Montée en puissance de « commandos anti-IVG » aux États-Unis

Alors que la Cour suprême américaine ouvre la voie à une remise en cause historique du droit à l’avortement, les manifestations se multiplient dans le pays. Malgré leur caractère pacifique, la classe politique américaine n’a pas tari quant à ses inquiétudes concernant d’éventuels débordements violents. Ces derniers ont lieu, mais ils ne sont pas le fait des manifestants en faveur du droit à l’avortement. Ils sont le fait de militants anti-avortement, dont les plus radicaux ont reculé devant peu de moyens ces dernières années… Le sinistre bilan de ce mouvement s’élève à dix assassinats depuis les années 1990 et 13,500 attaques violentes depuis les années 1970. Et si en France les « commandos anti-IVG » appartiennent essentiellement au passé, ils possèdent au contraire le vent en poupe aux États-Unis… Traduction par Damien Cassette.

Ces dernières semaines, les commentateurs se sont succédés les uns aux autres pour désapprouver les manifestations pacifiques devant les résidences des juges de la Cour suprême qui menacent de mettre en cause le droit à l’avortement. Certains étaient issus du Parti républicain – comme Mitch McConnell, leader de la minorité au Sénat, qui a déclaré qu’une « tentative pour remplacer le règne de la loi par le règne de la foule » était à l’oeuvre – mais d’autres du Parti démocrate, comme Chris Murphy, sénateur du Connecticut, qui a dénoncé des menaces inexistantes de violence de la part du mouvement.

Le comité de rédaction du Washington Post s’en est mêlé, laissant entendre que les manifestations n’étaient pas légales, et qu’elles possédaient un caractère « totalitaire ». La Maison Blanche elle-même a condamné « la violence, les menaces ou le vandalisme » qui n’ont jamais eu lieu, insistant sur le fait que les juges ne doivent pas être « inquiétés pour leur sécurité. »

Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais alors que le mouvement accumule les victoires juridiques, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques…

La classe politique agite le spectre d’un mouvement d’extrémistes usant de violence pour atteindre leurs objectifs politiques… ce qui constitue paradoxalement une description honnête du mouvement anti-avortement aux États-Unis.

Les récriminations de ces dernières semaines à propos de manifestants qui se limitent à défiler et chanter pour exprimer leur mécontentement sont particulièrement ridicules si l’on considère que ces méthodes sont non seulement monnaie courante pour le mouvement anti-avortement, mais qu’il va souvent plus loin – beaucoup plus loin.

Selon le Ministère de la Justice, dix médecins, employés de clinique et accompagnateurs de patients et de médecins ont été assassinés par des extrémistes anti-avortement depuis 1993. Cela peut sembler peu, mais l’effet d’intimidation qui en découle ne doit pas être sous-estimé.

L’une des attaques les plus violentes est survenue il y a sept ans lorsqu’un assaillant – manifestement fou, qui a déclaré par la suite qu’il serait accueilli au ciel par des fœtus avortés reconnaissants – s’est présenté au planning familial de Colorado Springs avec un fusil d’assaut et a ouvert le feu. L’affrontement qui s’en est suivi a duré plusieurs heures, causant neuf blessés et trois décès.

La responsabilité du segment prétendument « non-extrémiste » du mouvement anti-avortement ne doit pas être minimisé dans cette attaque. Les divagations de l’assaillant sur les « commerces de foetus » témoignent qu’il a été inspiré par les vidéos « choc » et mensongères réalisées par Project Veritas sur le Planning Familial en 2015 – lesquelles prétendaient dévoiler l’existence d’un tel commerce. Un mensonge auquel Carly Fiorina, républicaine « modérée », avait donné encore plus d’ampleur lors de sa campagne la même année.

D’après les chiffres les plus récents de la Fédération Nationale de l’Avortement (FNA), la période de 1977 à 2020 recense 13 532 incidents violents à l’encontre des praticiens de l’avortement, en allant du kidnapping, du cambriolage et du harcèlement jusqu’au meurtre, à l’attentat à la bombe et à l’incendie volontaire. Dans les années 1990, alors que les militants anti-avortement déclaraient que le meurtre était une tactique « légitime » et « justifiable », ils ont fait un usage répandu de l’acide butyrique, une substance hautement corrosive que l’on manipule typiquement avec une combinaison, des gants, des lunettes de protection et une visières protectrice par mesure de sécurité – et qui peut causer la cécité si elle atteint le visage.

Il n’est pas question ici d’histoire ancienne. Il suffit de considérer les cas récents de violence anti-avortement recensés par le ministère de la Justice au cours de la dernière décennie – où menaces à la bombes, cocktails Molotov et incendies de cliniques d’avortement sont monnaie courante.

La situation, par certains aspects, a empiré. Les extrémistes anti-avortement ont commencé à mener des actions violentes dans les années 1970 et 1980, lorsque la perspective d’une abolition du droit à l’avortement semblait hors de portée. Mais paradoxalement, alors que le mouvement accumule les victoires juridiques et législatives, il ne fait qu’accroître la brutalité de ses pratiques. En 2017, le nombre d’actes de violence enregistré par la FNA contre les praticiens de l’avortement a doublé par rapport à l’année précédente – atteignant un record, avant de s’élever vers un nouveau sommet en 2018. L’année d’après, le directeur général de l’organisation a déclaré que la violence dont sont victimes les praticiens de l’avortement était « au-delà de tout ce que nous avons observé auparavant ».

Puis la pandémie est arrivée comme un catalyseur. Les menaces de mort ou d’actes violents sont passées de 92 en 2019 à 200 en 2020, les coups et blessures à l’extérieur des cliniques ont augmenté de 125%, et les lettres d’injure et les harcèlements téléphoniques ont atteint le record absolu de 3400 cas recensés. (Par comparaison, il n’y en avait que 192 pour toute la période allant de 1977 à 1989).

Ces chiffres permettent à tout le moins de mettre en perspective l’indignation de la classe politique américaine à l’égard des manifestations défendant le droit à l’avortement… Du reste, les protestations de rue et sittings des militants anti-avortement ont elles aussi connu un accroissement conséquent : 115 000 ont été répertoriées en 2020, et 123.228 l’année précédente.

Entre les manifestants pro-choix et les fanatiques de l’anti-avortement – lesquels ont trouvé, depuis des décennies, dans des actes de brutalité un exutoire à leurs défaites législatives -, il n’existe aucun ordre de comparaison. Que la classe politique américaine réserve ces attaques aux manifestations en faveur du droit à l’avortement est d’autant plus incompréhensible.

Texas : quel avenir pour la loi restreignant l’avortement ?

La Cour suprême des États-Unis
La Cour suprême des États-Unis au moment de la décision Whole Woman’s Health v. Hellerstedt, juin 2016 Photo : Adam Fagen

La très impopulaire Senate Bill 8 texane, qui prohibe l’avortement au-delà de 6 semaines, reste pour l’instant en vigueur. Les juges de la Cour suprême des États-Unis ont rendu une décision qui ne se concentre que sur la procédure judiciaire et non sur le fond de l’affaire. Dans le même temps, le gouverneur de la Californie annonce vouloir s’inspirer de cette loi pour empêcher la vente de fusils d’assaut dans son État. Pourtant, aucune de ces deux lois ne semble promise à une longue vie.

Rendue le 10 décembre par la Cour suprême, la décision tant attendue dans l’affaire Whole Woman’s Health v. Jackson a suscité autant d’interrogations que d’incompréhensions. Pour bien saisir l’opinion de la Cour comme les opinions concurrentes et dissidentes des juges, il convient de revenir sur les origines de l’affaire.

Une législation texane inconstitutionnelle

Au cœur du problème : la Senate Bill 8 texane (SB8), entrée en vigueur le 1er septembre. Conçue comme un moyen habile d’esquiver les fourches caudines des tribunaux (elle délègue au grand public le soin de faire appliquer ses dispositions par des recours au civil), cette législation qui interdit le recours à l’IVG au-delà de six semaines fait fi de la jurisprudence Roe v. Wade de 1973, déclarant l’IVG comme un droit constitutionnel.

Retour sur le déroulé des événements. Peu avant l’entrée en vigueur de la SB8, la clinique Whole Woman’s Health a déposé une plainte visant à bloquer l’exécution de cette dernière au moyen d’une injonction. En réponse, la défense a déposé une requête en irrecevabilité, laquelle a été rejetée en cour de district. Elle s’est donc pourvue en appel, appel au terme duquel la Cour d’Appel pour le 5e circuit, réputée pour son inclination conservatrice, a suspendu toutes les procédures entamées par la cour de district. Whole Woman’s Health, qui avait demandé à la Cour suprême d’intervenir d’urgence, a finalement obtenu de celle-ci un « certiorari avant jugement », ce qui a permis ainsi à la plus haute juridiction fédérale de s’emparer de l’affaire sans attendre un jugement en appel.

Cependant, la Cour suprême était appelée à statuer sur une question procédurale et non sur la constitutionnalité de la loi : son rôle se bornait à déterminer si les pétitionnaires (Whole Woman’s Health et autres) peuvent poursuivre une contestation préalable à l’application de la SB8.

Qu’est-ce que « Ex Parte Young » ?

Dans cette affaire, Whole Woman’s Health cherchait à obtenir une injonction contre les juges et les clercs. L’objectif étant d’une part que les juges ne puissent statuer contre les cliniques et d’autre part que les clercs, qui remplissent une mission administrative, ne puissent inscrire au registre (docket, en anglais) les affaires relatives à la SB8. 

Pourquoi cette particularité ? Parce que l’application de la SB8 n’est pas du ressort de l’État, elle est déléguée au grand public, lequel est autorisé à engager des poursuites au civil. Habituellement, quand ce sont les pouvoirs publics qui font appliquer une loi, les plaignants cherchent à obtenir une injonction visant lesdits pouvoirs publics (par exemple le procureur général, Attorney General). Par conséquent, Whole Woman’s Health vise les juges et clercs du Texas puisque ces deux fonctions interviennent dans l’application de la loi. « Les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les personnes chargées de faire appliquer les lois et non les lois elles-mêmes », avait ainsi souligné la Cour en septembre.

Pour bien comprendre l’opinion de la Cour, il faut revenir sur certains éléments cruciaux. L’un de ces éléments est Ex Parte Young, une décision datant de 1908. Dans cette affaire, la Cour suprême avait considéré qu’en dépit de l’immunité souveraine dont disposent les États, la justice fédérale pouvait agir pour empêcher l’exécutif d’un État de faire appliquer une loi en violation du droit constitutionnel fédéral. En effet, selon le principe de l’immunité souveraine, un gouvernement ne peut être poursuivi par une personne privée s’il n’y consent pas. Néanmoins, l’exception d’Ex Parte Young ne s’applique pas ici : si une personne privée peut poursuivre, par exemple, un procureur général, elle ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État. Pour la majorité de la Cour, citant ce précédent, « une injonction contre un tribunal d’État ou ses mécanismes serait une violation de l’ensemble du système de notre gouvernement ». Par conséquent, Whole Woman’s Health ne peut poursuivre les juges et clercs de l’État texan afin d’obtenir une injonction à leur égard. Premier revers.

Second écueil pour les juges de la majorité : l’absence de différend entre les plaignants et le personnel de la magistrature. Un point qui découle d’une disposition constitutionnelle (Art. III, Section 2, Clause 1) qui ne permet pas aux cours fédérales d’émettre d’« opinion consultative ». L’existence d’un préjudice, concret ou imminent, est par conséquent indispensable.

