Pour gagner, la gauche doit-elle en revenir aux partis de masse ?

Congrès du parti communiste de l’URSS en 1988 à Moscou. © Anders via Flickr

Hugo Chávez, Bernie Sanders, Jeremy Corbyn, les Indignados, SYRIZA, la France insoumise… Depuis le commencement du XXIème siècle, une série de mouvements et de leaders contestent l’ordre, en-dehors des partis traditionnels. Ils mobilisent un imaginaire, une rhétorique et une stratégie qualifiés de « populiste » : clivage entre élites et peuple, mobilisation des affects, tentatives-éclair de prendre le pouvoir. Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles à l’analyse des mérites de cette approche politique, notamment théorisée par Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Le populisme comporte pourtant un certain nombre de taches aveugles. Et en premier lieu le rejet du parti de masse comme forme d’organisation et de la classe sociale comme référent. Contre l’horizon socialiste d’une conquête d’hégémonie, la stratégie populiste envisage la prise de pouvoir comme un hold-up électoral. Et se fracasse contre les intérêts dominants lorsqu’elle y parvient par miracle. C’est ce que défend Cihan Tuğal, professeur de sociologie à l’Université de Berkeley.

Depuis près de deux décennies, les sciences sociales critiques désignent le « néolibéralisme » comme la principale source de nos problèmes. Bien que cette analyse soit juste, elle présente un angle mort : les mouvements de gauche – en particulier ceux centrés sur les travailleurs -, sont en profonde crise depuis la fin des années 1960, qui précède l’ère néolibérale. Non sans ironie, les années 1960 sont aujourd’hui perçues non comme un moment de crise, mais d’explosion de créativité militante préfigurant une révolution avortée [la décennie 1960 voit de multiples contestations de l’ordre établi, en dehors du cadre des partis ouvriers traditionnels, ndlr]. C’est pourtant à cette époque que les partis de gauche ont progressivement perdu leur emprise sur les masses. Sur leurs ruines, des « nouveaux mouvements sociaux » ont émergé [centré sur des luttes citoyennes, écologistes, féministes ou anti-racistes, ndlr] ; ils auraient pu réorganiser les vieux partis socialistes et communistes, ou les remplacer par de nouveaux partis de masse, mais ils n’ont jamais poursuivi un tel objectif « hégémonique ».

Au lieu de cela, ils ont accru la désorganisation de la gauche. L’avertissement d’Eric Hobsbawm, qui attirait l’attention sur cette crise, a été éclipsé par l’enthousiasme révolutionnaire de l’époque [1]. Le néolibéralisme a émergé sur ce terrain socio-politique désorganisé. La critique « anti-bureaucratique » des États-providence a joué un rôle particulier dans la consolidation du néolibéralisme [2].

Contrairement aux intentions de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, leur oeuvre est restée dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux » mais comme une célébration de leur diversité.

Le ralentissement du mouvement ouvrier et la perte de l’ancrage ouvrier des partis de gauche ont été les principaux moteurs de ce processus. Ces évolutions ont été délibérément imposées d’en haut (par les États, la bourgeoisie, ainsi que par les directions syndicales et partisanes). De nombreux intellectuels et militants de gauche y ont contribué en prenant leurs distances avec ces sphères.

Des « nouveaux mouvements sociaux » aux « révoltes sans leaders »

Dans les années 1980 et 1990, la gauche a concentré la majeure partie de ses énergies sur les « nouveaux mouvements sociaux ». Dans les régions où elle a rencontré le plus de succès, elle a utilisé ces mouvements pour encercler les partis établis. Alors que tous les partis traditionnels s’unissaient autour du néolibéralisme sur le plan économique, ces mouvements ont radicalisé le centre-gauche et ce qui subsistait de « la vraie gauche » sur les enjeux anti-racistes, de genre et environnementaux. Il ne restait que quelques rares intellectuels pour déplorer que la dimension de classe de ces questions n’ait pas été prise en compte. La majeure partie de la gauche occidentale s’est contentée d’une stratégie visant à « radicaliser » le système de l’intérieur, comme le proposaient Ernesto Laclau et Chantal Mouffe dans Hegemonie et Stratégie Socialiste [3].

Cependant, cela devait autant à l’idéologie spontanée des « nouveaux mouvements sociaux » qu’à des processus structurels bien plus profonds. Hégémonie et stratégie socialiste a reconnu le risque de fragmentation que cette trajectoire pouvait entraîner et, suivant Gramsci, a proposé une stratégie visant à l’« articulation » des « nouveaux mouvements sociaux ». Toutefois, sous l’influence du culturalisme qui prévalait à l’époque, Mouffe et Laclau ont rejeté l’orientation de classe qui pouvait précisément fournir cette articulation ; ils ont développé des propositions stratégiques confinées au langage, sans évoquer les formes organisationnelles qui devaient constituer l’ossature de cette articulation ; ils ont, enfin, tourné le dos à l’idée que la politique ne pouvait exister qu’à travers la confrontation de deux camps antagonistes, élément fondamental de la pensée et de l’action de Gramsci [là où Gramsci, en marxiste, estime que les enjeux politiques sont essentiellement polarisés en fonction d’antagonismes de classe indépassables, Mouffe et Laclau, sans nier l’existence de la lutte des classes, envisagent l’identité des camps « adversaires » de manière bien plus fluctuante, en fonction des luttes articulées par les « nouveaux mouvements sociaux », ndlr].

