L’axe Budapest-Tel-Aviv : au-delà des convergences idéologiques

Orban Netanyahou - Le Vent Se Lève
Visite de Benjamin Netanyahou à Budapest, 5 mars 2025

L’accueil en grande pompe d’un criminel de guerre à Budapest ferait-il oublier l’essentiel ? Quelques mois avant l’invitation de Benjamin Netanyahou, des « pagers » explosifs fabriqués en Hongrie étaient activés par le Mossad contre des cibles libanaises, civiles et militaires. Quelques années plus tôt, Viktor Orbán utilisait le logiciel-espion Pegasus, conçu en Israël, pour surveiller ses opposants. Il avait d’abord été testé sur les Palestiniens, cobayes d’une surveillance étendue sur plusieurs continents. Au-delà des convergences idéologiques évidentes entre Benjamin Netanyahou et Viktor Orbán, c’est un échange de bons procédés que révèle la consolidation de l’acte Budapest-Tel-Aviv [1].

Viktor Orbán a convié son homologue israélien en dépit des accusations qui pèsent contre lui : usage de la famine comme arme de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. En vertu du droit international, cela n’aurait pas dû survenir. État-membre de la Cour pénale internationale (CPI), la Hongrie était tenue d’arrêter Benjamin Netanyahou dès son arrivée sur le sol hongrois. Or, avant même l’atterrissage du Premier ministre israélien, le gouvernement d’Orbán fait savoir qu’il ne respecterait pas ces obligations légales. En accueillant un criminel de guerre, la Hongrie affiche une fois de plus son mépris des droits humains et de la justice internationale.

Orbán avait annoncé dès novembre dernier son intention d’inviter Netanyahou, qualifiant les mandats d’arrêt de la CPI d’« honteux » et « absurdes ». Ce séjour — de deux — est le deuxième voyage international du Premier ministre israélien depuis la publication des mandats d’arrêt, après l’ovation debout qu’il a reçue au Congrès américain pour ses crimes contre l’humanité.

Péter Magyar, le visage de l’opposition à Orbán, a évité de condamner la visite de Benjamin Netanyahou

Ce n’est pas une première. En 2023, le chef de cabinet d’Orbán avait déjà confirmé que la Hongrie n’arrêterait pas Vladimir Poutine si celui-ci venait à se rendre dans le pays, bien qu’il soit lui aussi recherché par la CPI pour crimes de guerre en Ukraine. Tout en se posant en chantre de la paix sur la scène intérieure, Orbán sabote les principes de justice et d’État de droit en ouvrant les bras aux criminels de guerre les plus notoires de la planète.

Quid des critiques progressistes d’Orbán ? Elles brillent par leur silence. Le fameux « plus jamais ça » semble n’avoir plus aucune portée en Hongrie. La visite de Netanyahou aurait pu être l’occasion de protester contre l’accueil d’un criminel de guerre. Mais plutôt que de défendre le droit international, l’ensemble du spectre politique hongrois a préféré l’indifférence – ou la complaisance. Un silence qui, comme auparavant dans l’histoire du pays, risque de laisser sur la conscience collective la marque d’une complicité avec les entreprises fascisantes et génocidaires.

Moment critique

La visite de Netanyahou intervient en pleine période de tensions politiques en Hongrie. Le mois dernier, Viktor Orbán a annoncé son intention d’interdire les « marches des fiertés » dans tout le pays. Pour justifier cette attaque frontale contre les droits des personnes LGBTQ, il a invoqué la « protection de l’enfance ». Une défense des mineurs qui, visiblement, ne trouve rien à redire au massacre de dizaines de milliers d’enfants à Gaza.

Le projet d’interdiction a déclenché une vague d’indignation en Hongrie comme au sein de l’Union européenne. Des manifestations massives ont eu lieu pour défendre les droits LGBTQ et les libertés constitutionnelles. Les militants hongrois ont organisé plusieurs actions, notamment en arborant le triangle rose — symbole utilisé par les nazis pour persécuter les personnes homosexuels — sur les principaux monuments de Budapest. Dans ce contexte, la venue de Benjamin Netanyahou, combinée à cette nouvelle attaque contre les minorités et la liberté de réunion, pose aussi un défi à Péter Magyar, le nouveau visage de l’opposition.

Ancien membre du parti Fidesz, Magyar dirige le parti Tisza, une formation de centre droit relativement récente, qui enregistre de bons scores dans les sondages. À l’image des précédents adversaires d’Orbán, il adopte une stratégie que l’on peut qualifier de « centriste radicale », refusant de prendre position sur nombre d’enjeux considérés comme sensibles, afin de séduire l’électorat progressiste tout en mordant sur les conservateur. Pour l’instant, il s’est gardé de défendre les homosexuels hongrois face à cette attaque frontale contre leurs droits, recevant paradoxalement le soutien des libéraux – au lieu des critiques que pourraient générer sa lâcheté. Magyar a également évité de condamner la visite de Netanyahou, malgré les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale.

Représente-t-il une quelconque alternative pour défendre les principes démocratiques et humanitaires en Hongrie ?

Blanchir l’antisémitisme

La relation ambiguë entre Orbán et Netanyahou — utilisée comme outil de blanchiment de l’antisémitisme passé du Fidesz — avait déjà fait couler beaucoup d’encre. Mais la visite du Premier ministre israélien en Hongrie illustre plus que jamais à quel point les postures pro-israéliennes peuvent parfaitement avec un antisémisme latent. Paradoxe devient d’autant plus brûlant à l’heure où Donald Trump instrumentalise la crainte de l’antisémitisme pour justifier une nouvelle vague de répression maccarthyste — allant jusqu’à l’arrestation et la déportation de personnes critiques à l’égard d’Israël. L’affaire Mahmoud Khalil constitue un cas d’école sur la décomplexion de la droite pro-israélienne : jusqu’où est-elle prête à aller — et que peut-elle se permettre sans être inquiétée ?

Cette prétendue lutte contre l’antisémitisme est devenue le prétexte au déploiement d’un agenda ultra-conservateur. Une litanie d’« envahisseurs étrangers » — immigrés, musulmans, progressistes, féministes, personnes queer, etc — menaceraient menacer les autochtones hongrois, dans une posture obsidionale qui n’est pas sans rappeler les justifications des colons israéliens.

Cette paranoïa suprémaciste autour du fantasme d’un « grand remplacement » est pleinement assumée par Orbán, tout comme Trump ou Netanyahou. Dans son discours du 15 mars, jour de fête nationale, Orbán déclarait : « La bataille qui se joue aujourd’hui est en réalité celle de l’âme du monde occidental. L’empire veut mélanger puis remplacer les populations natives d’Europe par des masses envahissantes issues de civilisations étrangères. » Il semble admirer Israël dans son processus de fascisation à marche forcée – dont le génocide en cours à Gaza est la manifestation la plus criante.

En mars dernier, des figures majeures de l’extrême droite européenne, dont des Hongrois, se sont rendues à Jérusalem pour une conférence organisée par le gouvernement israélien au nom de la lutte contre l’antisémitisme. De nombreuses organisations et personnalités juives ont boycotté l’événement, dénonçant la présence de figures notoirement fascisantes. Lors de la conférence, Netanyahou a salué la répression brutale menée par Trump contre les manifestations pro-palestiniennes, tout en soutenant son projet de nettoyage ethnique par expulsion à Gaza. Il a également attribué la montée de l’antisémitisme à « une alliance systémique entre l’ultra-gauche progressiste et l’islam radical ».

La Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz.

La plupart des intervenants ont soigneusement évité d’évoquer l’antisémitisme d’extrême droite. Tandis que Netanyahou aide Orbán à blanchir l’antisémitisme du Fidesz, Orbán semble lui rendre la pareille en adoubant les projets d’épuration ethnique de Trump à Gaza. Selon le Times of Israel, Netanyahou chercherait à obtenir le soutien d’Orbán pour « bâtir une coalition de pays en faveur du plan de Trump pour Gaza ». En février, Donald Trump avait défendu l’expulsion des Palestiniens pour transformer Gaza en station balnéaire — une idée rejetée, d’après les sondages, par seulement 16 % de la population israélienne. D’autres intérêts pourraient cependant être en jeu.

De Pegasus aux pagers

Orbán n’a pas encore commenté ou soutenu les projets de Donald Trump pour Gaza. Il reste difficile de savoir à quel point il risquerait gros en adoubant une proposition aussi marquée, alors que l’exaspération grandit à son égard dans plusieurs capitales européennes. D’après un document obtenu par Politico, la coalition du chancelier allemand entrant Friedrich Merz entend pousser l’Union européenne à suspendre les fonds et les droits de vote des pays violant les principes fondamentaux du bloc — une directive qui vise sans ambiguïté la Hongrie. Mais l’Union elle-même reste divisée sur la question israélo-palestinienne.

Plus tôt cette année, la Pologne s’est retrouvée écartelée sur la question d’une éventuelle arrestation de Netanyahou s’il se rendait à la cérémonie de commémoration d’Auschwitz. Un sondage révélait que plus de 60 % des Polonais soutenaient une telle arrestation. Finalement, Netanyahou a renoncé à faire le déplacement. Alors, pourquoi prendre le risque de se rendre dans l’Union européenne pour rencontrer Orbán ?

En 2021, un rapport révélait que des journalistes et critiques du régime hongrois avaient été ciblés par Pegasus, logiciel espion israélien. Développé par NSO Group, cet outil — acquis et utilisé par divers régimes autoritaires pour surveiller journalistes et militants — permet d’activer à distance caméras, micros et de siphonner toutes les données d’un téléphone. Si les États-Unis ont depuis inscrit NSO Group sur liste noire, la Hongrie, elle, n’a jamais reconnu ni assumé ses achats du logiciel.

Les accusations d’abus liés à Pegasus se sont multipliées, alors que des voix palestiniennes alertaient depuis des années : la population palestinienne servirait de cobaye pour les technologies de guerre (y compris psychologique) israéliennes, testées à Gaza avant d’être exportées pour des usages répressifs à l’échelle mondiale.

En 2024, une entreprise hongroise a été impliquée dans la fabrication de « pagers explosifs » utilisés au Liban et en Syrie pour terroriser et éliminer des civils. BAC Consulting aurait fourni des milliers de ces appareils, qui ont tué au moins douze personnes — dont deux enfants — et blessé quelque 2 800 autres. Une enquête du New York Times révèle que le Mossad a créé plusieurs sociétés-écrans pour commercialiser ces appareils, dont l’une serait précisément BAC Consulting, basée en Hongrie.

Ces affaires dévoilent que la convergence entre la Hongrie et Israël dépasse les affinités idéologiques : elle s’enracine aussi dans des partenariats opaques. Alors même qu’Orbán annonce vouloir recourir à des technologies de surveillance sophistiquées pour réprimer les organisateurs et les participants des marches des Fiertés, Israël pourrait bien lui en fournir les outils.

Ainsi, l’opposition hongroise a choisi de ne pas poser les questions qui fâchent sur cette visite de Netanyahou — qui restera probablement l’un des épisodes les plus honteux de l’histoire hongroise du XXIe siècle. Qu’un criminel de guerre poursuivi au niveau international puisse se promener librement en Hongrie, sans la moindre opposition, ne témoigne-t-il pas du degré de fascisation de la société hongroise ?

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Viktor Orbán’s Shameful Embrace of Benjamin Netanyahu » et traduit pour LVSL.

Israël va-t-il maintenant attaquer l’Iran ?

Benjamin Nethanyahou à la tribune de l’OTAN présentant l’Iran et ses alliés comme la menace principale pour Israël. © Free Malaysia Today

Massacre génocidaire à Gaza, intensification de la colonisation en Cisjordanie, bombardement du Liban, invasion de la Syrie : ces quinze derniers mois, l’État d’Israël a démontré qu’il ne reculerait devant aucune limite. Benjamin Netanyahou se tourne à présent vers l’Iran, fragilisé par la chute de son allié syrien. Il pourra compter sur une administration américaine acquise aux « faucons » pro-israéliens. Malgré les proclamations isolationnistes du candidat Trump, promettant de « mettre fin des guerres sans fin », un nouveau conflit de grande envergure se prépare peut-être au Moyen-Orient, avec le soutien des États-Unis. Par Richard Silverstein [1].

Les soutiens de l’État d’Israël célèbrent un triplé : en un peu plus d’un an, le Hamas, le Hezbollah et le régime de Bachar al-Assad ont été ou bien vaincus, ou bien militairement affaiblis. L’Iran, un autre ennemi, a perdu de sa superbe suite à des frappes israéliennes, l’assassinat du chef du Hamas à Téhéran et d’un commandant des gardiens de la révolution à Damas. Ses alliés chiites irakiens auraient promis, au moins temporairement, de cesser leurs attaques contre Israël.

Des sources militaires israéliennes affirment en outre que ces frappes contre l’Iran ont démantelé une grande partie des systèmes de défense aérienne du pays. Elles ne cachent pas que ces opérations s’inscrivent dans un cadre plus large, visant à préparer un futur assaut contre le programme nucléaire iranien. Selon ces mêmes sources, il faudra un an ou plus à l’Iran pour réparer les dégâts actuels et rétablir ses capacités. Un laps de temps au cours duquel une attaque israélienne semble opportune – et loin d’être improbable.

Complaisance de l’administration américaine

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident en faveur d’une intensification des hostilités. L’ancien ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, s’est rendu à Washington le mois dernier. Il a fait pression sur les responsables américains, leur intimant de ne pas manquer la « fenêtre pour agir » qui s’ouvrait contre l’Iran. Il préconise une opération, de préférence israélo-américaine, contre l’infrastructure nucléaire de l’Iran.

Le président Joe Biden n’était pas favorable à une telle attaque. Cette décision revient désormais à l’administration Trump, dont les conseillers envisagent sérieusement cette option. Bien que Trump ait exprimé à plusieurs reprises sa réticence à engager les forces américaines dans des interventions à l’étranger, il reste attentif aux intérêts israéliens.

Au minimum, il demanderait aux agences de renseignement américaines de partager les documents susceptibles d’aider au ciblage des sites iraniens ; il fournirait également les munitions spécialisées nécessaires à de telles frappes, comme l’a fait Biden à Gaza et au Liban.

Par exemple, pour détruire le site nucléaire iranien le plus sûr, Fordow, il faudrait un bombardier GBU-57 de 30 000 livres, qui ne peut être transporté que par un bombardier B-2. La mission serait confiée à un pilote américain ou israélien. Sans ce niveau de participation américaine, il est peu probable qu’Israël puisse causer des dommages significatifs à Fordow.

L’Iran affaibli, les dirigeants israéliens et les conseillers de Donald Trump plaident pour une intensification des hostilités avec l’Iran.

L’assassinat par Israël de l’ancien numéro deux du Hezbollah, Imad Mughniyeh, rendu possible par une équipe de reconnaissance de la CIA, témoigne d’une collaboration similaire entre les États-Unis et Israël en matière de renseignement. Les États-Unis ont également contribué à localiser une grande partie des hauts responsables du Hamas à Gaza, ce qui a permis à l’armée israélienne de les assassiner. De même, nous pouvons nous attendre à ce que l’administration Trump donne son feu vert à Israël pour que le pays continue à éliminer les principaux responsables de la sécurité iranienne, comme il l’a fait pour les hauts dirigeants du Hamas et du Hezbollah.

Surenchère israélienne après quinze mois d’impunité

La nouvelle réalité de l’échiquier géopolitique du Moyen-Orient offre à Israël une plus grande latitude pour attaquer ses rivaux. Les restrictions qui existaient à une certaine époque ont disparu. En défiant l’administration Biden lors du génocide de Gaza, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a montré qu’Israël agirait en toute impunité, n’importe où dans la région, pour défendre ses intérêts. De même, il n’a, jusqu’à présent, jamais été confronté aux conséquences de ses actes ou à l’obligation de rendre des comptes.

Les nouvelles méthodes stratégiques d’Israël ont été mises en évidence à Gaza, où le pays a commis un génocide malgré l’indignation de l’opinion internationale. Le gouvernement américain est resté les bras croisés et n’a opposé que peu de résistance. Même les mandats d’arrêt lancés par la Cour pénale internationale contre Yoav Gallant et Benjamin Netanyahou ne les ont pas dissuadés de massacrer près de 50 000 Palestiniens. Le bilan total est encore plus élevé : Devi Sridhar, chercheur à l’université d’Édimbourg, estime dans le Guardian que le carnage pourrait atteindre les 335 000 décès, en comptabilisant les victimes « indirectes » des frappes israéliennes et de l’embargo.

De même, les forces de défense israéliennes ont dépeuplé une grande partie du Sud-Liban et ont complètement détruit des villages entiers qui étaient autrefois des bastions du Hezbollah. Elles ont transformé en ruines le quartier de Dahiyeh, à Beyrouth, où le groupe militant était basé. Une grande partie de ses dirigeants ont été tués par des bombes anti-bunker fabriquées aux États-Unis, alors qu’ils s’abritaient dans ce qu’ils croyaient être des bunkers souterrains imprenables. Le succès de ces opérations militaires israéliennes, conjugué à des considérations de politique intérieure, accroît considérablement les perspectives d’une intervention en Iran.

