, n’aide en rien à comprendre les enjeux qui traversent cette question. D’un nombre d’au moins 35 millions, descendants des tribus indo-européennes installées depuis 4000 ans au Proche-Orient, les Kurdes sont, loin de l’image que l’on s’en fait, un peuple divisé en plusieurs groupes linguistiques (on y parle sorani, kurmandji, gorani, zaza) mais aussi confessionnels (il existe au sein des Kurdes des alévis, des yézidis, des chiites). Surtout, ils sont dispersés entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Une série de facteurs qui apparaissent comme autant de freins au nationalisme kurde. 

Les territoires du Kurdistan syrien, irakien et turc abritent d’importantes ressources naturelles et constituent de ce fait des zones stratégiques d’une importance capitale pour ces États. Comme l’a montré le géographe Fabrice Balanche, au Rojava, la zone située à l’est de Deir el-Zor – à proximité de la frontière irakienne – contient une quantité considérable d’hydrocarbures ; 50% du pétrole de Syrie y serait produit. Cet espace a également constitué, au début de la guerre civile, le grenier à blé de la Syrie. Sur les zones kurdes de Turquie, Ankara contrôle différents amonts dont celui de l’Euphrate et du Khabour, indispensables à l’irrigation. Le territoire kurde d’Irak abrite quant à lui un tiers des ressources pétrolière du pays, exploitées par des compagnies étrangères – notamment la compagnie russe Rosneft. Cette abondance de ressources permet de comprendre pourquoi les États turc, syrien et irakien ne souhaitent aucunement l’apparition d’un Kurdistan indépendant ; elle explique également l’ingérence d’une multiplicité d’acteurs internationaux.

La genèse des États-nations qui abritent les populations kurdes permet également de comprendre pourquoi celles-ci sont loin de souhaiter unanimement leur indépendance ; elle a en effet été caractérisée par une volonté d’homogénéisation culturelle calquée sur les groupes dominants. Pour le sociologue Massoud Sharifi Dryaz, « En général, dans ces pays, la manifestation de l’identité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des groupes minoritaires a été interprétée comme une attaque sérieuse qui compromet l’unité nationale, l’intégrité territoriale et la sécurité nationale ». La Turquie a expérimenté cela avec vigueur, dès 1923. Les Kurdes de Turquie, plus grande minorité non turcophone du pays, ont dû se plier à la politique nationaliste d’Atatürk et abandonner la perspective d’obtenir des droits particuliers. Si en Irak, la royauté au pouvoir – de 1932 à 1958 – ignore les Kurdes, en 1958, le nouveau régime gouverné par Qasim, à tendance communiste, s’appuie sur cette population pour combattre les baassistes. En 1968, dès l’arrivée du Parti Baas, les dirigeants au pouvoir promeuvent un nationalisme arabe, qui vise à unir tous les peuple arabes dans une seule nation. On retrouve la même configuration en Syrie dès 1963 avec l’arrivée du Parti Baas au pouvoir, puis en 1970 avec Hafez el-Assad, Président de la Syrie jusqu’en 2000. Les baassistes se sont attachés à mettre en avant « l’exception arabe sur les autres minorités ethniques », avec des mesures coercitives visant à réprimer l’affirmation de l’identité kurde, précise Massoud Sharifi Dryaz. Pour le sociologue français, « dans le cadre du système international des États-nations, les acteurs non étatiques qui défient le pouvoir politique dominant sont considérés comme une menace pour la paix, la sécurité et l’intégrité territoriale et la souveraineté des États ».

Nul ne s’étonnera, dans ces circonstances, que la déstabilisation du Moyen-Orient par les États-Unis à partir des années 1990 puis 2000 ait profité, à bien des égards, au mouvement kurde.

Carte réalisée en 2006 illustrant la vision du Moyen-Orient de Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel membre d’un think thank néoconservateur. Source: Ralph Peters, “blood boders : how a better Middle East would look”, Armed Forces Journal, carte réalisée par Chris Broz.

Au Kurdistan irakien et syrien, d’éternelles divisions.

C’est dans ce contexte – mais aussi du fait du rapprochement turco-syrien (1) – que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 en Turquie, juge opportun de changer radicalement de doctrine. En 1995, au cinquième congrès du PKK, les dirigeants dont leur leader Abdullah Öcalan abandonnent la revendication de l’indépendance d’un Kurdistan, pour privilégier l’autonomie démocratique au sein de la Turquie. Puis, dès 2003, à la faveur de l’intervention en Irak et de la guerre civile syrienne en 2011, le PKK opte pour une régionalisation de la cause kurde (2). Avec un agenda socialiste, communaliste et libertaire – dans une région marquée tant par des régimes autoritaires que par la prédation des entités économiques multinationales -, la principale organisation kurde mise alors sur l’effondrement des États d’Irak et de Syrie en s’appuyant sur ses « organisations sœurs ». Le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien a lui aussi fait de l’autonomie démocratique – par le biais d’institutions parallèles capables de concurrencer celles de l’État en place – un de ses fondements.

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À côté de soldats des Unités de résistance de Sinjar, le portrait d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du PKK. @ Kurdishstruggle

Les interventions en Irak et la guerre civile en Syrie ont aussi accéléré le processus d’autonomisation du mouvement kurde, tout en le poussant paradoxalement dans une logique de fragmentation. Après la guerre en Irak, en 2003, les États-Unis font endosser aux nationalistes kurdes irakiens le rôle de partenaires. Profitant de cette situation nouvelle, les dirigeants de ce Kurdistan irakien décident alors de ne plus se focaliser sur la lutte kurde dans les pays voisins. Selon le sociologue franco-kurde Abel Bakawan, « La « carte du Kurdistan » n’était plus commune à tous, car le Kurdistan du GRK s’arrêtait bien à la frontière de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Le combat des Kurdes d’Irak ne se livrait plus pour l’intégration de Mahabad (Iran), de Diyarbakir (Turquie) et de Qamichli (Syrie) à la carte du Kurdistan du GRK.» Cette stratégie s’avère fructueuse et le Kurdistan irakien a pu acquérir une véritable autonomie – certes en partie acquise dès 1991 via le concours de la puissance américaine – en se dotant en 2005 d’une région fédérale reconnue dans la Constitution irakienne. Estimant que leurs revendications ont été suffisamment prises en compte et voyant la situation se dégrader grandement en Syrie, la majorité du mouvement kurde irakien ne souhaite guère s’étendre au delà du territoire du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK). Un indicateur, s’il en est, que l’idée d’un État kurde est loin d’être unifiée et monolithique. 

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Carte issue d’un reportage de France 24 intitulé 24 HEURES À ERBIL. Au nord, en violet le Gouvernement régional du Kurdistan, avec comme capitale Erbil. En blanc, le pouvoir central irakien avec comme capitale Bagdad. Capture / @France24

En Syrie, les Kurdes sont résolument divisés. Les populations kurdes ne sont pas uniformément réparties sur le territoire ; selon la politologue syrienne Bassma Kodmani, ils seraient plus d’un millions entre Damas et Alep, et le reste dans le Nord-Est Syrien. C’est à la faveur du retrait volontaire en 2012 des troupes de Bachar el-Assad des provinces Nord et Nord-Est syriennes qu’est formé le Rojava (nommé en septembre 2018 AANES, pour “Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie”). Dans cette zone, on retrouve environ un million de Kurdes, dont de nombreux partisans du PYD – fondé en 2005 par certains militants du PKK turc. Le Rojava n’est pas pour autant un bloc homogène puisque les Kurdes y côtoient des Assyriens et des Arabes. La lutte contre l’État islamique constitue la raison d’être de la branche armée du PYD, les Unités d’élites de protection (YPG), auxquelles s’ajoute la brigade féminine des Unités de protection de la femme (YPJ).

Le 23 mars 2018, à Baghouz, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont beaucoup de combattants sont des Kurdes, mettent fin au Califat de l’ÉI, après des mois d’une âpre bataille. Les nombreuses victoires acquises par les Kurdes ne doivent cependant pas voiler une réalité essentielle : celle de l’impotence des forces armées kurdes. Si les Kurdes possèdent une longue tradition guerrière et excellent largement dans l’art de la guérilla, leurs forces armées sont cependant caractérisées par un sous-équipement chronique. Sans un soutien occidental appuyé, leur efficacité militaire aurait été bien moindre.

L’obsession turque face à la question kurde

L’intervention turque du 9 octobre dernier, approuvée un bref temps par le président américain Donald Trump, avait pour objectif de briser la stratégie transnationale des Kurdes, sur fond d’enjeux électoraux internes (3). Depuis que le PKK a déclaré la guerre à l’État turc en 1984, les gouvernements n’ont eu cesse de vouloir endiguer toute menace (4), Ankara voyant dans le PYD syrien une émanation du PKK. Le 24 août 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en Syrie, la Turquie décide de chasser Daech de la rive occidentale de l’Euphrate et d’empêcher le PYD de s’y installer.

Erdoğan lance alors, avec l’aval de Moscou, l’opération « Rameaux d’Olivier » qui débouche sur la bataille d’Afrin, visant une nouvelle fois le PYD. Finalement, avec l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre et terminée le 22 octobre, Erdoğan a de nouveau cherché à affaiblir le PYD et à sécuriser la partie orientale de la frontière syrienne. Une réussite relative, puisque le Président turc, qui avait présenté à l’ONU son plan d’installation d’un million de réfugiés Syriens dans cette poche de de 480 kilomètres de long, ne garde finalement la main que sur une zone longue de 120 kilomètres et large de 32 kilomètres.

Si la Turquie se réjouit de l’opération « Source de Paix », elle a pourtant multiplié les échecs en Syrie. L’instauration d’un régime à tendance islamiste, qu’elle appelait de ses vœux, a échoué. Le pays, qui s’est engouffré dans les affres d’une crise économique profonde, doit absorber dans le même temps trois millions de réfugiés syriens. Sans oublier que l’attitude pour le moins permissive de l’administration turque à l’égard des djihadistes étrangers qui ont rejoints les camps d’al-Nosra et de l’État islamique a largement favorisé l’entrée en scène des milices des YPG.

https://www.arte.tv/fr/videos/086138-003-F/arte-regards-que-vont-devenir-les-detenus-combattants-de-l-ei/
Carte issue d’un documentaire d’ARTE regards, intitulé “Que vont devenir les détenus combattants de l’ÉI ?” En vert est matérialisée la zone tampon que le Président turc Recep Tayyip Erdogan veut instaurer. Capture / @Arte

La Syrie, précurseur d’un Moyen-orient « post-américain » ?

Donald Trump met quand à lui fin à une longue coopération avec les Kurdes, que les États-Unis ont pourtant abondamment aidés, notamment durant la bataille de Kobané. Un revirement qui ne surprendra guère ceux qui se sont penchés sur l’histoire tumultueuse des relations entre les Kurdes et les États-Unis. Après le déclenchement de la rébellion kurde de septembre 1961 dirigée contre l’État irakien, les États-Unis choisissent de ne pas intervenir, se rangeant de facto dans le camp de Bagdad. Tout change lorsqu’en 1968 Ahmad Hassan al-Bakr et Saddam Hussein prennent le pouvoir et se rapprochent de Moscou. Washington décide alors d’aider militairement les Kurdes, afin de conserver son hégémonie intacte dans la région. Une aide à laquelle les États-Unis mettent fin en approuvant les Accords d’Alger du 6 mars 1975, qui sonnent la fin du projet d’autonomisation des Kurdes irakiens.

De la même manière, en l’espace de quelques jours, Donald Trump est parvenu à approuver la décision turque d’intervenir au Rojava avant de sanctionner Ankara pour cette même intervention. Un tel revirement était prévisible. Le soutien américain aux entités kurdes d’Irak et de Syrie a envenimé les relations avec la Turquie.

Faut-il voir dans la décision de Donald Trump le souhait de maintenir une présence militaire, directe ou indirecte, dans la région ? Une telle motivation irait à l’encontre de la critique des endless wars, que le candidat Trump n’a cessé de marteler durant la campagne présidentielle et que la plupart des médias considèrent encore comme étant à l’origine de nombre de ses décisions politiques. En réalité, par-delà les discours et les cérémonies officielles, la politique étrangère américaine est marquée par un expansionnisme sans précédent depuis l’ère Bush et caractérisée notamment par une hausse considérable des sanctions économiques, ainsi qu’une augmentation faramineuse du budget militaire. La dimension isolationniste de l’agenda de Donald Trump au Moyen-Orient doit donc être considérablement relativisée. Le Secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs déclaré que les Américains resteraient présents en Syrie, non loin de Deir ez-Zor, pour aider les FDS à protéger les puits de pétrole face à l’Etat islamique.

Trump maintient ainsi sa politique de palinodies et de revirements à l’égards des Kurdes syriens et du gouvernement turc, s’alliant avec les uns et les autres au gré des circonstances. Michael Klare, professeur au Hampshire College, l’a résumé de façon limpide : « « L’Amérique d’abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d’un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ? ».

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Le Président américain Donald Trump en compagnie de son homologue russe Vladimir Poutine lors du G20 à Osaka. @ TheKremlin

Le moment Poutine

Alliée historique de Damas, la Russie a porté en Syrie son implication à des niveaux inégalés (5). Les dirigeants russes, à l’instigation de Bachar el-Assad, ont décidé d’intervenir en Syrie. Pour Vladimir Poutine, il fallait à tout prix éviter un scénario à la libyenne, marqué par une désintégration de l’appareil étatique. Le chef d’État russe avait également en tête la lutte contre le terrorisme. Un spectre hantait toujours les plus hautes sphères, celui de la vague de terreur qui a frappé la Fédération de Russie durant les deux guerres de Tchétchénie. Pour le Kremlin, la perspective d’un déferlement de combattants russophones venus rejoindre les rangs des organisations terroristes n’était pas à exclure. Elle s’est matérialisée lorsque plus de 5000 russophones, provenant principalement du Caucase du Nord et du reste de la Russie, se sont rendus en Syrie pour y combattre.

Finalement, le 30 septembre 2015, la première opération armée de Moscou en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1979 est lancée. La Russie aura tout au long du conflit usé d’une fine stratégie géopolitique, prenant en compte le mauvais souvenir de l’intervention afghane de 1979 mais aussi celles des États-Unis en Irak et Afghanistan. Bien qu’elle ait terni son image sur la scène internationale en raison des bombardements meurtriers sur Alep, cette intervention lui a permis une victoire à moindre coût, sans enlisement.