Ainsi, contrairement aux intentions des auteurs, Hégémonie et stratégie socialiste est resté dans l’histoire non comme une tentative de mettre fin à la fragmentation des « nouveaux mouvements sociaux », mais comme une célébration de leur diversité.

Manifestement, le système refusait de se « radicaliser » de l’intérieur sous la pression des « nouveaux mouvements sociaux ». De leur échec ont jailli deux nouvelles voies dans les années 2010 : des « révoltes sans leaders » et des partis « populistes ». Les bases de ces phénomènes avaient été posées depuis la fin des années 1990. Du mouvement zapatiste aux protestations contre l’Organisation mondiale du commerce à Seattle en 1999, des contestations massives émergeaient aux quatre coins du monde. Dans le même temps, l’officier progressiste Hugo Chávez était élu président au Venezuela – première manifestation d’une vague « populiste » qui devait déferler sur l’Amérique latine les années suivantes.

Bien que ces développements semblaient largement confinés aux frontières de la région, la crise financière de 2008 a mobilisé des dizaines de millions de personnes dans le monde entier. Des révoltes à l’apparence révolutionnaire ont éclos dans les années 2009-2013, dont l’objectif divergeait selon les spécificités géographiques [du mouvement des indignados en Espagne aux « printemps arabes », ndlr]. Mais un esprit libertaire général en était le dénominateur commun. À son apogée, autour de 2011, cette vague a reçu un large soutien, aussi bien de la gauche radicale que d’une partie de l’establishment progressiste. Ces soulèvements semblaient indiquer l’inutilité de leaders, d’organisations, d’idéologies. Même en leur absence, ne s’opposait-on pas aux dictatures et aux marchés financiers ?

L’enthousiasme devait lentement retomber. Ces révoltes, qui n’avaient pas donné une direction concrète ni une méthode générale, ont fini par être balayées à peu près partout – et ont justifié un tour de vis autoritaire. Les graines de la coalition AKP en Turquie ont été semées après la défaite de la révolte de Gezi [4]. En Égypte, le règne d’Hosni Moubarak a été fait place à la dictature encore plus brutale (et pro-saoudienne) d’Al-Sissi. Le destin de la Syrie se passe de commentaire : avant que la révolte ne devienne un mouvement à part entière, elle s’est transformée en une guerre par procuration entre la Russie et l’Iran d’un côté, les États-Unis et l’Arabie Saoudite de l’autre. Le pays ne s’est pas seulement complètement effondré ; le système a encore gagné en autoritarisme.

De nombreux éléments d’un soulèvement similaire au Brésil ont amorcé le processus qui a conduit à la formation d’un nouveau front conservateur ayant permis à l’extrême droite de porter Bolsonaro au pouvoir. La spécificité de la Tunisie – seule exception pendant quelques années, avant un rétablissement autoritaire – était que la révolte s’est développée sous l’influence des partis et des syndicats (même si ces derniers n’en étaient pas les initiateurs).

Enlisement de la gauche populiste

La défaite des soulèvements à connotation libertaire du début des années 2010 a déplacé l’attention vers les élections. Les « nouveaux mouvements sociaux » puis les révoltes avaient échoué à changer le système. Peut-être qu’une révolte anti-establishment par les urnes, poussée par des mouvements extérieurs aux partis établis, pourrait aboutir à des résultats différents ?

Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou La France Insoumise en France sont devenus les porte-étendards de cet état d’esprit « populiste » en Europe. D’autres représentants plus indirects de cette même vague, comme Bernie Sanders aux États-Unis et Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ont émergé de partis traditionnels, dans des systèmes politiques bipartisans. Malgré leurs liens respectifs avec les Democratic Socialists of America et la mouvance trotskyste, c’est comme leaders individuels qu’ils se présentaient devant les masses, plutôt que comme représentants d’organisations socialistes traditionnelles. Les stratèges de ces mouvements – notamment en Espagne et en Grèce – ont rendu hommage à un autre livre d’Ernesto Laclau. Hégémonie et stratégie socialiste avait « spontanément » coïncidé avec l’état d’esprit des années 1980 et 1990.

Le livre d’Ernesto Laclau de 2005, De la raison populiste, a été plus explicitement utilisé comme « manuel » par les leaders « populistes » [5][6]. Ce nouveau livre est qu’il nuance de nombreux aspects du précédent. Hégémonie et stratégie socialiste rompait avec le marxisme de Gramsci sur deux points centraux : la polarisation essentielle de la politique autour de deux camps antagonistes, et la centralité des classes sociales. Dans son ouvrage de 2005, Laclau effectue un véritable retournement, sans l’assumer complètement. Il admet que la politique se polarise autour de deux camps, mais continue de rejeter la centralité de la classe. Ce n’est pas la lutte des classes qui mobilise le peuple contre l’oligarchie : c’est un leader.

Bien sûr, une simple analyse sociologique des organisations « populistes » permet de comprendre pourquoi. Les réseaux sociaux, qui avaient prouvé leur efficacité lors des révoltes, ont créé une nouvelle bulle d’espoir : l’explosion qu’ils avaient (ou semblaient avoir) provoquée dans les rues pourrait désormais se refléter dans les urnes. Il n’était plus nécessaire, semblait-il, de passer des années à s’organiser dans les quartiers ou sur les lieux de travail, comme les partis de masse le proposaient traditionnellement.
En Grèce, cette logique « populiste » a conduit à l’ascension miraculeuse de la gauche. Syriza, petit parti quelques années plus tôt, est arrivé au pouvoir avec plus de 35 % des voix début 2015.