Trump, qui avait déjà ordonné l’assassinat du chef des Gardiens de la révolution Qassem Soleimani, incarne une ligne « dure » contre l’Iran. Il s’est également retiré de l’accord sur le nucléaire iranien conclu en 2015 par Barack Obama. Le nouveau président n’a que faire de la diplomatie conventionnelle ou des accords. Il préfère une approche unilatérale et, si nécessaire, le recours à la force. Il est donc d’autant plus probable qu’il donne son feu vert à une opération israélienne.

La vulnérabilité politique de Benjamin Netanyahou constitue un autre facteur aggravant. Pour le dirigeant israélien, dont la cote de popularité est de 29 %, la seule chose qui empêche la tenue d’élections anticipées et une défaite est la poursuite du conflit militaire. En début de mois, il a témoigné pour la première fois devant la justice, où il fait face à trois chefs d’accusation de corruption. Une condamnation pour l’un des chefs d’accusation l’obligerait à démissionner.

Netanyahou s’est révélé être un homme politique résilient et rusé, expert dans l’art de manipuler le public, ses adversaires et ses alliés politiques dans son propre intérêt. Il comprend très bien qu’une attaque réussie contre l’Iran, même si elle laisse présager une contre-attaque, pourrait lui apporter d’énormes avantages politiques à l’intérieur du pays.

L’invasion de la Syrie, prélude à une attaque contre l’Iran ?

En décembre, Bachar al-Assad a été renversé par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Sous sa précédente dénomination, Al-Nosra, cette organisation était un allié objectif d’Israël dans le Golan syrien, où il affrontait les forces du Hezbollah. Dans la foulée de la victoire du HTS, l’armée israélienne a envahi la Syrie et occupé un territoire situé à quelques kilomètres de la ligne d’armistice entre les deux pays, tracée en 1974. Benjamin Netanyahou a rapidement abrogé l’accord et annoncé qu’Israël occuperait indéfiniment le territoire syrien en tant que « barrière défensive » sur sa frontière septentrionale.

Selon un rapport de Reuters basé sur des témoins visuels syriens, les commandos des Forces de défense israéliennes (FDI) opèrent à quelques dizaines de kilomètres du centre de Damas, non loin de la banlieue de la ville. Bien que l’armée israélienne ait démenti cette information, elle a reconnu que des forces étaient actives à l’extérieur de la nouvelle zone tampon : « L’ armée israélienne a déployé des troupes dans la zone tampon et dans un certain nombre de secteurs qu’il est nécessaire de défendre ». En d’autres termes, l’armée ne se limite pas au territoire occupé. Elle mènera des opérations dans tous les territoires syriens qu’elle jugera essentiels à ses intérêts.

Depuis le renversement de Bachar al-Assad, le HTS constitue l’autorité de fait à la tête de la Syrie. Mais les deux véritables acteurs à l’oeuvre sont sans conteste la Turquie et Israël.

Le tour de l’Iran est-il venu ?

Une fois qu’Israël aura stabilisé sa position en Syrie, il sera en mesure de se tourner vers l’Iran. Donald Trump, de nouveau a la Maison Blanche, sera confronté à la question de savoir s’il doit approuver une attaque israélienne contre l’infrastructure nucléaire et militaire de Téhéran. Trump pourrait s’opposer à une implication directe des États-Unis, hésitant à se lancer dans un nouveau conflit majeur, en phase avec ses promesses de campagne. Mais il ne fait aucun doute qu’il fournirait des renseignements essentiels aux Israéliens.

Une frappe massive contre des cibles iraniennes pourrait déclencher une guerre régionale. Même si les membres iraniens de « l’axe de résistance » sont mis hors d’état de nuire, d’autres – chiites irakiens et alliés houthis – ont la capacité d’infliger des dommages importants aux intérêts américains et israéliens dans la région.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes

Jusqu’à présent, l’Iran a limité son programme nucléaire. Son taux d’enrichissement de l’uranium n’a pas dépassé 60 %. Il n’a pas produit de système de lancement de missiles. Ce processus pourrait prendre un an ou plus. L’Iran a choisi de ne pas dépasser ces limites, ne voulant pas fournir à ses ennemis les raisons d’une telle attaque.

Début janvier, Axios a révélé qu’un conseiller à la sécurité nationale avait présenté au président Biden un plan d’attaque des installations nucléaires iraniennes, dans le cas où l’Iran tentait d’accéder à l’arme atomique.

Bien qu’une attaque américano-israélienne infligerait de lourds dégâts aux infrastructures nucléaires iraniennes, les experts estiment qu’elle ne suffirait pas à détruire ses capacités. L’accession de l’Iran au statut de puissance nucléaire modifierait profondément l’équilibre des forces dans la région. Israël ne serait plus la seule puissance nucléaire : l’Iran rejoindrait ce cercle restreint. Dès lors, Israël ne disposerait plus d’un pouvoir et d’une influence sans entrave. À l’instar de la Corée du Nord, l’Iran posséderait une garantie de survie en cas d’attaque massive visant son anéantissement ou un changement de régime.

Pendant la Guerre froide, c’était la doctrine de la « destruction mutuelle assurée » entre les États-Unis et l’Union Soviétique qui empêchait l’un et l’autre camp de se servir de l’arme nucléaire. La configuration actuelle semble beaucoup moins rassurante au Moyen-Orient. Ni les États-Unis, ni l’Union Soviétique, n’étaient dirigés par des millénaristes engagés dans une entreprise génocidaire et une guerre sainte contre l’Islam, comme ceux qui gouvernent actuellement Israël. L’éventualité d’une escalade nucléaire semble ainsi plus élevée que durant la Guerre froide.

Depuis le 7 octobre 2023, Israël a transformé la région en une zone encore plus inflammable. Et il ne semble pas que la nouvelle administration Trump ait la volonté de prévenir un conflit d’une magnitude imprévisible.

Note :

[1] Article originellement publié par Jacobin sous le titre « Is Iran Next ? », traduit par Alexandra Knez pour LVSL.


 

La Syrie est-elle entre les mains d’Erdoğan ?

Erdogan - Syrie - Le Vent Se Lève

L’ampleur de l’ingérence turque en Syrie fait peu de doutes. Les partisans d’Erdoğan ne manquent pas de voir la main d’Ankara derrière le renversement de Bachar al-Assad. Si la conquête de Damas par le groupe islamiste sunnite Hay’at Tahrir al-Sham (HTS -Organisation de libération du Levant) est une bonne nouvelle pour la Turquie, celle-ci devra composer avec une mosaïque d’acteurs aux intérêts contradictoires. Outre le nationalisme kurde et l’avancée d’Israël, elle devra faire face au désir d’indépendance d’une population syrienne qui ne souhaite pas troquer une tutelle (iranienne) pour une autre (turque). Il est peu probable qu’une véritable hégémonie se recompose après la chute de Bachar al-Assad : c’est plus probablement un conflit prolongé, peut-être à bas bruit, qui attend la Syrie. Article par Cihan Tuğal, orginellement publié par la New Left Review, traduit pour LVSL par Alexandra Knez.

Les cercles progouvernementaux turcs sont euphoriques. Non seulement une coalition dirigée par des islamistes sunnites a renversé le dictateur qu’ils exécraient, mais ils sont également convaincus que leur président a orchestré l’opération. Au tout début des Printemps arabes, l’AKP escomptait qu’ils débouchent sur la formation de gouvernements sur un « modèle turc », combinant conservatisme religieux, démocratie formelle et gestion néolibérale de l’économie. Les islamistes syriens semblaient correspondre à ces réquisits.

Un temps, la violente répression d’Assad contre les manifestations civiles a rendu impossible une telle transition. C’est alors que la Turquie entreprit d’armer une série de milices rebelles, à la suite des puissances occidentales, de la Russie et de l’Iran, dans une course à la militarisation et à la confessionnalisation du conflit. Il en a résulté une partition de facto du pays en régions distinctes – chiites, sunnites et kurdes. Au moins quatre millions de Syriens se sont réfugiés en Turquie, alimentant un sentiment anti-immigrés. Le blocage semblait sans fin. Jusqu’à ce que la semaine dernière, des forces dirigées par des islamistes s’emparent de Damas…

Conflits d’interprétation, guerres des récits

Depuis lors, les journaux islamistes saluent en Erdoğan « l’instigateur de la révolution syrienne », « le conquérant de la Syrie » ou encore « le plus grand stratège du XXIè siècle ». Alors qu’une partie de la droite turque avait commencé à douter de la stratégie syrienne du gouvernement, la jugeant responsable de la crise des réfugiés, ses partisans semblent désormais confortés dans leur position. Avec le renversement d’Assad, ils s’attendent à la fois à une reconsolidation interne du pouvoir autour de l’AKP et à une augmentation massive de l’influence turque dans la région – beaucoup annonçant la fin effective du contrôle occidental.

En revanche, l’opposition considère la chute d’Assad comme le résultat d’un jeu américain dans lequel Erdoğan et les jihadistes ne sont que des pions. Alors que les partisans du pouvoir anticipent une Syrie démocratique et islamique sous influence turque, les « kémalistes » et leurs alliés centristes craignent sa partition de jure et l’émergence d’un État kurde – dont ils rendent Erdoğan responsable. Au cours de la semaine écoulée, les deux camps ont cherché à amasser des indices à l’appui de leur position. La réalité ne se satisfait pas de ces caricatures. L’incertitude demeure quant à l’identité des commanditaires en Syrie. À ce stade précoce, une chose est déjà certaine : bien que pour l’instant l’équilibre des forces ait évolué en faveur d’Erdoğan, les fantasmes d’une restructuration impériale turque de la région reposent sur des fondements fragiles.

La Turquie contrôle plusieurs factions armées dans le nord de la Syrie, organisées au sein de la coalition connue sous le nom d’Armée nationale syrienne (ANS, anciennement Armée syrienne libre). La Turquie espère que l’ANS éliminera les Forces démocratiques syriennes soutenues par les Américains, et subordonnera les Kurdes syriens à un gouvernement islamique à Damas. Erdoğan souhaite également voir des fonctionnaires affiliés à la l’ANS dans le cabinet post-Assad. Cependant, l’influence de la Turquie sur le groupe HTS, qui a mené l’offensive sur Damas – est limitée.

Début décembre, la Turquie s’est entretenue avec la Russie et l’Iran dans le but apparent de mettre fin aux hostilités plutôt que de déposer Assad. Plus tôt, à la mi-novembre, Erdoğan avait lancé des appels publics pour qu’Assad soit inclus dans un régime de transition. Loin d’être le maître d’œuvre de la campagne, il semble donc qu’Erdoğan ait été contraint de donner le feu vert après que le HTS ait pris l’initiative. L’ANS a participé à l’offensive, mais ne l’a pas dirigée. Des frictions ont également été signalées entre les HTS et l’ANS, et même – ce qui est révélateur – l’arrestation de certains cadres de l’ANS pour maltraitances envers des civils kurdes.

Que représente réellement le groupe HTS ? Son ancrage dans l’État islamique et le Jabhat al-Nusra (une scission syrienne d’Al-Qaïda), son inscription sur la liste officielle des groupes terroristes dressée par Washington, le rendait peu propice à entretenir de bonnes relations avec l’Occident. Pourtant, les États-Unis et l’Union européenne se sont montrés relativement satisfaits lors de sa descente sur Damas. L’impératif d’affaiblir le rôle régional de l’Iran primait celui de combattre l’islamisme…

En Turquie, l’opinion sur le groupe est divisée. L’opposition affirme que le HTS est une création des États-Unis et d’Israël, tandis que les partisans d’Erdoğan insistent sur le fait que la Turquie a armé et entraîné ses hommes au cours des dernières années. Une autre rumeur veut que le HTS ait été formé par les services de renseignement britanniques. Certains experts affirment que l’assaut sur Damas n’aurait pas pu réussir sans l’implication des agences de renseignement occidentales ; d’autres soutiennent que ces agences ont été trompées ou débordées par le HTS. Salih Muslim, un éminent dirigeant kurde du Parti de l’union démocratique (PYD), décrit quant à lui les HTS comme faisant simplement partie du « paysage Syrien », et avec lesquels les Kurdes souhaiteraient coexister…

Jihadisme en costume

À ce stade, il est impossible de savoir lequel de ces récits est le plus proche de la réalité des faits. Mais on ne peut ignorer le fait que les islamistes ont gagné la sympathie des peuples de la région ; en raison de leur capacité d’action, ils sont parfois perçus comme le seul espoir de changement face au statu quo. Quels que soient les commanditaires de HTS, le groupe est certainement l’expression d’une tendance profonde – de massification, d’institutionnalisation et de respectabilisation internationales des groupes jihadistes. Ces trois dynamiques rivalisent parfois les unes avec les autres, mais ce dernier rebondissement dans le drame syrien les a vues se combiner dans le HTS.

En d’autres termes, quel que soit l’enchaînement exact des événements, il ne fait aucun doute que la mouvance islamiste – et particulièrement sa branche jihadiste – a gagné du terrain dans la région. L’opposition turque, y compris à gauche, insiste sur le fait qu’il s’agit d’un islamisme à la solde des Américains.

Pourtant, une rétrospective des fluctuations d’Erdoğan face aux Américains rappelle que l’Occident joue avec le feu en s’acoquinant avec de tels groupes. Après tout, l’AKP a d’abord été l’incarnation d’un Islam à la sauce américaine, combinant libertés individuelles, valeurs familiales, conservatisme religieux, libre-échange et réalignement diplomatique pro-occidental. Toutefois, au fil des ans, il s’est attaqué aux libertés individuelles, subordonnant libre-échange, famille et religion à un modèle de développement d’État-parti aux ambitions régionales démesurées. Fût-ce aux dépens de l’influence américaine.

Des centaines de frappes aériennes israéliennes ont eu lieu en Syrie depuis le détrônement d’Assad, et Netanyahou a déclaré qu’il avait l’intention de transformer le plateau du Golan en territoire israélien. Qu’il réussisse ou non, Israël souhaite accroître son influence sur la région, après avoir détruit les capacités militaires de son rival du nord – à l’encontre de la rhétorique des partisans d’Erdoğan, selon lesquels le triomphe du HTS représente un coup d’arrêt à la puissance occidentale, ou à « l’expansionnisme israélien ».

Conflits inter-impérialistes sans stabilisation hégémonique

Il serait toutefois erroné de prédire l’avènement d’une hégémonie américano-israélienne totale, si l’on entend par là une combinaison efficace de l’usage de la force et du consentement, plutôt qu’une domination fondée sur une violence brute. Il est peu probable qu’un véritable pouvoir hégémonique émerge de cette tournure chaotique des événements. Il est également peu probable que nous assistions à l’émergence d’un État libre et démocratique, tout comme à une partition définitive. Le scénario le plus plausible pour les années à venir est celui d’un conflit prolongé, peut-être relativement contenu, avec un renforcement de la puissance militaire, diplomatique et commerciale de la Turquie. Cette issue constituerait une victoire pour Erdoğan, mais bien en-deçà des fantasmes de ses partisans.

Le principal danger pour l’expansionnisme turc réside dans l’affirmation du pouvoir kurde. Toute paix stable devra passer par l’autonomie ou l’indépendance des Kurdes syriens, désormais officiellement reconnue par les États occidentaux. Pour les Kurdes eux-mêmes, les conséquences de cette formalisation seraient ambivalentes. Passe encore le fait de perdre leur statut de héros pour la gauche internationale. Surtout, ils sortiraient également de leur isolement et deviendraient une « composante comme une autre » du système étatique international en décomposition. Les Kurdes turcs seraient entre-temps abandonnés à leur sort, tout en étant galvanisés par le processus de normalisation qui se déroule au sud.

L’AKP (ainsi que son partenaire néo-fasciste, le MHP) a pris contact avec Öcalan, le chef emprisonné de la guérilla kurde, peu avant que le HTS lance sa campagne à Alep (ce que de nombreux anaystes considèrent comme une preuve que la Turquie était déjà au courant de l’opération anti-Assad). Cependant, le gouvernement a également suivi cette ouverture par une répression sévère contre le Parti kurde officiel et leurs maires élus, indiquant ainsi que tout accord avec Öcalan se ferait aux conditions du gouvernement turc – et entraînerait de grandes pertes pour le mouvement dans son ensemble.

Pour l’instant, les monarchies du Golfe sont quant à elle mises à l’écart. Leur récente tentative de réhabiliter Assad, en acceptant finalement la Syrie au sein de la Ligue arabe, a échoué. Mais elles finiront elles aussi par entrer dans ce jeu de pouvoir, compliquant encore les tentatives d’un acteur unique, que ce soit la Turquie ou les États-Unis, d’affirmer un leadership clair. La Chine, discrète jusqu’à présent, pourrait également entrer dans la mêlée, au moins en tant que puissance coercitive douce. Alors que de plus en plus de pays rivalisent d’influence, essayant de remodeler la région à leur image, la Turquie verra ses ambitions maximalistes s’évaporer.