Pour le juge Neil Gorsuch, auteur de l’opinion, il n’existe pas de différend « entre un juge qui statue sur des demandes en vertu d’une loi et un plaignant qui attaque la constitutionnalité de la loi ». En réponse à la diatribe de la juge Sotomayor, seule magistrate en désaccord sur ce point, la majorité note : « Dans cette affaire [Shelley v. Kraemer, invoquée par la juge Sotomayor, nldr], les requérants cherchaient simplement à invoquer la Constitution comme moyen de défense contre d’autres parties privées cherchant à faire appliquer une convention restrictive [l’objectif de ces conventions était d’interdire la vente de biens immobiliers à des personnes africaines-américaines, ndlr], tout comme les requérants ici seraient en mesure d’invoquer la Constitution comme moyen de défense dans toute action d’application de la SB8 intentée par d’autres contre eux. »

Enfin, en ce qui concerne la possibilité d’enjoindre le procureur fédéral du Texas, là encore la majorité balaie cette hypothèse d’un revers de main, considérant que ce dernier n’a aucun rôle dans l’application de la SB8. En conclusion, en s’appuyant sur Ex Parte Young, la Cour autorise Whole Woman’s Health à poursuivre seulement les personnes pouvant retirer aux cliniques leur autorisation d’exercer (en l’occurrence, la direction des Texas Medical Board, Texas Board of Nursery, Pharmacy et Human Services). En cela, elle renverse en partie la décision de la cour de district.

La SB8 n’a pas encore gagné

Est-ce une victoire pour la loi texane ? Rien n’est moins sûr. Pour l’instant, la situation reste plus que préoccupante pour toute personne ayant besoin d’une IVG au Texas, puisque la loi reste en vigueur et produit un effet dissuasif certain. Si ce point a été souligné par la juge Sotomayor dans son opinion dissidente, la majorité de la Cour balaie une fois de plus son argument : « Comme l’explique notre jurisprudence, l'”effet dissuasif” associé au fait qu’une loi potentiellement inconstitutionnelle est “en vigueur” ne suffit pas à “justifier l’intervention fédérale” dans une action en justice préalable à la mise en œuvre. Au contraire, cette Cour a toujours exigé la preuve d’un préjudice plus concret […] ».

Si la Cour reconnaît la possibilité pour quiconque de contester la constitutionnalité de la loi, ce point est pour le moins paradoxal, puisque le mécanisme même de SB8 est de se soustraire au contrôle juridictionnel… Un mécanisme pour l’instant plutôt efficace, puisque la Cour affirme que ni le procureur général du Texas ni les juges et clercs de l’État ne peuvent faire l’objet d’une injonction. Bien qu’elle autorise Whole Woman’s Health à poursuivre son recours, elle semble également donner un blanc-seing aux États, lesquels ne manquent pas de s’inspirer de ce type de législation. Dernier exemple en date : la Californie.

La Californie et le contrôle des armes en embuscade

Résumons : Whole Woman’s Health peut poursuivre la direction de certaines entités publiques puisqu’elles peuvent légalement retirer le droit d’exercer aux cliniques qui viendraient à être reconnues coupables d’avoir enfreint la SB8. En d’autres termes, une rédaction plus subtile de la loi aurait pu contourner cette possibilité, renvoyant la seule possibilité d’un contrôle de constitutionnalité à une affaire entre une personne ayant prêté concours à une IVG et un « chasseur de primes ».

Dans le même temps, le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, vient d’annoncer vouloir s’inspirer de la SB8 pour interdire toute vente de fusils d’assaut dans son État, remarquable pied-de-nez dirigé à l’endroit des juges de la Cour suprême. Toutefois, outre les questions de constitutionnalité relatives respectivement au droit de posséder des armes et au droit à l’IVG, le mécanisme de la SB8, aussi ingénieux soit-il, pourrait irrémédiablement se heurter à la question de l’intérêt à agir, dont le point primordial est celui de l’existence d’un préjudice (injury in fact).

De quel préjudice pourraient se prévaloir les plaignants ? Lors des plaidoiries, le représentant du Texas, Judd Stone, avait évoqué l’« indignation » (outrage injury), ce qui n’avait pas manqué de laisser le juge Thomas, pourtant très conservateur, particulièrement dubitatif… Pour l’instant, la question demeure et n’échappe pas à la Cour suprême : « Nous ne déterminons pas non plus si un plaignant particulier […] possède un intérêt à agir en vertu des doctrines de justiciabilité des États » note ainsi le juge Gorsuch dans une note de bas de page. Comme un air de plaisanterie macabre qui s’éternise…

Texas : une loi sur l’avortement déjà condamnée ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Le Texas, sous l’impulsion de son ultra-conservateur gouverneur républicain Greg Abbott, a adopté une loi, la Senate Bill 8, qui interdit quasiment de fait l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Ainsi, dès les premières six semaines de grossesse, aucune femme ne pourra avorter. Il n’est pas surprenant qu’elle soit qualifiée de Texas heartbeat act (loi texane du battement du cœur). Saisie en urgence par des associations pro-avortement, et non sur le fond, la Cour suprême (SCOTUS) des États-Unis n’a pas suspendu la loi qui est entrée en vigueur au 1er septembre. Sur le plan juridique, qu’importe la décision de la Cour suprême, la Senate Bill 8 devra bientôt faire face à des obstacles juridiques insurmontables. Même si la décision, historique, de la Cour suprême de 1973 Roe v. Wade, qui a légalisé l’avortement, venait à être renversée, ce qui fait la singularité même de la loi pourrait la mener à sa perte.

Il y a quelque chose d’apocalyptique dans le Lone Star State. La Senate Bill 8, qui est l’une des 666 lois qui sont entrées en vigueur le 1er septembre au Texas, interdit de recourir à une IVG au-delà de six semaines. De l’autre côté de l’Atlantique, le journaliste de Slate USA Mark Joseph Stern proclame gravement : « Par son inaction, la Cour suprême a mis fin à Roe v. Wade ». Décision historique de 1973 ayant consacré un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse, les acquis de Roe v. Wade apparaissent de plus en plus affaiblis au fil des jurisprudences relatives à l’avortement.

Le constat alarmant de Mark Joseph Stern est, en terres américaines, globalement partagé. Bien que tout le monde ne considère pas que la jurisprudence Roe v. Wade a été renversée au terme de cette décision sortie du « shadow docket », elle résonne presque unanimement comme un signal funeste : cet automne, la Cour suprême devrait rendre sa décision dans Dobbs v. Jackson Woman’s Health Organization, une affaire relative à une loi de l’État du Mississippi prohibant l’IVG après quinze semaines. Cette décision très attendue pourrait sonner le glas de la célèbre jurisprudence vieille de près de 50 ans.

Au Texas, où les ressentiments pro et anti-IVG s’exacerbent chaque jour un peu plus, l’entrée en vigueur de la SB8 se ressent déjà : le recours à l’avortement se délocalise dans les États voisins pour les personnes qui en ont les moyens financiers. Néanmoins, la survie de cette loi n’en demeure pas moins incertaine tant ses dispositions sont juridiquement discutables… Des points volontairement éludés par la Cour suprême, qui ne s’est pas exprimée sur le fond.

Qu’a dit la Cour suprême ?

« La demande d’injonction ou, à titre subsidiaire, d’annulation de la suspension de la procédure devant le tribunal de district présentée au juge Alito et renvoyée par ce dernier à la Cour est rejetée. » Pour les militants pro-choix, la colère est grande : outre la réaction tardive de la plus haute juridiction fédérale, la décision leur laisse un goût amer puisque la situation va devenir insoutenable pour de nombreuses personnes ayant besoin de recourir à l’IVG. Il convient cependant de revenir sur ce qui a été dit.

Ce 1er septembre, la Cour suprême a rendu une décision relative à une requête d’urgence, laquelle lui est parvenue après épuisement des voies de recours auprès des cours inférieures : un processus ordinaire conforme aux dispositions des règles fédérales de procédure d’appel. Ces requêtes sont étudiées à l’aune de quatre critères, parmi lesquels la probabilité d’obtenir gain de cause sur le fond. En dépit du fait que cette condition puisse être considérée comme remplie tant l’inconstitutionnalité de la loi au regard la jurisprudence Roe semble flagrante, la Cour a mis en avant la complexité de certaines questions procédurales consécutives aux dispositions atypiques de la loi — la possibilité pour quiconque d’engager des poursuites contre toute personne ayant pratiqué un avortement au-delà de six semaines ou ayant prêté concours —, l’opinion majoritaire rappelant que « les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les individus chargés d’appliquer les lois et non les lois elles-mêmes ». Toujours selon la majorité, « Il n’est pas non plus clair si, en vertu des précédents existants, cette Cour peut émettre une injonction à l’encontre des juges d’État appelés à statuer sur un procès en vertu de cette loi ». Bien que l’on puisse s’étonner puisque que c’est précisément le rôle de la Cour suprême de clarifier ce point, les juges de la majorité ont néanmoins achevé leur argumentation en affirmant que dans cette affaire le seul défendeur privé — Mark Lee Dickson, directeur de l’association Right to Life pour l’Est du Texas — a déclaré sous serment ne pas avoir l’intention de faire appliquer la loi et que par conséquent, les requérants ne peuvent obtenir une injonction. Il est vrai que l’opposition à l’avortement est particulièrement forte au sein de la Cour suprême : d’aucuns se souviennent sans nul doute de l’opinion dissidente du juge Clarence Thomas dans Stenberg v. Carhart (2000). « Bien qu’un État puisse autoriser l’avortement, rien dans la Constitution n’impose à un État de le faire » avait tonné le magistrat taciturne, opposant résolu à la jurisprudence Roe. Pourtant, il convient de noter que la Cour s’est prononcée sur une requête d’urgence et non sur le fond de l’affaire. Un détail qui a toute son importance.

La constitutionnalité de la Senate Bill 8 remise en cause

L’opinion majoritaire a choisi l’euphémisme, affirmant que « les requérants […] ont soulevé de sérieuses questions concernant la constitutionnalité de la loi […] » quand la juge Sonia Sotomayor, dans son opinion dissidente, assène un tonitruant « manifestement inconstitutionnelle ». Dans ses propos conclusifs, la majorité réitère, rappelant que « cette ordonnance n’est pas fondée sur une quelconque conclusion quant à la constitutionnalité de la loi […] ». En clair : aux yeux des cinq juges de la majorité, la loi est inconstitutionnelle, mais ce point devra être traité en bonne et due forme, conformément aux procédures standards de la Cour et non à travers le shadow docket. Une retenue qui interpelle tant ces mêmes juges n’ont pas eu cette rigueur en ce qui concerne le moratoire fédéral sur les expulsions.

Ainsi, il reste tout à fait possible d’engager des recours auprès des tribunaux d’État texans et auprès des cours fédérales, lesquelles pourront juger le cas échéant de la constitutionnalité du texte de loi. Par ailleurs, outre la question de la constitutionnalité, ce qui fait la particularité de la Senate Bill 8 pourrait causer sa propre perte : les recours intentés par celles et ceux qui voudraient faire condamner le corps médical pourraient bien être jugés irrecevables.