Cependant, le vide organisationnel du parti avait empêché qu’une stratégie organisée s’élabore contre l’Union européenne – d’où la défaite toute aussi fulgurante de ce parti face à Bruxelles. Quelques mois après son élection, Syriza annonçait aux marchés qu’il ne poursuivrait pas une politique économique très différente de celle du centre-gauche et du centre-droit qu’il avait remplacés. Le parti espagnol « populiste » Podemos, quant à lui, n’a pas même dirigé un gouvernement.

En Bolivie et au Venezuela, une stratégie « populiste » a permis des résultats plus tangibles. Mais ceux-ci ont finalement été contrecarrés par les limites imposées par le cadre néolibéral. Les structures économiques et écologiques de ces deux pays imposaient déjà certaines limites à la construction du socialisme – but affiché aussi bien par Hugo Chavez qu’Evo Morales. Aujourd’hui, le Venezuela subsiste presque entièrement grâce à une économie fondée sur le pétrole. Au lieu d’avoir diversifié l’économie par une dynamique fondée sur l’organisation des travailleurs, le chavisme a préféré redistribuer une rente pétrolière instable – à grand renfort de confrontations bruyantes entre son leaders charismatique et l’oligarchie.

Ce « populisme économique », au sens étroit du terme, a produit des résultats spectaculaires dans un premier temps, mais il n’a pas empêché la catastrophe économique qui a commencé avec la chute du cours du baril en 2013. Le blocus américain a bien entendu contribué à détruire ce qu’il restait de « socialisme du XXIe siècle » au Venezuela. Depuis, le seul projet du mouvement chaviste demeure de prolonger l’hégémonie du nouveau leader – Nicolas Maduro – contre les tentatives américaines de le renverser.

Contrairement au Venezuela, on trouve en Bolivie des organisations autonomes bien plus fortes. Le parti socialiste MAS (Mouvement vers le socialisme), contrairement à celui de Chávez, est organiquement lié à des structures syndicales ou indigènes. Le MAS, dans des conditions plus favorables que le Venezuela pour initier un projet socialiste, s’est heurté aux structure d’airain de l’économie mondiale. Son projet d’industrialisation et de diversification économique est demeuré balbutiant, et la Bolivie est essentiellement demeurée une exportatrice de matière premières. Comme au Venezuela, les socialistes boliviens savaient que ces obstacles ne pouvaient être surmontés que par une mobilisation continentale plus large. Ils ont essayé d’étendre leur vision socialiste à l’Amérique latine, dans le contexte d’une hégémonie de gauche plus large, et ont échoué.

Pourquoi ces deux expériences sont-elles restées relativement isolées ? En 2011, il semblait que presque toute l’Amérique du Sud était gouvernée par des gouvernements de gauche. Si le Venezuela et la Bolivie ont bénéficié du soutient inconditionnel de Cuba (ou de l’Équateur sous Rafael Correa), les conditions structurelles et idéologiques n’étaient favorables à des variantes de leur socialisme dans les autres pays. Dans une grande partie de l’Amérique latine, la « vague rose » était incarnée par une gauche plus modérée. Et celle-ci gouvernait dans les pays les plus puissants et influents, au Brésil et en Argentine.

Dans les médias traditionnels et le milieu académique, c’est principalement sous l’angle de l’« autoritarisme » que l’on a analysé les divergences entre la gauche bolivienne et vénézuélienne d’une part, argentine et brésilienne de l’autre. Le véritable facteur est ailleurs : celles-ci n’ont pas touché aux rapports fondamentaux de propriété. Si en Bolivie et au Venezuela, une partie significative des ressources naturelles ont été nationalisées, aucune tentative n’a été effectuée en ce sens au Brésil.

Le Parti des travailleurs (PT) brésilien était le produit d’une classe ouvrière militante qui avait lutté contre la dictature militaire qui a duré de 1964 à 1985, puis contre les décennies néolibérales suivantes. Au début des années 2000, Lula, leader syndical qui était entré en politique après avoir été forgé par les luttes contre la dictature, affirmait encore vouloir construire le socialisme. Mais ces rêves ont rencontré deux obstacles majeurs.

D’abord, à mesure que le PT gouvernait, les anciens organisateurs syndicaux se fondaient dans la bureaucratie et même la gestion du pouvoir économique sans barguigner. Et ils développaient un ethos conservateurs plutôt que révolutionnaire à mesure que les années passaient [7]. Surtout, à mesure que l’économie occidentale stagnait sous le poids de la hausse des prix des matières premières, les pays du BRICS ont saisi cette opportunité pour bénéficier d’un taux de croissance confortable. Ainsi, les objectifs à long terme d’une économie durable et d’un plus grand contrôle des travailleurs ont progressivement été remplacés par la distribution des revenus d’exportation aux pauvres. Bien qu’il ait accru son soutien et son prestige parmi les plus pauvres, le PT n’a pas réussi à les organiser – il a même contribué à la démobilisation de sa propre base de travailleurs. Malgré quelques mesures favorables à l’environnement, l’importance continue des exportations basées sur l’agriculture industrielle a également élargi le fossé entre le PT d’une part et les peuples indigènes et le mouvement paysan sans terre (MST) d’autre part.

Ayant perdu la force de frappe d’une base organisée dans les années 2010, le PT a commencé à reproduire les dynamiques du chavisme – avec sa touche de centre-gauche. La raison de sa chute n’a pas été un embargo américain, comme cela a été le cas au Venezuela, mais la chute du prix des matières premières à partir du milieu des années 2010. La présidente Dilma Rousseff, qui n’avait aucun autre pouvoir que de distribuer l’excédent des exportations à la population, a perdu sa légitimité lorsque ce gâteau s’est rétréci. Une simple révolution de palais a suffi pour l’expulser du pouvoir.