La rivalité inter-impérialiste en cours comporte également une dimension économique. La Syrie a été dévastée par des guerres par procuration entre plusieurs pays, qui ont non seulement coûté la vie à un demi-million de personnes et en ont déplacé plus de dix millions, mais qui ont également détruit les infrastructures et les finances du pays. Aujourd’hui, le potentiel d’investissement – pour reconstruire à partir des ruines – a aiguisé l’appétit des entrepreneurs du monde entier. En 2018, lorsque la Turquie a perdu 56 soldats lors d’une opération militaire, l’un des principaux conseillers d’Erdoğan eu cette célèbre remarque : « Nous fournissons des martyrs, mais les entrepreneurs turcs obtiendront une plus grande part du gâteau. » Les marchés semblent d’accord, les actions des entreprises du secteur de la construction ayant fortement augmenté ces derniers jours.

Il n’est toutefois pas certain que ce type d’investissement dans les infrastructures puisse réellement décoller, étant donné la trajectoire incertaine des conflits militaires, en particulier dans le nord et le sud du pays. Les États-Unis et leurs alliés ont réussi à détruire bon nombre de leurs ennemis régionaux, mais ils n’ont pas été en mesure de mettre en place des accords fonctionnels et durables. La chute d’Assad changera-t-elle la donne ? Cela reste à voir. Mais une chose est certaine : là où l’impérialisme néolibéral américain a échoué, les desseins de l’expansionnisme islamo-turc ont encore moins de chance de se réaliser.

Pascal Boniface et Gérard Araud : OTAN, Israël, Syrie, BRICS et l’avenir de la diplomatie française

Araud - Boniface - Le Vent Se Lève

Tandis que le mouvement HTS s’empare du pouvoir à Damas, les bombardements continuent sur Gaza. Alors que de nombreuses ONG accusent les forces armées israéliennes de commettre un génocide, la France a décrété qu’elle ne procéderait pas à l’arrestation de Benjamin Netanyahou exigée par la Cour pénale internationale. Et tandis que les BRICS annoncent une nouvelle infrastructure monétaire indépendante du dollar, les Européens continuent de faire bloc autour des États-Unis. Face à la réélection de Donald Trump, « l’autonomie stratégique européenne » est sur toutes les lèvres ; mais celle-ci est-elle autre chose que le tremplin de l’hégémonie américaine en Europe ? Pour en débattre, Le Vent Se Lève reçoit Pascal Boniface et Gérard Araud pour le second épisode de ses entretiens croisés.

👤 Pascal Boniface est géopolitologue, fondateur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

👤 Gérard Araud est diplomate, ancien ambassadeur de France aux États-Unis et en Israël.

L’avenir d’Israël selon l’extrême droite

Benjamin Nethanyahou, Premier ministre israélien. © Free Malaysia Today

Les horreurs du 7 octobre 2023 ont renforcé des tendances qui parcouraient déjà Israël. La banalisation des crimes contre l’humanité, l’ethnicisation du pays et la militarisation de la société n’ont jamais été aussi fortes. Au sommet de l’État, deux ministres impulsent une mutation des institutions : Itamar Ben-Gvir à la Sécurité nationale et Bezalel Smotrich aux Finances, qui dirige également l’administration des territoires occupés. Leur horizon : faire d’Israël une « Sparte juive », en croisade perpétuelle contre ses territoires voisins. Une fraction de la société continue de refuser cette évolution militariste, dans un contexte qui n’a jamais été aussi difficile. Par Nimrod Flaschenberg, ancien assistant parlementaire du parti israélo-palestinien Hadash et Alma Itzhaky, chercheur [1].

Depuis l’attaque du 7 octobre, les Israéliens vivent avec une douleur lancinante. La perte de 1200 concitoyens continue de hanter bon nombre d’entre eux. Une minorité déplore également ce que leur pays inflige à Gaza – mais aussi à la Cisjordanie et au Liban – et ce que leur société est devenue.

La catastrophe subie par les Gazaouis est sans commune mesure avec les épisodes antérieurs des affrontements israélo-palestiniens. Et malgré ce que la presse suggère régulièrement, cette catastrophe est faite de main d’homme. Comme tous les crimes de guerre, l’anéantissement de Gaza a ses responsables, ses complices et ses soutiens passifs. Elle n’aurait pas été possible sans une transformation de l’opinion du pays, qui n’a pas débuté au 7 octobre.

Le glissement progressif d’Israël vers l’extrême droite s’est produit au cours de ces vingt dernières années, sinon plus. Il plonge ses racines dans une source idéologique plus lointaine : expansionnisme juif et nettoyage ethnique ne sont pas absents d’un certain sionisme des origines. S’ils ont toujours été contestés au sein de la société israélienne, le 7 octobre a marqué une consolidation historique de l’opinion belliciste et suprémaciste.

Le fragile vernis libéral et démocratique qui préservait un semblant de normalité – du moins pour les Israéliens juifs – s’est fissuré. Comme si le 7 octobre avait mis en lumière des tendances sous-jacentes de l’État d’Israël, notamment sa dépendance à l’égard des forces armées et son caractère ethnique.

Traumatisme dans la conscience collective

Le 7 octobre, qui a immédiatement été dépeint comme l’événement le plus sombre de l’histoire juive depuis la Shoah, a généralisé un sentiment d’insécurité et une vision pessimiste de l’avenir. Il a aussi catalysé une hargne vengeresse contre les Palestiniens. Ce traumatisme ne s’arrête pas au 7 octobre : la guerre en cours a aussi eu de multiples conséquences dévastatrices sur la société israélienne.

L’inaccessibilité du nord d’Israël permet au gouvernement de justifier une fuite en avant dans l’agression du Liban.

L’espace physique en tant que tel s’est drastiquement réduit. Les premiers jours, les autorités israéliennes ont ordonné à environ 300.000 citoyens qui habitaient au sein des frontières internationalement reconnues de quitter leurs maisons. Si l’évacuation du sud pouvait être rendue nécessaire par la présence de milices palestiniennes armées, celle de la partie nord découlait d’une décision prise dans un moment de panique, de peur qu’une attaque similaire soit lancée par le Hezbollah.

Suite à l’évacuation, les échauffourées n’ont eu de cesse de s’intensifier à la frontière, jusqu’à aboutir à l’intensification des frappes israéliennes au Liban. Elles ont culminé dans l’assassinat de Hassan Nasrallah, dirigeant du Hezbollah, puis dans l’invasion terrestre du pays du Cèdre.

Au sud, de nombreux habitants ont déjà regagné leurs maisons du fait de la destruction de la Bande et du contrôle exercé sur sa frontière par l’armée israélienne. Mais dans le nord, le long de la frontière libanaise, les quelque 6.000 déplacés ne sont toujours pas rentrés chez eux, tandis que leurs anciennes villes et kibboutz se transforment en villes fantômes occupées par des soldats israéliens, et que leurs maisons sont vulnérables aux tirs du Hezbollah.

En conséquence de l’évacuation de communautés entières vers des hôtels et des centres d’accueil, un nombre important d’Israéliens se trouvent sans domicile. Certains habitants de kibboutz ont été intégrés en masse au sein d’autres communautés situées dans des régions plus centrales, mais des dizaines de milliers de personnes continuent d’errer à travers le pays, s’appuyant sur des membres de leur famille ou sur des amis, sans savoir si leur déplacement deviendra permanent. Personne ne peut dire s’ils pourront revenir chez eux.

L’inaccessibilité du nord du territoire israélien constitue l’un des griefs les plus forts vis-à-vis du gouvernement. Si certains considèrent que la perte de souveraineté est le prix à payer pour la poursuite de l’offensive à Gaza, la réalité du déplacement a surtout été instrumentalisée par le gouvernement sous la forme d’une propagande belliciste favorable à l’expansion du front septentrional.

Fuite en avant autoritaire

Avant le 7 octobre, la société israélienne était déjà plongée dans une lutte acharnée autour de la réforme de la justice impulsée par Netanyahou, qui menaçait d’octroyer une autorité sans précédent au pouvoir exécutif. Elle s’inscrivait dans un vaste ensemble visant à faciliter l’annexion de la Cisjordanie. Des manifestations importantes avaient lieu depuis janvier 2023, mais le 7 octobre a rassemblé la société autour du drapeau national, et permis au gouvernement de poursuivre son programme autoritaire par d’autres moyens.

Dans les premières semaines qui ont suivi le 7 octobre, Israël a lancé une vague massive d’enquêtes, d’arrestations et de mises en examen à l’encontre de citoyens palestiniens accusés d’« incitation à la violence » et de « soutien au terrorisme ». La plupart des personnes arrêtées l’ont été pour des publications sur les réseaux sociaux, notamment des manifestations d’empathie et de tristesse à l’égard de la souffrance des Gazaouis. Des milliers d’enquêtes ont été ouvertes, et le procureur général a autorisé la police à détenir des suspects beaucoup plus facilement. Des citoyens ont enduré des détentions prolongées, au cours desquelles ils ont pu être soumis à des violences physiques. Des journalistes palestiniens travaillant pour des médias internationaux ont aussi été victimes d’abus, d’arrestations, de restrictions arbitraires et, dans de nombreux cas, d’interdictions légales.

La répression policière s’est accompagnée de harcèlements, de divulgation d’informations personnelles sur internet et de violence à grande échelle perpétrés par des civils et des groupes d’extrême droite – qui, eux, agissent en toute impunité. Des Palestiniens ont été menacés sur leurs lieux de travail, dans leurs écoles et dans des espaces publics, favorisant une atmosphère d’intimidation et de censure. Le harcèlement est particulièrement répandu dans les universités.

Selon de nombreux analystes, ces mesures dirigées contre les Palestiniens et les militants pacifistes s’inscrivent dans une politisation à grande échelle de la police. La mainmise de l’extrême droite sur la police a commencé par la nomination d’un partisan du kahanisme radical [doctrine terroriste issue du sionisme religieux, NDLR], Itamar Ben-Gvir, comme ministre de la Sécurité nationale.

Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, Itamar Ben-Gvir a supervisé la distribution d’armes à feu aux civils, augmentant le nombre de détenteurs privés de 64 %.

En décembre 2022, la Knesset a adopté l’« amendement Ben-Gvir » de la loi sur la police, qui constituait une condition préalable à la formation du gouvernement Netanyahou. Elle a ainsi entériné un transfert des pouvoirs du commissaire général de la police au ministre de la Sécurité nationale. Peu après, Ben-Gvir a lancé une série de nominations politiques à des postes d’encadrement de la police, mettant à pied des officiers qui s’opposaient à son programme et donnant davantage de pouvoir à des officiers loyaux, notamment les plus enclins à réprimer violemment les manifestations. Ces nominations ont été effectuées au détriment des réglementations et sans contrôle judiciaire, favorisant l’ascension d’officiers d’extrême droite. 

Suite au 7 octobre, Ben-Gvir a accéléré la transformation de la police israélienne pour en faire une arme politique, tandis que d’autres forces d’extrême droite paramilitaires se mettaient en place. Dans les semaines qui ont suivi l’attaque du Hamas, Ben-Gvir a supervisé la distribution à grande échelle d’armes à feu aux civils, assouplissant les restrictions de permis et augmentant le nombre de détenteurs d’armes privés de 64 %. Environ 12.000 permis auraient aussi été accordés illégalement, entraînant une enquête au sein du ministère.

Ben-Gvir a aussi mis en place environ 900 « Unités de réaction urgente » composées de civils armés de fusils d’assaut. Ces unités, hâtivement créées, dépourvues d’entraînement, de discipline et de supervision spécifiques, opèrent à présent dans des villes et des villages de tout le pays (y compris à Jérusalem-Est et dans des villes à la fois juives et palestiniennes à l’intérieur de la ligne verte), et de graves inquiétudes s’élèvent quant à l’utilisation non autorisée qu’elles font de la force et de la possibilité de qu’elles provoquent des conflits entre civils.

Expansion du règne colonial

Tandis que Ben-Gvir joue au pyromane à l’intérieur des frontières israéliennes, son partenaire Bezalel Smotrich, le représentant des colons juifs extrémistes au gouvernement, a lâché la bride de son électorat dans la Cisjordanie occupée. L’accord de coalition a octroyé à Smotrich le poste de ministre des Finances et celui de responsable de l’Administration civile et de la Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), les deux organismes qui encadrent toute la vie civile de la zone C de la Cisjordanie [sous contrôle total d’Israël, NDLR]. Il a également été autorisé à établir un nouveau corps civil dénommé « administration des implantations », qui est responsable de tous les aspects de la vie dans les implantations où prévalait jusqu’alors la juridiction militaire. Ce remaniement administratif ouvre discrètement la voie à une annexion de facto des colonies.

Depuis le 7 octobre, Smotrich fait pleinement usage des responsabilités qui lui ont été confiées afin de promouvoir un nettoyage ethnique et l’expansion des implantations en Cisjordanie. Dès avril, 2024 s’établissait déjà comme une année record en matière de déclaration de territoires occupés comme « terres publiques », c’est-à-dire de futures zones de construction des implantations. De nouveaux records ont également été battus en matière de taux d’approbation de plans de nouveaux bâtiments et de tentatives de légaliser rétroactivement des maisons et des avant-postes illégaux, y compris sur des terres détenues à titre privé par des Palestiniens. Vingt-quatre nouveaux avant-postes ont été construits depuis le début de la guerre et des dizaines de nouvelles routes asphaltées.

La violence des colons contre les Palestiniens atteignait déjà des sommets avant le 7 octobre et n’a fait que s’intensifier depuis lors, bénéficiant souvent de la protection, sinon de la participation active, de la police et de l’armée. Près de 1.000 attaques violentes ont été signalées cette année, y compris des attaques impliquant des centaines d’émeutiers, contre au moins trente et un Palestiniens. Des militants rapportent que le recrutement de nombreux colons dans les rangs des réservistes rend impossible de discerner les colons des soldats, et les attaquants bénéficient d’une immunité quasi complète. Alors que la guerre fait rage à Gaza, dix-neuf communautés de bergers de la vallée du Jourdain ont été expulsées et dépossédées de leurs terres.

Animalisation des Palestiniens

La haine et la déshumanisation dont les Palestiniens font actuellement les frais sont sans précédent – même au regard de la longue histoire guerrière d’Israël. À de notables exceptions, les réactions publiques au massacre, à la famine et à la terreur subies par les Gazaouis vont du haussement d’épaules à l’appel au meurtre. Les dirigeants israéliens ont effectués des centaines de déclarations génocidaires, ainsi que l’ont documenté la Cour internationale de justice ou un récent rapport d’Amnesty International. Récemment encore, le ministre Smotrich déclarait qu’il pourrait être « justifié et moral » d’affamer les deux millions d’habitants de la Bande de Gaza.

Dans la conscience israélienne, la Bande de Gaza existe comme un territoire fantôme.

À ce processus de déshumanisation, le 7 octobre a servi de catalyseur ; mais pas de déclencheur. Il résulte plutôt de décennies d’embargo et de siège, au cours desquelles Israël s’est arrogé la supervision de tous les pans de la vie à Gaza. Dans la conscience israélienne, la Bande existait comme une sorte de territoire fantôme : un endroit où régnait censément le mal absolu, mais dont personne ne savait rien, et avec lequel il ne pouvait y avoir aucune communication.

Cette déshumanisation est renforcée par les médias dominants en Israël. Les agences de presse ont systématiquement étouffé les rapports faisant état des souffrances civiles à Gaza, la plupart ne citant d’autre source que les Forces de défense israéliennes (FDI) elles-mêmes. À l’exception d’une poignée d’agences indépendantes et de rapports occasionnels dans Haaretz (quotidien isréaëlien de gauche, ndlr), les Israéliens ne sont pas exposés aux images et aux rapports éprouvants auxquels l’ensemble du monde a accès. Comme l’a récemment fait remarquer la journaliste Hagar Shezaf, les FDI empêchent les journalistes non accompagnés d’accéder à Gaza. Un moyen de s’assurer de l’alignement de la couverture médiatique sur leur récit. Le gouvernement a aussi mis un terme aux opérations d’Al Jazeera en Israël, restreignant plus encore les sources accessibles au public.

Ce blackout médiatique rend une large partie des Israéliens inconscients de la dévastation qu’ils infligent, et aveugles aux complexités de la société palestinienne. Les Palestiniens et leurs alliés sont perçus par une fraction croissante des Israéliens comme obnubilés par le massacre des Juifs, à Gaza, en Cisjordanie et même sur les campus américains. Les implications de cette propagande sont claires : seule l’option militaire permettra de protéger les Israéliens contre un nouveau 7 octobre.

Une « Sparte juive » en Méditerranée orientale

L’année 2024 a vu la militarisation sans fin d’une société déjà largement régie par les forces armées. Une Sparte juive en Méditerranée orientale, guidée par Dieu dans une croisade perpétuelle contre les Arabes : cette vision d’Israël, promue par la droite religieuse, est à présent accueillie à bras ouverts.

Selon le récit militaire dominant autour du 7 octobre, Israël a trop longtemps reposé sur une « petite armée intelligente », fondée sur une technologie de pointe, des services de renseignement experts et une force aérienne de haute volée. Avec l’attaque du Hamas, les experts militaires ont embrassé un nouveau consensus : il faut plus d’armes et plus de tanks pour défendre les frontières et superviser l’occupation. Cette expansion permanente des forces armées dans un pays relativement petit n’est pas sans implications sociales majeures.

