« La religion interdit les approches neutres » – Entretien avec Nathan Devers

À l’occasion de la parution de Généalogie de la religion, Nathan Devers et François Janay interrogent les tensions inhérentes au concept de religion. Nathan Devers est normalien et dirige le séminaire Heidegger à l’ENS.


François Janay – Vous commencez votre livre en disant que, pour étudier ce qu’est une religion, il est essentiel de dépasser une approche descriptive (« je suis juif » « moi chrétien » « je crois en la Trinité » « moi plutôt en ceci », etc.) qui répertorierait simplement les contingences liées aux différentes pratiques. Vous préconisez une approche beaucoup plus réflexive, capable d’expliquer à partir des textes de l’Ancien Testament l’existence de la religion parmi les hommes. Y a-t-il un enjeu à privilégier l’approche philosophique de la religion à l’approche relativiste de la religion, comme vous semblez le faire ?

Nathan Devers – Toute tentative de penser la religion se heurte à une difficulté préalable : la religion interdit les approches neutres. Il faut se positionner par rapport à elle avant même d’avoir commencé à la questionner. Si la religion est un système tissant des liens entre les domaines du divin et de l’humain, il importe au plus haut point de savoir dans quelle mesure celui qui l’étudie est lui-même déterminé par ces liens. Il s’ensuit qu’avant même de se mettre en marche, la pensée de la religion doit d’emblée choisir : sera-t-elle elle-même une pensée religieuse du religieux ? Dans ce cas, une certaine distance lui fera sans doute défaut et, trop occupée à vouloir affirmer la légitimité de son objet d’étude, trop investie dans une démarche apologétique, elle risquera de tourner en rond. Sera-t-elle, alors, une pensée irréligieuse ou areligieuse ? Cette posture d’extériorité, sinon de surplomb, ne va pas sans soulever d’autres écueils. Comment pourrait-elle étudier la manière dont la religion tisse des liens et cultive des appartenances, si elle ne pénètre pas d’abord son esprit et sa vie intérieure ? Nous cherchions un point de départ, c’est un dilemme qui s’offre à nous : la religion est soit mienne soit étrangère à mon existence, et cette alternative paraît indépassable.

Dans cette situation, la tentation serait grande de reconquérir une neutralité du regard, et de construire artificiellement l’objectivité qui nous manque. Et il y a, assurément, une position qui prétend répondre à une telle attente : l’idée de tolérance, qui suspend le problème de l’adhésion au religieux. À équidistance de l’approbation et du rejet, la tolérance aborde la religion sans avoir à s’engager face à elle. On comprend aisément ce que son paradigme comporte de séduisant, d’autant plus qu’elle présente un intérêt pratique indubitable (éthique, social et politique) : dans la suspension qu’elle instaure, la tolérance fait advenir une concorde provisoire. Mais cette dernière est une paix négative : elle s’en tient, en effet, au constat, presque photographique, d’une irréductible contingence.

F.J. – C’est donc dans ce cadre que vous semblez sceptique vis-à-vis du concept de tolérance, hérité des Lumières ? À première vue, cette remise en question est paradoxale, voire contestable.

N.D. – Mon enjeu n’était pas de réhabiliter l’intolérance face à la tolérance, mais de remarquer que, très étrangement, ces deux valeurs reposent sur le même principe, qu’elles se contentent d’exprimer autrement. La tolérance et son contraire, autrement dit, déclinent la même aspiration. Quelle est la formule de l’intolérance ? « Sois comme moi ! » Ainsi pense l’homme qui refuse d’accepter l’altérité (religieuse, idéologique, culturelle) de son prochain. Souvent, cette formule s’accompagne d’une menace : « sois comme moi, sinon je te tuerai, je t’ostraciserai, je te persécuterai, je te discriminerai. » L’intolérance cherche à ramener l’autre au même. Quelle est, pour sa part, la devise de la tolérance ? « Je te tolère, parce que tu es un homme, comme moi. » C’est sous cette forme, par exemple, qu’on la trouve chez Lessing ou Voltaire. La tolérance repose sur une assimilation générique à la condition humaine : tu as beau être musulman, catholique, juif, protestant ou athée, tu en demeures mon semblable, et c’est à ce titre que je te tolère.

La tolérance et son contraire s’appuient donc sur un socle commun : la logique de l’identification. Chez l’individu tolérant, elle se conjugue à l’impératif ; chez l’autre, elle est indicative ou descriptive. Dans les deux cas, il s’agit de refuser l’altérité en tant que telle, soit en la pointant du doigt, soit en l’absorbant sous une identité commune. La tolérance repose donc sur une indifférence à l’autre en tant qu’autre – indifférence certes bienveillante et pacifique, mais qui empêche, par exemple, de comprendre la religion dans sa densité propre.

Cette carence enraye le mécanisme de la tolérance qui, afin d’être effective, repose inévitablement sur un sacrifice de la compréhension : il faut, pour accepter les religions, s’interdire de penser le religieux en tant que tel. C’est précisément pour cette raison que j’ai commencé mon livre en congédiant la tolérance – mise à l’écart, qui, bien sûr, ne concerne pas sa valeur pratique, mais porte uniquement sur sa prégnance théorique. Il ne s’agit pas, évidemment, d’appeler à l’intolérance, mais de soutenir que, pour penser la religion, il importe au préalable de sortir du cadre théorique de la tolérance, tel qu’il a été façonné au XVIIIe siècle. Tel est le geste préalable pour appréhender ce que j’appelle l’intimité du religieux, c’est-à-dire pour tâcher de comprendre les tonalités humaines qui l’animent dans sa chair.

F.J. – En dehors de cette méthode négative, consistant à refuser de partir du relativisme pour appréhender le religieux, quelle est votre méthode positive dans ce livre ?

N.D. – J’ai essayé de court-circuiter cette difficulté en étudiant la religion depuis la perspective de sa naissance. Au lieu de la considérer comme fruit et résultat d’une histoire, je l’ai appréhendée comme source de celle-ci et comme processus. Substituer la constitution à la description, la généalogie à l’antinomie, voilà qui permet de montrer quelles tensions façonnent, de l’intérieur, la religion en tant qu’elle vient au jour. En l’occurrence, j’ai tâché de relire la naissance du monothéisme, telle qu’elle est racontée dans la Bible.

F.J. – Si nous résumons la généalogie que vous proposez, il s’agit de montrer que le monothéisme juif s’est constitué, dans l’Ancien Testament, à travers trois moments : la figure d’Abraham, qui a vécu sa foi de façon intime dites-vous, mais n’a pas fondé de religion à proprement parler, c’est-à-dire de lien social autour du judaïsme ; celle de Moïse, qui lui, réussit à créer ce lien social, qui crée le monothéisme juif autour d’un peuple mais, ce faisant, remplace la foi par la politique – et retombe donc dans l’idolâtrie. Enfin, troisième moment, la destruction du Temple par les armées de Nabuchodonosor, qui symbolise l’échec du projet mosaïque mais provoque un exil fécond pour le judaïsme. Néanmoins, plutôt que de penser que Moïse aurait trahi Abraham, est-ce qu’on ne pourrait pas appréhender ces deux figures comme complémentaires ?

N.D. – Abraham fonde le monothéisme à partir d’un double refus. Le refus de l’idolâtrie, et celui du politique. En s’arrachant à l’idolâtrie, Abraham ne se distancie pas seulement des cultes qui vénèrent des statuettes ou des astres, mais il rejette, plus radicalement, toute tentative de réduire Dieu à l’échelle humaine du visible et de la présence. Abraham, selon la formule bien connue, est l’athée des faux dieux. Parallèlement à ce positionnement, il s’émancipe aussi du politique, c’est-à-dire de toute démarche consistant à fonder une communauté humaine. Nomade, indifférent aux promesses d’une postérité nombreuse, Abraham décline toutes les propositions qui lui sont faites de participer, d’une manière ou d’une autre, à quelque fondation du politique. Ce double refus, tel qu’il se configure dans la trajectoire d’Abraham, n’est pas une convergence accidentelle, ni une cristallisation fortuite : il démontre, dans la Genèse, l’idée d’une consubstantialité de l’idolâtrie et du politique, qui seraient, chacun, l’envers masqué de l’autre.

Généalogie de la religion, paru aux éditions du Cerf, par Nathan Devers.

Or, il est évident que la posture d’Abraham ne peut pas se prolonger indéfiniment : elle tend vers un reflux du politique. Quelques générations suffisent en effet pour que la descendance des patriarches devienne nombreuse. Le monothéisme familial et nomade devient l’affaire d’une communauté, puis d’un peuple, et donc d’une politique. Cette métamorphose du monothéisme, Moïse est la figure qui l’incarne ; mais, à travers lui, c’est surtout l’époque mosaïque que j’ai voulu interroger – et ce à partir d’une question directrice : en réintroduisant le politique dans le monothéisme, cette époque ne réintroduit-elle pas l’idolâtrie ? Cette hypothèse me paraît confirmée dès l’Exode, où le rapport entre les hommes et Dieu se remodèle totalement. Le divin, jadis transcendant et caché, autrefois réticent à la présence et à l’apparition, lui qui optait jusqu’alors pour des manifestations discrètes (dans des songes, notamment), se dérobe soudain à l’absence. Auprès des Hébreux et devant les Égyptiens, il multiplie les miracles, ne cesse de mettre en œuvre des phénomènes surnaturels (depuis le buisson ardent jusqu’à l’ouverture de la Mer des Joncs, en passant par les dix plaies), élabore des stratégies politiques… Non que le divin disparaisse, mais il a désormais pour fonction de fédérer le social : il devient, en un mot, le lieu d’une sacralité. Pour ne donner qu’un exemple de cette inversion mosaïque, il est symptomatique de constater que le mot sacré (k-d-ch en hébreu) apparaît dans l’Exode, alors qu’il était pour ainsi dire absent de la Genèse.

Bien évidemment, les figures d’Abraham et de Moïse s’opposent parce qu’elles sont, en un sens, complémentaires. Et c’est en ce paradoxe que réside la tension profonde du phénomène religieux : sans Moïse et son époque, le projet d’Abraham n’aurait pu se prolonger. Avec lui, il se pérennise, accède à une existence stable et se déploie dans son être. Mais ce déploiement suppose une trahison des principes sur lesquels Abraham avait fondé le monothéisme. J’étudie cette révolution, dans mon livre, à travers quantité d’exemples. Pour n’en citer que quelques uns, on pourrait souligner que la place de Dieu dans l’économie de l’être est modifiée sous Moïse, que le rapport à la justice et la violence se bouleverse en profondeur, que l’idée même d’élection change de statut, ou encore que la superstition fait alors son entrée dans la Bible. Toutes ces oppositions structurelles au monothéisme patriarcal sont, paradoxalement, le vecteur de sa survie et de sa prolongation. Et c’est ce sacrifice du religieux sur l’autel de la religion que j’ai voulu interroger : Abraham donne au monothéisme sa possibilité, et Moïse lui confère sa réalité. Mais, en rendant réel le projet d’Abraham, Moïse le rend impossible. On pourrait dire, en ce sens, que les conditions de réalité du religieux sont en même temps ses conditions d’impossibilité.

F.J. – À travers Abraham et Moïse, n’y aurait-il pas deux visions radicalement opposées de la figure du grand homme ?

