Quand le clan Valls déverse sa haine de classe sur les électeurs de Farida Amrani (France Insoumise)

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Suite à l’élection contestée de Manuel Valls dans la première circonscription de l’Essonne, l’ancien premier ministre et ses soutiens n’ont eu de cesse de dénoncer dans les médias « la campagne de haine » qu’aurait menée Farida Amrani, la candidate investie par la France Insoumise, à son encontre. A les écouter, les électeurs-type de sa concurrente seraient des délinquants stupides, brutaux, haineux, violents voire antisémites et islamistes. C’est en tout cas le portrait-robot qu’ils dressent, en reprenant les pires préjugés de classe à l’égard des habitants des quartiers populaires. L’accusation de compromission avec “l’Islam politique voire avec les islamistes” ne manque en tout cas pas de sel puisque Manuel Valls, sur ce sujet, est loin de pouvoir montrer patte blanche …

Manuel Valls, apôtre du blairisme, de la troisième voie, du social-libéralisme ou du libéralisme tout court, premier ministre de « gauche » qui déclarait sa flamme au grand patronat dans toutes les langues et sous tous les toits de Paris, Londres ou Berlin, est l’homme qu’on ne présente plus mais qui continue à se présenter. Candidat malheureux aux primaires du PS, rallié à Macron dès le premier tour, il cherche à obtenir l’investiture LREM puis PS mais n’obtient aucune des deux pour se présenter aux élections législatives dans la 1ère circonscription de l’Essonne dont il était le député de 2002 à 2012.  Lot de consolation : ni LREM ni le PS n’investissent de candidat face à lui. Le voilà donc candidat estampillé Divers Gauche « majorité présidentielle », En Marche pour un nouveau mandat. Face à lui, on ne dénombre pas moins de 22 candidats parmi lesquels Farida Amrani, soutenue par la France Insoumise.

Forts de leur ancrage local et de la dynamique présidentielle de Jean-Luc Mélenchon arrivé largement en tête sur la circonscription, Farida Amrani, ancienne candidate aux élections municipales d’Evry et son suppléant Ulysse Rabaté, conseiller municipal d’opposition dans la ville voisine de Corbeil-Essonnes et candidat aux législatives de 2012, mènent, loin des caméras, une campagne de terrain tambour battant et s’avèrent être de sérieux concurrents pour le député sortant. Un sondage réalisé avant le premier tour donne en effet Manuel Valls et Farida Amrani au coude-à-coude au second tour. Manuel Valls remporte l’élection d’une centaine de voix mais Farida Amrani ne reconnait pas le résultat et dépose finalement un recours auprès du conseil constitutionnel.

La cour et la plèbe

La soirée du second tour a donné lieu à des scènes de confusion et d’extrême tension à la mairie d’Evry comme l’a notamment relaté une équipe de Quotidien présente sur place. Manuel Valls, retranché dans la mairie qu’il a dirigée de 2001 à 2012 et entouré de ses soutiens qui comptent notamment l’actuel maire d’Evry, proche d’entre les proches et ami intime de l’impétrant, déclare sa victoire tandis que les policiers municipaux repoussent énergiquement les soutiens de la candidate de la FI à l’entrée de l’édifice. Cette dernière, flanquée de son suppléant et de ses militants, déclare dans la foulée qu’elle revendique la victoire et qu’elle souhaite un recompte des voix.

Classe laborieuse, classe dangereuse

Dans les jours qui suivent, alors que Farida Amrani et ses avocats préparent un recours devant le conseil constitutionnel, Manuel Valls et ses soutiens tant politiques que médiatiques s’emploieront à bestialiser Farida Amrani, ses militants et ses électeurs en dénonçant la « campagne de haine » que ces derniers auraient menée contre le vertueux et très républicain citoyen Valls. Les chevaliers blancs de Valls dénoncent la « haine » de la part de la France Insoumise, en déversant au passage leur propre haine de classe sans aucune retenue. En effet, les arguments et les termes employés par certains défenseurs de Valls relèvent d’un véritable mépris de classe, dans la plus pure tradition de l’animalisation et de la diabolisation des classes populaires de la part de la bonne société. Rappelons que le vote FI dans une circonscription comme celle-ci est un vote de classe ; c’est principalement celui des quartiers populaires.

Ainsi, dans une tribune intitulée «  Ce que révèle l’inquiétante soirée électorale à Evry »,  publiée par Le Figaro, propriété de Serge Dassault, l’ancien sénateur-maire de Corbeil-Essonnes qui a apporté un soutien appuyé à Valls pour cette élection, l’essayiste et ex-élue PS Céline Pina vole au secours de Manuel Valls et tente de laver l’honneur de son champion. On peut notamment lire, sous sa plume que « si l’idéal du barbare peut être l’homme fruste, violent et sans limite, réduit à ses besoins et ses appétits, l’idéal du citoyen réclame, lui, hauteur de vue, empathie et tenue. Sans capacité à s’empêcher et à s’élever, c’est la bête humaine qui prend toute sa place et elle a le visage de la bêtise et de la brutalité. » Il n’est point besoin ici de faire une explication de texte tant l’animalisation des électeurs de Farida Amrani y est explicite et littérale. Céline Pina poursuit : « Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé à Évry, en cette soirée de second tour des législatives. Voir des caïds, dont il serait intéressant de savoir si beaucoup d’entre eux ont voté, contester un scrutin à coups de poing devrait faire rougir de honte la candidate de la France insoumise. » Elle ajoute plus loin, toujours à propos de Farida Amrani, qu’ « avoir dans son entourage pas mal de casseurs potentiels mais pas d’assesseurs mobilisables n’est pas un bon signe quand on croit en la démocratie. » Les « adeptes » de la France Insoumise, comme Céline Pina les nomme, sont donc tout bonnement accusés d’être des caïds et des casseurs potentiels. A moins que Madame Pina ait accès par on ne sait quel miracle aux casiers judiciaires des personnes présentes à l’entrée de la mairie d’Evry, ces accusations sont entièrement gratuites et relèvent de la stigmatisation pure et simple et du bon vieux “délit de sale gueule” à l’encontre des habitants des quartiers populaires.

