Les racines communistes d’Hayao Miyazaki

Logo de Studio Ghibli.

Le Studio Ghibli, connu notamment à travers les œuvres de Hayao Miyazaki, n’est pas le Disney japonais, mais l’anti-Disney. Conçus par des animateurs issus du mouvement communiste japonais, ses films célèbrent le travail créatif et la solidarité humaine contre le capitalisme et la guerre. Par Owen Hatherley [1].

Les racines de l’un des studios d’animation les plus prospères de ces dernières décennies se trouvent chez Toei Doga, le département d’animation de l’une des plus grandes sociétés cinématographiques du Japon. Au milieu des années 1960, les conditions de travail dans le secteur étaient brutales, les équipes d’animateurs produisant des centaines de dessins par jour pour des dessins animés télévisés tels qu’Astro Boy (Astro le petit robot).

Les délais de fabrication étaient courts et la qualité n’avait aucune importance ; au moins un animateur est d’ailleurs mort au travail. Les jeunes animateurs Hayao Miyazaki (1941-) et Isao Takahata (1935-2018) comptaient parmi les délégués syndicaux les plus en vue du studio Toei. Il existe une photographie montrant le jeune Miyazaki, mégaphone à la main, à la tête d’une grève. Vingt ans plus tard, Miyazaki et Takahata fonderont ensemble leur propre studio, le Studio Ghibli.

Ghibli devait être tout ce que les studios existants n’étaient pas, même s’il restait dédié à l’élaboration de divertissements populaires. Ses animations fluides et riches décrivent ouvertement les dangers de la destruction de l’environnement, de la guerre et du capitalisme, mais flottent en quelque sorte – comme son héros, le « cochon rouge » Porco Rosso – sous le radar politique.

Ghibli devait être tout ce que les studios existants n’étaient pas, même s’il restait dédié à l’élaboration de divertissements populaires. Ses animations décrivent les dangers de la destruction de l’environnement, de la guerre et du capitalisme.

Miyazaki ne pouvait s’empêcher de déclarer : « Je dois dire que je déteste les œuvres de Disney », alors même que Ghibli signait en 1996 un accord de distribution à l’étranger avec le conglomérat multinational. Les films de Ghibli ne sont jamais propagandistes, mais, dans leur décontraction, ils ont donné naissance à une forme très particulière d’écosocialisme. Miyazaki et Takahata font partie des quelques cinéastes marxistes que le militant socialiste William Morris (1834-1896) aurait reconnu comme des âmes sœurs.

En même temps, l’orientation politique de Ghibli n’a jamais été un secret. En 1995, le réalisateur de Patlabor et de Ghost in the ShellMamoru Oshii, (1951) issu de la nouvelle gauche libertaire, a qualifié Takahata de « stalinien », Miyazaki de « quelque peu trotskiste » et le studio Ghibli de « Kremlin ». Le studio Toei, comme beaucoup de studios dans les années 60, était en grande partie contrôlé par le Parti Communiste Japonais, et bien que Miyazaki ait déclaré n’avoir jamais été un membre cotisant, il ne fait aucun doute que Takahata et lui étaient des compagnons de route.

On trouve quelques références malicieuses à ce sujet dans leurs films. L’as de l’aviation de Porco Rosso (1992), par exemple, refuse de s’engager dans l’armée de l’air sous Benito Mussolini – déclarant « mieux vaut être un cochon qu’un fasciste » – et dans une scène, son amante Gina chante l’hymne de la Commune de Paris « Le Temps des Cerises ». Mais la vision politique de Ghibli se manifeste surtout dans ses œuvres qui traitent de la campagne, au Japon et ailleurs, qui apparaît à la fois comme un rêve et un cauchemar.

Ghibli est basée à Tokyo, la plus grande métropole du monde, et c’est peut-être l’absence d’une « campagne » proche qui en fait un tel centre d’intérêt pour le travail du studio. Dans Mon voisin Totoro (1988), les créatures d’une forêt fantasmée et transfigurée aident à consoler deux enfants de la ville dont la mère est soignée pour une maladie chronique.

Mais l’un des mondes oniriques les plus politiquement révélateurs de Ghibli apparaît dans le précédent Le château dans le ciel (1986), dans lequel un garçon d’un village minier se retrouve à explorer la citadelle flottante détruite d’une société de haute technologie devenue obsolète que se disputent des aristocrates malveillants. Les paysages du film sont directement inspirés de la visite de Miyazaki et Takahata dans le sud du Pays de Galles en 1985.

Ayant l’intention de réaliser un film sur la révolution industrielle, ils se sont embarqués pour un voyage de recherche dans les Vallées (South Wales Valleys), une région aux étranges paysages ruraux et industriels où les maisons en terrasse sont entrecoupées de montagnes, de mines et d’usines sidérurgiques. Pour quiconque connaît les Valleys, le film est plutôt inquiétant, mais le sud du Pays de Galles n’a pas été qu’une simple source d’inspiration visuelle. Le hasard a voulu qu’ils s’y trouvent au lendemain de la grève des mineurs de 1984-85. L’année suivante, Miyazaki a exprimé son admiration pour le « véritable sens de la solidarité » qu’il a trouvé dans les villages miniers, et le film en est clairement inspiré.

Comme leur film précédent, la fable écologique post-apocalyptique Nausicaä de la vallée du vent (1984), Le Château dans le ciel est l’affirmation d’une vision particulière de la nature et d’une vision particulière du travail. Ghibli, malgré le grotesque de certains de ses films, n’a jamais cherché à être branché ou odieux. Parlant en 1982 de son rejet de la vague de bandes dessinées nihilistes gekiga d’après 1968, Miyazaki a expliqué qu’il avait décidé qu’il était « préférable d’exprimer de manière honnête que ce qui est bon est bon, que ce qui est joli est joli et que ce qui est beau est beau ». Le travail manuel est l’une des choses que Miyazaki et Takahata présentent constamment comme belles.

Des fonderies du Château dans le ciel aux ouvrières qui assemblent des avions dans Porco Rosso, les films Ghibli regorgent d’images de personnes en train de fabriquer des objetsLes films peuvent facilement être caricaturés comme étant anti-technologiques, étant donné la quantité de destruction écologique qu’ils dépeignent, en particulier avec les films plus récents comme Ponyo sur la falaise (2008) qui traitent explicitement du changement climatique.

Mais le Studio Ghibli adhère davantage à une distinction inspirée par le socialiste William Morris entre « travail utile » et « labeur inutile », ce dernier étant illustré de manière particulièrement mémorable dans le travail sans fin, digne du purgatoire et organisé de manière despotique du film Le voyage de Chihiro (2001). En 1979, Miyazaki a critiqué les séries de robots mecha pour lesquelles le Japon commençait à être connu à l’étranger, en raison de l’approche inévitablement juvénile et aliénée de la technologie dans ce genre. Il préférait que « le protagoniste se batte pour construire sa propre machine, qu’il la répare lorsqu’elle tombe en panne et qu’il doive la faire fonctionner lui-même ».

Les films peuvent facilement être caricaturés comme étant anti-technologiques, étant donné la quantité de destruction écologique qu’ils dépeignent. Mais le Studio Ghibli adhère davantage à une distinction inspirée par William Morris entre « travail utile » et « labeur inutile ».

« La faire fonctionner lui-même ». C’est exactement ce que font les gens dans les films de Ghibli, s’exprimant à travers le travail qu’ils font avec leurs mains. Les films de Miyazaki peuvent témoigner à la fois d’une admiration pour les réalisations du travail humain et d’une horreur pour leurs conséquences, comme dans Le vent se lève (2013), un film d’époque situé dans les années 1930 qui dépeint avec amour le développement et la construction de l’avion Mitsubishi A6M et montre comment il a été utilisé par l’impérialisme japonais.

Takahata est resté marxiste jusqu’à sa mort en 2018, tandis que Miyazaki a perdu la foi dans les années 1990 alors qu’il achevait la version manga de Nausicaä de la vallée du vent. Selon les termes de Miyazaki, il a « fait l’expérience de ce que certains pourraient considérer comme une capitulation politique », c’est-à-dire qu’il a décidé « que le marxisme était une erreur ». Il souligne que cela n’a rien à voir avec des événements politiques ou personnels, mais qu’il s’agit plutôt d’un rejet philosophique du romantisme ouvriériste – « les masses sont capables de faire un nombre infini de choses stupides », a-t-il déclaré – et d’un rejet du « matérialisme marxiste » et de la philosophie du progrès matériel.

Miyazaki lui-même a résumé son parcours politique en disant qu’il était « redevenu un vrai simple d’esprit ». Le fait d’être copropriétaire d’une entreprise à succès soutenue par Disney n’y est peut-être pas étranger. Bien que les conditions de travail chez Ghibli soient réputées bien meilleures que dans la plupart des studios d’animation japonais, il s’agit toujours d’une entreprise capitaliste, qui gagne des millions grâce aux produits dérivés.

Néanmoins, Miyazaki et le Studio Ghibli ont conservé un dégoût pour la guerre – il n’y a peut-être pas de plus grand film anti-guerre que Le tombeau des lucioles (1988) de Takahata – et pour l’impérialisme. La représentation des fascismes japonais et allemand dans Le vent se lève (2013) a suscité la colère des nationalistes japonais, tandis que le féroce Le château ambulant (2004), le dernier véritable chef-d’œuvre de Miyazaki, a canalisé la « rage » du réalisateur face à la guerre en Irak, durant laquelle il a refusé de se rendre aux États-Unis. Le château de ce film, une machine organique, changeante et réactive, est l’une des images les plus puissantes de Miyazaki d’une technologie non aliénée. De même, Miyazaki ne s’est jamais, au moins sur le plan philosophique, réconcilié avec le capitalisme : Le voyage de Chihiro regorge d’images horribles de l’exploitation industrielle et de la domination des classes sous l’apparence d’une fantaisie enfantine.

Bien que les conditions de travail chez Ghibli soient réputées bien meilleures que dans la plupart des studios d’animation japonais, il s’agit toujours d’une entreprise capitaliste, qui gagne des millions grâce aux produits dérivés.

Les subtilités de la vision de Ghibli sur le développement peuvent être mieux perçues dans certains de ses films les plus calmes. Deux films des années 1990 se déroulent dans la ville nouvelle de Tama, un projet de développement piloté par l’État qui a rasé d’immenses pans de campagne à l’extérieur de Tokyo dans les années 1970 : Pompoko et Si tu tends l’oreille. Pompoko, sorti en 1994, est une écocritique à la manière de ce que l’on peut attendre de Ghibli, dans laquelle les tanuki, les chiens viverrins considérés dans le folklore japonais comme ayant une double vie, à la fois animaux ordinaires et dotés de pouvoirs magiques comme la métamorphose, complotent pour empêcher la construction de la ville nouvelle.

Il s’agit d’une merveilleuse farce et d’une description plus optimiste des révolutionnaires non humains que tout ce qu’a pu écrire George Orwell. Mais Tama, une fois sortie de terre, est le cadre de la romance adolescente apparemment ordinaire de Si tu tends l’oreille, sorti en 1995. Une jeune fille qui vit dans une cité danchi – les logements sociaux construits en grand nombre à Tama – a le béguin pour un garçon qui vit en amont, dans un quartier plus ancien et plus aisé de la ville.