Moscou a par ailleurs entretenu des relations globalement bonnes avec les Kurdes. Le conflit syrien n’a guère changé le donne, même si la Russie a pu faire pression sur l’AANES et les FDS afin qu’ils abandonnent leur alliance avec Washington. Si les relations entre la Russie et les Kurdes ont connu des refroidissements (lors de la bataille d’Afrin, les Russes ont donné le feu vert aux Turcs pour intervenir), le gouvernement russe a porté la cause kurde au forum d’Astana en janvier 2017, évoquant la perspective d’une « autonomie culturelle ». Avec l’accord du 22 octobre 2019, les dirigeants russes sont parvenus à stopper l’intervention turque, ce qui continue de démontrer leur faculté à déterminer les orientations en Syrie.

Quels arguments les représentants du Rojava peuvent-ils avancer pour accéder à une forme d’indépendance ou d’autonomie, hormis la nécessité de devoir anéantir l’État islamique ? Au confluent de divers États-nations bien décidés à garantir leur souveraineté, lieu d’abondantes ressources, il est destiné à jouer les subalternes. Une situation qui satisfait les grandes puissances, qui s’appuient sur les Kurdes au gré de leurs intérêts. La déstabilisation du Moyen Orient qui a conduit à la désintégration de la Syrie et de l’Irak aurait pu constituer la première étape vers la constitution d’un État kurde ; il n’en a rien été. Aujourd’hui, seul le Gouvernement du Kurdistan irakien semble tenir, même si le référendum d’indépendance organisé par Erbil a provoqué l’ire de Bagdad (6). Un Kurdistan irakien qui a mis de côté toute idée de solidarité avec son voisin syrien, le laissant en proie aux agendas des puissances locales et mondiales…

 


1. Le 20 octobre 1998, la Syrie déclare retirer son soutien au PKK et Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie pour être remis aux autorités turques. La principale organisation kurde a alors largement craint pour sa survie.

2. Voir le très bon livre d’Olivier Grojean, La révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, publié en 2017 aux Éditions La Découverte.

3. Sur l’action de la Turquie en Syrie et particulièrement sur l’instrumentalisation des enjeux de politiques internes, l’article de Jean-Paul Burdy intitulé « La Turquie d’Erdoğan dans un environnement régional recomposé » et paru dans le numéro de novembre-décembre 2018 de Questions internationales, apparaît fondamental.

4. Sur un récit exhaustif de la guerre en Syrie et de l’implication des grandes puissances, on conseillera l’excellent dernier livre de Gilles Kepel, Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen Orient, paru en 2018 aux Éditions Gallimard. 

5. Un exemple tout récent le donne à voir : le lancement de l’opération « Griffe », en mai 2019, visant à affaiblir le PKK au Nord de l’Irak.

6. Bagdad a par ailleurs repris dans le même temps la province pétrolifère de Kirkouk, ce qui montre une nouvelle fois l’importance des ressources naturelles dans la question kurde.

7. En 2017, Erbil a organisé un référendum d’indépendance, approuvé à 92% par les Kurdes irakiens en 2017. Cependant, le pouvoir central a brisé toute velléité d’émancipation en refusant de reconnaître le référendum d’indépendance.

« Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire » – Entretien avec Thierry Coville

Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

Frappée par les sanctions américaines, l’économie de la République islamique d’Iran est proche de l’asphyxie. La doctrine de « pression maximale » des États-Unis, visant à faire chuter le régime des mollahs, est une manifestation de l’extra-territorialité du droit américain et de la portée mondiale des sanctions qu’ils édictent. Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, auteur de plusieurs ouvrages dédiés à l’Iran et spécialiste de l’économie iranienne, revient pour LVSL sur ces questions. Entretien réalisé par Antonin Hoffmann et Vincent Ortiz.


LVSL – On évoque souvent la République islamique d’Iran à travers son système politique complexe ou son action à l’international, mais généralement peu son économie, sinon sous l’angle des sanctions étrangères et de leurs effets. L’image que l’on en a est souvent celle d’une économie très étatisée ou largement contrôlée par le corps politico-militaire des Gardiens de la Révolution. Quel rôle jouent, dans les faits, les différents acteurs privés, publics et para-publics?

Thierry Coville – Nous avons affaire à une économie étatisée, contrôlée par le secteur public ; même si les chiffres officiels ne sont pas disponibles, on pense que ce secteur englobe 80 % de l’économie, et le secteur privé 20 %. Dans les 80%, il faut distinguer le public de ce que l’on appelle le para-public, qui concerne les entreprises qui appartiennent aux pâsdârân [ndlr « corps des gardiens de la révolution islamique », organisation para-militaire fondée en 1979] et aux fondations. Le secteur proprement public contrôle néanmoins une bonne partie de l’économie, autour de 50%, ce qui laisse 30 % aux pâsdârân et aux fondations. Il est donc faux de dire que l’économie iranienne est dominée par les pâsdârân. Cela fait partie d’un discours visant à présenter l’Iran de la manière la plus dépréciative possible dans tous les domaines : une dictature qui serait de surcroît dominée par des militaires sur le plan économique.

Il existe un véritable secteur privé en Iran dans l’agroalimentaire, le textile ou encore le domaine de la construction, bien qu’il soit dominé par l’État. Le secteur public est prédominant du fait de la prévalence d’idées tiers-mondistes de gauche au lendemain de la Révolution [ndlr la révolution de 1979, qui renversé le régime du Shah et abouti à la proclamation de la République islamique d’Iran]. On trouvait également l’idée – pas totalement exacte – selon laquelle le secteur privé d’avant la Révolution était lié au pouvoir précédent. Pour ces raisons, on a assisté à une nationalisation massive de l’économie iranienne dans tous les secteurs.

Le secteur para-public est constitué de fondations religieuses basées sur un système que l’on nomme waqf dans lequel les musulmans sont censés effectuer des dons à une institution religieuse qui elle-même est ensuite chargée de faire œuvre de charité. En vertu de ce système de waqf on trouve, par exemple, une institution qui s’occupe du tombeau de l’Imam Rezâ à Machad, lieu de pèlerinage très important pour les chiites, ce qui permet d’amasser une fortune qui est ensuite réinvestie dans l’économie. On trouve donc ces fondations religieuses qui jouent un rôle très important en Iran depuis longtemps, aux côtés d’autres fondations qui ont été créées juste après la Révolution. Dans tous les cas, c’est le même système qui prévaut : des organisations autonomes par rapport à l’État, exemptées d’impôts, à qui un rôle social est dévolu. Elles ont développé une activité économique importante et leur proximité avec le pouvoir religieux iranien leur permet un accès facile aux crédits bancaires. Elles sont le produit d’une hybridation entre économie et politique. Les pâsdârân fonctionnent sur le même principe ; ils développent des activités économiques qui ne sont pas contrôlées par l’État – ils ne rendent de compte qu’au Guide [ndlr le président de la République islamique d’Iran, Hassan Rohani, partage le pouvoir avec le « Guide » Ali Khamenei, principale figure de l’autorité religieuse iranienne].

Pour comprendre le fonctionnement de l’économie iranienne, il faut prendre en compte la nature duale du pouvoir iranien. Les pâsdârân ne sont pas contrôlés par l’État et ne paient pas d’impôts, mais ils assurent une base économique, sociale et politique au pouvoir politique conservateur et religieux d’Iran. En retour, les employés qui travaillent pour les pâsdâran et les fondations sont conduits à voter en faveur de ce système qui leur permet d’avoir un travail. Le système des pâsdârân est donc important, mais il est faux de dire qu’il domine l’économie iranienne.

LVSL – Le président Hassan Rohani, centriste et soutenu par les courants réformateurs, a été élu sur la promesse d’un développement économique rapide grâce à l’ouverture du pays, elle même permise par la négociation sur le dossier nucléaire. L’Iran semble en effet disposer d’un certain nombre d’avantages en terme tant de capital humain que de ressources naturelles, et un marché intérieur de 80 millions d’habitants. Entre la signature de l’accord de Vienne et l’élection de Donald Trump, les Iraniens avaient-ils des raisons d’espérer un boom économique ? 

TC –  Le programme économique de Hassan Rohani, visant à attirer des investisseurs étrangers en Iran, était assez classique. Lorsque les sanctions ont été levées, la croissance économique s’est accrue et les investisseurs ont commencé à affleurer en Iran. Le pays partait de loin, et les obstacles à l’investissement étranger n’étaient pas uniquement liés aux sanctions. L’Iran était un pays très fermé depuis la Révolution, en voie de développement, grevé de tous les obstacles habituels à l’investissement : bureaucratie, corruption, etc. Le calcul était assez bon ; les investissements étrangers sont passés de 2 ou 3 milliards de dollars en 2016 à 5 milliards de dollars en 2017, juste avant la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien. Rohani voulait également augmenter la part du secteur privé dans l’économie iranienne. Il s’agissait donc d’un programme assez classique de libéralisation. Cela aurait-il répondu aux problèmes sociaux que connaît l’Iran ? C’est un débat très classique. J’aurais tendance à répondre par la négative car l’Iran est notamment marqué par un chômage élevé, qui frappe en priorité les jeunes diplômés. Je pense cependant qu’elle aurait permis à l’économie iranienne de connaître davantage de croissance. L’Iran souffre de problèmes qui sont davantage structurels, liés au mauvais fonctionnement de l’État, qui demanderaient des réformes irréductibles à une libéralisation de l’économie. La situation macro-économique, si les sanctions américaines n’avaient pas été imposées, se serait sans doute améliorée, et le secteur privé aurait pris une place grandissante.

Il faut évoquer un autre problème : la dépendance de l’Iran par rapport aux revenus pétroliers, qui rend le pays vulnérable aux sanctions américaines. Pour attaquer l’économie iranienne, il suffit de la priver des ses exportations pétrolières. Le programme de libéralisation économique porté par Rohani aurait-il permis de diminuer la dépendance pétrolière ? On peut en douter. 

LVSL – L’élection à la présidence des Etats-Unis de Donald Trump, puis sa sortie de l’accord de Vienne le 8 mai 2018 ont ruiné les espoirs des Iraniens et les projets des investisseurs étrangers, avec le retour des sanctions économiques destinées à faire plier le gouvernement de Téhéran. Dans les faits, quelles formes prend la guerre économique menée par Washington, et comment le gouvernement américain parvient-il à imposer à tous la fermeture du pays ? 

TC – Les sanctions américaines sont d’une brutalité absolue. C’est simple : le projet américain est d’étouffer l’économie iranienne, dans l’optique de contraindre les Iraniens à négocier. Ils souhaitaient stopper les échanges de l’Iran avec le reste du monde, et y sont finalement assez bien arrivés par la mise en place – selon leurs propres mots – d’un chantage vis-à-vis des entreprises du reste du monde. Le contrat est clair : si une entreprise travaille avec l’Iran, elle n’a plus le droit de commercer avec les États-Unis. C’est une stratégie gagnante pour les États-Unis, au mépris total du droit international et de la souveraineté des autres pays. La Russie est l’un des seuls pays à avoir refusé ce diktat, mais il s’agit d’un pays exportateur de pétrole : l’Iran ne peut donc compter sur la Russie pour lui acheter le sien. Plus important : la Chine résiste également à ce diktat, n’étant pas en situation d’immédiate dépendance par rapport aux Etats-Unis, comme peut l’être l’Europe. Les entreprises chinoises, qui n’ont pas d’intérêts aux Etats-Unis, peuvent donc commercer avec des « États-voyous », sans crainte de sanctions américaines. Cela reste insuffisant pour l’Iran, dans la mesure où le pétrole représente pour lui 80% des exportations et entre 40 et 50% des recettes budgétaires. Tous les pays à part la Chine ayant cessé d’acheter du pétrole à l’Iran, la croissance est devenue négative et l’inflation a augmenté.

La situation est simple : les États-Unis violent le droit international et imposent brutalement un chantage au reste du monde. C’est une stratégie quasiment assumé par le gouvernement américain et acceptée dans une certaine mesure par les Européens. Conscients du fait que leur souveraineté nationale est piétinée par les États-Unis, ils ont laissé faire. Leur situation est compliquée, et ils n’étaient pas prêts à résister aux États-Unis pour un certain nombre de raisons – du fait de l’alliance transatlantique entre autres. Par ailleurs, l’Europe ne dispose pas nécessairement des instruments juridiques qui permettent de s’opposer à l’extra-territorialité du droit américain. Mais si l’on met à part ces facteurs, on n’a pas senti de volonté de s’opposer à l’agenda du gouvernement américain de la part des Européens, qui ont validé les sanctions comme un état de fait. À partir de mai 2018, Trump impose aux entreprises européennes le chantage suivant : ou bien le marché américain, ou bien le marché iranien. Il ne s’est trouvé aucun représentant politique européen pour protester ; les entreprises européennes ont donc été abandonnées face au droit américain. Un rapport de force est à l’oeuvre, au mépris absolu du droit international ; s’il s’agit d’une expérimentation visant à tester l’application du droit américain au reste du monde force est de constater que l’Europe a laissé faire. 

LVSL – Peut-on dire aujourd’hui que l’économie iranienne est exsangue ? Les mesures prises par le gouvernement pour faire face à la crise, comme l’introduction d’une nouvelle monnaie annoncée le mois dernier, peuvent-elles avoir une certaine efficacité ?

TC – L’inflation, qui avait ralenti et était tombée en-dessous de 10%, est remontée au-dessus de 40% si ce n’est pas plus. L’économie est en récession et le chômage, qui était déjà élevée, ne cesse d’augmenter. On peut penser qu’il est au moins à 20% actuellement, et sans doute beaucoup plus élevé chez les jeunes diplômés.

Quelles sont les marges de manœuvre du gouvernement iranien ? Il essaie d’exporter son pétrole, mais la plupart des pays cèdent aux pressions des États-Unis. La deuxième stratégie concerne les ajustements internes. L’Iran, qui avait bénéficié des exportations de pétrole entre la levée des sanctions début 2016 et leur rétablissement en mai 2018, avait accumulé quelques devises que l’on estimait, fin 2018, à 100 milliards de dollars. Ils les dépensent de manière très parcimonieuse dans le but de tenir un certain temps. Le gouvernement essaie également de limiter ses dépenses, dans la mesure où il est privé d’une grande partie de ses recettes budgétaires. Il tente d’augmenter les exportations non-pétrolières avec les pays voisins comme l’Irak, le Qatar, la Syrie – bien que ce soit compliqué du fait de l’état de la Syrie. Il devient difficile pour les États-Unis d’imposer des sanctions sur ces exportations car les pays de la région sont fortement dépendants des échanges avec l’Iran. Certains, comme l’Afghanistan, ne possèdent pas forcément d’entreprises qui ont d’importants intérêts aux États-Unis, et il n’est alors pas aisé d’exercer un chantage sur elles.