Quid de l’intérêt à agir et quelle suite au droit à l’avortement  ?

Question précédemment soulevée dans une lettre ouverte par un ensemble hétéroclite de personnalités issues du domaine du droit, la problématique de l’intérêt à agir (standing) a été dans l’ensemble assez peu commentée depuis l’entrée en vigueur de la loi alors que ce point sera central lorsque surviendront les premiers recours.

Procureure fédérale durant plus de vingt ans, Elizabeth de la Vega s’est exprimée sur Twitter pour rappeler quelques fondamentaux : « La création d’un droit d’action privé ne confère pas, en soi, d’intérêt à agir à quiconque a envie d’intenter un procès.  Le droit texan suit le droit fédéral en ce qui concerne la définition de l’intérêt à agir. […] Je répète : la loi ne confère pas d’intérêt à agir. Elle crée la capacité d’intenter une action en justice, mais ne donne pas, et ne peut pas donner aux plaignants, même à ceux qui ne peuvent revendiquer aucun préjudice (la grande majorité), d’intérêt à agir. »

En effet, les jurisprudences, qu’il s’agisse du droit fédéral ou du droit texan, conditionnent l’intérêt à agir à l’existence (ou à la menace imminente) d’un préjudice. Ainsi, rappelons-le, dans Pike v. Texas EMC Management, LLC (2020), la Cour suprême du Texas a réaffirmé le principe selon lequel « pour intenter une action en justice, capacité et intérêt à agir sont nécessaires. […] Un plaignant a un intérêt à agir lorsqu’il est personnellement lésé […] ».

Dès lors, au regard de ces éléments, comment les plaignants pourraient-ils avoir un intérêt à agir en l’absence d’un quelconque préjudice ? Une question à laquelle devront répondre les cours de justice et qui pousse le professeur de droit constitutionnel Anthony M. Kreis à ironiser : « Et si New York adoptait une loi permettant aux particuliers de poursuivre le clergé pour avoir refusé de célébrer des mariages de personnes de même sexe ? »

Qu’importe que la survie de la SB8 soit soumise à de nombreuses interrogations. Dans les rangs du Parti républicain, son entrée en vigueur a fait des émules et a inspiré d’autres États, à commencer par la Floride : une offensive conservatrice à rebours de l’opinion publique, majoritairement favorable au droit à l’interruption volontaire de grossesse. Selon le Pew Research Center, près de 60 % de la population américaine considère que l’IVG doit être légale dans la plupart des cas. Galvanisés par la foi (l’opposition à l’avortement est particulièrement prégnant chez les évangélistes), la fronde anti-IVG profite également d’une fragilité inhérente à Roe v. Wade, reconnue tant par ses détracteurs que par les juges progressistes, dont Ruth Bader Ginsburg herself, pour qui la célèbre décision de 1973 aurait dû s’appuyer sur la clause d’égale protection plutôt que sur le droit à la vie privée, dont l’exégèse fut débattue dès Griswold v. Connecticut, une décision de 1965 concernant le droit à la contraception.

Parmi l’exécutif fédéral, le président Biden lui-même s’est fendu d’une déclaration sans équivoque, évoquant un « chaos inconstitutionnel » et appelant de ses vœux une réponse globale. Un vœu pieux qui tient davantage d’une opération de communication politique à destination de l’électorat démocrate et de l’Amérique pro-choix : la marge de manœuvre est en effet particulièrement étroite et en partie suspendue à la survie de la jurisprudence Roe v. Wade.

Allongement du délai de recours à l’IVG : une loi insuffisante face à des problèmes d’accès persistants

© Julie Ricard

La crise sanitaire liée au Covid-19 a révélé et mis en lumière les inégalités d’accès à l’avortement et le fossé considérable entre le droit à l’avortement et la possibilité effective d’y avoir recours. Pendant le confinement, les difficultés d’accès à l’IVG ont été exacerbées, avec une augmentation significative du nombre d’IVG hors délai. Cette situation avait amené médecins, associations et politiques à réclamer un allongement temporaire du délai légal d’IVG de 12 à 14 semaines et avait fait naître la réflexion de réformer l’accès à celui-ci. D’où la proposition de loi, présentée et votée à l’Assemblée le 8 octobre dernier, allongeant le délai d’IVG de 12 à 14 semaines. Cependant, cette loi n’est pas à la hauteur des enjeux d’accessibilité à l’IVG. Par Barbara Calliot et Louise Canaguier. 


Le 19 mars, lors des débats sur le projet de loi d’urgence sanitaire, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol propose des amendements pour étendre temporairement les délais de recours à l’IVG. Cela permettrait aux femmes dans des situations compliquées de confinement de ne pas se retrouver hors délais. Les amendements sont rejetés mais Olivier Véran assouplit les règles pour le recours aux IMG (Interruption médicale de grossesse) par aspiration, les médecins pouvant mettre en avant la « détresse psycho-sociale » comme motif. Cependant, il n’aborde pas la question de la composition du collège des médecins. Or, cela constitue un obstacle majeur à son recours (la procédure de recours à l’IMG est dépendante de l’approbation de quatre médecins, dont un étant spécialiste de médecine fœtale). Le 14 avril, le gouvernement autorise une prolongation du délai des IVG médicamenteuses, lequel s’étend jusqu’à sept semaines de grossesse. La demande d’allonger de quinze jours le délai de recours à l’IVG est alors largement relayée par les associations. Une tribune, soutenue par une soixantaine de députés, est publiée dans Libération le 12 mai[1]

Dans un rapport adopté le 16 septembre, la Délégation aux droits des femmes à l’Assemblée Nationale recommande de porter de douze à quatorze semaines de grossesse la limite légale pour pratiquer l’IVG. Ce rapport avait pour objectif d’identifier les freins au droit à l’avortement et d’en proposer une réponse législative, à la lumière des inégalités territoriales en matière d’l’IVG et des refus des prises en charges tardives. Ces éléments avaient été à la source des revendications des militantes des droits des femmes. Les co-rapporteuses du rapport (Marie-Noelle Ballistel et Cécile Muschotti) avaient plaidé pour une protection de la santé des femmes souvent obligées, pour celles qui en ont les moyens, de fuir à l’étranger dans des pays où la législation est plus progressiste en la matière comme aux Pays-Bas ou en Espagne, où le délai de recours à l’IVG est respectivement de 22 semaines et 14 semaines (il s’agirait de 3000 à 5000 femmes par an concernées par ces départs à l’étranger)[2].

Les 25 recommandations présentées dans ce rapport ont abouti à une proposition de loi (n°3375), soutenue par de nombreux élus de la majorité, et votée en première lecture à l’Assemblée le jeudi 8 octobre, avec 86 voix pour et 59 contre[3]. Cette proposition de loi du groupe Écologie démocratie et solidarité, portée par la députée Albane Gaillot, prévoit l’allongement de deux semaines du délai légal de recours à l’IVG (passant donc de 12 à 14 semaines). Elle prévoit également dans son article 3 de supprimer la double clause de conscience en matière d’IVG pour les médecins[4], en modifiant l’article L.2212-8 du Code de la Santé Publique, dont la rédaction est actuellement la suivante : « un médecin ou une sage-femme qui refuse de pratiquer une interruption volontaire de grossesse doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom des praticiens ou des sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention […] », pour une formulation reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes[5].

Afin de renforcer l’offre médicale en matière d’IVG, l’article 2 du texte propose de modifier l’article 2213-1 du Code de la Santé Publique, qui, en l’état ne permet aux sages-femmes que de pratiquer l’IVG médicamenteuse. Il étendrait leurs compétences en leur permettant de réaliser les IVG chirurgicales jusqu’à la dixième semaine de grossesse. L’article 4[6], quant à lui, prévoit « le gage des dépenses éventuellement occasionnées par ces mesures pour les organismes de sécurité sociale ». [7]

La proposition est soutenue par l’ensemble de la gauche, et particulièrement par la France Insoumise. À droite, des critiques se sont fait entendre en matière de suppression de la clause de conscience spécifique qui serait, selon eux, un point important de la loi Veil de 1975. La volonté de suppression du délai de réflexion de deux jours pour confirmer l’IVG après l’entretien psycho-social pose également problème. Depuis 2016 et la suppression du temps de réflexion minimal entre la consultation d’information et le recueil du consentement de la femme, c’est le seul délai qui subsiste dans le droit français.

Si la proposition a reçu le soutien de la majorité LREM, le gouvernement s’est montré plus réservé à son sujet. Le Comité national consultatif d’éthique a été saisi par Olivier Véran pour rendre un avis avant le passage de la proposition de loi au Sénat [8]. Par ailleurs, l’Académie nationale de médecine s’est opposée dans un communiqué à l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG, en soulignant le risque d’une augmentation du « recours à des manœuvres chirurgicales qui peuvent être dangereuses pour les femmes », avec une « augmentation significatives des complications à court ou à long termes ». Ils s’opposent également au fait de déléguer des compétences supérieures aux sages-femmes en raison de leur « absence actuelle de qualification chirurgicale ».

L’Ordre des médecins s’est quant à lui opposé à la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG, prévue par l’article 3 de la proposition de loi. Il met en avant le fait que celle-ci ne « permettra pas de répondre aux difficultés qui peuvent se poser à nos concitoyennes souhaitant avoir recours à une IVG »[9]. Le président du Collège national des gynécologues et obstétriciens de France (GNGOF), le professeur Israël Nisand, s’est également opposé à l’allongement du délai de recours à l’IVG. Dans un entretien accordé au Monde, il affirme que le véritable problème réside dans le délai d’obtention du rendez-vous qui, en raison de services hospitaliers débordés, place de nombreuses IVG hors-délais (le manque de moyens est en effet un obstacle considérable à l’application effective du droit à l’IVG). Il se montre dans ce sens favorable à l’idée de fixer un délai d’obtention de rendez-vous de cinq jours maximum. Il avance également le fait que cet allongement de deux semaines, qui change la technique d’extraction du fœtus, pourrait poser un problème de ressources humaines, avec des praticiens refusant de pratiquer l’IVG. Cela aurait pour effet de réduire encore plus l’accès à celui-ci. En effet, à douze semaines le fœtus mesure environ 85 millimètres contre 120 millimètres à 14 semaines ce qui exige de « couper le fœtus en morceaux et écraser sa tête pour le sortir du ventre » ce qui, selon le professeur, peut-être « assez difficile à réaliser pour beaucoup de professionnels »[10].

Ces réticences à l’égard de la proposition de loi, qui fait l’objet de nombreux débats éthiques et politiques, témoignent d’une hostilité et d’une méfiance structurelle par rapport aux avortements, et questionne sur leur accessibilité effective.

La loi Veil : acte fondateur du droit à l’avortement

En effet, le droit à l’avortement est le fruit d’une histoire de mobilisations et de luttes acharnées menées pour le droit à disposer de son corps, qui s’est heurté et se heurte encore aux réticences, aux blocages de nombreuses institutions, notamment religieuses, et au sexisme.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent, pour la première fois, interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent pour la première fois interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques. Cette loi sera très médiatisée et suscitera la polémique, ainsi qu’une multitude d’actions des groupes anti-IVG. Elle fait suite à de nombreuses manifestations publiques, visant à défendre un meilleur accès à la contraception et à dépénaliser l’avortement, parmi celles-ci certaines représentent “un défi à l’ordre social comme l’emblématique ‘Manifeste des 343’”[11].