La rengaine de « la classe laborieuse, classe dangereuse » ne date pas d’hier. Les similitudes entre les allégations de Madame Pina et les propos tenus par certains représentants de la bourgeoisie du XIXème siècle contre les communards sont, à cet égard, saisissantes. Jules Favre, le ministre des affaires étrangères de l’époque, dans une circulaire diplomatique, écrivait que « les vieux codes barbares sont dépassés par le banditisme qui, sous le nom de Commune, se donne carrière à Paris » tandis que le poète Leconte de Lisle déclarait : « La Commune ? Ce fut la ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs. »

Il est intéressant enfin de noter que Céline Pina établit un parallèle entre la soirée électorale d’Evry et l’épisode de la « chemise déchirée » d’Air France, autre événement qui avait déchaîné un flot ininterrompu de haine de classe dans les médias de masse.

Accusations d’islamogauchisme et soupçons d’antisémitisme

Quelques jours après l’élection, Manuel Valls déclare à Christine Angot dans les colonnes de Libération que « la France insoumise se compromet avec l’islam politique, voire avec les islamistes. » () sans avancer la moindre de preuve d’une telle affirmation. La directrice de La Revue des deux mondes, Valérie Toranian, abonde dans ce sens en évoquant l’islamo-gauchisme, sur le plateau de BFMTV, le 27 juin 2017 : « La violence de la haine contre Manuel Vals me donnerait plutôt envie de dire : “Ça suffit ! Trop c’est trop !” Autant d’acharnement, qui vient souvent-toujours des réseaux sociaux, des islamo-gauchistes… » . Céline Pina n’est pas en reste non plus dans sa tribune : « Ajoutons à cela qu’à Évry comme ailleurs, entre vision clientéliste du rapport au politique, montée en puissance de l’idéologie islamiste dans les esprits et replis identitaires, la victimisation est devenue une deuxième identité dans les quartiers et elle justifie tous les débordements et tous les refus de respecter la règle. »

Pourtant, le programme « L’avenir en commun » de la France Insoumise est clair et sans appel en la matière puisqu’il appelle à « combattre tous les communautarismes et l’usage politique de la religion ». De la même manière, aucune prise de position ou déclaration connue de Farida Amrani qui se présente avant tout comme une citoyenne, parent d’élève et syndicaliste ne laisse présager une quelconque complaisance avec l’islam politique. Rien ne justifie donc de telles allégations mais, dans un climat d’amalgames ambiants, personne ne semble demander aux vallsistes d’étayer des preuves de ce qu’ils avancent. Manuel Valls réitère ses propos sur le plateau de BFMTV le 4 juillet 2017 en répondant à Jean Jacques Bourdin qui lui demande s’il y a compromission entre la France Insoumise et les islamistes : « Oui, souvent, je l’ai vu en tout cas sur le terrain, en tout cas, un déni de refus d’un certain nombre de soutiens. Nous l’avons vu au cours de cette campagne. » sans que son contradicteur n’y trouve rien à redire. En raison de l’ampleur de la matrice médiatique, la charge de la preuve s’inverserait même : c’est à Farida Amrani qu’il reviendrait maintenant de se justifier, de montrer patte blanche et de prouver sa bonne foi au sens propre comme au sens figuré.

Pour compléter le tableau, Manuel Valls rajoute le soupçon de l’antisémitisme. Dans le même entretien à Libération, Manuel Valls déplore le fait que Farida Amrani « n’a rien dit » quand Dieudonné, candidat dans la circonscription battu, a appelé à voter pour elle au second tour. Il enfonce le clou : « C’est presque un angle mort. Comme on est du côté des plus faibles, on dit “ce sont des victimes”, on croit qu’il faut se mettre de leur côté, et on prend les voix. On est mal à l’aise, et on se retrouve à légitimer Dieudonné. » Même son de cloche et mêmes insinuations chez la journaliste Judith Waintraub (Figaro) qui estime sur BFMTV  qu’« il avait contre lui une coalition de mélenchonistes et de dieudonnistes. ». Les candidats qualifiés au second tour ne peuvent pas être tenus pour responsables des soutiens qu’ils engrangent à moins qu’ils les aient sollicités ou qu’ils les revendiquent par la suite. Ce n’est pas le cas de Farida Amrani en ce qui concerne Dieudonné. Peut-être Manuel Valls aurait-il apprécié que celle-ci appelle les électeurs de Dieudonné à ne pas voter pour elle, ce qui n’a aucun sens électoral. Dans un scrutin, chaque voix compte surtout lorsque le résultat s’annonce aussi serré. Manuel Valls le sait très bien et, d’ailleurs, il n’a rien dit non plus lorsque Serge Dassault, l’ancien sénateur-maire de Corbeil-Essonnes, vendeur d’armes de père en fils, condamné à 5 ans d’inéligibilité pour avoir caché des dizaine de millions d’euros au fisc et actuellement mis en examen pour achats de votes, lui a apporté son soutien.

Du reste, chez Manuel Valls, la dénonciation de l’islam politique est à géométrie variable. En effet, c’est sous son gouvernement que la France a remis la légion d’honneur à Mohammed Ben Nayef al Saoud, prince-héritier et ministre de l’intérieur d’Arabie Saoudite. C’est Manuel Valls qui s’enorgueillissait d’annoncer la signature de 10 milliards d’euros de contrats avec Riyad et qui ne trouvait pas indécent de faire des affaires avec l’Arabie Saoudite au nom de la défense de l’économie, de l’industrie et des emplois en France. En 2015, c’est bien son gouvernement qui a conclu avec le Qatar, une vente de 24 rafales  produits … par le Groupe Dassault. Le monde des puissants est petit et ne soucie guère de l’islam politique en son sein. La solidarité de classe dont ils font preuve n’a en revanche d’égal que leur mépris de classe à l’égard des habitants des quartiers populaires.