Il peut y avoir des modes de paiement qui ne sont pas contrôlés – le liquide par exemple – qui ne peuvent pas être contrôlés. Les Iraniens tentent de les favoriser. Dans tous les cas, et cela vaut pour n’importe quel pays, face à des sanctions aussi brutales, il est difficile de mener une stratégie de contournement. On ne peut qu’amortir le choc. 

LVSL – Suite au retour des sanctions américaines, l’Iran a à son tour outrepassé l’accord en dépassant les limites imposées à l’enrichissement d’uranium. La relance d’un programme nucléaire est-elle un moyen de pression réelle dans l’état actuel des choses ou s’agit-il surtout de menaces symboliques ? 

TC – C’est une réaction logique de l’Iran face à la sortie unilatérale de l’accord de la part des États-Unis et à l’imposition de sanctions brutales et massives. Les sanctions américaines ont conduit à une véritable crise économique en Iran. L’accord de 2015, rappelons-le, prévoyait que l’Iran limite le développement de son programme nucléaire, en échange de la levée des sanctions. On a donc affaire à une réaction rationnelle du côté de l’Iran : l’attitude des États-Unis ne lui permet aucun bénéfice économique, mais bien la plongée dans une crise économique.

Pendant un an, malgré le rétablissement des sanctions, l’Iran a proclamé son respect de l’accord, tout en demandant aux Européens de respecter leur engagement lié au JCPOA et de faire en sorte que l’Iran reçoive les bénéfices économiques de l’accord. Ce qui signifiait concrètement que les Européens « résistent » à la pression américaine en continuant de commercer avec l’Iran. Les Européens n’ont rien fait. L’Iran a donc rompu avec cette politique de « patience stratégique » qui a prévalu de mai 2018 à mai 2019, avant de prendre des mesures contraires à l’accord – qui demeurent réversibles dans le cas où les Européens tiendraient leurs promesses et permettraient de compenser les sanctions américaines.

Cela va faire trois fois que les Iraniens vont à l’encontre de l’accord. La première fois, ils ont augmenté le stock d’uranium faiblement enrichi en dépassant les limites prévues. La seconde fois ils ont accru leur taux d’enrichissement d’uranium de 3,7% à 4,5%. La dernière mesure qu’ils ont annoncée, c’est le développement du programme de recherche, qui était limité par l’accord, avec l’utilisation de nouvelles centrifugeuses. Il s’agit d’un moyen de pression visant à faire comprendre aux États-Unis et notamment aux Européens – s’ils continuent à rester passifs – qu’ils finiront par sorti de l’accord.

LVSL – Le but avoué des sanctions américaines est de fragiliser le régime afin de provoquer sa chute ou de l’obliger à accepter une renégociation de l’accord dans un sens plus favorable à Washington et au crédit du président Trump. Peut-on penser que, discrédité par ses échecs économiques devant une société civile de plus en plus autonome, le pouvoir iranien soit contraint de céder, validant ainsi le calcul des stratèges américains ? Ou au contraire, que face à l’échec de la présidence et des réformateurs, on assiste à un renforcement du Guide de la Révolution et des courants les plus conservateurs, menant à une escalade de tensions toujours plus rapide ? 

TC – Officiellement, les États-Unis ne souhaitent pas un changement de régime. Initialement, Trump réimpose toutes les sanctions en mai 2018 et Mike Pompeo conditionne leur levée au respect de douze points qui ne correspondraient à rien de moins qu’une reddition de l’Iran. Ils exigent du gouvernement iranien qu’il mette un arrêt au programme nucléaire, à son programme balistique, qu’il mette fin au soutien au Hezbollah du Liban et à son interventionnisme en Irak et Syrie. Il s’agirait d’une reddition sans conditions qui permettrait d’entrer dans une phase de négociations, lesquelles autoriseraient éventuellement la levée des sanctions. 

Si l’Iran acceptait toutes ces conditions, ce serait l’équivalent changement de régime puisque cela ne s’appellerait plus la République Islamique d’Iran. Le chercheur Clément Therme a écrit à ce propos : « les seules sanctions que les Américains n’ont pas mises est le fait d’obliger tous les musulmans à devenir chrétien (la population est à 99% musulmane) ». Ce qui est intéressant de voir est que c’est justement Trump qui, depuis quelques semaines, a complètement changé de stratégie, et a annoncé qu’il était prêt à rencontrer Rohani sans conditions. Il se rend bien compte qu’on lui a promis qu’il y aurait un changement de régime s’il sortait de l’accord de 2015. Une erreur manifeste a été faite par les experts, car quand on connait la réalité en Iran, il n’était pas possible qu’il y ait un changement de régime. On constate un raidissement du pouvoir en Iran depuis la sortie des Etats-Unis de l’accord. Les radicaux ont de plus en plus de pouvoir. Le politique du regime change est inefficace. Regardez, au Venezuela par exemple, on voit que cela ne fonctionne pas. Alors en Iran, avec un régime qui existe quand même depuis la Révolution, qui a résisté à la guerre avec l’Irak… Ce n’est pas un système imposé de l’extérieur et qui n’aurait pas de liens sociaux-économiques et politiques avec la population qui peut remplacer le régime actuel, même si ce dernier suscite du mécontentement à l’intérieur du pays. Malgré son aspect dictatorial, il s’agit d’un régime qui est totalement imbriqué dans la réalité sociale et politique de l’Iran. Il est donc impossible d’imaginer un changement de régime.

Trump se rend compte que cette stratégie ne fonctionne pas et qu’il faut trouver une issue pour les pousser à négocier sur les 12 points. Pour preuve, alors que l’Iran a abattu un drone américain fin juin, Trump a refusé de répondre militairement, contrairement à ce que lui demandait John Bolton. Il a également réalisé que cette stratégie américaine conduit à faire monter les tensions avec l’Iran. Or, il réalise que la situation est mauvaise et ne veut pas une guerre. Trump s’est tout de même fait élire sur l’idée que ces conflits sans fin au Moyen-Orient sont terminés. Un conflit avec l’Iran est donc compliqué, surtout que ce pays a bien fait comprendre que cela pourrait embraser la région très rapidement. Trump cherche donc une échappatoire qui lui permette de sortir la tête haute. Cependant, il lui est difficile de revenir dans l’accord de 2015 sans se déjuger complètement. De plus, il y a les élections dans un peu plus d’un an aux Etats-Unis. Le souhait de Trump est donc d’essayer d’avoir une rencontre avec Rohani, et de donner l’impression qu’il renégocie cet accord en y mettant sa marque. 

LVSL – Les sanctions économiques sont contestées par un nombre important d’acteurs privés aux États-Unis, qui y voient un frein à leur prospérité. L’intense lobbying des multinationales pétrolières américaines visant à concrétiser l’accord nucléaire iranien sous Obama en est un indicateur. Quels sont les déterminants politiques qui poussent l’administration Trump à adopter cette politique de sanctions à l’égard de l’Iran ?

TC – La question est : pourquoi est-il sorti de l’accord ? C’est une question que tout le monde se pose, parce que finalement, on peut se dire « tout ça pour ça ». Il a quand même fortement réduit ses ambitions, il veut maintenant une rencontre avec les dirigeants iraniens, mais ceux-ci ont bien compris qu’il voulait juste donner l’impression de renégocier l’accord a minima. Il y a plusieurs explications. Premièrement, le parti Républicain n’a pas accepté le principe de normalisation des relations avec l’Iran qu’avait signé Obama. Il considère associe en effet l’Iran à plusieurs événements : la crise des otages, les attentats du Hezbollah au Liban sur les marines, etc. Ce pays un ennemi, au même titre que l’était l’URSS auparavant. L’idée est que ce pays n’a pas changé depuis la révolution. On ne négocie pas avec un ennemi. Ce point de vue est très puissant dans le parti républicain, et dans une partie de la population américaine, qui a été quand même traumatisée par l’affaire des otages. La deuxième explication est plus personnelle. En effet, l’accord de 2015 était la grande réussite diplomatique d’Obama, donc Trump a voulu s’y attaquer. La troisième explication est, sans doute, le lobbying d’Israël, de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis. Il est impossible de dire quelle proportion a pris chacune de ces explications. Netanyahou se vante même d’être derrière la décision de Trump. Mais je pense que le premier facteur est important, car tous les candidats de la primaire Républicaine lors des élections de 2016 étaient pour la sortie de l’accord. Ce n’était donc pas Trump tout seul. Derrière lui on trouve tout le parti Républicain, qui refuse l’idée d’une normalisation des relations avec ce pays et ne le voit que comme une menace pour les intérêts américains. Dans ce contexte, ce qui est en train de se jouer sur le plan diplomatique, peut être intéressant. Le parti Républicain peut réaliser que la stratégie de changement de régime est inapplicable au cas de l’Iran. Etant donné que la guerre n’est pas souhaitable, il faut donc bien entamer les négociations.

MBS : après l’hubris, l’aveu de faiblesse du prince saoudien

Donald Trump et sa femme Melania, en compagnie du général Sissi et du roi Salman d’Arabie Saoudite. © Wikimedia Commons Official White House Photo by Shealah Craighead

Depuis son arrivée au pouvoir il y a deux ans, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salmane (abrégé en MBS) a multiplié les démonstrations de force sans obtenir de succès sur la scène internationale. Au contraire, les récentes attaques sur des installations pétrolières saoudiennes démontrent la faiblesse militaire de la pétromonarchie surarmée qui peine à réagir. Alors qu’Abou Dhabi s’est désengagé de la guerre au Yémen, il semble désormais que ce soit les limites de l’alliance avec les États-Unis qui aient été atteintes. Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait pourtant excessif.


Une puissance militaire à relativiser

Premier importateur mondial et troisième budget militaire mondial avec 68 milliards de dépenses en 2018, l’Arabie Saoudite ne rechigne devant aucune dépense pour accroître ses stocks d’armes. À tel point que 10% de son PIB y aurait été consacré en 2017, selon les données du SIPRI. Une aubaine pour les fabricants d’armes occidentaux, qu’ils préfèrent le cacher ou s’en vanter ouvertement, comme lors d’une rencontre avec MBS où Donald Trump avait énuméré les montants des commandes conclues. Si le royaume importe autant d’armes, c’est en raison de la faiblesse de son industrie militaire nationale, qui ne couvrait en 2017 que 2% de sa demande. Un chiffre que MBS souhaite faire grimper à 50% en 2030, notamment en regroupant plusieurs entreprises du secteur au sein de Saudi Arabian Military Industries. Cet objectif a toutes les chances de rester un vœu pieux. Malgré les annonces en grande pompe d’une sortie du tout-pétrole sous le nom de “Vision 2030”, l’économie saoudienne reste en effet fondamentalement centrée autour de la rente des hydrocarbures et de la spéculation qui nourrit le secteur du BTP.

Plus généralement, c’est la puissance toute entière de l’armée saoudienne qu’il faut nuancer: malgré un équipement très moderne et l’appui des pays occidentaux pour former ses troupes, les résultats sont encore très décevants. Preuve en est que tous les systèmes de défense n’ont pas suffi à contrer totalement les récentes attaques de missiles courte-portée et de drones contre des installations pétrolières stratégiques pour le royaume. Un spécialiste des ventes d’armes à l’Arabie saoudite interrogé par Mediapart déclare ainsi : « c’est un secret de Polichinelle depuis fort longtemps que l’armée de l’air saoudienne ne vaut pas grand-chose en dépit de ses jets flambant neufs, et que ses officiers, de manière générale, préfèrent les bureaux climatisés au désert ». Cette faiblesse oblige l’Arabie saoudite à compter sur le soutien de ses alliés dans chaque conflit où elle s’engage. Ainsi, les achats militaires faramineux du royaume des Saoud permettent d’acheter le soutien des pays occidentaux. Pour les États-Unis, qui ne cessent de se plaindre du coût de la protection qu’ils offrent à leurs alliés, notamment européens, cela compte.

Ainsi, si la coalition en guerre contre les rebelles houthistes au Yémen est chapeautée par l’Arabie Saoudite, l’aide américaine en matière de renseignements et de ravitaillement aérien est indispensable pour mener les bombardements. Surtout, Riyad pouvait compter jusqu’à récemment sur la présence au sol de troupes émiraties très entraînées. Cependant, après 4 ans de conflit au bilan humain et sanitaire désastreux et en l’absence de perspectives de victoire, Mohammed Ben Zayed (dit MBZ), leader des Émirats arabes unis depuis 2014, a choisi de rapatrier ses troupes. Si la proximité entre MBS et MBZ demeure forte, les Émirats semblent avoir choisi de se contenter d’une partition du Yémen dans laquelle la moitié Sud serait contrôlée par des milices sous perfusion, permettant à Abou Dhabi d’avoir accès au port d’Aden, proche du très stratégique détroit de Bab-el-Mandeb. N’ayant pu empêcher ce retrait, l’Arabie saoudite se retrouve obligée de choisir entre la poursuite d’une guerre ingagnable ou l’acceptation d’une division entre Sud sous influence émiratie et Nord aux mains des rebelles houthis soutenus par son ennemi de toujours, l’Iran. Des négociations secrètes au Sultanat d’Oman pourraient même avoir été initiées. Les rêves de victoire rapide de MBS semblent avoir fait long feu…

Qatar : le frère ennemi

Une seconde décision majeure de MBS a également tourné au fiasco: la confrontation avec le Qatar. Depuis longtemps déjà, la réussite insolente de l’émirat gazier, notamment l’obtention de la coupe du monde 2022 de la FIFA et le succès de Qatar Airways et d’Al-Jazeera, suscitait la jalousie des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Mais les printemps arabes ont marqué une rupture: l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani a fait le choix de soutenir les Frères musulmans en leur offrant armes, financements et propagande sur ses chaînes satellites. Un acte inacceptable pour MBS et MBZ puisqu’il s’agit de la principale force d’opposition à leur pouvoir autocratique. Invoquant la relation cordiale que le Qatar entretient avec l’Iran – qui lui permet d’exploiter des gisements sous-marins en commun – MBS et MBZ ont annoncé un embargo et une interdiction de leur espace aérien aux appareils qataris du jour au lendemain et exigé l’impossible pour le lever. Trump, qui connaissait très mal la région, s’est laissé duper par ses partenaires très doués en lobbying et est allé jusqu’à dénoncer publiquement le soutien du Qatar à des groupes terroristes, avant de réaliser que la plus grosse base militaire américaine au Moyen-Orient y est située.

