Immunité de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : la mise en péril de la séparation des pouvoirs

Emmanuel Macron et Benjamin Netanyahu, à l’occasion d’une rencontre à Jérusalem le 22 janvier 2020 © Israel Ministry of Foreign Affaires

En novembre dernier, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, pour des faits de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Six jours plus tard, le gouvernement français, par la voix du quai d’Orsay, indiquait qu’ils bénéficiaient tous les deux d’une immunité susceptible d’empêcher leur arrestation sur le sol français. Une position très éloignée du droit international et du principe de séparation des pouvoirs.

Le gouvernement français pouvait-il s’opposer à l’arrestation de Benyamin Netanyahou et de Yoav Gallant, dans l’hypothèse où ils poseraient le pied sur le sol français ? La question est devenue brûlante depuis que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a invoqué leur immunité, à travers un communiqué publié en réponse aux mandats d’arrêts émis le 21 novembre 2024 par la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre du Premier ministre israélien et de son ancien ministre de la Défense pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Plus précisément, le quai d’Orsay estime que si le Statut de Rome impose la « pleine coopération » de la France avec la Cour pénale internationale, celui-ci « prévoit également [en son article 98] qu’un État ne peut être tenu d’agir d’une manière incompatible avec ses obligations en vertu du droit international en ce qui concerne les immunités des États non parties à la CPI ». Le communiqué ajoute que « de telles immunités s’appliquent au Premier ministre Netanyahou et aux autres ministres concernés et devront être prises en considération si la CPI devait nous demander leur arrestation et remise. » Il se conclut par l’affirmation de « l’amitié historique qui lie la France à Israël, deux démocraties attachées à l’État de droit et au respect d’une justice professionnelle et indépendante », avant de préciser que la France « entend continuer à travailler en étroite collaboration avec le Premier ministre Netanyahou et les autres autorités israéliennes pour parvenir à la paix et à la sécurité pour tous au Moyen-Orient. »

Une bienveillance vis-à-vis d’Israël que le rapport volumineux d’Amnesty International publié le 5 décembre 2024, et concluant à la commission d’un génocide dans la bande de Gaza, ne semble pas avoir ébréchée, la diplomatie française se contentant d’en « prendre note. » Les conclusions de ce rapport sont pourtant confortées par plusieurs sources telles que le rapport du 25 mars 2024 de la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, ou encore le rapport du 20 septembre 2024 du Comité spécial de l’ONU chargé d’enquêter sur les pratiques israélienne affectant les droits de l’Homme du peuple palestinien, lesquels doivent être mis en lien avec l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024 concluant à un risque plausible de génocide à Gaza.

La remise en cause française des décisions de la CPI

Ce communiqué a heurté de nombreux spécialistes du droit pénal international, et ceci pour trois raisons. La première est que depuis l’adoption du Statut de Rome le 17 juillet 1998, la France a promu l’action de la CPI et encouragé la coopération la plus large possible des États avec cette institution, considérant que les crimes touchant l’ensemble de la communauté internationale ne pouvaient rester impunis. Dans des situations analogues, elle n’a d’ailleurs pas hésité à soutenir la CPI face aux États parties au Statut de Rome refusant de mettre à exécution ses mandats d’arrêt visant des chefs d’États ne reconnaissant pas la compétence de la CPI (à l’instar d’Israël), au motif juridiquement inopérant que ces derniers jouissaient d’une immunité. Tel fut encore le cas en septembre 2024, lorsque la France apportait « son plein soutien à la CPI » suite au refus de la Mongolie de procéder à l’arrestation du président russe Vladimir Poutine arrivé sur son sol. La position du quai d’Orsay concernant Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant constitue donc un virage à 180° de la diplomatie française, de nature à freiner l’action de la CPI et à compromettre son efficacité pour sanctionner les crimes les plus graves. Elle donne également l’impression d’un double standard peu compatible avec l’idée de justice.

Ensuite, la deuxième raison tient au fait que la question des immunités a déjà été tranchée par la CPI, qui a conclu à leur inopposabilité s’agissant des crimes internationaux relevant de sa compétence. À plusieurs reprises, elle a estimé que les dispositions de l’article 98 du Statut de Rome ne pouvaient être interprétées comme faisant obstacle à celles de son article 27, qui prévoit explicitement et catégoriquement que « la qualité́ officielle de chef d’État ou de gouvernement, de membre d’un gouvernement ou d’un parlement, de représentant élu ou d’agent d’un État, n’exonère en aucun cas de la responsabilité́ pénale. » C’est sur ce fondement que la CPI, le 24 octobre 2024, a condamné la Mongolie pour son refus d’interpeller Vladimir Poutine.

Comment la France pourrait-elle continuer à affirmer qu’elle respecte la CPI, dès lors qu’elle ne respecterait pas ses décisions ? Il faut d’ailleurs souligner qu’à rebours du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, les juridictions françaises sont en voie d’alignement sur la jurisprudence de la CPI. En effet, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 26 juin 2024, a refusé de reconnaître l’immunité au président syrien Bachar Al-Assad concernant des faits de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Elle a estimé qu’eu égard au droit international coutumier, une telle immunité ne pouvait s’appliquer à des crimes d’une telle gravité.

La confusion de l’immunité politique et juridique

Enfin, en tout état de cause, le gouvernement français ne dispose d’aucune compétence juridique pour accorder une immunité à Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant. Il s’agit d’une prérogative réservée à l’autorité judiciaire, qui doit se prononcer sur ce point en toute indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. C’est d’ailleurs ce que prévoient les textes organisant la procédure d’arrestation et de remise à la CPI. Ainsi, l’article 627-4 du Code de procédure pénale dispose que les demandes d’arrestation aux fins de remise délivrées par la CPI sont adressées aux « autorités compétentes » (à savoir le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, puis le garde des Sceaux) qui les transmettent au procureur général près la cour d’appel de Paris après s’être assuré de leur « régularité formelle. » Ce contrôle portant seulement sur la forme et non sur les questions touchant au fond du droit, l’exécutif ne serait pas juridiquement fondé à invoquer une immunité pour rejeter la demande de la CPI.

D’ailleurs, le même article du Code de procédure pénale permet à la CPI, si l’urgence le commande, d’adresser directement sa demande au procureur de la République territorialement compétent (sans passer par le canal diplomatique), afin qu’il procède à l’arrestation provisoire de la personne visée par le mandat d’arrêt. Le procureur ne peut se soustraire à cette obligation, sauf à violer à la fois le Statut de Rome et le Code de procédure pénale. En toute hypothèse, ce n’est pas le gouvernement, mais les juges du siège de la chambre de l’instruction qui, en dernière analyse, se prononcent sur la remise des personnes interpellées à la CPI, et donc sur la question des immunités.

En d’autres termes, le communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ne doit pas laisser croire que l’exécutif aurait juridiquement le pouvoir de faire obstacle à l’arrestation et à la remise à la CPI de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : il n’en est rien. Ce communiqué constitue toutefois une pression politique sur l’autorité judiciaire, puisqu’elle l’incite à accorder l’impunité aux deux mis en cause en se fondant sur une interprétation fallacieuse du Statut de Rome, de la jurisprudence de la CPI et du droit international coutumier. Et ceci, en faisant peu de cas de la séparation des pouvoirs… Pour respecter le droit international, procureurs et juges auront alors le devoir, le cas échéant, d’affirmer leur indépendance en résistant aux pressions politiques, comme l’a fait la CPI en émettant ces mandats d’arrêt.

Gaza : derrière les massacres, les profiteurs de guerre

Gaza profiteurs de guerre

Certains y verraient une première inflexion. Tandis que le Canada décrète la fin des exportations d’armes vers Israël, les États-Unis portent au Conseil de sécurité de l’ONU un projet de résolution pour un « cessez-le-feu immédiat ». Après plus de cinq mois d’un conflit où les tueries de civils se sont produites à un rythme inédit au XXIè siècle, le temps de l’impunité est-il terminé pour Israël ? Si l’opinion publique des pays nord-américains et européens semble chaque jour davantage en faveur d’une condamnation des bombardements israéliens, des intérêts économiques veillent à la préservation d’une bonne entente avec le gouvernement de Benjamin Netanyahu. Au-delà des producteurs d’armes, qui profitent directement de la situation, une nébuleuse d’acteurs a intérêt au maintien du statu quo [1].

Les bombardements israéliens sur Gaza ont coûté la vie à plus de 30 000 Palestiniens – selon les chiffres officiels acceptés par les institutions internationales -, dont la grande majorité sont des civils. Parmi eux, au moins 19 000 femmes et enfants. Tandis que les représentants israéliens multipliaient les appels à l’épuration ethnique, l’Afrique du Sud portait une accusation de « génocide » contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le 26 janvier, celle-ci statuait : il existe un « risque génocidaire », Israël pourrait enfreindre la Convention des Nations Unies sur le génocide. Les États qui le soutiennent militairement pourraient en être complices.