N.D. – Tout dépend de ce que l’on entend par grand homme. Si l’on considère, comme Carlyle, que « l’histoire du monde, c’est la biographie des grands hommes », si l’on tient donc ces derniers pour créateurs de leur époque, pour architectes du destin des peuples et des idées, alors je ne suis pas sûr qu’on puisse appliquer la catégorie de « grand homme » à la manière dont je dépeins Abraham et Moïse. Ma lecture de la Bible n’essaie pas tant de distinguer Abraham et Moïse en tant qu’individualités, mais bien davantage d’opposer les époques abrahamique et mosaïque. À savoir que Moïse et Abraham me paraissent moins fonder leur époque que la personnifier. C’est une affaire, me semble-t-il, d’incarnation, et on peut voir que la figure d’Abraham restitue, à elle seule, les nuances et les tensions de l’esprit patriarcal. Cette incarnation est encore plus flagrante dans le cas de Moïse : je m’efforce, dans mon livre, de montrer que ce dernier est l’homme de sa situation, prêt à assurer le tournant du politique et de la sacralité. Les grands hommes, pour cette raison, sont des bornes, des repères, des marqueurs posés sur le chemin de l’évolution structurelle du religieux.

F.J. – Vous affirmez qu’Abraham se caractérise par son désintérêt politique. Mais on pourrait vous répondre qu’il a reçu, lui aussi, la promesse d’une grande descendance, donc d’une collectivité à venir…

N.D. – Exactement. La promesse d’une postérité aussi foisonnante que la poussière de la terre constitue un motif récurrent dans l’existence d’Abraham. Autrement dit, Dieu éveille en lui le désir de fonder un peuple et de faire renaître le politique. Comment interpréter ce désir ? En remarquant, d’abord, que ces promesses de Dieu n’émanent pas d’une demande ou d’une inquiétude du patriarche. En soulignant, ensuite, qu’Abraham manifeste une certaine indifférence envers ces dernières : quand, au chapitre 13 de la Genèse, Dieu lui affirme qu’il confiera pour l’éternité la terre de Canaan à sa postérité, Abraham se contente d’aller dresser sa tente… Comme s’il feignait de n’avoir rien entendu. Comme si, plutôt, il cultivait une prudence exacerbée envers ce désir du politique.

Mais il faudrait également relever que, chez Abraham, le désir d’une autre politique n’a pas vocation à gagner la sphère de l’action. Bien évidemment, quand je soutiens qu’Abraham « sort » du politique, je ne veux pas affirmer par là qu’il s’isole dans une grotte ou sur une montagne, à la manière du Saint Antoine de Flaubert ou du Zarathoustra de Nietzsche. Abraham, tout au long de son existence, continuera d’avoir des interactions avec ses semblables – et, parfois même, avec des hommes politiques : pendant la guerre des rois (Genèse 14), pendant ses séjours en Egypte et au royaume de Gherar. Mais il s’efforce toujours, dans de telles circonstances, de déminer la relation de ce qu’elle pourrait avoir de politique. Abraham, en un mot, se contente de poser les conditions de possibilité d’une politique monothéiste – reste à savoir si, quand cette politique adviendra, elle s’établira depuis ces conditions ou si elle les décomposera.

F.J. – Finalement, tout au long de votre peinture démystifiante de Moïse, on songe à un paradoxe : comment Moïse a-t-il réussi à fonder une collectivité, et à agir comme un chef politique, alors que son peuple est un peuple à l’état nu, c’est-à-dire sans institutions, sans terre, et sans État ? 

N.D. – C’est tout le talent politique de Moïse : parvenir à diriger un peuple auquel il n’appartient plus vraiment (étant donné qu’il grandit parmi les Égyptiens), et être en mesure de le politiser. Pour comprendre ce paradoxe, il faut à mon avis prêter attention à deux phénomènes. Premièrement, le peuple des Hébreux, en plus d’être politiquement nu, est asservi en Égypte. Il se lamente, s’afflige, souffre. Autrement dit, il aspire à l’émancipation. Deuxièmement, tout au long du récit biblique, Moïse ne cesse de s’exposer à la résistance de son peuple, qui refuse souvent d’épouser sa démarche, de respecter ses lois, de suivre sa direction… Il y a, autrement dit, une friction permanente entre les Hébreux et leur premier chef. Mais cette friction ne doit pas faire perdre de vue l’essentiel : à savoir que la politisation incarnée par Moïse obéit à une condition. Il faut que les Hébreux puissent se réunir autour d’une divinité fédératrice. La divinité patriarcale était inapte à cette communion : recluse, mystérieuse, retirée du naturel, non législatrice, objet de vénérations spontanées… Si Moïse parvient à ses fins, c’est parce qu’il incarne un autre rapport au divin, beaucoup plus solennel, où Dieu se manifeste par des miracles éclatants, où il est associé à des endroits sacrés, où il est à l’origine de centaines de lois…

F.J. – Auguste Comte allait même plus loin, arguant que le judaïsme n’existait pas en tant que tel, ou que ce n’était pas un vrai monothéisme, mais plutôt une théocratie conduite par Moïse – qui, certes, avait pour ambition de donner un monothéisme à son peuple. Reprenez-vous en quelque manière cette interprétation ? 

N.D. – Cette interprétation se trouve déjà chez Spinoza. Au chapitre XVII du Tractatus theologico-politicus, il montre en effet que les Hébreux, à leur sortie d’Égypte, se sont libérés de toute législation étrangère, désireux de se soumettre uniquement à la loi de Dieu, c’est-à-dire de lui transférer tout leur droit. Or, Spinoza remarque que, dès leur première entrevue avec Dieu, les Hébreux « furent frappés d’épouvante » et demandèrent à Moïse d’aller écouter Dieu à leur place, pour leur transférer ses ordres. Pour Spinoza, cette transition est décisive : désormais, le rapport entre les Hébreux et Dieu est médiatisé par la figure de Moïse, qui seul peut interpréter la loi divine. Loin d’être un simple messager, Moïse devient le véritable souverain : « Il régnait sur les Hébreux à la place de Dieu », écrit Spinoza. Les conséquences de ce déplacement de souveraineté sont majeures : dès lors, quiconque prétendrait être également prophète serait considéré comme un usurpateur (et, si besoin, mis à mort).

Une théocratie conduite par Moïse, mélange de monarchie et de souveraineté divine, travestissant le monothéisme : les contradictions soulevées par cette transition sont plurielles. Et il serait inadéquat de tenir Moïse pour seul responsable de cette situation : Spinoza montre que c’est le peuple des Hébreux qui décida de lui octroyer un tel pouvoir, parce qu’il ne se sentait pas en mesure de faire face à Dieu. Dès lors, il y a, comme vous le dites, conflit entre l’ambition et les moyens de sa réalisation – et voilà pourquoi le concept de théocratie est intrinsèquement impossible à penser.

F.J. – Nous aimerions également vous poser une question sur la naissance même du monothéisme dans la Bible. Il y aurait selon vous des reliquats de polythéisme dans le monothéisme juif. Pouvez-vous revenir sur ce point ? 

N.D. – Cette idée ne vient pas de moi, mais de la critique biblique, qui soutient que le premier chapitre de la Genèse a pour but de fonder le monothéisme en multipliant les allusions à des éléments et à des mythes polythéistes. À en croire Thomas Römer, par exemple, la cosmogonie biblique inclut les mythologies polythéistes, leur offre un espace textuel. Reste à savoir comment interpréter cette inclusion. Il me semble, pour ma part, qu’elle est le marqueur d’une antériorité du polythéisme sur le monothéisme. Cela signifie, tout d’abord, que le second naît dans le creuset du premier. Le monothéisme, autrement dit, advient négativement, en s’arrachant à une configuration du monde où les dieux recouvrent toutes les régions des choses. Mais cette antériorité signifie également que, même lorsque le monothéisme s’extirpe du polythéisme, il demeure, consciemment ou non, tributaire de certains réflexes, de certaines dispositions issues de la terre natale qu’il a fuie. Abraham, par exemple, conserve, jusqu’à la ligature de son fils, une propension sacrificielle trouvant sa source, selon certains commentateurs, auprès des Chaldéens.

F.J. – Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la généalogie du monothéisme juif en particulier ? 

N.D. – L’horizon de mon livre était d’essayer d’appréhender le concept de religion depuis son intimité, et de le saisir en sa singularité, pour le dissocier notamment des autres formes de rapports au divin. Mais il m’a paru que ce concept était inaccessible de manière immédiate. D’où la nécessité d’en passer par une généalogie singulière, celle de l’apparition du monothéisme dans l’Ancien Testament. Pour parler comme Fink, la religion était le concept topique, et le monothéisme biblique le concept opératoire.

Pourquoi donc la définition du religieux n’est-elle pas à portée de main pour la pensée ? Kant disait qu’un raisonnement philosophique doit éviter de partir des définitions, car ses concepts ne peuvent pas être saisis originairement. Faute d’être immédiatement donnés dans leur pleine et entière signification, ils doivent être conquis en leur sens. En l’occurrence, le mot de religion est, dans la langue quotidienne, employé, sinon avec gratuité, du moins avec une certaine facilité, pour désigner n’importe quelle forme de rapport que l’homme peut nouer avec Dieu. Si on se contente d’une telle position, on aura le plus grand mal à distinguer la religion de la croyance, de la théologie, du théologico-politique ou de la mystique – et, par conséquent, on sera incapable ne serait-ce que de poser la question : « Qu’est-ce que la religion ? »

Or, le terme de « religion », loin d’être vierge, charrie une historicité propre. Il véhicule, en son cœur, des strates de déterminations et un fleuve sémantique. Je prends soin, pour ma part, de distinguer deux concepts : d’une part, ce que j’appelle la relation (ou structure) humano-théologique, qui désigne toute spiritualité ou toute organisation sociale qui intègre une dimension de divin ; de l’autre, la religion en tant que telle, qui est une configuration très précise et très spécifique des structures humano-théologiques possibles. Quelle est donc la singularité du religieux par rapport aux autres liens envisageables avec le divin ?

Derrida faisait remarquer, et il avait raison, qu’on parle latin quand on évoque la religion. On aura donc le plus grand mal à utiliser ce mot pour renvoyer à n’importe quelle attitude envers Dieu. Encore faut-il, avant de délimiter l’extension et le champ d’application de ce concept, le déterminer précisément. En l’occurrence, le mot « religion » fait l’objet de deux étymologies possibles. Il viendrait, selon Cicéron, de relegere (terme qui, rigoureusement, serait intraduisible dans le De natura deorum, mais que l’on peut rendre par « recueillir »), et selon Lactance de religare (« relier »). La religion se caractériserait donc par l’acte de recueillir le divin ou de se relier à lui – mais comment trancher cette équivoque ? Derrida, dans Foi et Savoir, se proposait de la dépasser : l’important n’est pas le radical (legere ou ligare), mais le préfixe « re– ». C’est ce qui lui permettait de définir la religion par son « retour » entre les deux veines complémentaires et opposées qui la caractérisent. La religion, en somme, souligne une relation qu’elle avait tracée autrement, elle repasse toujours sur elle-même en recommençant autrement ce qu’elle avait fondé jadis.