Alors que l’Arabie saoudite et les Émirats préparaient l’invasion de la péninsule qatarie, qui dispose des troisièmes réserves mondiales de gaz, Washington fit marche arrière au dernier moment. Le blocus, lui, demeure. Doha a pourtant su s’y adapter grâce aux moyens illimités dont il dispose, allant jusqu’à importer des milliers de vaches pour satisfaire sa demande intérieure de produits laitiers. La cohésion nationale s’est renforcée et l’émir a bénéficié d’une vague de soutien populaire inespérée. L’augmentation des achats d’armes et des dépenses de lobbying auprès des Occidentaux a fait le reste, garantissant une certaine tranquillité au Qatar dans la période à venir. Humiliée, l’Arabie saoudite est allé jusqu’à menacer de transformer son voisin en île en creusant un canal le long des 38 kilomètres de frontières que partagent les deux pays! Une surenchère verbale qui peine à masquer un nouvel échec, qui a contribué à décrédibiliser MBS aux yeux des Occidentaux.

 

Iran : Trump ne veut pas la guerre (pour l’instant)

Donald Trump et Mohamed Ben Salmane à la Maison Blanche en 2018. © The White House

Or c’est bien un désintérêt des Américains pour le Moyen-Orient que Riyad doit craindre le plus. À la suite des attaques récentes, qui ont interrompu la moitié de la production saoudienne de pétrole, Washington s’est contenté d’annoncer des envois de troupes en Arabie saoudite, de nouveaux systèmes anti-missiles et de nouvelles sanctions contre la Banque centrale et le Fonds souverain de l’Iran. Au vu de la rhétorique extrêmement belliqueuse de l’administration Trump contre l’Iran depuis des mois et de l’ampleur des dégâts, on pouvait s’attendre à une riposte plus violente encore. Alors que Mike Pompeo, “faucon” en charge des affaires étrangères et ancien directeur de la CIA, a parlé “d’actes de guerre”, le président américain est resté très flou sur ses intentions et a rappelé le bilan catastrophique de la guerre d’Irak lorsqu’on l’a interrogé sur la possibilité d’un nouveau conflit. Bien que le Pentagone soit encore truffé de néoconservateurs impatients d’en découdre avec Téhéran malgré le départ symbolique de John Bolton, l’hôte de la Maison Blanche a donc choisi la modération. 

Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

L’Iran, qui exige un retrait des sanctions économiques pour tenir des discussions avec Washington, a pris Trump à son propre jeu. Bien qu’il ait passé son temps à multiplier les gestes offensifs envers le régime chiite, Trump préfère éviter une guerre autant que possible. Celui qui déclarait en 2011 qu’Obama déclarerait la guerre à l’Iran pour se faire réélire sait bien que ce jeu est risqué. Un récent sondage indiquait d’ailleurs que seulement 13% des Américains soutiennent une guerre contre Téhéran, et que 25% souhaitent que leur pays se désengage totalement de la région. Certes, un conflit peut permettre de souder la population américaine derrière son président pendant quelque temps, mais risque surtout de finir en bourbier. Avec une population galvanisée dans son hostilité aux USA depuis longtemps, le renforcement des ultraconservateurs suite au retour des sanctions et des forces militaires tout à fait en mesure de défendre leur pays, une guerre en Iran aurait toutes les chances de terminer en nouveau Vietnam. Déstabiliser un état de 80 millions d’habitants, voisins de deux pays en proie à la guerre civile permanente, l’Afghanistan et l’Irak, est extrêmement risqué.

Or, Trump a fait de la critique de la guerre d’Irak un point majeur de sa critique de l’establishment politique américain, qu’il s’agisse de ses concurrents à la primaire républicaine ou d’Hillary Clinton. Le désengagement total de la guerre d’Afghanistan a certes été compliqué par la multiplication récente du nombre d’attentats perpétrés par les talibans, qui souhaitent renforcer leur poids à la table des négociations, mais les effectifs américains sur place vont fondre de 14 000 à 8 600. Et Trump semble ne pas avoir renoncé à annoncer la réalisation de cette promesse de campagne d’ici l’élection présidentielle de l’an prochain. En Syrie, l’occupant de la Maison Blanche a pris acte d’une victoire à la Pyrrhus de Bachar El-Assad et a renoncé à toute ingérence ou presque, laissant Erdogan et Poutine gérer la situation. Plus généralement, avec une popularité limitée et les menaces de récession économique, le président américain préfère aborder sa dernière année de mandat de façon prudente et parler immigration. Enfin, grâce au développement spectaculaire de la production de gaz de schiste, les USA sont désormais capables de satisfaire leurs besoins énergétiques eux-mêmes, voire d’exporter.

Une pétromonarchie entourée d’alliés fragiles

Conclure à l’isolement de l’Arabie saoudite serait toutefois excessif. Même s’il est contraint de modérer ses ardeurs depuis la révélation de l’assassinat effroyable du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien d’Istanbul, MBS sait que Washington ne l’abandonnera pas. Depuis le pacte du Quincy en 1945, le royaume partage en effet une grande proximité stratégique avec les États-Unis. Bien qu’il ait toutes les chances d’échouer, “l’accord du siècle” préparé par Jared Kushner, gendre de Trump, autour de la question israélo-palestinienne, devrait offrir une nouvelle occasion d’affirmer la solidité de cette alliance. En échange d’une participation financière des Émiratis et des Saoudiens à une “reconstruction” de la Palestine à laquelle personne ne croit, MBS et MBZ scelleraient définitivement leur alliance avec Israël. Ce rapprochement avec Tsahal, qui dispose de la bombe nucléaire et d’une industrie de défense parmi les plus développées au monde, est recherché depuis longtemps par Riyad.

L’Arabie saoudite peut également compter sur l’Égypte du général Al-Sissi, qui a renversé le président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2013. Néanmoins, l’annonce en 2016 de la restitution par l’Égypte de deux îles de la mer Rouge, Tiran et Sanafir, à son voisin saoudien a été très mal perçue. Malgré les 25 milliards de dollars d’investissements saoudiens obtenus en contrepartie, Sissi a compromis son propre discours nationaliste par cette décision. Plus généralement, les difficultés économiques rencontrées par l’Égypte et l’insurrection dans la péninsule du Sinaï empêchent Le Caire de participer pleinement aux opérations de la coalition saoudienne au Yémen. Plus au Sud, la révolution soudanaise a fait craindre le pire à Riyad et Abou Dhabi. S’ils semblent pour l’instant avoir repris la main en soutenant à bout de bras “l’État profond” soudanais, la situation demeure instable.

En définitive, la stratégie très offensive de MBS et de MBZ a fini par montrer ses limites. Au lendemain d’attaques sur son industrie pétrolière, l’Arabie saoudite va devoir rassurer les investisseurs potentiels dans la future privatisation d’Aramco, et donc éviter la surenchère guerrière. Alors que les escarmouches avec l’Iran sont sérieusement montées en puissance cette année, Riyad a besoin de s’assurer du soutien d’Israël et des États-Unis en cas de conflit. Or, Israël est actuellement en crise politique tandis que Donald Trump doit faire campagne et combattre une procédure d’impeachment. Cela suffira-t-il pour que MBS, grand adepte des jeux vidéo de combat, calme ses pulsions de va-t-en-guerre ?

L’Iran, la nouvelle cible des néoconservateurs

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’Iran, qui a fêté le 11 février 2019 le quarantième anniversaire de sa révolution islamique, s’est de nouveau retrouvé au cœur de l’actualité avec la menace d’une guerre américaine qui pèse sur lui comme une épée de Damoclès. Si le pays traverse de réelles tensions internes, accrues par les sanctions unilatérales en provenance des États-Unis, il jouit également de sa position géopolitique la plus confortable depuis 1979. État des lieux de la situation paradoxale dans laquelle se trouve la nouvelle proie des néoconservateurs. Par Léa Meyer et Benjamin Terrasson.


Le mois de mai a été particulièrement tendu dans le Golfe persique. Les États-Unis, guidés par leur doctrine de pression maximale visant à faire chuter le régime iranien, ont annoncé au début du mois leur intention de mettre fin aux passe-droits permettant à certains États d’acheter du pétrole iranien. Ces pays sont au nombre de huit, parmi lesquels la Chine, l’Inde, la Turquie, l’Irak… Une telle décision a des conséquences plus que problématiques sur une économie iranienne déjà exsangue. Le 12 mai, lorsque 4 tankers ont été attaqué dans le détroit d’Ormuz – dont deux saoudiens – les projecteurs se sont braqués sur l’Iran, sans que l’on en sache plus à l’heure actuelle. Deux jours plus tard un oléoduc saoudien était visé par un drone venu du Yémen. Ces prétextes ont été immédiatement saisis par Donald Trump, son secrétaire d’État Mike Pompeo et John Bolton, conseiller à la sécurité nationale proche des néoconservateurs, pour faire monter la pression. La 5ème flotte américaine (un porte-avions, plus de 1500 hommes et des bombardiers) ont été envoyés dans le Golfe, les représentants diplomatiques américains présents en Irak ont été pour partie rapatriés, le tout accompagné de discours en provenance des deux bords soufflant le chaud et le froid sur la perspective d’une guerre. Les tensions ont légèrement décru jusqu’à une nouvelle attaque de tanker, le 13 juin, encore attribuée à l’Iran, qui s’en est défendu. Une étincelle, peut-être celle-là, pourrait suffire pour enclencher une mécanique d’escalade des tensions.

Cet état de tension critique contraste avec la situation géopolitique d’ensemble de l’Iran, relativement confortable.

L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains.

L’Iran – ce n’est pas la moindre de ses réussites – est parvenu à transformer son plus grand rival régional, l’Irak, en allié. L’intervention américaine de 2003 a bouleversé les relations entre les deux pays et l’équilibre de la région. La chute de Saddam Hussein est celle d’un adversaire personnel de l’Iran. En 2015, lorsque les Gardiens de la Révolution (aussi appelés Pasdaran) récupèrent la ville de Tikrit des mains de l’État islamique, ils atteignent la ville d’origine de Saddam Hussein. Ils plantent alors un drapeau iranien sur le mausolée de l’ancien dictateur. L’invasion américaine de l’Irak a paradoxalement favorisé un régime désigné membre de « l’axe du mal » par George W. Bush et les néoconservateurs américains. Pour l’Iran, un concurrent régional majeur a subitement disparu. Mieux : le nouveau système politique irakien a permis à la population chiite, majoritaire, de prendre le pouvoir. Un rapprochement s’est naturellement opéré. L’Iran a dès lors envoyé ses unités d’élites, les Force Al-Qods, secourir l’Irak chiite contre l’État Islamique, influencé par les généraux sunnites déchus du régime baasiste. Le 11 mars, à l’occasion de la première visite d’État du président iranien Hassan Rohani à Bagdad, son homologue irakien, Barham Saleh, s’est déclaré « chanceux » d’avoir l’Iran pour voisin.

Ces relations de voisinage apaisées ouvrent de belles perspectives à l’Iran, et la porte de la Méditerranée. Bachar el-Assad est un allié historique de l’Iran. En survivant à la guerre civile débutée en 2011 et à l’État islamique officiellement disparu en mars 2019, il représente un atout de choix pour les Iraniens. À proximité de la Syrie, le Liban est lui aussi très attentionné vis-à-vis de l’Iran. Téhéran est le grand argentier du Hezbollah libanais chiite et de sa branche armée, qui constituent pratiquement les seules forces militaires de ce petit pays. La route semble donc toute dégagée pour permettre au pétrole et au gaz iraniens de faire leur chemin jusqu’à la Méditerranée et à l’Europe. Toutefois, rien n’est encore certain. L’assise territoriale de l’EI a disparu mais pas son influence dans la région. La guerre a particulièrement frappé les infrastructures pouvant permettre l’acheminement des ressources.

L’Iran semble également avoir maîtrisé la menace saoudienne, du moins sur le court terme. Par son soutien particulièrement appuyé à la rébellion des Houthis chiites relancée en 2014, le pays des mollahs a contraint les Saoudiens à s’embourber dans une guerre atroce et interminable qui les a considérablement affaiblis. Le Qatar, placé sous embargo par l’Arabie saoudite, l’a en grande partie été pour la relation qu’il entretient avec l’Iran. Le Bahreïn et sa population majoritairement chiite a menacé de basculer avec les printemps arabes. Enfin, les Émirats Arabes Unis et Oman partagent des intérêts économiques et géographiques sur le Golfe Persique et le détroit d’Ormuz avec l’Iran.

Incontestablement, les Iraniens jouissent aujourd’hui des meilleurs atouts géopolitiques de la région. Un état de fait qui a le don d’agacer prodigieusement Donald Trump. La ratification de l’accord de Vienne, qui a mis fin aux ambitions nucléaires de l’Iran, a été particulièrement complexe. Longtemps bloqué par la position ferme du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad, un accord de principe est signé en 2013 entre les cinq membres du conseil de sécurité, suivis de l’Allemagne et de l’Iran, suite à de fortes pressions exercées par les États-Unis.

L’objectif avoué de Donald Trump, conseillé par le néoconservateur John Bolton, est de provoquer la chute d’un régime honni des Etats-Unis depuis sa naissance en remettant en cause l’accord sur le nucléaire. La révolution islamique de 1979 a fait perdre aux États-Unis un véritable pays de Cocagne – des contrats d’armement juteux, des ressources pétrolières abondantes, etc. -, un vassal géopolitique dans la région, et lui a infligé un revers diplomatique humiliant. La crise des otages, l’enlèvement sous les yeux du monde entier de 56 Américains pendant plus d’un an, ont infligé une blessure d’orgueil profonde au pays de l’Oncle Sam. Un courant néoconservateur très influent au sein de l’État américain pousse en permanence à une action vengeresse contre l’Iran. Donald Trump, qui y est sensible, a agi pour le rétablissement des sanctions économiques. Elles infligent des dommages généraux à la société iranienne, mais touchent avant tout les foyers les plus modestes. Entre mars et novembre 2018, l’économie iranienne s’est contractée de 3,8%. L’anticipation des sanctions et une politique extérieure très ambitieuse ont eu un impact sur l’économie iranienne dès 2016. Le pays était déjà frappé en 2017 d’un taux de chômage dépassant les 11%. La population, qui a été la première à subir les conséquences des sanctions, doit de nouveau faire face à une inflation galopante et à une pénurie des biens de consommation.

L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations de sa population, qu’elles soient sociales ou économiques.

Dès fin 2017 près de Machhad, au nord-est du pays, les manifestations fleurissent, touchant même la cité sainte de Qom, une première sous ce régime théocratique autoritaire. Les mouvements sociaux se multiplient et fragilisent le président Hassan Rohani, déjà très impopulaire depuis sa réélection en 2017. Pourtant, le régime conserve une forme de stabilité que les États-Unis souhaitent mettre à mal en jouant sur le nerf de la guerre : le pétrole. Dès le 22 avril, Donald Trump promet d’empêcher la totalité des exportations iraniennes ; menaces mise à exécution début mai.