Aujourd’hui, le simple rejet de Bolsonaro et le rétablissement du consensus démocratique a permis au PT de revenir au pouvoir en 2022, comme deux décennies plus tôt – la promesse du socialisme en moins. Cette fois, sans base organisée et dans un contexte de prix modéré des matières premières, la puissance exportatrice brésilienne a perdu de sa superbe. Et si cela était nécessaire, le poids de la bourgeoisie dans la nouvelle coalition PT empêchera probablement toute initiative ambitieuse dans le sens des classes populaires.

Vers une organisation du XXIe siècle

En Europe ou en Amérique latine, de sérieux obstacles ont freiné les expériences « populistes ». Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux. Les outils de l’État peuvent être utilisés, mais les cadres néolibéraux de l’économie globale constituent des obstacles qui poseront tôt ou tard des problèmes à des leaderships « populistes » sans base organisée.

Le bilan de Syriza (Grèce), du MAS (Bolivie) et du PT (Brésil) montrent que l’enjeu principal ne consiste pas à accéder au pouvoir : le nombre et la force des organisations de masse engagées dans le processus de transition sont tout aussi cruciaux.

Bien sûr, beaucoup de travail reste à faire avant que les forces de gauche ne commencent à « arriver au pouvoir ». À l’exception de quelques pays comme le Brésil, la Bolivie et la Grèce, l’influence corruptrice des sièges de gouvernement est trop lointaine pour que la gauche puisse en rêver. Pourtant, les limites de ces expériences imposent une réflexion sur le retour de la classe comme sujet politique et le parti de masse comme organisation.

En résumé, nous sommes dans un état de désarroi général. L’évanouissement des « révoltes sans leaders », la défaite (en Europe occidentale et aux États-Unis) ou la dégénérescence (au Venezuela) du « populisme » accroît la démoralisation de la gauche. Néanmoins, il est utile de se rappeler que la situation générale pour la gauche aujourd’hui est bien meilleure que dans les années 1990, lorsqu’elle semblait condamnée à choisir entre des « nouveaux mouvements sociaux » en pleine expansion et un néolibéralisme de gauche.

Les révoltes « sans chefs », l’explosion « populiste » de gauche et, bien sûr, la crise de l’impérialisme ont remis la contestation du capitalisme à l’agenda. Mais un autre problème point : face à la désorganisation persistante de la gauche, c’est désormais la droite anti-establishment qui parvient (de manière superficielle et temporaire) à incarner l’alternative. L’énergie soulevée par les mouvements à connotation libertaire des années 2010, par les expériences « populistes », doit être canalisée dans des organisations de classe et un parti structuré autour de cadres.

Notes :

[1] Eric Hobsbawm (1978). “The Forward March of Labor Halted?” Marxism Today 22/9, 279-287

[2] Luc Boltansky and Eve Chiapello (1999). Le nouvel esprit du capitalism. Gallimard; Johanna Bockman (2011). Markets in the Name of Socialism: the Left-Wing Origins of Neoliberalism. Stanford University Press

[3] Ernesto Laclau and Chantal Mouffe (1985). Hegemony and Socialist Strategy: towards a Radical Democratic Politics. Verso Press

[4] Cihan Tuğal, “Democratic Autocracy: a Populist Update to Fascism under Neoliberal Conditions.” Historical Materialism (published online ahead of print 2024), https://doi.org/10.1163/1569206x-20242360

[5] Arthur Borrielo et Anton Jager (2023). The Populist Moment: The Left after the Great Recession. Verso Books

[6] Ernesto Laclau (2005). On Populist Reason. Verso Books

[7] Ruy Braga. 2018. The Politics of the Precariat: From Populism to Lulista Hegemony. Brill.

Article originellement publié sur LeftEast, traduit et édité pour LVSL.

Contre l’extrême droite : quel horizon stratégique ?

L’Institut la Boétie fait paraître son premier livre Extrême-droite : la résistible ascension (Ugo Palheta (dir.), Éditions Amsterdam, 2024). Il s’inscrit dans un débat houleux depuis des années : la gauche doit-elle parler aux électeurs RN pour « reconquérir (toutes) les classes populaires » ou considérer que sa majorité se trouve ailleurs ? Front de classe d’un côté. Coalition progressiste (« quartiers populaires », jeunesse étudiante, diplômés précarisés) de l’autre. La première stratégie comporterait le risque de s’avancer sur des questions jugées d’extrême-droite. La seconde, d’enfermer la gauche dans ses « bastions » et de la maintenir dans une posture éternellement minoritaire. Pour trancher cette alternative, l’ouvrage de l’Institut La Boétie convoque de nombreuses contributions universitaires et défend la construction d’une majorité renouvelée. Recension.

L’électorat ouvrier, au cœur des débats

L’approche stratégique d’une coalition progressiste a été embrassée de manière franche par Jean-Luc Mélenchon ces derniers mois. Entre autres sorties médiatiques, il avait notamment déclaré au quotidien italien La Repubblica en juin, à propos des électeurs RN : « Nous avons proposé un salaire minimum à 1 600 euros, la restauration des maternités, la réouverture des écoles dans les zones périphériques… ça ne marche pas, et vous savez pourquoi ? Leur priorité, c’est le racisme. » Pour d’autres, à l’instar de François Ruffin, une telle affirmation revient à réactualiser les conclusions de la fameuse « note Terra Nova ». En 2011, ce think-tank proche du Parti socialiste avait acté l’abandon d’une lecture de classe au profit d’une stratégie axée sur les « valeurs » de l’électorat et accompagné le tournant plus général du PS vers le néolibéralisme… Le député de la Somme, qui reproche à la France insoumise un abandon « théorisé et délibéré » des classes populaires, en a d’ailleurs fait un marqueur médiatique.
 