Dans mon livre, j’ai voulu tenir compte de l’historicité propre au concept de religion. C’est pourquoi il m’était impossible de partir d’une définition, dont l’objet aurait été inévitablement prisonnier avant même d’être déterminé. J’ai essayé, au contraire, de construire la religion, non pas a priori dans l’intuition, comme le font les concepts mathématiques, mais généalogiquement, c’est-à-dire dans sa temporalité. Et cette généalogie m’a également conduit à définir la religion depuis ce que j’appellerais son être-retourné. La religion désigne, à ce titre, une structure humano-théologique où règne un décalage temporel entre son initiateur spirituel et son fondateur politique : pour le judaïsme, entre Abraham et Moïse ; pour le christianisme, entre Jésus et son institutionnalisation lente et graduelle… C’est dans ce décalage que surgit la tension dont la religion aura à se nourrir, le conflit dont elle fera sa moelle. Toute la question sera ainsi de savoir comment elle pourra mettre en marche la charge de vie contradictoire et la densité plurielle dont elle s’est investie.

F.J. – Nous voudrions maintenant revenir sur le projet plus global de votre livre. En vous lisant, on se pose nécessairement la question de votre discipline, qui rejoint celle de votre méthode : est-ce de la théologie, de la philologie (vous revenez sans cesse sur des épisodes de l’Ancien Testament), de la philosophie, de la sociologie (il y en a parfois), voire de la psychologie ? On s’étonne du nombre de passages où vous essayez d’analyser les réactions d’Abraham et Moïse au prisme de la psychologie individuelle…

N.D. – La méthode généalogique a pour fonction de « relire » les phénomènes qu’elle étudie (la religion, la morale, l’objectivité scientifique, etc.). Cette relecture est double : elle veut dire qu’on les lit une deuxième fois, mais qu’on les lit également à l’envers, à rebours de ce qu’ils montrent. Nécessité, donc, de restituer cette historicité en croisant les perspectives. Pour mettre en place ma généalogie, il m’a fallu en revenir au texte biblique – et tâcher d’y étudier la naissance du religieux dans toutes ses dimensions : politique, sociologique, psychologique. La généalogie, à ce titre, est une compromission de la philosophie, une incitation à sortir de son domaine pour s’engager ailleurs, dans d’autres disciplines, dans une convergence de regards, et ce afin de rendre aux phénomènes leur ramification de visages. Dans la généalogie, la philosophie ne surplombe plus les savoirs qui seraient ses concurrents. Elle s’essaie en eux, tente de les convoquer, de les interroger chacun, et de leur demander ce qu’ils ont à dire pour répondre à la question posée.

Un mot seulement sur la théologie. Vous ne trouverez pas, dans mon livre, une seule page « théologique ». Vous ne trouverez pas un seul passage où je cherche, sinon à trancher, du moins à soulever le problème de Dieu, c’est-à-dire à positionner le divin par rapport à l’être. Et pour cause : ces deux questions, celle de la religion et celle de Dieu, me paraissent distinctes. Non que Dieu soit l’absent de la religion. Mais il n’importe pas d’en découdre avec lui pour appréhender celle-ci. Cerner le religieux, en effet, ne suppose pas de déterminer si Dieu est, s’il n’est pas ou s’il précède l’être, mais de savoir comment il s’intègre à l’économie du monde religieux, comment sa révélation peut changer de modalité, comment ses attributs peuvent s’intervertir, comment il peut entretenir plus ou moins de distance envers les aspirations humaines. Cette économie-là, parce qu’elle est « historiale », comme dirait Heidegger, en dit plus sur les hommes que sur le divin en tant que tel.

F.J. – Vous préconisez d’ailleurs une « lecture naïve de la Bible ». Mais c’est une question que beaucoup de jeunes chrétiens se posent aujourd’hui : la Bible doit-elle se lire avec les éclairages des exégètes ou bien de façon personnelle – en acceptant que « chacun de nous [mette] son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens » comme l’écrivait Proust ? 

N.D. – La question que vous me posez revient, au fond, à se demander à quelle norme doit se soumettre l’interprétation d’un texte, quelle méthode doit adopter une herméneutique. Je n’opposerais pas, pour ma part, l’exégèse à une lecture personnelle, et ce pour deux raisons. D’abord parce que l’exégèse est, telle qu’elle se constitue, dans ses controverses et ses oppositions, dans sa polyphonie et son déploiement, une réunion de lectures personnelles, le plus souvent discordantes et trouvant, tantôt, un rare îlot d’unanimité. Ensuite, parce qu’une lecture personnelle n’est jamais vierge ou immédiate. Elle est, qu’elle le sache ou non, toujours captive d’une armature historique, d’un tissage conceptuel.

La « lecture naïve » que je préconise dans mon livre ne désigne absolument pas un rapport capricieux aux œuvres qu’on veut commenter. Cette naïveté ne saurait consister en une facilité. Elle ne revient pas du tout à croire que les textes, qu’ils soient bibliques ou non, sont les miroirs de l’imagination du lecteur, de ses intuitions arbitraires et de ses projections fantasmatiques. Bien au contraire, elle est une exigence de précision, une borne rigoureuse, une frontière protégeant la lecture de ses anarchies.

Nous savons que la Bible est un livre sémantiquement ouvert, parsemé de trous, de blancs, d’ellipses, de zones de mystère. D’où la nécessité fondamentale, pour la lire, de l’interpréter – et de l’interpréter en tâchant de faire jaillir du sens parmi ses interlignes, de transmuer ses marges en autant de commentaires potentiels. Comment, concrètement, peut se déployer une telle démarche ? En traquant les allusions. En cherchant des symboles. En frottant les textes les uns contre les autres, en les forçant à se mettre en rapport, en les obligeant à se confronter, en y décelant des correspondances ou des décalages. En tâchant de faire parler la Bible dès lors qu’elle est muette : quand elle fait l’économie d’une information, quand elle ne raconte pas un événement, quelle est la signification de son silence ? Il s’agit, en somme, de soumettre le texte à une succession de relectures infinies.

Cette ouverture sémantique soulève évidemment un problème décisif : si la Bible n’a pas une signification unique, peut-on lui faire dire n’importe quoi ? Peut-on tirer la couverture vers soi et tâcher d’extorquer à la Bible les vérités qui nous confortent ? Je remarque que, très souvent, les exégètes se sont arrangés avec la Bible : à chaque fois que sa signification littérale les dérangeait pour une raison ou pour une autre, ils s’efforçaient de la nier au forceps de leur interprétation, aussi intelligente fût-elle. À plusieurs reprises, les commentateurs, face au texte biblique, sont plongés dans l’embarras : soit qu’un verset invite au meurtre, soit qu’il établisse des sanctions capitales, soit qu’il paraisse contradictoire avec tel ou tel point de doctrine. Pour résorber ce malaise, ils utilisent parfois un procédé consistant à soutenir que la Bible dit ce qu’elle ne dit pas, et qu’elle ne dit pas ce qu’elle dit, tout en le disant quand même… Par exemple, quand le Deutéronome dispose que les enfants rebelles doivent être lapidés sur la place publique, les exégètes furent confrontés à une réelle difficulté. S’ils s’en étaient tenus au sens brut de ce passage, alors leur interprétation aurait eu une conséquence directe : les enfants rebelles devraient, soit être mis à morts, soit être tenus pour potentiellement passibles d’une telle sanction. C’est ainsi que, pour résorber cette difficulté, le traité Sanhedrin du Talmud propose un exercice d’interprétation fallacieuse : il s’efforce, non sans une virtuosité extrême, de faire dire au Deutéronome le contraire de ce qu’il dit – à savoir que, selon les commentateurs du Talmud, l’enfant rebelle correspondrait à un cas purement hypothétique. De la libre interprétation, on est alors passé à la négation de la signification littérale. Ici, il ne s’agit plus, pour l’exégèse, de chercher un double sens, mais de camoufler le sens premier.

La lecture naïve que je préconise consiste à imposer une règle à l’interprétation : même si les livres sont sémantiquement ouverts, même si l’on peut puiser en eux des myriades d’interprétations possibles, on ne peut pas leur faire dire le contraire de ce qu’exprime leur sens littéral. La posture naïve, ainsi perçue, ne s’oppose pas à l’exigence de l’intelligence, mais à la licence que s’octroie la ruse. Elle n’est pas manipulable à loisir, mais vise, au contraire, à se protéger des tromperies, à ne pas être dupe des beaux esprits. Elle incarne, à ce titre, une modalité de la prudence.

Une dernière remarque sur ce problème : les enjeux relatifs de l’interprétation de la Bible ne soulèvent pas seulement un problème d’exégèse. Ils sont peut-être le vestibule de la métaphysique. Nietzsche avait identifié ce dont cette logique du double sens était le vestibule, lui qui écrivait que « la métaphysique explique (…) le Livre de la nature, comme l’Église et ses docteurs le faisaient autrefois de la Bible. »

F.J. – Vous n’hésitez pas non plus, afin d’interpréter les grands épisodes bibliques, à faire des analogies avec des ouvrages non-religieux de la modernité (théâtre de Marivaux, Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand…). Comment le justifiez-vous ? Ne faudrait-il pas faire l’inverse ? 

N.D. – Je ne pense pas qu’il faille opposer frontalement ouvrages « religieux » et « non-religieux ». Sur quel critère pourrait s’établir une telle démarcation ? Il pourrait s’agir, par exemple, de dessiner cette démarcation de manière thématique : religieux seraient les livres qui parleraient de Dieu, du sacré, etc. Non-religieux seraient ceux qui développeraient des sujets profanes : sexualité, relations de pouvoir, stratégie militaire, rivalités personnelles… Or, la Bible regorge de motifs « profanes » et, s’il fallait s’empêcher d’y prêter attention, le risque serait grand de recouvrir notre lecture d’une pudeur superstitieuse et aveugle. Si j’ai donc, à plusieurs reprises, convoqué des textes littéraires, ce n’était pas pour amalgamer profane et sacré, mais au contraire pour tenter de faire ressurgir l’imaginaire de la narration biblique.

Je vais vous donner un exemple, peut-être le plus parlant. Il y a un passage, dans la Bible, où Abraham, à deux reprises, fait croire qu’il n’est pas le mari de sa femme – et conduit donc cette dernière à se faire épouser par des monarques locaux, et à partager leur couche. Cet épisode est naturellement déroutant : étant donné que cet événement advient deux fois, on ne peut pas invoquer, pour l’expliquer, un quiproquo entre les protagonistes ou une simple erreur de jugement de la part du patriarche. Pourquoi donc Abraham pousse-t-il son épouse à se retrouver dans le lit d’un autre ? Pour interpréter ce comportement, il m’a semblé pertinent de le mettre en perspective avec deux textes de la littérature dite « profane » : l’histoire du roi Candaule, telle qu’elle est rapportée par Hérodote ; l’Histoire d’O, où l’on voit comment le don de la liberté sexuelle peut exprimer une domination paradoxale.

F.J. – À propos de « résurgence biblique ». Vous développez assez longuement un point sur l’épisode de Babel. Beaucoup d’auteurs, les romanciers réalistes notamment, ont vu dans les villes un lieu infernal où s’exacerbaient les luttes de classes, où mourait la spiritualité, et où le matérialisme le plus sauvage opprimait les aspirations les plus idéalistes. Est-ce une résurgence de l’épisode de Babel, que vous interprétez comme le premier épisode d’urbanisation malheureuse, qui éloigne les hommes de Dieu ?