Une telle militarisation nécessiterait d’étendre le service militaire masculin. Les chiffres relevés par les médias font état d’une extension du service militaire obligatoire de trois à quatre ans et d’un service de réserve portée jusqu’à 100 jours par an. La généralisation de la conscription à aux Juifs orthodoxes, qui en sont pour le moment exemptés, devient à présent une question brûlante.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente.

En d’autres termes, Israël se prépare à un état de guerre permanent. Donc à une économie de guerre permanente. L’augmentation des investissements dans l’armée (dans les systèmes d’armes, l’entraînement, le personnel etc.) se fera au détriment des services sociaux. En outre, l’importance croissante du service militaire influera directement sur la productivité du pays, les soldats ne produisant pas de valeur économique.

Ces coûts directs ne constituent que l’effet immédiat de la transformation d’Israël en une nouvelle Sparte. L’ampleur de la destruction de Gaza, la dimension génocidaires des bombardements sur la bande, risquent de faire d’Israël une nation paria, malgré le soutien sans failles des États-Unis et quelques supplétifs. L’économie israélienne, fortement intégrée dans la mondialisation, tirée par une secteur de pointe, ne peut survivre longtemps à l’isolement. Israël devra mettre les bouchées doubles sur la cybersécurité, l’armement et l’extraction des gaz naturels pour maintenir un niveau de PIB comparable à celui de la moyenne des pays occidentaux. Et même si l’économie de guerre parvient à tenir, les niveaux de vie des citoyens demeureront incomparables avec ceux auxquels ils s’étaient accoutumés ces dernières décennies.

Face à ce tableau bien sombre, de nombreux Israéliens qui en ont la possibilité et les moyens – une expertise professionnelle et un passeport étranger – sont en train de quitter le pays. Qu’ils soutiennent ou non la guerre, ils ne veulent pas vivre dans un État militariste. La tendance est particulièrement marquée dans les secteurs qu’Israël doit faire perdurer, pour la viabilité de son économie : haute technologie, université, médecine. Alors que les barrières qui séparent Israël du reste du monde ne cessent de croître, l’exode est déjà en cours.

Opposition de façade à Benjamin Netanyahou

Face au traumatisme de la société, à la militarisation du paysage public et l’avalanche de politiques antidémocratiques, l’opposition au gouvernement de Netanyahou a échoué à fournir une réponse audible. Si les critiques de la gestion de la guerre par le gouvernement se multiplient, seule une faible majorité s’élève contre la guerre elle-même.

Ce n’est pas que la colère contre le gouvernement de Netanyahou ne soit pas réelle. De vastes pans de la société le tiennent pour responsable de l’échec à prévenir le 7 octobre, et de l’abandon des otages et des régions du nord de l’Israël. Lors de manifestations de grande ampleur organisées au cours de l’année écoulée (tout particulièrement suite au meurtre de six otages en août), les manifestants brandissaient des pancartes qualifiant Netanyahou et ses ministres de meurtriers. Il ne s’agissait cependant pas de leur reprocher l’assassinat de plus de 41.000 personnes à Gaza, mais leur refus de signer un accord de cessez-le-feu qui aurait pu sauver les otages.

La gauche radicale israélienne marginalisée qui participait à ces manifestations dans le bloc « anti-occupation », représentée à la Knesset par le parti palestino-israélien Hadash, a tenté de lier le sort des otages à celui des Gazaouis, qui souffrent les uns comme les autres de la guerre. Mais l’amère vérité est qu’une majorité écrasante accepte largement le récit selon lequel seule une intervention militaire peut rétablir la sécurité.

Yair Lapid, le dirigeant de l’opposition, a récemment changé de ton en appelant explicitement à cesser la guerre, mais il s’est retrouvé en minorité. D’anciens généraux comme Benny Gantz ainsi que l’homme fort de la droite Avigdor Lieberman, tous très critiques de Netanyahou, proposent l’invasion du Liban. Un objectif que partage Yair Golan lui-même, figure de la gauche et opposant de premier ordre à Netanyahou. Gideon Sa’ar, autre dirigeant de l’opposition de droite, a récemment rejoint le gouvernement de Netanyahou en soutien à la campagne au Liban, augmentant ainsi largement les chances du gouvernement de se maintenir au pouvoir jusqu’à 2026.

Si la pression exercée par le mouvement de protestation a contribué à la libération de 105 otages dans les 15 premiers jours de novembre 2023, les manifestants se heurteront à un mur tant qu’ils échoueront à apporter une réponse aux questions politiques plus larges que la guerre a fait émerger. Toutes les parties en présence considèrent en effet que mettre un terme à la guerre constitue le prix à payer (ou non) pour le retour des otages – et non comme un objectif en soi.

Cette contradiction est particulièrement évidente dans une campagne récente pour le retour des otages, qui préconise de poursuivre ensuite les combats à Gaza. Cette idée, à la fois cruelle et irréaliste, constitue plutôt une tentative désespérée pour infléchir une opinion intoxiquée par les discours bellicistes. Elle sert cependant le dessein du gouvernement, qui peut facilement accuser les manifestants d’être irrationnels et défaitistes – et permet à Netanyahou de se présenter en « négociateur » face au Hamas et aux États-Unis. En échouant à remettre en cause le postulat fondamental des actions du gouvernement, l’opposition finit par les renforcer.

Une issue non militaire à la question palestinienne n’était pas au programme des principaux partis israéliens avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’hésitation de l’opposition traditionnelle à appeler à un cessez-le-feu découle aussi de l’absence d’une vision politique alternative. Les Israéliens sont terrorisés par l’idée d’un retour à la normale pour Gaza. La plupart d’entre eux savent que la promesse « d’éliminer » le Hamas n’est pas réaliste, et que le maintien des forces militaires à Gaza et au Liban, sans parler de la reconstruction des implantations détruites, est synonyme d’une guerre sans fin.

Et pourtant, les principaux acteurs n’ont proposé aucune autre solution. Nombreux sont ceux qui critiquent Netanyahou parce qu’il autorise le Hamas à diriger l’enclave et à se renforcer, au détriment de l’Autorité palestinienne, mais aucun autre parti n’a envisagé une résolution alternative au conflit.

La déclaration de réconciliation signée entre le Hamas et le Fatah à Pékin en juillet dernier aurait pu constituer une ouverture pour une autre solution si Israël n’avait pas assassiné Ismail Haniyeh, considéré comme un modéré au sein du Hamas, la semaine suivante. La perspective d’un gouvernement d’unité palestinienne qui superviserait conjointement la reconstruction de Gaza avec le soutien de la communauté internationale est de loin la meilleure. Des solutions concrètes qui permettraient de faire face à la situation à Gaza, de reconstruire, de lever le siège et d’ouvrir graduellement les frontières dans le respect d’accords régionaux, n’étaient pas inscrites au programme des partis dominants en Israël avant le 7 octobre. Aujourd’hui, c’est moins le cas que jamais.

L’importance de la pression étrangère

Israël est pris en étau : peur de menaces extérieures d’un côté, fascisation de ses institutions de l’autre. La croyance fataliste en l’intervention militaire comme seule et unique solution possible enferme le pays dans une double impasse. La peur de Netanyahou et la propagande belliqueuse prospèrent sur ce terreau. L’intervention actuelle d’Israël au Liban et au Moyen-Orient a entraîné un rebond significatif du soutien apporté au gouvernement. Alors que la réussite militaire initiale de ces attaques a été saluée en Israël, elle est aussi synonyme de nombreux mois de guerre supplémentaires et du risque de voir reproduites les atrocités commises à Gaza, sans pour autant promettre d’avenir clair pour les Israéliens déplacés, qui ne pourront retourner chez eux qu’une fois des accords négociés.

Dans de telles conditions, les changements ont peu de chance de provenir de l’intérieur du système politique israélien. Si certains sont déterminés à poursuivre la lutte, la rupture traumatique que constitue le 7 octobre et les vagues successives de répression ont porté un coup fatal à la gauche et aux pacifistes, reclus dans la marginalité. Dans ce contexte, seule une intervention internationale décisive, débutant par un embargo sur les armes, peut stopper la guerre à Gaza et au Liban.

Sur le long terme, la pression internationale est indispensable pour forcer un changement au sein de la société israélienne. Cela implique que la fuite en avant belliciste et génocidaire du gouvernement actuel se paie au prix fort. Ce n’est qu’à cette condition qu’une force alternative émergera en Israël, capable de dire non à l’extrême droite, la militarisation de la société, l’épuration ethnique de la Palestine et l’embrasement de la région.

Note :

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Piera Simon-Chaix.

Likoud et Hamas : comment le piège s’est refermé

© Joseph Édouard pour LVSL

Le 7 octobre dernier, Israël était frappé par l’attentat terroriste le plus important de son histoire. Derrière lui, le Hamas laissait des milliers de victimes civiles, directes et indirectes – morts et blessés, traumatisés et endeuillés. Une année durant, le gouvernement de Netanyahou devait méthodiquement pilonner et affamer la Bande de Gaza. Les forces armées israéliennes devaient se livrer à des tueries de civils à un rythme inédit pour le XXIè siècle, tandis que les dirigeants multipliaient les propos considérés comme génocidaires par la Cour internationale de justice (CIJ). À Israël comme à Gaza, le conflit renforçait les forces maximalistes. Tandis que le Hamas était concurrencé par des groupes armés plus radicaux – notamment le Jihad islamique -, Netanyahou se pliait à l’agenda d’une extrême droite suprémaciste. Ce renforcement mutuel n’est pas neuf. Il remonte en réalité à l’assassinat de Yitzhak Rabin. Les dirigeants israéliens, conscients que l’hégémonie du Hamas leur fournirait une justification pour refuser la création d’un État palestinien, ont contribué à le renforcer. Retour sur un sabotage méthodique des issues pacifiques.

[Les lignes qui suivent constituent la version rééditée d’un article déjà paru sur LVSL en octobre 2023 NDLR]

Si le mode opératoire terroriste du Hamas est à juste titre souligné par les médias occidentaux, son histoire est moins linéaire qu’il n’y paraît. Il est fondé en 1987 par le cheikh Yassine, un imam adepte du courant des Frères musulmans, afin de mener une lutte armée contre l’État d’Israël. Ce choix constitue un tournant pour le courant palestinien d’obédience frériste qui avait jusqu’alors rejeté l’option militaire. Ce dernier aspirait surtout à réislamiser la société palestinienne, dont il déplorait le trop fort degré de sécularité. L’opposition à l’occupation israélienne demeurait secondaire.

À mesure que la colonisation s’intensifiait, les Frères musulmans voyaient leur popularité chuter en Palestine. En leur proposant de rallier la cause nationaliste, le cheikh Yassine leur offrait un second souffle. Et en optant pour la voie armée, il fournissait un nouvel horizon aux déçus de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat.

Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Amos Oz ajoutait que le Hamas était « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ».

Tandis que celle-ci s’ouvre aux négociations avec Israël, le Hamas multiplie les attentats – et prend délibérément pour cible les civils israéliens. Alors qu’en 1988 l’OLP reconnaît à Israël le droit à vivre « en paix et en sécurité », le Hamas, fondé un an plus tôt, fait de son éradication l’objectif final. Et tandis que l’OLP, qui rassemble plusieurs organisations laïques (dont le Fatah dirigé par Arafat), souhaite dépasser les clivages confessionnels, le Hamas fait de l’Islam politique son étendard.

« Cauchemar dans le cauchemar » à Gaza

Les accords d’Oslo (1993-1995) marquent un tournant pour le Hamas. Autorités israéliennes et palestiniennes s’accordent alors sur le respect de frontières mutuelles. Mais tandis que leur application patine, que l’armée israélienne demeure dans les territoires occupés, le Hamas intensifie ses attaques pour torpiller les accords. Il bénéficie d’une base sociale qui ne fera que croître, à mesure que les engagements d’Oslo seront piétinés et que les affrontements avec Israël reprendront. Les bons scores électoraux du Hamas se succéderont, jusqu’à sa victoire aux élections législatives de 2006.

Côté israélien, la progression du Hamas donne du grain à moudre à la droite (dominée par le Likoud), prompte à qualifier de « terroriste » toute forme d’opposition à la colonisation. Déjà fragile, la confiance de la population à l’égard des processus de pacification s’érode davantage. Il faut dire que la stratégie israélienne n’était pas totalement étrangère à cette montée en puissance du Hamas. En 2006, le reporter Charles Enderlin en résumait la teneur dans Le Monde : « depuis trente ans, les dirigeants israéliens ont misé sur les islamistes pour détruire le Fatah » [NDLR : le principal mouvement de l’OLP].

Depuis les années 1970 en effet, les gouvernements successifs avaient fait le pari de soutenir les Frères musulmans palestiniens pour affaiblir l’OLP. Les premiers étaient tolérés, voire encouragés, tandis que la seconde était prohibée et réprimée. Dans un premier temps, ce choix pouvait s’expliquer par une mésestimation du danger représenté par la mouvance islamiste1. Mais cette orientation stratégique a perduré bien au-delà de la création du Hamas.

Wikileaks, câble 07TELAVIV1733_a du 13/06/07

En 2007, alors qu’une guerre civile sanglante déchirait le Hamas et le Fatah à Gaza, le chef des services secrets israéliens Amos Yadlin se déclarait « heureux » de la perspective d’une « conquête par le Hamas de la Bande de Gaza », qui « [permettrait] de la traiter comme un État hostile », ainsi que le rapporte Wikileaks. Durant les mandatures de Benjamin Netanyahou (au pouvoir de 2009 à 2019 puis à partir de 2022), ce soutien tacite au Hamas a continué, soulevant l’indignation répétée de la gauche israélienne.

Le Premier ministre a notamment autorisé, sans aucun contrôle, des transferts de fonds qataris et iraniens vers Gaza – autrement soumise à un blocus – qui ont directement alimenté la branche militaire du Hamas. Benjamin Netanyahou a défendu cette politique lors d’une entrevue à la Knesset, en des termes rapportée par plusieurs médias israéliens, dont Haaretz et The Times of Israël : « Quiconque s’oppose à la création d’un État palestinien devrait soutenir l’afflux de fonds vers Gaza, car la séparation entre l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et le Hamas à Gaza empêchera l’établissement d’un État palestinien. »

Au-delà de ces manoeuvres, la politique menée par le premier ministre israélien a contribué à empêcher tout rapprochement entre le Hamas (hégémonique à Gaza) et le Fatah (au pouvoir en Cisjordanie). En 2006, ce dernier refusait de reconnaître la victoire de son concurrent aux élections législatives. De violents affrontements s’en sont suivis : le Fatah a été évincé de la Bande de Gaza, tandis qu’il est demeuré au pouvoir en Cisjordanie (sous l’appellation « d’Autorité palestinienne »).

Le Hamas, maître à Gaza, est resté ouvert à une réunification des institutions palestiniennes, tant et si bien qu’en 2014 un pacte est entériné : l’Autorité palestinienne est rétablie dans ses fonctions sur la Bande, tandis qu’un gouvernement unitaire est instauré. Cet accord ne survit pas aux bombardements commandités par Netanyahou en juin, qui accuse le Hamas de la mort de trois adolescents israéliens enlevés dans la zone d’Hébron.

Cette nouvelle période de tueries signe la fin du rapprochement intra-palestinien. Ainsi que l’écrit le chercheur Jean-Pierre Filiu : « En cet automne 2014, le Hamas peut être reconnaissant à Netanyahou de l’avoir sorti d’une impasse qui aurait pu lui coûter son pouvoir sans partage dans la bande de Gaza. Les pilonnages féroces de l’armée israélienne ont en effet rendu sa légitimité à la “résistance islamique”2. »

Plus largement, ajoute-t-il, la cruauté du blocus imposé à Gaza accroît l’emprise de l’organisation sur la Bande : « le refus israélien de desserrer significativement l’étau du siège fait aussi le jeu du Hamas. Le contrôle sourcilleux des points de passage par Israël permet en effet au Hamas d’affecter prioritairement les secours ainsi chichement admis à sa propre clientèle de sympathisants3. » Le « cauchemar dans le cauchemar », ainsi que le qualifie un manifeste gazaoui en 2010, était amené à durer.

Le Likoud : conquête d’hégémonie et concessions à l’extrême droite

Quelques mois avant son assassinat, en novembre 1995, le Premier ministre Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Dans le New York Times, le poète israélien Amos Oz ajoutait que le Hamas était quant à lui « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ». La progression conjointe du Hamas et du Likoud n’ont en effet rien de fortuit.

Ce phénomène découle pour partie des échecs de la gauche israélienne, dont les deux principaux partis – le Parti travailliste et le Meretz – avaient fait de la réalisation des accords de paix une promesse phare. En 1992, ils obtenaient ensemble une majorité, légitimant le Premier ministre Yitzhak Rabin dans sa démarche. Le Parti travailliste, qui avait abandonné son programme social dans les années 1980, voulait y trouver un nouveau projet de société 4. À mesure que le processus traînait en longueur, les espoirs initiaux ont pourtant été douchés.

Les attentats du Hamas n’y sont pas étrangers. Dans le même temps, loin de mener à bien la démilitarisation des territoires occupés, Yitzhak Rabin demeure passif face au développement de nouvelles colonies en Palestine, tout comme les puissances occidentales impliquées dans le processus de paix. Une inaction interprétée depuis lors comme un blanc-seing pour les forces israéliennes favorables à l’intensification de la colonisation. Un cercle vicieux s’engage alors, renforçant le fatalisme de Palestiniens désabusés, ainsi que la sensation de vivre dans une citadelle assiégée côté israélien. L’assassinat d’Yitzhak Rabin par un ultranationaliste israélien ne fait que radicaliser une dynamique déjà en cours.