Hasard de calendrier, la parution de l’ouvrage de l’Institut la Boétie coïncide avec celui de Vincent Tiberj sur un thème similaire, l’une des quelques personnalités remerciées et citées par la note de Terra Nova en 2011. L’auteur de La droitisation française. Mythes et réalités (PUF, 2024) a participé à une conférence avec Jean-Luc Mélenchon le 24 octobre, au cours de laquelle les deux intervenants ont développé des analyses similaires sur certains sujets. La « note Terra Nova » de 2011 s’appuyait notamment sur une étude statistique de Vincent Tiberj pour établir que « désormais, les ouvriers se positionnent en priorité en fonction de leurs valeurs culturelles – et ces valeurs sont profondément ancrées à droite ». Plus loin, elle le cite pour défendre que « la “majorité qui vient” est structurellement à gauche », en raison de la progression démographique des diplômés, des athées et des Français d’origine étrangère.
 
Du côté de la France insoumise, on se défend de toute proximité avec les conclusions de la « note Terra Nova ». On rappelle que la radicalité du programme économique démarque LFI des « sociaux-démocrates », continue de heurter les plus libéraux au sein même du Nouveau front populaire (NFP) et lui vaut encore des accusations en bolchévisme. Surtout, on défend qu’il n’est pas possible de séparer questions « sociales » et « sociétales » : « les grèves salariales, mais aussi les mouvements antiracistes, anti-impérialistes, féministes, pour le droit au logement, ou le mouvement climat, sont des luttes de classe », écrit Antoine Salles-Papou, cadre de l’Institut La Boétie, dans une note de blog. Autrement dit, pour parler aux classes populaires dans toute leur diversité, il faut défendre une stratégie antifasciste. La lutte contre l’extrême droite ne se superpose pas à la lutte pour défendre les milieux populaires : elle en fait partie.

Comprendre la progression de l’extrême droite

L’un des principaux mérites de l’ouvrage réside dans la description minutieuse qu’il propose, à travers les contributions de chercheuses et chercheurs en sciences sociales, de la progression des idées d’extrême droite dans la société française. Cette « extrême-droitisation » est perceptible dans les espaces public et médiatique, ainsi qu’au sein d’une partie de l’appareil d’État, en particulier au sein de la police [1], d’après les auteurs de l’ouvrage. En décrivant de façon thématique la normalisation des contenus idéologiques d’extrême droite dans l’ensemble des secteurs sociaux, loin d’une simple analyse de la seule progression électorale du RN, les contributions évitent le piège de la tautologie qui consisterait à penser que l’extrême droite grandit car le RN progresse, et que le RN progresse car l’extrême droite grandit. Cette description donne à voir l’ampleur de la tâche qui doit préoccuper les forces de gauche : reconquérir l’hégémonie.

Le premier facteur de l’extrême-droitisation de la société française se manifeste dans la constitution progressive d’une offensive idéologique de grande ampleur, capable de décliner culturellement ses principes pour les adapter aux grandes questions qui traversent la société. Investir des enjeux politiques traditionnellement marqués à gauche et en même temps devenus incontournables dans le débat public, comme le féminisme ou l’écologie, lui permet de diffuser son imaginaire au sein de franges de la population jusqu’ici peu perméables aux discours réactionnaires. À ce titre, l’essor de l’électorat féminin en faveur du RN n’est probablement pas sans lien avec cette inflexion. Depuis 2012 et la première candidature de Marine Le Pen à l’élection présidentielle, le différentiel de vote en fonction du genre s’est tendanciellement équilibré. Ainsi, au premier tour des élections législatives, le 30 juin 2024, 32 % des femmes ont voté pour une formation classée à l’extrême droite, contre 36 % des hommes. 
 
L’ouvrage compte ainsi deux chapitres consacrés à la question. Cherchant à analyser le discours de l’extrême droite sur le genre, Cassandre Begous et Fanny Gallot montrent par exemple que la défense des femmes tient désormais une place centrale dans la rhétorique anti-trans, considérant que l’inclusion des femmes transgenres dans la catégorie des femmes risque de dissoudre l’identité féminine. Les questions de genre et de sexualité ont ainsi été l’instrument du « redéploiement d’un discours essentialiste et transphobe ». Par ailleurs, en refusant l’affranchissement de la destinée biologique, et en enchaînant la condition féminine à cette dernière, l’extrême droite circonscrit « les femmes à la maternité, les considère comme vulnérables et faibles, mais aussi comme naturellement habitées par un instinct qui les pousse à nourrir et à protéger les enfants » et transforme « les aspirations féministes à l’émancipation en demandes de protection et, ainsi, de maintenir les femmes dépendantes de la domination masculine ».

De son côté, la contribution de Charlène Calderaro souligne que le féminisme fait l’objet d’une véritable « appropriation » de la part de l’extrême droite, dans la mesure où « la défense des droits des femmes occupe une place centrale » dans l’incorporation de valeurs libérales à sa matrice raciste et autoritaire. Les militantes « fémonationalistes » adhèrent à l’égalité femmes-hommes, et réussissent d’autant mieux à adapter cette norme « à un agenda politique, à un objectif ainsi qu’à un cadre idéologique différents de ceux qui avaient été fixés par les acteur·rices initiaux de la cause ». La mobilisation contre le harcèlement de rue est au cœur de cette opération idéologique puisqu’elle permet de racialiser le sexisme « en prétendant que les violences sexistes et sexuelles émanent exclusivement, ou quasi exclusivement, des hommes racisés ».
 