L’antagonisme des classes et l’attirance entre les deux, assistés par un chat fantôme anthropomorphique, sont décrits sans amertume, et le paysage urbain est dessiné avec amour et précision : une image de la modernité japonaise elle-même comme quelque chose de doux et d’humain. Cela reflète peut-être le rejet par Miyazaki de la lutte des classes, mais cela fait également partie de sa réaction au nihilisme sous toutes ses formes. Ici aussi, dans le paysage moderne, ce qui est beau est beau.

Le film le plus dialectique du studio Ghibli, et le plus subtilement marxien, est Souvenirs goutte à goutte (1991) d’Isao Takahata. Dans ce film, Taeko, une femme approchant la trentaine et insatisfaite de sa vie à Tokyo, se rend dans un village pour aider à la récolte. Un jeune ouvrier agricole la conduit à travers le paysage, avec ses rivières, ses champs, ses marais et ses forêts, tous animés avec amour dans des détails luxuriants et méticuleux. Elle le contemple avec émerveillement, exprimant son admiration pour la « nature ». Un film de Disney en resterait là, mais pas Ghibli. Le fermier, souriant mais quelque peu méprisant, insiste sur le fait que tout ce qu’elle peut voir est le résultat du travail humain.

Semblant paraphraser The Country and the City du marxiste gallois Raymond Williams (1912-1988), il lui dit que « les citadins voient les arbres et les rivières et sont reconnaissants à la « nature » ». Mais « chaque parcelle a son histoire, pas seulement les champs et les rizières. L’arrière-arrière-grand-père de quelqu’un l’a planté ou défriché ». À la fin du film, Taeko décide de rester dans le village, précisément parce que son expérience a été celle d’un travail au sein d’une communauté plutôt que celle d’une spectatrice et d’une contemplatrice.

Les mondes imaginaires du Studio Ghibli sont des paysages de production et des espaces de solidarité, et voici, dans son film le plus réaliste, une petite image d’une véritable utopie.

Note :

[1] Article initialement publié par notre partenaire Jacobin.

Prospérer grâce à la dictature : la face cachée du miracle économique sud-coréen

Rue de Séoul la nuit. © Melody Zhang

La spectaculaire reconstruction de l’économie sud-coréenne après la fin de la guerre de Corée en 1953, qualifiée de « miracle sur le fleuve Han » n’est pas due au libre-marché, mais bien à une très forte implication de l’Etat dans l’économie, au profit de grandes firmes. Supervision du développement économique par la bureaucratie, crédits octroyés de manière discrétionnaire, substitutions d’importations… Sous la houlette de Rhee Syngman, puis de Park Chung-Hee, l’Etat se met pleinement au service des « chaebols ». Mais l’ascension de ces grands groupes a aussi une face sombre, celle d’une violente répression politique et syndicale.

Le 5 février dernier, Lee Jae-Yong, vice-président du groupe Samsung, sortait du Tribunal Central de Séoul sous le feu nourri des photographes. L’air grave, le regard bas, l’homme d’affaires ne répond à aucune des questions, pourtant abondantes, posées par les journalistes. Contrairement aux apparences, M. Lee est sorti vainqueur de son procès. Accusé de fraude comptable dans le rachat d’une entreprise en 2015, le Parquet a estimé qu’il n’y avait pas « intention de nuire aux actionnaires » et l’a finalement acquitté. Ce n’est pas la première fois que Lee Jae-Yong passe entre les mailles de la justice coréenne : en août 2022, après être resté dix-huit mois en prison suite au scandale Choi Soon-Sil, il avait obtenu une grâce présidentielle présentée par l’exécutif comme une mesure d’utilité publique dans un contexte de crise. 

L’impunité dont jouissent les chaebols, ces gigantesques conglomérats familiaux, révèle non seulement leur collusion avec la classe dirigeante mais également la place considérable qu’ils occupent dans l’économie sud-coréenne. En 2022, les actifs des quatre plus grands groupes – c’est-à-dire SK, Samsung, Hyundai et LG – représentaient 52,9% du total des actifs des trente premiers chaebols. Ce sont ces firmes qui, il est vrai, ont tiré le pays hors du sous-développement à partir de la fin des années 1960. Ayant très tôt réalisé des économies d’échelle leur permettant de réduire les coûts de production, elles ont rapidement gagné en compétitivité et se sont imposées en leader sur les marchés internationaux de l’électronique, de la métallurgie, des équipements mécaniques ou encore de la construction navale. Grâce à leur dynamisme, elles sont parvenues à élargir leur activité et à s’implanter dans de nouveaux secteurs. Progressivement, les champions sud-coréens prennent la forme de grands conglomérats transnationaux, maîtrisant l’ensemble de la chaîne de production et disposant de maisons de commerce puissantes. 

Bien que les médias dominants et les économistes libéraux érigent le « miracle sur le fleuve Han » en modèle de réussite, celui-ci n’est en aucun cas le résultat des mécanismes de marché ou de la concurrence libre et non faussée.

Bien que les médias dominants et les économistes libéraux érigent le « miracle sur le fleuve Han » en modèle de réussite, celui-ci n’est en aucun cas le résultat des mécanismes de marché ou de la concurrence libre et non faussée. L’essor fulgurant des chaebols est en réalité le fruit de l’implication directe et constante de l’Etat dans l’activité économique. Par les privilèges et les avantages qui sont distribués aux grandes entreprises, l’expansion économique de la Corée du Sud s’accompagne d’une tendance à la concentration du capital dans les principaux secteurs industriels qui portent la croissance. Déjà en 1968, 12,5% des entreprises créaient 65% de la valeur ajoutée nationale [1]. De ce double mouvement – croissance et concentration du capital – naît une structure oligopolistique qui caractérise toujours aujourd’hui l’économie du pays. Toutefois, le dirigisme étatique n’est pas seul en cause dans l’émergence des conglomérats. L’héritage de la période coloniale, l’accumulation primitive du capital qui caractérise l’après-guerre et la répression du mouvement ouvrier sous Park Chung-Hee concourent également à l’édification de véritables empires industriels et commerciaux.

La reconstruction au profit des chaebols

L’essor des chaebols prend d’abord racine dans la période de reconstruction du pays, sous la présidence de Rhee Syngman. Son passage à la tête de l’Etat (1948-1960) constitue une période d’accumulation primitive du capital, au sens donné par Marx dans le Livre I du Capital, c’est-à-dire la captation non-capitaliste, et parfois extra-économique, du capital. A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le soutien japonais à l’économie coréenne se dérobe et la bourgeoisie se trouve alors en grande difficulté. Poursuivre l’industrialisation entamée avant-guerre nécessite un apport de capital massif, d’autant plus que les infrastructures productives connaissent de fortes destructions au moment de la guerre de Corée (1950-1953). La sortie de guerre est donc un temps de réappropriation du capital par une fraction privilégiée de la classe possédante. En effet, les politiques protectionnistes conjuguées aux avantages octroyés par l’Etat à certaines grandes entreprises (taux d’intérêts avantageux, exonérations fiscales, droits exclusifs à l’export ou à l’import) ont engagé l’économie sud-coréenne sur la voie du monopole en favorisant l’accumulation du capital pour une poignée d’industriels privilégiés.

En donnant la priorité aux entreprises disposant d’infrastructures et d’équipements fonctionnels pour l’affectation de l’aide matérielle, l’Etat renforce les inégalités entre les grandes firmes proches du pouvoir, ayant pu racheter à bas prix les moyens de production japonais, et les PME.

Plus spécifiquement, en donnant la priorité aux entreprises disposant d’infrastructures et d’équipements fonctionnels pour l’affectation de l’aide matérielle, l’Etat renforce les inégalités entre les grandes firmes proches du pouvoir, ayant pu racheter à bas prix les moyens de production japonais, et les PME. De gigantesques cartels, comme la Korea Textile Association, peuvent alors se former et noyauter les marchés du textile et de l’agroalimentaire. A la fin des années 1950, 19% des producteurs textiles détenaient 89% des parts de marché. Dans l’industrie du sucre, 2% des producteurs et des raffineurs s’étaient accaparés 92% du marché sur la même période [2]. Malgré tout, il faut rappeler que les politiques économiques préférentielles menées par Rhee Syngman créent peu de conglomérats à partir de firmes nouvelles. En réalité, elles revitalisent simplement des entreprises apparues dans la collaboration avec le Japon et qui se trouvent profondément déstabilisées par la disparition du colonisateur. 

Le poids de la période coloniale

Les économistes qui se sont penchés sur l’industrialisation coréenne font généralement peu de cas de la période coloniale (1910-1945) et de son héritage économique. Les destructions occasionnées dans les premières années de la libération et la perte des pôles industriels situés au nord du 38e parallèle ont, il est vrai, rendu le capital fixe japonais fort peu mobilisable après le départ du colon. Pourtant, le développement capitaliste réalisé sous la tutelle japonaise détermine fortement la structure et la trajectoire de l’économie sud-coréenne après la Seconde Guerre mondiale. En effet, bien que la chute de l’empire mette un coup d’arrêt à cet élan, la Corée connaît une première phase d’industrialisation, sous l’impulsion nippone, entre la fin de la Première Guerre mondiale et le début de la seconde guerre sino-japonaise. En l’espace de vingt ans, une bourgeoisie nationale fait son apparition et prospère en étroite collaboration avec les autorités coloniales. Carter Eckert, historien à Harvard et spécialiste de la Corée, prend l’exemple de la dynastie des Kim, installée dans la région du Gochang, et dont l’un des membres fonde la Kyongsong Spinning and Weaving Company en 1919 grâce au soutien d’hommes d’affaires japonais. S’étant considérablement développée avant la guerre, l’entreprise familiale prend le nom de Kyeongbang et devient un chaebol de premier plan après 1945.

La famille Kim n’est pas un cas isolé. Nombre d’entrepreneurs ayant fait fortune sous Park Chung-Hee (1962-1979) ont réalisé « leurs premières expériences des affaires dans le monde du capitalisme colonial d’avant 1945 » [3]. D’après les travaux de Kim Kyu-Hyun, environ 60% des fondateurs des cinquante plus grands chaebols coréens auraient eu au moins une expérience d’entreprise pendant la période coloniale. Il en est ainsi pour Lee Byung-Chul, fondateur de Samsung qui ouvre sa société de négoce en 1938 avant d’étendre largement ses activités après 1945 (agroalimentaire, textile, etc.). Pour mener ses réformes économiques et mettre au point une stratégie industrielle cohérente, Park Chung-Hee s’est donc entouré de capitaines d’industrie chevronnés, capables de lui prodiguer des conseils et des recommandations adaptées à chaque situation.

La période coloniale fait également figure de modèle ou de cadre pour le développement industriel de la Corée du Sud après la Seconde Guerre mondiale. En établissant sa domination sur la Corée, le Japon y a importé les structures spécifiques de son capitalisme. Dès les premiers temps de la Révolution de Meiji, celui-ci s’est caractérisé par un développement monopolistique [4]. L’influence japonaise sur le développement industriel sud-coréen s’effectue donc sur le mode de la « dépendance au sentier ». Puisque la première industrialisation s’était déroulée par homologie avec le capitalisme japonais, la seconde s’est inscrite spontanément dans sa continuité ; tout changement de cap pouvant être considéré comme difficile ou hasardeux. Le colonialisme a opéré une forme de conditionnement originel qui a façonné la structure productive et les rapports sociaux coréens, non seulement entre les travailleurs et le patronat, mais également entre ce dernier et l’appareil d’Etat.

« Les capitalistes coréens ont emportée avec eux dans le monde d’après-guerre l’idée que la dictature est à la fois économiquement efficace et profitable ».