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Politique occidentale : vers la tripartition ?

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Malgré la très mauvaise image de l’activité politique au sein des populations, c’est bien celle-ci qui s’apprête à se réorganiser en profondeur pour absorber les turbulences actuelles. Si la crise politique occidentale actuelle est porteuse d’un vent « dégagiste », la politique, avec un grand P vit un retour impressionnant de rapidité et de violence. Il y a quelques années encore, la « fin de l’histoire » et la mondialisation heureuse semblait guider l’ordre politique mondial, et de conflits d’idées, voire d’idéologies, il n’y aurait plus. 

Aussi profonde que soit la crise politique, elle n’en est encore qu’à ses débuts et les difficultés à former des gouvernements seront encore présentes aussi longtemps que le décès des formations bipartites traditionnelles ne s’est pas achevé. Toutefois, chaque crise finit par un dénouement et aujourd’hui, 3 grands courants idéologiques, conjuguant chacun le populisme de sa propre façon, sont en train de se former pour prendre la relève.

« Radicalisation » des forces libérales

C’est sans doute le courant politique que l’on attendait le moins, tant les logiques néolibérales régissent déjà notre planète. Si le libéralisme économique règne d’ores-et-déjà presque partout, ce sont souvent des formations politiques de centre-droit ou de « troisième voie » autrefois de gauche qui l’ont mis en place. La nouveauté actuelle réside plus dans l’émergence, ou la réémergence de courants authentiquement libéraux, voire de plus en plus orientés vers le libertarisme.

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Justin Trudeau, premier ministre libéral du Canada. © Joseph Morris. Licence : Attribution-NoDerivs 2.0 Generic (CC BY-ND 2.0)

L’un des grands atouts de ces forces libérales est d’avoir assez peu gouverné ces dernières années, bien que leur programme économique soit largement repris ailleurs dans le spectre politique. Le cas des Liberal-Democrats britanniques, ayant gouverné avec David Cameron de 2010 à 2015 est un bon contre-exemple. Cet argument est loin d’être mineur, à l’heure où les partis et les responsables politiques traditionnels sont plus discrédités et haïs que jamais. La lutte contre la corruption et l’accroissement de la transparence tiennent d’ailleurs une place importante dans les programmes libéraux, notamment dans celui de Ciudadanos en Espagne. La jeunesse et la supposée fraîcheur des leaders est également importante dans l’attrait qu’il suscite. Il suffit de penser à Albert Rivera, 37 ans, Emmanuel Macron, 39 ans ou même aux 45 ans de Justin Trudeau.

L’autre grande force de ces mouvements est d’allier le libéralisme moral ou culturel à l’économique, aidant en quelque sorte à faire passer la pilule. La mobilité des individus, la dépénalisation ou la légalisation des drogues, la bienveillance à l’égard du multiculturalisme, la reconnaissance et la protection des droits des minorités sont ainsi défendues clairement. Ici, le meilleur exemple venant à l’esprit est bien sûr celui de Justin Trudeau, télégénique premier ministre du Canada, ayant promis la légalisation de la marijuana, participant à la Gay Pride, accueillant déjà plus de 40.000 réfugiés syriens et ayant formé un gouvernement paritaire et pluriethnique.

L’influence du « capitalisme californien » y est particulièrement forte, en lieu et place d’un Wall Street trop discrédité. Le vocabulaire et les pratiques de la Silicon Valley sont en effet omniprésents : « l’innovation » fait l’objet d’un culte absolu, les codes de la communication de l’ère digitale sont parfaitement maitrisés (jusqu’aux messageries instantanées durant les meetings de Macron), l’entreprise y est décrite positivement (Google, Apple, Facebook, Tesla ne font-ils par rêver ?) et l’uberisation de tout est associée à un progrès. D’ailleurs, certaines personnalités publiques du monde de l’entreprise high-tech se positionnent de plus en plus en potentiels candidats, tel Mark Zuckerberg.

Parfois affublés du qualificatif « d’extrême-centre », qui ne fait pas l’unanimité en raison de leur nature syncrétique, ces formations ont appris à exploiter le populisme pour leurs intérêts, en rejetant tout amalgame avec les conservateurs et les anciens partis de gauche schizophrènes, en s’opposant systématiquement à la corruption et en jouant sur leur image « neuve ». Ce populisme libéral s’est construit sa propre centralité en opposant clientélisme, immobilisme, arriération et dynamisme, multiculturalisme et un supposé « progressisme ». Cela correspond typiquement aux lignes éditoriales de The Economist, de Les Echos ou de Vox.

En fait, le projet civilisationnel porté par ces nouveaux mouvements n’est ni plus ni moins que l’absolutisation de l’individualisme et de l’utilitarisme. Parfois décrite comme une « société liquide » ou une « société d’image » remplie d’interactions toutes plus superficielles les unes que les autres, la recherche de l’aboutissement de la « concurrence pure et non faussée » ne manquera pas d’achever le remplacement d’une solidarité organique, locale et traditionnelle par une solidarité mécanique mondialisée faite d’écrans, d’applications en tout genre et d’automatisation généralisée.