L’élection présidentielle iranienne a mis en lumière le clivage entre une élite révolutionnaire vieillissante, nationaliste et conservatrice représentée par l’ayatollah Khamenei, et le réformiste Rohani, réélu en 2017 pour un mandat de quatre ans. Une réélection suivie fin décembre 2017 par une vague de contestations, la plus importante que le pays ait connue depuis 2009 et la réélection du conservateur Mahmoud Ahmadinejad. Rohani semble avoir perdu une grande partie de ses soutiens réformateurs et reste la cible des critiques conservatrices. Les deux camps politiques semblent déconnectés des réalités sociales de leur pays et inconscients des aspirations de la jeunesse iranienne. Les manifestations contre le régime sont violemment réprimées. Selon les chiffres d’Amnesty International, en 2018, 7 000 personnes ont été arrêtées et au moins 26 manifestants ont été tués dont 9 sont morts dans des conditions suspectes pendant leur détention. En cinq ans, le gouvernement de Rohani a exécuté pas moins de 87 femmes. Le 11 mars, l’avocate et militante des droits de l’Homme Nasrin Sotoudeh, emprisonnée pour « rassemblement et collusion contre le régime » a été condamnée par le tribunal révolutionnaire de Téhéran à 38 ans de prison et 148 coups de fouet. Des manifestations en son soutien ont eu lieu, principalement dans la capitale iranienne. Ces tensions représentent une vraie menace intérieure de déstabilisation pour le régime. L’élection présidentielle à venir marquera un tournant décisif quant à l’avenir du régime de la République islamique et de sa capacité à répondre aux aspirations populaires, qu’elles soient sociales ou économiques.

L’autre grande menace pour la stabilité du régime vient de sa force armée, le corps des Pasdaran. Constituée comme une troupe fidèle à la révolution face aux militaires de métier du Chah dont se méfiait l’Ayatollah, elle joue aujourd’hui un rôle de plus en plus important. Les anciens combattants Pasdaran engagés lors de la guerre contre l’Irak, ont une forte influence politique. Mahmoud Ahmadinejad a été élu grâce à eux en 2005 en jouant sur un discours anti-élites, y compris anti-élites religieuses. Aujourd’hui, les gardiens de la révolution continuent de jouer un rôle de contrôle social par leur milice intérieure : les Bassidj. Mais d’après Gilles Kepel, chercheur spécialisé sur le Moyen-Orient une des menaces pour le président pourrait être « la montée de la figure charismatique de Qassem Soleimani [ndlr : chef des forces d’élite des Gardiens de la révolution]. Il pourrait signifier qu’un militaire prendrait l’ascendant sur les religieux ; on assisterait alors à la montée d’une sorte de nouveau Reza Chah, un homme fort, à la fois soutenu par les nationalistes et adoubé par les mollahs ? » Après avoir connu un nationalisme ethnique, arabe, perse, kurde, puis des tensions intimement liées aux questions religieuses, le Moyen-Orient pourrait s’acheminer, à l’image de l’Iran, vers un nationalisme teinté d’une religiosité bien stratégique.

Iran : d’une insurrection l’autre

Manifestations Iran 2009 © ایران اینترنشنال

L’Iran est secoué depuis un mois par une vague de manifestations de grande ampleur à tonalité insurrectionnelle. Elles s’inscrivent dans une série de protestations hétérogènes qui ébranlent la République islamique d’Iran depuis quelques années – et dans une tradition insurrectionnelle qui caractérise, plus largement, la culture politique iranienne. Par Max-Valentin Robert et Laura Chazel.


Tout a commencé le 15 novembre dernier, lorsque le président Hassan Rohani annonça une subvention réduite de l’essence[1] : cette décision devait conduire à une hausse de 50 % du prix des soixante premiers litres mensuels, précédant une augmentation de 300 % pour celui des litres suivants[2]. Une décision d’autant moins acceptée que l’Iran subit de plein fouet les répercussions économiques des sanctions américaines[3] : d’après le Fonds Monétaire International, l’inflation dépasserait les 37 % en 2019, contre seulement 9,6 % en 2017[4]. S’ensuivit une série de protestations dans différentes villes du pays, qui poussèrent le Conseil supérieur de la sécurité nationale à instituer un véritable black-out numérique – les connexions auraient d’ailleurs chuté dans une proportion inférieure à 5 % de leur nombre habituel[5]. Au-delà de l’expression d’un certain ras-le-bol à l’égard du marasme économique, cette insurrection prit rapidement une tonalité politique affirmée, allant jusqu’à la mise en cause de la République islamique elle-même.

En Iran, l’opposition au régime en place peine à s’organiser : le « mouvement vert » de 2009 avait avant tout été porté par les couches intellectuelles aisées et n’avait pas su mobiliser les classes les plus appauvries, alors que les manifestations de 2017-2018 étaient au contraire portées par les milieux modestes et traditionalistes. Les événements contestataires en cours marquent une inflexion importante car ils semblent mobiliser tout autant les classes moyennes des grandes métropoles (Téhéran, Chiraz, Ispahan) que les milieux populaires des villes de taille plus modeste. Autre nouveauté importante, on assiste aujourd’hui à une répression extrêmement féroce de la part des autorités, la plus importante « depuis la fin de la guerre Iran-Irak en 1988 »[6] selon Thierry Coville, chercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Iran. En effet, on compte « au moins 208 morts »[7] selon le dernier rapport d’Amnesty International publié début décembre 2019 (un chiffre parfois estimé à 900 décès), 4000 blessés[8] et « au moins 7000 » arrestations selon l’ONU[9]. Si la répression des protestations semble avoir pris une ampleur inédite, ce raidissement s’inscrit dans le cadre d’une incompréhension croissante entre des autorités politiques sclérosées et une population en proie à d’importants bouleversements sociaux, et encline à la contestation.

Une tradition insurrectionnelle ?

« Maintenant qu’un modèle de solidarité entre les déshérités s’est réalisé dans le monde islamique, il faut généraliser ce modèle entre les différentes catégories humaines sous le nom de “parti des déshérités”, qui est le parti de Dieu […]. Nous appelons tous les déshérités du monde à se rallier sous l’emblème du parti de Dieu et à triompher de leurs problèmes par l’union, la volonté, la détermination inébranlable et la résolution de tout problème qui pourrait survenir dans n’importe quel endroit et qui concerne n’importe quel peuple par l’intermédiaire du parti des déshérités.[10] » La tonalité insurrectionnelle caractérisant cette déclaration de l’ayatollah Khomeini pourrait étonner de prime abord, eu égard à l’image de conservatisme social et d’immobilisme politique à laquelle le sens commun rattache habituellement le régime iranien. Cette perception occulte cependant le fait que la République islamique est née d’un épisode révolutionnaire, et convoque fréquemment la mémoire de cet épisode pour entretenir sa légitimation, aussi bien en interne (en témoigne la délégitimation de toute force d’opposition comme « contre-révolutionnaire ») que dans le soft power qu’elle essaye de se construire (via la mobilisation d’une rhétorique se voulant anti-impérialiste et tiers-mondiste). À titre d’exemple, rappelons que le théoricien Ali Shariati (souvent considéré comme l’idéologue de la révolution islamique) décrivait le chiisme comme étant « une religion progressiste, libératrice », et assignait à chacun la responsabilité « de l’instauration du bonheur, de la justice et du progrès humain »[11]. La manifestation d’un phénomène révolutionnaire sous une forme religieuse pourrait sembler surprenante, mais ne constitue aucunement une spécificité iranienne ou moyen-orientale : après l’exécution de Charles Ier en 1649 et l’instauration du Commonwealth, l’Angleterre prit sous Cromwell une orientation sociétale nettement influencée par le puritanisme.

En Iran comme en France, contester radicalement le cadre politique existant peut être appréhendé comme un « ressourcement » auprès des dynamiques insurrectionnelles ayant donné naissance au régime lui-même

La révolution islamique constitue donc une véritable rupture fondatrice pour le régime iranien, et tend à irriguer fortement la culture politique locale. Si le pouvoir peut avoir recours à son souvenir pour tenter de marginaliser les forces protestataires, ces dernières peuvent également s’appuyer sur 1979 pour légitimer leurs modes d’action. Si les autorités se sont fondées sur la mémoire de cette insurrection (et ne cessent de la commémorer), alors le recours aux modes d’action contestataires s’en trouve d’autant plus légitimé au sein de la société elle-même. En ce sens, la révolution islamique semble occuper dans l’imaginaire collectif un espace similaire à la mémoire républicaine française : le processus de construction nationale en France s’est structuré autour du souvenir de 1789, et l’appui sur cet événement a été au cœur de l’entreprise de consolidation du nouveau pouvoir. Or, en se fondant à travers un épisode insurrectionnel, les autorités républicaines contribuèrent aussi à légitimer la mythologie révolutionnaire auprès de formations contestataires à l’égard du régime lui-même. Comme l’explique l’historien Marc Lazar[12], la longue période d’hégémonie électorale du PCF au sein de la gauche française ne s’expliquait pas seulement par une simple « transposition » du léninisme en contexte hexagonal : si la greffe communiste a pu prendre auprès d’une fraction non négligeable de l’électorat, c’est également en raison de la capacité qu’elle a eu à se fondre dans un discours national légitimant le recours aux ruptures révolutionnaires. En Iran comme en France, contester radicalement le cadre politique existant peut ne pas être perçu comme une totale incongruité, et peut même être appréhendé comme un « ressourcement » auprès des dynamiques insurrectionnelles ayant donné naissance au régime lui-même.

C’est en juin 2009 qu’éclate le plus grand mouvement contestataire qu’a connu l’Iran depuis la révolution de 1979. Ces protestations – connues sous le nom de « mouvement vert » – regroupent d’abord les partisans d’Hossein Massouvi, candidat réformiste face à Mahmoud Ahmadinejad lors de la présidentielle de 2009. De forts soupçons de fraude électorale sont exprimés face à l’annonce de la victoire du président sortant le 12 juin 2009, et des manifestations massives sont alors organisées pour remettre en cause le résultat du scrutin. Très vite, le mouvement élargit ses revendications : exigence du respect de la dignité des citoyens (droit des femmes, égalité, justice, liberté), refus des violences[13] et aspirations plus générales à une démocratisation du régime. Les mesures autoritaires prises par le gouvernement à l’encontre du mouvement – coupure de l’accès à internet, interdictions de manifester – sont accompagnées d’une répression féroce (au moins 150 morts et plus de 4000 arrestations sont recensés). Malgré l’interdiction de manifester, le mouvement prend une ampleur inédite mais sa force restera limitée pour deux raisons. D’une part, la protestation demeure majoritairement portée par les couches moyennes urbaines, malgré des tentatives d’élargissement de sa base en s’adressant aux classes populaires souffrant de la situation économique et aux minorités ethniques et religieuses via la revendication de la défense de leurs droits[14]. D’autre part, le mouvement a initialement été porté par les réformistes, un courant « docile » et « fidèle » au régime qui s’est structuré dans le cadre établi par la République islamique, et ne remet donc pas en cause les fondements mêmes de l’État mais « [se contente] d’en indiquer les “dérapages” »[15]. Seule une minorité des manifestants crient « mort au dictateur », que les réformistes tentent alors d’étouffer. En raison de sa capacité à créer une sorte d’opposition « sous contrôle », certains auteurs appellent alors à ne pas sous-estimer la résilience du régime[16].

D’autres analystes ont pourtant vu dans les manifestations de 2009 le « présage [d’]un séisme à venir »[17] qui témoignait de la fragilité du régime. Malgré son échec politique, son incapacité à rallier les classes ouvrières et ses difficultés à s’organiser, le mouvement vert a eu au moins deux répercussions non-négligeables sur le jeu politique iranien : 1) il a créé une « fracture profonde » au sein des élites et parmi les soutiens au régime[18] ; 2) il existe une forme de « résilience sociale » du mouvement maintenant inscrit dans « l’imaginaire collectif » des jeunes générations[19].

De nouvelles manifestations ont eu lieu fin 2017-début 2018 sous la présidence du “réformiste” Hassan Rohani. Les protestations débutent le 28 décembre 2017, à l’initiative du camp le plus conservateur, représenté notamment par les soutiens à l’ex-président Mahmoud Ahmadinejad, afin de protester contre « la politique d’ouverture vers le monde » de Rohani et contre « la perte de leurs avantages politiques et économiques »[20]. Très vite, le mouvement déborde les traditionalistes, et les milieux populaires s’en emparent afin de dénoncer la dégradation de leurs conditions économiques d’existence (mesures d’austérité, hausse du chômage, coupes budgétaires, corruption, augmentation du prix des denrées alimentaires, etc.). Contrairement au mouvement vert, qui peinait à élargir sa base au-delà des couches moyennes et intellectuelles urbaines, les manifestations de 2017-2018 sont donc menées par « des Iraniens de la petite classe moyenne », se considérant comme « victimes des mesures économiques »[21] libérales mises en place par le gouvernement de Hassan Rohani. Toutefois, de la même manière qu’en 2009, au-delà de simples revendications économiques, certaines franges des manifestants remettent en cause le régime dans son ensemble – aux cris de « Mort au Guide » et « Mort au régime »[22]– et des femmes enlèvent également leur voile (elles seront « rappelées à l’ordre et certaines mises en prison »[23]). Bilan des répressions : on compte au moins une vingtaine de morts, et des milliers d’arrestations.

En dépit de leurs causes diverses, les mouvements protestataires qui se sont succédé depuis 2009 furent chacun propices à l’irruption de mots d’ordre radicalement hostiles aux fondements mêmes de l’État. Les fréquentes revendications démocratiques pourraient surprendre de prime abord, si l’on ne gardait en tête les profondes mutations que connaît la société iranienne, et le fossé qu’elles tendent à accentuer entre la République islamique et la population qu’elle administre.

L’État et la société : « divorce à l’iranienne » ?

On remarque l’existence d’une profonde rupture entre la société civile iranienne et le régime des mollahs. Un « divorce à l’iranienne » entre la République islamique aux mains d’un pouvoir « [perçu] comme indélogeable »[24] et une partie de la société iranienne, plus jeune, plus éduquée, en quête de libertés individuelles, et accordant un rôle plus actif à sa population féminine.