Selon Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, l’analyse des arguments avancés lors des débats sur la loi Veil “permet de saisir le sens social que va prendre l’IVG en France et de mettre au jour la construction normative qui en découle” [12]. Effectivement, ce texte est le fruit d’un compromis qui arrive après l’échec de plusieurs propositions de lois (dont le projet Messmer-Poniatowski de 1973). Elle ne crée pas de véritable droit des femmes à avorter (comme le montrent l’autorisation obligatoire des parents pour les mineures, ou le non-remboursement par la Sécurité Sociale), mais permet l’autonomie des femmes en matière d’IVG. Toutefois, l’article 4 section 1 stipule que c’est l’état de détresse qui permet son recours.

À l’instar des propos de Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, les débats et les conflits autour de cette loi emblématique signent le sens social du recours à l’avortement : en effet, l’avortement est vu comme une exceptionnalité qui se doit d’être dramatique. Simone Veil déclare d’ailleurs le 26 novembre 1974 lors du débat introductif à l’Assemblée Nationale que : “l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issues […] c’est un drame et cela restera toujours un drame“. C’est l’argument de la santé publique, socialement plus recevable, qui est avancé pour défendre le projet (ce qui a instauré un dispositif de médicalisation permettant le contrôle social de la procréation). Associé aux différentes lois sur la contraception, l’objectif, était qu’il n’y ait plus, à terme,  besoin de faire d’IVG. Par la suite, la limitation de la clause de conscience est introduite lors du renouvellement de la loi Veil le 1er janvier 1980. Celle-ci acte le remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale (loi Roudy), et le délit d’entrave à l’IVG est créé par la loi du 5 décembre 1992.

La loi Aubry-Guigou du 4 juillet 2001 signe la reconnaissance d’un véritable droit des femmes à l’avortement, qui est considéré comme une liberté physique et corporelle protégée par le droit : la consultation psycho-sociale reste obligatoirement proposée mais devient facultative, le consentement parental n’est plus nécessaire pour les mineures, et le délai légal d’interruption de grossesse est porté de dix à douze semaines. En 2004, l’IVG médicamenteuse est autorisée en médecine de ville. Le 27 septembre 2013, Najat Vallaud-Belkacem lance un site dédié (ivg.gouv.fr), car de nombreux sites internet anti-IVG cherchant à dissuader les femmes par le biais de la désinformation ont fleuri sur le net. En 2014, la loi Vallaud-Belkacem supprime la condition de détresse avérée, présente dans la loi de 1975 : c’est un symbole fort. Le 1er décembre 2016 est présentée à l’Assemblée la proposition de loi sur le délit d’entrave numérique à l’IVG, votée définitivement le 16 février 2017. 

Cette nouvelle proposition de loi apporte certaines avancées en faveur d’une meilleure accessibilité à l’IVG. Néanmoins, les problèmes persistent encore. Ces mesures insuffisantes ne tendent qu’à estomper partiellement les difficultés d’accès à l’IVG, et posent la question du différentiel entre le droit à l’IVG formulé par la loi, et son accessibilité pratique pour les femmes.

Pour reprendre les termes de Sophie Divay, sociologue, le droit à l’avortement est indéniablement et malgré cette loi un « droit concédé, encore à conquérir »

En effet, si cette loi demeure insuffisante, c’est parce que les facteurs contraignant à l’IVG sont extérieurs et structurels. Entre le poids culpabilisateur de la société, appuyé par les institutions médicales, juridiques et les lobbies anti-avortement, ainsi que les difficultés d’accès matérielles et temporelles, faire le choix d’avorter demande encore aux femmes beaucoup de force, quand cela ne se transforme pas en parcours du combattant. 

Un accès restreint par les contraintes sociales

La liberté des femmes en matière d’IVG en France est, selon Lucile Olier, encore une liberté “sous contrainte” [14], largement dépendante du corps médical. Selon l’article L. 2212-2 du Code de santé publique [15], ancien article L.162-1 de la Loi Veil, « L’interruption volontaire de grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ». La légitimité de l’IVG fut donc entièrement rattachée à la santé, sous l’influence du corps médical, cela afin d’éviter une banalisation de l’acte. Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG. La « clause de conscience » adoptée place les valeurs morales du médecin au-dessus de toute urgence, même sanitaire. L’avortement n’est plus interdit, il est un droit, mais sous influence et sous contrôle du médical. Cela a transformé l’IVG en un acte de désespoir, de dernier recours. 

Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG.

Avec la massification des moyens de contraception, se met en place ce que Nathalie Bajos et Michèle Ferrand appellent la “norme contraceptive. Elle place, intégralement et de façon très culpabilisatrice, la responsabilité de la contraception sur les femmes, dans la continuité de la norme patriarcale en matière de sexualité[16]. D’après l’enquête « Contexte de la Sexualité en France » de 2006, la très grande majorité des femmes (91 %) et des hommes (91 % également) entre 18 et 69 ans considèrent « qu’avec toutes les méthodes de contraception qui existent, les femmes devraient être capables d’éviter une grossesse dont elles ne veulent pas »[17], constituant de ce fait un déni des difficultés des femmes pour obtenir une contraception efficace et sans danger. 

La crainte d’une culpabilisation crée un véritable malaise psychologique. L’enquête de Sophie Divay, retraçant ses consultations psycho-sociales post-IVG, pour la revue Travail, Genre et sociétés, explicite le tabou qu’est cet acte pour un bon nombre de demandeuses. La peur du jugement social est récurrente durant les consultations, faisant de cet acte un non-dit, dans un but de protéger une relation amoureuse, familiale, ou encore une situation professionnelle, pour laquelle une IVG est un vrai frein à la carrière[18]. Pourtant, Nathalie Bajos et Michèle Ferrand montrent que 40% des femmes y ont recours une fois dans leur vie[19]. Il y a donc un véritable paradoxe entre la récurrence du recours à l’acte et sa perception sociale. 

La culpabilisation vient aussi parfois du regard très variable des médecins, allant d’une attitude réconfortante à celle “d’entrepreneur de morale, pour reprendre l’expression de Becker. Sophie Divay raconte ainsi comment une étudiante lui rapporta la pression psychologique exercée par son gynécologue pour qu’elle garde l’enfant. “En sortant de la visite, j’étais contente, parce qu’il avait accepté de faire l’IVG !, raconte celle-ci, confirmant le pouvoir des médecins sur le choix des femmes[20]. Ce regard culpabilisateur rend l’IVG encore plus difficile mentalement. La suppression de la double clause de morale ne va pas changer ce poids psychologique, puisque les médecins peuvent toujours refuser de pratiquer l’IVG.

Pour Danielle Gaudry, gynécologue et militante au Planning familial : “Il existe encore, 45 ans après la loi Veil, des freins idéologiques et aussi de fonctionnement dans l’accès à l’IVG en France”

De plus, l’article 4 de la loi Veil donne l’obligation au spécialiste d’ “informer celle-ci (la femme enceinte) des risques médicaux graves qu’elle encourt pour elle-même et ses maternités futures, et de la gravité biologique de l’interruption qu’elle sollicite[22], ce sur quoi les médecins insistent plus que pour toute autre opération médicale[23]. Or, l’article de Danielle Hassoun intitulé Les conditions de l’interruption de grossesse en France, de 1997, montre que la médicalisation de l’IVG a mis fin aux risques pour la santé de la personne enceinte, importants avant 1975[24]. Aujourd’hui, l’accent est mis d’avantage sur les traumatismes psychologiques possibles, créant l’idée que les personnes recourant à l’IVG ont forcément des problèmes postérieurs à l’acte. Les études scientifiques remettent pourtant cela fortement en question, notamment celle de Robinson G.E. et al. : “Is there an ‘abortion trauma syndrome’? Critiquing the evidence”, parue en 2009 dans la revue Harvard Review of Psychiatry[25]. Cela replace l’IVG comme un acte de désespoir, et non comme un choix. Sophie Divay met également en lumière le rôle du regard des conseillers. De nombreux récits entendus révélaient la psychologisation constante de l’IVG, appréhendée comme le traumatisme de la perte d’un enfant. Pour Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, le fait que l’IVG continue d’être rattachée aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur[26]

Ainsi, le placement de l’IVG sous autorité médicale a cadenassé cette pratique autour de l’avis médical, en lui donnant une signification sociale particulière. La décision d’une IVG reste ainsi un choix stigmatisant. Un sondage de l’IFOP du 7 octobre 2020 affirme que pour 51% des répondants, avoir recours à l’IVG est une “situation préoccupante car avorter reste un acte que l’on préférerait éviter[27]. Cet acte reste donc socialement et moralement condamné. Si le droit à l’IVG est reconnu, son usage, fréquent ou pas, est critiqué. 

Le fait que l’IVG continue d’être rattaché aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur.

Cette affirmation peut être imagée par la perpétuation des lobbies anti-avortement, agissant par l’action directe ou auprès du gouvernement. L’article “L’IVG, quarante ans après“, paru dans la revue Vacarme, met en avant les nouvelles techniques de ces groupes. Leur site “ivg.net” est le second résultat quand on tape “IVG” dans la barre de recherche. Il conduit vers un numéro vert menant à « un centre national d’écoute anonyme et gratuit ». Bien évidemment, tout est fait, du site aux conseillères au téléphone, pour dissuader explicitement l’IVG, reprenant les arguments d’une culpabilisation parfaitement intégrée socialement. À une autre échelle, les lobbies anti-avortement vont tenter d’influencer la Cour Européenne des droits de l’Homme. Au Parlement européen, le rapport Estrela, sur la santé et les droits sexuels, demandait le renforcement du droit à l’IVG, en lui donnant un cadre européen, mais il a été rejeté[28]

De plus, bien que l’IVG soit totalement soumise au corps médical, ce n’est pas une activité médicale comme les autres, et elle manque de reconnaissance dans le milieu médical. Ce problème vient du fonctionnement de l’hôpital français, contraignant indirectement le parcours vers l’IVG. 

L’avortement soumis à des enjeux économiques

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, de 2002, confirme que, s’il y a du progrès dans l’acceptation sociétale de l’IVG, nombre de difficultés demeurent dans les délais, dans l’information, et l’accueil fait aux personnes souhaitant avorter[29]. Pour les médecins du centre dédié à l’IVG, de Colombes, cités dans l’article “l’IVG, quarante ans après” : « tous les centres se font grignoter lentement mais sûrement »[30]. La loi Bachelot de juillet 2009 a laissé pour trace une logique de rentabilité qui complique d’autant plus l’accès à l’IVG. Les budgets déficitaires de cette activité relèvent ainsi d’un régime spécifique, contribuant à sa mise à l’écart, loin de la logique des gouvernements depuis 1975.

Laurence Duchêne, Marie Fontana, Adèle Ponticelli, Anaïs Vaugelade, Lise Wajeman, et Aude Lalande affirment que l’IVG est “dévalorisée de toutes les manières imaginables, elle est jugée par les médecins « techniciens » comme inintéressante, aussi bien techniquement que financièrement, et sans prestige[31].