Les semaines suivantes, le gouvernement américain (ainsi que la grande majorité des européens) est demeuré un appui constant de Benjamin Netanyahu, malgré des déclarations inquiètes quant au sort des civils de Gaza. Son projet de résolution à l’ONU appelant à un « cessez-le-feu immédiat » marque peut-être un premier changement d’orientation – après cinq mois d’un soutien de facto inconditionnel.

« Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. »

Greg Hayes, PDG de l’entreprise d’armement RTX, le 24 octobre, à propos des bombardements à Gaza

Entre-temps, l’administration Biden aura requis 14,3 milliards de dollars d’équipement militaire pour Israël – en plus des 3,8 milliards de dollars d’aide que les États-Unis concèdent déjà annuellement. Ce montant a été bloqué par le Congrès, mais Joe Biden l’a contourné à deux reprises en décembre 2023, pour imposer des ventes d’armes à Israël d’une valeur de plus de 200 millions de dollars.

Aubaine pour les marchands d’armes

De longue date, les opérations israéliennes sur Gaza sont une aubaine pour de nombreuses entreprises de défense basées aux États-Unis. Et elles ne s’en cachent pas. Selon Molly Gott et Derek Seidman, rédacteurs pour le média d’investigation Eyes on the Ties, cinq des six plus importants producteurs d’armes au monde sont basés aux États-Unis. Il s’agit de Lockheed Martin, Northrop Grumman, Boeing, General Dynamics et RTX (anciennement Raytheon). Sans surprise, elles ont vu leur cour en Bourse atteindre des sommets lorsque les bombardements israéliens sur Gaza ont commencé. Le lendemain des attentats du 7 octobre, il avait augmenté de 7 %.

Et les dirigeants de ces entreprises s’en sont publiquement réjouis. Évoquant le conflit lors d’une réunion datant du 24 octobre, le PDG de RTX, Greg Hayes, déclarait : « Je pense réellement que nous constaterons un bénéfice causé par la hausse des commandes sur l’ensemble de notre portefeuille. ». Le lendemain, le Directeur financier et Vice-président exécutif de General Dynamics, Jason Aiken, répondait à une question concernant les opportunités pour son entreprise : « La situation en Israël est terrible […] Mais si l’on considère le potentiel en termes de hausse de la demande, c’est probablement du côté de l’artillerie que cela aura lieu ».

Il ne fait aucun doute que ces armes sont directement utilisées pour commettre les crimes dont sont victimes les Palestiniens dans la bande de Gaza, ainsi que l’a rapporté Stephen Semler dans Jacobin. Elles incluent des missiles Hellfire, des obus d’artillerie et des fusils d’assaut, mais aussi du phosphore blanc, que Semler décrit comme « une arme incendiaire, capable de brûler à travers la chair, les os et même le métal ». Ce matériau est interdit d’utilisation à proximité des civils par le Protocole III des Conventions de Genève – et l’armée israélienne l’a utilisé à plusieurs reprises.

Mais au-delà des fournisseurs militaires, de nombreuses sociétés américaines ont d’importants investissements en Israël, et profitent directement du conflit – et de l’occupation de la Cisjordanie.

Au-delà de l’armement

Parmi les entreprises basées aux États-Unis qui ont été visées par les campagnes de boycott, on trouve notamment l’entreprise d’informatique HP, le pétrolier Chevron et la société immobilière RE/MAX. HP fournit du matériel informatique à l’armée et la police d’Israël, ainsi que des serveurs à l’Autorité israélienne de l’immigration et de la population – une entité qui possède un rôle central dans l’occupation de la Cisjordanie, et le maintien d’un régime inégalitaire que de nombreuses associations et institutions onusiennes décrivent comme une forme d’apartheid.

Le géant de l’énergie Chevron extrait quant à lui du gaz revendiqué par Israël en Méditerranée orientale, et fournit à l’État israélien des milliards de dollars, afin de payer des licences de gaz. De plus, Chevron est impliqué dans le transfert illégal de gaz égyptien vers Israël, via un pipeline traversant la zone économique exclusive palestinienne à Gaza. Et potentiellement partie prenante du pillage, par Israël, des réserves de gaz palestiniennes en mer au large de la bande de Gaza – un crime de guerre en droit international.

En 2017, un rapport du Centre de recherche sur les entreprises multinationales (CREM), basé à Amsterdam, détaillait le rôle de la société Noble Energy dans la violation des droits des Palestiniens, en lien avec l’extraction de gaz en Méditerranée orientale – l’entreprise a été acquise par Chevron en 2020. Outre sa participation au blocus, qui empêche les autorités de Gaza d’avoir accès aux petites réserves de gaz au large de ses côtes, le CREM rapporte que ses activités d’extraction dans les champs gaziers israéliens pourraient également épuiser les réserves palestiniennes de gaz…

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens

« En ne faisant aucun effort pour s’assurer du consentement des Palestiniens, Noble Energy a manqué de se conformer aux Principes directeurs de l’OCDE pour les entreprises multinationales et aux Principes directeurs des Nations-unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme ». Le rapport poursuit : « L’entreprise a également pu contribuer à la violation du collectif à l’autodétermination. Si le gaz naturel palestinien était effectivement drainé […], on pourrait soutenir que Noble Energy a participé à un acte de pillage, en violation du droit humanitaire international et du droit pénal. »

RE/MAX commercialise quant à elle des propriétés dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. Et a continué à le faire après les attentats du 7 octobre, alors que la violence des colons israéliens ne cessait de s’accroître.

D’autres entreprises américaines ont été désignées les mouvements de boycott : Intel, Google/Alphabet, Amazon, Airbnb, Expedia, McDonald’s, Burger King et Papa John’s, etc. Si leur affichage garantit des campagnes efficaces, elles ne sont que la partie émergée de l’iceberg. L’American Friends Service Committee (AFSC) maintient une liste plus complète des entreprises impliquées dans l’occupation de la Cisjordanie.

Parmi les cas particulièrement flagrants de complicité dans le processus de colonisation figure Caterpillar Inc., le géant de la construction, dont le bulldozer blindé D9 est fréquemment utilisé par l’armée israélienne pour détruire des maisons, des écoles et d’autres bâtiments palestiniens – ainsi que dans des attaques contre Gaza. En 2003, l’activiste américaine Rachel Corrie a été écrasée par l’un de ces bulldozers, « alors qu’elle tentait de défendre une maison palestinienne d’une démolition alors que la famille était encore à l’intérieur », selon l’AFSC.

Les pétroliers ExxonMobil Corporation et Valero ne sont pas en reste par rapport à Chevron, et fournissent sans relâche du carburant aux bombardiers israéliens. Motorola Solution Inc., l’entreprise de communications et de surveillance, fournit depuis longtemps la technologie de surveillance qu’Israël utilise pour surveiller les Palestiniens de Cisjordanie et sur les checkpoints de Gaza. La société de voyages et de tourisme TripAdvisor, quant à elle, est impliquée dans l’occupation d’une manière plus banale : comme Airbnb, elle fait office d’agent de réservation pour des propriétés dans des colonies et sur le plateau du Golan.

Selon le Bureau des représentants américains au commerce, en 2022, les États-Unis ont exporté pour pas moins de 20 milliards de dollars de biens et services vers Israël – soit 13,3 % des importations totales de ce dernier. Israël a exporté pour 30,6 milliards de dollars vers les États-Unis, un chiffre qui représente 18,6 % de toutes ses exportations. Le commerce et les investissements américains en Israël jouent un rôle significatif dans son économie israélienne, et constituent potentiellement un levier majeur.

Si le projet de résolution onusienne pour un cessez-le-feu porté par Joe Biden semble marquer une première inflexion diplomatique, nul doute que de puissants acteurs n’ont guère intérêt à cette issue pacifique.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre : « The Obscene US Profiteering From Israeli War and Occupation ».