Dans une veine provocatrice assumée, Youssef Courbage et Emmanuel Todd soulignaient, vers la fin des années 2000, la modernité démographique de la République islamique d’Iran[25] – alors présidée par l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad. Les données les plus récentes dont nous disposons tendent à confirmer ce constat : en 2018, le taux de fécondité iranien s’élevait à seulement 1,96 enfant par femme. Pour rappel, ce taux était de 6,4 enfants par femme en 1986. De plus, la proportion de femmes mariées (situées dans la tranche d’âge 15-49 ans) utilisant des moyens de contraception atteignait 74 % en 2000, alors que cette proportion n’était que de 11 % (pour les femmes âgées de 15 à 45 ans) en 1978. Le pourcentage de femmes alphabétisées âgées entre 15 et 49 ans est passé de 28 % en 1976 à 87,4 % en 2006. Durant la même période, la durée moyenne de leur scolarité a bondi de 1,9 à 8,9 ans. Aujourd’hui, les femmes sont d’ailleurs majoritaires au sein de la population estudiantine. D’après la journaliste Delphine Minoui, « l’instauration du port obligatoire du foulard a également contribué à donner une certaine impulsion à l’émancipation des femmes traditionnelles. Le hejab […] a, en effet, permis aux jeunes Iraniennes issues de familles conservatrices d’obtenir l’accord de leurs pères et frères pour aller étudier à l’université. […] Un “foulard passeport”, donc, qui leur permet de pénétrer plus facilement dans les sphères mixtes qui leur étaient jusqu’ici inconnues »[26] . Comme l’explique Laleh, Iranienne vivant à Lyon[27] : « Avant, [les femmes] avaient un rôle plus passif … […] Aujourd’hui, même dans les productions artistiques, par exemple dans les films, dans le cinéma iranien, ou dans les livres, dans la littérature iranienne, on voit que les femmes ont plus d’influence. C’est vrai qu’il y a le voile, mais elles ont accès à des professions comme avocates, juges, pilotes, policières … Ce n’était pas le cas avant, et maintenant pour les concours d’accès à l’université, il y a 70 % de femmes qui sont acceptées pour suivre une éducation supérieure […]. »

Une autre caractéristique fondamentale de la société locale est sa jeunesse : en 2018, 38,2 % des Iraniens étaient âgés de 0 à 24 ans, et l’âge médian était évalué à 30,8 ans. Selon Alfonso Giordano, « Le “baby boom” d’après la révolution qui s’est prolongé jusqu’au milieu des années 1980 a presque fait doubler la population de 34 à 62 millions en une seule première décennie. L’Iran est aujourd’hui une des sociétés les plus jeunes du monde et son évolution démographique est certainement le facteur le plus menaçant pour le statu quo[28] ». D’autres facteurs sociétaux contribuent également à ce changement progressif des mentalités : la population urbaine atteint une proportion de 75,4 % en 2019, et le taux d’alphabétisation s’élevait à 85,5 % en 2016. La progressive transformation de la religiosité est l’une des manifestations les plus emblématiques de cette évolution sociétale. Certes, 40 % des Iraniens estimaient en 2012 que les personnalités religieuses devaient exercer une « large influence » sur les questions politiques (26 % préférant une « certaine influence »), et 83 % se déclaraient favorables à l’application de la charia[29]. Toutefois, la rigidité des normes imposées par le régime semble avoir paradoxalement contribué à une amorce de sécularisation dans une partie de la société iranienne. Une dynamique constatée par Laleh : « Avec les règles religieuses, le gouvernement a imposé beaucoup de choses qui n’étaient pas agréables pour les gens. […] Ils voulaient, en surface, réaliser une société très musulmane, mais le résultat a été exactement l’inverse. […] Avant, quand j’étais petite, il y avait beaucoup de gens qui faisaient le ramadan. Mais maintenant, c’est vraiment une minorité qui suit les pratiques comme celles-là. ». Il n’est d’ailleurs pas exclu que ce début de sécularisation aille de pair avec une certaine résurgence du nationalisme iranien, historiquement construit par plusieurs de ses idéologues autour de la critique d’une islamisation perçue comme ayant conduit à une arabisation de la culture persane[30]. Un slogan particulièrement présent durant le mouvement vert (« Ni Gaza, ni Liban, je donne ma vie pour l’Iran ») illustre cette rupture d’une fraction de la population avec le discours panislamiste, ainsi qu’avec la diplomatie pro-arabe portée par le régime[31].

L’origine de la rupture entre la République islamique et la société peut être rattachée au conflit qui voyait, dès le XXème siècle, s’affronter deux traditions : l’iranisme (« modernisateur », « occidentalisant », voire « libéralisant ») et l’islamisme (« intraverti », « obsidional », « orientalisant »)[32]. Si la révolution de 1979 a indéniablement signifié la victoire politique de l’islamisme, elle n’a pourtant pas signé la mort de l’iranisme, qui perdure et résiste comme en témoigne l’apparition des multiples mouvements contestataires qui secouent l’Iran depuis 2009. Une ligne de continuité peut ainsi être tracée entre ces récents mouvements de protestation et « l’instabilité chronique » qui caractérise la vie politique iranienne depuis longtemps tiraillée entre ces deux forces antagonistes[33]. Cependant, une partie de la jeunesse iranienne contemporaine qui conteste et défie le pouvoir n’est pas simplement « libéralisante », elle est aussi « libertaire et passablement libertine »[34]; elle exprime dans le même temps une volonté d’ouverture du régime et ne s’enferme ainsi pas systématiquement dans les « errements nationalistes et xénophobes » caractéristiques de l’iranisme[35].

Cette génération contestataire est d’abord caractérisée par son rejet de deux idéologies holistes, qui mettent l’accent sur la totalité plutôt que sur l’individu, et ayant formé le cœur de la révolution de 1979 : l’islamisme et le marxisme[36]. La révolution ayant conduit au renversement de la dynastie Pahlavi a été menée par une alliance de différents groupes politiques hétérogènes – forces nationalistes laïques, marxistes, islamo-marxistes, partisans de l’ayatollah Khomeini – réunis autour de leur antioccidentalisme, de leur anti-impérialisme et de leur antisionisme. Nombre de marxistes iraniens voyaient dans l’islam une « avant-garde idéologique » et une « théorie révolutionnaire accomplie »; c’est ainsi que l’on comprend pourquoi au lendemain de la révolution de 1979 la plupart de ces « OGM islamo-marxistes » formeront « les cadres du nouveau régime »[37] . Mais c’est avant tout un rejet du chiisme politique, cœur du régime islamique, et idéologie du « renoncement de soi » au profit d’une « théocratie juste et intouchable »[38], que l’on perçoit au sein de cette génération contestataire. Au cours de la révolution de 1979, l’individu est relégué au second plan, et n’a de légitimité qu’en tant que martyr. L’idéologie du sacrifice – présenté comme « l’amour du groupe et des autres »[39] – est au centre du discours de l’ayatollah Khomeini, père de la révolution de 1979. Le sacrifice pour la communauté doit non seulement être « admiré » mais le martyre doit aussi être compris comme un « don de Dieu » car « être martyr, c’est la meilleure façon de passer vers l’éternité » [40] selon Hasan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah. Nasrallah raconte ainsi, lors d’un discours tenu en 2010, et mentionnant sa propre expérience : « En tant que père, j’ai perdu mon enfant, mais je ne suis pas triste, car mon fils est au paradis avec Dieu. Avant, la photo de Hadi était seulement dans ma maison ; maintenant, elle est partout et dans toutes les maisons »[41]. De son côté, l’ayatollah Khamenei, lorsqu’il commente le rôle des femmes dans la révolution de 1979, loue avant tout leurs qualités en tant que « mères » et « épouses » des martyrs et rappelle que leur tâche première, au cours de la révolution, fut d’« éduque[r] les martyrs »[42].

Prenant le contrepied de cette idéologie totalisante qui satanise la « passion de soi »[43], la génération contestataire met avant tout l’accent sur l’individu par la défense de l’accomplissement de soi, des libertés personnelles, et de la dignité des citoyens. Le slogan du mouvement vert –  « où est passé mon vote ? » – illustre bien cette demande croissante de liberté et le refus de l’individu « de se laisser dissoudre dans la communauté religieuse […] sur laquelle se fonde la [République] islamique »[44]. Cette génération « sans mage, ni chah »[45] place ainsi l’individu au centre de ses revendications. Une étude réalisée à partir d’enquêtes effectuées en 2005 et en 2008 a ainsi montré que la religion se présente comme l’un des principaux clivages au sein de la société iranienne. Sans surprise, les enquêtes confirment que les individus les plus religieux (également les plus âgés et les moins éduqués) sont les plus satisfaits par le régime en place, alors que les moins religieux (ainsi que les plus jeunes et les plus éduqués) demandent davantage de démocratie ; une aspiration à la démocratie corrélée avec l’insatisfaction vis-à-vis du régime[46]. On peut également souligner qu’au sein de la jeune génération de « nouvelles formes de “religiosité” »[47]apparaissent, qui s’appuient sur une réinterprétation de l’islam et s’opposent aux dogmes imposés par le régime, notamment en repensant les relations entre religion et politique et en contestant les velléités étatiques de « justification religieuse » d’une législation temporelle[48].

En dépit des transformations sociétales profondes que connaît l’Iran, il serait pour le moins hâtif et imprudent d’enterrer la potentielle résilience de la République islamique. Analysant les différents facteurs ayant assuré la pérennité de ce régime, Farhad Khosrokhavar explique que « l’État théocratique a gardé les rênes du pouvoir, autant en apprivoisant l’opposition interne, en marginalisant l’opposition externe qu’en distribuant la rente pétrolière à sa clientèle afin de préserver ses prérogatives au besoin par l’intimidation et la répression, en dépit d’une nouvelle génération qui ne partage en rien ses credo politiques[49] ». En plus de cet alliage de clientélisme et de domestication des forces contestataires, le régime peut également s’appuyer – similairement à d’autres États de la région – sur un appareil sécuritaire relativement puissant (au point que l’on pourrait envisager de définir le régime iranien comme une forme particulière de « sécuritocratie »), incarné par les pasdaran et les bassidji, principaux groupes paramilitaires du pays. L’autre facteur de consolidation sur lequel peut compter le régime est son insertion dans le « club » des puissances émergentes autoritaires : « l’Iran gravite de plus en plus dans l’orbite des pays de cette fameuse « périphérie réaliste » et, en particulier, dans celles de la Chine et de la Russie avec lesquelles il partage des intérêts convergents (la promotion d’un monde multipolaire), des défis communs (émanant principalement des pressions économiques et idéologiques des pays occidentaux), ainsi qu’une tendance à les appréhender à travers une conception asymétrique et hybride de la politique internationale.[50] » Les modalités par lesquelles s’articule le soutien mutuel entre régimes autoritaires sont d’ailleurs l’objet de réflexions particulièrement stimulantes[51].

La République islamique présente toutes les ambiguïtés d’un régime autoritaire oscillant entre un raidissement répressif et la nécessaire prise en compte d’une société en changement. L’actuelle configuration politico-institutionnelle laisse envisager une timide préférence des dirigeants iraniens pour le passage progressif à une forme (restreinte) d’« hégémonie inclusive ». Le politiste Robert Dahl soulignait trois formes d’« assouplissement » possibles pour un État autoritaire : l’évolution vers une oligarchie compétitive (à travers l’acceptation de la contestation publique), une hégémonie inclusive (via un élargissement de la participation politique) ou une polyarchie (du fait d’une conjonction de ces deux processus). En institutionnalisant des procédures électorales (marquées certes par un pluralisme limité et contrôlé) tout en optant pour la répression de toute velléité contestataire, le régime semblerait donc s’orienter vers le deuxième type de scénario[52].

Toutefois, certains éléments laissent penser que l’hégémonie de la théocratie iranienne touche à sa fin. D’une part, si en 2009 le mouvement vert était d’abord porté par les couches moyennes supérieures, les derniers événements protestataires (2017-2018, 2019), rassemblant les classes populaires iraniennes touchées par les sanctions américaines et les mesures d’austérité mises en place par le gouvernement, démontrent que le mouvement contestataire gagne en transversalité, et donc en puissance. D’autre part, si l’on suit Antonio Gramsci, les systèmes hégémoniques les plus puissants sont caractérisés par la faiblesse de leurs moyens coercitifs, devenus accessoires devant la force du consentement, devant la puissance de la « collaboration pure [du] consentement actif et volontaire (libre) »[53] des citoyens. La répression de plus en plus violente exercée par le pouvoir iranien témoignerait donc de la faiblesse de son hégémonie. Ces deux évolutions valident ainsi l’idée selon laquelle la « perspective d’une chute […] du régime islamique » pourrait devenir une « hypothèse crédible »[54].

 

[1] « Reduction in Iran’s gasoline subsidy sparks anti-government protests », Al Monitor, 17 novembre 2019. Disponible sur : https://www.al-monitor.com/pulse/originals/2019/11/iran-demonstrations-oil-prices-economy-rouhani.html

[2]PERRIN Jean-Pierre, « En proie aux émeutes, Téhéran ne répond plus », Mediapart, 19 novembre 2019. Disponible sur : https://www.mediapart.fr/journal/international/191119/en-proie-aux-emeutes-teheran-ne-repond-plus

[3] « Six charts that show how hard US sanctions have hit Iran », BBC, 2 mai 2019. Disponible sur : https://www.bbc.com/news/world-middle-east-48119109

[4] Cité dans MARDAM BEY Soulayma, « Les enjeux de la contestation en Iran », L’Orient Le Jour, 18 novembre 2019. Disponible sur : https://www.lorientlejour.com/article/1195390/les-enjeux-de-la-contestation-en-iran.html

[5]PERRIN Jean-Pierre, « En proie aux émeutes, Téhéran ne répond plus », art. cit.

[6]Cité dans DE SAINT SAUVEUR Charles, « Iran : l’inquiétant durcissement du régime », Le Parisien, 10 décembre 2019. Disponible sur : http://www.leparisien.fr/international/iran-l-inquietant-durcissement-du-regime-10-12-2019-8213919.php

[7]Cité dans « Iran : “au moins 208 morts”, selon un nouveau bilan d’Amnesty International », L’Express, 2 décembre 2019. Disponible sur : https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/iran-au-moins-208-morts-selon-un-nouveau-bilan-d-amnesty-international_2109688.html

[8]FASSIHI Farnaz, GLADSTONE Rick, « With Brutal Crackdown, Iran Is Convulsed by Worst Unrest in 40 Years », New York Times, 1er décembre 2019. Disponible sur :https://www.nytimes.com/2019/12/01/world/middleeast/iran-protests-deaths.html

[9]Cité dans « At least 7,000 people reportedly arrested in Iran protests, says UN », The Guardian, 6 décembre 2019. Disponible sur : https://www.theguardian.com/world/2019/dec/06/at-least-7000-people-reportedly-arrested-in-iran-protests-says-un

[10] Cité dans KHATCHADOURIAN Anaïs-Trissa, « Etude du discours des dirigeants de la République islamique. L’Iran entre ‘’lutte contre les complots impérialistes’’ et ‘’défense des droits des peuples opprimés’’ », Les Cahiers de l’Orient, Vol. 102, N°2, 2011, pp. 113-114.