La faible tarification de l’acte et, plus globalement, le problème du recrutement des médecins, ainsi que les moyens réduits affectés aux centres d’IVG posent d’ailleurs des problèmes récurrents, comme le montre l’Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse, suite à la loi du 4 juillet 2001, par l’IGAS[32]

De plus, le rapport suivant de l’IGAS, en 2009, critique la spécialisation forcée des établissements, dans un but de rentabilité, limitant le choix des femmes dans la méthode souhaitée[33]. Marc Collet montre que la cause est la subordination de l’IVG aux service des maternités, le rendant dépendant à ce secteur. L’évolution de l’accessibilité à l’IVG dépend de l’évolution de l’accès aux maternités.

Entre 1996 et 2007, le nombre d’établissements réalisant des IVG en France métropolitaine est ainsi passé de 747 à 588 tandis que le nombre de maternités diminuait de 814 à 572.

Le secteur privé, notamment lucratif, se désengage aussi de cette activité à cause du manque de rentabilité de celle-ci : “Depuis 2003, on assiste à un retrait du privé de cette activité de plus en plus marqué, avec une diminution de 25 % du nombre d’IVG réalisées. La concentration et la diminution des centres pratiquant l’IVG rallonge les délais de prise en charge. De plus l’accompagnement psychologique proposé dépend du statut de l’établissement[34]. Agnès Buzyn est resté sourde à l’état des lieux qu’elle avait commandé en septembre 2018, qui alarmait sur la fermeture de 8% des centres pratiquant l’IVG en 10 ans[35].

En conséquence, le personnel médical se sent très peu valorisé par cette activité, que ce soit moralement, par le poids des académies médicales, ou financièrement, à cause des coupes budgétaires dans les services de santé publique.

Israël Nisand, dans son interview pour Le Monde, explique sa position contre l’allongement du délai: “Il y a un problème de mauvaise santé de l’hôpital. On manque de personnels et donc cela joue sur tout : l’accès aux césariennes, à l’accouchement et à l’avortement.”[36] 

La dévalorisation de cette activité et le poids des institutions médicales, comme l’académie de médecine, défavorable aux allongements de délais, pèse inconsciemment sur les choix des médecins, nombreux à refuser de pratiquer les IVG. L’allongement de la période d’IVG a entraîné chez certains médecins un retrait total de cette activité. Le problème est que, derrière les valeurs idéologiques des médecins, le temps est compté pour les personnes en demande.

Avec un taux de 200 000 IVG pratiquées en France chaque année, le nombre d’IVG reste stable depuis les années 2000[37]. Dorothée Bourgault-Coudevylle, dans l’article “L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées, soutient que la suppression du recours à l’IVG reste impensable, niant les inégalités et les problématiques liées à la contraception[38].

De plus, aucune politique publique ne pourrait permettre une maîtrise parfaite de la contraception[39]. Ainsi selon l’enquête de l’IGAS, l’IVG serait  « un comportement structurel de la vie sexuelle et reproductrice de la femme devant être pris en compte en tant que tel »[40]. L’accessibilité de cette pratique est donc un enjeu sanitaire fondamental, afin d’éviter tout danger physique et moral aux personnes détentrices d’un utérus, ce au nom de quoi les gouvernements successifs ont légiféré depuis 1975. Ainsi, la nouvelle loi est un progrès, mais demeurant insuffisant face à des contraintes d’accessibilité, conséquences doubles des effets du sexisme et du capitalisme. 


 [1] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[2] Le Monde avec AFP. (2020, 16 septembre). Un rapport de l’Assemblée nationale recommande d’allonger la limite légale d’une IVG Le Monde.
[3] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[4] Selon le texte de présentation de la loi sur le site de l’Assemblée nationale :  “Instauré par la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, le système de « double clause de conscience » correspond à la superposition d’une clause de conscience générale, de nature réglementaire, inscrite à l’article R. 4127‑328 du code de la santé publique, qui autorise les médecins à s’abstenir de pratiquer un acte médical et d’une clause spécifique à l’IVG, de nature législative, inscrite à l’article L. 2212‑8 du même code. La rédaction de cet article visait à rassurer les praticiens et à offrir une garantie aux patientes, en rappelant cette faculté en matière d’IVG et en conditionnant l’exercice de cette clause de conscience à une obligation d’information et d’orientation des patientes”.
[5] Selon le texte de proposition de loi n° 3375 : “cette proposition de loi prévoit de substituer à la rédaction actuelle de l’article L. 2212‑8 du code de la santé publique, redondante, une rédaction reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes. La rédaction proposée ne doublonne ni ne contredit la clause de conscience prévue à l’article R. 4127‑328 du même code mais elle en tire les conséquences.”
[6] site assemblée nationale
[7] article 4 de la proposition de loi n°3375  : “La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts”.
[8] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[9] Marlène, T. (2020, 12 octobre). Projet de loi sur l’IVG : l’Académie de médecin et l’Ordre des médecins défavorables Libération.
[10] Propos recueillis par Solène Cordier. (2020, 07 octobre). Délai pour avorter : “Effectuer une IVG à quatorze semaines de grossesse n’a rien d’anodin” Le Monde.
[11] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[12] Ibid.
[13] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[14] Olier, L. (2011). Présentation du dossier. La prise en charge de l’IVG en France : évolution du droit et réalités d’aujourd’hui. Revue française des affaires sociales, , 5-15.
[15] Article L2212-2 du Code de la santé publique : “L’interruption volontaire d’une grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ou, pour les seuls cas où elle est réalisée par voie médicamenteuse, par une sage-femme.Elle ne peut avoir lieu que dans un établissement de santé, public ou privé, ou dans le cadre d’une convention conclue entre le praticien ou la sage-femme ou un centre de planification ou d’éducation familiale ou un centre de santé et un tel établissement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat.”
[16] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[17] Enquête sur le contexte de la sexualité en France (CSF), conduite en 2006 auprès d’un échantillon aléatoire de 12384 femmes et hommes de 18-69 ans (Bajos et Bozon, 2008)Bajos N., Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, Éditions La Découverte.
[18] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[19] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[20] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[21] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[22] Loi de 1975 sur le droit à l’avortement, 1975, art.4 – L162.3
[23] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[24] Hassoun, D. (2011). [Témoignage]. L’interruption volontaire de grossesse en Europe. Revue française des affaires sociales, , 213-221.
[25] Robinson G.E., Stotland N.L., Russo N.F., Lanf J.A. (2009), “Is there an ‘abortion trauma syndrome’ ? Critiquing the evidence”, Harvard Review of Psychiatry, 17 (4): 268-90.
[26] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[27] IFOP. (2020). Les Français et l’IVG.
[28] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[29] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[30] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[31] Ibid
[32] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[33]Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.[34]Collet, M. (2011). Un panorama de l’offre en matière de prise en charge des IVG : caractéristiques, évolutions et apport de la médecine de ville. Revue française des affaires sociales, , 86-115.
[35] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[36] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[37] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[38] Bourgault-Coudevylle, D. (2011). L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées. Revue française des affaires sociales, , 22-41.
[39] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[40] Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.

Le Covid-19 remet-il en cause l’accès à l’IVG ?

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bobigny_-_Passerelle_Marie-Claire.jpg?fbclid=IwAR3XAc-lQ96jtu3pMYGFRj7KZqvB3nmL-oVyIaIWHbDsLsxMs4kYyRdlGQI
Passerelle Marie-Claire à Bobigny (Seine-Saint-Denis), France © Clicsouris

En mai 2019, le Sénat de l’Alabama vote la loi anti-IVG la plus lourde de son histoire, avant d’être finalement bloquée le 29 octobre suivant. Cette loi prévoyait jusqu’à 99 ans de prison pour un médecin pratiquant l’IVG, et ne faisait aucune exception même en cas de viol ou d’inceste. Fin mars 2020, suite à l’épidémie de Covid-19, les états du Texas et de l’Ohio ont souhaité suspendre les interventions non urgentes – incluant donc l’IVG – le temps de l’épidémie. Une semaine plus tard, trois juges fédéraux bloqueront cette interdiction. Ces suspensions sont-elles motivées par des raisons médicales ? Peut-on craindre de voir l’accès à l’IVG restreint en France sous couvert de crise sanitaire ?


Une décision idéologique

Maud Gelly, médecin généraliste travaillant au CIVG (Centre de contraception et d’interruption volontaire de grossesse) de Bobigny et sociologue qualifie cette tentative d’interdiction de « complètement malhonnête », et ajoute « ce sont les opposants traditionnels à l’avortement qui remontent au créneau ». Selon la docteure, il ne faut pas confondre un médecin spécialisé en IVG et un médecin spécialisé en réanimation, davantage mis à contribution durant cette période épidémique. « Cela fait quinze ans que je fais des IVG, je ne fais plus de médecine générale depuis quinze ans, je serais incapable de travailler aux urgences et je pense que c’est pareil pour mes collègues américains. Les personnels spécialisés en réanimation ne se forment pas en une demi-journée ». Il est donc faux de croire que les IVG mettent à contribution tous les soignants, de même que la réanimation d’un malade. Sophie Divay, sociologue et maîtresse de conférences à l’Université de Reims, souligne que l’IVG ne demande pas énormément de personnel soignant ou de matériel. « Cette pandémie révèle aussi que les hôpitaux ne peuvent plus s’occuper de la santé de l’ensemble de la population. Il faut laisser des lits aux malades mais on tape sur l’IVG en premier. C’est un choix sous-tendu par une certaine stigmatisation morale. » De plus, il est faux de dire qu’un avortement ne constitue pas une intervention médicale urgente, remettre en cause son accès est donc une décision politique et idéologique.

« Cette pandémie révèle aussi que les hôpitaux ne peuvent plus s’occuper de la santé de l’ensemble de la population. Il faut laisser des lits aux malades mais on tape sur l’IVG en premier. C’est un choix sous-tendu par une certaine stigmatisation morale. »

Les groupes de pression anti-IVG sont nombreux aux États-Unis et contribuent de manière importante à ces prises de décision. Ainsi, ces tentatives d’interdiction de l’IVG aux États-Unis n’ont rien d’étonnant, car, pour reprendre Sophie Divay, « on voit qui est à la tête des États-Unis : Trump est une catastrophe, il menace les droits des femmes comme il menace les droits des plus vulnérables ». Elle évoque aussi les groupes religieux qui prennent la religion comme prétexte pour diffuser leur idéologie. Par rapport à la France, « cette lutte est plus forte, plus nombreuse, mieux financée et organisée aux USA », insiste Maud Gelly. De même, pour reprendre la médecin « les situations de crise sont toujours plus difficiles pour les opprimés ».

Remettre en cause l’IVG pour remettre en cause les droits des femmes

Si la remise en cause de l’IVG est quelque chose d’aussi redondant, c’est car ce droit est un symbole fort pour les droits des femmes : celui de disposer de son propre corps. Ainsi, pour reprendre Maud Gelly, « autoriser l’IVG c’est rendre possible la liberté de s’appartenir pour les femmes. » Il s’agit donc d’une volonté de déposséder les femmes de ce corps qui leur appartient. Pour Sophie Divay, « l’IVG, c’est le côté révélateur, l’aspect émergé de l’iceberg. Au delà de la grossesse, est-ce que les femmes peuvent disposer de leur corps, s’habiller comme elles le veulent, être minces, grosses, différentes des canons qu’on voit dans les publicités ».