L’électorat de ces libéraux next-gen est avant tout constitué des gagnants de la mondialisation, bien éduqués, parfois expatriés, métissés et très majoritairement urbains. Ils voient dans l’Union Européenne un organisme qui facilite leurs déplacements, professionnels comme touristiques, et fond les « marchés » et les cultures nationales dans une grande soupe, riche de « flexibilité ». A ceux-là, la violence du modèle économique libéral à l’égard des « autres » n’émeut pas, ou plutôt est invisible, loin de leurs métropoles, de leurs écrans et de leurs pratiques hipster.

La nouvelle droite radicale au plus haut

Le populisme de droite radicale est une réalité de plus en plus incontestable dans de nombreuses démocraties occidentales, mais pas que. Le désenchantement du passage au libéralisme économique et de l’entrée dans l’UE de nombreux pays de l’ancien bloc de l’Est, associé à la discréditation encore fraîche de l’expérience communiste, a nourri une poussée d’extrême-droite que personne n’avait senti venir : PiS en Pologne, la Fidesz en Hongrie et toute une nébuleuse de mouvances nationalistes dans les autres pays.

Le clivage discursif utilisé par la droite radicale est simple : les nationaux, bons petits travailleurs et contribuables, se font rouler dans la farine à la fois par les immigrés, légaux comme illégaux, qui « profitent du système » et apporte l’insécurité, et par les pays étrangers ou institutions supranationales. La subtilité des nouveaux populistes de droite est également de récupérer un certain nombre de critiques de la gauche traditionnelle, à la fois pour susciter les votes des victimes de la mondialisation libérale coorganisée et pour s’offrir un vernis populaire. En sont les reflets la stratégie de Donald Trump, « milliardaire en col bleu », d’accuser la Chine ou le Mexique ou celle de Marine Le Pen, héritière et dirigeant d’un parti mouillé dans de nombreuses affaires, de pointer la responsabilité de l’UE dans tous les problèmes nationaux. Cette stratégie de triangulation s’est révélée d’autant plus efficace que la « gauche » de gouvernement participait ouvertement à la mise en place de politiques néolibérales, permettant un passage à droite toute du vote ouvrier.

En arrivant au pouvoir dans de nombreux états, la droite radicale populiste franchit une nouvelle étape, encore inimaginable il y a quelques années. Pourtant, cet accès aux responsabilités pose problème car elle se retrouve face à ses propres incohérences.

Pour l’instant, l’extrême-droite parvient à contourner ces problèmes en trouvant de nouveaux boucs-émissaires et en usant de la rhétorique d’un complot institutionnel à son égard, ce qui lui permet en outre de conserver une apparence « antisystème » et de revendiquer l’accès à toujours plus de pouvoir. Trump continue par exemple à tenir des meetings alors qu’il est élu, en se faisant passer comme victime des juges, qui empêchent son « Muslim Ban » d’entrer en vigueur, et des médias, « parti de l’opposition », qui tirent à boulets rouges sur tout ce qu’il fait. De manière semblable, les attaques de Vladimir Poutine contre la Cour Européenne des Droits de l’Homme lui permettent à la fois d’alimenter son discours de « victime de l’Occident » et de légitimer la sortie de son pays d’une institution qui s’est déjà montrée nuisible à son égard.

Une gauche populiste en plein essor

Longtemps divisée entre deux courants que Manuel Valls avait un jour qualifié « d’irréconciliables », entre sociaux-démocrates convertis au libéralisme et radicaux ne s’adressant qu’aux marges, la « gauche » semble enfin amorcer un renouveau populiste. Sur les préconisations théoriques de Chantal Mouffe et d’Ernesto Laclau, les dernières années ont conduit à la profusion de nouveaux mouvements. Le cas de Podemos est sans doute le plus éloquent, le jeune parti ayant, jusqu’à récemment en tout cas, construit son discours sur la lutte du peuple contre les forces de l’argent, des multinationales aux politiciens véreux, en passant par l’industrie financière, la Commission Européenne et l’éditocratie médiatique. La « caste » régulièrement évoquée par Jean-Luc Mélenchon et le « top 1% » de Bernie Sanders sont de la même manière les avatars des ennemis du peuple.

Les thématiques environnementales et la volonté d’un renouveau démocratique des institutions trouvent également toute leur place au sein de cette dichotomie, puisque l’immobilisme patent sur ces questions est expliqué par l’influence des lobbys et les intérêts des élites économiques. La lutte des classes, dans sa vision économique théorisée par Marx, se retrouve dès lors enrichie de nouvelles dimensions intrinsèquement liées à la répartition des richesses. Comment imaginer améliorer la situation climatique et environnementale sans une hausse du pouvoir d’achats des ménages ? Comment relancer l’économie sans de vastes plans de protection de l’environnement ? Comment, enfin, changer le système économique sans une refonte d’institutions sclérosées par le clientélisme, l’opportunisme et les conflits d’intérêts ou la récupération du pouvoir transféré aux bureaucrates bruxellois ?

Pour gagner, les populistes de gauche tentent donc à la fois de rejeter les marqueurs trop clivants de la gauche radicale classique et d’intégrer les nouveaux combats clairsemés que sont l’antiracisme, l’écologie, le féminisme ou l’altermondialisme. Cette « coalition des précaires », vise à réunir étudiants surdiplômés condamnés aux stages et aux petits boulots, « zadistes » décroissants, pacifistes, féministes ou minorités ethniques victimes de discrimination autant que syndicalistes, chômeurs, retraités précaires et ouvriers, électeurs de gauche plus traditionnels. Etant donné la réalité des inégalités et la prévalence de la hantise du déclassement, ce peuple potentiel rassemblant bien au-delà des frontières habituelles de la gauche a toutes les chances de pouvoir former une majorité électorale. Le problème réside plutôt dans l’inaudibilité des discours de la nouvelle gauche populiste dans les médias dominants, d’où la nécessité d’une offensive culturelle gramscienne considérable.