L’interventionnisme étatique, la concentration du capital et de la production dans les mains de quelques familles d’entrepreneurs, ou la priorité donnée aux exportations pour tirer la croissance sont autant de traits caractéristiques de l’économie coréenne qui s’inscrivent dans la continuité du capitalisme colonial. Par ailleurs, la prospérité des chaebols sous le régime autoritaire de Park Chung-Hee n’a rien de surprenant si l’on considère que certains d’entre eux naissent sous la domination du Japon. En suivant Carter Eckert, il est possible d’affirmer que « la sagesse politique que les capitalistes coréens ont emportée avec eux dans le monde d’après-guerre reposait sur l’idée que la dictature est à la fois économiquement efficace et profitable ».

L’Etat au service des conglomérats

En considérant l’industrialisation sud-coréenne dans sa profondeur historique, c’est-à-dire en n’écartant pas sa première phase pré-Seconde Guerre mondiale, l’action individuelle de Park Chung-Hee ne peut plus être considérée comme seul facteur du « miracle sur le fleuve Han ». Il n’en tient pas moins un rôle déterminant car, si les germes de la réussite ont été semés avant son accession au pouvoir, il a fallu l’intervention de l’Etat et de sa bureaucratie pour qu’elle puisse advenir. La stratégie de Park est duale. Elle consiste d’abord en une politique de substitution aux importations qui passe par la création d’entreprises nationales compétitives et rentables. Toutefois, construire de toutes pièces un tissu industriel efficace exige de stimuler, dans le même temps, la demande globale (c’est-à-dire la réunion de la demande domestique et extérieure), afin que la production puisse trouver des débouchés et que les profits soient effectivement réalisés. Substitution à l’importation et effort à l’exportation sont donc des constantes de la politique industrielle sud-coréenne jusqu’à la fin des années 1970. 

Le rationnement et l’attribution sélective du crédit, l’accès privilégié aux emprunts étrangers garantis par l’Etat, les subventions aux exportations ou encore les avantages fiscaux sont autant de leviers actionnés par l’Etat pour engager les industriels sur la voie de la croissance.

Pour la mettre en œuvre, l’Etat apporte un soutien sans faille aux entreprises déterminées à investir dans des projets certes coûteux et risqués, mais offrant des perspectives de gains attrayantes. Le rationnement et l’attribution sélective du crédit, l’accès privilégié aux emprunts étrangers garantis par l’Etat, les subventions aux exportations ou encore les avantages fiscaux sont autant de leviers actionnés par l’Etat pour engager les industriels sur la voie de la croissance. Néanmoins, pour assurer l’efficacité de son implication dans l’économie, celui-ci doit veiller à ce que les investissements soient réalisés de manière productive. Dès lors, la bureaucratie devient un instrument de surveillance et d’encadrement du secteur privé. En l’absence des effets incitatifs et sélectifs du marché, « le pouvoir discrétionnaire de la bureaucratie s’exerce de telle sorte que les ressources sont attribuées à des entreprises qui en font un usage suffisamment productif » [5].

L’industrialisation, telle qu’elle est menée en Corée du Sud, fait donc naître une tendance au monopole. En effet, en favorisant certaines firmes au détriment des autres, Park Chung-Hee alimente volontairement une dynamique de concentration du capital devant aboutir à l’émergence de grands groupes qui, par leur taille, peuvent réaliser des économies d’échelle et s’imposer sur les marchés étrangers. Tout en jugulant au maximum la propension des chaebols à la rente improductive, le dirigeant sud-coréen cherche à constituer de véritables champions nationaux dominant leur secteur d’activité. Dans cet esprit, le gouvernement concentre ses efforts, à partir de janvier 1973, sur une poignée de secteurs clés comme la pétrochimie, la construction navale, les industries sidérurgiques ou l’électronique. Par un processus politique de sélection, les aides et les subventions octroyées par l’Etat ciblent les entreprises les mieux capables de produire en grande quantité et à moindre frais pour satisfaire les exigences d’exportations. L’Etat crée ainsi une concurrence pour la ressource entre un petit nombre d’acteurs afin de bénéficier de ses vertus incitatives tout en renforçant la structure oligopolistique, seule à même de générer des économies d’échelles et de rendre les chaebols compétitifs sur les marchés internationaux. 

L’alliance de la matraque et du capital

Toutefois, l’action de l’Etat en faveur des chaebols n’est pas simplement d’ordre économique. La fuite en avant vers la croissance, relancée avec plus de force à partir de 1973, induit l’accumulation du capital – c’est-à-dire le réinvestissement productif de la survaleur –, ce qui n’est possible que par l’accroissement (ou du moins le maintien) des profits. Dès lors, il devient indispensable d’instaurer des conditions politiques et sociales favorables à leur formation, donc à l’extorsion de la survaleur. Sans négliger les facteurs militaires et géopolitiques qui l’ont également motivé, le durcissement du régime de Park Chung-Hee au tournant des années 1970 doit être appréhendé à l’aune des nécessités capitalistes.

A partir de 1969, l’économie sud-coréenne entre dans une phase de récession au cours de laquelle un grand nombre de chaebols menace de faire faillite sous le poids de la dette. En parallèle, l’industrialisation du pays a atteint un stade suffisamment avancé pour permettre la formation d’une conscience de classe parmi les travailleurs coréens [7]. Le début des années 1970 voit alors se multiplier les initiatives syndicales, comme au Peace Market de Séoul où se crée, en totale illégalité, le Syndicat des travailleurs textiles de Chonggye [8]. Enfin la crise économique, couplée à la prolétarisation des populations rurales, pose les fondements d’une alliance entre les classes moyennes et les ouvriers qui se matérialise par la création, en avril 1971, du Conseil populaire pour la préservation de la démocratie, une coalition progressiste qui rassemble des étudiants, des associations catholiques et des ouvriers urbains.

Grâce à l’arsenal répressif déployé par Park Chung-Hee à partir de 1972, les conglomérats disposent d’un climat politique et social favorable au renforcement de l’exploitation ouvrière, à l’accroissement des profits et, par conséquent, à leur expansion économique.

Dans le même temps, l’opposition social-démocrate à Park Chung-Hee, incarnée par le Nouveau Parti Démocratique (NPD), gagne du terrain dans les urnes. Défenseur de la taxation du capital, de la réduction du temps de travail, de l’augmentation des salaires, et partisan d’une meilleure redistribution des richesses, le leader du NPD, Kim Dae-Jung, s’impose rapidement comme le principal rival du président sortant pour les élections de 1971. Bien qu’il les perde largement, son parti remporte le mois suivant 43,6% des sièges aux élections législatives, c’est-à-dire suffisamment pour s’opposer à une révision constitutionnelle qui permettrait à Park de renouveler une nouvelle fois son mandat. Plus fondamentalement, la base sociale sur laquelle s’appuie le parti, en portant des revendications contraires aux intérêts de la bourgeoisie sud-coréenne, menace de perturber la réalisation du profit, à un moment où celle-ci est déjà largement compromise par la crise.

Alors que l’agitation se répand dans les universités comme sur les lieux de travail, Park Chung-Hee instaure une nouvelle constitution, dite de Yusin, en octobre 1972. Par ce coup de force, il parvient à concentrer l’ensemble des pouvoirs, à interdire les organisations professionnelles autres que la Fédération des Syndicats Coréens (relais officiel de l’exécutif et du patronat dans la classe ouvrière) et à renforcer la répression politique. Celle-ci ne s’exerce pas seulement par le truchement de la police mais également par l’action continue de la Korean Central Intelligence Agency (KCIA), qui travaille en étroite collaboration avec les chaebols pour infiltrer les collectifs de travailleurs et repérer les dissidents du régime. Ainsi muselée, la société civile est incapable de s’opposer à la mise au pas des travailleurs par la compression des salaires et par l’augmentation du temps de travail. Grâce à l’arsenal répressif déployé par Park Chung-Hee à partir de 1972, les conglomérats disposent d’un climat politique et social favorable au renforcement de l’exploitation ouvrière, à l’accroissement des profits et, par conséquent, à leur expansion économique. La férocité avec laquelle la bourgeoisie coréenne s’est acharnée contre le mouvement ouvrier dans les années 1970-1980 a plongé durablement les travailleurs dans un état quasi neurasthénique qui les a empêchés de reformer des syndicats puissants. Il aura fallu attendre le 29 mai 2024 pour que 28 000 salariés du groupe Samsung entrent en grève ; une première dans l’histoire de la firme

Notes :

[1] Byung-Kook Kim, Ezra F. Vogel (dir.), The Park Chung Hee Era, The Transformation of South Korea, Cambridge, Harvard University Press, 2011

[2] Jong Won Lee, « Industrial Policies, Chaebols, and Market Reform Agenda in Korea », dans The Journal of East Asian Affairs, volume 20, n°1, 2006

[3] Carter J. Eckert, Offspring of Empire, The Koch’ang Kims and the Colonial Origins of Korean Capitalism, 1876-1945, Seattle, University of Washington Press, 1991

[4] H. Kohachiro Takahashi, Du féodalisme au capitalisme, problèmes de la transition, Paris, Société des Etudes Robespierristes, 1982

[5] Leroy P. Jones, Il Sakong, Government, Business, and Entrepreneurship in Economic Development: The Korean Case, Cambridge, Harvard University Press, 1980

[6] Hagan Koo, Korean Workers, The Culture and Politics of Class Formation, Ithaca, Cornell University Press, 2001

[7] John Minns, « The Labour Movement in South Korea », dans Labour History, Liverpool University Press, n°81, novembre 2001

Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Stéphanie Kelton © Wikimedia

Certains la surnomment « la femme qui valait des trillions ». Professeur d’économie à l’université Stony Brook de New York et cheffe de file de la MMT (la Théorie moderne de la monnaie), Stephanie Kelton a conseillé les sénateurs démocrates du Comité au budget fédéral pendant cinq ans, avant de rejoindre l’équipe mise sur pied par Joe Biden pour concilier son programme avec celui de Bernie Sanders. Depuis, elle conseille Chuck Schumer, le chef de la majorité au Sénat, et de nombreux parlementaires démocrates. À en croire les courriels qu’elle reçoit de leur part, sa contribution fut essentielle au changement de mentalité qui semble s’être produit à Washington à l’égard des déficits publics et de l’usage de l’outil monétaire pour financer des plans massifs de soutiens à l’économie. Dans son livre Le Mythe du déficit, traduit de l’anglais aux éditions Les Liens qui libèrent, elle déconstruit de manière pédagogique et didactique les principaux mythes économiques liés à la monnaie, la dette et les déficits. Le lecteur est invité à opérer une « révolution copernicienne » en comprenant que les dépenses publiques sont des excédents pour le secteur privé ; l’économie n’est pas contrainte par la finance, mais par les facteurs de productions ; la planche à billet constitue une manière efficace de garantir le plein emploi. Face à la crise du coronavirus et l’urgence climatique, la MMT bénéficie d’un succès croissant outre-Atlantique. Ces enseignements seraient-ils applicables en Europe ? Entretien réalisé par Chris (PolticoboyTX) le 19 mars 2021.

LVSL  Vous débutez votre ouvrage en réfutant la notion selon laquelle le gouvernement devrait gérer son budget comme un ménage, en « bon père de famille ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est faux, pourquoi nous ne devrions pas penser à un ménage lorsque nous évoquons le budget de l’État ?