« Autoriser l’IVG c’est rendre possible la liberté de s’appartenir pour les femmes. »

Pouvoir s’approprier son corps, c’est pouvoir s’échapper d’un dogme qui vise à régir le corps des femmes. On s’échappe d’un modèle conservateur où la femme est au foyer, mariée et hétérosexuelle. D’après Maud Gelly, « la liberté de s’appartenir c’est ce qui est inacceptable pour ces formations traditionnelles. C’est le point commun entre les catholiques, les intégristes, la droite dure, où l’on fait primer l’argument religieux ou politique, c’est la peur de l’autonomie des femmes ». Sacrifier cette autonomie, cette liberté, c’est enfermer les femmes dans l’image réactionnaire et conservatrice de la « femme qui enfante et qui est une ressource essentielle dans une société patriarcale, où l’enfant relaie le capital familial : c’est le besoin de la femme génitrice », nous rappelle Sophie Divay. Une idéologie où l’importance du corps des femmes est centrale mais où la femme en tant que personne est toutefois absente.

Si, outre-Atlantique, la remise en cause de l’IVG est fortement liée à l’action de groupes de pression idéologiques, la situation est différente en France. On observe toutefois de nombreux groupements idéologiques luttant contre l’accès à la PMA ou encore le mariage pour tous mais, d’après Maud Gelly : « Les professionnels de l’IVG en France estiment que la principale menace, ce n’est plus la droite catholique, traditionnelle, réactionnaire, sur ce point elle a perdu. » Elle poursuit : « Chaque nouvelle loi concernant l’IVG depuis les années 90 a facilité l’accès à l’avortement. La loi de 1993 sur le délit d’entrave à l’IVG a coupé les actions de plusieurs associations ». Si le droit à l’IVG en France semble ancré dans le droit mais aussi dans l’espace public, ça n’empêche pas son accès d’être remis en cause, et ce, malgré le fait que les autorités considèrent toujours cette intervention comme une intervention d’urgence.

Un système de santé dégradé

Néanmoins, la situation des Centres d’interruption volontaire de grossesse est inquiétante. Pour reprendre Sophie Divay : « L’accès aux CIVG est sans arrêt problématique pour les femmes. » Elle explique bien la raison : « C’est parce qu’il n’y a pas assez de CIVG premièrement, et deuxièmement, il n’y a pas assez de personnel et notamment de médecins qui acceptent de faire des IVG parce que les médecins qui sont dans les CIVG sont très mal payés. » Maud Gelly évoque de son côté la fermeture des hôpitaux et des maternités de proximité qui rendent l’accès à l’IVG plus difficile. Faire une heure de route supplémentaire pour aller avorter peut être compliqué pour de nombreuses femmes.

De plus, le confinement est une situation difficile, spécifiquement pour les femmes. En effet, alors que la plupart des violences, physiques, verbales et sexuelles ont lieu dans la famille et spécifiquement dans le couple, les femmes sont confinées avec leurs principaux oppresseurs. Cela leur laisse moins de possibilité de se réfugier, de sortir de chez elles, de demander de l’aide. Maud Gelly évoque 30 % d’appels en plus à la police pour violences conjugales, mais elle précise bien que ce n’est que la partie visible des victimes. Combien de femmes n’appellent pas la police en temps normal?

« Alors que la plupart des violences, physiques, verbales et sexuelles ont lieu dans la famille et spécifiquement dans le couple, les femmes sont confinées avec leurs principaux oppresseurs. »

À ce sujet, Maud Gelly observe que le nombre de demande d’IVG a baissé de manière importante depuis le 16 mars et les annulations sont plus nombreuses qu’avant. Des femmes appellent le centre pour faire part de leur difficultés à sortir de chez elles suite aux pressions de la famille ou du conjoint. En temps normal, ces femmes ont la possibilité de se rendre à leur rendez-vous sans les informer, sur leur temps de cours, de travail ou durant l’absence des conjoints et des familles. Maud Gelly craint que cette situation entraîne un débordement, une fois le confinement achevé, mais aussi des demandes d’intervention trop tardives, hors des délais légaux. La loi autorise l’IVG jusqu’à douze semaines de grossesse, mais il est possible de faire une demande pour « motif médical » et passer outre ce délai. Cette demande doit toutefois être validée par un collège de quatre médecins.

Dépasser les contraintes et les délais légaux

Afin que ces femmes puissent prendre leur propre décision et disposer librement de leur corps, Maud Gelly, ainsi qu’un certain nombre de médecins et de personnalités politiques souhaitent, par le biais d’un manifeste, étendre le délai légal à quatorze semaines de grossesse sans passer par un collège de médecin. La médecin précise que : « Ce rajout de deux semaines n’est pas dangereux si un personnel formé opère. Ce délai est déjà légal dans d’autres pays ». Si le Mouvement français pour le planning familial aide les femmes qui ont dépassé les délais légaux et les redirige vers des états où ces délais sont plus longs, Sophie Divay rappelle que ces femmes vont payer le voyage, l’hébergement, les soins. Pour celles qui ont dépassé les délais, tout est à leur charge.

Avec cette épidémie, la population a peur de fréquenter les hôpitaux et les structures médicales. Afin de répondre à cette crainte, ce manifeste revendique de pouvoir pratiquer l’IVG en une fois (pour les mineures, un délai de 48 heures est imposé). Enfin, il milite aussi pour l’extension du délai d’IVG médicamenteuse jusqu’à sept semaines. Cette préconisation souhaite laisser les femmes entre cinq et sept semaines de grossesse choisir entre une anesthésie et une IVG médicamenteuse, et ainsi possiblement éviter une hospitalisation dans un contexte épidémique. Si le délai d’une IVG médicamenteuse était jusqu’alors de cinq semaines, la Haute autorité de santé annonçait dans un tweet du 10 avril, en réponse à ces préoccupations, porter à sept semaines de grossesse ce délai.

Si, contrairement aux États-Unis, l’IVG en France semble écrit et ancré dans le droit, son accès n’est pas pour autant assuré. La situation du système de santé et la situation des CIVG se dégrade continuellement. Ce qui prive les services d’urgence, les CIVG et même les services de réanimation, c’est la contraction continue des dépenses de santé, la fermeture continue des hôpitaux de proximité, qui entraîne à chaque fois la fermeture ou la réduction d’une activité IVG. En 1972, lors du procès de Bobigny, l’avocate Gisèle Halimi avait insisté sur le fait que les maîtresses des juges et des avocats de l’époque ne manquaient ni de moyens financiers, ni de contacts pour pouvoir se faire avorter, peu importe les délais. Avec la disparition progressive des CIVG dans les territoires ruraux et paupérisés, il est à craindre que l’accès à l’IVG n’en devienne que plus inégalitaire. Afin de garantir son accès à toutes, il est primordial de libérer le domaine de la santé des errances du New Public Management et d’assurer un service public et efficace pour toutes et tous.

Pour soutenir le manifeste : http://www.ivg-covid.fr

Un an après : qu’en est-il de l’avortement en Argentine ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pa%C3%B1uelazo_por_el_derecho_al_aborto_legal,_seguro_y_gratuito_-_Santa_Fe_-_Santa_Fe_-_Argentina_-_Hospital_-_Iturraspe_-_LaraVa_22.jpg
©Lara Va

Le 8 août 2018, malgré la pluie et le froid, les rues de l’Argentine étaient parsemées de bleu et de vert. Euphorie pour certains, défaite cuisante pour les autres, le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’est arrêté court suite à un vote défavorable du Sénat. Il avait été proposé le 6 mars, débattu pour la première fois et approuvé par la chambre des députés le 14 juin : une première victoire pour un texte qui avait déjà été proposé six fois depuis 2007, sans jamais atteindre la phase de discussion.


Jusqu’alors, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) était consciencieusement évité par la plupart des représentants politiques, qui s’accordaient tous pour clamer en chœur : “ce n’est pas le moment”. Ce fut le cas de la plupart de ceux qui aujourd’hui défendent le projet. En 2003, alors que Cristina Fernández de Kirchner était première dame, elle avait été questionnée sur ce point par une avocate française : “les sociétés avancent à leur rythme et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour ça”, avait-t-elle répondu, avant de se déclarer personnellement opposée à la légalisation. En 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif.

Si le sujet divise toujours autant, il est devenu inévitable. Un an après la défaite, dans le métro de Buenos Aires, les foulards verts sont toujours accrochés aux sacs à dos, occasionnellement aux cheveux et aux porte-clefs. Cette véritable “vague verte” tarde à refluer. Elle a surfé sur celle du féminisme, dans toutes les bouches depuis les manifestations massives du Ni Una Menos (“pas une de moins”). Ce mouvement né en 2015 contre les violences sexistes avait propulsé l’Argentine sur le devant de la scène du féminisme international. Aujourd’hui, la “révolution des filles” a rejoint celle des mères, pionnières qui menaient un combat moins fructueux depuis les années quatre-vingt. Les foulards bleu ciel, symbole des opposants, se font plus discrets, confortés peut être par leur victoire.

En Argentine, l’IVG est autorisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, l’accès légal à cette procédure reste difficile et l’immense majorité des avortements pratiqués est clandestine. Beaucoup de médecins du secteur public font recours à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus – tout comme les limites fixées par la loi – sont peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance sont souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y ont pas accès. Elles ont recours à des méthodes à l’efficacité douteuse et aux résultats dangereux : en 2013, elles ont entraîné 50 décès et 49 000 hospitalisations.

Les mouvements qui réclament sa légalisation complète existent, eux, depuis le retour de la démocratie en 1983. Ils s’expriment d’abord au sein des sphères militantes, qui se rassemblent annuellement lors des Encuentros Nacionales de Mujeres (“Rassemblements Nationaux de Femmes”). En 2003, la dix-huitième édition de ces rendez-vous féministes marque un tournant dans le débat : l’objectif n’est plus de savoir si l’avortement devrait être légalisé, mais quelle stratégie construire pour obtenir sa légalisation. Cet événement massif est également l’occasion pour les féministes d’articuler leurs luttes : les premières militantes sont rejointes par des collectifs de grévistes, d’ouvrières et de chômeuses. Le mouvement s’enclenche. En 2005 naissait la campagne nationale pour le Droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui parviendrait treize ans plus tard à faire approuver son projet par la chambre basse du Parlement et à convoquer les masses dans les rues.

Malgré l’élan, pourquoi cet échec ? Les regards extérieurs qui tentent de l’expliquer désignent souvent les mêmes coupables : une société conservatrice où la religion semble régner en maître, faisant obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Cette analyse, appliquée à la va-vite à toute l’Amérique Latine, uniformise des réalités hétéroclites. Les revendications féministes en Argentine ne sont pas portées par une élite minoritaire et laïque, et l’échec législatif de leurs demandes est dû tout autant à leurs opposants qu’aux caractéristiques démographiques et institutionnelles du pays.

Un pays chrétien mais contrasté

N’en déplaise à la projection de Mercator, l’Argentine est un pays de 2,78 millions de km² pour 44,27 millions d’habitants: un territoire plus de quatre fois plus grand que celui de la France, pour une population qui parvient à peine aux deux-tiers des 67 millions de Français. Une grande partie de ce territoire est dépeuplé, résultat d’une histoire coloniale et d’un développement agricole qui ont favorisé la concentration de la richesse autour de la ville portuaire de Buenos Aires. Aujourd’hui, 38,9 % des habitants vivent aux alentours de la capitale.