 

L’irrémédiable déclin des forces du passé

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Angela Merkel et Sigmar Gabriel, partenaires dans la grande “Koalition” © OTRS. Tobias Koch. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Germany license.

Si le débat sur la pertinence du clivage gauche-droite bat son plein en Europe, c’est bien parce que ces nouvelles formations politiques, viennent brouiller les lignes traditionnelles. Mais c’est aussi en raison de l’ébranlement du bipartisme traditionnel, entre la « gauche » et la « droite », tellement aseptisées au fil du temps que beaucoup les associent dans un même rejet. Les anciens partis « de gauche » se sont fourvoyés dans le néolibéralisme, par exemple à travers la « troisième voie » au Royaume-Uni ou la pratique des grandes coalitions en Allemagne et au Parlement Européen, tandis que le conservatismes chevronnés des partis « de droite » peinent à récolter le soutien des jeunes cadres, entrepreneurs et autres CSP dominantes, qui n’ont que faire de la religion et des traditions tant que le business fonctionne.

En France, la dynamique autour des campagnes de Benoît Hamon et François Fillon a rapidement pris du plomb dans l’aile, et ce malgré la prétendue légitimité qu’étaient censée leur apporter des primaires où c’est avant tout le dégagisme qui s’est exprimé. Le premier a été pris dans de multiples scandales dont les tentacules s’étendent chaque jour; sa guerre contre le « lynchage médiatique » dont il prétend faire l’objet, si elle a convaincu des partisans dont la moyenne d’âge n’invite pas à être confiant pour le futur du parti, a éloigné les sympathisants hésitants. Le second, refusant d’assumer le bilan d’un quinquennat désastreux qu’il n’a que très mollement critiqué, a vu son électorat potentiel être en partie siphonné par Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron et peine à remplir les salles.

Le second tour de la présidentielle se déroule finalement sans l’un ni l’autre, répliquant les séismes politiques de la présidentielle autrichienne et des élections espagnoles de Décembre 2015 où le bipartisme traditionnel s’est pris une claque à en faire pâlir Manuel Valls. Les Républicains et le PS semblent de plus en plus devoir choisir entre le schisme, la métamorphose ou la marginalisation. Qu’importe ? Pour beaucoup, la droite et la gauche de gouvernement et ses avatars étrangers ont montré ce dont ils étaient capables et le futur se dessine autour de ces 3 nouveaux courants politiques. Un match qui s’annonce d’une violence considérable.

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Du Front de gauche à la France insoumise: quelles influences de Podemos? – Entretien avec Jorge Lago

© capture d'écran youtube
Jorge Lago

À travers cet entretien, Jorge Lago, membre du Conseil citoyen de Podemos, professeur de sociologie, passé par les Universités d’Aix-en-Provence et de Paris-Nanterre, revient sur le changement stratégique majeur opéré par Jean-Luc Mélenchon lors de l’élection présidentielle de 2017. Le choix d’adopter une stratégie « populiste » et transversale, avec la création du mouvement la France insoumise, lui a permis d’obtenir 19,6% des voix au premier tour de l’élection. Le regard espagnol que porte Jorge Lago sur la situation française, ainsi que son statut au sein de Podemos, lui permettent d’analyser l’influence pratique et théorique qu’a eu Podemos sur la stratégie politique et discursive de la France insoumise. Tout au long de cet entretien, il insiste sur la nécessité pour les mouvements de gauche de construire de nouvelles identités politiques et d’abandonner les références et symboles traditionnels de la « mythologie gauchiste ».

Cette campagne présidentielle a été caractérisée par la percée de trois candidats, Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Emmanuel Macron sur la scène politique française. Comment expliquez-vous l’ascension de ces candidats qui s’auto-présentent comme des outsiders de la vie politique française ?

Je pense que durant cette campagne, la véritable dispute a été celle de l’ordre : politique, social, moral, du régime. L’ordre est le signifiant le plus important dans la campagne électorale parce qu’il y a aujourd’hui, en France, un ordre en crise organique, avec une crise de la légitimité du régime, des intellectuels, des discours, du bipartisme. À mon avis, Macron, Le Pen et Mélenchon ont très bien compris que ce qui était en jeu était la capacité à représenter un nouvel ordre français.

Comment ces candidats se disputent-ils ce signifiant ?

Macron est malin car il représente une sorte d’ordre post-démocratique qui mettrait en place une version douce de la modernité néolibérale dans un pays avec un État très fort. Dans son cas, une partie du sens commun qu’il mobilise est lié au discours dont Chiapello et Boltanski parlaient dans Le nouvel esprit du capitalisme, celui de la critique artiste qui a construit le néo-libéralisme : c’est-à-dire parler d’égalité oui, évidemment, mais à condition qu’elle n’anéantisse pas certaines libertés, ni la créativité et l’innovation. C’est un discours très intéressant pour une partie du capitalisme, des entreprises françaises, qui ont toujours eu du mal avec cet État fort, avec ces syndicats puissants et cette gauche sociale mobilisée. Macron représente une sorte d’ordre citoyen où l’accent est mis sur le manque de libertés d’action, d’où l’appel à l’innovation, à la modernisation et à l’importance d’être « à la hauteur du temps ». C’est intelligent parce qu’à mon avis ça touche le sens commun français y compris chez des gens de gauche.