Un nouveau paradigme porté par la droite s’installe alors dans l’opinion publique : la paix n’apporte pas la sécurité. Il est confirmé par les élections législatives de 2006. Le Parti travailliste et le Meretz, sanctionnés pour leur campagne pacifiste, essuient une sévère défaite5. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste ni le Meretz ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza… Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer jusqu’à la fin des années 1970 – puis à quelques reprises par la suite -, qui n’a gagné aucune élection législative depuis 2001, est alors condamné à une marginalité croissante. C’est désormais le Likoud qui donne le ton, parti traditionnel de la droite.

Dans un premier temps, Netanyahou parvient à canaliser ses alliés d’extrême droite, cherchant à maintenir un statu quo législatif tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse. Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive à leurs revendications.

Dans son sillage, des partis d’extrême droite, laïcs ou religieux, fleurissent de toutes parts. La mandature de Benjamin Netanyahou est l’occasion de leur accession à des postes ministériels. Dans les années 2010, ils n’étaient que des partenaires de peu d’importance, dont Netanyahou parvenait à canaliser les projets les plus radicaux. L’annexion des territoires palestiniens et l’instauration d’un régime officiel d’apartheid sans égalité juridique entre Palestiniens et Juifs étaient réclamées par plusieurs d’entre eux, mais n’aboutissaient pas. Dans un premier temps, Netanyahou cherchait à maintenir un statu quo législatif, tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse.

Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive aux revendications des partis d’extrême droite, dont il nécessitait le soutien – et graduellement détruit les garanties d’égalité juridique entre Juifs et Palestiniens. La « Loi sur le peuple juif », qui accorde à la majorité juive le droit exclusif de propriété sur l’État d’Israël, est de nature suprémaciste. Le texte dispose que « l’État considère le développement d’implantations juives comme une valeur nationale et fera en sorte de l’encourager et de le promouvoir ». En d’autres termes, elle réduit à néant les droits de propriété des Palestiniens, déjà d’une extrême fragilité. Et elle fournit un blanc-seing aux expropriations et actions terroristes des colons israéliens en Cisjordanie.

Les autorités israéliennes, qui régissent juridiquement la Cisjordanie, ont mis en place un système de permis de construire. Toute propriété palestinienne qui n’en dispose pas peut légalement être détruite. Dans de nombreuses zones, il est de toutes manières impossible d’obtenir un permis de construire pour les Palestiniens.

Entre janvier et octobre 2023, ce ne sont pas moins de 650 structures où vivaient environ 750 Palestiniens qui ont été démolies par Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem. Et cette année, des centaines de Cisjordaniens ont été assassinés au cours de ce processus de colonisation.

Quand le Parti sioniste-religieux impose son agenda

Le retour de Netanyahou fin 2022 marque le point d’orgue de cet alignement du Likoud sur l’extrême droite. Évincé en 2021 par une coalition hétéroclite, il a formé en décembre 2022 un nouveau gouvernement avec trois partis juifs orthodoxes, le Parti sioniste-religieux, le Judaïsme unifié de la Torah et le Shas. Malgré leurs différences, ils partagent une vision suprémaciste et fustigent le sécularisme de l’État et de la Cour Suprême, à rebours des principes de l’État de droit – séparation des pouvoirs et limitation du religieux – sur lesquels Israël a été fondé. Pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse a suffit au Likoud pour constituer une coalition. Et leur premier acte a consisté à soutenir un projet de loi restreignant les pouvoirs de la Cour Suprême, dernière institution à pouvoir garantir, en dernier recours, le respect du droit et des libertés fondamentales.

Les manifestations massives qui se sont constituées en opposition à ce projet témoignent de l’attachement d’une partie importante de la société israélienne à l’État de droit. Ainsi, le 21 janvier 2023, 130 000 personnes défilaient contre le projet à Tel-Aviv, pour le troisième acte d’un mouvement d’une ampleur rarement vue dans le pays. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État : des hauts fonctionnaires, d’ordinaire sur la réserve, se sont prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates. Au terme de cette mobilisation, l’entrée en vigueur du projet de loi est toujours retardée, bien que certaines de ses clauses aient été adoptées par le Parlement durant l’été.

Dans le même temps, la situation se détériorait en Cisjordanie. Si les réformes illibérales de Netanyahou ont suscité une vive opposition au sein de la société israélienne, il n’en a pas été de même pour la question palestinienne. Pourtant, la nouvelle coalition atteignait – sur cette question également – un degré inédit de radicalité. Deux des trois partenaires du Likoud adhèrent notamment au courant « sioniste religieux » (et notamment le parti éponyme) qui, contrairement à l’orthodoxie traditionnelle, associe sa pratique confessionnelle à l’horizon d’une conquête territoriale pour le seul « peuple juif ».

Différentes représentants du Parti sioniste-religieux se sont illustrés par des propos suprémacistes et des appels au massacre. Fin 2021, alors qu’il n’était pas encore ministre de la Sécurité nationale, Iatmar Ben Gvir brandissait un pistolet dans le quartier de Cheikh Jarrah (Jérusalem-Est), à majorité palestinienne, et sommait la police de faire feu sur des lanceurs de pierres.

Belazel Smotrich, président du Parti sioniste religieux et actuel ministre des Finances, préconisait quant à lui de permettre aux militaires israéliens d’abattre des enfants palestiniens qui leur lanceraient des pierres. Commentant un incendie criminel qui avait conduit à la mort de trois Palestiniens dans le village de Douma, Smotrich a également déclaré que qualifier de tels actes de « terroristes » causerait une « atteinte mortelle et injustifiée aux droits humains et civils ».

Sur le plan législatif, le Parti sioniste-religieux a conditionné sa participation par le vote de mesures visant l’annexion des territoires occupés à moyen terme – et un durcissement des relations avec les autorités palestiniennes. En réponse à une résolution de l’ONU (votée le 30 décembre 2022) exigeant une enquête de la Cour internationale de justice quant à la légalité de l’occupation israélienne, le Parti sioniste-religieux a requis des mesures visant à asphyxier financièrement la Cisjordanie. Israël a ainsi ponctionné une partie des revenus sur les taxes qu’il prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne – celle-ci n’ayant pas le contrôle de sa fiscalité.

Cette opération intervient à un moment critique pour une Autorité palestinienne désavouée par sa population, au bord de la révolte. D’ordinaire, le gouvernement israélien renfloue l’Autorité palestinienne lorsqu’il craint un effondrement social ; cette fois, il a au contraire effectué un tour de vis supplémentaire.

Le Hamas et la surenchère jihadiste

Le processus de réconciliation entre le Hamas et le Fatah n’ayant abouti, la Palestine ne dispose d’aucune représentation unifiée. L’Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas demeure en théorie l’organe politique chargé d’administrer les territoires, mais elle souffre d’un manque cruel de légitimé. Et pour cause : aucune élection, ni de son président, ni de son assemblée, ne s’est tenue depuis 2009 pour le premier et 2006 pour la seconde.

Le Hamas est concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux qui ont désapprouvé ses tentatives d’institutionnalisation au début des années 2000.

Contrairement au Hamas, l’Autorité palestinienne (instaurée par les accords d’Oslo I et II, en 1993 et 1995) est largement reconnue par les instances internationales. Depuis 2013, elle siège à l’ONU comme observateur non-membre de l’institution. Elle mise sur des efforts diplomatiques et les ressources du droit international. À son actif, elle compte de nombreuses résolutions onusiennes en sa faveur, votées par une écrasante majorité d’États – bien peu respectées par Israël.

L’impuissance de l’ONU est martelée par le Hamas comme justification à son mode opératoire. Lui-même est cependant concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux. Ses tentatives d’institutionnalisation, au début des années 2000, ont été désapprouvées par les différents groupes islamistes de Gaza6. À partir de 2007, cette défiance dégénère en affrontements armés. Malgré la répression qu’il exerce sur ces ces groupes, le Hamas ne parvient pas à les empêcher de mener leurs propres actions contre Israël.

À l’encontre de la médiatisation occidentale du Hamas comme un mouvement terroriste parmi d’autres, il se trouve au cœur de conflits multiples avec des groupes islamistes hétéroclites. Certains lui reprochent une défense timorée de la cause palestinienne, tandis que d’autres, au contraire, s’en prennent à son discours nationaliste et à son caractère insuffisamment confessionnel. Ainsi, en mai 2015, le groupe État islamique à Jérusalem revendique la destruction du siège du Hamas à Gaza7.

Parmi les différents groupes armés opérant dans la Bande, il en est un qui se distingue : le Jihad islamique. Son discours radical trouve un écho auprès d’une jeunesse gazaouie désabusée par l’échec des négociations successives. À sa création en 1981, il poursuivait l’objectif de dépasser les clivages intra-palestiniens en réalisant une synthèse entre l’OLP, trop séculière à ses yeux, et les Frères musulmans, auxquels l’engagement nationaliste faisait défaut8. Un objectif proche de celui du Hamas – mais contrairement à celui-ci, le Jihad islamique déserte les élections et refuse par principe toute négociation avec l’État d’Israël. Présentant la voie armée comme seule valable, il capitalise sur l’institutionnalisation de son concurrent.

Le Hamas demeure en effet clivé entre une aile pragmatique et une autre, radicale. La première, qui ne refuse le dialogue ni avec Israël, ni avec le Fatah, souhaite mener à bien la réunification institutionnelle de la Palestine. C’est ainsi que le Hamas avait accepté le principe d’un gouvernement de coalition avec le Fatah en 2014 – que la reprise des affrontements avec Israël avait compromis. La concurrence représentée par le Jihad islamique a constitué un aiguillon qui a conduit le Hamas à renouer avec une ligne plus radicale. En Cisjordanie, le Jihad islamique tient un rôle similaire. Il a mené au printemps 2023 d’intenses combats contre Israël, tandis que le Hamas retenait ses troupes.

Comme le Likoud en Israël, le Hamas demeure le maître du jeu à Gaza. Mais comme le Likoud vis-à-vis de ses alliés de droite, il est conduit à faire des concessions permanentes à des mouvements plus radicaux – dans la méthode, la haine du camp adverse et la surenchère dans l’intégrisme religieux.

Cette montée en puissance du Hamas, du Likoud et de leurs alliés ne s’expliquerait pas sans prendre en compte la désécularisation de la politique régionale et des relations internationales. Les années 1980 constituent une période de confessionnalisation des mouvements nationalistes dans le monde arabo-musulman, comme en témoignent les rapprochements de la République islamique d’Iran et du Hezbollah libanais auprès du Hamas, perçu comme un allié naturel. Au tournant des années 2000, le Parti républicain des États-Unis devait faire du « choc des civilisations » un prisme d’analyse géopolitique, permettant de considérer Israël comme une enclave judéo-chrétienne dans une région islamique hostile. Un paradigme destiné à connaître un succès durable au sein d’une partie des élites européennes.

Notes :

1 Voir Charles Enderlin (2009), Le grand aveuglement : Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical, Paris, Albin Michel. L’auteur cite les rapports alarmistes des services secrets israéliens, et fait état de la manière dont ils ont été ignorés par les autorités.

2 Jean-Pierre Filiu (2014), « Gaza : la victoire en trompe l’œil du Hamas », Le Débat, 5, 182.

3 Ibid.

4 Denis Charbit (2023), « La gauche israélienne est-elle morte ? », La vie des idées (https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html).

5 Samy Cohen (2013), « La « dégauchisation » d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit », Politique étrangère, 1.

6 Leïla Seurat (2016), « Le Hamas et les djihadistes à Gaza : contrôle impossible, trêve improbable », Politique étrangère, 3.

7 Ibid.

8 Khaled Hroub (2009), « Aux racines du Hamas, les Frères musulmans », Outre-Terre, 2, 22.

Du « pacifisme intégral » au réarmement de l’Allemagne : le tournant des « Verts »

Verts allemands - Le Vent Se Lève
La ministre des Affaires étrangères allemande Annalena Baerbock.

Si l’Allemagne a longtemps entretenu des relations cordiales avec la Chine et la Russie, un tournant s’est produit avec la coalition dirigée par Olaf Scholz depuis 2021. Un parti, plus que tout autre, y fait pression pour rompre la bonne entente avec les « régimes autoritaires » : les « Verts » (Die Grünen). Une attitude que l’invasion de l’Ukraine n’a fait que renforcer. L’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock, issue des « Verts », est à l’avant-garde du réarmement de l’Allemagne, de son intégration dans l’OTAN et du soutien militaire à l’Ukraine. Un positionnement aux antipodes de la doctrine initiale du parti, fondé sur un « pacifisme intégral » dans le contexte de la guerre du Viêt-Nam.

En octobre 2022, les Grünen se réunissent en Congrès à Bonn, alors que le parti participe depuis 2021 à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, avec le SPD, (social-démocrate) et le FDP (libéral-démocrate et pro-business). En son sein, les Verts occupent notamment le ministère des Affaires étrangères et celui de l’Économie. La guerre en Ukraine et ses conséquences géopolitiques sont l’un des principaux thèmes à l’ordre du jour. Il s’agit, pour les Verts, de discuter des modalités de l’aide militaire à l’Ukraine et du « fonds de défense spécial », qui vise à combler les nombreuses lacunes de l’armée allemande, tant en termes d’équipements que de personnel. Le débat est bref, les dissensions mineures, le soutien à l’armée ukrainienne et le fonds de défense sont largement plébiscités. Depuis, ce soutien ferme a été régulièrement réitéré par l’ensemble de ses membres.

Une telle ligne tranche significativement avec la tradition du parti, qui s’est fondé au début des années 1980 sur un pacifisme dit « intégral », envisageant la paix comme objectif mais aussi comme moyen. Pour cette doctrine, l’emploi de l’appareil militaire n’est jamais légitime, comme le résume le slogan plus jamais la guerre.

De plus jamais la guerre à plus jamais Auschwitz

À l’époque, cette vision se fondait sur la certitude d’une destruction mutuelle qui prévalait dans le contexte de Guerre froide. Elle devait lui survivre. À la fin des années 1990 encore, on débattait chez les Verts de la sortie de l’OTAN et de l’abolition de la Bundeswehr (forces armées allemandes).

Malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres en critiquant leur posture isolationniste.

Cette époque voit cependant une première inflexion, dont les conséquences devaient être durables. Elle se produit à l’occasion de la première expérience gouvernementale des Verts, de 1997 à 2005, comme partenaires minoritaires du SPD. Cette période coïncide avec l’aggravation des tensions ethniques en ex-Yougoslavie, qui suscite une vive interrogation en Allemagne sur l’attitude à tenir face à un conflit qui débouche sur des nettoyages ethniques.

En réponse aux massacres, Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères issu du parti, promeut en 1999 l’envoi d’un contingent de la Bundeswehr au Kosovo, sous mandat OTAN. Une rupture non seulement par rapport à la doctrine des Verts, mais vis-à-vis de la tradition isolationniste de l’Allemagne, qui n’avait jamais envoyé de troupes à l’étranger depuis la Seconde Guerre mondiale. La classe politique allemande concevait alors l’outil militaire comme un instrument purement défensif, et se refusait à le déployer en dehors du pays. Chacun des cinq partis de gouvernement s’est longuement interrogé sur la pertinence d’un tel déploiement.

Au sein des Verts, l’activisme de Joschka Fischer en faveur du contingent a suscité des débats particulièrement intenses. Fischer lui-même fut hué et aspergé de peinture rouge lors du Congrès du parti à Bielefeld en 1999. Malgré tout, l’intervention a été actée. Cette inflexion s’est justifiée par le caractère supposément nouveau du conflit en Yougoslavie. Il n’était plus question d’une guerre inter-étatique qui risquait de déboucher sur un conflit nucléaire, mais bien de nettoyages ethniques. Non seulement l’emploi de l’outil militaire ne risquait pas de détruire le monde, mais il était en mesure, pour ses promoteurs, de stopper un génocide5. Au slogan plus jamais la guerre, un autre devait succéder : plus jamais Auschwitz.

Plus qu’une parenthèse, un tournant. Par la suite, le parti devait également soutenir un nouvel engagement de l’armée allemande, en Afghanistan cette fois, dans le cadre de l’opération Enduring Freedom coordonnée par l’OTAN. Les Verts développent un concept spécifique d’intervention, la « sécurité interconnectée ». Il implique que l’engagement militaire doit systématiquement être associé à des moyens civils, à la diplomatie, à l’aide humanitaire, à la coopération au développement et à la prévention des crises.

Les débats internes s’en sont pas moins demeurés vifs, et bientôt deux courants ont émergée au sein du parti : celui des Fundis, attaché aux fondamentaux du parti, et celui des Realos, plus pragmatique. Un clivage que l’on retrouvait d’ailleurs aussi bien sur les questions internationales qu’économiques.