Ces contrastes s’étendent jusqu’aux croyances. Dans leur ensemble, 88% des Argentins se déclarent religieux, dont 76,5% de catholiques et 9% d’évangélistes. Pourtant, 20% des habitants de la province de Buenos Aires n’ont pas de religion. Le Nord-Ouest, aux antipodes, est catholique à 91,7%, tandis que 21,6% du Sud est évangéliste. L’appartenance religieuse prend également des formes moins intenses en milieu urbain, où les trois-quarts des fidèles déclarent se rendre peu ou jamais dans les lieux de culte. Des enquêtes récentes semblent également indiquer que même parmi les croyants, le soutien pour la légalisation est majoritaire dans la capitale. 

Un système législatif biaisé

C’est alors qu’entre en jeu l’organisation institutionnelle du pouvoir législatif, influençant l’échec du projet à son arrivée au Sénat. L’Argentine possède un système bicaméral, au sein duquel le nombre de députés attribué à chaque ensemble électoral est proportionnel à sa population, et le nombre de sénateurs est fixé à trois par province. Par conséquent, la région de Buenos Aires ne peut élire que six sénateurs sur un total 72, tandis qu’elle élit 95 des 257 députés nationaux. Le Sénat, dont l’organisation était pensée comme un contrepoint au poids de la capitale, a rempli son rôle. Les provinces pour lesquelles la majorité des sénateurs a voté favorablement à la loi représentent 63,3% de la population nationale, tandis que les provinces opposées concentrent seulement 28,8% des habitants du pays. Pourtant, le projet de légalisation a reçu 38 voix défavorables pour 31 le soutenant.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le soutien réel que suscite la lutte pour le droit à l’IVG. Les chiffres à ce sujet datent d’avant 2018 et son introduction au premier plan du débat public. Ils concernent des échantillons à la représentativité questionnable étant donné la variété du territoire. Cependant, il semble évident que si la religion a pu jouer un rôle dans la mobilisation des opposants, la structure du système législatif a produit une décision qui n’est pas nécessairement représentative de la majorité de la population.

Un nouveau projet à l’horizon

Un an après leur victoire, les foulards bleus ont repris les rues pour célébrer celle qu’ils ont déclarée comme la “Journée internationale d’action pour [sauver] les deux vies” – celle de la femme enceinte et celle du fœtus qu’elle porte. En réponse, les féministes ont diffusé le hashtag #LaClandestinidadNoSeFesteja (“la clandestinité ne se fête pas”) et ne perdent pas espoir de voir leur lutte aboutir. Après avoir pris en compte les arguments qui ont été opposés au premier texte, le projet de 2018 a été revu et réécrit en mars dernier au cours d’une assemblée qui rassemblait plus de 190 représentants de la campagne pro-IVG issus de tout le territoire.

Si ce nouveau projet devait aboutir, l’avortement serait légal dans tous les cas jusqu’au troisième mois de grossesse et devrait être effectué dans un délai maximum de cinq jours à partir de la date de sa demande. Dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère, ce délai n’aurait pas à être respecté. Grande nouveauté, ce projet supprime également l’objection de conscience et propose des peines de prison pour les professionnels de santé qui font volontairement obstacle à l’exercice de ce droit, notamment dans les cas où cette objection entraînerait la mort de la femme enceinte. Parmi d’autres mesures polémiques, le texte demande à ce que l’avortement soit enseigné comme un droit dans le programme d’éducation sexuelle en milieu scolaire. Il fait par ailleurs référence au droit à l’IVG pour “toute personne ayant la capacité d’enfanter”, formulation qui vise à inclure les identités de genre trans et non-binaires.

Ce texte de vingt articles, huitième version depuis 2007, a été proposé le 28 mai. Malgré les demandes des militantes, il ne sera pas débattu en 2019 en raison des élections générales du 27 octobre, au cours desquelles les Argentins éliront une nouvelle tête de l’exécutif mais également de nouveaux représentants aux deux assemblées. Traditionnellement, la période électorale marque une diminution du rythme de réunion du Parlement, étant donné que le gouvernement en place rechigne à offrir une tribune à l’opposition. Cette année ne fait pas exception, d’autant plus qu’avec la superposition des élections présidentielles et législatives, les campagnes locales occupent l’emploi du temps des représentants.

Certaines sphères militantes espéraient que la loi serait débattue entre les élections et le 10 décembre, date de la nouvelle investiture, d’autant plus que les enquêtes indiquaient que le nouveau Parlement pourrait être encore plus défavorable à la légalisation. Le résultat des primaires – les “PASO”* – révélé ce dimanche, semble leur donner tort. Les estimations de part et d’autre plaçaient le candidat au pouvoir, Mauricio Macri, à peu près à égalité avec son principal adversaire, Alberto Fernández, marchant sur les traces des Kirchner. Même le Front de Tous, coalition électorale de Fernández, n’avait pas anticipéune telle victoire : dimanche soir, face à un public de journalistes abasourdis, les résultats ont affiché 47,77% pour le candidat de l’opposition contre 32,08% pour l’actuel président.  Parmi les forces politiques majoritaires, le kirchnerisme est globalement celle qui soutient le plus la légalisation. Seulement une sénatrice sur les neuf les représentant a voté contre le projet, tandis que Fernández et Cristina Kirchner, candidate à la vice-présidence, soutiennent tous les deux la fin de la clandestinité. Cette victoire aux urnes, bien que préliminaire, pourrait présager un résultat différent lors de la prochaine considération du projet législatif. Une chose est sûre : ce résultat ne peut que revigorer la vague verte et maintenir le débat, durement acquis, dans la sphère publique.

*: de leur acronyme en espagnol, qui signifie “primaires ouvertes, simultanées et obligatoires”

Césarienne sur une enfant violée : le débat sur l’IVG de retour en Argentine

11 ans. C’est l’âge de Lucia, une petite fille argentine violée par le compagnon de sa grand-mère et tombée enceinte. Son souhait de pratiquer un avortement lui a été refusé, et l’enfant a fini par subir une césarienne, suite au rejet de sa demande par les autorités de la province de Tucuman. Cet événement a provoqué un tollé dans le pays et remet une nouvelle fois le sujet de l’IVG sur le devant de la scène politique.


Les communautés religieuses les plus conservatrices de la région de Tucuman ont fait pression pour que l’on refuse à Lucia son droit à l’avortement – pourtant autorisé par la législation nationale argentine en cas de viol. Cette intervention des autorités régionales est à elle seule symptomatique du pouvoir des groupes religieux conservateurs. Lucia a survécu mais son enfant est né très prématuré.

L’été dernier, il n’a manqué que huit voix au Sénat argentin pour que le projet de loi « IVE » (Interrupcion Voluntaria del Embarazo) – l’équivalent de l’IVG en France – soit adopté. Au lieu de marquer l’histoire argentine des trois grands huit du 8/08/2018, ce sont les militants pro-IVG qui sont, eux, repartis pour un tour de grand huit qui dure déjà depuis 11 ans.

L’IVG, symbole de la fracture sociale en Argentine

Le projet de loi visait à étendre le droit à l’avortement, légalisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la mère. Ce fait d’actualité met en lumière le gouffre qui sépare encore la réalité des textes. L’avortement a été refusé à Lucia, bien que les deux conditions – viol et danger pour la mère – aient été réunies.

Ce texte a créé une très vive tension dans le pays, opposant lors de nombreuses manifestations les pañuelos verdes, les militants « pro-choix » et les pañuelos azules, les militants « pro-vie ». L’ouverture du débat par le président Mauricio Macri a fait se dresser l’un contre l’autre deux camps, férocement attachés à leurs convictions. Dans un pays où 90% de la population est catholique et qui plus est le pays d’origine du pape François, deux visions antagonistes de la société se sont affrontées.

Le président de la Nation Argentine, Mauricio Macri, ©Perfil.com

Il serait simpliste de résumer cette confrontation à un simple choc entre d’une part une droite masculine et de l’autre une gauche des femmes progressistes. Si les hommes sont indéniablement plus hostiles à l’avortement, toutes les enquêtes d’opinion s’accordent pour dire que la majorité des Argentins, hommes et femmes, y sont hostiles.

En Argentine, l’avortement est une question de santé publique ; les femmes qui ne peuvent pas avorter légalement sont contraintes de le faire dans des conditions d’hygiénique catastrophiques. Il est donc ironique de constater que le slogan des foulards bleus était justement « Salvemos las dos vidas » (« Nous sauvons les deux vies »). C’est sous ce prétexte de « sauver les deux vies » que la justice de Tucuman a préféré faire subir la césarienne à l’enfant de onze ans plutôt qu’un avortement – le bébé était alors âgé d’à peine 5 mois, ses chances de survie sont donc extrêmement minces.

La fracture sociale dans le pays se manifeste également dans les alternatives proposées par les gouvernants. Sont ainsi apparues une série de propositions ubuesques, comme par exemple la création d’une allocation pour entretenir les enfants non désirés, proposé par le sénateur Federico Pinedo. La vice-présidente Michetti a même proposé un durcissement de la législation actuelle. Elle déclare dans le quotidien La Nación : « Je veux dire, vous pouvez donner votre enfant à adopter, ça n’est pas grave ». Cette phrase cynique a provoqué un tollé dans son pays et pose de réelles questions sur la capacité de la classe politique argentine à saisir l’ampleur de la question.

Entre posture et conviction, une lecture politique du débat

Aux côtés des foulards verts, on trouve entre autres l’ancienne présidente de la République, Cristina Fernandez de Kirchner, qui après s’être opposée fortement à l’avortement pendant sa campagne de 2007, a retourné sa veste. Nul ne saura jamais si c’est par opportunisme ou conviction, elle qui n’avait jamais autorisé l’ouverture du débat pendant sa présidence (2007-2015). Elle avait notamment déclaré : « Je suis contre l’avortement parce que je suis catholique, mais aussi de par mes profondes convictions ». À l’ouverture du débat au Sénat, elle prononce une longue tribune pour expliquer que son parti, le Parti justicialiste soutiendra le projet.
À l’extrême opposé se trouve principalement le gouvernement, mais aussi l’Église, qui a beaucoup influencé le débat. Le président de la République Mauricio Macri a préféré se montrer comme jouant la carte de la modération en se déclarant opposé à la mesure mais prêt à avoir un « débat mature et ouvert sur la question ». Dans la réalité, il était persuadé que la loi serait refusée dès la Chambre des Députés, comme l’a affirmé la députée Elisa Carrió. De plus, sa vice-présidente Gabriella Michetti a, quant à elle, déclaré à La Nación qu’elle ne voudrait même pas que l’avortement soit permis en cas de viol. Il est ainsi moins étonnant de voir que c’est le Sénat qui a empêché la promulgation de cette loi quand on sait que constitutionnellement, le vice-président d’Argentine est également le président du Sénat. Ses déclarations ont créé un grand trouble dans la coalition gouvernementale Cambiemos, si bien qu’à la Chambre des Députés, c’est quasiment la moitié de ses représentants qui ont voté en faveur de la mesure.

La vice-présidente Gabriela Michetti, ©Perfil.com

Le pape François, pour une fois loin des atours modernes et progressistes qu’on lui prête habituellement, s’est fendu d’une comparaison entre l’avortement et l’eugénisme pratiqué par le IIIème Reich. Cette phrase qui a été vivement critiquée par ses opposants mais aussi par ses partisans est loin de représenter la communauté catholique argentine dans son ensemble. En effet, des associations comme les « Catolicas para el derecho a decidir » (Les catholiques pour le droit de choisir), ont fait campagne en faveur de l’avortement, sans que cela n’entre en contradiction avec leur foi. On a également observé une vague importante d’apostasies (renoncement au baptême) dans les semaines qui ont suivi la décision des sénateurs.