Bombardements israéliens à Gaza : le désengagement américain au Proche-Orient remis en question

Signature des accords d’Abaraham en 2020. Supervisés par les Etats-Unis, ils ont conduit à l’ouverture de relations diplomatiques entre Israël et Bahrein et les Emirats arabes unis, puis d’autres pays arabes. © Trump White House

Bien que soutiens indéfectibles d’Israël, les Etats-Unis tentent de modérer la réaction guerrière de Netanyahou pour éviter un embrasement régional. Un tel scénario compromettrait en effet leur volonté de désengagement du Moyen-Orient, articulé notamment autour des accords d’Abraham. Mais le jusqu’au boutisme de l’extrême-droite au pouvoir à Jérusalem et la perspective de combats de guérilla de longue durée à Gaza font craindre qu’un nouveau bourbier n’apparaisse rapidement. Décryptage de la stratégie confuse et fragile de Joe Biden par le journaliste Oliver Eagleton dans la New Left Review, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Depuis l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » conduite par le Hamas le 7 octobre et l’assaut sur Gaza qui s’en est suivi, l’administration Biden s’est livrée à ce que l’on appelle par euphémisme un « numéro d’équilibriste ». D’une part, elle fait l’éloge de la punition collective des Palestiniens et, d’autre part, elle met Israël en garde contre une réaction excessive. Son soutien aux bombardements aériens et aux raids ciblés israéliens est inébranlable, mais elle a néanmoins posé des « questions difficiles » sur l’invasion terrestre initiée début novembre : Y a-t-il un objectif militaire atteignable ? Existe-t-il une feuille de route pour la libération des otages ? Si le Hamas est éradiqué, comment sera gouverné Gaza, en sachant qu’une gouvernance israélienne serait intenable ? 

Washington presse les Israéliens de répondre à ces questions – et envoie ses propres conseillers pour les aider à les résoudre – tout en donnant son feu vert au massacre en cours. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette réaction démocrate à la crise, notamment le désir de devancer les Républicains et l’instinct automatique, dans les deux partis américains, d’être « aux côtés d’Israël ». Mais cette position peut également être replacée dans le contexte de la vision plus large du Moyen-Orient qu’a l’Amérique, qui s’est cristallisée sous la présidence de Trump et confirmée sous celle de Joe Biden.

Washington veut se désengager du Moyen-Orient

Conscients du chaos engendré par leurs tentatives de changement de régime dans la région et désireux de conclure le « basculement vers l’Asie » initié par Barack Obama au début des années 2010, les Etats-Unis ont cherché à se désengager partiellement du Moyen-Orient. Leur objectif est d’établir un modèle qui remplacerait l’intervention directe par une surveillance à distance. Cependant, pour envisager une réelle réduction de leur présence, ils ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires. Les accords d’Abraham de 2020 ont fait progresser cet objectif, puisque Bahreïn et les Émirats arabes unis, en acceptant de normaliser leurs relations avec Israël, ont rejoint un « axe réactionnaire » plus large englobant le royaume saoudien et l’autocratie égyptienne. Trump a étendu les ventes d’armes à ces États et cultivé les liens entre eux – militaires, commerciaux, diplomatiques – dans le but de créer une phalange d’alliés fiables qui soutiendraient les États-Unis dans la nouvelle guerre froide tout en agissant comme un rempart contre l’Iran. L’accord nucléaire d’Obama n’a pas réussi à empêcher la République islamique d’étendre son influence, seule une « pression maximale » pourrait y parvenir.

Pour envisager une réelle réduction de leur présence, les Etats-Unis ont d’abord besoin d’un accord de sécurité qui renforce les régimes amis et limite l’influence des régimes réfractaires.

Une fois à la Maison Blanche, Biden a adopté le même schéma : le sommet du Néguev, organisé en 2022, a ainsi approfondi les liens entre les pays signataires des accords d’Abraham et réclamé l’établissement des relations formelles entre les Saoudiens et les Israéliens. Quant à l’Iran, le Plan d’action global commun (PAGC) défini par l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (accord signé en 2015, puis rompu par Donald Trump, ndlr), est resté lettre morte et les efforts pour contenir Téhéran se sont poursuivis, combinant sanctions, diplomatie et exercices militaires. Comme l’a indiqué Brett McGurk, conseiller de la Maison Blanche pour le Moyen-Orient, dans un discours prononcé devant le Conseil atlantique, les principes de cette politique sont « l’intégration » et « la dissuasion » : l’établissement de « liens politiques, économiques et sécuritaires entre les partenaires américains » qui repousseront « les menaces de l’Iran et de ses agents ». Après avoir développé ce programme et présidé à l’essor des échanges commerciaux entre Israël et ses partenaires arabes, Joe Biden a commencé à concrétiser le « désengagement » promis par son prédécesseur en exécutant le retrait d’Afghanistan et en réduisant les troupes américaines et les moyens militaires stationnés en Irak, au Koweït, en Jordanie et en Arabie saoudite.

Le président en exercice a également affiné l’approche américaine vis-à-vis de la Palestine. Alors que Trump avait étranglé l’aide aux territoires occupés et tenté de faire accepter son « accord de paix » chimérique, Joe Biden s’est contenté d’accepter cette réalité bien imparfaite dans laquelle Israël, bien que n’ayant aucun plan viable pour les Palestiniens, semble jouir d’une sécurité relative grâce à la collaboration des autorités de Cisjordanie et à la mainmise de l’armée sur la bande de Gaza. En théorie, il aurait pu vouloir faire revivre la très hypothétique « solution des deux États », faisant cohabiter un géant nucléaire et une nation palestinienne sans défense et bantoustanisée (en référence aux enclaves noires dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, morcelées et à l’autonomie limitée, ndlr). Mais comme il s’agissait d’une impossibilité politique, il a appris à vivre avec la situation que Tareq Baconi décrit comme un « équilibre violent » : une occupation indéfinie, ponctuée par des affrontements périodiques avec le Hamas, suffisamment marginaux pour être ignorés par la population israélienne.

Une stratégie extrêmement fragile

Ce scénario régional a toujours présenté de sérieux problèmes. Tout d’abord, si sa raison d’être était la volonté de se concentrer sur la rivalité avec d’autres grandes puissances – en se retirant du Moyen-Orient pour mieux se concentrer sur la Chine – elle s’est avérée en partie contre-productive. En effet, en signalant qu’ils étaient moins enclins à s’ingérer dans la région, les États-Unis ont fait comprendre à leurs alliés qu’ils n’auraient pas à jouer un jeu à somme nulle entre le partenariat américain et le partenariat chinois ; d’où l’accueil de plus en plus chaleureux réservé à la République populaire de Chine dans le monde arabe : la construction d’une base militaire dans les Émirats arabes unis, l’organisation du rapprochement irano-saoudien et son réseau d’investissements dans les secteurs de la haute technologie et des infrastructures. 

Deuxièmement, en axant leur stratégie impériale sur la normalisation du processus israélien, les États-Unis se sont particulièrement appuyés sur ce projet de colonisation juste avant qu’il ne soit capturé par ses éléments les plus extrêmes et les plus volatiles : Smotrich, Ben-Gvir, Galant (ministres israéliens d’extrême-droite, ndlr). Si le soutien américain à Israël a historiquement dépassé tout calcul politique raisonnable, sous Trump et Biden, il a acquis une logique cohérente : placer son allié au centre d’un cadre de sécurité stable au Moyen-Orient. Pourtant, le cabinet israélien qui est arrivé au pouvoir en 2022 – obnubilé par des fantasmes d’épuration ethnique et déterminé à entraîner les États-Unis dans une guerre avec l’Iran – s’est avéré le moins apte à jouer ce rôle.

Aujourd’hui, dans le sillage du 7 octobre, cet équilibre a volé en éclat. L’attaque du Hamas visait à défaire une conjoncture politique dans laquelle le régime d’apartheid avait acquis la conviction qu’il pouvait réprimer toute résistance sérieuse à son autorité, et dans laquelle la Palestine devenait rapidement un non-sujet en Israël et ailleurs dans le monde. Cet état de fait intolérable était sa cible principale. Les dirigeants de Gaza anticipaient une réponse féroce à leur action, y compris une incursion terrestre. Ils s’attendaient également à ce que cela cause des problèmes par rapport aux accords d’Abraham en suscitant une opposition régionale, au niveau de la population comme des élites politiques, en raison des atrocités commises par les forces armées israéliennes. Tout cela s’est confirmé jusqu’à présent : l’accord israélo-saoudien est retardé, le prochain sommet du Néguev reste en suspens, les nations arabes sont secouées par des protestations massives et leurs dirigeants ont été contraints de dénoncer Netanyahou. Que faut-il en déduire pour les ambitions politiques globales de Washington ? La réponse finale dépendra de la trajectoire du conflit.

Vers une régionalisation du conflit ?