Quant les Realos prennent l’ascendant

Si la première expérience de pouvoir des Verts a constitué une inflexion majeure, Fischer pensait qu’elle ne constituerait qu’une parenthèse. Pourtant, malgré la survivance d’une aile pacifiste, le parti n’est jamais revenu à sa ligne initiale. Bien au contraire, il a cherché à se démarquer des autres partis en critiquant, avec une intensité croissante, leur posture isolationniste. Durant les seize années d’opposition qui suivent la défaite de 2005, les Verts fixent progressivement une ligne en rupture avec leur pacifisme initial, mais aussi avec celle qui prévaut chez les deux autres partis de gouvernement majeurs, le SPD et la CDU (chrétienne-démocrate).

Les gouvernements successifs d’Angela Merkel – dont trois en coalition avec le SPD – ont entretenu des relations cordiales avec des pays peu appréciés du bloc euro-atlantique, Chine et Russie en tête, pour des raisons d’approvisionnement énergétique et de débouchés commerciaux. À l’inverse, les Verts, dans leur programme législatif de 2021, conçoivent une rivalité globale entre « régimes autoritaires » et « démocraties libérales ». Ils appellent à privilégier les « valeurs » aux impératifs économiques, mettant en avant le concept de « démocratie des droits de l’homme », et celui, nouveau, de « diplomatie féministe ». À ce titre, les Verts se montrent particulièrement critiques envers les atteintes aux droits humains en Chine, et méfiants à l’égard des « Nouvelles routes de la soie ». Similairement, ils regrettent la dépendance allemande au gaz russe.

Une critique des « régimes autoritaires » et de la violation des droits humains qui se fait plus discrète lorsqu’il s’agit de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, de l’Azerbaïdjan ou d’Israël. Ainsi, initialement critique du régime saoudien, l’actuelle ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock a finalement levé son veto à l’exportation de chasseurs Eurofighter au royaume wahhabite. Sur le dossier israélo-palestinien, elle s’est vue reproché son soutien au gouvernement de Benjamin Netanyahu – au point que l’Allemagne a fait l’objet d’une plainte menée par le Nicaragua auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), comme « potentielle complice de crime de génocide ». Quand bien même elle reconnaissait en privé, lors d’une visite en Israël d’avril 2024, que Netanyahu « [menait] Gaza tout droit à la famine »…

Une vision du monde – en phase avec celle de la plupart des partis « verts » européens – dont la proximité avec celle des États-Unis ne peut que frapper. Pourtant, les Verts allemands se sont longtemps défendu d’un alignement trop prononcé sur Washington, et ont cherché à affirmer leur singularité – et les vestiges de leur pacifisme – sur la question de l’OTAN. Alors que la plupart des partis se satisfaisaient du parapluie américain (dans le cadre de l’Alliance atlantique) pour assurer la défense de l’Allemagne, les Verts appellaient à le « réformer » en raison des perspectives stratégiques trop floues des États-Unis.

Au pouvoir, la ministre Annalena Baerbock a souligné la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, et d’approfondir ses investissements en conséquence.

Surtout, ils s’opposaient à la règle des « 2% », impliquant que chaque membre de l’Alliance dépense au moins 2% de son PIB dans sa défense, afin de partager avec les États-Unis, le « fardeau » de la défense européenne. Ils rejetaient également le pré-positionnement de missiles nucléaires américains en Allemagne, dans le cadre du système de partage nucléaire entre les États-Unis et plusieurs membres de l’OTAN. Les Verts lui préféraient l’approfondissement de la coopération européenne en matière de Défense ; une thématique sur laquelle le parti se voulait à l’avant-garde lors des élections de 2021.

Sur les exportations d’armes, les Verts ont longtemps exprimé d’importantes réserves, et s’y sont opposés lorsqu’elles étaient destinées à des régimes « autoritaires » ou des forces impliquées dans des conflits. Ainsi, en 2014, une majorité du parti rejetait la livraison d’armes aux Pershmerga kurdes. En conséquence, le programme législatif de 2021 impliquait l’approfondissement de la régulation de ces exportations.

Les divergences entre Realos et Fundis durant toute cette période d’opposition ne sont pas à négliger, des débats houleux ayant fracturé le parti. Si l’équilibre entre les deux courants est initialement recherché, les Realos prennent l’ascendant sur les Fundis. Et en 2018, pour la première fois, la co-présidence du parti était assurée par deux Realos, Annalena Bearbock et Robert Habeck.

Europe de la Défense ou Alliance atlantique ?

En 2021, les Verts participent à la première coalition tripartite de l’histoire allemande, aux côtés du SPD et du FDP. Ils obtiennent, entre autres, le ministère des Affaires étrangères, occupé par Annalena Bearbock, ainsi que celui de l’Économie, occupé par Robert Habeck.

Sur le plan des relations avec les « régimes autoritaires », leur action correspond à leur programme législatif. Dans un contexte d’une rivalité globale entre Chine et États-Unis, la ministre Baerbock représente la ligne la plus dure du gouvernement envers la Chine. Reprenant l’expression d’Ursula von der Leyen de « partenaire, compétiteur et rival systémique », elle est particulièrement critique envers ses atteintes aux Droits de l’homme, qu’elle n’hésite pas à dénoncer lors d’entretiens avec des officiels chinois.

Sur le plan économique, sans appeler à une rupture des relations commerciales avec le pays, elle dénonce la naïveté dont auraient fait preuve les précédents gouvernements allemands, qui espéraient que son ouverture commerciale favoriserait sa démocratisation. Elle promeut ainsi un rééquilibrage des relations commerciales avec la Chine afin de faire cesser la « concurrence déloyale ». Robert Habeck a, quant à lui, enjoint l’industrie allemande à restreindre sa dépendance à l’égard de la Chine, en diversifiant ses sources d’approvisionnement et sa chaîne de valeur.

En matière de défense, en revanche, la politique des Verts diverge de leur programme, et acte l’abandon intégral de leur pacifisme initial. Dès sa campagne, Annalena Bearbock, alors tête de liste, avait nuancé certains points du programme, notamment concernant l’hébergement d’armes nucléaires sur le sol allemand, déclarant qu’il s’agissait d’une question à régler « entre alliés », et non d’une perspective à exclure a priori. Au pouvoir, elle a souligné à plusieurs reprise la volonté de l’Allemagne d’assumer ses engagements pris dans le cadre de l’OTAN, dont le partage nucléaire, et d’approfondir ses investissements en conséquence. Elle l’a récemment réaffirmé dans une tribune avec ses homologues français et polonais publiée par Politico.

Ainsi, le parti accepte désormais l’objectif d’une contribution des membres de l’OTAN à hauteur de 2% de leur PIB. Il a dans son ensemble a massivement soutenu le « fonds spécial » de 100 milliards d’euros de modernisation de la Bundeswehr et l’envoi d’armes à l’Ukraine. Ainsi, en avril 2022, le groupe des Verts au Bundestag s’était prononcé pour la livraison d’armes lourdes avec seulement deux abstentions. Le premier congrès du parti post-invasion russe qui s’est tenu à Bonn en octobre 2022 a confirmé le soutien du parti à cette politique, qui n’a pratiquement souffert d’aucune critique.

De quoi frapper les observateurs allemands, à l’image du Süddeutsche Zeitung, qui rappelle qu’un tel consensus était inimaginable il y a seulement quelques années. Ce soutien a été largement réaffirmé au Congrès de 2024 et au cours de la campagne du parti pour les élections européennes. En outre, le parti a soutenu les exportations allemandes d’armes, permettant à l’année 2023 d’atteindre un niveau élevé, en augmentation de 40% par rapport à 2022. Dans la foulée, Annalena Baerbock devait même lever son veto à l’exportation d’avions de combat Eurofighters à… l’Arabie Saoudite.

Actant ce tournant, les Verts ont défini un nouveau concept de politique étrangère et de sécurité : la « sécurité intégrée », censée articuler l’ensemble des dimensions de la sécurité, militaire, sanitaire, alimentaire22. Impliquant un abandon définitif de la posture non-interventionniste. Quant à la « Défense européenne », au coeur du programme des Verts, et malgré des discours proactifs, elle n’a connu aucune avancée significative. Impossibilité structurelle, ou produit de la focalisation d’Annalena Baerbock sur l’Alliance atlantique au détriment du Vieux continent ?

La menace iranienne ? Au-delà du bruit médiatique

Menace iranienne - Le Vent Se Lève
Ebrahim Raïssi, président iranien, et Ali Khamenei, « guide suprême »

Les tirs de l’Iran contre Israël, en riposte au bombardement de son consulat à Damas, ont fait l’objet d’un commentaire médiatique particulièrement intense. Tandis que les chancelleries occidentales, tout en réaffirmant leur attachement à Tel-Aviv, ont appelé à la désescalade, l’arène télévisuelle est devenue le théâtre de toutes les outrances et de toutes les simplifications. Ainsi, les choses auraient peu changé depuis la Révolution iranienne de 1979. La République islamique, fanatiquement hostile à « l’Occident » et sur la voie du réarmement nucléaire, représenterait une menace vitale pour la stabilité du Moyen-Orient et la sécurité des Européens. Une vision des choses qui jure avec l’opportunisme de la politique étrangère du pays, bien plus fluctuante que les dirigeants iraniens – et leurs adversaires les plus acharnés – ne veulent le reconnaître.

À vrai dire, la séquence a un goût de déjà vu. La réaction médiatique également.

Juin 2019, Iran : des « gardiens de la Révolution » abattaient un drone américain, non loin de la frontière. Après une surenchère verbale de part et d’autre, Donald Trump annulait l’envoi de bombardiers, dix minutes avant leur départ programmé selon ses dires. Bluff ? Revirement de dernière minute ? Les historiens auront peut-être un jour le fin mot de l’histoire.

Quelques mois plus tard, un drone américain abattait Qassem Soleimani en Irak, commandant en chef des « gardiens de la Révolution ». Après quelques semaines d’une rhétorique incendiaire, l’Iran se contentait d’une réplique mesurée contre des installations militaires américaines, toujours en Irak.

Pour les deux parties, ces escarmouches avaient leur utilité. Côté iranien, elles justifiaient le tour de vis supplémentaire imposé par le pouvoir, dans un contexte de mobilisations sociales intenses. Côté américain, elles justifiaient la doctrine de « pression maximale » de l’administration Trump contre les mollahs.

Si l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon un chroniqueur du Point.

Mais les deux parties n’avaient pas intérêt à aller plus loin. Un conflit ouvert aurait causé d’incommensurables dommages à l’Iran, et Donald Trump ne pouvait risquer de s’engager dans un nouveau bourbier au Moyen-Orient après avoir fait campagne sur « la fin des guerres sans fin ». Les deux acteurs avaient porté des coups millimétrés, aptes à satisfaire les « faucons » de leur camp tout en évitant l’engrenage qui conduirait à l’escalade.

La République islamique, acteur plus opportuniste que doctrinaire, plus tacticien que fanatique ? Les récentes tirs sur Israël semblent avaliser cette grille de lecture. Spectaculaires par leur ampleur et le précédent qu’ils marquent – il s’agit de la première attaque directe contre l’État hébreu -, ils n’étaient pas de nature à infliger des dommages conséquents.

Ainsi que le rappelle Michel Duclos, conseiller pour l’Institut Montaigne : « c’est une frappe limitée, essentiellement symbolique, destinée à faire beaucoup de bruit mais pas trop de mal ». Le chercheur Hasni Abidi, directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAN) va jusqu’à déclarer au Monde – dans un article au titre qui suggère pourtant l’inverse – : « les Iraniens ont observé une grande transparence dans leur réponse. Ils ont veillé à ce que les Américains et les Israéliens soient assez préparés pour contrer ces frappes ».

Sur les chaînes d’information en continu et les plateaux télévisuels, ces analyses sont méthodiquement balayées. La République islamique y est décrite comme obnubilée par Israël et « l’Occident », incapable de la moindre once de pragmatisme et du moindre sens tactique.

Surenchère éditorialiste, escalade diplomatique

Considérer l’Iran comme un acteur qui met en regard moyens et fins, évalue les rapports de force et s’adapte à la conjoncture, comme n’importe quelle entité géopolitique ? C’est très explicitement ce que refuse Caroline Fourest sur le plateau de LCI. « On a beaucoup parlé de la rationalité de Monsieur Poutine, si on parle de celle des mollahs c’est encore plus inquiétant », y déclare-t-elle, généralisant au passage ce postulat d’irrationalité à l’ensemble des systèmes autoritaires.

Si donc l’Iran n’est pas un acteur rationnel, à quelle impulsion répond-il en ciblant Israël ? À un « désir maléfique » (sic) de « revanche contre l’Occident », selon les mots d’un chroniqueur du Point. On lui reconnaîtra au moins le mérite de la clarté. Tout comme à la présentatrice Laurence Ferrari qui, dans un édito halluciné sur CNews, s’en prend à « la litanie “il faut éviter l’escalade” » : face à un « État tyrannique dirigé par des religieux sanguinaires », les atermoiements pacifistes font le jeu, pêle-mêle, « du communautarisme, de l’islamisme, du soutien déguisé au jihadisme », au Moyen-Orient, en France et même « en Australie ».

Le reste de la discussion encadrée par Laurence Ferrari est à l’avenant, au point que le spectateur a l’étrange sensation de remonter le temps et d’être téléporté en 2003, dans une émission portant sur la guerre d’Irak. Ainsi, il n’est pas question de droit international : il s’agit de « défendre un modèle » dans une guerre « entre le camp du bien et le camp du mal », « entre deux visions de la société ». À mesure que les invités se répondent les uns aux autres en s’approuvant mutuellement, une question revient : « faut-il intervenir avant que l’Iran accède à l’arme nucléaire » ? Entre deux ricanements ironiques à l’adresse de « la désescalade », la « retenue » et la « communauté internationale », on rappelle qu’Israël « est à la pointe de l’Occident » et « qu’en se défendant, Israël défend l’Occident ».

Loin de ces pitreries médiatiques, les diplomaties occidentales sont plus mesurées. Si les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France ont apporté un soutien militaire au « dôme de fer » israélien pour intercepter les missiles iraniens, ils ont tous, à leur manière, appelé à la désescalade. Benjamin Netanyahou aurait même temporairement renoncé à riposter contre l’Iran suite à un appel de Joe Biden.

Mais dans le même temps, des mesures coercitives sont annoncées contre l’Iran, par les mêmes chancelleries qui n’avaient pas eu un mot pour le bombardement de son consulat par l’armée israélienne en Syrie. Ainsi, les États-Unis et l’Union européenne ont annoncé que les sanctions financières contre l’Iran, déjà dévastatrices, seront intensifiées.

Du reste, un relâchement des tensions entre Benjamin Netanyahou et Joe Biden n’est pas à exclure. Sous pression du Parti républicain, qui lui reproche d’avoir permis à l’Iran de récupérer des fonds séquestrés sous l’administration Trump, le président démocrate pourrait durcir sa politique iranienne, ce qui l’alignerait mécaniquement sur les positions israéliennes les plus radicales.

Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Car à l’encontre du ton apocalyptique des chaînes de grande écoute, Israël sort gagnant de la séquence. Il a même remporté une « victoire » éclatante, ose un élu français – du reste peu suspect d’une hostilité prononcée à l’égard du gouvernement israélien – : « Israël a fait oublier l’inhumanité des représailles lancées contre Gaza, mobilisé à ses côtés les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne et obtenu le discret mais efficace soutien militaire de plusieurs des pays arabes. Parce que tous craignent les entreprises de déstabilisation des mollahs, Israël vient de reconstituer un front de proches et d’alliés qui pourtant désapprouvaient toujours plus les politiques de Benjamin Netanyahou ». Est-ce l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement israélien s’est lancée depuis plusieurs mois dans une stratégie tous azimuts d’internationalisation du conflit, multipliant les frappes au Liban, en Syrie, et dernièrement sur le consulat iranien de Damas ?

Au-delà de la rhétorique

Loin du monolithe théocratique que présentent les chaînes d’informations, la République islamique d’Iran se caractérise par un pragmatisme certain. Officiellement, sa ligne diplomatique reste inchangée depuis la révolution de 1979 : négation de la légitimité d’Israël et appel à constituer un front uni en faveur de la Palestine. Dans les faits, elle a très largement été infléchie.

Les relations entre le Hamas et l’Iran se sont subitement détériorée depuis le soulèvement syrien de 2011 contre Bachar al-Assad : tandis que l’organisation palestinienne avait rallié les insurgés, Téhéran avait soutenu Damas par le truchement du Hezbollah. La volonté de maintenir en place le gouvernement syrien, proche allié de la République islamique, surdétermine la lecture iranienne des enjeux géopolitiques régionaux.

Aussi comprend-on pourquoi le Hezbollah, fortement lié à l’Iran, qui le pousse à la modération, est demeuré en retrait depuis le 7 octobre. Ainsi que l’écrit le chercheur Joseph Daher dans nos colonnes : « Depuis le commencement du soulèvement syrien de 2011, le Hezbollah a progressivement abandonné une stratégie prioritairement axée sur la confrontation armée avec Israël. Une partie de cette évolution découle du fait que l’Iran, son principal soutien, ne souhaite pas affaiblir le Hezbollah dans un nouveau conflit avec Israël ». Pour Téhéran, la volonté de préserver sa puissance régionale, qui passe par la pérennisation du pouvoir syrien et le statu quo au Liban, impose de ne pas entrer en conflit ouvert avec Israël.