N.D. – Si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Bible, la seule faute des hommes de Babel est celle de l’urbanisation. Point de haine du prochain chez eux, point de meurtres en série ou d’injustice sociale, mais seulement la volonté de réunir les hommes autour d’une tour. D’où la thèse, en effet, selon laquelle la ville est le lieu, par excellence, de l’idolâtrie – et d’où la fertilité de ce motif dans l’histoire des idées, où l’idolâtrie sera remplacée par l’aliénation (Marx), la mondanité (Rousseau), l’ambition (Balzac), etc. J’aime beaucoup, pour ma part, cette phrase de Rousseau : « les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. » Gouffre n’est pas nécessairement péjoratif, ici. Il s’agit seulement de souligner que les villes sont inséparables d’un vertige. Qu’elles soient une modélisation de l’existence où l’angoisse peut se manifester dans toute sa nudité.

F.J. – Vous avez essayé, dans votre livre, de définir la religion à partir de tensions fondatrices : entre la foi et le sacré, entre la solitude mystique et l’institutionnalisation politique, entre la violence et son rejet. Pensez-vous que ces tensions du religieux sont à l’œuvre aujourd’hui ? Pensez-vous qu’elles sont encore lisibles dans les religions contemporaines ? 

N.D. – Si la religion est, ainsi que je la définis, sempiternellement scindée entre deux veines qui s’entrelacent, se combattent, se tressent et se contrarient en elle, si elle est donc l’arène où se déploie une contradiction vivante, cette situation de déchirement interne éclaire sans doute le problème de la « revendication » : une religion est-elle responsable des actions qui se revendiquent d’elles ? Ces questions ont été, il y a quelques années, soulevées dans le débat médiatique à propos de l’islam, mais elles le furent, quelques siècles auparavant, au sujet du christianisme et elles le seront sans doute, dans un avenir plus ou moins lointain, à propos d’une autre religion.

Dans le débat médiatique, j’ai noté que la notion de « revendication » était interrogée à travers le concept d’amalgame. Quand un attentat islamiste était commis, ses auteurs ne prétendaient pas agir au nom de l’islamisme, mais au nom de l’islam. D’où la question de la valeur de cette revendication : dans quelle mesure la religion revendiquée est-elle impliquée par celui qui s’en revendique ? Cette question, parce que mal posée, donnait lieu à des débats interminables. D’un côté, certains appelaient à faire l’amalgame entre islam et islamisme, arguant que certains passages du Coran invitaient au meurtre. De l’autre, des voix s’élevaient pour éviter cet amalgame, citant d’autres passages du Coran, contredisant les premiers. Ainsi sont nées des ratiocinations qui se prolongent encore aujourd’hui, dissertant dans le vide, au forceps d’un indigeste concours de citations.

L’amalgame, invoqué dans ces circonstances, répond-il seulement au problème ? Comme le rappelait très justement Didier Pourquery, l’amalgame désigne initialement les alliages métalliques, et la signification politique de ce terme fut longtemps méliorative, notamment dans le cadre de la lutte antiraciste. À proprement parler, donc, le melting pot américain est un amalgame, aspirant à brasser les singularités des nations du monde au sein d’une nouvelle espérance. Quant à la religion, parler en termes d’amalgame reviendrait, par exemple, à se demander : la violence et la religion sont-elles séparées, ou bien, sinon synonymes, du moins indissociables ? La religion engendre-t-elle vraiment les violences qui se déploient en son nom sur le théâtre de l’histoire ?

On voit bien que, dans ce genre de débats, aucun concept n’est interrogé : ni celui de religion, ni celui d’amalgame, ni celui de revendication. En l’occurrence, si l’on perçoit qu’au sein de la religion, deux schèmes (à savoir deux configurations indépendantes des circonstances empiriques) s’opposent et se complètent, si l’on note que ces deux schèmes, dans leur lutte, ne parviennent jamais à porter le coup fatal à l’autre, si l’on s’avise du caractère interminable de ce combat, si l’on définit donc la religion comme fondamentalement double, il s’ensuit qu’elle ne peut tout simplement pas être interrogée à travers le concept d’amalgame, ni vraiment depuis la notion de revendication. Le fond du problème, en cela, c’est que la religion est confrontée à l’impossibilité de son incarnation : aucune action, aucun discours, aucune figure, ne pourront l’exprimer autrement qu’à moitié.

Le maréchal Haftar, l’ancien joker américain bientôt maître d’une Libye en cendres

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Depuis l’éclosion de la seconde guerre civile libyenne en 2014, le maréchal Haftar s’est imposé comme l’homme incontournable du pays. Il ne s’agit pas d’un personnage neuf dans le monde politique libyen. Ancien protégé des États-Unis qui comptaient sur lui pour renverser le régime de Muhammar Kadhafi, il est aujourd’hui porté par des forces géopolitiques multiples et contradictoires. Retour sur un personnage au passé trouble dont le rôle aujourd’hui est bien loin du sauveur providentiel qui lui est assigné.

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Un passé trouble

Khalifa Haftar naît le 7 novembre 1943 à Syrte. Il s’agit d’un membre de la tribu des Ferjani, dont le fief se situe dans la région de sa ville natale, et qui est également la région des Gaddhafa, la tribu de Kadhafi. En Libye, l’appartenance tribale est un élément constitutif de l’identité de l’individu et joue très profondément sur les ressentis et les comportements des Libyens. Ainsi, le fait que Kadhafi et Haftar soient issus de deux tribus qui sont implantées dans le même territoire a un impact profond sur les relations entre les deux hommes.

En 1963, Haftar fait la connaissance de Kadhafi au sein de l’armée royale libyenne (le régime en place est alors une monarchie). Très vite, le jeune militaire rejoint le colonel Kadhafi dans son entreprise de renversement de la monarchie : le 1er Septembre 1969, le roi Idris Ier est renversé et Muhammar Kadhafi prend la tête de l’État. Très vite, Haftar gravit les échelons du régime kadhafiste. Il s’illustre durant la guerre du Kippour (opposant Israël à l’Egypte du 6 au 24 Octobre 1973) à la tête d’un contingent de chars libyens. Quelques années plus tard, il est envoyé en Union Soviétique parfaire sa formation militaire.

Finalement, à l’aube des années 80, Haftar devient l’homme de confiance de Kadhafi. Il est le grand ordonnateur des expéditions militaires de Kadhafi au Tchad, alors que son régime maintient une présence dans la bande d’Aozou. Il s’agit d’une portion de territoire de 100km de long à la frontière libyenne revendiquée par le régime kadhafiste. En 1976, Kadhafi envahit la bande et l’annexe. L’armée libyenne y maintient une présence constante.

Cependant, les ambitions kadhafistes d’une hégémonie libyenne sur son flanc sud se heurte aux français, désireux de maintenir leur domination dans leur ancien espace colonial. La force libyenne est rapidement dépassée par les Tchadiens appuyés par les Français et les Américains, et Haftar est fait prisonnier à N’Djamena en Avril 1987. Prisonnier des tchadiens, Haftar renie son ancienne allégeance à Kadhafi, et organise une « force Haftar », appuyée par ses nouveaux alliés tchadiens et occidentaux, dans le but de renverser Kadhafi. En 1990, Haftar sera chassé du Tchad par un Idriss Déby désireux de ne pas trop froisser son puissant voisin du nord.

Haftar devient, à ce moment, l’un des opposants les plus importants à Kadhafi, et devient lié aux intérêts américains dans la région.

Haftar devient, à ce moment, l’un des opposants les plus importants à Kadhafi, et devient lié aux intérêts américains dans la région. Il est vite extradé aux États-Unis où il réside près de Langley, en Virginie, lieu du siège de la CIA. Il tente bien un coup d’État en 1993 qui avorte rapidement. À partir de là, Haftar n’est plus actif politiquement tandis que les américains le voient comme un joker de réserve prêt à être déployé dès que le moment sera venu.

Le retour d’Haftar

L’éclatement de la guerre civile en 2011 voit le « joker Haftar » revenir dans le jeu libyen avec la bénédiction des Américains. Très vite, il devient l’une des figures emblématiques de la rébellion au niveau militaire. Après la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011, Haftar est à deux doigts de devenir chef d’État-major de l’armée, mais il est bloqué par les islamistes qui y voient les intérêts américains propulsés au plus haut sommet de l’armée. Désavoué par le conseil national de transition (CNT), Haftar se retire de toutes ses fonctions militaires, puis, retourne dans sa maison en Virginie. De 2011 à 2013, il reprend donc son rôle de « joker » au service des américains.

En 2014, Haftar revient dans le jeu politique libyen. Devant l’incapacité de l’État à unifier les groupes armés qui sont issus de la première guerre civile, Haftar se donne pour mission de réaliser cette tâche. Le but est clair : il s’agit de détruire les coalitions islamistes qui contrôlent des pans entiers du territoire libyen. L’objectif est de stopper l’élan d’Al Qaida.

Haftar, malgré l’évidence, a toujours nié une tentative de coup d’État, et subordonne ses actions à la nécessité de la lutte contre le terrorisme qu’il utilisera toujours comme un épouvantail afin de justifier toutes ses actions.

Pour arriver à ses fins, Haftar ne lésine devant aucun moyen, quitte à remettre en question la légalité étatique. Le 14 Février 2014, il annonce le gel provisoire des fonctions du gouvernement et de la constitution. Le 18 Mai, ses forces attaquent le parlement de Tripoli tout en menaçant d’une offensive contre les islamistes de Benghazi. Haftar, malgré l’évidence, a toujours nié une tentative de coup d’État, et subordonne ses actions à la nécessité de la lutte contre le terrorisme qu’il utilisera toujours comme un épouvantail afin de justifier toutes ses actions.

À l’été 2014, la situation libyenne a tout d’un chaos inextricable : le gouvernement national d’accord (GNA à Tripoli), et le gouvernement de l’est à Tobrouk s’affrontent pour la direction de la Libye. C’est le début de la seconde guerre civile libyenne. Le sud voit s’affronter des milices Touaregs et Toubous dans une guerre inconnue mais très sanglante, tandis que le groupe Ansar al Sharia lié à Al Qaida annonce la formation d’un émirat islamique en Cyrénaïque. Cette année voit également l’organisation État islamique (OEI) établir une tête de pont à Derna en Cyrénaïque (est du pays).

Dans cette tourmente, Haftar s’impose comme l’une des figures militaires majeures du pays. Son « armée nationale libyenne » (ANL) supporte le gouvernement de l’est à Tobrouk, qui le lui rend bien : il est promu maréchal en septembre 2016. En théorie, il n’est que le chef militaire de la branche armée du Parlement de Tobrouk, l’ANL. En pratique, il se comporte comme un véritable chef d’État, et devient l’interlocuteur principal des acteurs locaux et des puissances étrangères au niveau diplomatique.