La société argentine ne se construit donc pas en fonction du clivage catholique-athée, mais plutôt entre des lectures différentes de ce que signifient les valeurs chrétiennes, la jeune génération se les appropriant avec une vision davantage progressiste. Néanmoins dans un pays à l’histoire marquée par une dictature militaire basée sur une idéologie nationale-catholique, où la tendance religieuse dominante reste très conservatrice, l’échec de l’adoption de cette loi n’est pas une surprise pour grand monde.

Au-delà de l’Argentine : une problématique qui touche toute l’Amérique latine

En Amérique latine, la question est hautement polémique du fait du très haut taux de catholiques que l’on trouve dans le sous-continent. Ainsi, au Chili, malgré la loi de 2017 dépénalisant l’avortement en cas de viol, risques pour la mère ou non-viabilité du fœtus, le nouveau gouvernement de Sebastian Piñera semble faciliter le recours à la clause de conscience. Après 28 ans de lutte pour faire abroger quatre articles du code Pénal inscrits sous Pinochet, les militants pro-IVG se retrouvent désemparés.
Dans la plupart des pays d’Amérique Latine, l’avortement est une offre soumise à conditions. D’un côté du spectre on trouve d’une part Cuba, l’Uruguay et le district de Mexico qui l’ont entièrement dépénalisé ; à l’autre extrémité : le Nicaragua, le Honduras et le Salvador où toute forme d’avortement est proscrite. Au Salvador, l’interdiction se double de peines de prison contre des mères faisant des fausses couches ou accouchant de bébés mort-nés. 30 ans de prison pour « homicide aggravé », c’est ce dont ont écopé des dizaines de Salvadoriennes. Le Salvador constitue l’un des rares exemples de pays qui ont reculé sur la question de l’avortement. En effet, l’avortement avait été légalisé, aux trois mêmes conditions qu’au Chili jusqu’en 1997. Cette année-là, le président Armando Calderon Sol initie une révision du Code Pénal qui aboutit à la suppression totale du droit à l’avortement.

Cinq ONG – dont Amnesty International – ont déposé une plainte contre le gouvernement de la province de Tucuman pour dénoncer la césarienne subie par Lucia. Une condamnation pourrait constituer un signal très fort pour les mouvements pro-avortements, même si elle n’a que très peu de chances de se produire. L’indignation provoquée par la césarienne pratiquée sur cette enfant de onze ans permettra-t-elle aux partisans de l’avortement d’obtenir une victoire législative, après des décennies de luttes ?

En France et dans le monde, le droit à l’IVG est toujours aussi menacé

Image libre de droits
Affiches, lors d’une manifestation féministe en 2016.

 Si l’avortement est légal en France depuis 1975, rappelons que c’est loin d’être le cas dans de nombreux pays et que ce droit ne cesse d’être remis en cause. Retour sur les victoires et les revers de cette lutte au cœur de l’émancipation des femmes.


 

Droit à l’IVG : des victoires et des défaites

De nombreux pays interdisent encore strictement cette pratique, comme les Philippines, le Sénégal, le Nicaragua, le Gabon ou encore Malte pour ne citer qu’eux. D’autres pays, comme la Côte d’Ivoire, la Somalie ou le Soudan ont adopté des législations plus souples qui l’autorise aux personnes dont la vie serait mise en danger par la grossesse. D’autres pays, comme Chypre, donnent accès à l’avortement en cas de problèmes médicaux graves, de viol ou de malformations du fœtus.

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Manifestation pro-choice en Irlande

En 2016, le gouvernement polonais a souhaité restreindre ce droit, mais les nombreuses manifestations ont contraint le gouvernement à abandonner le projet. Parallèlement, en mai de cette année, l’Irlande a été le théâtre d’une de ses plus belles victoires, puisque les électeurs ont massivement répondu « oui » à l’abrogation du 8ème amendement de la Constitution, qui interdisait jusqu’alors tout avortement. Ainsi, la loi devrait maintenant permettre que l’IVG soit pratiquée sans justification pendant les douze premières semaines de grossesses et jusqu’à vingt semaines en cas de risque grave pour la santé de la mère.

Le mois suivant, c’est en Argentine que le débat a repris une place importante. La Chambre des députés a adopté un projet de loi visant à légaliser l’avortement dans les mêmes conditions. Malheureusement, les sénateurs l’ont rejeté en août, ne laissant la possibilité d’avorter qu’aux femmes ayant des problèmes médicaux ou ayant été victimes de viol. Un choix incompréhensible, étant donné les situations terribles dans lesquelles se retrouvent souvent les patientes qui souhaitent avorter. Notons qu’en Argentine, une cinquantaine de femmes meurent chaque années à la suite d’un avortement clandestin ayant entraîné des complications.**

En France : un droit remis en cause

Face à ces pays où l’avortement reste une question épineuse, on pourrait penser que la situation en France est beaucoup plus avantageuse. Pourtant, bien que notre législation autorise un accès libre et gratuit à l’IVG, ce droit n’est toujours pas inscrit dans la Constitution, restant donc fragile, et est d’ailleurs régulièrement remis en question par des discours conservateurs. De plus, il n’est pas rare que les personnes souhaitant avorter soient confrontées à des paroles culpabilisantes et autres comportements sexistes ou transphobes.

“Il y a une véritable régression en France depuis quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds.”

Aussi, le remplacement du Ministère du droit des femmes par un simple secrétariat d’État, sous le gouvernement Philippe, et la baisse importante du budget qui lui est consacré, ne peut en aucun cas soutenir l’application de la législation. D’ailleurs, des plannings familiaux sont menacés de fermeture. Ils subissent une baisse de subventions, de telle sorte que le planning familial de Toulouse a dû réduire ses permanences, n’en tenant plus que deux par semaines, faute de moyens.

Ce 28 septembre, Place de la Bastille, devant l’Opéra, une poignée de manifestantes étaient venues manifester. Rachel, 61 ans, souligne : « Il y a une véritable régression en France depuis déjà quinze ans. Le planning familial est de plus en plus dysfonctionnel, faute de fonds. On se fait grignoter depuis des années et certaines femmes peuvent difficilement avorter en France en 2018 ! Il ne suffit pas de dire “je suis pour l’avortement”, il faut le financer ! »

On pourrait également imaginer qu’en France, l’accès à la contraception ne fasse plus débat. Néanmoins, l’Autre JT démontrait dans un reportage de 2016 que certains pharmaciens refusaient encore de délivrer des pilules du lendemain ou parfois même des préservatifs, invoquant une « clause de conscience » qui n’existe pourtant dans aucun texte de loi. L’Ordre National des pharmaciens avait bien essayé, la même année, de proposer un texte leur en permettant une, qui avait rapidement été abandonné. Il est donc nécessaire de rappeler que lorsqu’ils refusent de délivrer un moyen de contraception, ils le font en toute illégalité.

La “clause de conscience” en question

Dernièrement, le Dr de Rochambeau, gynécologue et Président du Syngof (Syndicat national des gynécologues et obstétriciens de France) a tenu devant les caméras de Quotidien un discours qui a suscité l’indignation de nombreuses associations féministes. Ce dernier, se fondant sur la « clause de conscience » établie par l’article R4127-18 du code de la santé publique, explique qu’il refuse de pratiquer des avortements car il n’est « pas là pour retirer des vies ». Après avoir affirmé que l’avortement était un homicide, il finit par déclarer, non sans fierté, que la loi le protège.

Béatrice, 64 ans, présente au rassemblement à Paris, s’indigne : « C’est un droit menacé en permanence, même en France actuellement, mais de façon vicieuse ! Comment peut-on représenter les gynécologues et déclarer que l’avortement est un homicide ? » Pour ces vétérantes de la lutte pour le droit à l’IVG, les propos du Dr de Rochambeau sont “une insulte aux combats passés”.

S’il s’agit d’un médecin qui exerce de façon libérale, on peut tout de même s’interroger sur le Syngof qui a choisi comme président quelqu’un d’aussi réactionnaire. Ironiquement, cette clause est régulièrement invoquée par certains gynécologues qui refusent de pratiquer des stérilisations définitives. Ainsi, non seulement ils privent leurs patientes de la contraception qu’elles ont demandé, mais leur refusent également l’accès à l’IVG.

“À l’hôpital, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG”

Cette « clause de conscience » dispose que les praticiens sont autorisés à ne pas pratiquer une IVG si cela est contraire à leurs convictions personnelles, mais qu’ils doivent rediriger leurs patientes vers des gynécologues qui la pratiquent. Cependant, l’article L.2212-1 du Code de la Santé publique précise que toute femme enceinte, peu importe son âge, peut demander à un médecin l’interruption de sa grossesse.

De multiples impacts sur les patientes

De prime abord, la clause de conscience et la loi relative à l’IVG libre et gratuite ressemblent plus à une forme de compromis qu’à un obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Mais quels sont les enjeux d’une telle clause et comment impacte-t-elle la vie des femmes concernées ?
A l’hôpital du Bailleul, en Sarthe, trois médecins sur quatre refusent de pratiquer des IVG. Évidemment, l’accès aux soins étant considérablement réduit, les patientes sont redirigées vers les hôpitaux du Mans ou d’Angers.

D’autres hôpitaux, comme celui de Fougères où Olonne-sur-Mer connaissent ou on connu récemment des situations similaires. L’accès à l’avortement est donc incontestablement entravé. On peut facilement imaginer, dans le cas d’une adolescente ne souhaitant pas en parler à ses parents, d’une personne en situation de précarité, ou n’ayant pas le permis, ou de n’importe quelle femme voulant garder secret son IVG – pour des raisons qui lui appartiennent – que devoir se déplacer jusque dans une autre ville puisse être une difficulté importante. 

Le bien-fondé de cette clause de conscience reste à interroger. Si un médecin peut juger qu’il est contre ses convictions de pratiquer une IVG, alors pourquoi ne pourrait-il pas également refuser de pratiquer des soins à des personnes noires, homosexuelles, transgenres, invoquant encore une divergence d’opinion ? L’avortement n’est pas une pratique indépendante des autres, mais un acte médical. Il ne s’agit pas alors d’opinion, mais d’accès aux soins.

La législation avait déjà fait quelques efforts dernièrement, en pénalisant les sites de fausses informations ou en supprimant le délai de réflexion de sept jours. Mais d’après Marlène Schiappa, aucune remise en question de la clause de conscience concernant les IVG n’est prévue à ce jour. Pourtant, il s’agit bien d’une menace pour les femmes. Les médecins préfèrent valoriser leur droit à ne pratiquer des actes médicaux que lorsqu’ils sont en accord avec leur conviction, plutôt que de garantir aux femmes un accès aux soins et une possibilité de disposer de leur corps, comme le prévoit la loi.

En 2018, même en France, les femmes n’ont donc toujours pas le droit de disposer de leur corps comme elles l’entendent, puisque leur propre décision dépend toujours du consentement de médecins, protégés par la loi en cas de refus. Le combat pour le droit à l’IVG reste donc toujours d’actualité.

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