[11] Cité dans DAYAN-HERZBRUN Sonia, « Utopies anti-autoritaires et projet démocratique en contexte musulman », Tumultes, Vol. 49, N°2, 2017, p. 111.

[12] LAZAR Marc, Le communisme, une passion française, Paris, Perrin (coll. « Tempus »), 2005 (1ère éd. : 2002), 272 p.

[13]  KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert. Fin et suite », Vacarme, Vol. 68, N°3, 2014, pp. 199-209.

[14]  COVILLE Thierry, « Le mouvement vert en Iran : de ‘’Where is my vote ?’’ à la demande de démocratie », Revue internationale et stratégique, Vol. 83, N°3, 2011, pp. 18-28.

[15]KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 : mutation de l’opposition politique », Confluences Méditerranée, Vol. 88, N°1, 2014, p. 36.

[16]PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », Politique étrangère, 2018/3 (Automne), pp. 63-74 ; KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit.

[17] PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution. De 1979 à 2009, de l’islamité à l’iranité », Outre-Terre, Vol. 28, N°2, 2011, p. 225.

[18]COVILLE Thierry, « Le mouvement vert en Iran », art. cit., p. 25.

[19]KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 209.

[20] GOLSHIRI Ghazal, « Iran : Le président Rohani sur la corde raide face aux manifestations », Le Monde, 1er janvier 2018. Disponible sur : https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/01/01/iran-le-president-rohani-sur-la-corde-raide-face-aux-manifestations_5236395_3218.html

[21] GIBLIN Béatrice, « Éditorial. L’Iran : un acteur majeur au Moyen-Orient », Hérodote, Vol. 169, N°2, 2018, p. 10.

[22]PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », art. cit., p.64.

[23]  GIBLIN Béatrice, « Éditorial. L’Iran : un acteur majeur au Moyen-Orient », art. cit., p. 10.

[24]KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 44.

[25]COURBAGE Youssef, TODD Emmanuel, Le rendez-vous des civilisations, Paris, Seuil (coll. « La République des Idées »), 2007, pp. 93-103.

[26] MINOUI Delphine, « Iran : les femmes en mouvement », Les Cahiers de l’Orient, Vol. 99, N°3, 2010, p. 87.

[27] Par souci d’anonymat, le prénom et le lieu d’habitation de notre interviewéea été modifié.

[28] GIORDANO Alfonso, « Téhéran : démographie et géopolitique. Le rôle des jeunes générations », Outre-Terre, Vol. 28, N°2, 2011, p. 235.

[29] « Iranians’ Views Mixed on Political Role for Religious Figures », Pew Research Center, 11 juin 2013. Disponible sur :  https://www.pewforum.org/2013/06/11/iranians-views-mixed-on-political-role-for-religious-figures/Bas du formulaire

[30]DIRENBERGER Lucia, « Faire naître une nation moderne. Genre, orientalisme et hétéronationalisme en Iran au 19e siècle », Raisons politiques, Vol. 69, N°1, 2018, pp. 101-127.

[31]Un nationalisme isolationniste d’autant plus fort que l’Iran fait face à des phénomènes régionalistes relativement vivaces : BROMBERGER Christian, « L’Effervescence ethnique et régionale en Iran. L’exemple du Gilân », pp. 45-66, in DORRONSORO Gilles, GROJEAN Olivier (dir.), Identités et politique. De la différenciation culturelle au conflit, Paris, Presses de Sciences Po (coll. « Académique »), 2014, 304 p. En témoignent les manifestations d’octobre dernier dans plusieurs villes kurdes du pays, en protestation contre l’opération militaire turqueen Syrie du Nord : DASTBAZ Jabar, « From Rojhalat to Rojava: Kurds in Iran protest Turkish operation in north Syria », Rudaw, 12 octobre 2019. Disponible sur : https://www.rudaw.net/english/middleeast/iran/12102019

[32] PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution. De 1979 à 2009, de l’islamité à l’iranité », Outre-Terre, Vol.28, N°2, p. 217.

[33]Ibid, p. 217.

[34]Ibid, p. 225.

[35]Ibid, p. 217.

[36] KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 207.

[37]   PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 220.

[38] KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 37.

[39] CALABRESE Erminia Chiara, Militer au Hezbollah. Ethnographie d’un engagement dans la banlieue sud de Beyrouth, Paris/Beyrouth, Karthala/IFPO, 2016, p. 160.

[40]Cité dans Ibid, p. 161.

[41]Cité dans Ibid, p. 161.

[42]KHAMENEI Ali, La femme: instruction, travail et lutte (jihad), Paris, Albouraq (coll. « L’Islam autrement »), 2014,p. 49.

[43]PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 223.

[44] KHOSROKHAVAR Farhad, « Le mouvement vert », art. cit., p. 206.

[45]PARHAM Ramin, « Révolution dans la révolution », art. cit., p. 225.

[46]TEZCÜR Güneş Murat, AZADARMAKI Taghi, BAHAR Mehri, NAYEBI Hooshang, « Support for Democracy in Iran », Political Research Quarterly , Vol. 65, N°2, 2012, pp. 235-247.

[47]KHOSROKHAVAR Farhad, « The New Religiosity in Iran », Social Compass, Vol. 54, N°3, 2007, p. 454.

[48]Ibid, p.455.

[49] KHOSROKHAVAR Farhad, « La Révolution islamique de 1979 », art. cit., p. 45.

[50] PAHLAVI Pierre, « Comprendre la résilience de la République islamique d’Iran », art. cit., p. 73.

[51] VON SOEST Christian, « Democracy prevention: The international collaboration of authoritarian regimes », European Journal of Political Research, Vol. 54, N°4, novembre 2015, pp. 623-638 ; TOLSTRUP Jakob, « Black knights and elections in authoritarian regimes: Why and how Russia supports authoritarian incumbents in post‐Soviet states », European Journal of Political Research, Vol. 54, N°4, novembre 2015, pp.673-690.

[52]DAHL Robert A., Polyarchie : participation et opposition, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles (coll. « UB Lire/Fondamentaux »), 2016 (1èreéd. : 1973), pp. 19-22 et 45-46.

[53]GRAMSCI Antonio, Cahiers de prison, Tome 1 : Cahiers 1, 2, 3, 4 et 5, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de philosophie »), 1996, p. 328.

[54]HOURCADE Bernard, « La République islamique entre protestation populaire et ouverture américaine », Les Cahiers de l’Orient, Vol.99, N°3, 2010, p. 18.

Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

 

[1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

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Iran : la persécution silencieuse des minorités religieuses

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Muharram_in_cities_and_villages_of_Iran-342_16_(120).jpg © Payam Moein

En Iran, les minorités religieuses se retrouvent confrontées à un pouvoir central aux politiques très paradoxales : certaines de ces communautés sont à la fois protégées et exclues par l’État iranien. Chrétiens, Juifs ou Zoroastriens vivent en effet dans un pays musulman à plus de 95%, chiite dans sa grande majorité. Et dans cette République islamique, appartenir à l’une des rares minorités religieuses est synonyme de discrimination, voire de persécution. Alors que certaines religions « historiques » bénéficient d’un statut spécial, leur garantissant une relative liberté de culte et de sièges au Parlement, d’autres, comme les Bahaïs, voient leurs droits les plus fondamentaux violés depuis des décennies.


Des minorités religieuses issues d’une longue sédimentation

Site funéraire zoroastrien où étaient exposés les corps des défunts à proximité de Yazd.

Si l’on connaît surtout l’Iran pour la loi islamique qui y est appliquée, plusieurs communautés religieuses y subsistent malgré tout. Avant l’arrivée de l’islam, le zoroastrisme était la religion officielle de l’Iran sous les Sassanides. Il a été battu en brèche avec l’invasion arabe au VIIème siècle, et l’islamisation progressive de l’Iran pendant les quatre siècles suivants.

On y trouve également l’une des plus anciennes communautés chrétiennes du Proche et du Moyen-Orient, puisque l’Église de Perse aurait été fondée par l’apôtre Thomas. Les Chrétiens y ont néanmoins été persécutés par les souverains Sassanides, car ils les considéraient comme des représentants de l’Empire romain, subversifs et déloyaux. Avec la conquête islamique de la Perse, et le statut de la dhimma, le statut des minorités religieuses, chrétiennes comme juives, évolue : dépositaires d’une partie de la Vérité révélée, ces minorités étaient protégées par le sultan et avaient le droit de pratiquer leur foi, à condition de reconnaître la suprématie de l’islam.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Iran abrite aussi la deuxième communauté juive du Moyen-Orient après Israël. Ses membres descendent pour certains des Juifs restés dans la région après l’exil en Babylone, au VIème siècle av. J.-C.. Cette communauté est restée importante jusqu’en 1979, alors que les communautés juives des autres pays du Moyen-Orient avaient presque disparu suite à la création d’Israël. Bien que la Constitution de 1979 donne un statut officiel aux Juifs et même un siège au Parlement, de nombreux membres de cette communauté ont émigré vers Israël, étant accusés par le régime de sionisme et de collusion avec Israël et les Etats-Unis.

Des libertés limitées

Femme zoroastrienne à Yazd.

En Iran, le chiisme est aujourd’hui la seule religion légitime, proclamée religion d’État suite à la Révolution islamique de 1979. Cependant, la Constitution autorise la plupart des minorités à professer leur culte et à vivre sous la protection de l’État. Au Parlement, trois sièges sont même réservés aux Chrétiens arméniens, chaldéens et assyriens, un siège pour les Juifs, un autre pour les Zoroastriens. En revanche, la Constitution prévoit que la voix d’un non-Musulman – ou d’une femme -, vaut la moitié de la voix d’un Musulman dans un tribunal.

Dans ce pays où le paradoxe est roi, on croise des Chrétiennes coiffées du hijab islamique, en chemin pour l’église où l’on célèbre Noël en toute discrétion. Ces minorités ont, certes, officiellement le droit d’exister, mais dans des conditions très strictes et avec des libertés réduites. L’intégralité des minorités religieuses est soumise à la pratique rigoriste de l’islam. Aucune d’elle ne peut exercer publiquement son culte, sous peine d’être accusée de prosélytisme.

Si les Chrétiens, les Zoroastriens et les Juifs peuvent se marier selon leurs « rites » et conserver certains de leurs lieux de cultes, les pratiquants doivent impérativement s’enregistrer auprès des autorités, ce qui contribue à répertorier les « impies » pour mieux les discriminer plus tard. En cas « d’oubli », les sanctions sont sévères et peuvent aller jusqu’à l’arrestation des responsables.

Ces trois communautés ont fondé leurs propres écoles et sont théoriquement libres de transmettre leur culture religieuse aux leurs. Seulement, l’État est en réalité omniprésent et interfère dans tous les domaines.  Les programmes scolaires sont vérifiés et parfois censurés par le gouvernement, le persan est la seule langue d’enseignement autorisée, et des maîtres musulmans sont présents dans toutes les écoles. Les jeunes filles sont contraintes de porter le hijab bien que cela ne soit pas prescrit par leur religion. Surtout, l’État nomme les directeurs de ces lieux d’enseignement.

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Cartographie des religions en Iran

Les conséquences de cette surveillance sont dévastatrices pour les religions qui n’ont pas réussi à fonder une communauté soudée. Le zoroastrisme par exemple ne compte plus que 30 000 fidèles en Iran, résidant surtout dans de petits villages, contrairement aux Juifs et aux Chrétiens réunis dans des agglomérations. Leur nombre a drastiquement diminué ces dernières années notamment car les adeptes subissent une discrimination à l’embauche – de très nombreux emplois leur sont interdits -, ce qui a étouffé cette communauté entre dettes et chômages. En plus de l’emprisonnement de plusieurs de leaders zoroastriens, la dispersion des membres à travers l’Iran a limité la solidarité leur permettant de s’organiser.

S’ajoute à cela l’interdiction de se convertir pour un musulman, donc presque impossible de grossir les rangs de ces communautés en Iran. Par exemple, il est formellement prohibé aux non-Chrétiens et aux Chrétiens farsis, nés en Iran et n’appartenant pas originellement à cette communauté, de célébrer Noël. En termes légaux, la Constitution iranienne estime qu’un Iranien né d’un père musulman est musulman, il lui est par conséquent interdit de choisir, changer ou renoncer aux croyances religieuses chiites. Ainsi, une conversion est considérée comme relevant de l’apostasie et est soumise à la peine de mort.

Les Sunnites et les Bahaïs, minorités persécutées

Les Sunnites, quant à eux, ne bénéficient même pas du statut de minorité religieuse. Ils sont tout simplement ignorés par le pouvoir central, qui les considère comme des citoyens de seconde zone. Pourtant les musulmans sunnites iraniens représentent entre 9 et 15% de la population, principalement concentrés dans les zones frontalières de l’Iran et dans le Golfe persique. A l’époque du Chah, le sunnisme était reconnu, et son développement encadré mais largement autorisé. Mais depuis la Révolution islamique, les Sunnites ne bénéficient plus d’aucun type de reconnaissance, et ne disposent d’aucun accès à la politique depuis 1979. Les lieux de culte sunnites sont formellement interdits, tout comme l’accès à l’ensemble des emplois publics ou gouvernementaux.

Quelques contestations ont fait leur apparition en 2015, notamment après la destruction de lieux de cultes sunnites par des agents gouvernementaux. Molavai Abodlhamid, l’un des dirigeants de cette communauté, avait alors écrit une lettre au Guide suprême et au Président, pour réclamer un assouplissement des règles encadrant la vie des minorités religieuses. Une revendication restée sans réponse.

Les Bahaïs, eux, sont bien trop occupés à survivre pour se réclamer du moindre droit. Cette communauté rassemblant 300 000 fidèles selon Human Rights Watch, forme la première minorité religieuse dans le pays, après les Sunnites. La religion bahaïe est née au XIXe siècle, se réclamant d’un courant chiite messianique, convaincu de l’imminence de l’arrivée du mahdi, le « guidé ». Depuis la Révolution de 1979, cette religion monothéiste est strictement interdite par le régime en place. Si l’on s’en tient à l’International Religious Freedom Report de 2015, ils ne peuvent pas entrer à l’université, ni occuper un emploi public, bénéficier d’une aide publique – accordée aux autres citoyens – ou d’une retraite. De même, ils ne disposent pas de droit à la justice ou à la propriété.

En somme, aucun droit civil ou politique, en plus des lieux de cultes détruits ou des cimetières profanés. « Un bahaï est un mhdur ad-damm, quelqu’un dont le sang peut être versé en toute impunité », souligne Christian Cannuyer, auteur de l’ouvrage Les Bahaïs (éditions Brepols, 1988). Le fait que la religion bahaïe se veuille fédératrice et à vocation universelle y est probablement pour quelque chose. Sa doctrine met l’accent sur l’égalité et sur la paix : l’unité des religions et du genre humain. Cette religion se réclame de principes tels que la non-violence, l’égalité absolue entre hommes et femmes ou la complémentarité entre sciences et religions.