La contribution d’Haftar à la lutte contre le terrorisme est réelle bien que limitée. Il a en effet pacifié la Cyrénaïque en libérant Benghazi de l’emprise des islamistes et des djihadistes. De même, la ville de Derna, bastion d’Al Qaida et berceau du djihadisme libyen, passe sous le contrôle de l’ANL après un siège long et difficile. De la même façon, l’irruption de l’armée d’Haftar à l’hiver dernier dans le grand sud libyen lui a permis de décapiter le commandement d’Al Qaida dans la région dont les membres ne se cachaient pas et étaient connus publiquement. Pour autant, ses succès face à Daesh sont bien plus limités. Si Haftar a vaincu des éléments de Daesh coalisés avec d’autres groupes islamistes à Benghazi, il n’est pas à l’origine de la chute du bastion de terroristes à Syrte en décembre 2016. Ce succès revient aux brigades de Misrata, qui soutiennent le gouvernement d’union nationale de Fayez El Sarraj à Tripoli à l’ouest. Les troupes d’Haftar sont incapables d’évincer Daesh du centre du pays où le groupe a trouvé refuge auprès des tribus locales. Elles se montrent incapables de repousser les raids incessants de l’EI en direction des champs pétroliers depuis 2016, et ne trouvent pas de solutions, aujourd’hui, à une insurrection qui prend de l’ampleur dans le sud du pays. Désormais, les troupes de l’EI n’hésitent pas a attaquer les troupes de l’ANL dans le grand sud libyen au sein de leurs bases.

L’armée nationale libyenne, un colosse au pied d’argile

La grande armée d’Haftar, l’armée nationale libyenne (ANL), qui parait si redoutable sur le papier, ne résiste pas au choc de la réalité. Cette milice qui a bien réussi se base autour d’une composante forte, qui est la tribu d’origine d’Haftar, les Ferjani. Ce sont eux qui trustent la plupart des grands postes au sein de l’ANL, et qui tiennent l’armée au nom d’Haftar. D’emblée, nous nous trouvons devant un premier paradoxe : Haftar n’est pas né dans cette Cyrénaïque qui est le bastion de l’ANL, et apparaît comme un étranger aux yeux de la population. Les acteurs libyens de l’est du pays tolèrent donc la présence d’Haftar, tout en lui reconnaissant sa qualité de héros face à la menace djihadiste. Néanmoins, pour être véritablement ancrée dans l’est du pays, l’ANL doit trouver des figures lcales. Abelsallam al-Hassi, général considéré comme le « bras droit » d’Haftar, en est un bon exemple. Né dans l’est du pays, al Hassi s’est fait connaitre des Occidentaux dès 2011 ou il a officié en tant qu’agent de liaison entre l’armée rebelle et l’OTAN dans le cadre des frappes aériennes de l’alliance sur les positions kadhafistes. Il apparaît comme le successeur plébiscité par les occidentaux comme par la grande majorité de l’ANL.

Pour autant, une telle succession laisserait de côté la tribu d’Haftar, les Ferjani. S’ils occupent aujourd’hui des postes à responsabilité et constituent la tête de l’ANL, l’arrivée d’al Hassi au pouvoir va amener les membres de sa tribu, les Hassa, à revendiquer des postes. Il est peu probable que les Ferjani laissent le pouvoir leur échapper des mains. Ils sont emmenés par les fils du maréchal qui sont officiers dans l’armée, conseillers, ou lobbyistes vers l’étranger, tous, au service du clan familial et de sa tribu. Le grand favori des intérêts de la tribu Ferjani est Aoun Ferjani, conseiller proche du vieux maréchal.

Le maréchal Haftar a 75 ans et sa santé est déclinante. En Avril 2018, il a été hospitalisé à Paris après un accident cardiaque assez grave où il serait tombé dans le coma. La succession est donc clairement une affaire pressante au sein de l’armée nationale libyenne, mais peut déboucher sur des événements catastrophiques.

  • Si le clan d’Haftar, les Ferjani, sécurise la succession, les tribus de l’est emmenées par Al Hassi vont être écartées de la direction de l’armée, et donc se rebeller.
  • Si les Hassa passent, ce seront les Ferjani qui seront dans cette position.

Ainsi, la succession, au mieux, débouchera sur un affaiblissement interne de l’ANL qui perdra une partie de ses soutiens. Au pire, cela peut déboucher sur une guerre interne qui fera exploser l’ANL entre les tribus de l’est et du centre du pays.

Ainsi, la succession, au mieux, débouchera sur un affaiblissement interne de l’ANL qui perdra une partie de ses soutiens. Au pire, cela peut déboucher sur une guerre interne qui fera exploser l’ANL entre les tribus de l’est et du centre du pays. Néanmoins, la solution la plus probable serait un compromis momentané, car aucune des deux parties n’a intérêt à faire exploser cette armée. En effet, les tribus du centre du pays autour de la région de Syrte sont encore exposées aux raids de Daesh en provenance du désert libyen. De même, les forces de l’est du pays n’auraient aucun allié pour s’opposer aux makhdalistes, secte salafiste qui prend une importance de plus en plus forte dans la société libyenne.

Qu’Haftar annonce combattre l’islamisme et le djihadisme et s’acoquine avec une secte salafiste pour garantir la paix dans les zones sous son contrôle n’est qu’un des nombreux paradoxes auxquels le conflit libyen nous a habitués.

De même, le maréchal Haftar, s’il est indéniablement populaire en Cyrénaïque, doit composer avec des forces politiques bien définies pour éviter que son règne ne se délite. Les makhdalistes sont un bon exemple. Il s’agit de salafistes qui se sont ralliés à Haftar dans sa guerre contre le djihadisme. Leur ralliement a payé : il s’agit de la seule force salafiste à être véritablement puissante dans la Libye d’Haftar. Les frères musulmans ont été chassés de Cyrénaïque pour trouver refuge à l’ouest dans le gouvernement de Tripoli, tandis qu’Al Qaida et Daesh ont été chassés vers le désert libyen et le sud du pays. Haftar passe donc un accord avec ces salafistes : en échange de la paix sociale, les salafistes ont carte blanche pour développer leur prosélytisme et influer sur le travail législatif. Par exemple, en 2017, une loi a interdit les femmes de moins de 60 ans de prendre l’avion seules. Dans les mosquées, la présence des salafistes est tellement importante que les autres courants de l’islam sont obligés de passer dans la clandestinité. Le soufisme, un courant de l’islam centré sur la mystique, et historiquement très présent en Libye, est ardemment combattu. Qu’Haftar annonce combattre l’islamisme et le djihadisme et s’acoquine avec une secte salafiste pour garantir la paix dans les zones sous son contrôle n’est qu’un des nombreux paradoxes auxquels le conflit libyen nous a habitués.

Nous sommes encore devant une autre ironie de l’histoire : que celui qui ai trahit son mentor et participé à son renversement apparaisse aujourd’hui, pour nombre de kadhafistes, comme son héritier politique.

De même, le maréchal Haftar compte dans ses rangs de nombreux kadhafistes. Les kadhafistes sont encore très nombreux dans le pays. Ils soutiennent un pouvoir fort sur le modèle de la Jamahiriya arabe libyenne de Kadhafi, c’est-à-dire une dictature autoritaire et un État capable de maintenir la cohésion tribale du pays tout en excluant les étrangers du jeu politique interne. Les kadhafistes associés à Haftar voient, aujourd’hui, le vieux maréchal comme l’homme le plus à même de remplir ces critères. Il arrive à maintenir la cohésion tribale à l’intérieur de l’armée, domestique temporairement ses éléments salafistes, et joue des rivalités entre les grandes puissances afin de garder une autonomie relative. Pour autant, les kadhafistes n’oublient pas la trahison d’Haftar à l’égard de Kadhafi à la fin des années 1980, ni sa participation militaire au renversement du guide libyen en 2011. Nous sommes encore devant une autre ironie de l’histoire : que celui qui ai trahit son mentor et participé à son renversement apparaisse aujourd’hui, pour nombre de kadhafistes, comme son héritier politique. L’autre grande figure des kadhafistes, le fils de l’ancien dictateur, Saif al islam Kadhafi, est traité comme un paria par la société internationale et a peu de chances de revenir sans s’attirer les foudres des occidentaux.

Enfin le maréchal Haftar, en dehors de son bastion de l’est, tient les régions qu’il contrôle grâce à l’argent du pétrole. Ainsi, le pétrole de Cyrénaïque sert à acheter les différentes tribus libyennes du centre, qui laissent les forces d’Haftar passer au travers de leurs territoires. Les tentatives de pénétration d’Haftar dans cet espace ne sont pas nouvelles, mais les tribus se sont révélées être des adversaires trop forts pour le maréchal. Le pétrole permet donc ce que la force lui refuse. Néanmoins, cela n’empêche pas certaines de ces tribus d’abriter les éléments de Daesh qui officient depuis ces mêmes zones.
Le pétrole du centre du pays ainsi sécurisé par les troupes d’Haftar sert à alimenter le second niveau des conquêtes du maréchal, c’est-à-dire le sud du pays. Haftar déboule donc dans un espace libyen déjà fragmenté. Les tribus, milices, et organisations locales sont, pour la plupart, ralliées au maréchal. La résistance à l’armée nationale libyenne est donc faible. Néanmoins, les forces d’Haftar n’occupent que les grands axes routiers. Les Toubous (une ethnie à cheval entre le Tchad et le Niger), à l’est, et les Touaregs, à l’ouest, continuent à jouir d’un espace libre. La conquête, même imparfaite, du sud, permet à Haftar de sécuriser des gisements pétroliers. Ce pétrole, à nouveau, sert à paver les prochaines conquêtes. Les milices qui sont sur la route entre le sud du pays et la Tripolitaine sont à nouveau achetées. L’ANL peut donc déboucher directement au sud de Tripoli sans opposition forte.

Un pouvoir fragile

Néanmoins, la force de l’ANL au niveau économique est à mettre en exergue avec sa faiblesse militaire. Haftar n’a pas réussi à battre totalement les Touaregs et les Toubous. Il ne peut pas empêcher les attaques de Daesh sur ses arrières, dont l’insurrection a pris un coup d’accélérateur dans le grand sud libyen. Enfin, débouchant sur Tripoli, il s’est englué dans une guerre de tranchées qui s’éternise avec le gouvernement de Tripoli. On remarque donc que, dans tous les engagements militaires d’envergure, l’armée nationale libyenne n’est pas le rouleau compresseur que l’on croit.

La dimension internationale du conflit est donc un autre facteur de cette guerre civile, qui doit déjà composer avec ce mille-feuille ethnique, religieux, tribal et politique.

Pour le maréchal Haftar, la situation est donc beaucoup plus fragile qu’il n’apparaît. Les acteurs qui le soutiennent aujourd’hui sont soit achetés, soit partenaires dans le cadre d’un accord, soit soumis faute de mieux. Ses partenaires étrangers (France, Egypte, Russie Arabie saoudite, émirats arabes unis) l’appuient sans réserve, et fournissent au maréchal ce dont il a besoin pour maintenir son armée à flot et parachever la conquête du pays. Si le GNA n’était pas appuyé par l’ONU, la Turquie, le Qatar, l’Italie, l’Algérie et la Tunisie, Haftar serait déjà le grand gagnant de la guerre. Les Etats-Unis maintiennent des contacts avec les deux entités, mais penchent davantage du côté d’Haftar. La dimension internationale du conflit est donc un autre facteur de cette guerre civile, qui doit déjà composer avec ce mille-feuille ethnique, religieux, tribal et politique.

Son pouvoir provient donc de la force théorique de son armée, et de sa manne pétrolière, dont les installations en Cyrénaïque sont protégées par des mercenaires tchétchènes. Néanmoins, son armée est tellement faible que des mercenaires soudanais et tchadiens participent aux combats.

Dans ce cadre-là, une confrontation statique entre l’ANL et le GNA est un scénario auquel Haftar est clairement perdant en Libye.