Comme de nombreux observateurs l’ont noté, l’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée. En planifiant une guerre urbaine contre une armée de guérilla bien enracinée sur son territoire, le gouvernement Israélien d’unité nationale a envisagé diverses solutions, notamment le dépeuplement du nord de la bande de Gaza et des expulsions massives vers le Sinaï. Toute stratégie de ce type est susceptible de franchir des seuils flous mais bien réels qui engendreraient des représailles majeures de la part du Hezbollah et – potentiellement – du Corps des gardiens de la révolution islamique. A ce titre, les forces houthistes du Yémen, soutenues par l’Iran, ont déjà lancé des missiles et des drones sur Israël et sont prêts à en envoyer d’autres au cours des prochaines semaines. Le déploiement par Joe Biden de navires de guerre en Méditerranée et en mer Rouge, ainsi que les navettes diplomatiques de M. Blinken, ont pour but d’éviter ce scénario. Il est trop tôt pour évaluer l’impact de ces efforts, mais un échec entraînerait la super-puissance encore plus profondément dans ce bourbier sanglant. Cela aurait pour effet de fissurer davantage l’axe israélo-arabe et de détourner l’Amérique de ses priorités en Extrême-Orient.

L’objectif déclaré d’Israël de « détruire le Hamas » présente un risque d’escalade continue et prolongée.

Si l’armée d’invasion israélienne parvient à démolir le Hamas politiquement et militairement, les États-Unis devront également faire face au problème de la succession. Actuellement, ils espèrent convaincre les États arabes de fournir une force capable de gouverner le territoire afin de soulager Israël de ce fardeau. Des responsables américains indiquent que des soldats américains, français, britanniques et allemands pourraient être envoyés pour défendre cette hypothétique dictature. Mais si les puissances régionales refusent de coopérer, comme cela semble probable, les propositions alternatives prévoient une coalition de « maintien de la paix » sur le modèle de la Force multinationale d’observateurs au Sinaï (FMO) – à laquelle le Pentagone fournit actuellement près de 500 soldats – ou une administration sous les auspices de l’ONU. De tels projets redonneraient effectivement aux États-Unis le statut d’autorité néocoloniale au Moyen-Orient, malgré les tentatives faites depuis des années pour déléguer ce rôle a des subordonnés locaux. Les forces américaines deviendraient ainsi une cible visible de la rage et du ressentiment engendrés par la guerre sioniste. Un bilan peu enviable pour Biden.

Mais il se peut que nous n’en arrivions pas là. D’autres scénarios possibles sont plus favorables à la Maison Blanche. Compte tenu du refus de l’Égypte de faciliter le nettoyage ethnique des Palestiniens, le bannissement des 2,2 millions d’habitants de Gaza semble peu probable à court terme. Ceci, combiné à la pression diplomatique américaine, a manifestement amené Israël à modifier sa stratégie d’invasion, lui préférant une approche incrémentale plutôt qu’une attaque rapide et massive. Il n’est toutefois pas certain que cela  suffise à réduire le risque d’une intervention du Hezbollah ou de l’Iran. Mais le premier est conscient de sa position précaire au Liban, qui pourrait être encore plus compromise par une conflagration militaire, tandis que le second est soucieux d’éviter les périls d’une implication directe. Quant aux Saoudiens, bien que critiquant ouvertement la position américaine, ils ne sont pas moins désireux d’éviter un conflit qui consumerait l’ensemble du Moyen-Orient et ferait dérailler leur « Vision 2030 ». Dans chaque cas, un certain nombre d’impératifs de politique intérieure s’opposent à l’élargissement de la guerre à toute la région. Est-ce une lueur d’espoir pour l’empire en déclin ?

Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives.

Que la violence soit contenue ou non, le succès israélien n’est guère assuré. Les 40.000 combattants endurcis du Hamas, adeptes de la guerre hybride et capables de tendre des embuscades à l’ennemi par le biais de tunnels souterrains, contrastent fortement avec les réservistes israéliens qui viennent tout juste de recevoir leur formation de remise à niveau. Alors que les combats de rue sont engagés, les asymétries numériques et technologiques entre les deux parties, en faveur d’Israël, pourraient s’avérer moins décisives. On peut donc imaginer un scénario dans lequel Netanyahou est mené à une impasse, où le tabou du cessez-le-feu est levé et où les deux parties finissent par déclarer leur victoire : le Hamas parce qu’il a repoussé une menace existentielle ; Israël parce qu’il peut prétendre (même si c’est de façon fallacieuse) avoir infligé des dommages irréparables au Hamas et empêché toute récurrence d’une nouvelle attaque.

Par la suite, Gaza émergerait lentement des décombres et reviendrait à quelque chose qui ressemblerait au statu quo ante – mais avec des conditions humanitaires aggravées, ainsi qu’avec un voisin blessé encore plus obsédé par sa destruction. Bien que les États-Unis prétendent vouloir la mort du Hamas, ils tireraient profit de cette situation à plusieurs égards. Cela leur éviterait d’avoir à coordonner la gestion de la bande de Gaza après la guerre, permettrait à la normalisation israélienne de reprendre après l’interruption actuelle et, dans le meilleur des cas pour Biden, limiterait la poursuite de l’escalade tout en sapant les tentatives de la Russie et de la Chine de se positionner à cheval sur les deux parties du conflit israélo-palestinien. Le paradigme des accords d’Abraham pourrait ainsi être rétabli, au moins jusqu’à la prochaine grande flambée de violence. Plutôt que de transformer le Moyen-Orient, la guerre pourrait donc laisser intacte l’« architecture de sécurité » construite par Trump et Biden. Or, l’instabilité de cet édifice n’est plus à démontrer. Ce ne serait qu’une question de temps avant qu’il ne s’écroule à nouveau.

Israël : la gauche atone en plein tournant illibéral

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    Israël connaît une mobilisation massive de sa population, visant à empêcher l’adoption d’une réforme illibérale de la justice portée par la coalition de Benyamin Netanyahu. Au-delà de la thématique de l’État de droit, c’est sur la question palestinienne que la pente conservatrice du gouvernement se durcit. La nouvelle coalition entend franchir des pas décisifs dans l’annexion des territoires occupés, quand certains de ses représentants réclament le durcissement du régime de ségrégation. La gauche israélienne, quant à elle, peine à sortir de sa marginalité.

    Le 21 janvier 2023, 130.000 personnes défilaient à Tel Aviv, la capitale de l’État d’Israël, pour le troisième acte d’un mouvement d’ampleur, rarement vu dans le pays. Chaque semaine depuis début janvier, des dizaines de milliers d’Israéliens descendent dans la rue pour s’opposer à un projet de réforme de la justice1 menaçant l’indépendance de la Cour Suprême, porté par la coalition de droite et d’extrême droite de Benyamin Netanyahou. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État, des fonctionnaires d’ordinaire obéissants se sont officiellement prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates.

    Justice et territoires occupés : quand les digues sautent

    Cette coalition s’est formée à l’issue de l’élection du 1er novembre 2022 – la cinquième en trois ans. Elle a vu le retour du Likoud de Benyamin Netanyahou, le parti traditionnel de la droite laïque qui a opéré un tournant illibéral depuis quelques années. Il avait perdu la majorité en 2021, défait par une coalition hétéroclite allant de la gauche à l’extrême droite, menée par Naftali Bennet et Yaïr Lapid. Outre le Likoud, qui ne dispose que d’une majorité relative de 32 sièges sur 120, cette nouvelle coalition compte 3 partis juifs orthodoxes (le Parti sioniste-religieux, Le judaïsme unifié de la Torah et le Shas). Malgré leurs différences, ces formations ont en commun des relents racistes et fustigent le caractère séculaire de l’État et donc la Cour Suprême, en ce qu’elle réduit l’influence du religieux.

    C’est en effet sur les principes de l’État de droit que l’État d’Israël a été fondé : séparation des pouvoirs et limitation du pouvoir religieux. Seuls trois rituels ont été laissés au rabbin et n’ont pas été rendus « civils » : la naissance et la circoncision, le mariage et la mort2, ce qui avait été vécu comme une trahison par les formations orthodoxes.

    Cependant, il est un sujet brûlant et quasi-absent de ces mobilisations : la question palestinienne. Pourtant, sur ce point également, la nouvelle coalition fait naître des craintes de taille. Plusieurs de ses partis-membres, dont le Parti sioniste-religieux, se distinguent par une idéologie vigoureusement anti-palestinienne, appelant à l’annexion de l’intégralité de la Cisjordanie – territoire attribué à l’hypothétique État palestinien par les Accords d’Oslo de 1993 – et la mise en place d’une ségrégation entre Juifs et Arabes. Certes, ce n’est pas la première fois que Netanyahou forme une coalition avec de tels partenaires. Mais jusqu’à présent, il parvenait à maintenir une forme de statu quo, en laissant se développer les colonies mais sans annexion.