Une analyse de plus long terme aurait rappelé que les relations entre la République islamique d’une part, Israël et les Occidentaux de l’autre, n’ont pas toujours été antagoniques, loin s’en faut. Qu’au milieu des années 1980, Israël, obnubilé par Saddam Hussein, a fait pression sur les États-Unis pour que des armes soient fournies à Téhéran contre l’Irak, et a lui-même procédé à des livraisons à hauteur de centaines de millions de dollars. Qu’à plusieurs reprises la diplomatie iranienne a proposé « d’ouvrir des négociations avec les États-Unis sur tous les sujets – programme nucléaire, soutien au Hamas et au Hezbollah, reconnaissance d’Israël ». Que l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, a bénéficié d’une enthousiaste coopération militaire iranienne – ouvrant ainsi la voie à l’influence iranienne dans la région.

Mais sans doute est-il plus confortable de colporter l’image d’un régime ataviquement motivé par une « revanche contre l’Occident »…

Tribunal de La Haye : jusqu’à quand Israël échappera-t-il au droit international ?

Afrique du Sud Israël - Le Vent Se Lève
© LHB pour LVSL

Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye ordonnait la mise en place de « mesures conservatoires » contre la « plausibilité » d’un génocide à Gaza. Si la Cour ne s’est pas prononcée sur la pertinence du qualificatif de « génocide », sa décision constitue un revers pour la guerre menée par Israël. Elle oblige les États signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (CPRCG) à agir pour protéger les Gazaouis, et permet d’envisager des poursuites contre les soutiens militaires d’Israël pour complicité potentielle de crime de génocide. Au nom de l’arrêt de la CIJ, la justice néerlandaise a ainsi interdit aux Pays-Bas l’exportation de pièces de bombardiers F-35 vers Israël. Mais hormis cette décision, le statu quo demeure. Tandis que les bombardements continuent de pleuvoir sur Rafah et qu’une « puissante » offensive sur la ville est annoncée par Benjamin Netanyahu, faisant craindre des milliers de victimes civiles supplémentaires, les États-Unis et l’Europe appellent pieusement à la désescalade, sans œuvrer à sa mise en œuvre. Au risque de morceler sans retour un ordre international déjà atone. Reportage à La Haye.

Dans la nuit du 10 au 11 janvier 2024, la requête de l’Afrique du Sud contre Israël n’a pas encore commencé qu’une poignée de personnes attend déjà devant les grilles du Palais de la Paix, qui abrite la Cour internationale de Justice. Venues de toute l’Europe et du Maghreb, mais aussi des États-Unis, de l’Inde ou du Liban, elles espèrent assister aux plaidoiries des deux parties. Depuis l’attaque du Hamas, le 7 octobre dernier, c’est en effet la première fois qu’Israël, en réponse à l’accusation de crime de génocide, présentera des arguments juridiques devant la communauté internationale.

Malgré le froid glacial de l’hiver néerlandais et l’incertitude quant au nombre de places restantes, l’ambiance est à la patience. En tête de file, trois Néerlandaises munies de couvertures de camping et de thermos font tourner des beignets et des baklavas. Vers cinq heures du matin, la foule grossit d’une vingtaine de nouveaux arrivants, parmi lesquels on reconnaît l’ancien président tunisien Moncef Marzouki, le leader de la France insoumise Jean-Luc Mélenchon et le député Arnaud le Gall, l’ancien ambassadeur britannique Craig Murray, ainsi que le député travailliste britannique Jeremy Corbyn – qui passera la nuit suivante devant le Palais pour être certain de pouvoir assister à la plaidoirie israélienne.

Bombardements non intentionnels de civils ? Afin de contrecarrer ce récit, les avocats sud-africains ont mis en exergue les appels à l’anéantissement de Gaza, le vocabulaire de déshumanisation de ses habitants, ainsi que la confusion rhétorique entre les membres du Hamas et la population palestinienne.

Ici, on vient pour « voir l’histoire en train de s’écrire ». On espère assister à la réalisation d’une vieille promesse : le triomphe du droit international sur la Realpolitik. « Il y a bien des façons émotionnelles de percevoir ce conflit », avance ainsi Shakki, un jeune indo-américain tout juste diplômé en sciences politiques qui fera partie des treize finalement admis. « J’ai le sentiment qu’avec la démarche initiée par l’Afrique du Sud, c’est la première fois dans l’histoire récente qu’il est possible de rassembler de façon rationalisée différentes perspectives et interprétations sur ce qu’il se passe dans cette région, quels que soient les intérêts particuliers des États », ajoute-t-il. Les représentants de la presse occidentale sont peu nombreux. Ce n’est que plus tard, quand le petit jour poindra sur La Haye, que les premiers journalistes arriveront. Vers 9 heures, nous entrons finalement sous les majestueux lustres du Palais de la Paix.

« Victimes collatérales » ? Contrecarrer le récit des dirigeants israéliens

Les avocats sud-africains ont débuté l’audience par une condamnation sans appel des « actions terroristes et de la prise d’otage du 7 octobre », précisant de surcroît qu’ils se refuseraient à projeter des images « explicites » des massacres à Gaza, afin de « ne pas transformer la Cour en théâtre ». Durant trois heures, mises en perspective historiques, analyses chirurgicales d’événements récents et points juridiques se sont succédés.

La singularité de la bande de Gaza a fait l’objet d’un long développement. Longue d’à peine quarante kilomètres, cette zone est l’une des plus densément peuplées au monde et la moitié de ses habitants sont des enfants, a-t-il été rappelé. Depuis 2007 elle fait l’objet d’un blocus illégal, à la fois terrestre, maritime et aérien. L’État israélien dispose du contrôle de la sphère électro-magnétique, de l’acheminement en eau et en électricité, ainsi qu’une mainmise de fait sur les infrastructures civiles et gouvernementales essentielles.

La requérante a rappelé que durant les trois premières semaines, 6000 bombes par semaine ont en moyenne ont été larguées sur Gaza. Parmi celles-ci, au moins 200 bombes d’environ une tonne au Sud de la bande, pourtant décrétée « zone de sécurité » par l’armée israélienne, vers laquelle elle enjoignait les Gazaouis à se réfugier. Preuve s’il en est, ont ajouté les avocats sud-africains, que ces massacres de civils ont été causés « de manière délibérée ».

La plaidoirie a tenu à rappeler que « tout acte de violence ne constitue pas un génocide ». Crimes de guerre, nettoyages ethniques, punitions collectives ou attaques d’hôpitaux sont autant de pratiques qui peuvent être commises sans intention génocidaire. Cependant, les modalités et l’intensité de la campagne de bombardements – l’une des plus massives du XXIe siècle – incitent l’Afrique du Sud à considérer qu’Israël « a violé et continue de violer les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention sur le génocide », et qu’il existe « un risque de préjudice irréparable » pour les Palestiniens.

Évoquant les chiffres officiels à jour du 9 janvier 2024, l’Afrique du Sud a rappelé que 1% de la population de Gaza avait été tuée, qu’une personne sur 40 avait été blessée et que, sur les 180 accouchements ayant lieu chaque jour, l’Organisation Mondiale de la Santé estimait à près de 15% les femmes risquant de souffrir de complications graves sans pouvoir bénéficier des soins médicaux. Mentionnant le risque d‘une famine aiguë et de la propagation d’épidémies, elle a fait appel à l’article II-c de la Convention pour la prévention du crime de génocide, qui fait entrer dans le champ d’application de la Convention la « soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».

Victimes collatérales ? Bombardements non intentionnels de civils ? Afin de contrecarrer ce récit israélien – qui plaide le caractère accidentel des tueries de civils, là où les actions du Hamas visent délibérément des cibles non militaires –, l’Afrique du Sud a longuement égrené des notes ministérielles, des déclarations officielles, des entretiens télévisés de dirigeants. Il s’agissait de souligner les appels décomplexés à l’anéantissement de la bande de Gaza, le vocabulaire de déshumanisation de ses habitants, ainsi que la stratégie rhétorique visant à confondre les membres du Hamas avec la population gazaouie dans son ensemble. Parmi les personnes concernées : le Premier ministre Benjamin Netanyahu, le président israélien, plusieurs ministres, de hauts gradés de l’armée aussi bien que de simples soldats.

Ces « propos génocidaires ne sont donc pas l’exception, ils sont ancrés dans la politique de l’État d’Israël » a ainsi martelé le demanderesse. En outre, cette « intention de détruire » serait « bien comprise par les soldats sur le terrain », ce que la projection d’une vidéo devait appuyer. Dans la salle du tribunal a ainsi résonné, durant une minute, le vacarme d’un groupe de soldats, armes sous le bras, dansant, riant et chantant à tue-tête en récitant des extraits de la Bible : « Que brûlent leurs villages. Que Gaza soit effacée », « Tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous les cieux » – référence biblique à un peuple dont le Dieu de la Torah aurait demandé l’extermination.

Pour justifier sa démarche, l’Afrique du Sud a souhaité rappeler que la lutte contre le crime de génocide échappe à la « compétence exclusive d’un État » et oblige la communauté internationale dans son ensemble. Elle s’est appuyée sur la jurisprudence de la CIJ dans l’affaire « Gambie contre Myanmar ». En 2019, la Cour internationale de justice avait en effet été saisie par la Gambie après le dépôt d’une plainte contre le Myanmar pour un éventuel génocide des Rohingyas, bien que ces deux pays se situent sur deux continents différents. Des « mesures conservatoires » avaient alors été exigées contre le Myanmar. À présent, l’Afrique du Sud en requérait de nouvelles à l’égard d’Israël, incluant notamment l’arrêt des opérations militaires à Gaza ainsi que l’interdiction de la destruction de preuves pouvant servir une enquête ultérieure.

La CIJ est habilitée à exiger des mesures conservatoires dans un bref délai, dès lors qu’il est établi que « des actes susceptibles de causer un préjudice irréparable » sont commis. Et ce, bien avant que « la Cour se prononce de manière définitive sur l’affaire », c’est-à-dire sur l’existence, ou non, d’intentions génocidaires réelles. Ce n’est qu’au bout d’un long travail d’enquête que la CIJ est habilitée à statuer sur ce dernier aspect.

Éradiquer le terrorisme : la défense israélienne

Le lendemain, la Cour devait entendre la plaidoirie de l’État inculpé durant trois heures. Changement de méthode avec la défense israélienne. Par contraste avec la précédente, des images d’otages détenus par le Hamas ont été affichées pendant plusieurs minutes.

« Israël connaît bien le contexte de création du concept de génocide dont il est accusé », a mentionné la défense, soulignant que le plus jamais ça était bien plus qu’un slogan pour le pays, mais son « obligation morale suprême ». À l’inverse, « s’il y a eu des actes que l’on pourrait qualifier de génocidaires, c’est contre Israël ». Et de citer des déclarations de dirigeants du Hamas prônant l’annihilation de l’État hébreu. Dans cette logique, celui-ci mènerait une « guerre défensive », où primerait le droit à prendre toutes les mesures pour défendre ses ressortissants et assurer la libération des otages. Un droit, a-t-il été ajouté, menacé par les demandes itérées de cessez-le-feu.

La résolution de la CIJ pourrait avoir de nombreuses conséquences indirectes pour les États continuant à soutenir Israël. À commencer par son premier pourvoyeur d’armes, les États-Unis.

Les avocats israéliens ont souhaité mettre en exergue une supposée naïveté dans la plaidoirie sud-africaine : « bien malheureusement, les souffrances civiles en temps de guerre ne sont pas le monopole de Gaza », ajoutant que ces pertes n’interviennent que « dans la poursuite légitime d’objectifs militaires ». « Ce qui au contraire est sans précédent », ont-ils poursuivi, c’est « l’enracinement du Hamas dans la population civile », évoquant la propension du groupe armé à utiliser (« de manière systématique ») des infrastructures civiles pour s’y cacher, allant jusqu’à affirmer que la population gazaouie serait « gouvernée par une organisation terroriste qui préfère anéantir ses voisins que protéger ses propres civils ».

Rejetant une quelconque intentionnalité dans les bombardements de Palestiniens non armés, les avocats ont allégué que l’armée israélienne agissait toujours « de manière proportionnée », cherchant à éviter les victimes en les prévenant d’actions militaires imminentes, par des appels téléphoniques ou l’envoi de feuillets depuis les hélicoptères. De même, la défense israélienne a mentionné une aide humanitaire « extraordinaire » qui aurait été offerte aux Gazaouis, avant d’ajouter qu’il n’y avait « aucune restriction d’eau à Gaza » et que des infrastructures avaient été réparées par les Israéliens eux-mêmes.

L’argumentation s’est ensuite voulue plus offensive. La partie israélienne n’a pas hésité à multiplier les attaques ad hominem contre les avocats sud-africains, qualifiant leurs accusations de « calomnies » qui viseraient « à bander les yeux des juges et de la Cour ». Ils ont ainsi affirmé que l’acceptation par la CIJ des mesures conservatoires demandées risquerait de transformer le droit international un « instrument agressif et non protecteur, qui saperait les droits plus qu’il ne les protégerait ». La Convention pour la prévention du crime de génocide serait ainsi tournée en une « charte de l’agresseur », punissant les États cherchant à se « protéger du terrorisme ».

Enfin, la défense israélienne a cherché à inscrire l’Afrique du Sud dans les pas du Hamas : ses représentants nieraient « l’histoire juive » et ses avocats partageraient « la même rhétorique et la même grille d’analyse » que l’organisation terroriste palestinienne.

Mesures conservatoires sans cessez-le-feu

Le 26 janvier 2024, après deux semaines de délibération, la Cour devait rendre une première décision : ayant reconnu sa compétence dans l’affaire, elle a indiqué plusieurs mesures conservatoires, dans l’attente du verdict final, portant sur la réalité des intentions génocidaires. Dans l’ordonnance publiée, elle affirme ainsi qu’il en va « du droit des Palestiniens de Gaza d’être protégés contre les actes de génocide » et que « les faits et circonstances mentionnés ci-dessus suffisent pour conclure qu’au moins certains des droits que l’Afrique du Sud revendique et dont elle sollicite la protection sont plausibles ». Parmi ces « faits et circonstances mentionnés », ont notamment été pris en compte les modalités de l’opération militaire conduite à Gaza.

Surtout, la Cour a « [pris] note » de plusieurs déclarations tenues par les hauts responsables israéliens eux-mêmes. Parmi ces derniers, le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant qui, le 10 octobre 2023, a déclaré dans une allocution aux troupes israéliennes à la frontière de Gaza : « Nous combattons des animaux humains […] Gaza ne reviendra pas à ce qu’elle était avant. Il n’y aura pas de Hamas. Nous détruirons tout. Si un jour ne suffit pas, cela prendra une semaine, cela prendra des semaines, voire des mois, aucun endroit ne nous échappera. »

La déclaration du président d’Israël, Isaac Herzog, tenue le 12 octobre 2023, a elle aussi été mise en avant : « C’est toute une nation qui est responsable. Tous ces beaux discours sur les civils qui ne savaient rien et qui n’étaient pas impliqués, ça n’existe pas. » La Cour a ainsi ordonné à Israël de prévenir et de sanctionner toute incitation au génocide dans la bande de Gaza, et de se conformer aux obligations lui incombant en vertu de la Convention pour la prévention du crime de génocide afin de protéger le peuple palestinien d’ « un risque réel et imminent de préjudice irréparable ». De même, elle a enjoint l’État d’Israël à « prévenir la destruction […] des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application » de cette même Convention, afin de permettre à l’enquête de la Cour d’avoir lieu.

Cette décision a pu être jugée décevante par les partisans du cessez-le-feu, étant donné qu’aucun appel à la cessation des hostilités n’a été prononcé. Elle a coïncidé, ce même 26 janvier, dans les heures suivant la décision de la Cour, avec des accusations lancées contre l’UNRWA – l’agence onusienne chargée de répondre aux besoins essentiels des réfugiés palestiniens au Moyen-Orient. Après qu’Israël a présenté à l’ONU des informations selon lesquelles au moins douze membres de l’agence auraient été impliqués dans les attaques menées par le Hamas le 7 octobre, d’importants donateurs ont décidé de suspendre leurs financements, parmi lesquels les États-Unis (premier contributeur de l’agence), le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Australie ou encore les Pays-Bas. Un coup dévastateur porté aux deux millions de réfugiés de Gaza, qui dépendent directement de cette assistance humanitaire. La France, quant à elle, a décidé de ne pas effectuer de nouveau versement à l’UNRWA pour le premier semestre 2024 suite à ces « accusations d’une extrême gravité », et n’a pas communiqué de date pour une éventuelle reprise du financement. Quelques jours après la décision de la CIJ, celle-ci était-elle déjà frappée de nullité ?

Elle pourrait cependant avoir de nombreuses conséquences indirectes pour les États continuant à soutenir Israël. À commencer par son premier pourvoyeur d’armes, les États-Unis. Dans son ordonnance, la Cour a en effet très explicitement rappelé que la Convention pour la prévention du crime de génocide condamne également « la complicité dans le génocide » (article III, litt. e). Ainsi, si la CIJ n’a pas appelé à un cessez-le-feu, le non-respect des mesures conservatoires n’est pas sans implications juridiques.