Dans ce cadre-là, une confrontation statique entre l’ANL et le GNA est un scénario auquel Haftar est clairement perdant en Libye. Si l’ANL venait à essuyer une défaite, l’armée perdrait son prestige auprès d’acteurs qui n’auraient aucun intérêt à poursuivre une politique de connivence. Daesh a très vite compris les implications politiques de la guerre statique qui se poursuit au sud de Tripoli, en se posant comme le héraut de l’insurrection dans le grand sud libyen. Une poursuite du statu quo va donc probablement voir le grand sud libyen se détacher de l’ANL et retourner à son niveau antérieur : un espace partagé entre les Touaregs, les Toubous, les tribus, les milices, et – fait nouveau -Daesh.

Il y a donc de grandes chances qu’une poursuite des combats sans gagnants fasse perdre à Haftar la majorité des conquêtes qu’il a réalisées depuis l’hiver dernier, et le renvoie dans son bastion de l’est. Le gouvernement de Tripoli et lui-même le savent, ce qui résulte de combats particulièrement durs sur la ligne du front, avec utilisation de blindés, de l’aviation et de l’artillerie. Dans ce maelstrom, les civils et les migrants sont particulièrement touchés.

Même si Haftar prend Tripoli et devient le dirigeant d’un pays en cendres, la stabilité du pays est loin d’être acquise.

Même si Haftar prend Tripoli et devient le dirigeant d’un pays en cendres, la stabilité du pays est loin d’être acquise. Le maréchal est vieux, et les possibilités d’une guerre interne à l’ANL en cas de décès sont réelles. De même, la question du son rôle politique face aux institutions démocratiques se pose particulièrement. Enfin, l’accaparement des ressources du pays par les occidentaux est un secret de polichinelle, et il apparaît clairement que la Libye d’Haftar verra l’Occident mettre la main sur le pétrole libyen. Enfin, la force de la secte makhdaliste est difficile à contenir et peut devenir hors de contrôle. Bien sûr, dans le grand sud, Haftar n’a pas, et n’aura pas les moyens de faire de cette région autre chose qu’un pays d’occupation. Dans cette optique, Daesh continuera à se développer en l’absence d’État et de futurs pour les habitants de cette région.

Présenté comme un homme providentiel qui pourrait mettre fin à la guerre civile libyenne, Haftar n’en est finalement qu’un facteur d’aggravation.

Quand Erdogan et l’AKP étendent leurs réseaux d’influence en Europe

La Turquie du président Erdogan épouse un discours néo-ottomaniste, nourri par un roman national et par une volonté de prendre un certain leadership sur le monde musulman. En Europe, cela passe par une stratégie d’influence politique, qui cherche à s’appuyer – pas toujours avec succès – sur les diasporas turques et les populations musulmanes afin de peser sur les débats européens qui concernent Ankara. Décryptage.


 

La Turquie d’Erdogan est engagée dans une dérive islamiste et nationaliste. Celle-ci est apparue de plus en plus claire après les manifestations du parc Gezi, en réponse à la rupture par l’AKP (le parti au pouvoir) de l’alliance que Recep Tayyip Erdogan avait conclu avec les libéraux contre les généraux autoritaires et laïcs. Fin 2013, c’est avec le mouvement islamiste Gulen que Erdogan rompt les liens, avant d’épurer les réseaux gülenistes. Enfin, en 2015, la Turquie met fin aux négociations de paix avec le PKK, avant de reprendre la guerre avec les Kurdes, marquée notamment par les massacres de Cizre et par la quasi-interdiction du parti de gauche alternative pro-kurde HDP, qui subit une répression féroce. Depuis, Erdogan a coopté l’aile ultranationaliste voire néofasciste des kémalistes laïques (le MHP et les loups gris) et renforce un pouvoir de plus en plus total sur la Turquie. De plus, il intervient en Syrie contre les YPG kurdes qui ont combattu l’Etat islamique au nom d’un projet de transformation sociale, écologique et féministe. Dans ce contexte, la Turquie connait une dérive islamo-nationaliste croissante, allant jusqu’à encourager des enfants à « mourir en martyr pour la Turquie ».

L’évolution de la Turquie se traduit aussi dans ses relations avec ses alliés occidentaux, et surtout avec les pays de l’Union européenne. Pour soutenir sa vision géopolitique, Ankara tente de produire un discours idéologique à destination des populations d’origine turque et/ou musulmanes dans des pays européens. Un discours islamiste, nationaliste mais aussi néo-ottomaniste. Il insiste sur le fait que la Turquie est le « pays phare » de l’islam, le défenseur des musulmans dans le monde, en position de leadership. Ankara a ainsi réagi fortement à l’épuration ethnique des Rohingyas en Birmanie, à travers l’intervention des organisations humanitaires gouvernementales turques. De quoi permettre à la Turquie de marquer des points auprès d’une opinion publique musulmane concernée par le sort des Rohingyas. Erdogan a aussi accueilli le sommet de l’Organisation de la coopération islamique, et a condamné la décision de Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël. Enfin, la Turquie met en avant son accueil des réfugiés syriens, en contraste supposé avec les pays de l’UE (en passant opportunément sous silence le fait que la Turquie accueille les réfugiés sunnites mais persécute celles et ceux qui sont chrétiens, yézidis et alaouites ; ou encore le fait que les réfugiés sunnites permettent à la Turquie d’implanter des populations présumées plus fidèles à Erdogan dans les zones kurdes).

Quête de leadership

Un tel discours se traduit aussi par un néo-ottomanisme virulent, le « nouveau sultan » Erdogan multipliant les accrochages frontaliers avec la Bulgarie et la Grèce, expliquant que le traité de Lausanne doit être révisé et prétendant que Bakou ou Sarajevo (Azerbaïdjan et Bosnie) sont des « capitales sœurs » de la Turquie. Erdogan se bâtit un récit national d’une Turquie puissante et phare de l’islam, qui aurait été colonisée par les Occidentaux, et présente l’ancienne élite politique turque comme « colonisée par l’Occident ». Dans ce contexte, le retour à un prétendu nouvel Empire ottoman est présenté comme une lutte décoloniale permettant l’affirmation de l’islam face à un Occident vu à la fois comme « libertaire-décadent » et en croisade contre l’islam (Erdogan ayant qualifié les YPG de « croisés »).

Enfin, l’ultranationalisme passe par un négationnisme du génocide arménien. Celui-ci est non seulement systématiquement nié, mais présenté comme une tactique des Occidentaux pour attiser la haine des Turcs et des musulmans tout en leur permettant de justifier leur colonialisme. Ainsi, Erdogan parle volontiers de « génocide » en Algérie par la France, mais prétend que le vote par l’Assemblée nationale de la reconnaissance du génocide arménien sert à attiser la haine des musulmans et des Turcs. Des accusations semblables ont été formulées quand les parlements néerlandais ou allemands ont reconnu le génocide arménien.

Cette matrice idéologique a été utilisée par la Turquie pour promouvoir son influence politique auprès des pays de l’UE. D’abord par l’entrisme de personnes formées dans des associations liées au gouvernement turc, dans des partis politiques classiques européens. Le Cojep, ONG liée à l’AKP, a par exemple placé des militants sur les listes socialistes, écologistes et UMP en 2008 aux municipales de Strasbourg. Or, après la reconnaissance du génocide arménien, ces militants turcs ont quitté leurs partis pour lancer des partis communautaristes turcs. Comme en Bulgarie. Traditionnellement, le parti de l’importante minorité turque y était le mouvement des droits et des libertés (MDL), qui pèsait environ 15% des voix. En 2013, Lyutfi Mestan, son président, a pris position en faveur de la Turquie quand celle-ci a abattu un avion russe. Il a alors été exclu du parti, qui a subi une crise interne. Mestan a en réaction fondé le Parti des démocrates pour la responsabilité, la liberté et la tolérance sur une ligne pro-Erdogan et avec un soutien ouvert de la presse turque gouvernementale. Le parti de Mestan n’a certes fait que 3% des voix, mais a fait passer le MDL de 15 à 8 %.

Les Pays-Bas, laboratoire des réseaux turcs de l’AKP

Tunahan Kuzu, président du DENK © WikiCommons

Le même phénomène d’exclusion après entrisme s’est vu dans deux autres pays. En France, après les événements du parc Gezi, les élus liés au Cojep ont fondé le parti Egalité et Justice. Marginal, il a tout de même réussi à présenter des candidats dans cinquante circonscriptions et à avoir des résultats non négligeables dans des zones avec une forte population originaire de Turquie. Mais ce sont les Pays-Bas qui sont l’exemple le plus frappant d’une telle influence de partis liés à la Turquie. En effet, deux élus du parti travailliste d’origine turque le quittent en 2014, critiquant la politique d’intégration de leur parti vue comme trop à droite. Ils fondent le parti DENK sur une ligne islamiste qui refuse de reconnaître le génocide arménien. Aux élections de 2017, le DENK obtient 2,1% des voix et trois députés. Un tel score, bien que marginal, montre que DENK a non seulement obtenu des voix de Néerlandais originaires de Turquie mais aussi de musulmans non-turcs néerlandais. Depuis, DENK a renforcé son positionnement islamiste en votant contre la reconnaissance du génocide arménien ou contre l’appel à libérer le président d’Amnesty International Turquie. Il a davantage percé lors des élections municipales en obtenant des sièges dans treize villes dont trois à Amsterdam et quatre à Rotterdam.

La Turquie tente ainsi de créer un réseau européen de partis liés à l’AKP et pouvant défendre ses orientations, tout en essayant d’attirer plus largement sur une ligne communautariste et réactionnaire sur les questions sociales. Une stratégie qui peut inquiéter. La gauche de transformation sociale propose une politique de rupture avec Erdogan et de soutien à la lutte du peuple kurde. Ceci pourrait pousser la Turquie à intensifier sa stratégie d’influence en réaction, si une telle gauche arrive au pouvoir et mène une politique anti-AKP. Un bon exemple d’une telle stratégie ? Les déclarations virulentes des dirigeants turcs à la proposition française d’une médiation entre la Turquie et le Rojava kurde. Le vice-premier ministre Bekir Bozdag a ainsi écrit sur son compte Twitter : « Ceux qui s’engagent dans la coopération et la solidarité avec les groupes terroristes contre la Turquie (…) risquent de devenir, tout comme les terroristes, une cible de la Turquie ». La menace a le mérite d’être claire.

Augustin Herbet.

Iran : la persécution silencieuse des minorités religieuses

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Muharram_in_cities_and_villages_of_Iran-342_16_(120).jpg © Payam Moein

En Iran, les minorités religieuses se retrouvent confrontées à un pouvoir central aux politiques très paradoxales : certaines de ces communautés sont à la fois protégées et exclues par l’État iranien. Chrétiens, Juifs ou Zoroastriens vivent en effet dans un pays musulman à plus de 95%, chiite dans sa grande majorité. Et dans cette République islamique, appartenir à l’une des rares minorités religieuses est synonyme de discrimination, voire de persécution. Alors que certaines religions « historiques » bénéficient d’un statut spécial, leur garantissant une relative liberté de culte et de sièges au Parlement, d’autres, comme les Bahaïs, voient leurs droits les plus fondamentaux violés depuis des décennies.


Des minorités religieuses issues d’une longue sédimentation

Site funéraire zoroastrien où étaient exposés les corps des défunts à proximité de Yazd.