    Cette fois cependant, le Parti sioniste religieux a expressément conditionné sa participation par l’engagement de mesures de toute nature visant à l’annexion, à moyen terme, des territoires occupés3. Ainsi, plusieurs digues commencent à sauter. Le nouveau gouvernement va par exemple ponctionner de l’argent sur les taxes et revenus douaniers qu’Israël prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne, qui n’a pas le contrôle de ses frontières. Cette ponction intervient à un moment critique, avec une Autorité palestinienne désavouée par sa population qui est au bord de la révolte. D’ordinaire, les gouvernements israéliens renflouent l’Autorité palestinienne lorsqu’ils constatent lorsqu’un effondrement social se profile, mais ce n’est pas le cas. D’autant que, pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse suffit au Likoud à constituer une coalition.

    Le processus de paix avec la Palestine et l’État de droit, victimes en devenir de la nouvelle coalition, sont deux héritages de la gauche, qui, à leur image, est mal en point. Le Parti travailliste et le Meretz, les deux partis majeurs de la gauche – le dernier n’ayant cependant jamais eu l’importance du premier – enchaînent une nouvelle défaite conséquence. Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer de de la fondation de l’État en 1948 à 1977 puis à nouveau régulièrement par la suite, n’obtient que 4 sièges contre encore 19 en 2015. Le Meretz, fondé en 1992, et qui a gagné jusqu’à 12 sièges cette même année, n’en a pour la première fois obtenu aucun.

    Le lent enlisement de la gauche israélienne

    L’achèvement d’une paix dans le cadre d’une solution à deux États était leur promesse majeure à partir des années 1990. Leur incapacité à la faire aboutir semble être la raison principale de leur quasi disparition. Lors de la signature des accords d’Oslo, la société israélienne soutenait largement un processus de paix4. Elle avait donné en 1992 une nette majorité au Parti travailliste (44 sièges) et au Meretz (qui gagnait 12 sièges dès sa première élection), légitimant le Premier Ministre Ytzak Rabbin dans sa démarche. Certes, de la méfiance envers les Palestiniens prévalait chez les Israéliens, dont les leaders travaillistes, qui percevaient avec scepticisme la transition rapide de l’OLP du terrorisme au pacifisme5. Cela n’empêchait cependant pas une majorité d’Israéliens de considérer la négociation et les concessions territoriales (la restitution des territoires occupés après le conflit de 1967) comme la meilleure voie possible, et donc à encourager.

    Mais les espoirs suscités par l’accord ont progressivement été douchés à mesure que sa mise en œuvre traînait en longueur. Rabbin commet d’abord l’erreur de ne pas interdire la construction de nouvelles colonies, justifiant l’appréhension de sa population tout en renforçant la méfiance des Palestiniens. D’autant que le Hamas, craignant d’être marginalisé au sein de l’OLP, commet plusieurs attentats suicides à partir de 1994, qui renforcent la mentalité d’assiégés des Israéliens. En 1996, ces attentats coûtent la victoire à la coalition de gauche, qui devra attendre 1999 pour revenir au pouvoir avec Ehud Barak. La période est courte, puisque les travaillistes perdent définitivement leur majorité en 2001, et ne voit pas d’amélioration du processus de paix. Au contraire, en 2000 éclate la seconde Intifada, une longue révolte des Palestiniens, parsemée d’attentats terroristes, qui dure jusqu’en 2005.

    Un nouveau paradigme s’installe alors dans l’opinion, largement porté par la droite6 : la paix n’apporte pas la sécurité, la gauche a donc échoué à protéger le peuple israélien. Une méfiance envers les Palestiniens et les représentants du camp de la paix, ONG, journalistes, politiciens pro-paix s’ancre et se confirme aux législatives de 2006, lorsque le parti travailliste et le Meretz qui font tous deux campagne sur un programme très « colombe » se font sèchement battre7. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste, ni le Meretz, ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza8. Dès lors, la certitude d’une droitisation irrémédiable de l’électorat israélien se répand chez les travaillistes qui n’assument plus leur position pro-paix. Dans les années 2010, leur programme alterne entre flous et propositions radicales. Il va ainsi jusqu’à promouvoir, en 2016, la construction de murs entre les quartiers juifs et arabes à Jérusalem9.

    La perte progressive de l’électorat israélien juif s’accompagne de celle des Arabes israéliens qui ne leur pardonnent pas d’avoir participé aux gouvernements à l’origine des répressions anti-palestiniennes des années 2000 et au début des années 201010. Ainsi, en 2022, 80% des Arabes israéliens ont voté pour des partis arabes11, dont les résultats sont aussi en baisse (10 sièges au total contre 15 en 202012). Ayant paradoxalement la possibilité d’assumer un rôle d’arbitre, de l’apathie semble s’être emparée de l’électorat arabe, dont la participation en 2022 a à peine dépassé les 50 %13.

    Le néolibéralisme contre le travaillisme des débuts

    La question palestinienne n’explique cependant pas tout le discrédit de la gauche israélienne. La politique socio-économique de cette dernière n’y est pas étrangère. Partis de gauche, le Meretz et travaillistes insistent sur la justice sociale, la redistribution des richesses et la lutte contre la pauvreté. Or, l’abandon de la question sociale par la gauche israélienne (du moins par le Parti travailliste) est devenu un poncif (justifié ou non) régulièrement convoqué pour expliquer ses défaites successives. La ligne relativement étatiste sur le plan économique qui prévalait au sein du Parti travailliste jusque dans les années 1970 a été renversée dans les années 1980, quand Shimon Peres, Premier Ministre issu du parti, a pris le train du néo-libéralisme.

    Alors que jusqu’à présent les travaillistes s’étaient efforcés de construire les bases d’un État social14 (fournir une protection sociale élémentaire et satisfaire les besoins fondamentaux en matière de logement, de santé, d’éducation et de sécurité alimentaire), son action économique s’est dès lors traduite par des licenciements de fonctionnaires, le gel des salaires, un assainissement drastique des comptes publics et l’indépendance de la Banque centrale15. A plusieurs reprises lors de cette période, le Parti travailliste échouera aux yeux des électeurs à tenir sa promesse d’amélioration du niveau de vie, qui le sanctionneront. Depuis le parti semble être devenu inaudible sur le sujet, entraînant également le Meretz dans cette perte de crédibilité.

    En réalité, un sérieux clivage existe à l’intérieur du Parti travailliste, entre les tenants d’une ligne social-démocrate et ceux d’une ligne plus centriste. L’évolution du rapport de force se répercutera dans la participation ou non du parti aux coalitions avec le centre et la droite dans les années 2000 et 2010. Ainsi, en 2006 le parti se démarque par un programme plus ambitieux par la volonté d’aider les populations fragilisées par les politiques néo-libérales.

    Irrémédiablement pourtant, le programme socio-économique, à l’image du programme sur la paix, perdra en clarté, suscitant même des plaintes parmi des parlementaires, anciens ou en fonction, à l’image de Colette Avital en 201916. L’élection en 2017 de leur leader apparaît révélateur de ce manque de cap. Le candidat victorieux était Avi Gabbay, un nouveau venu en politique, issu des classes moyennes qui a fait fortune dans les télécoms. Sa campagne avait été menée non pas sur un programme particulièrement élaboré, mais sur les thèmes de la modernité et du renouveau, avec l’emploi de méthodes issues du privé (voilà qui rappelle un autre candidat victorieux en Europe occidentale la même année)17. Cette ligne n’a non seulement pas résolu les divisions entre la frange libérale et la faction davantage social-démocrate mais n’a pas non plus permis la victoire en 2019.

    Un créneau existe pourtant toujours car la situation sociale est particulièrement inégalitaire dans ce pays, parfois qualifié de start up nation. Le miracle économique qu’il connaît depuis les années 2000 ne bénéficie pas à une partie conséquente de la population. Selon l’ONG, Latet, 2 627 000 personnes, dont 1 176 000 enfants, vivaient dans la pauvreté en Israël en 202218. Ce chiffre est en hausse par rapport à 2021 et le phénomène n’est pas nouveau. Or, les partis du centre et de la droite n’investissent pas les thématique de justice sociale.

    Les idées de la gauche sont pourtant bien plus partagées que ses scores ne le laissent entendre. Environ 30% des citoyens israéliens seraient favorables à la solution à deux États (sans compter ceux qui soutiennent un État commun sans ségrégation)19. La société n’est pas si conservatrice qu’elle n’y paraît, en témoignent les manifestations contre la réforme de la justice. Une demande existe ainsi sur la question palestinienne comme sur le programme social mais trop souvent, il apparaît que la gauche soit victime d’un vote utile en faveur des partis centristes pour faire barrage à la droite20.