Stephanie Kelton Nous devons nous assurer que nous parlons d’un État qui dispose d’une souveraineté monétaire. Si c’est le cas, alors il serait erroné de comparer ce gouvernement à un ménage ou d’imaginer les finances publiques soumises au même type de contraintes que celles qui s’exercent sur une famille. La grande différence est que le gouvernement est l’émetteur de la monnaie et le reste d’entre nous sommes les utilisateurs de la monnaie. Si nous comprenons cela, l’autre point déterminant à rectifier est la séquence. Nous avons cette idée fausse que l’État fonctionne comme un ménage. Que pour dépenser il doit d’abord trouver de l’argent, en nous taxant ou en nous l’empruntant. Et qu’il peut dépenser de l’argent qu’une fois qu’il en en a obtenu. La MMT vise à remettre cette séquence dans le bon ordre. Il s’agit d’expliquer le véritable processus. Afin que nous puissions comprendre que le gouvernement doit d’abord dépenser sa monnaie ou la rendre disponible d’une autre manière avant que le reste d’entre nous puissions l’utiliser dans le but de payer des impôts ou d’acheter des obligations d’État. Donc, les dépenses publiques doivent intervenir en premier. L’émetteur étatique n’est pas contraint par les recettes fiscales ou les emprunts. L’émetteur peut dépenser en premier et ensuite s’inquiéter de la quantité de monnaie qu’il a dépensée, combien de dollars ou de yens ou de livres il doit taxer en retour, et combien il peut laisser dans le système ou transformer en obligations d’État.

LVSL Malheureusement, la France n’a plus sa propre souveraineté monétaire. Nous entendons souvent cette référence au bon père de famille ou au ménage de la part de nos dirigeants, principalement pour justifier des réductions de la dépense publique. Dans le contexte francais, serait-il judicieux de comparer le gouvernement à un ménage ou avez-vous encore des réserves à exprimer ?

S.K. Les contraintes sont clairement différentes et la marge de manœuvre politique, la capacité de dépense d’un État émetteur de monnaie est plus grande que celle d’un gouvernement qui n’émet pas sa monnaie. La France ressemble plus à l’État de Floride, qui n’émet pas sa propre monnaie. Le gouvernement de la Floride peut augmenter les impôts, mais ses revenus sont limités. S’il dépense plus que ses revenus ne le permettent, il doit emprunter la différence. Cela dit, je pense qu’il est important de réaliser que dans la zone euro, la BCE (Banque centrale européenne NDLR) est l’émetteur de la monnaie. Et en ce moment, la BCE soutient les gouvernements des États membres, comme elle l’a fait depuis que la crise de la Covid-19 a débuté. Dans un sens, de manière importante, elle a rétabli la souveraineté monétaire des pays de la zone euro. La BCE a déclaré : « Endettez-vous, nous n’allons pas laisser les rendements exploser comme en 2010, nous allons maintenir les taux d’intérêt bas, nous allons faire des programmes d’urgence pour la pandémie, nous achèterons les obligations d’État, nous allons vous permettre d’avoir un déficit significatif et nous ne laisserons pas les marchés financiers vous punir comme en 2010 ». Donc, pour le moment, vous avez une marge de manœuvre politique. Les États ne devraient pas crier « Je ne peux rien faire », car pour le moment, ils le peuvent. La question est de savoir à quel moment la BCE va retirer son soutien budgétaire.

« Il y a un avantage très clair et convaincant à annuler la dette des états européens détenue par la BCE. »

LVSL Il y a eu un débat houleux en France sur l’annulation de la dette publique des États détenue par la BCE. Certains économistes, comme Thomas Piketty, ou think tanks, tels que l’Institut Rousseau, ont appelé à l’annulation, arguant qu’elle n’aura pas d’impact sur les marchés puisque la dette est déjà détenue par la BCE, et que cela libérera de la place pour de nouvelles dépenses puisque le ratio d’endettement diminuera, ce qui limitera le risque d’une futur hausse des taux d’intérêt et de l’imposition de nouvelles mesures d’austérité. Certains économistes de gauche s’y sont opposés au motif que les déficits ne sont pas un problème, que le niveau de la dette est soutenable puisque que les États empruntent à des taux négatifs. Selon eux, demander un allègement de la dette serait politiquement préjudiciable car cela focaliserait l’attention sur la dette au lieu de se concentrer sur les mesures de relance du gouvernement pour aider à la reprise. Avez-vous une perspective à offrir sur ce débat ?

S.K. Il y a deux aspects. J’ai lu l’article de Paul De Grauwe. L’avez-vous lu ? Si ce n’est pas le cas, vous devriez le lire, car De Grauwe intervient dans ce débat et c’est une voix influente. Son développement ne prend pas en compte l’aspect le plus évident, qui est l’aspect politique. Il a construit son argumentation d’un point de vue uniquement économique. Il explique qu’annuler la dette ne fait aucune différence, car une fois que la BCE a acheté la dette, c’est comme si le gouvernement ne l’avait jamais émise en premier lieu, parce que vous payez les intérêts puis le capital et ensuite la BCE restitue l’argent au gouvernement. Il dit donc que cela ne fait aucune différence, qu’il n’est pas nécessaire d’annuler la dette, qu’elle est déjà annulée de manière effective lorsque la BCE l’achète. Je pense qu’il oublie un aspect très important, à savoir la question politique liée à tout cela.

Au contraire, je pense que Piketty n’oublie pas l’aspect politique. La dette n’a pas disparue dans l’esprit des gens. Celle de l’Italie représente toujours près de 170% du PIB et tant que ce chiffre est évoqué par la presse, les gens internalisent l’idée que l’Italie a largement dépassé les seuils prévus par le traité de Maastricht et le Pacte de croissance et de stabilité. Et si la BCE décide de faire ce qui a été fait à la Grèce auparavant et dit : « Ok, remettez de l’ordre dans votre budget, réduisez votre taux d’endettement à 60% », alors vous imposeriez une austérité massive. Donc il vaut mieux annuler la dette plutôt que de la laisser figurer au bilan des États, de la rapporter dans la presse et d’en parler au risque qu’elle soit transformée en prétexte pour imposer de l’austérité. De mon point de vue, il y a un avantage très clair et convaincant à l’annuler complètement. Au lieu de dire, comme Paul De Grauwe, « nous n’avons pas à la supprimer, elle a déjà disparu ». Elle n’a pas disparu dans l’esprit de nombreuses personnes qui utiliseront l’existence de cette dette comme une arme pour demander le retour des politiques d’austérité.

LVSL Revenons aux États-Unis et aux aspects théoriques de la MMT. Vous avez mentionné dans votre première réponse qu’il était important de bien comprendre le processus d’émission monétaire et de financement des États. En utilisant l’exemple du plan de relance Covid de Biden de 1900 milliards de dollars, pouvez-vous expliquer les mécanismes de financement et expliciter d’où vient l’argent ?

S.K. L’argent vient du vote du Congrès. Les votes financent les dépenses. Le Congrès a adopté un certain nombre de plans de soutien depuis mars 2020, lorsque nous avons adopté la loi CARES qui débloquait 2,2 trillions de dollars. C’est ce que nous appelons un texte « propre », un clean bill. Vous savez que j’ai travaillé au Sénat. Nous appelons cela là-bas un projet de loi « propre » car c’est simplement un ensemble d’instructions disant : « Nous allons dépenser 2,2 trillions de dollars et voici comment l’argent va être dépensé ». Ces instructions sont transmises à la Banque centrale américaine (Fed). La Fed, en tant qu’agent fiscal, est responsable du paiement au nom du Trésor de tous les paiements autorisés par le Congrès.

Donc, quand vous dites d’où vient l’argent, il vient de l’un de ces objets (en montrant son clavier d’ordinateur NDLR), il vient du clavier de la réserve fédérale. Ainsi, la Fed effectue les paiements qui ont été autorisés par le Congrès au nom du Trésor, et elle le fait en utilisant rien de plus qu’un clavier d’ordinateur pour créditer les comptes bancaires appropriés. Si j’ai le droit à un chèque de 1400 $, je reçois les 1400 $ sur mon compte bancaire et ma banque obtient un crédit de 1400 $ auprès de la Fed. Tout est numérique. C’est l’ère moderne : nous fabriquons de la monnaie à l’aide d’un ordinateur.

LVSL Et à quel moment les bons du Trésor interviennent-ils, s’ils ne financent pas les dépenses publiques ?

S.K. Le projet de loi donne un ensemble d’instructions. Il dit à la Fed : « Préparez-vous, nous commandons 2,2 trillions de dollars ». Mais parce que le gouvernement dépense plus qu’il ne perçoit en impôt, cette différence devient ce qu’on appelle communément le déficit. Je préfère l’appeler dépenses nettes – la différence entre ce qui est ajouté et soustrait. Lorsque le budget du gouvernement est déficitaire, cela signifie que le gouvernement fait un dépôt de dollars dans l’économie, dans le système financier. Mais quand il enregistre un déficit, disons 3 trillions de dollars, qui était le déficit 2020 aux États-Unis, le gouvernement compense les dépenses déficitaires en vendant des obligations. S’il y a 3 trillions de déficit, nous vendons 3 trillions de nouveaux bons du Trésor. Alors que se passe-t-il si le déficit du gouvernement injecte 3 trillions de dollars dans le système, et le gouvernement en retire 3 trillions et les remplacent par 3 trillions de bon du Trésor ? C’est comme si le gouvernement dépensait les obligations d’États et effectuait son paiement en utilisant une devise porteuse d’intérêts appelée bons du Trésor américain.

LVSL Y a-t-il un risque, peut-être pas pour les États-Unis, mais disons pour un pays comme le Royaume-Uni, s’il s’engageait dans ce type de déficits à grande échelle et émettait un grand nombre d’obligations ? Cela risquerait-il de provoquer une hausse de ses taux d’intérêt ou une dépréciation de la devise ?

S.K. Tout d’abord, le Royaume-Uni le fait déjà, il a enchainé les plans de relance Covid les uns après les autres, comme les États-Unis. Si vous lisez Richard Murphy, qui est un ancien conseiller du gouvernement travailliste et qui écrit fréquemment sur ces questions, il regarde cela très attentivement. Il écrit et explique que la Banque d’Angleterre (BoE) a racheté environ 94% de tous les Gilts (bons du Trésor britannique, ndlr) émis depuis mars 2020. En d’autres termes, ils sont déjà dans le scénario que vous postulez. L’une des caractéristiques les plus importantes cependant, du point de vue du MMT, est que le gouvernement britannique n’a jamais besoin d’emprunter la livre sterling à qui que ce soit pour dépenser. Pourquoi le ferait-il ? Il est l’émetteur de la devise. Ce n’est que de la comptabilité interne. Il dépense des livres et remplacent ensuite certaines de ces livres par des Gilts – obligation portant intérêt – mais la Banque d’Angleterre en rachète la plupart. Le but de la vente d’obligations n’est pas de financer le gouvernement, puisqu’au moment où les obligations sont émises, les dépenses ont déjà eu lieu.

LVSL Vous expliquez dans votre livre que le gouvernement n’a pas à nécessairement besoin d’émettre les obligations d’États pour compenser cette création monétaire. Mais s’il en émet en grande quantité, cela pourrait-il envoyer un mauvais signal au marché et provoquer une dévaluation de la monnaie, un effondrement du taux de change ?