« Affirmer que Mohammed n’est pas le dernier prophète et que les femmes sont les égales des hommes est insupportable pour les ayatollahs», expliquait la représentante des Bahaïs en France, Hamdam Nadafi, dans un article pour La Croix paru début 2017. L’acharnement du gouvernement iranien sur cette minorité, s’il trouve ses racines dans des rivalités historiques, trahit la nature profondément politique de ces persécutions. Selon la législation iranienne, tuer un Bahaï n’est pas considéré comme un crime. 200 d’entre eux ont ainsi été exécutés entre 1979 et 2010, des centaines emprisonnés.

L’État théocratique iranien : garant des discriminations ?

L’hostilité entre les deux confessions sunnite et chiite a certes toujours été radicale, mais la fluctuation des relations est aussi due en grande partie aux tensions géopolitiques entre l’Iran et les royaumes sunnites, l’Arabie Saoudite en tête. Il est donc fondamental de ne pas négliger la dimension politique d’une telle répression.

Le système politique iranien est fondé sur un islam absolutisé, dogmatique, et surtout institutionnalisé, avec un véritable clergé. La structure étatique est unique en son genre, puisqu’il s’agit d’une République islamique. Paradoxalement, la souveraineté se partage entre Dieu et le peuple. L’association du clergé aux institutions politiques a mené à l’intégration juridique et institutionnelle de certains groupes religieux ou ethniques comme les Chrétiens d’Arménie, au détriment d’autres groupes alors victimes d’une exclusion totale, tels que les Sunnites ou les Bahaïs.

Malgré l’arrivée au pouvoir de Rohani en 2013, que beaucoup de médias occidentaux se sont aventurés à qualifier de « modéré », la liberté religieuse continue à se détériorer. Depuis 2013, le nombre de membres des minorités religieuses emprisonnés ne cesse d’augmenter, et le Code pénal islamique continue à justifier allégrement des violations graves des droits de l’Homme. On a du mal à imaginer une amélioration de cette situation, sans une altération profonde du caractère théocratique de l’État iranien.

Les mouvements de contestation ont laissé entrevoir une lueur d’espoir mais le système semble bel et bien voué à rester en place. Après trente-huit ans de République islamique, politique et religieux semblent ainsi durablement liés en Iran, sans que rien n’annonce un effondrement ou un assouplissement du régime sur la question, au grand malheur des minorités religieuses.

Crédits :

Cartographie des religions en Iran : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Cartographie-des-religions-4-L-Iran.html

Déceptions et protestations dans l’Iran de Rohani

Huit ans après la vague contestataire violemment réprimée qui avait touché le pays suite à la réélection de Mahmud Ahmadinejad, une nouvelle série de manifestations, entachées de violences, secoue la République Islamique d’Iran. Dans un contexte qui diffère profondément de celui de 2009, ces événements révèlent les faiblesses internes d’un pays qui apparaissait jusque là comme un pôle de stabilité appelé à jouer un rôle hégémonique sur une partie de la région. Si les contestations, unifiées autour de revendications économiques, paraissent rassembler des courants politiques hétéroclites, sans mot d’ordre unificateur, elles ébranlent la classe politique iranienne et mettent en évidence les blocages auxquels est confronté le pays, tant à l’intérieur qu’à l’international.

L’illusion d’une stabilité hégémonique ? 

Commencée le 28 décembre à Masshad, deuxième ville du pays, par un rassemblement contre la vie chère, une vague de manifestations s’est étendue à tout l’Iran, touchant de nombreuses villes de province, avant de s’essouffler à partir du 5 janvier, sans que l’on puisse présager de la suite des événements. Réagissant à ces nouvelles, les médias occidentaux ont abondamment diffusé les paroles de l’avocate et prix Nobel de la paix Shirin Ebadi, qui y voyait « le début d’un grand mouvement » d’opposition, et les images d’une jeune femme enlevant son voile en place publique, symbole s’il en est d’une volonté de changement radical de la société iranienne. Cette dernière information procédait en réalité d’un amalgame trop rapide entre la vague contestataire et le mouvement des « mercredi blancs » lancé depuis plusieurs mois par la journaliste Masih Alinejad, qui revendiquait la fin des arrestations de femmes pour voile « mal porté » à Téhéran et s’est achevé par un demi-succès  La vidéo avait en réalité été prise la veille, et on ne peut à l’heure actuelle pas relier le mouvement des mercredi blancs aux contestations des jours suivants, articulées autour de revendications économiques et sociales.

Ce mouvement soudain, qui ne porte pas encore de nom, a de quoi surprendre les observateurs occidentaux, auxquels parvenaient il y a moins de deux mois les images de la réélection du président modéré Hassan Rohani, fêtée dans les rues de Téhéran par ses partisans malgré les déceptions de son premier mandat. Cette réélection prévisible (les présidents iraniens font traditionnellement deux mandats depuis l’établissement de la République Islamique) et sans heurts semblait annoncer la probable poursuite du processus d’ouverture de l’Iran, et Rohani gardait à son crédit la signature des accords sur le nucléaire du 14 juillet 2015, aboutissement de 15 ans de négociations qui garantissaient la limitation du programme nucléaire iranien en échange de la levée progressive des sanctions économiques et de l’embargo sur les armes.

“Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien permettaient au pays d’afficher son poids dans la région.”

Cet accord historique ouvrait la voie au retour de l’Iran tant sur la scène politique internationale que sur la scène des puissances économiques, soulevant une vague de commentaires, enthousiastes ou inquiets.Le poids du Hezbollah chiite dans la politique libanaise, le maintien au pouvoir du président syrien Al-Assad, allié de longue date, et la participation active de l’Iran à la lutte contre l’Etat Islamique à travers le soutien apporté au gouvernement chiite irakien (ironie de l’histoire, le commandement des forces irakiennes est revenu de facto à des militaires iraniens ayant participé à la guerre Iran-Irak de 1980-1988, dont le très populaire général Qasem Soleymani) permettaient au pays d’afficher son poids dans la région. La situation géopolitique semblait donner raison à l’ouvrage de Robert Baer, commentateur américain, ancien agent de la CIA et partisan de longue date d’une entente avec l’Iran face à l’axe sunnite (Iran : l’irrésistible ascension, 2009), qui décrivait la montée en puissance du pays, conséquence inévitable de la politique américaine de l’ère George W. Bush. Vu de France, l’Iran faisait figure de futur Eldorado économique, les intérêts français, présents depuis longtemps, pouvant s’implanter davantage (citons les accords avec Peugeot-Citroën du premier janvier 2016 et ceux avec Total du 8 novembre de la même année ).

La portée de cet accord est certes est remise en cause par l’arrivée au pouvoir de l’administration Trump aux Etats-Unis. Dès sa campagne électorale, le milliardaire a dénoncé la main tendue d’Obama et les accords avec l’Iran ; une ligne qui n’a pas varié depuis son arrivée au pouvoir, et qui n’est pas sans rappeler l’intransigeance de l’administration Bush, qui avait inclu l’Iran dans l’ « axe du mal » en 2002, malgré la présence à la tête de l’Iran du réformateur Khatami. Cependant, l’Iran semble afficher plusieurs facteurs de stabilité, avec un régime qui laisse une marge d’expression à la volonté populaire (sans que soit permise néanmoins la remise en cause de la forme du régime, le conseil des Gardiens de la Constitution verrouillant les candidatures), une transition démographique en voie de s’achever, avec une moyenne d’âge tournant autour de 30 ans (contre 20 en Irak, 24 dans des pays comme le Pakistan et l’Egypte), ainsi qu’une population largement éduquée. L’Iran ne semblait pas se prêter à une nouvelle vague de protestations rappelant celle de 2009.

Une vague contestataire très différente de celle de 2009https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4f/Tehran_protest_%281%29.jpg

Un rassemblement le 16 juin 2009. Les manifestations qui ont suivi la réélection d’Ahmadinejad étaient structurées autour d’un motif politique clairement défini et de symboles identifiables, comme la couleur verte qui donna son nom au mouvement. Rien de tel aujourd’hui. ©Milad Avazbeigi

Difficile de ne pas comparer les événements actuels à ceux survenus en 2009 suite à la réélection du président nationaliste Mahmoud Ahmadinejad, entachée de fraudes et largement contestée par les partisans de son adversaire, le réformiste Mir Hossein Mousavi. Cette vague de contestation intervenue dans les grandes villes réunissait des centaines de milliers d’Iraniens appartenant à une population globalement plus jeune qu’aujourd’hui qui exprimait sa colère devant ce qui apparaissait comme le refus de prendre en compte sa parole. Réprimée avec une extrême violence par le pouvoir, le mouvement avait finalement été étouffé, et la présidence d’Ahmadinejad et des conservateurs s’était poursuivie jusqu’à son terme en 2013.

“Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.”

La situation de 2018 apparaît radicalement différente : le gouvernement, modéré mais soutenu par les réformateurs, qui s’étaient désistés en 2013 au profit de Rohani, ne prône pas la fermeture du pays, et les échecs de sa politique d’ouverture internationale ne peuvent lui être totalement imputés face à un Donald Trump partisan d’une fermeté extrême. 2009 avait vu, au contraire, une dizaine de jours avant le soulèvement post-électoral, le président Obama prôner la main tendue au monde musulman dans son discours du Caire. De fait, le mouvement actuel présente des différences frappantes.

Alors que les protestations de 2009 étaient le fait d’une jeunesse urbaine des grandes villes rassemblée autour d’un même mot d’ordre (la contestation des résultats de l’élection, le rejet de la politique conservatrice d’Ahmadinejad), le mouvement actuel est moins fort, au moins dans un premier temps, dans la capitale (malgré les 450 arrestations effectuées à Téhéran, visant pour la plupart des personnes de moins de 25 ans ) pour toucher en priorité les provinces, avec notamment de nombreuses villes petites et moyennes. Si la jeunesse étudiante y a pris une part active, cette contestation met en mouvement des catégories davantage populaires, périphériques et moins politisées.

Qui est derrière la contestation ? 

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Les deux visages du pouvoir en Iran: le Guide Ali Khamenei, successeur de Khomeiny et garant des institutions de la République Islamique, et le président élu Hassan Rohani. Théologien et cadre du régime depuis sa fondation, ce dernier fait aujourd’hui figure de modéré mais peine à satisfaire les attentes des réformateurs. ©farsi.khamenei.ir

Si les autorités, par la voix du guide Khamenei, sorti de son silence le 2 janvier, et de plusieurs officiels, pointent la responsabilité des Etats-Unis et des puissances occidentales, ainsi que celle des adversaires traditionnels du régime, l’Arabie Saoudite et le mouvement politique en exil des Moudjahidin du Peuple, il est difficile de définir un courant politique qui serait derrière les manifestations. Les vidéos diffusées sur les réseaux sociaux montrent des scènes d’arrachages de portraits du guide Khamenei, des slogans hostiles au régime voire anti-islam et arabophobes (un courant nationaliste hostile à l’islam existe et s’exprime régulièrement, mais reste très minoritaire). Reste que dans le même temps une partie de l’opposition officielle à Hassan Rohani a montré dans les premiers jours une certaine bienveillance à l’égard des manifestants, le mouvement ayant commencé, comme le faisait remarquer sur l’antenne de France Inter la journaliste Mariam Pirzadeh, dans la ville de Masshad, où l’imam de la prière du vendredi n’est autre que le beau-père de l’opposant conservateur Ibrahim Raïssi. Le guide a d’ailleurs mis en garde les conservateurs proches de Mahmoud Ahmadinejad contre la tentation de récupérer le mouvement.

Que la contestation ait été ou non encouragée en sous-main par l’opposition politique, qu’elle soit ou non entretenue par des réseaux étrangers (Donald Trump montre, quoi qu’il en soit, la volonté de mettre en avant la colère du peuple iranien et la violence de la répression pour justifier sa propre politique d’opposition systématique à l’Iran), il semble clair que les rassemblements procèdent d’abord d’un mouvement spontané, exprimant le mécontentement d’une large partie de la population face aux difficultés économiques.

“L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar.”

La levée des sanctions n’a en effet pas apporté le développement ni l’ouverture souhaités, d’autant plus que les acquis de la présidence sont menacés par la nouvelle administration américaine. L’Iran reste marqué par l’augmentation du coup de la vie et des inégalités qui restent importantes malgré un système redistributif. Prônant la libéralisation de l’économie et l’ouverture aux intérêts des grands groupes étrangers, les réformateurs peuvent difficilement promettre la réduction de ces inégalités. Les conservateurs sont, de leur côté, fortement liés aux milieux commerçants du bazar. Le chômage est également élevé, officiellement à 11,5% de la population active, et probablement bien plus important, en réalité.

Vers un blocage prolongé ?

Si Hassan Rohani a cherché à conserver sa position de modéré, en différenciant les manifestants exprimant des revendications légitimes des « fauteurs de trouble », et que les autorités iraniennes ont communiqué sur les arrestations et les conditions du maintien de l’ordre, nouveauté qui a surpris les journalistes étrangers, la vague de manifestations n’en met pas moins en avant les difficultés de la population, tandis que la violence du régime demeure, avec 21 morts, dont une majorité de protestataires, à la date du 2 janvier.

Après une journée de mercredi plus calme que la précédente et marquée par d’importantes mobilisations en soutien au régime, le mouvement semble s’être essoufflé, dans un contexte où le guide Khamenei et les dirigeants de la force d’élite du régime, les Gardiens de la Révolution, ont promis « la fin de la sédition », ce qui laisse présager une intensification de la répression en cas de reprise. Reste que les protestations ont mis en évidence les blocages du pays, et le sentiment de déception qui se dessine après plusieurs années de gouvernement des modérés, qui ne sont parvenus ni à améliorer les conditions de vie des Iraniens ni à sortir le pays de son isolement, les pressions américaines sur les échanges avec le pays se poursuivant malgré la fin officielle des sanctions. Dans le même temps, les coûteux succès militaires à l’étranger n’apportent en rien la certitude de la sécurité et de l’hégémonie, à l’heure où le bras de fer avec l’Arabie Saoudite, les Etats-Unis et Israël s’intensifie.

Les déclarations sans nuances du président américain, face aux slogans anti-impérialistes des manifestations pro-régime et aux discours martiaux des tenants du pouvoir religieux iranien laissent la désespérante impression d’une histoire qui se répète, ponctuée d’espoirs déçus.

 

Les chiffres démographiques sont tirés des bases de données de la Banque Mondiale (pour le coefficient de GINI) et du CIA World Factbook (pour  l’âge moyen).