    Cette multiplication de scores décevants semble avoir ouvert une séquence de remise en question et favorise l’émergence de propositions concrètes21 : fusionner le Parti travailliste et le Meretz, assumer clairement un programme pro-paix, mettant fin à l’occupation en imposant l’idée que la fin de l’occupation amènera la sécurité. Plusieurs figures mettent en avant la nécessité d’attirer les électeurs arabes, mais la défiance entre les deux communautés (et surtout des Arabes vis-à-vis des Juifs) est particulièrement forte, notamment par crainte des leaders arabes d’être instrumentalisés. D’autant il n’existe pas de consensus sur la solution concrète à donner au conflit : solution à deux États, ou État unique qui accorderait la nationalité à chaque habitant de la Cisjordanie, quelque soit sa religion22.

    Ainsi, la faute principale de la gauche est d’avoir échoué à mener ses deux grands objectifs dans les années 1990 et ne pas avoir su par la suite, proposer dans la durée de projets cohérents à la population israélienne, ce qui a poussé les électeurs libéraux à se tourner vers le centre pour faire barrage à la droite. Un chantier de reconstruction semble se mettre en œuvre mais les divisions et désaccords restent encore nombreux.

    Notes :

    1 Libération. (01/2023). Israël : « C’est une crise institutionnelle, constitutionnelle, inédite dans l’histoire du pays » https://www.liberation.fr/international/moyen-orient/israel-cest-une-crise-institutionnelle-constitutionnelle-inedite-dans-lhistoire-du-pays-20230217_6NYVN4QHXNDWRNLBBN23I7DAIY/

    2 Simon, D. (2009). « L’effondrement du Parti travailliste » Les Cahiers de l’Orient, 95, 83-94.

    3 K. (01/2023). « Israël : vers la rupture ? » https://k-larevue.com/israel-vers-la-rupture/

    4 Cohen, S. (2013). « La “dégauchisation” d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit » Politique étrangère, , 51-64.

    5Ibid.

    6 Ibid.

    7 Ibid.

    8 Ibid.

    9 Le Monde. (02/2016). En Israël, l’opposition travailliste présente son plan de séparation avec les Palestiniens. https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/02/10/en-israel-l-opposition-travailliste-presente-son-plan-de-separation-avec-les-palestiniens_4862923_3218.html

    10 Simon, D. (2009). Op cit.

    11 Lavie, E., Wattad, M., Gweder, A., et al. (2022). « Arab Society in Israel and the Elections to the 25th Knesset ». INSS – The institute for national security studies.

    12 Ibid.

    13 Ibid.

    14 Charbit, D. (2023). « La gauche israélienne est-elle morte ? » https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html

    15 Jourdin, S. (2017). « La gauche israélienne et l’espoir social-libéral ». Esprit, , 16-19.

    16 I 24 News. (01/2019). « The Future of Israel’s Struggling Labor Party » https://youtu.be/XLAfy6f6bKw

    17 Jourdin, S. (2017). Op cit.

    18 I 24 news. (11/2022). Plus de 2,6 millions Israéliens vivent dans la pauvreté, selon un rapport.

    19 972 mag. (01/2023). « The Israeli right is the minority — the left need only realize it » https://www.972mag.com/israeli-right-minority-left-palestinians/

    20 The New York Time. (11/2023). After Near Wipeout in Election, Israeli Left Wonders: What Now ? https://www.nytimes.com/2022/11/09/world/middleeast/israel-left-netanyahu.html

    21 Ibid.

    22 Ibid.

    Crise de régime en Israël

    La Knesset, parlement d’Israël. © James Emery

    Israël retourne aux urnes le 17 septembre. Le pays fait un véritable saut dans l’inconnu, trois mois et demi seulement après une première campagne électorale chaotique. L’échiquier politique israélien penche aujourd’hui à droite, très à droite, mais l’échec de Netanyahou à constituer un gouvernement met en péril son avenir politique et judiciaire. Une analyse d’une des plus graves crises politiques connues par Israël. 


    Un contexte politique délétère

    En novembre dernier, le Premier ministre Benjamin Netanyahou avait dû convoquer des élections anticipées pour le 9 avril. En cause, la démission de son ministre de la Défense Avigdor Lieberman après qu’Israël ait conclu un cessez-le-feu à Gaza.

    L’équilibre des pouvoirs s’est beaucoup dégradé en Israël ces dernières années. Le dernier contre-pouvoir sérieux à l’exécutif est la Cour suprême, qui censure les lois qu’elle juge contraires aux lois fondamentales, Israël n’ayant pas de Constitution. La coalition de droite au pouvoir cherche à lui retirer cette capacité. Cela serait une atteinte vitale à la démocratie israélienne, déjà sérieusement menacée à l’heure actuelle.

    La lutte entre la gauche et la droite est incroyablement déséquilibrée en faveur de la droite. Les problématiques sociales et économiques sont marginalisées dans le débat public. Seules comptent les questions de sécurité et d’identité.

    La gauche occidentale est en crise, mais sa descente aux enfers en Israël est encore plus douloureuse si on se rappelle que l’État juif a des racines socialistes.

    Le clivage fondamental en Israël est structuré autour de la question palestinienne. Tous les partis qui ne soutiennent pas la politique colonialiste du gouvernement sont considérés comme de gauche. Sont donc associés à la gauche des partis centristes, voire de centre-droit. La droite – au sens israélien du terme – est majoritaire dans le pays d’élection en élection. Elle a récemment voté la loi fondamentale sur l’État-nation juif, que ses détracteurs jugent contraire aux valeurs de la Déclaration d’indépendance.

    Signature de la Déclaration d’indépendance en 1948. Debout au centre, Ben Gourion. © Ministère israélien des Affaires étrangères

    La gauche occidentale est en crise, mais sa descente aux enfers en Israël est encore plus douloureuse si on se rappelle que l’État juif a des racines socialistes. Le sionisme était originellement une forme de socialisme utopique, concrétisé par et dans les kibboutzim. Le projet a progressivement été redéfini par la droite. Le sionisme révisionniste, par opposition au sionisme travailliste, prend les traits d’un nationalisme illibéral et annexionniste.

    Les travaillistes ont eu le pouvoir de manière ininterrompue de l’indépendance en 1948 jusqu’à 1977. Leur dernier Premier ministre, Ehud Barak, l’a perdu en 2001. Autre signe des temps, Netanyahou devrait battre en juillet le record de longévité à la tête du gouvernement détenu par le travailliste David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël.

    Une première campagne survoltée

    La campagne électorale d’avril s’est muée en plébiscite pour ou contre le roi Bibi. Le Premier ministre a subi un revers en décembre lorsque le procureur général de l’État Avichai Mandelblit l’a inculpé dans plusieurs affaires de corruption. Netanyahou est accusé des chefs de pots-de-vin, de conflits d’intérêts dans la nomination de magistrats et d’ingérence dans la ligne éditoriale du journal populaire Israel Hayom. Il en a profité pour se poser en victime de la police, de la justice et des médias.

    L’opposition centriste s’est rassemblée derrière le panache blanc de Benny Gantz, ancien chef d’état-major de Tsahal. Bien que novice en politique, il s’est imposé dès le départ comme l’alternative évidente à Netanyahou. Gantz a d’abord fondé le Parti de la résilience d’Israël, puis s’est associé aux libéraux de Yesh Atid dans la coalition Bleu et Blanc.

    Gantz n’a pas convaincu sur sa personne mais s’est présenté avec succès comme le seul en capacité à stopper Netanyahou.

    Benny Gantz, gauche, et Yaïr Lapid, le chef de Yesh Atid, droite, lors d’un évènement de Bleu et Blanc. © Amirosan

    Bleu et Blanc ne compte pas moins de trois anciens généraux, ce qui n’a pas empêché le Likoud de les dépeindre en « gauchistes faibles ». Cependant, la coalition reste encore très floue sur son programme. Un clip de campagne vantait que Gantz avait « renvoyé Gaza à l’âge de pierre ». L’ex-général s’est toutefois déclaré favorable à la paix, sans expliquer comment il comptait concrètement y parvenir. Au final, Gantz n’a pas convaincu sur sa personne mais s’est présenté avec succès comme le seul en capacité à stopper Netanyahou.

    La campagne s’est terminée dans une atmosphère viciée, électrique, avec des sondages de sortie d’urnes contradictoires. Gantz et Netanyahou ont tous les deux crié victoire avant que les résultats définitifs soient connus. Lorsqu’il est apparu que le bloc de la droite avait remporté une majorité claire contre le bloc du centre et de la gauche, Gantz a été tourné en ridicule.

    Lieberman le régicide

    Pourtant, le discours de victoire de Netanyahou était lui aussi prématuré. Bien que 65 membres de la Knesset sur 120 l’aient recommandé au Président Reuven Rivlin, le Premier ministre n’a pas réussi à négocier un accord de coalition avant le 29 mai à minuit.