S.K. Je dirais les choses quelque peu différemment. Les obligations sont de l’argent. Le gouvernement est l’émetteur de deux instruments. Dans le livre je parle de billet vert (les liquidités – monnaie papier, pièces ou électronique, ndlr) et de billet jaune (les obligations ou bons du Trésor, ndlr). Si je suis le gouvernement américain, j’émets des billets verts et des billets jaunes, et je peux choisir dans quelle proportion. Je n’ai besoin de personne pour acheter mon papier jaune, c’est un cadeau que je vous fait si je choisis d’en offrir. Ce n’est qu’un dollar portant intérêt. Je vous donne des intérêts, c’est une subvention. Les intérêts que je paie deviennent votre revenu. Ainsi, le gouvernement britannique n’a pas à émettre des Gilts, il n’a pas à vendre du papier jaune, il peut simplement dépenser et laisser les livres sterling dans le système. C’est ensuite à la banque centrale de choisir si elle veut payer des intérêts sur les soldes de réserves accumulés, c’est une décision de politique monétaire. Ce que permettent les obligations, c’est d’écouler une partie de l’argent que le déficit public a créé. Donc, si vous avez un déficit de 3 trillions de dollars et que vous vendez 3 trillions de dollars d’obligations, vous faites le choix de remplacer le papier vert par du papier jaune. Ces obligations génèrent des intérêts, vous augmentez donc la valeur de ces dollars.

« Les obligations d’État sont un cadeau fait aux riches. »

Maintenant, vous arrivez à la question de savoir ce qu’il advient du taux de change. Va-t-il diminuer en raison des dépenses gouvernementales plus importantes ? Peut-être. Mais regardez le Japon. Nous n’avons tout simplement pas de preuves solides qu’il existe une relation entre la taille du déficit et le taux de change. Le Japon a enregistré un déficit public important au cours des trente dernières années, il a la plus large dette du monde, son ratio dette / PIB est de 250 à 270%. J’étais au Japon à l’été 2019, j’ai parlé aux législateurs et je suis intervenu à la Diète (le parlement du Japon). Tout le monde s’inquiétait de la valeur du yen : « Le yen est trop fort, le yen est trop fort ». Trois décennies de déficit important et leur inquiétude est que leur monnaie est trop forte ! Ce que je dis, c’est qu’il faut être très prudent avant de supposer qu’avoir recours à la planche à billet et augmenter le déficit conduit à l’effondrement de la monnaie ou à une baisse du taux de change. Ça ne marche pas comme ça.

LVSL – La Théorie moderne de la monnaie (MMT) affirme que la limite n’est pas budgétaire, elle ne provient pas du niveau d’endettement mais de l’inflation, et propose différents outils pour contrôler l’inflation, comme le taux d’imposition et la garantie à l’emploi. Pouvez-vous expliquer comment fonctionnerait la garantie à l’emploi et en quoi elle est différente de la manière traditionnelle d’utiliser le taux de chômage pour contrôler l’inflation, l’approche NAIRU (Non Accelerating Infaltion Rate of Unemployement ou TCIS pour Taux de chômage à inflation stationnaire) utilisé par les banques centrales ?


Stephanie Kelton Bien sûr. Permettez-moi de dire une chose avant tout, car je pense qu’il y a beaucoup de malentendus sur la façon dont la MMT lutterait contre les tensions inflationnistes. Beaucoup de gens disent que la solution préconisée par la MMT est d’augmenter les impôts. Ce n’est pas le cas. Ce n’est absolument pas correct. Si vous lisez l’article du Financial Times de Scott Fullwiler et Nathan Tankus, ils expliquent comment la MMT combat l’inflation. Et je tiens à dire publiquement que pour lutter contre l’inflation, il faut savoir d’où elle vient. Et à l’heure actuelle, ce que fait la Fed, c’est de suivre une politique unique qui lutte contre toute inflation de la même manière : en augmentant les taux d’intérêts. En partant du principe que cela fonctionne tant bien que mal contre toutes les pressions inflationnistes. Tout d’abord, ce n’est pas le cas. Deuxièmement, l’augmentation des taux d’intérêts pourrait entraîner une hausse de l’inflation. C’est l’une des idées clés du MMT que personne ne comprend. La pensée traditionnelle suppose que l’augmentation des taux d’intérêts combat l’inflation, alors que le MMT dit que l’augmentation des intérêts pourrait être la cause de l’augmentation de l’inflation. Vous avez mentionné le NAIRU. En effet, la façon dont la Fed a fonctionné pendant des décennies est de regarder le taux de chômage officiel et de dire : « Eh bien, nous imaginons qu’il existe un taux de chômage naturel et que si vous laissez le taux de chômage tomber trop bas, l’inflation commence à s’accélérer ». Cette approche fait écho à la courbe de Phillips et ce genre de notions. Les banques centrales disent : « Je pense que le NAIRU est probablement de 5%, donc si le chômage s’approche de 5%, je commence à m’inquiéter, si je le vois descendre à 4,8% – 4,9%, je panique sérieusement parce que je pense que l’inflation est sur le point d’accélérer. Alors j’augmente le taux d’intérêt ». La MMT dit qu’il doit y avoir un meilleur moyen de faire face aux tensions inflationnistes, un moyen qui n’impliquent pas de prendre en otage des millions de personnes forcés à rester au chômage.

Quand on dit « Trop de gens trouvent un emploi : c’est mauvais, nous devons arrêter cela », comment peut-on arrêter cela ? En essayant d’augmenter le taux d’intérêt. La MMT dit : « Regardez, vous pourriez utiliser le plein emploi comme point d’ancrage des prix, et vous le faites par cette idée d’emploi dans la fonction publique ou de garantie à l’emploi où vous créez une option publique sur le marché du travail ». Et vous ancrez le prix d’un bien dans l’économie, d’un service, de la main-d’œuvre. Et vous pourriez dire que nous voulons que ce prix corresponde à un salaire décent et inclure un régime d’indemnisation, un salaire et des avantages sociaux. Et quiconque souhaiterait avoir ce package pourrait l’avoir. Si vous n’aimez pas votre travail parce que votre patron change constamment vos horaires et que vous ne connaissez jamais votre emploi du temps du jour au lendemain et que vous ne pouvez pas organiser votre garde d’enfants… vous pouvez démissionner.

« Le chômage coûte cher et nous en supportons tous le cout. Nous pourrions l’éliminer avec la garantie à l’emploi. »

Si votre patron vous harcèle sexuellement au bureau, vous pouvez démissionner. Si vous ne trouvez pas d’emploi dans le privé, vous aurez toujours une offre d’emploi dans le cadre de ce programme. Les avantages sont nombreux. Le fléau du chômage est social et économique. Je veux dire, mon dieu ! Le chômage coûte cher. Il faut beaucoup d’argent pour entretenir l’appareil institutionnel qui s’occupe du chômage, les agences pour l’emploi, tous les programmes sociaux qui existent pour compenser les bas revenus et lutter contre la pauvreté. Le chômage coûte cher, nous en supportons tous le coût. Nous pouvons l’éliminer. Il suffit de mettre un emploi public à la disposition de quiconque en fait la demande. A partir de ce moment-là, vous avez un nouveau stabilisateur automatique puissant en place, donc lorsque l’économie traverse son cycle habituel d’expansion et de récession, au lieu de jeter des millions de personnes au chômage, lorsque l’économie ralenti et entre en récession, ces personnes peuvent être immédiatement absorbées dans le programme de garantie à l’emploi. Ils conservent un emploi, leurs revenus sont pris en charge, leurs avantages sociaux sont maintenus et ils font quelque chose d’utile pour leur communauté. Pas besoin de leur dire « Oh vous n’avez pas de travail, pourquoi ne déménagez-vous pas dans cette ville loin là-bas ? ». Ils peuvent rester là où ils sont dans leur communauté avec leurs amis, là où se trouve leur famille. Et vous avez créé des emplois et du travail pour eux. Vous mettez un plancher sous les revenus, cela tronque la récession, la reprise s’enclenche plus tôt et à mesure que l’économie se rétablit, les travailleurs peuvent réintégrer un emploi dans le secteur privé. Et l’avantage du prix d’ancrage est que les employeurs disposent d’une réserve de travailleurs actifs dans laquelle ils peuvent puiser pour embaucher, contrairement à ce que nous avons actuellement, qui est une réserve passive de chômeurs. Janet Yellen et Jerome Powel s’inquiètent de l’effet du chômage de longue durée : les employeurs n’aiment pas embaucher des chômeurs, ils s’inquiètent de la détérioration de leurs habitudes de travail et de leurs compétences. Avec la garantie à l’emploi, les gens peuvent conserver un travail et préserver leurs compétences. Et ils sont prêts et disponibles pour le secteur privé lorsqu’il recommence à embaucher.

LVSL Vous avez partiellement répondu à ma prochaine question. Certains reprochent à la garantie à l’emploi de ne pas être suffisamment transformatrice, de ne pas remettre en question le rapport de force capital travail. Mais vous avez souligné le fait qu’elle ferait concurrence au secteur privé en garantissant des emplois d’une certaine qualité, ce qui permettrait à un travailleur de refuser ou quitter un mauvais emploi. Cependant, on peut s’interroger sur le soutien d’une partie du monde de la finance à la MMT. Des gens comme l’économiste en chef de Goldman Sachs, de HSBC, ou quelqu’un comme le milliardaire Ray Dalio (gestionnaire du fonds spéculatif privé Bridgewater Associates) valident les affirmations centrales et la logique de la MMT. On pourrait y voir le signe que le MMT ne menace pas la structure du pouvoir, la structure de propriété des moyens de production et n’a pas d’incidence sur la répartition du pouvoir entre le capital et le travail…

S.K. – Attendez ! Quand je dis que le MMT démontre que l’État n’a pas besoin d’emprunter pour financer son déficit, selon vous, qui est le plus menacé ? La réponse est clairement Wall Street. Parce que nous expliquons qu’en compensant son déficit avec des emprunts, avec la vente de bons du Trésor, le gouvernement fait un énorme cadeau aux personnes qui ont déjà de l’argent. C’est pourquoi Warren Mossler appelle les bons du Trésor un UBI, un « revenu universel des détenteurs d’obligations ». Il dit : « Ce ne sont que des subventions pour les gens qui ont déjà de l’argent ». Une façon pour les gens qui ont déjà des dollars de les échanger contre plus de dollars, contre des dollars qui s’amplifient avec le temps grâce aux intérêts. Les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ces gens ne sont pas le centre du monde. Mais dans le système actuel, nous traitons les détenteurs d’obligations comme des rois. Les marchés financiers sont aux commandes. Si Wall Street décide que cela suffit, que le déficit gouvernemental devient trop important, ils peuvent tout bloquer. En faisant une grève de l’investissement, avec des fuites de capitaux, entre autres. Donc nous nous trouvons supposément dans un monde où nous sommes dépendants des riches. Nous avons besoin de leur argent pour financer l’État, nous ne pouvons pas nourrir un enfant affamé ou réparer un pont en ruine sans les taxer pour qu’ils payent pour cela. Nous partons du principe que nous avons besoin des détenteurs d’obligations d’État et que nous devons être prudents et responsables sur la façon dont nous gérons les finances publiques parce que si nous fâchons Wall Street, ils peuvent tout arrêter, mettre l’économie à l’arrêt… La MMT entre en scène et dit : foutaises ! Nous n’avons pas besoins de ces gens-là.