Une lueur d’espoir malgré les bombardements sans trêve ?

Pour l’heure, l’arrêt de la CIJ ne semble nullement peser sur les dirigeants israéliens. Lors d’un entretien accordé à la chaîne de télévision états-unienne ABC News et diffusé le 11 février, le premier ministre Benjamin Netanyahu a ainsi annoncé une offensive imminente sur Rafah, déclarant : « La victoire est à portée de main. Nous allons le faire. Nous allons prendre les derniers bataillons terroristes du Hamas et Rafah, qui est le dernier bastion. » Une annonce qui n’a pas été sans alerter un grande nombre de dirigeants politiques et susciter de vives réactions, y compris parmi les proches soutiens d’Israël. Lors d’une rencontre le 12 février à la Maison-Blanche avec le roi de Jordanie Abdallah II, le président des États-Unis Joe Biden a ainsi affirmé la nécessité d’un plan « crédible et réalisable » pour protéger la population concentrée à Gaza – rejetant cependant dans le même temps l’idée d’un cessez-le-feu durable dans la région. Cette préoccupation n’a cependant pas empêché l’armée israélienne de bombarder Rafah.

Seul un arrêt de la justice néerlandaise, frappant d’interdiction l’exportation de pièces de bombardiers F-35 vers Israël, fait figure à ce jour de mesures contraignantes. Les plaignants avaient saisi les tribunaux des Pays-Bas, soulignant qu’une telle action pourrait rendre le pays coupable de complicité de crime de génocide, en vertu de la décision de la Cour de La Haye. Une décision surtout symbolique – les États-Unis pouvant fournir l’ensemble des pièces de F-35 en lieu et place des Pays-Bas – mais donc certains espèrent qu’elle fera tâche d’huile.

Une maigre consolation, à l’heure où malgré quelques déclarations inquiètes, les leaders du camp occidental ne se défont pas de leur soutien militaire à Israël. Alors que les bombes continuent de pleuvoir sur Rafah, la décision de la CIJ appartient-elle déjà au passé ? Si les prochaines semaines devaient signer son obsolescence, c’est une nouvelle brèche qui serait ouverte dans le droit international et l’ordre mondial actuel. Un gouffre béant qui se creuserait entre l’OTAN et les BRICS. Et une disgrâce durable qui frapperait les pays qui s’alignent sur un État qui proclame son mépris pour les Nations-Unies.

Frappes américaines sur le Yémen : vers une nouvelle guerre au Moyen-Orient ?

Opération militaire occidentale à proximité du Yémen. © Crown Copyright 2011, NZ Defence Force

À défaut de faire pression sur Israël pour interrompre le carnage mené à Gaza, Joe Biden a préféré ouvrir un nouveau front au Yémen et bombarder les Houthis, qui prennent pour cible les navires de commerce d’Israël et de ses alliés dans le détroit de Bab-el-Mandeb. Une escalade peu susceptible de mettre fin aux attaques en mer Rouge et qui pourrait saboter le processus de paix engagé pour résoudre la guerre civile qui ravage le Yémen depuis presque dix ans. Par Helen Lackner, autrice de l’ouvrage Yemen in Crisis: autocracy, neo-liberalism and the disintegration of a state, traduction par Camil Mokadem [1].

Le 11 janvier, après plusieurs semaines de procrastination, les forces américaines et britanniques ont déclenché pas moins de 60 frappes aériennes visant des positions du mouvement Ansar Allah (ou Houthi), au Yémen. Cette opération, ainsi que les suivantes menées par les États-Unis, a pour objectif officiel de protéger le trafic maritime contre les attaques des rebelles Houthis en mer Rouge. Cette escalade militaire amorce une nouvelle étape dans la crise actuelle au Moyen-Orient, dont le cœur demeure l’offensive israélienne potentiellement génocidaire menée sur la population de Gaza. 

D’abord annoncés comme des mesures « exceptionnelles », les bombardements se sont répétés presque quotidiennement et sont amenés à se poursuivre. Les gouvernements américain et britannique ont annoncé que cette campagne visait à assurer le respect de la liberté de navigation, principe reconnu à l’international. La menace houthie est également brandie devant l’opinion publique européenne comme un facteur potentiel d’inflation. Le mouvement séparatiste est en effet tenu responsable des retards de livraison de marchandises, provoqués par les détours que les navires prennent désormais pour éviter la mer Rouge. 

Les États-Unis ont d’autre part déclaré que ces frappes n’entrent pas dans le cadre de l’opération Gardien de la prospérité, annoncée mi-décembre, qui brille par son insignifiance. Aucun pays frontalier de la mer Rouge n’a en effet rejoint la force opérationnelle américaine, pas même l’Égypte, pourtant durement touchée par les pertes de revenus liés aux droits de passage par le canal de Suez. La majorité des principales compagnies maritimes contournent désormais l’Afrique, ce qui augmente les coûts et les délais.

Que veulent les Houthis ?

Les États-Unis et le Royaume-Uni refusent de reconnaître officiellement les revendications des Houthis. Ces derniers ont pourtant clairement affirmé agir en soutien des Palestiniens à Gaza et ont déclaré que leurs actions prendraient fin dès qu’Israël cessera ses opérations militaires dans l’enclave et lèvera le blocus des biens essentiels. Ansar Allah a également déclaré ne cibler que les navires ayant des liens avec Israël, bien qu’au lendemain des représailles récentes, le mouvement vise désormais les transporteurs américains et britanniques. Les Houthis ne souhaitent toutefois pas imposer un blocage généralisé en mer Rouge.

Les médias occidentaux présentent volontiers les Houthis comme des marionnettes iraniennes aux mains de Téhéran.

Ces derniers sont régulièrement présentés dans les médias occidentaux comme de vulgaires marionnettes de Téhéran, au même titre que d’autres mouvements locaux. « Soutenus par l’Iran » est la désignation standard accolée à toute mention des rebelles Houthis, une formulation éculée, à double fonction.

D’abord, cette désignation donne du grain à moudre aux « faucons » de Washington, qui souhaitent étendre le conflit pour mener une guerre à grande échelle à l’Iran, un scénario qui aurait des conséquences épouvantables dans la région. Ce projet s’accorde toutefois avec les objectifs des franges les plus radicales du gouvernement israélien d’extrême droite, lesquelles s’activent à faire entrer les États-Unis dans un conflit ouvert. L’avènement d’une guerre serait particulièrement inquiétant pour la sécurité des pays membres du Conseil de coopération du Golfe (Arabie Saoudite, Oman, Bahreïn, Koweït, Émirats arabes unis, Qatar), situés entre Israël et l’Iran géographiquement (et dans une moindre mesure, politiquement).

Désigner Ansar Allah comme un mouvement fantoche aux mains de Téhéran sert également à dénigrer les motivations et le positionnement des Houthis. Répété quotidiennement, leur slogan révèle une idéologie explicite : « Dieu est le plus grand ! Mort à l’Amérique, mort à Israël, malédiction aux juifs et victoire à l’islam ! »

En réaction aux massacres commis à Gaza, les rebelles yéménites ont d’abord déclenché des tirs de missiles et de drones en direction du sud d’Israël, des frappes interceptées avant qu’elles n’aient pu toucher leur cible. À l’inverse, leurs opérations en mer Rouge ont eu un impact bien réel, le port d’Eilat (unique porte d’entrée israélienne dans la mer Rouge) a vu son activité chuter de 85 %, et l’état hébreu a subi des pertes de 3 milliards de dollars fin décembre 2023.

Ces interventions en pleine mer ont fait passer les Houthis de l’ombre à la lumière, le mouvement est désormais célébré par des milliers de personnes qui l’ignoraient encore quelques mois auparavant. La perception est toute autre aux États-Unis et au Royaume-Uni, tous deux déterminés à soutenir de manière inconditionnelle l’assaut mené sur Gaza, où le bilan s’élève à plus de 25 000 morts palestiniens.  

Contrairement à la plupart des pays arabes, les Houthis se sont mobilisés pour aider les Palestiniens et jouissent ainsi d’un soutien inédit au sein de la population yéménite, très largement propalestinienne. D’immenses foules se sont en effet rassemblées chaque semaine dans la capitale, Sanaa, et dans d’autres villes du pays pour manifester leur soutien à la Palestine.

Les opérations en mer Rouge aident également Ansar Allah à recruter parmi la jeunesse. La vigueur des Houthis tranche avec l’inertie du gouvernement yéménite internationalement reconnu et ses factions, qui soutiennent timidement la cause palestinienne. Une inertie qui, en comparaison, accroît la popularité d’Ansar Allah.

Quelles conséquences sur le Yémen ?

Les frappes de la coalition anglo-américaine et la désignation par Washington des Houthis comme organisation considérée comme terroriste, annoncée le 17 janvier dernier, auront de lourdes conséquences sur le Yémen. Bien qu’ils renforceront sans doute l’image populaire d’Ansar Allah à l’échelle locale et internationale, ces événements risquent d’aggraver la crise humanitaire dans le pays, même si les communiqués américains jurent du contraire.

En dépit des affirmations américaines, désigner les Houthis comme un mouvement terroriste risque d’aggraver la crise humanitaire au Yémen.

Ces opérations militaires aériennes ont un impact catastrophique sur les populations civiles. Les risques sont notamment élevés chez les plus précaires, souffrant déjà de l’accès limité aux ressources alimentaires et qui pourraient à présent subir la restriction des envois de fonds vers le Yémen, une manne financière absolument vitale pour des milliers de foyers.  

Par ailleurs, ces frappes remettent en cause le timide processus de paix au Yémen, débuté en avril 2022. Une trêve de six mois avait alors été initiée sous l’égide de l’ONU entre les Houthis et leurs adversaires du Conseil de direction présidentiel. Celui-ci se compose de 8 membres représentant différentes régions et factions du pays, ainsi que les intérêts rivaux de l’Arabie Saoudite et des Émirats arabes unis, qui ont eux-mêmes créé cette instance. Vu sa composition, rien d’étonnant à voir ce groupe rongé par des dissensions internes et des rivalités entre puissances tutélaires extérieures. Ces divisions ont pris le pas sur la lutte contre les Houthis.

À l’inverse, ces derniers présentent un front uni. Du fait de leur organisation structurelle, leur gouvernement central a su limiter les désaccords internes, et depuis 2015, Ansar Allah contrôle à peu près les deux tiers de la population yéménite et un tiers du territoire national.

Depuis 2015, Ansar Allah exerce son pouvoir sur environ deux tiers de la population et un tiers du territoire du Yémen.

Le système de gouvernement des Houthis est extrêmement autoritaire et répressif, et le respect des droits humains, à commencer par la liberté d’expression et les droits des femmes, n’est pas un principe fondateur pour le mouvement. D’un point de vue financier, Ansar Allah dépend largement d’une forte taxation de tout ce qui transite dans sa zone de contrôle. Les revenus portuaires et douaniers des ports d’Al Hodeïda ont augmenté au cours de l’année dernière, grâce à la levée partielle du blocus maritime, ce qui leur a permis de détourner les navires du port d’Aden.

Pour les civils, l’effondrement de l’économie et l’apport famélique d’aide humanitaire n’ont fait qu’aggraver davantage les niveaux de pauvreté à travers le pays, alors que le Yémen était déjà l’état le plus pauvre de la région. Au cours d’une guerre civile longue de presque dix ans, le mouvement Houthi a quant à lui gagné en vigueur et renforcé ses capacités sur le plan militaire, et s’il n’avait pas essuyé les assauts aériens de la coalition menée par l’Arabie Saoudite, il aurait sûrement élargi son emprise territoriale, notamment dans la région de Marib, zone clé de production de pétrole et de gaz.

De fragiles négociations de paix

Pour compléter cet épineux tableau, il faut mentionner les négociations directes amorcées fin 2022 entre l’Arabie Saoudite et le mouvement Houthi, des tractations qui représentent le principal espoir de mettre fin à la guerre au Yémen.

Depuis la fin de l’année 2022, des négociations ont été engagées entre l’Arabie Saoudite et les Houthis.

Le prince héritier et principal dirigeant saoudien Mohamed Ben Salmane a depuis longtemps abandonné l’espoir d’une victoire rapide contre les Houthis, et cherche depuis quelques années à sortir son pays de l’impasse yéménite. Pour sa part, Ansar Allah désigne clairement l’Arabie Saoudite comme son adversaire et perçoit le Conseil de direction présidentiel (Internationaly recognized government, ou IRG) comme un vulgaire prolongement du royaume. Les négociations directes sont donc un élément crucial pour mettre un terme à l’engagement saoudien.

Tout au long de l’année 2023, un accord semblait sur le point de se dessiner. Ce dernier devait proposer de multiples solutions, notamment le versement par l’Arabie Saoudite du salaire des fonctionnaires pendant un an, la fin du blocage des ports, et l’élargissement des destinations depuis l’aéroport de Sanaa. En tout premier lieu, cet accord devait inclure un cessez-le-feu permanent et la sécurisation des frontières.

Le statut officiel de l’Arabie Saoudite dans ces négociations demeure toutefois un point de désaccord majeur. Les Houthis insistent sur le fait que Riyad signe en tant que « participant », terme qui exposerait les autorités saoudiennes à des accusations de crimes de guerre, et placerait le royaume face à ses responsabilités pour leurs actions militaires passées. Les Saoudiens souhaitaient donc signer l’accord en tant que « médiateurs » pour éviter ce risque afin de ne pas écorner leur image. En décembre dernier, ce point d’achoppement semblait pouvoir être levé, les houthis ayant modéré leurs exigences et étant prêts à mentionner l’Arabie Saoudite comme médiatrice.

Ces efforts n’ont toutefois débouché que sur une déclaration de l’envoyé spécial des Nations Unies pour le Yémen, Hans Grundberg, pourtant externe aux négociations entre les Houthis et l’Arabie Saoudite. Ce dernier a annoncé la préparation d’une feuille de route pour des négociations internes entre les parties yéménites, censées déboucher sur un accord de paix qui mettrait fin à la guerre civile.

Les Saoudiens se sont contentés de notifier le Conseil de direction présidentiel du contenu de l’accord, ce qui démontre à quel point il ne s’agit que du relai de pouvoir de puissances étrangères. À l’instar de l’envoyé spécial de l’ONU, ils n’ont pas été consultés et n’ont jamais eu l’occasion de donner leur avis. Si cet accord avait abouti, les pays membres du Conseil de coopération du Golfe auraient été formellement libérés de leur implication dans la guerre civile au Yémen. Il y a toutefois fort à parier que le Conseil aurait continué à soutenir les factions qui dépendent de lui financièrement et politiquement.

Un nouveau bourbier ?

Cet accord n’aurait certes pas mis fin à la guerre civile au Yémen, mais il aurait constitué une avancée notable vers une solution. Les négociations visant à établir un état démocratique auraient été extrêmement difficiles si les Houthis avaient eu l’ascendant dans le rapport de force. Au sein du gouvernement internationalement reconnu, on retrouve des éléments politiques comme le Conseil de transition du Sud, et les forces de la Résistance Nationale de Tarek Saleh, deux organisations tout aussi brutales et répressives qu’Ansar Allah, d’autres mouvements comme Al-Islah défendent, eux, une idéologie islamiste rivale.

S’opposer au soutien populaire pro-palestinien est un jeu dangereux pour n’importe quel gouvernement au Moyen-Orient.

L’engagement des Houthis dans le contexte de la guerre à Gaza a constitué un défi complexe pour le processus de négociations. L’Arabie Saoudite et les États-Unis espéraient voir l’accord se concrétiser avant que la situation n’atteigne un point critique. C’est ce qui explique le silence de Riyad par rapport aux interventions des Houthis en mer Rouge. En outre, pour n’importe quel état du Moyen-Orient, s’opposer au soutien populaire en faveur de la Palestine est un jeu dangereux étant donné le possible génocide en cours, surtout quand on connait l’inaction du royaume des Saoud à ce sujet. En réponse aux frappes américaines sur le Yémen, Riyad s’est donc contenté d’appeler à la « retenue et à empêcher toute recrudescence ».

Du côté des États-Unis, mettre fin à la guerre au Yémen était l’un des objectifs affichés de l’administration Biden au début de son mandat. En désignant les Houthis comme terroristes et en les attaquant, le Président américain a probablement enterré cette promesse.

Si la perspective de la paix d’une paix entre les Houthis et le camp saoudien s’éloigne, l’intervention américaine et britannique n’est pas pour déplaire à d’autres factions du Conseil de direction présidentiel. Le Conseil de transition du Sud (STC), dirigé par Aïdarous al-Zoubaïdi et défendant une sécession du Sud-Yémen, a ainsi appelé ouvertement à cette implication militaire occidentale. Marionnette du gouvernement des Emirats Arabes Unis, cette faction espère que la désignation des Houthis comme terroristes aidera à mieux criminaliser leurs adversaires sur la scène internationale et que les frappes militaires affaibliront Ansar Allah. Quoi qu’il en soit, les soutiens de cette nouvelle escalade guerrière n’ont visiblement retenu aucune leçon des multiples conflits dans la région, qui n’aboutissent toujours qu’au désastre.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin, paru sous le titre de « Joe Biden’s Air Strikes on Yemen Are Reckless and Wrong ».