L’extrême droite semble toutefois plus en mal de s’approprier la thématique écologique. Si l’on trouve dans l’espace groupusculaire radical une véritable élaboration doctrinale mêlant défense de la nature, rejet de la modernité et du « mondialisme », notamment au sein de la Nouvelle Droite, Zoé Carle estime qu’« une écologie d’extrême droite peine à exister réellement ». L’extrême droite mainstream se contente de dénoncer l’« écologie punitive » à laquelle sont assimilés l’interdiction des pesticides, la limitation des mobilités individuelles polluantes et l’usage des énergies fossiles. L’« écologie de bon sens » qu’elle promeut se résume au principe de « localisme », c’est-à-dire au fait de produire, consommer et recycler au plus près. L’approfondissement de la thématique écologique par des partis comme le RN ou Reconquête ne devrait toutefois pas tarder, puisque l’« écologie de bon sens » partage avec l’« écologie intégrale » de la sphère radicale une vision dichotomique entre « alternatives enracinées » et propositions « hors sol » des partis et militants écologistes traditionnels.

Devant ce constat d’une normalisation des idées d’extrême droite, l’ouvrage propose une analyse matérialiste des conditions qui l’ont permise. Félicien Faury, auteur d’un ouvrage récent et très remarqué, Des électeurs ordinaires : enquête sur la normalisation de l’extrême droite (Seuil, 2024), propose une étude stimulante des caractéristiques sociales, des lieux de vie et des perceptions des électeurs du RN issus des classes moyennes. L’ouvrage s’intéresse également à la structuration de l’offre politique d’extrême droite par une fraction des classes dominantes. Marlène Benquet, analysant les soutiens financiers de l’extrême droite, montre par exemple que l’émergence depuis le début des années 2000 d’un nouveau mode d’accumulation financier, porteur d’intérêts politiques propres, a fragilisé le bloc néolibéral au profit d’une orientation « libertarienne-autoritaire ».

Par ailleurs, l’ouvrage accorde aux médias de masse un rôle central dans l’extrême-droitisation des esprits. La constitution d’empires médiatiques ouvertement réactionnaires joue en effet un rôle important dans le processus d’extrême-droitisation –  en témoignent le funeste groupe Bolloré ou, depuis la rédaction de l’ouvrage, le projet Périclès porté par Marc-Edouard Stérin ou encore l’influence du réseau Atlas récemment mise en lumière. Samuel Bouron souligne toutefois combien la normalisation et la diffusion des visions du monde de l’extrême droite se fait bien plus par les médias a priori sans agenda réactionnaire, mais dont « l’appétit en faits divers et en polémiques [dans une logique d’audimat et de rentabilité commerciale] constitue une énorme opportunité pour l’extrême droite, qui sait désormais parfaitement l’exploiter ».    

Cela est d’autant plus important que, comme le décrit Ugo Palheta, la banalisation et la légitimation des discours xénophobes et racistes par des acteurs centraux des champs médiatiques et politiques, au moment où les politiques néolibérales provoquent une peur du déclassement au sein de la population, désigne « une cible logique et commode à celles et ceux qui cherchaient, sinon une explication de leurs craintes et de leur malaise, du « moins un bouc-émissaire facile ».      

Ces différentes contributions renvoient, en négatif, à l’effacement progressif de la gauche dans la production des imaginaires collectifs depuis une vingtaine d’années, au profit d’une extrême droite qui a su investir ce champ culturel. Si l’ouvrage ne fait que toucher du doigt ces enjeux, l’abandon par la gauche d’une ambition culturelle hégémonique semble avoir accompagné les évolutions de la société elle-même : le déclin du mouvement ouvrier, aussi bien dans sa composante communiste que social-démocrate, l’éclatement du monde du travail, l’atomisation et la baisse du niveau de syndicalisation qui en découle, ne facilitent pas cette tâche. Les travaux sur les cultures politiques ouvrières de Benoît Coquard, de Xavier Vigna, de Julian Mischi ou encore de Marion Fontaine ont pourtant bien montré le rôle structurant des partis de gauche dans la politisation des classes populaires à l’échelle locale au cours du XXe siècle, y compris dans des territoires aujourd’hui touchés par un vote majoritairement en faveur du RN. De même, ces partis ne négligeaient pas le travail culturel de fond, à travers l’éducation populaire, la formation intellectuelle de militants issus des classes populaires, la production et la diffusion de contenus culturels participant à la diffusion de leurs idées.    

Le cinéma et la littérature communistes héroïsaient cette classe ouvrière luttant pour son émancipation individuelle et collective, participant ainsi à diffuser une relative conscience de classe et à approfondir les solidarités dans l’usine comme dans la cité ou au village. Tout cet effort a soudé pendant des décennies des groupes sociaux sur le plan politique, autour d’un ensemble des représentations, d’une vision partagée du monde, d’une lecture commune du passé et d’une projection collective dans l’avenir. Autant de pistes qui ne sont pas traitées dans l’ouvrage. Les temps ont certes changé, mais la gauche ne gagnerait-elle pas à poser, à nouveaux frais, la question de la structuration partisane, dans une optique de reconquête de l’hégémonie ?

Quel barrage face au Rassemblement national ?