Marine Le Pen parle également d’ordre. Elle représente un autre ordre social, politique, « époqual ». Tout le discours de Le Pen se comprend à partir de l’idée de l’ordre perdu, elle s’adresse à la communauté « blanche » et « française ». Elle a très bien compris la nécessité de parler des services publics et donc de la communauté qui passe par l’État. Elle a également très bien compris qu’il faut parler de l’ordre contre le désordre néolibéral et ses politiques économiques ; elle s’adresse ainsi aux travailleurs, aux petits paysans, aux propriétaires agricoles, à celui qui a perdu son bar, sa fromagerie. Elle a aussi très bien compris que ce désir d’ordre ne peut pas être construit à partir du néant. D’un côté, Macron appuie ce désir d’ordre sur une certaine idée de modernisation, de liberté, d’innovation, de flexibilisation des modes de vie, qui sont déjà en place et qui existent bel et bien dans le sens commun, dans la pratique quotidienne des Français. Marine Le Pen, quant à elle, fonde son ordre sur un imaginaire déjà existant mais plus réactionnaire dans le sens où l’on regarde vers le passé.

L’enjeu est donc de se présenter comme le candidat d’un nouvel ordre en s’appuyant sur le sens commun de l’époque. Quel nouvel ordre Jean-Luc Mélenchon a-t-il tenté de représenter ?

Mélenchon a dernièrement compris qu’il n’est pas possible de gagner en déployant seulement un discours négatif sur la situation politique et économique du pays, en s’opposant au néo-libéralisme, au capitalisme, à la destruction de la planète. Il faut également s’appuyer sur un sens commun de l’ordre. L’ordre politique que dispute Mélenchon est à mon avis un peu plus faible que celui des deux autres mais il est également intelligemment construit puisque son ordre est, d’une certaine manière, un mélange entre celui de Macron et de Le Pen. On retrouve l’idée de l’ordre perdu de la communauté, des travailleurs, des producteurs mais articulée avec l’idée d’une modernisation de l’économie et d’une récupération de la souveraineté économique et politique. Cette récupération de la souveraineté n’est pas pensée de manière réactionnaire avec l’idée d’expulser des immigrés et de désigner un ennemi « noir », mais plutôt en désignant un ennemi blanc, allemand, néo-libéral, avec un visage concret. Je pense que cette stratégie a fonctionné mais elle n’a pas été suffisante pour le faire passer au deuxième tour. Pourquoi ? À mon avis, parce qu’il a commencé un peu tard.

De quand datez-vous le changement de stratégie de Mélenchon et ce moment où il comprend la nécessité de disputer un nouvel ordre ?

Je pense que Mélenchon change de tactique quand il constate qu’il s’est trompé dans sa lecture de la présidentielle, du PS et de la droite. À mon avis, Mélenchon avait parié que Sarkozy allait gagner la primaire, que Bayrou se présenterait et que Valls, ou Hollande, seraient candidats pour le PS. Dans ce contexte, un discours destituant, un peu à gauche et un peu modernisé, aurait pu passer le deuxième tour et gagner la présidentielle. Mélenchon voit ensuite que Fillon sera le candidat des Républicains, que Benoît Hamon gagne la primaire socialiste et que Bayrou ne se présente pas mais soutient un nouvel arrivant en politique, Emmanuel Macron. D’un coup, toute la tactique de Mélenchon se retrouve bloquée : Hamon va occuper son espace, le centre-droit ne pas va être si disputé que prévu puisque Sarkozy et Bayrou ne sont pas candidats et que Macron apparaît. Il se retrouve dans une situation qu’il n’avait pas prévue mais que personne n’aurait pu prévoir. À mon avis, l’erreur a donc été de ne pas mettre en place une tactique fondée sur le mouvement de son propre parti mais fondé sur des lectures et des paris de ce qu’allait être la configuration de l’élection. Je pense que c’est la raison pour laquelle Mélenchon a commencé un peu tard ce changement puisqu’il s’est rendu compte qu’il avait fondé sa campagne sur un scénario qui n’a finalement pas eu lieu.

« Mélenchon comprend très bien le besoin de construire de nouvelles identités, l’idée que les identités politiques se construisent, qu’elles ne sont jamais données une fois pour toutes »

On a souvent lu que la campagne de la France insoumise s’était inspirée d’expériences à l’étranger, notamment de la campagne de Bernie Sanders aux États-Unis ou de la stratégie populiste de Podemos. Selon vous, sur quels points Mélenchon s’est inspiré de l’expérience espagnole ?

À la création de Podemos, Mélenchon avait très bien compris l’hypothèse populiste du parti: l’idée que la catégorie de « gauche » et les valeurs traditionnelles de la lutte étaient obsolètes et qu’il s’agissait maintenant de construire un nouvel ordre. Il a compris que les réseaux sociaux ne servaient pas seulement à faire circuler un discours mais aussi à le créer et que la structure même d’un processus électoral construit les représentants et la volonté générale. Toute cette hypothèse qu’il connaissait très bien, il l’a mise en place de manière très rapide et très intelligente. Il est vrai qu’il reste des symptômes dangereux : par exemple, aux meetings, lorsque les gens crient « Président, Président » et que Mélenchon répond à la foule de plutôt crier « Résistance, résistance ». Il faut être vu comme quelqu’un qui puisse gouverner. Il faut être présidentiable. Mais la campagne est très bien travaillée. Par exemple, le clip de campagne qui montre comment sera la France en 2018, un an après son élection, est très intelligent puisqu’il y parle la langue de l’État. Il parle du SMIC, du RSI, du RSA et de tous les concepts qui apparaissent dans tous les papiers que tu dois remplir pour demander du travail ou le chômage. C’est un discours de l’État qui est intégré par les Français. Quand j’habitais en France le fait que le discours de l’État soit aussi courant chez les gens est l’une des choses qui m’a le plus marqué. Pour résumer, l’idée de réduire à néant le discours de la gauche classique et la mythologie gauchiste, la disparition des drapeaux rouges et des références dans ses meetings, à mon avis ont été très bien faits mais peut-être un peu tard.

Meeting de Jean-Luc Mélenchon, le 18 mars 2017 © mélenchon.fr

Mélenchon a donc fait le même constat que les fondateurs de Podemos sur la situation politique en Espagne et la nécessité de construire une majorité sociale, de nouvelles identités, en s’adressant au peuple dans son ensemble, au lieu de s’adresser à un électorat de gauche.