    En vertu des lois fondamentales, un aspirant Premier ministre dispose d’un temps limité pour obtenir l’investiture de la Knesset. Faute de quoi, le Président a l’autorité pour désigner un autre parlementaire afin de mener les négociations.

    Le vent de la discorde soufflait entre les partis religieux Shas et Judaïsme unifié de la Torah et le parti ultranationaliste laïc Yisrael Beytenou. Ce dernier, représentant de la minorité conservatrice russophone, est mené par Lieberman. Lequel souhaitait que le gouvernement fasse passer une loi obligeant les élèves des écoles talmudiques, actuellement exemptés, à effectuer le service militaire.

    Avigdor Libermann, alors ministre de la Défense, avec le secrétaire de la Défense des États-Unis James Mattis, au Pentagone. © U.S. Air Force Tech. Sgt. Brigitte N. Brantley

    Lieberman en a fait un point d’honneur et s’est heurté à l’opposition frontale des ultra-orthodoxes. Ces derniers jouissent depuis plusieurs années d’une influence considérable dans la vie politique israélienne. Par exemple, il n’y a pas de transports publics le jour de Sabbat.

    Quand il est devenu clair que ni Lieberman ni les ultra-orthodoxes ne céderaient sur leurs revendications, privant le Likoud de sa majorité, Netanyahou s’est lancé dans des tentatives frénétiques de débauchages dans les rangs de l’opposition. Le leader arabo-israélien Ayman Odeh en a fait ses choux gras en raillant, à l’hilarité de la Knesset, que Netanyahou était disposé à reconnaître les frontières de 1967 en échange de son soutien.

    La nouvelle némésis de Bibi est un faucon de guerre qui ferait passer le Likoud pour uN PARTI de Bisounours.

    Après l’effondrement des négociations, c’est un Netanyahou visiblement furieux qui a déclaré, suprême insulte, que Lieberman « fait désormais partie de la gauche ». Le procès en gauchisme a pu marcher pour Gantz. Mais la nouvelle némésis de Bibi est un faucon de guerre qui ferait passer le Likoud pour un parti de Bisounours. Il n’hésite d’ailleurs pas à rappeler qu’il est issu d’une famille de colons, à la différence de Netanyahou.

    Lieberman profite de la situation pour se poser à la fois comme une alternative de droite au Likoud et comme le défenseur des valeurs laïques contre le lobby ultra-orthodoxe. Il espère ainsi devenir le faiseur de roi à l’issue des nouvelles élections.

    La dernière chance de Netanyahou

    Les Israéliens aiment dire que les élections sont disputées par une trentaine de partis, « et à la fin c’est Netanyahou qui gagne ». Lorsque les heures d’incertitude de la nuit du 9 avril ont laissé place à la victoire de la droite, les soutiens du Likoud ont chanté « c’est un magicien » sous le sourire carnassier du roi Bibi.

    Le Premier ministre Benjamin Netanyahou lors d’un voyage diplomatique à Moscou en février. © Présidence de la Fédération de Russie

    Lorsqu’il est apparu le 29 mai au soir que les pourparlers n’allaient pas aboutir, Netanyahou a préféré faire tapis. Il a convoqué de nouvelles élections anticipées pour le 17 septembre plutôt que d’abandonner le pouvoir et rendre des comptes à la justice.

    Netanyahou est un animal politique de premier acabit, qui arrive toujours à se faufiler entre les coups en négociant son maintien au pouvoir quelques minutes de plus. Mais le Premier ministre, en difficulté jusqu’au sein du Likoud, est à court d’options. S’il n’emporte pas les nouvelles élections, il aura tout perdu. Et même s’il y arrive, il y a toujours l’épée de Damoclès de son audition judiciaire prévue en octobre.

    Bibi comptait en effet sur sa réélection en avril pour faire passer une loi fondamentale qui garantirait l’immunité pénale au Premier ministre. En aparté, les Israéliens lui donnent le sobriquet de loi française en allusion à l’immunité de notre président de la République. Passons.

    L’instabilité est la norme du parlementarisme israélien mais c’est un nouveau record qui est établi aujourd’hui.

    La Knesset a finalement commis un étrange suicide, la dissolution étant votée par la majorité (soutenue par les partis arabes) et rejetée par l’opposition. C’est la première fois depuis l’indépendance qu’il y aura deux élections législatives la même année. L’instabilité est la norme du parlementarisme israélien mais c’est un nouveau record qui est établi aujourd’hui.

    L’horizon bouché de la gauche

    Les travaillistes du Labor traversent la pire crise de leur histoire. Le 9 avril, ils n’ont recueilli que 6 sièges et 4,04% des voix, un score abyssal en comparaison des 24 sièges et 18,67% obtenus en 2015 par leur ancienne coalition l’Union sioniste. La gauche pacifiste de Meretz ne fait pas mieux avec 4 sièges et 3,63% des voix, à peine au-dessus du seuil électoral de 3,25%.

    Quant aux partis arabes, ils payent le prix de la division. La Liste unifiée avait obtenu un score historiquement haut en 2015. Elle est cette fois-ci partie sous les couleurs de Hadash-Ta’al et de Ra’am-Balad, lequel a failli perdre sa représentation. La Liste unifiée devrait cependant se reformer en vue des élections de septembre.

    Une affiche de campagne du Labor. © YoavRabi

    Il y a eu des déceptions à droite aussi. Le parti Nouvelle Droite de la ministre de la Justice Ayelet Shaked a échoué à passer le seuil électoral. Elle s’était faite remarquer pour s’être parfumée au fascisme dans un clip de campagne. Netanyahou l’a remerciée le 2 juin.

    Ces défaites s’expliquent partiellement par le fait que Gantz comme Netanyahou ont mobilisé le vote utile de leur camp. Bleu et Blanc et le Likoud ont chacun obtenu 35 députés. C’est la première fois depuis 1996 que les deux principaux partis rassemblent la majorité à la Knesset.

    La raison profonde de la marginalisation de la gauche reste toutefois son association à un processus de paix largement considéré comme un échec. Elle est également victime de ses compromissions : le leader travailliste Avi Gabbay est un ancien ministre de Netanyahou. Il avait participé à la fondation du parti Kulanu, aujourd’hui fusionné au Likoud.

    Le travaillisme israélien doit faire face à un choix existentiel.

    Gabbay s’est décrédibilisé en participant à des négociations secrètes de dernière heure avec Netanyahou. Bibi promettait aux travaillistes le ministère des Finances et même la présidence d’Israël. Gabbay n’est probablement pas rentré dans le gouvernement qu’à cause de la levée de boucliers provoquée au sein du Labor par l’éventement des pourparlers. Il avait pourtant martelé pendant la campagne qu’il ne s’allierait jamais avec Netanyahou. Gabbay a donc démissionné et décidé de quitter la vie politique. Une guerre de succession s’est engagée entre les éléphants du parti.

    De son côté, Meretz a appelé publiquement le Labor à s’allier à eux. La députée travailliste Shelly Yachimovich, candidate aux primaires, a déclaré que Meretz représentait comme eux « la gauche sioniste, sociale-démocrate, libérale, libre ». Toutefois, Gabbay a laissé entendre avant de partir que le Labor pourrait s’allier à Bleu et Blanc. Le travaillisme israélien doit faire face à un choix existentiel.

    Vers un réveil des laïques ?

    La politique israélienne est devenue une foire d’empoigne. Au milieu du chaos, Netanyahou joue ses dernières cartes avant l’éventuel atterrissage sur la case prison. Ses soutiens s’effritent, mais les premiers sondages donnent le Likoud légèrement en tête. La campagne est si peu favorable que des fuites ont laissé croire que Netanyahou voudrait annuler le scrutin, un scénario improbable puisqu’illlégal en l’absence d’une majorité des deux tiers de la Knesset pour amender la loi fondamentale.

    Ce serait téméraire que se lancer dans de la prospective électorale. La volatilité politique est très forte. À l’heure actuelle, le séisme est la rupture de Lieberman avec le bloc de droite. La recomposition probable de la Liste unifiée pose la question de la force des partis arabes dans la future Knesset. La bascule du Labor à gauche ou au centre aura aussi un rôle important. Il faudra enfin voir si le bloc du centre et de la gauche arrive à égaliser le rapport de forces avec le bloc de droite. Cela dépend de la capacité du Likoud et de ses alliés ultranationalistes religieux à obtenir seuls la majorité absolue.

    La campagne pourrait brouiller les lignes tribales entre gauche et droite, en désaxant la question religieuse de la question nationale.