« Les riches, Wall Street et les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ils ne sont pas le centre du monde. »

Et je vais dire un mot à propos de Ray Dalio, parce que j’ai écrit une critique de son livre en trois volumes sur la crise de la dette, et je le suis depuis plusieurs années. Ce sur quoi il a écrit, c’est les fourches caudines. Les fourches arrivent ! Dalio est l’un des rares ultra riches de Wall Street à dire qu’il y a trop d’inégalités. « C’est allé trop loin et si nous ne faisons rien pour apporter des améliorations matérielles aux classes moyennes et populaires pour les élever, ils vont venir nous chercher ». Il a peur. Il a peur de ce que cela signifie pour la démocratie. Il s’inquiète de ce que cela produirait si des dizaines de millions de personnes descendent dans la rue et se retournent contre le système, contre le capitalisme. Donc, dans la mesure où il valide la MMT, c’est parce qu’il reconnaît que le MMT permettrait un système plus humain et social qui prendrait mieux soin des personnes qui souffrent vraiment sur le plan économique et que si nous ne le faisons pas, des gens comme lui vont se retrouver à l’autre extrémité des fourches caudines.

LVSL Plus tôt, vous avez pris l’exemple du Japon pour répondre à la question du taux de change. Qu’en est-il de leur problème de déflation ? Le MMT a-t-il un point de vue différent sur la façon de sortir de cette situation de déflation, que certains économistes craignent de voir arriver en Europe ?

S.K. – Ils luttent contre la pression déflationniste depuis trente ans, depuis l’effondrement du marché immobilier. Ils aimeraient voir une inflation à 2%, mais ils ne peuvent pas atteindre 2%. S’ils obtiennent 1%, ils sont déjà satisfaits. Nous estimons que ce qu’ils pensent bien faire pour aider à relancer l’économie et à faire monter l’inflation est contre-productif. Ils pensent qu’ils appuient sur l’accélérateur, mais ils appuient en réalité sur les freins sans le savoir. Cela fait deux décennies qu’ils ont recours au Quantitative Easing (QE ou Assouplissement quantitatif), et ils ne parviennent pas à atteindre leur objectif d’inflation à 2%. À un moment donné, quelqu’un devrait réaliser que cela ne fonctionne pas, non ? Les taux d’intérêts nul ou négatif ne fonctionnent pas de cette façon.

Dès que le Japon commence à avoir recours à la politique budgétaire pour soutenir la croissance, là ils obtiennent des résultats. Mais ils voient alors le déficit augmenter, ils paniquent et augmentent la taxe sur la consommation (TVA). Et à chaque fois qu’ils l’augmentent, ils entrent en récession. C’est une des raisons pour laquelle j’y suis allé en 2019, à l’invitation de législateurs japonais et de membres du gouvernement. Ils me disaient que « notre gouvernement est sur le point d’augmenter à nouveau la TVA. Nous pensons que c’est une erreur ». Ils ont formé un groupe d’études, invoquant la MMT au Parlement, ils ont dit « Nous ne devrions pas faire ça, la MMT nous dit que… » alors ils m’ont dit: « Venez donner une conférence sur la MMT au parlement pour les membres du gouvernement ». C’était avant le vote pour cette hausse d’impôt. Ils m’ont dit « Aidez-nous à arrêter ça » et j’ai dit « Ok, je viendrai faire ce que je peux !». J’ai donné des conférences de presse nationales pendant deux à trois jour, devant des centaines de journalistes, pendant de longues heures. Je l’ai dit autant de fois et autant de façons que je pouvais : ne relevez pas le taux de TVA ! Ils l’ont fait, et l’économie a commencé à ralentir.

LVSL L’assouplissement quantitatif (QE) provoque souvent une peur de l’inflation. Il a pourtant également été pratiqué en Europe et aux États-Unis sans produire ce résultat.

S.K. – Les gens voient le QE comme un outil de soutien monétaire. Les économistes du MMT n’ont jamais vu le QE comme une relance monétaire. Alors quand Bernanke a annoncé qu’il allait commencer à suivre le Japon et faire du QE vers 2009, nous avons dit « Pourquoi ? » Et j’ai écrit : « Cela ne fonctionnera pas comme vous le pensez » parce que le QE n’est qu’un échange d’actifs, vous retirez tous les titres, produits dérivées et les bons du Trésor du bilan du secteur privé et les remplacez par des réserves de liquidités. C’est comme cela que la Fed effectue un achat. Elle achète les obligations et crédite le compte de réserve du vendeur. Alors maintenant, la Fed détient les bons du Trésor et les produits dérivés, qui sont porteurs d’intérêts, de sorte que la Fed récupère tous les intérêts qui seraient allé au secteur privé. La Fed collectait 60 à 90 milliards d’intérêts annuels et les remettait chaque année au Trésor. Ce sont des revenus qui auraient été gagnés par le secteur privé et qui ont été retirés comme s’ils avaient été taxés. Le QE fonctionne comme un impôt. Il supprime tous les revenus issus des intérêts et les remplace par des liquidités qui ne produisent pas d’intérêts. Il y a donc un biais déflationniste. Vous espérez que, en faisant cela, vous ferez baisser les taux d’intérêt à long terme et que les gens voudront peut-être emprunter et dépenser davantage parce que les taux à long terme vont baisser. Peut-être qu’ils refinanceront leurs emprunts et libéreront des flux de trésorerie, peut-être qu’ils vont dépenser un peu plus, peut-être que vous obtenez un effet de richesse. C’est ce dont Bernanke a parlé. C’est à dire amener les gens à rechercher des rendements financiers plus élevés, donc acheter d’autres classes d’actifs. Les prix des actifs augmentent et vous obtenez un effet de richesse, de sorte que les gens qui voient leur patrimoine augmenter dépensent plus. C’était l’objectif déclaré. Mais cela n’a pas produit la consommation espérée, celle qui devait provenir de cet effet de richesse.  Le QE n’a pas conduit à un grand boom des investissements ; ça a principalement ressembler à un placebo. C’est ainsi que nous l’avons analysé de notre côté, à la MMT.

LVSL La MMT préconise plutôt de dépenser directement dans l’économie, d’utiliser des mesures de relance budgétaire au lieu de la politique monétaire conventionnelle ?

S.K. – La politique monétaire conventionnelle, qui consiste simplement à abaisser le taux d’intérêt, fonctionne en incitant les gens à s’endetter. De par sa conception, c’est ainsi que cela fonctionne. Vous abaissez le taux d’intérêt parce que vous voulez que quelqu’un emprunte et dépense. Mais quand quelqu’un emprunte, il a une dette. Je suis un utilisateur de devises, donc si j’emprunte pour acheter une maison ou une voiture, oui, je stimule l’économie avec mes dépenses. Mais je suis obligé de rembourser ces prêts. La politique fiscale fonctionne en générant des revenus pour les gens, c’est très différent. Le Congrès va distribuer des chèques de 1400 $ aux gens, plus 300 $ d’allocations chômage par semaine aux demandeurs d’emplois et 3000 $ par enfants aux familles. C’est de l’argent gratuit qui vous revient directement et sans contrepartie. C’est donc très différent. Vous avez évoqué plus tôt l’aspect psychologique, l’effet comportemental. Vous pouvez imaginer que l’impact d’une politique budgétaire sera très différent de celui d’une politique monétaire classique. La psychologie du consommateur est différente lorsque on lui octroie un chèque plutôt qu’un prêt.

Le libre-échange, c’est la guerre

© Edward Duncan, La Nemesis, navire de guerre britannique forçant le barrage formé de jonques de guerre chinoises dans le delta de la rivière des Perles, 7 janvier 1841.

« Le protectionnisme c’est la guerre » déclara Emmanuel Macron au cours d’un meeting à Arras en 2017, dans une volonté de faire écho à la formule de François Mitterand. Nationalisme et protectionnisme constitueraient ainsi les deux faces d’une même pièce, comme il en est question dans la suite de son intervention. La filiation historique et idéologique de ce genre de discours est aisément discernable. Des célèbres adages de Montesquieu aux poncifs en vogue aujourd’hui sur la nécessité de faire tomber les barrières commerciales pour œuvrer à la paix entre les peuples, la logique en est bien connue. Un examen historique des conditions d’introduction du libre-échange en Asie du Sud-Est au XIXe siècle suggère pourtant bien autre chose…


Opium et obus, le prix du libre-échange

Si le protectionnisme dispose d’un imaginaire associé au nationalisme des années 1930, les conflits liés à la diffusion du libre-échange en Asie du Sud-est, déterminants pour l’histoire récente, sont méconnus en Occident. C’est dans cette période d’internationalisation économique naissante que l’on soumet la Chine à la dépendance1 de l’importation de produits étrangers, notamment l’opium, que les Britanniques acheminent depuis leurs colonies indiennes.

Avec la modernisation navale et l’opportunité croissante de la demande étrangère ayant eu cours dans la première moitié du XIXe siècle, les capitaux occidentaux se dirigent vers des pays de plus en plus lointains. La Grande-Bretagne, désireuse de rétablir sa balance commerciale déficitaire avec l’Empire du milieu, voit l’opium comme une opportunité d’inverser cette tendance. Devant les mesures de rétorsion que met en place l’empereur Daoguang pour endiguer ce fléau qui mine la société chinoise, les passeurs et trafiquants anglais initient un trafic d’opium, entraînant son lot de corruption, alors que la Compagnie britannique des Indes orientales s’efforce de contourner les interdits chinois.

Suite au transfert des réseaux marchands de la Compagnie britannique des Indes orientales à la couronne anglaise, l’opium devient une affaire d’État. Les country traders fomentent une véritable contrebande étatique et leurs convois sont directement placés sous escorte navale britannique, le tout sans grande discrétion. Face aux tentatives chinoises de juguler l’afflux d’opium, les marchands privés réclament depuis un moment déjà une intervention militaire de leur pays au nom du droit à commercer librement.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine, ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Mais le prétexte à la guerre advient le 3 juin 1839 lorsque les autorités chinoises saisissent et détruisent un stock d’opium de 1188 tonnes et proclament son interdiction. Le port de Canton est fermé aux Anglais. Le 4 septembre de la même année, la première escarmouche navale entre les deux belligérants éclate lorsque les navires britanniques forcent le blocus chinois du port de Kowloon, lieu de ravitaillement pour la contrebande d’opium. À la grande satisfaction des country traders, l’Angleterre cautionne alors une intervention militaire officielle qui se fixe pour but d’obtenir un dédommagement sur la perte de marchandise d’opium, mais également l’ouverture de plusieurs ports aux Anglais, l’occupation d’îles côtières (notamment Hong-Kong) et enfin la ratification d’un traité de commerce plus équitable. En réalité, le traité de Nankin est largement à la faveur des Anglais et reflète bien la dissymétrie des relations sino-britanniques de l’époque. Des relations pourtant revendiquées sous l’égide d’un libre-échange théorisé comme le moyen de maximiser des intérêts mutuels marchands, auquel nous prêtons aujourd’hui la vertu de lisser les rapports de force et de stériliser toute politique nationaliste agressive.

Après une expédition militaire qui tourne rapidement à l’avantage de la flotte anglaise, la Chine est contrainte au versement d’une réparation de 21 millions de dollars, ainsi qu’à l’ouverture de cinq de ses ports au commerce international (Shanghai, Ningbo, Amoy, Canton, Fuzhou). L’île d’Hong-Kong est cédée aux Anglais, des consulats sont imposés un peu partout, seuls compétents à juger les commerçants étrangers au nom d’un principe d’extra-territorialité qui restera un terrible affront pour la souveraineté chinoise.

© Léon Morel-Fatio, Prise des forts du Peï-Ho par la flotte britannique lors de la seconde guerre de l’opium le 20 mai 1858.