Je pense que Mélenchon comprend très bien le besoin de construire de nouvelles identités, l’idée que les identités politiques se construisent, qu’elles ne sont jamais données une fois pour toutes. En France, il y avait un épuisement des identités construites autour de la gauche et ça ne valait donc pas la peine de disputer la gauche comme espace de référence à Hamon ou à Macron. Il était plus intelligent de construire une nouvelle identité politique populaire, communautaire, capable de disputer le discours mais aussi l’électorat de Marine Le Pen, en ne commettant pas l’erreur de penser que cet électorat et ce discours sont de simples fascismes. Dans le discours de Le Pen, il y a de nombreux signifiants et références très intelligents. Il ne faut pas les négliger mais les intégrer et les disputer. Je pense que Mélenchon a commencé à comprendre cela. Il n’y a pas 25-30% de fascistes en France aujourd’hui, je ne le crois pas même s’ils peuvent le devenir sans problème, évidemment, mais c’est différent.

Comment cette analyse se traduit concrètement en termes de stratégie politique ?

Tout ça se traduit en terme tactique avec des changements dans la communication politique. Le drapeau rouge, les références mythologiques de la gauche ont laissé la place à la représentation d’un nouvel ordre politique : modernisation, transformation économique, transformation du modèle de production. Tout cela sans que l’emploi ne soit le centre identitaire de la population : Mélenchon parle aussi de temps libre ou de culture, on retrouve là toute la logique d’entrer dans le désir des classes moyennes pour ne pas les négliger. Cela me paraît intéressant. Le discours sur l’Europe me paraît également pertinent: il ne s’agit pas de sortir de l’UE et de l’euro brutalement, avec un simple discours du « non », mais de défendre le fait qu’il faut une autre Europe et que la France a assez de poids pour négocier en interne. On n’est donc plus seulement dans le « non » et dans le négatif mais plutôt dans la resignification du concept de l’Europe et de l’euro. L’idée du Plan B, à mon avis, est un peu faible mais il a réussi à la nourrir avec du contenu. Je pense que son programme est également une réussite au vu du nombre de personnes qu’il a réussi à rassembler. Sur la forme, plus de 100 économistes ont déclaré leur soutien à Mélenchon, on se dit alors : « s’il y a 100 économistes qui le soutiennent, ça veut dire que c’est solide ».

« Dans le discours de Le Pen, il y a de nombreux signifiants et références très intelligents. Il ne faut pas les négliger mais les intégrer et les disputer »

La stratégie populiste de la France insoumise est bien pensée et adaptée au contexte français mais est-ce que la personne même de Mélenchon, son identité politique et l’imaginaire collectif qui l’entourent n’ont pas empêché la véritable percée du mouvement ?

Il est vrai que j’ai souvent dit que je pensais qu’il était trop marqué par son passé et que c’était un frein pour sa constitution en tant que leader capable de rassembler, de créer des identifications et, d’une manière ou d’une autre, d’être le visage de cette chaîne d’équivalence [Ndlr : articulation] des différentes demandes de la société française. Mais il est incroyable d’observer la capacité d’une campagne électorale pour resignifier complètement les attributs concrets, le CV, l’origine, les traces de quelqu’un. Je pense que, d’une certaine manière, la campagne électorale a montré qu’un leader se construit discursivement et que son passé est important mais que son présent et son futur le sont aussi. Le discursif permet donc de resignifier. Complètement ? Évidemment pas. Jusqu’à quel point le passé de Mélenchon opère comme résistance ? Je ne sais pas. Mais construire un nouveau leader médiatique et avec une capacité discursive identique à celle de Mélenchon aurait été impossible en trois mois. Il faut un leader qui soit là, présent médiatiquement, depuis des années ou, au moins, six, sept, huit mois, qu’il soit déjà construit, connu par la population.

Finalement son identité a presque joué en sa faveur : la capacité de gouverner, l’expérience, la cohérence du parcours. Par exemple, cette vidéo qui circulait sur les réseaux sociaux, où on le voit déjà s’opposer à Marine Le Pen il y a quinze ans.

Oui. Quels sont les atouts du leader ? Dans une campagne électorale on travaille sur cette question. Ici : la cohérence et la capacité de gouverner. Il était au PS, donc gouvernabilité, mais il s’en est écarté, donc cohérence. Il faut mettre en avant tous ces éléments et cette stratégie a bien marché, même si personnellement je faisais partie de ces gens qui disaient « Jean-Luc Mélenchon est très bien mais trop marqué par son passé ». Il a été capable de mettre ce passé-là en valeur. Il ne faut donc jamais sous-estimer la capacité de resignification.

Durant cette campagne, il a réussi à se détacher un peu de son image « radicale » et « utopiste ».

L’utopie est importante pour représenter un nouvel ordre mais doit être possible ; et tout le discours de Mélenchon durant ces derniers mois a consisté à présenter un programme possible. On en revient à la vidéo de campagne : « au bout d’un an, avec Mélenchon au pouvoir, on aura changé ça, ça et ça ». C’est l’idée du possible et cela va directement à l’encontre de l’ancienne logique de 2012, celle du Mélenchon du Front de gauche qui avait alors une logique beaucoup plus destituante, contre l’Europe, contre le néo-libéralisme. Les programmes de 2012 et de 2017 sont peut-être très semblables mais ce n’est pas le problème. Avec cette campagne on a communiqué l’idée d’un nouvel ordre politique, social et moral en France et c’est cela qui compte, c’est le vrai changement. En 2012, avec 11% des voix, la frontière entre le « nous » et les « autres » était perdante, il fallait donc l’élargir. La manière d’élargir cette frontière a été d’intégrer d’autres catégories de la population dans ce « nous » : des écolos, des économistes, des gens qui construisent cette nouvelle idée de l’ordre, etc. C’est beaucoup plus intéressant. Ce qui est important c’est la manière de communiquer son programme, pas le programme lui-même. Je pense que tout cela est lié à l’idée selon laquelle le contenu concret et corporatiste des demandes n’importe pas mais que c’est plutôt la capacité à déborder ce caractère concret qui est importante afin de créer des chaînes d’équivalence, en dessinant un « nous » de plus en plus majoritaire.