Si l’on connaît surtout l’Iran pour la loi islamique qui y est appliquée, plusieurs communautés religieuses y subsistent malgré tout. Avant l’arrivée de l’islam, le zoroastrisme était la religion officielle de l’Iran sous les Sassanides. Il a été battu en brèche avec l’invasion arabe au VIIème siècle, et l’islamisation progressive de l’Iran pendant les quatre siècles suivants.

On y trouve également l’une des plus anciennes communautés chrétiennes du Proche et du Moyen-Orient, puisque l’Église de Perse aurait été fondée par l’apôtre Thomas. Les Chrétiens y ont néanmoins été persécutés par les souverains Sassanides, car ils les considéraient comme des représentants de l’Empire romain, subversifs et déloyaux. Avec la conquête islamique de la Perse, et le statut de la dhimma, le statut des minorités religieuses, chrétiennes comme juives, évolue : dépositaires d’une partie de la Vérité révélée, ces minorités étaient protégées par le sultan et avaient le droit de pratiquer leur foi, à condition de reconnaître la suprématie de l’islam.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Iran abrite aussi la deuxième communauté juive du Moyen-Orient après Israël. Ses membres descendent pour certains des Juifs restés dans la région après l’exil en Babylone, au VIème siècle av. J.-C.. Cette communauté est restée importante jusqu’en 1979, alors que les communautés juives des autres pays du Moyen-Orient avaient presque disparu suite à la création d’Israël. Bien que la Constitution de 1979 donne un statut officiel aux Juifs et même un siège au Parlement, de nombreux membres de cette communauté ont émigré vers Israël, étant accusés par le régime de sionisme et de collusion avec Israël et les Etats-Unis.

Des libertés limitées

Femme zoroastrienne à Yazd.

En Iran, le chiisme est aujourd’hui la seule religion légitime, proclamée religion d’État suite à la Révolution islamique de 1979. Cependant, la Constitution autorise la plupart des minorités à professer leur culte et à vivre sous la protection de l’État. Au Parlement, trois sièges sont même réservés aux Chrétiens arméniens, chaldéens et assyriens, un siège pour les Juifs, un autre pour les Zoroastriens. En revanche, la Constitution prévoit que la voix d’un non-Musulman – ou d’une femme -, vaut la moitié de la voix d’un Musulman dans un tribunal.

Dans ce pays où le paradoxe est roi, on croise des Chrétiennes coiffées du hijab islamique, en chemin pour l’église où l’on célèbre Noël en toute discrétion. Ces minorités ont, certes, officiellement le droit d’exister, mais dans des conditions très strictes et avec des libertés réduites. L’intégralité des minorités religieuses est soumise à la pratique rigoriste de l’islam. Aucune d’elle ne peut exercer publiquement son culte, sous peine d’être accusée de prosélytisme.

Si les Chrétiens, les Zoroastriens et les Juifs peuvent se marier selon leurs « rites » et conserver certains de leurs lieux de cultes, les pratiquants doivent impérativement s’enregistrer auprès des autorités, ce qui contribue à répertorier les « impies » pour mieux les discriminer plus tard. En cas « d’oubli », les sanctions sont sévères et peuvent aller jusqu’à l’arrestation des responsables.

Ces trois communautés ont fondé leurs propres écoles et sont théoriquement libres de transmettre leur culture religieuse aux leurs. Seulement, l’État est en réalité omniprésent et interfère dans tous les domaines.  Les programmes scolaires sont vérifiés et parfois censurés par le gouvernement, le persan est la seule langue d’enseignement autorisée, et des maîtres musulmans sont présents dans toutes les écoles. Les jeunes filles sont contraintes de porter le hijab bien que cela ne soit pas prescrit par leur religion. Surtout, l’État nomme les directeurs de ces lieux d’enseignement.

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Cartographie des religions en Iran

Les conséquences de cette surveillance sont dévastatrices pour les religions qui n’ont pas réussi à fonder une communauté soudée. Le zoroastrisme par exemple ne compte plus que 30 000 fidèles en Iran, résidant surtout dans de petits villages, contrairement aux Juifs et aux Chrétiens réunis dans des agglomérations. Leur nombre a drastiquement diminué ces dernières années notamment car les adeptes subissent une discrimination à l’embauche – de très nombreux emplois leur sont interdits -, ce qui a étouffé cette communauté entre dettes et chômages. En plus de l’emprisonnement de plusieurs de leaders zoroastriens, la dispersion des membres à travers l’Iran a limité la solidarité leur permettant de s’organiser.

S’ajoute à cela l’interdiction de se convertir pour un musulman, donc presque impossible de grossir les rangs de ces communautés en Iran. Par exemple, il est formellement prohibé aux non-Chrétiens et aux Chrétiens farsis, nés en Iran et n’appartenant pas originellement à cette communauté, de célébrer Noël. En termes légaux, la Constitution iranienne estime qu’un Iranien né d’un père musulman est musulman, il lui est par conséquent interdit de choisir, changer ou renoncer aux croyances religieuses chiites. Ainsi, une conversion est considérée comme relevant de l’apostasie et est soumise à la peine de mort.

Les Sunnites et les Bahaïs, minorités persécutées

Les Sunnites, quant à eux, ne bénéficient même pas du statut de minorité religieuse. Ils sont tout simplement ignorés par le pouvoir central, qui les considère comme des citoyens de seconde zone. Pourtant les musulmans sunnites iraniens représentent entre 9 et 15% de la population, principalement concentrés dans les zones frontalières de l’Iran et dans le Golfe persique. A l’époque du Chah, le sunnisme était reconnu, et son développement encadré mais largement autorisé. Mais depuis la Révolution islamique, les Sunnites ne bénéficient plus d’aucun type de reconnaissance, et ne disposent d’aucun accès à la politique depuis 1979. Les lieux de culte sunnites sont formellement interdits, tout comme l’accès à l’ensemble des emplois publics ou gouvernementaux.

Quelques contestations ont fait leur apparition en 2015, notamment après la destruction de lieux de cultes sunnites par des agents gouvernementaux. Molavai Abodlhamid, l’un des dirigeants de cette communauté, avait alors écrit une lettre au Guide suprême et au Président, pour réclamer un assouplissement des règles encadrant la vie des minorités religieuses. Une revendication restée sans réponse.

Les Bahaïs, eux, sont bien trop occupés à survivre pour se réclamer du moindre droit. Cette communauté rassemblant 300 000 fidèles selon Human Rights Watch, forme la première minorité religieuse dans le pays, après les Sunnites. La religion bahaïe est née au XIXe siècle, se réclamant d’un courant chiite messianique, convaincu de l’imminence de l’arrivée du mahdi, le « guidé ». Depuis la Révolution de 1979, cette religion monothéiste est strictement interdite par le régime en place. Si l’on s’en tient à l’International Religious Freedom Report de 2015, ils ne peuvent pas entrer à l’université, ni occuper un emploi public, bénéficier d’une aide publique – accordée aux autres citoyens – ou d’une retraite. De même, ils ne disposent pas de droit à la justice ou à la propriété.

En somme, aucun droit civil ou politique, en plus des lieux de cultes détruits ou des cimetières profanés. « Un bahaï est un mhdur ad-damm, quelqu’un dont le sang peut être versé en toute impunité », souligne Christian Cannuyer, auteur de l’ouvrage Les Bahaïs (éditions Brepols, 1988). Le fait que la religion bahaïe se veuille fédératrice et à vocation universelle y est probablement pour quelque chose. Sa doctrine met l’accent sur l’égalité et sur la paix : l’unité des religions et du genre humain. Cette religion se réclame de principes tels que la non-violence, l’égalité absolue entre hommes et femmes ou la complémentarité entre sciences et religions.

« Affirmer que Mohammed n’est pas le dernier prophète et que les femmes sont les égales des hommes est insupportable pour les ayatollahs», expliquait la représentante des Bahaïs en France, Hamdam Nadafi, dans un article pour La Croix paru début 2017. L’acharnement du gouvernement iranien sur cette minorité, s’il trouve ses racines dans des rivalités historiques, trahit la nature profondément politique de ces persécutions. Selon la législation iranienne, tuer un Bahaï n’est pas considéré comme un crime. 200 d’entre eux ont ainsi été exécutés entre 1979 et 2010, des centaines emprisonnés.

L’État théocratique iranien : garant des discriminations ?

L’hostilité entre les deux confessions sunnite et chiite a certes toujours été radicale, mais la fluctuation des relations est aussi due en grande partie aux tensions géopolitiques entre l’Iran et les royaumes sunnites, l’Arabie Saoudite en tête. Il est donc fondamental de ne pas négliger la dimension politique d’une telle répression.

Le système politique iranien est fondé sur un islam absolutisé, dogmatique, et surtout institutionnalisé, avec un véritable clergé. La structure étatique est unique en son genre, puisqu’il s’agit d’une République islamique. Paradoxalement, la souveraineté se partage entre Dieu et le peuple. L’association du clergé aux institutions politiques a mené à l’intégration juridique et institutionnelle de certains groupes religieux ou ethniques comme les Chrétiens d’Arménie, au détriment d’autres groupes alors victimes d’une exclusion totale, tels que les Sunnites ou les Bahaïs.

Malgré l’arrivée au pouvoir de Rohani en 2013, que beaucoup de médias occidentaux se sont aventurés à qualifier de « modéré », la liberté religieuse continue à se détériorer. Depuis 2013, le nombre de membres des minorités religieuses emprisonnés ne cesse d’augmenter, et le Code pénal islamique continue à justifier allégrement des violations graves des droits de l’Homme. On a du mal à imaginer une amélioration de cette situation, sans une altération profonde du caractère théocratique de l’État iranien.

Les mouvements de contestation ont laissé entrevoir une lueur d’espoir mais le système semble bel et bien voué à rester en place. Après trente-huit ans de République islamique, politique et religieux semblent ainsi durablement liés en Iran, sans que rien n’annonce un effondrement ou un assouplissement du régime sur la question, au grand malheur des minorités religieuses.

Crédits :

Cartographie des religions en Iran : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Cartographie-des-religions-4-L-Iran.html

Houellebecq : “Soumission” du génie à la bêtise

©Stefán Bianka. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

On n’a pas encore fini d’entendre parler de Soumission, le dernier livre de Michel Houellebecq, puisque celui-ci se dote d’une édition à petit prix dont la parution est très subtilement programmée pour le 7 janvier prochain…

L’univers houellebecquien et la tentation frontiste

Le septième livre de Houellebecq, Soumission, va fêter son deuxième anniversaire le 8 janvier 2017 et s’offre une édition de poche à la date anniversaire des attentats de Charlie. Un évènement en librairie qui relance donc d’autant plus son actualité à l’approche des présidentielles françaises et ce contexte d’incroyable poussée du Front National.

Dans une France fictive en 2022, où le FN se retrouve au second tour contre Mohammed Ben Abbes du parti de la Fraternité Musulmane (FM), les Français doivent se prononcer entre le fascisme ou un « front républicain élargi », englobant aussi le PS et l’UMP. Notons que le titre — Soumission — est la traduction littérale d’ « Islam », sous-entendue la « soumission [à Dieu] ».