Une seconde campagne sera menée contre la Chine en 1858, à laquelle s’ajoutent les Français, qui conduit à la prise de Pékin et au pillage du Palais d’été. De nouveaux ports sont ouverts au commerce étranger et le commerce d’opium se voit officiellement légalisé par les traités de Tianjin (1858) et la convention de Pékin (1860). C’est l’avènement des concessions étrangères avantageant les marchands occidentaux par rapport aux marchands locaux. Les cessions progressives des douanes impériales aux intérêts anglais2, la constitution au sein de la capitale chinoise d’ambassades étrangères, les missionnaires chrétiens dans les campagnes, seront autant de facteurs déstabilisants pour la culture, la souveraineté et l’industrie chinoise. Pendant ce temps, le commerce d’opium se révèle plus prospère que jamais et prolifère jusqu’à atteindre les 10 % d’opiomanes dans la population adulte chinoise en 1905.

L’opium, figure de proue et véhicule du free-trade en Chine ravage le pays un siècle durant. Battu à deux reprises, l’Empire du milieu est contraint de s’ouvrir au commerce international et de signer des traités humiliants qui lui sont largement défavorables.

Commodore Perry et la Gunboat diplomacy3 , une autre facette du libre-échange

En juillet 1853, le plus gros navire de guerre de son temps, avec à son bord l’amiral américain Matthew Perry, s’approche de la baie d’Edo au Japon, escorté par quatre autres navires. Rapidement surnommés « bateaux noirs » par les locaux, ces navires de guerre débarquent 300 fusiliers marins sur les côtes japonaises. Cette démonstration de force accompagne une lettre destinée au shôgun d’Edo. Le président américain enjoint vivement le shôgun à ouvrir des relations diplomatiques et économiques avec le pays, dont la fermeture aux Occidentaux est en vigueur depuis 1641.

Début 1854, l’amiral Perry est de retour avec sept navires de guerre, dont trois frégates, 1700 matelots et une centaine de canons. Le shogunat Tokugawa cède à la demande des Américains et signe le 31 mars de la même année un traité d’amitié nippo-américain, stipulant l’ouverture des ports de Shimoda et de Hakodate aux étrangers, faisant ainsi des États-unis d’Amérique la nation étrangère la plus favorisée des relations diplomatiques japonaises – ce qui ne manque pas de déstabiliser la cour impériale et son dogme autarcique. Cette victoire audacieuse et agressive de la gunboat diplomacy américaine connaît un fort retentissement. Devant l’appât du gain, les Russes ne tardent pas à leur emboîter le pas en signant en 1855 un traité semblable proclamant l’ouverture du port de Nagasaki et glanant au passage l’archipel d’Ouroup. Suivront naturellement la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Prusse et la France.

Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji5 et à la chute du régime shôgunal.

Les Américains obtiennent finalement l’ouverture d’un consulat permanent à Shimoda, dans un temple désaffecté. Au départ réticente, la cour impériale japonaise finit par céder sous la pression et la nouvelle de bombardements franco-britanniques à Canton, sur les côtes chinoises, en 1858. De nouveau, les grandes puissances occidentales signeront une à une des accords semblables. De nouveaux ports s’ouvrent aux étrangers (Edo, Osaka), qui ne sont plus obligés de traiter avec les représentants et fonctionnaires du shogunat pour mener à bien leur commerce. Parallèlement aux traités sino-britanniques ratifiés après les deux guerres de l’opium, les autorités consulaires sont seules compétentes à juger un acte délictueux commis sur le sol japonais par un étranger et ce selon les lois de son propre pays. Les concessions habitées par ces mêmes étrangers deviennent de véritables zones d’extraterritorialité. Les navires occidentaux amarrés dans les ports japonais qui leur sont ouverts ne sont soumis qu’à l’autorité de leurs pays respectifs, transformant de fait ces ports en quasi-bases militaires occidentales. Le droit de douane relatif à l’exportation est plafonné à 5% (ceux relatifs à l’importation doivent passer par une négociation) pour le bakufu4. Ces traités qui placent le Japon dans un état de mi-sujétion sont en vigueur pour une durée indéterminée.

© Wilhelm Heine, le Commodore Perry rencontre les commissaires du shôgun à Yokohama en 1855.

Dès 1867, l’afflux de produits étrangers désorganise profondément les circuits commerciaux et plonge le pays dans une crise économique. La forte demande en soie rompt le marché intérieur, l’inflation explose et le prix du riz se voit multiplié par six de 1864 à 1867. La vampirisation économique que provoquent les concessions étrangères entraîne le contournement de l’activité et des circuits ruraux, et la concurrence ruine les marchands de cotons. Devant le risque d’une guerre impossible à remporter, les autorités japonaises cèdent à des demandes étrangères aussi dégradantes qu’impopulaires, qui provoquent une instabilité politique et des actions de terrorisme visant à la fois des dirigeants politiques japonais et des occupants étrangers. Après des tentatives politiques d’opposition aux concessions étrangères, les flottes françaises, anglaises et américaines ripostent et obtiennent gain de cause. Les dirigeants japonais, résignés devant l’avantage technologique des agresseurs, abandonnent l’idée d’un japon fermé et inaugurent une politique d’ouverture qui préfigure à l’ère Meiji et à la chute du régime shôgunal.

À qui le libre-échange profite-il ?

Ces épisodes du XIXe siècle illustrant la mise au pas et la conversion de la région est-asiatique au libre échange, au moyen de la force militaire, remettent en question les lieux communs érigeant cette doctrine comme aboutissement de la communication et des relations apaisées entre les peuples. Les idéologues et promoteurs de ce qui est présenté de nos jours comme un truisme adossé au sens de l’histoire se trouveront ici en prise avec deux sérieux contre-exemples. 

Le caractère extatique et presque religieux de la foi en un libre-échange vertueux, que l’on retrouve partout aujourd’hui, du FMI jusqu’à l’OMC, se trouve déjà chez Richard Cobden, industriel et homme d’État anglais lorsqu’il s’exprime dans un discours adressé à la chambre des Lords en 1846 : « Je regarde plus loin ; je vois le principe du libre-échange jouant dans le monde moral, le même rôle que le principe de la gravitation dans l’univers : attirant les hommes les uns vers les autres, rejetant les antagonismes de race, de croyance et de langue ; et nous unissant dans le lien d’une paix éternelle ».

L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposant alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer.

Le libre-échange ne débouche pas nécessairement sur des tensions commerciales, pas plus qu’il n’endigue les conflits armés, mais il peut être le prolongement économique d’une politique agressive, le cheval de Troie d’une relation commerciale inégale, comme cela a été le cas lors de ces deux événements historiques. La réduction des obstacles au commerce ne produit pas nécessairement le cercle vertueux de l’échange favorisant la paix, la communication et la compréhension mutuelle entre les peuples. À l’opposé, les mesures de protection économique peuvent se muer en un rapport de force garantissant une certaine équité et limitant un éventuel déséquilibre dans les relations commerciales entre pays.

Cette propagation du libre-échange en Asie du Sud-Est intervient dans un contexte diplomatique et international bien précis, celui d’une domination et d’une soif d’expansion marchande de l’Occident, dont le libre-échange incarnera la traduction économique. C’est parce que le libre échange est un vecteur possible de domination quasi-colonial qu’il a été promu comme fer de lance de la volonté de conquête du marché chinois par les Britanniques, plus que par idéologie pure. L’ouverture de l’économie chinoise fut réclamée par les marchands et la couronne britannique disposait alors d’un produit capable d’inonder le marché intérieur chinois et d’un ascendant maritime et militaire pour l’imposer. C’est ce que les Anglais ont compris en faisant de la défense d’un principe libéral le moyen d’étendre leur assise économique dans la région. L’accord de Nankin finalise une position de faiblesse chinoise dans les négociations, exploitée par les britanniques, au moyen du free-trade.

De quoi la doctrine libre-échangiste est-elle le nom ?

L’assimilation du commerce au seul libre-échange, comme cela est couramment orchestré de nos jours, constitue un tour de force et une victoire idéologique des libre-échangistes. L’alternative présumée entre politique commerciale protectionniste ou libre-échangiste se réduirait, nous dit-on, à choisir entre une autarcie régressive et une ouverture philanthropique et progressiste.

Ce schéma se heurte à l’histoire des politiques commerciales. Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique. Il s’agit d’un cas extrême d’absence de protections douanières, auquel s’oppose l’autarcie, c’est-à-dire la fermeture totale au monde extérieur. L’espace entre ces deux extrémités balaye tout le champ de la politique commerciale protectionniste. Dès lors, il est incorrect d’opposer ces deux doctrines, libre-échange et protectionnisme, comme le pendant l’une de l’autre. Le protectionnisme, en fait ostracisé comme mesure extrême et déraisonnable, couvre au contraire un pan large et ajustable de freins douaniers qui s’apparente plutôt à un niveau intermédiaire dans le spectre des politiques économiques.

Bien que normalisé aujourd’hui, le libre-échange constitue une forme bien particulière et assez radicale de doctrine économique.

Un examen historique des revirements de politiques commerciales oblige à tirer des conclusions plutôt pragmatiques. En réalité, l’alternance entre politique tantôt fondée sur le protectionnisme, tantôt sur le libre échange découle davantage d’une analyse des circonstances économiques d’un pays donné. Le choix d’une politique au détriment d’une autre est donc le fruit d’une réflexion sur les avantages qu’en tirera le pays, et non d’une volonté de défendre une certaine vision de l’économie. Comme l’affirme Paul Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Gallimard, 1994, Victoires et déboires : histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, Gallimard, 1997) : « dans l’Histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle ». De façon plus notable encore, il observe qu’au long du XIXe siècle, le monde occidental s’apparente à « un océan de protectionnisme cernant quelques îlots libéraux » si ce n’est pour une courte période de libre-échangisme entre 1860 et 1870. Tandis que seuls la Grande-Bretagne et les Pays-Bas prônent clairement le libre-échange au sein des pays développés, Bairoch remarque que les pays du Sud constituaient « un océan de libéralisme sans îlot protectionniste ». C’est même pour lui, l’imposition de traités libre-échangistes qui a appauvri les pays du Sud, et le protectionnisme en vigueur chez les Occidentaux, en particulier aux États-unis, qui a permis à ces derniers de se développer au cours de cette période.

Le libre-échange adoucit les mœurs ?

Pour Montesquieu (Montesquieu, De l’esprit des lois, GF, 2019), « l’histoire du commerce est celle de la communication des peuples » ; « le commerce guérit des préjugés destructeurs », ajoutait-il : « et c’est presque une règle générale, que partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ». Il s’agit d’interroger le subtil amalgame qui s’est insinué au fil du temps par la juxtaposition de la notion même de commerce à celle, exclusivement, de libre-échange. Le commerce auquel fait référence Montesquieu recouvre une signification plus vaste que l’on ne veut bien admettre aujourd’hui. Lorsqu’il affirme que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix », il s’agit aussi bien d’un commerce culturel que d’un échange exclusivement marchand.

Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, il peut devenir  l’instrument d’une domination économique.

Cette maxime reste justifiée et peu s’avérer intéressante pour peu qu’on l’épure d’un certain usage moderne, dévoyé et subverti. Si toutefois l’argument de l’échange culturel subsiste de nos jours, c’est qu’il n’est qu’un masque posé sur le visage d’une pensée économique radicale qui se drape de bonnes intentions pour se faire accepter. De plus, cette vision candide du libre-commerce qui fait dire à l’économiste Frédéric Bastiat que : « si les marchandises ne traversent pas les frontières, les soldats le feront6 » ignore totalement la dissymétrie qu’instaure le libre-échange dans une relation économique entre partenaires inégaux, subordonnant toute possibilité « d’échange culturel » à un déversement à sens unique de soft-power aux vertus d’acculturation. Le libre échange n’est en soi ni particulièrement un facteur de paix ou de guerre, mais, lorsqu’un déséquilibre économique prévaut à des accords commerciaux entre deux pays, peut devenir l’instrument d’une domination économique.