Dans l’introduction du livre de l’Institut La Boétie, on peut lire que « l’extrême droite a constitué un bloc électoral, c’est-à-dire une coalition sociale qui lui est propre. Son assise dans une partie des classes populaires ou moyennes ne doit être ni niée, ni surestimée » [2]. Un constat équilibré, que l’on ne peut que rejoindre, mais que ne reflètent pas toujours les contributions. Félicien Faury consacre ainsi un chapitre à mettre en évidence la dimension bourgeoise et conservatrice du vote RN. Il se fonde sur une étude en région PACA, dont l’intérêt est évident. Mais, comme lui-même ne le conteste pas, son ethnographie ne saurait être représentative du vote RN dans son ensemble. Et certainement pas du vote « ouvrier » des régions du Nord de la France. Sur celui-ci, c’est en vain que l’on cherchera une contribution spécifique.    

De même, Yann le Lann précise que « les classes populaires qui votent RN sont, en matière d’emploi et de travail, sur des positionnements généralement antagonistes aux valeurs de gauche » [3]. Affirmation qui aurait à tout le moins mérité quelques approfondissements. On ne citera qu’un sondage IFOP effectué en septembre 2023 [4], selon lequel 77% des électeurs du RN s’affirmaient en faveur d’une retraite à 60 ans, soit six points de plus que la population générale. Du reste, si certains travaux montrent effectivement un positionnement relativement individualiste des électeurs RN à l’égard du travail, compte tenu de la structuration sociale de cet électorat, ne devrait-il pas plutôt s’agir d’un signal d’alarme pour la gauche ? Puisque celle-ci défend une émancipation collective et lutte pour l’amélioration générale des conditions de travail, qu’elle perde prise sur une partie non négligeable des travailleurs n’impose-t-il pas d’aller les chercher au forceps, plutôt que les abandonner ?

On soulignera en ce sens le constat dressé par Stefano Palombarini : « il serait erroné d’avancer que le racisme est la cause fondamentale du soutien au Rassemblement national » (qui précise que l’existence d’un « racisme diffus et systémique » permet néanmoins une division des classes populaires sur laquelle prospère le vote RN) [5]. À l’instar de ce constat, comprendre l’ensemble des ressorts du vote RN implique non seulement de tenir compte de la position sociale qu’occupent désormais ses électeurs, mais aussi de leur perception des discours politiques qui n’ont jamais permis de mettre un frein à l’ouverture à la concurrence et au déclassement qui en découle. Comme le souligne le sociologue Luc Rouban en conclusion de son dernier ouvrage [6] : « Le vote RN est devenu une réaction non pas de « colère », comme le disent les sociologues de plateau, mais de refus de l’indifférenciation et de ce qu’elle signifie : la déchéance sociale d’acteurs devenus de simples consommables interchangeables et précaires ».

À la fin de l’ouvrage, Clémence Guetté, députée de la France Insoumise et vice-présidente de l’Institut La Boétie, explicite les conséquences stratégiques que le mouvement tire des différentes contributions théoriques précédentes. À la lueur de celles-ci, un premier élément peut susciter l’interrogation du lecteur. Si la progression électorale du Rassemblement national est indéniable, l’incapacité de la gauche à lui opposer une alternative d’ampleur – et à même de l’emporter en nombre de voix – aux précédents scrutins est en quelque sorte déniée. Les sondages, qui tendent à montrer que les formations de gauche sont confrontées à un plafond de verre, sont systématiquement rejetés comme des outils au service du formatage de l’opinion, en ce qu’ils ne fourniraient qu’une photographie cadrée et orientée de l’électorat.

Même dans le cas où nous accordons une place prépondérante aux sondages dans la formation de l’opinion, comment tirer de ce postulat la conclusion selon laquelle il ne serait pas nécessaire d’effectuer un bilan objectif de la stratégie politique de la gauche ces dernières décennies ? Le front unique, incarné successivement par la NUPES, puis par le Front Populaire, au prix d’attelages parfois contestables, n’a pas permis d’obtenir une large majorité populaire en faveur d’un programme de gauche. Pour autant, il est indéniable que cette stratégie a permis d’imposer, au moins thématiquement, une série de positions jusqu’alors inaudibles en raison de la prévalence du social-libéralisme au sein du Parti socialiste. Mais est-ce bien suffisant pour affronter et vaincre le RN ?
 
À moyen terme, le risque d’une nouvelle dissolution semble loin d’être négligeable, et la logique de front républicain ouvertement trahie par le gouvernement, comme cela avait déjà été le cas en 2022, ne suffira cette fois sans doute pas. Dans ce contexte, la France Insoumise, par la postface de Clémence Guetté, suggère de maintenir le cap et de dresser un cordon sanitaire et moral avec l’électorat gagné par les thèses du RN : « Concéder une victoire qu’on pense même partielle sur des thèmes, sur les questions posées dans le débat public, en pensant ainsi réduire l’espace de l’extrême droite, c’est en réalité participer à l’extrême-droitisation et donc à son ascension » [7]. À l’appui de ce postulat, la politique menée par les gouvernements Sarkozy et Hollande en matière d’immigration et de sécurité, qui n’ont pas permis d’endiguer la progression du RN.