    Une urne israélienne. © Hedva Sanderovitz

    Mais l’enjeu principal des élections est sans doute l’opposition entre laïques et cléricaux. Les partis ultra-orthodoxes ont rassemblé le 9 avril 16 sièges et environ 12 % des suffrages. Ils ne sont donc influents que parce qu’ils sont nécessaires à la formation de coalitions de droite. Il y a aussi en Israël des juifs libéraux, des musulmans, des chrétiens, des druzes et des athées. La campagne pourrait brouiller les lignes tribales entre gauche et droite, en désaxant la question religieuse de la question nationale.

    Les Israéliens sont nombreux à considérer que les nouvelles élections sont une perte de temps et d’argent. Mais la recomposition politique pourrait les mobiliser. On saura le 17 septembre qui aura gagné le vote populaire. Mais quelques mois d’attente seront sans doute nécessaires pour connaître le vrai vainqueur.

    Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

    ©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

    Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

    Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

    L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

    « Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

    La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

    Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

    Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

    Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

    « Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

    Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

    Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

    Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

    Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

    Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

    « L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

    Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

    La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

    Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

    Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

    On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

    Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

    « Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

    Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

    Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

     

    [1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

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    Au Liban, Palestiniens et Chrétiens s’affrontent dans « L’insulte »

    Affiche du film l'Insulte

    Nommé aux Oscars dans la catégorie de meilleur film étranger, L’insulte est une plongée au cœur de la complexité de la société libanaise d’aujourd’hui, qui porte toujours les traces de la guerre civile. Ziad Doueiri se livre une fois de plus à un exercice risqué et difficile. Pari réussi pour le réalisateur dont la controverse semble décidément être la marque de fabrique.

    Toni, garagiste honnête et travailleur acharné, est de plus en plus excédé par la présence des Palestiniens dans son quartier. Galvanisé par les discours belliqueux du parti chrétien auquel il adhère sans réserve, ce Libanais se sent investi de la mission de « défendre son territoire », restant sourd face au désir de sa femme enceinte de s’installer dans la banlieue de Beyrouth, loin de l’agitation urbaine. Lorsque Yasser, chef de chantier palestinien, lui propose de réparer la gouttière de son balcon, qui arrose les passants dans la rue, Toni le congédie brutalement. Yasser répare tout de même le tuyau mais, humilié, lâche un « sale con », qui aurait pu paraître anodin.

    Pourtant, cette insulte amorce l’engrenage des hostilités, et le conflit dégénère malgré les excuses – imposées par son employeur – de Yasser. L’orgueil des deux hommes va les mener devant les tribunaux, transformant une simple altercation en défense de leur peuple respectif. Ce qui s’apparente à une simple querelle de voisinage prend alors une dimension politique retentissante : l’affaire rouvre des blessures qui n’ont jamais été pansées dans cette société jadis déchirée par la guerre civile. En quelques jours, le procès pousse le Liban au bord de l’affrontement social, et le tribunal devient l’exutoire des souffrances étouffées par une amnistie nationale aux allures d’amnésie générale.

    Au cœur des conséquences sociales de la guerre

    Cette histoire que l’on souhaite oublier, c’est celle de la guerre civile qui a causé plus de 200 000 morts entre 1975 et 1990. Le Liban était alors le théâtre de multiples massacres qui ont marqué le pays au fer rouge. L’absence de transition politique et de procès lors du cessez-le-feu au début des années 1990 ont rendu la cicatrisation très difficile. Ainsi, d’anciens chefs militaires ont pu accéder à des responsabilités politiques, et la plupart des crimes de guerre sont restés impunis.

    Dispensées de jugement, les différentes parties se sont naturellement déresponsabilisées de leurs actes, accusant durablement « l’autre » de toutes les fautes commises. C’est précisément le sujet du film puisque tout au long du procès, les deux avocats vont tâcher de justifier les actions des deux protagonistes en remontant dans leur traumatismes respectifs, ancrés dans la guerre civile elle-même. En plus de rouvrir brutalement des plaies qui n’ont jamais été pansées, Ziad Doueiri aborde un épisode particulièrement subversif : l’épineux dossier du massacre de Damour. Il s’agit d’une localité chrétienne, au sud de Beyrouth, dont une partie des habitants ont été assassinés en 1976 par des membres de l’OLP.

    Porter à l’écran un tel événement est risqué et inévitablement polémique. Pour cause, cette période est tristement célèbre pour la montée des hostilités à l’encontre des Palestiniens, notamment au sein de la droite maronite, ce qui conduisit notamment au massacre de Sabra et Chatila en 1982, lors duquel des milliers de réfugiés palestiniens furent assassinés par les milices chrétiennes en présence de soldats israéliens. Voir les rôles inversés à travers cet épisode où des Palestiniens sont assassins et les Chrétiens victimes a de quoi déranger. Le film a eu l’effet d’une bombe au Liban, en soulevant le tabou des tensions enfouies entre Chrétiens libanais et Palestiniens, dans un pays que l’on érige souvent en modèle de cohabitation religieuse et culturelle.

    Au Liban, un accueil virulent 

    Tantôt encensé, tantôt critiqué, l’art singulier de Ziad Doueiri, mêlant politique et humour noir, ne laisse personne indifférent. Il faut reconnaître au réalisateur le courage de s’exposer sans ciller aux critiques les plus violentes. Il prend le risque de s’attirer les foudres des deux partis qu’il défend ici en se faisant dans un premier temps le porte-parole des réfugiés palestiniens et le critique de la propagande du parti chrétien, puis en démontant la sacro-sainte cause palestinienne pour souligner les extrémités auxquelles se sont adonnés certains de ses défenseurs. Source de scandale, le film a bien failli être interdit au Liban, et en septembre, Ziad Doueiri a même été arrêté par les autorités libanaises pour comparaître devant un tribunal militaire.

    Peu après sa sortie, une pluie de critiques s’est abattue sur le réalisateur. Certains l’accusaient de ridiculiser la cause palestinienne, tandis que d’autres dénonçaient une accusation vis-à-vis des Phalanges chrétiennes. En s’attaquant aux douloureux événements qui ont précipité la fracture sociale et confessionnelle libanaise, Ziad Doueiri a secoué la société libanaise, et a provoqué un débat qui a fait les gros titres des journaux dès les premières projections en salles. Rien que pour le tollé qu’il a provoqué, preuve de la pertinence de son propos sur les divisions communautaires, ce film semble indispensable à la bonne compréhension du Liban contemporain.

    Raviver les antagonismes pour mieux les dépasser : une tentative de réconciliation des mémoires ?

    Le cinéma de Ziad Doueiri nomme les choses et ne se perd pas dans des métaphores, auxquelles il préfère une description douloureuse mais assumée des événements. Là où Valse avec Bachir, le film d’Ari Folman, ne faisait qu’évoquer les massacres de Sabra et Chatila, traités à travers des suggestions oniriques, le réalisateur libanais n’épargne pas son spectateur d’images d’archives et de témoignages sanglants, aussi accablants pour les uns que pour les autres.

    Finalement, le sujet de ce film n’est pas tant le conflit « palestino-chrétien ». Cette œuvre transcende l’intime pour toucher l’universel, en rappelant que ce déchirement interne, comme toute guerre, constitue un traumatisme pour la société entière. Ce qui se révèle déstabilisant, c’est le constat glaçant établi par Ziad Doueiri : rien n’est blanc ou noir, et toute victime d’aujourd’hui peut devenir un bourreau demain, comme toute victime d’hier peut être un bourreau aujourd’hui. À travers la complexité de ses personnages, il traite d’un seul coup de la capacité dévastatrice des blessures enfouies, de la souffrance causée par la non-reconnaissance d’une mémoire collective et du caractère transgénérationnel de la haine.

    Les personnages se rejoignent en ce qu’ils sont tous deux les victimes d’un conflit qui les dépasse, dont ils perpétuent malgré eux les rancœurs. Ils pensent tous deux être légitimes dans leurs excès, en raison des persécutions dont ils ont été victimes par le passé, alors que « personne n’a le monopole de la souffrance », comme le fait remarquer l’avocat de la défense. En exacerbant leurs différences puis leur étonnante ressemblance, le réalisateur rassemble les deux hommes dans une connivence finale jouissive, et nous fait croire le temps d’une séance à la réconciliation des mémoires.

    Ce plaidoyer caustique illustre une querelle personnelle qui éclate en un conflit politique de grande envergure, et consume tout un pays. Mais le film montre que cette logique peut également être appliquée dans l’autre sens : comment les divisions et les décisions politiques à grande échelle affectent les interactions quotidiennes les plus banales. La force de Ziad Doueiri réside dans sa capacité à n’épouser aucun camp sur un sujet aussi sensible. Dans sa capacité à montrer avec humanité les contradictions de deux communautés jadis ennemies, leurs traumatismes et leurs incompréhensions mutuelles. L’Insulte s’inscrit en ce sens dans une entreprise de réconciliation des mémoires, où tout reste à faire.