1 Une dépendance au sens strict du terme, puisqu’il s’agit pour les marchands anglais d’inonder le marché chinois d’un produit addictif auquel beaucoup de consommateurs deviendront physiquement dépendants.

2 Qui débouchent sur des impositions de tarifs douaniers

3 Diplomatie de la canonnière

4  Shogunat de l’époque

5  Ère d’ouverture, de modernisation et d’industrialisation initiée sur la base du modèle occidental.

6  À propos de la relation de libre-échange entre Haïti et la République dominicaine

La vampirisation de l’économie circulaire

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L’économie circulaire, très en vogue dans les discours politiques y compris au plus haut niveau, s’illustre d’ores et déjà par de nombreuses réussites sociales, éthiques et environnementales. Mais le concept est encore largement ignoré ou dévoyé par de nombreux acteurs de l’économie.

Tout le monde sait bien que le cercle, quand il n’est pas le symbole de la perfection, n’en est pas moins souvent vertueux. Quand il s’agit donc d’appliquer la circularité à l’économie, ça semble a priori tout bénef’ : peu ou pas de fuite de capitaux vers des destinations lointaines, recyclage ou raccommodage d’objets cassés, usés, ébréchés, etc., et donc lutte contre l’extractivisme et l’obsolescence programmée, économies d’énergie, réinsertion professionnelle facilitée, garanties éthiques (ne l’associe-t-on pas avec l’économie “sociale et solidaire” ? ). Sauf que beaucoup de grandes entreprises galvaudent jour après jour cette notion de bon sens, en nous servant le même argument fallacieux qu’il y a deux siècles : quelque chose qui ressemble à “le gaspillage, les déperditions de matière et d’énergie, au niveau de la production et de la consommation, ne sont pas rentables pour nous”.

Au plus haut niveau : la responsabilité des États et des collectivités

Au premier plan de la transition vers une économie circulaire se trouvent les villes, véritables gouffres énergétiques, centres de consommations insatiables, qui déséquilibrent les métabolismes écosystémiques (la matière organique qui converge depuis les campagnes ne leur est plus rendue quand les excréments ne sont plus revalorisés, ce qui se solde par des problèmes de fertilité des sols et incite donc à recourir à des engrais qui viennent du bout du monde – le guano il y a longtemps – ou de synthèse, exemple type de fuite en avant écologique).

Parmi elles, “la Ville”, excusez du peu, c’est ainsi que se présente Paris, qui met en avant sur son site officiel, le lancement, en 2015, des États généraux de l’économie circulaire, “pour inventer les solutions de demain”, et la publication d’un Livre Blanc à l’issue de cette grand-messe providentielle. Parmi les solutions proposées, on retrouve, pêle-mêle, le soutien financier aux recycleries, la réutilisation de pavés en granit pour de nouveaux chantiers, l’aide à l’installation de composteurs dans les copropriétés d’immeuble, la valorisation des “déchets verts” des arbres de la capitale, et surtout, de nombreux appels à projet éco-citoyens. Pas encore de plan pour “circulariser” les pics de pollution, mais ça ne devrait pas tarder !

Néanmoins, les États, qui n’ont pas attendu la loi française relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2014 pour se mettre à la page, ne sont pas en reste. Parmi les pionniers, le Japon et son concept de sound material-cycle society fondé sur les 3R (réduire, réutiliser, recycler, loi en 1991). Avec de maigres ressources naturelles propres (en particulier énergétiques), un territoire exigu et très escarpé, le pays a très tôt perçu l’intérêt de réduire les industries à très haute consommation énergétique, de se doter des équipements les plus modernes en matière d’industrie lourde, et de développer, dans une certaine mesure, une économie de la connaissance (recherche de pointe en robotique, dans les biocarburants issus des ressources marines, etc).

Aux Pays-Bas, c’est le principe cradle to cradle (du berceau au berceau), ou “C2C” qui fait le plus de ramdam. Il est basé sur l’idée de “cycle de vie”, et met l’accent sur l’utilisation de matières biodégradables ou synthétiques sans impact négatif sur la santé ou l’environnement, facilement assemblables et désassemblables pour retourner indéfiniment dans leur cycle technologique. La Chine ajoute sa pierre à l’édifice en 2009 avec sa “Loi sur la promotion de l’économie circulaire” qui prévoit notamment une compétition entre 100 villes pilotes pour promouvoir une “civilisation écologique”.

Alleluia !

Les joies du recyclage et du non-recyclage

Pendant que la France prohibe les sacs plastiques jetables (sauf sur les marchés, chez le petit vendeur de crêpes à emporter de la rue Machinchose, et quelques autres), la grande distribution, par exemple, actuellement épouvantée par l’affaire de l’étiquetage nutritionnel, aurait compris que diminuer la quantité de films plastiques, cartons, aluminiums, pourrait être rentable, et permettrait de jouer la carte écolo. Il n’en fallait pas plus pour que l’emballage carton des yaourts commence à s’évaporer, pour que les vendeurs d’eau minérale allègent leurs bouteilles en plastique, que Materne récupère les gourdes de Pom’pot, et bien d’autres merveilles.

Seulement mince, le suremballage, voyez-vous, c’est tout de même vendeur. Les emballages individuels, c’est pratique, chacun son goûter ! Ça laisse de la place pour vanter la richesse en céréales complètes et faire un joli dessin de collation équilibrée, ou encore pour distraire ces chers petits avec la dernière bourde de Toto. C’est rutilant, que dis-je, flashy, tendance, en termes plus choisis, le produit a une identité visuelle plus forte qui facilite son repérage, permet de fidéliser le client, a un code-barres plus accessible aux doigts habiles de la caissière (ou du caissier, plus rare). Mais de deux choses l’une : ou bien, c’est souvent très peu recyclable, donc enfouissable ou incinérable : longue vie au “cycle de vie” ! Ou alors, c’est recyclable : mais c’est oublier que recycler ne se fait pas par l’opération du Saint Esprit : et oui, ça demande de l’énergie, de refondre le verre brisé dans les conteneurs, l’alu, l’acier, de la main d’oeuvre… De plus, pourquoi recycler les métaux, quand le cours des matières premières est souvent inférieur au coût du recyclage ? D’après Éric Drezet, ingénieur au CNRS, “Comme on peut le constater, le recyclage des métaux a encore une marge de progression importante mais il est fort probable que tant que le cours des matières premières sera inférieur au coût du recyclage, celui-ci ne progressera pas de manière significative.” Quand y en a plus, y en a encore !

L’enfumage général des géants industriels : un regard en arrière

Dans un article passionnant paru cette année, “La main invisible a-t-elle le pouce vert ?” dans Techniques et culture, l’historien Jean-Baptiste Fressoz a mis en lumière les “faux-semblants de “l’écologie industrielle” du XIXème siècle”, dont le descendant actuel, néo-libéral, reprend adroitement l’idée qu’une perte de matière ou d’énergie dans l’environnement signifie aussi une perte financière pour l’entrepreneur : réduire la pollution reviendrait à maximiser le profit. Que demande le peuple ? C’est apparemment d’après un raisonnement aussi séduisant que le chimiste et industriel (et déjà lobbyiste) Jean-Antoine Chaptal, à propos de la méthode dernier cri de production d’acide sulfurique, déclare que le secteur est arrivé à sa perfection, puisque “pas un atome de soufre” n’est perdu dans l’opération : le même écrit qu’en cas de perte de vapeurs, les seuls à blâmer sont les ouvriers, pour leur incompétence.

En 1813, les habitants du quartier Saint-Sever à Rouen se plaignent des chambres à acide sulfurique… Ces ouvriers, alors, quelle bande de… Mais en ce même début du XIXème, on s’aperçoit que la condensation des vapeurs ralentit la production. Le facteur temps l’emporte, et une législation laxiste met en place un système de compensation financière très peu contraignant pour des industries aux profits gigantesques. Mais pour bien prendre la mesure du décalage entre les discours et les actes, on utilisait alors le procédé Leblanc pour produire de la soude : en en produisant deux tonnes, on produisait également une tonne d’acide chlorhydrique pour lequel on n’avait aucun débouché, qui finissait donc dans l’atmosphère ou sous forme condensée dans les rivières, pour le plus grand bonheur des poissons et des coques de navire. Bonjour la circularité ! Et déjà en 1811, des opposants à l’usine d’acide de Chaptal dénonçaient “un langage de parade”. Rajoutant “qui n’en impose plus à personne”. Force est d’admettre que pour beaucoup, ça passe encore, comme dans du beurre.

Retour aux institutions publiques : quelle gestion concrète des dérives d’un capitalisme au double jeu ?

On l’aura compris, tabler sur l'(auto-)sensibilisation des industriels à la rentabilité de l’économie circulaire, si on est une sorte de néo-chaptalien, ou sur des mécanismes pollueur-payeur, si on a saisi le problème majeur des externalités négatives (en gros, des dégâts et des déchets loins du lieu de consommation), c’est bien gentil, mais largement insuffisant, surtout quand les majors de toutes sortes n’hésitent pas à consacrer des millions, voire des milliards en dommages et intérêts, en contre-expertises scientifiques fumeuses, en marketing flamboyant, tout en déforestant allègrement, en érodant massivement les terres arables, en épuisant les réserves de sable au point de menacer de disparition un grand nombre de plages. En France, inutile de cracher sur l’initiative d’interdiction des sacs jetables en plastique, mais ne pourrait-on pas refréner la prolifération des lampes infrarouge qui irradient les terrasses en hiver, mettre en place des garanties raisonnables pour les téléphones portables (durée de vie allongée, modularité et donc remplaçabilité des composants), s’engager dans une pédagogie audacieuse du recyclage (j’entends, dans mon immeuble, des copropriétaires effrayés par l’invasion de rats que provoquerait l’installation d’un composteur, j’vous jure !) ? Il va falloir appuyer un bon coup sur l’accélérateur juridique pour mettre sur orbite, et de manière citoyenne, cette économie circulaire dont on nous rabat tant les oreilles sans qu’il ne se passe grand chose, alors que bien des possibilités sont désormais ouvertes : le téléphone modulaire existe (le Fairphone, équitable de surcroît), même Google s’était lancé, avant d’abandonner, dans l’aventure d’Ara, un téléphone en kit.

Ne pas transiger avec les normes sanitaires corroborées par des études de scientifiques aussi indépendants que possible ; cesser une fois pour toutes de subventionner des énergies fossiles incompatibles avec toutes les exigences de soutenabilité écologique et promouvoir la transition des engrais chimiques vers des engrais naturels (compost, fumier, corne, marc de café…) ; inciter producteurs et consommateurs à tendre vers le zéro déchet, à ne pas s’arranger pour que leurs produits s’autodétruisent de manière programmée (pour les uns), réinsérer systématiquement leurs objets dégradés dans un nouveau cycle de vie, pour eux-mêmes ou pour d’autres utilisateurs (un peu d’altruisme ça ne mange pas de pain) ; encourager et accompagner une forme consensuelle de simplicité volontaire en mettant les holà au business publicitaire qui colonise massivement l’espace public : voilà quelques clés d’une véritable économie circulaire.

Crédit photo : ©Zhiying.lim. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license