De manière symétrique, il serait possible de défendre que la ligne tenue par la gauche depuis une décennie n’a pas davantage permis de faire reculer l’extrême-droite sur le plan électoral. En outre, ce travail ne semble pas non plus avoir porté ses fruits au sein de l’électorat de gauche puisque 51% des sympathisants de la France insoumise déclaraient en 2023 estimer qu’il y a « trop d’immigrés aujourd’hui en France » [8]

Ce point mérite notre attention, car il est formulé à l’aune d’une étude [9] de deux politistes, Antonia May et Christian Czymara, selon laquelle le recours à des discours invoquant l’identité nationale par des partis traditionnels afin de contrer la progression de l’extrême-droite favoriserait en dernière instante la progression de celle-ci. Loin de contester une telle conclusion, il semblerait intéressant de la prendre au pied de la lettre : la construction d’une frontière politique autour de l’origine ethnique et non sociale des individus engendre un renforcement des tenants d’un discours nationaliste identitaire. Dès lors, invoquer, comme l’a récemment fait Jean-Luc Mélenchon dans plusieurs discours une « Nouvelle France », davantage issue de l’immigration qu’auparavant et fruit de la « créolisation », ne revient-il pas, en miroir, à entériner que le thème central du débat politique français se situerait désormais autour la question de l’identité des individus – et, en l’occurrence, de leur origine immigrée ?
 
Malgré les nombreuses critiques qui ont pu être affirmées par les tenants d’une gauche populiste à l’encontre de cette stratégie depuis plusieurs années [10], le choix de continuer à défendre avec conviction cette dernière semble être fait par la France insoumise. Depuis les premières victoires électorales du KPÖ en Autriche, d’autres voies ont pourtant été récemment ouvertes par la gauche européenne. Que l’on songe au Parti du Travail de Belgique ou encore à l’émergence récente du parti de Sahra Wagenknecht, BSW, dont les premiers résultats semblent démontrer la capacité à contenir l’ascension de l’AfD [11]. Ces différents exemples, s’ils ne permettent pas d’affirmer avec certitude la capacité concrète de telles offres politiques à obtenir des victoires électorales face à l’extrême-droite, ont le mérite de fournir d’autres voies stratégiques à la gauche radicale.

Soulevée de manière opportune par Clémence Guetté, la question de l’implantation territoriale du RN semble être, en dernière instance, le point d’achoppement le plus important sur lequel la gauche devrait entamer une réflexion critique dans la perspective des prochains scrutins. Comme le soulignent les contributions de l’ouvrage, les idées d’extrême-droite ont, dans la période récente, pu capitaliser sur l’anomie induite par le néolibéralisme et la reconfiguration des lieux de production à l’aune de la mondialisation afin d’imposer un nouvel ordre culturel et moral qui devient progressivement dominant. Faire ce constat c’est, en négatif, assumer celui de l’incapacité de la gauche, syndicale et partisane des trente dernières années, à développer un parti de masse en mesure de fournir aux individus des lieux de socialisation et d’émancipation collective donnant vie de manière effective à l’alternative qu’elle prétend incarner. Il serait à cet égard utile de s’inspirer du socialisme municipal théorisé et mis en action au début du XXe siècle, offrant des victoires juridiques et idéologiques conséquentes sur la place des services publics et le fonctionnement de l’économie dont l’héritage est encore perceptible aujourd’hui.

En toute logique et face à l’imminence des prochains scrutins, deux stratégies s’offrent désormais à la gauche. La première consiste à perpétuer la ligne actuelle, s’assurant ainsi certains bastions, en pariant implicitement sur la perspective d’un front républicain en cas de second tour. La seconde ferait au contraire le choix, notamment en vue des prochaines municipales, d’élargir le socle électoral auprès de l’ensemble des classes populaires en sortant du carcan établi jusqu’à maintenant et en manifestant ce choix par une implantation forte dans des territoires a priori défavorables afin de faire reculer la progression de l’extrême-droite. Ce chemin est sans aucun doute ardu et nécessite un certain nombre de réalignements stratégiques, mais l’imminence possible d’une victoire du RN et le risque de son installation pérenne en position dominante dans le paysage politique mérite, en tout état de cause, de l’envisager.

Notes :

[1] Voir « 1. Une police extrême-droitisée ? – Entretien avec Didier Fassin » dans Ugo Palheta (dir.), Extrême droite : La résistible ascension, Paris, Éditions Amsterdam, 2024.
[2] Ibid, p. 27.
[3] Ibid., p. 52.
[4] https://www.lejdd.fr/Politique/sondage-presidentielle-71-des-francais-sont-favorables-au-retour-de-la-retraite-a-60-ans-4092885
[5] Extrême droite : La résistible ascension, op cit., p. 37.
[6] Luc Rouban, Les ressorts cachés du vote RN, Paris, Presses de Science Po, septembre 2024, p. 180.
[7] Ibid, p. 251-252.
[8] Fondation Jean Jaurès, L’immigration, ce grand tabou (de la gauche), 11 avril 2023.
[9] https://theloop.ecpr.eu/mainstream-parties-adopting-far-right-rhetoric-simply-increases-votes-for-far-right-parties/
[10] Chantal Mouffe, « La « fin du politique » et le défi du populisme de droite », Revue du MAUSS, vol. 2, no. 20, Paris, La Découverte, 2002, pp. 187-194.
[11] https://www.tagesschau.de/wahl/archiv/2024-06-09-EP-DE/analyse-wanderung.shtml

Occident : fin de l’hégémonie ? Mélenchon, Ventura, Bulard, Billion

© LHB pour LVSL

Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.

Retrouvez ci-dessous la captation vidéo de la conférence, et sur notre site les belles feuilles du livre de Christophe Ventura et Didier Billion ainsi qu’un entretien avec Jean-Luc Mélenchon où il est question de ces enjeux internationaux.