La première partie du roman raconte le quotidien de François, universitaire spécialiste de Joris-Karl Huysmans, maitre-conférencier à la Sorbonne qui, disons-le clairement, s’emmerde dans sa vie. Jusqu’ici, rien d’anormal dans ce livre : un univers purement houellebecquien. On sent pourtant que l’écrivain commence à jouer avec le feu en décrivant une France malade et au bord de la guerre civile. D’un côté, les Identitaires affiliés au FN et de l’autre, les « Africains » soutenant la Fraternité musulmane, bien que les deux partis politiques se « désolidarisent avec vigueur de ces actes criminels ». Les médias taisent ces affrontements et ces meurtres, et les Français sont obligés d’installer des paraboles pour regarder CNN pour en être informés.

Coqueluche des milieux littéraire et médiatique parisiens, Houellebecq se paie pourtant leur tête en évoquant l’intéressant mythe de Cassandre. Recevant le don de prédire l’avenir mais, après avoir refusé Apollon comme époux, elle en est punie et personne ne croit plus ses prédictions. Elle avertit ses compatriotes du Cheval de Troie mais ils ignorent sa mise en garde. Houellebecq appose ce mythe aux médias de gauche français (« c’est à dire en réalité tous les journaux », complète-t-il). Ces derniers ignorant l’opposition civile entre les Français musulmans et les « populations autochtones d’Europe occidentale ». C’est la première provocation de Houellebecq qui fait peur au lecteur. Le choix cornélien auquel se confronte le protagoniste lors du second tour des présidentielles entre le FN ou un « front républicain élargi », amène le lecteur à se poser lui-même la question. La petite amie de François, Myriam, décide quant à elle de partir avec sa famille en Israël. En effet, la FM est ouvertement anti-sioniste, sans pour autant être antisémite, mais les Juifs français prennent peur et s’exilent.

Sans grande réflexion, on peut facilement se laisser tenter, dans ce cas extrême, par le choix du Front National et Houellebecq donne l’impression qu’il souhaite ce choix-là, selon la théorie du roman, puisqu’il donne l’autre parti politique, la Fraternité Musulmane, gagnant des élections. La deuxième partie du roman donnera lieu aux changements politiques et sociétaux que la France connaît sous l’impulsion du président napoléonien — c’est ainsi qu’il est décrit —, Mohammed Ben Abbes.

Sans trop rentrer dans les détails, les enfants bénéficient d’un enseignement islamique et, à leur entrée au collège, les femmes s’orientent vers des « écoles d’éducation ménagère et […] se marient aussi vite que possible ». Tous les enseignants sont musulmans et les enseignements sont coraniques. La polygamie entre dans le Code civil. En bref, c’est l’application pure et simple de la Charia, telle qu’elle est préconisée par les Frères musulmans.

D’abord apathique et désintéressé par la situation politique, François commence à en avoir peur et décide de s’enfuir dans la région du Quercy, à Martel très exactement. Ce choix n’est pas anodin, c’est probablement la première occurrence islamophobe univoque du livre. Effectivement, Charles Martel y repoussa les Sarrasins en 732. Plus loin, l’évocation du livre de la Chanson de Roland, écrit au XIème siècle par Turold, raconte l’épopée des batailles de Charlemagne contre les Maures, et plus exactement le chevalier Roland contre Marsile, seigneur musulman de Saragosse. Dans ce livre, les troupes musulmanes sont dépeintes comme barbares, et l’idiosyncrasie de ces troupes inexistante. Houellebecq convoque habilement un imaginaire et un patrimoine nationaliste et islamophobe, rappelant la Jeanne d’Arc frontiste.

L’élection de Ben Abbes apaise les tensions en France et il rétablit l’ordre. François finit par se convertir à l’Islam et peut continuer d’enseigner à la Sorbonne. Le livre se termine sur un « Je n’aurais rien à regretter », presque innocent, et François se plonge dans un bonheur illusoire et bête, total, où les réponses aux questions existentielles sont déjà écrites dans un livre, le Livre. Sa « vie intellectuelle est terminée », Houellebecq souligne donc l’incompatibilité de celle-ci avec la religion qui renferme l’individu dans un dogmatisme primaire de soumission aveugle.

Les théories du « grand remplacement » et du « choc des civilisations » en filigrane

D’abord très prudent, Houellebecq dresse un portrait des Français musulmans simple, sobre, juste. Puis il inverse la polarité en en faisant d’eux des Musulmans français, ce qui n’est pas la même chose puisqu’ils deviennent musulmans avant d’être français et placent donc la Charia au-dessus de la Loi française. Puis il stigmatise, au sens sociologique du terme, les Musulmans en les réduisant à des stigmates primaires : « voilées », « en djellaba », « buvant du thé à la menthe dans la Grande Mosquée de Paris ». On ne peut pour autant pas dire que Michel Houellebecq est un islamophobe idiot car il décrit parallèlement des passages absolument sublimes sur une conception subjective et belle de l’Islam.

« Vous voyez, l’Islam accepte le monde, et il l’accepte dans son intégralité, il accepte le monde tel quel pour parler comme Nietzsche. […] Pour l’Islam au contraire la création divine est parfaite, c’est un chef d’œuvre absolu. Qu’est-ce que le Coran au fond, sinon un immense poème mystique de louange ? De louange au Créateur, et de soumission à ses lois. Je ne conseille en général pas aux gens qui souhaitent approcher l’Islam de commencer par la lecture du Coran. […] Je leur conseille plutôt d’écouter la lecture de sourates, et de les répéter, de ressentir leur respiration et leur souffle […] Le Coran est entièrement composé de rythmes, de rimes, de refrains, d’assonances. »

Non, il n’est pas un simple islamophobe avec un discours simpliste et crétin. Il est bien plus habile, mesquin. En filigrane se tissent les théories du « grand remplacement » que l’on doit à Renaud Camus et celle du « choc des civilisations » à Samuel P. Huntington. La première occurrence du « grand remplacement » arrive tardivement dans le texte : « Une transformation, donc, était bel et bien en marche ; un basculement objectif avait commencé à se produire. » Cette théorie conspirationniste décrit une dynamique de substitution de la population « autochtone » française et plus largement européenne par les populations maghrébines et d’Afrique noire. Conspirationniste car, selon son auteur, elle serait orchestrée par l’ONU et les grands dirigeants capitalistes pour importer une main d’œuvre peu chère dans les pays développés. Cette théorie n’est pas seulement une constatation démographique. Elle amène, à fortiori, à penser que l’on doit, pour enrayer le processus, renvoyer ces populations chez elles. Inutile de préciser que cette théorie est soutenue par l’extrême-droite européenne, afin  de lutter contre cette prétendue « islamisation de l’Occident ».

La deuxième théorie, celle du « choc des civilisations » est soutenue par Samuel P. Huntington en 1996 dans son essai The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (“Le choc des civilisations et la refondation de l’ordre mondial“). Dans le roman, son évocation est plus discrète que la première, presque imperceptible. Le leader de la Fraternité musulmane, Mohammed Ben Abbes, homme politique visionnaire, impérial, désire basculer le centre de gravité européen vers le sud et reconstituer l’empire romain. Il ne se heurte à aucune difficulté et parvient à conclure des traités et des ententes avec le Maroc, la Tunisie, l’Egypte, le Liban, etc… grâce à leur appartenance religieuse commune. De surcroît, ses positions pro-palestiniennes et sa méfiance envers les États-Unis ressemblent de plus en plus à des convictions culturelles — pour ne pas dire civilisationnelles. Selon Huntington, une civilisation se caractériserait par son essence et se constituerait comme un bloc identitaire propre, intègre, cohérent et… revanchard. C’est-à-dire une conception darwinienne de la culture, au sens arendtien.

En ceci, Michel Houellebecq nie l’assimilation républicaine, et la possibilité d’un métissage culturel. Il prophétise un choc de civilisations, civilisations qu’il juge incompatibles. Mais la culture n’est finalement pas une base de donnée figée dans le temps avec, parfois, quelques mises à jour ; mais plutôt une dynamique, un mouvement, avec des interactions, des échanges. Même si Claude Lévi-Strauss redoutait de « voir les civilisations se célébrer mutuellement », et que la diversité culturelle n’est que le résultat de jeux d’oppositions, l’affrontement n’est en aucun cas inévitable et peut être transcendé par la « cohabitation ». En effet, on ne “cohabite” pas avec quelqu’un de même culture mais avec autrui : c’est un effort, une main tendue. Houellebecq préfère la paresse intellectuelle au fait de se projeter vers l’autre.

Faut-il séparer l’œuvre de son écrivain ? Non, plus aujourd’hui ! 

Houellebecq est un grand écrivain, c’est indéniable. Il a, de facto, de grandes responsabilités et il doit faire attention à comment poser les questions et comment apporter des pistes de réponses. Contrairement à ce qu’il dit, il a un devoir envers la France. C’est à cause d’écrits comme celui-ci que l’avenir dystopique qu’il dépeint apparaît probable, menaçant d’être une prophétie auto-réalisatrice. Soumission est un livre excellent, bien écrit. On retrouve cet univers houellebecquien si farouche, usant, post-moderne, désenchanté mais, comme le feu est séduisant et beau, il brûle aussi. Ce “brûlot“ est à lire avec beaucoup de précautions et un lecteur non-averti peut rapidement se transformer en potentiel électeur d’extrême-droite. « Marine Le Pen n’a pas besoin de mon livre pour accroître son influence », se défend-t-il sur le plateau de France 2 en janvier 2015. Il a sans doute raison mais les Français n’ont pas besoin d’un livre comme le sien, en ce moment, pour cliver d’autant plus la société qui traverse une crise inhérente à la démocratie et non pas, comme Houellebecq le pense, une crise civilisationnelle.

Ce qui est gênant dans ce roman, c’est que Houellebecq fait se succéder les points de vue des différents personnages qui sont sans réelle conviction. En somme, Houellebecq n’a pas de point de vue, ni de détestation dans ce qui advient dans cette politique-fiction, perdant le lecteur soumis à son libre-arbitre. Il ne peut ni être en accord ni en désaccord avec ce qui est écrit, puisque tout n’est que décrit sans réelle prise de position. Une sorte de servitude volontaire au fait réel. Une France où les citoyens acceptent sans révolte ou débat aucuns une République islamique et qui finissent par s’y complaire. Les hommes surtout. Aucune violence : les cités sont apaisées. Aucun chômage : les femmes ne travaillent plus et laissent leur emploi aux hommes. Quels sont les thèmes les plus récurrents dans la presse de nos jours ? La déliquescence de l’État de droit dans les banlieues et le chômage. Point barre. Houellebecq impose une réponse incontestable qui ne donne pas matière à débat, seulement à l’acceptation. Je dirais même : à la résignation…

Comme on a pu le faire pour Louis-Ferdinand Céline ou Robert Brasillach, ou en excusant la conduite de Pierre Drieu La Rochelle pendant l’Occupation, il est aujourd’hui nécessaire de ne PLUS séparer l’œuvre de son écrivain. Michel Houellebecq est, je l’ai dit, un écrivain génial. Le plaisir de lecture de ses livres est garanti. Mais il n’en demeure pas moins un personnage détestable par son islamophobie à peine cachée et sa bêtise que de véhiculer des idées du FN, bêtise qui passait encore pour de la candeur il y a quelques années.

Non, Monsieur Michel Houellebecq ! Vous n’aurez pas ma haine et vous n’aurez pas ma peur. Vous m’aurez seulement laissé un goût amer en bouche que de voir un génie littéraire œuvrer pour la bêtise politique…

Crédits photos : ©Stefán Bianka. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.