« En 2012, avec 11% des voix, la frontière entre le «nous» et les  «autres» était perdante, il fallait donc l’élargir »

Cette capacité à comprendre que le sujet politique n’est pas une donnée mais un construit qui se construit même au cours d’une campagne électorale – a permis à Mélenchon de comprendre que lorsqu’il dit « nous », il ne dit pas « nous, le Front de gauche » ou « nous, la gauche », ce n’est pas « nous » comme un petit morceau qui a toujours été là, mais c’est un « nous » en train de se construire et qui permet d’intégrer toujours de plus en plus de gens qui viennent de différents lieux. Lorsque Mélenchon répète dans plusieurs entretiens « moi je ne parle pas aux électeurs de gauche mais à tous les gens qui en ont marre, qui ont besoin d’un changement », il construit un sujet plutôt que s’adresser à un sujet préexistant qui se serait trompé en votant socialiste ou en passant du PCF au Front national. C’est une différence fondamentale puisqu’il ne s’adresse plus à des identités déjà construites. L’ascension de Mélenchon peut se comprendre par ce débordement et par cette compréhension des identités en construction. Tout cela est lié au fait que ce n’est pas un parti avec Mélenchon mais un mouvement car avec un parti le sujet est déjà donné.

Maria Marisa (Bloco de Esquerda), Pablo Iglesias (Podemos) et Jean-Luc Mélenchon à Paris pour clôturer la campagne du premier tour de la présidentielle, Paris, 21 avril 2017 © mélenchon.fr

On en revient à Podemos qui partageait, à sa création, le même constat. Le succès de Mélenchon peut-il se comprendre par l’influence directe qu’aurait eu l’Espagne sur le mouvement de la France insoumise ?

Oui. Enfin, directe, je ne peux pas dire que c’est l’exemple espagnol qui a permis cela mais je pense que Jean-Luc Mélenchon a bien étudié les campagnes électorales de Podemos. La première, en mai 2014, pour les élections européennes mais aussi la remontada en décembre 2015. Il utilise d’ailleurs le concept de remontada d’Íñigo Errejón [Ndlr : Secrétaire d’analyse stratégique et de changement politique de Podemos]. Je pense que Mélenchon a regardé cela, comme tout le monde en Europe, mais il l’a évidemment très bien traduit au contexte français. Lui et les intellectuels qui l’appuient ont lu Chantal Mouffe [Ndlr : philosophe inspiratrice de Podemos]. Le livre d’Errejón et Mouffe, Construire un peuple, a d’ailleurs été traduit en français et à la présentation de ce livre des personnes comme Christophe Ventura ou Gaël Brustier, qui ont de l’importance dans les débats politiques actuels, étaient présentes. Dans ce sens, je pense qu’il y a une influence espagnole mais il y a également une influence des processus populaires en Amérique latine que Mélenchon connaît très bien et qui lui ont quand même coûté une petite une au Figaro.

Pas seulement au Figaro d’ailleurs. Lorsque les sondages ont commencé à montrer que Mélenchon avait une chance d’accéder au deuxième tour, on a assisté à un véritable lynchage médiatique, il y a eu la une du Figaro qui le qualifiait de « Chávez français », mais tous les médias, à quelques exceptions près, ont commencé à mobiliser les termes « autoritaire », « dictateur », « dangereux », en le comparant à Castro, Chávez, voire Staline. Il y avait eu exactement le même phénomène médiatique contre Podemos.

D’un côté, c’est normal. C’est vrai que Mélenchon avait appuyé les processus populaires en Amérique latine, donc on l’utilise contre lui. Qu’est-ce qu’il y a derrière ? Il y a évidemment une attaque qui peut avoir un impact fort mais je pense qu’il y a quelque chose qui est beaucoup plus intéressant et qui touche le sens commun français, espagnol, européen. En Espagne, ces attaques avaient très bien marché aussi. Elles consistent à demander : « est-ce qu’il existe une alternative ? ». Et ce n’est pas une mauvaise question. Est-ce qu’il existe une alternative aux démocraties dans lesquelles nous vivons ? Une alternative à nos régimes corrompus, néo-libéraux, qui sont des démocraties sans peuple qui répondent avant tout aux intérêts de la Troïka ? Est-ce qu’il existe une alternative qui ne tombe pas dans une polarisation sociale semblable à celle au Venezuela ? C’est intelligent de poser cette question si tu es de l’autre côté. Évidemment, moi je ne me la pose pas. Pour moi, c’est clair et net, oui, une alternative existe, mais est-ce qu’il y a un pays en Europe qui valide cette hypothèse ? Non. C’est pour ça qu’ils utilisent ces attaques, ça touche l’incertitude et la peur dans un contexte où la campagne est centrée sur le discours de l’ordre. Je déteste cette stratégie mais je la comprends parce qu’effectivement on est en train de discuter de s’il existe une alternative à 1) un populisme autoritaire avec des éléments fascistes ou, au moins, xénophobes ; 2) un populisme autoritaire de gauche et une guerre civile ou 3) au néo-libéralisme nord-américain version démocrate. Matérialiser les images des trois ordres en dispute, c’est intelligent. Mélenchon ce n’était pas matérialisable jusqu’à alors, donc on lui colle le Venezuela, et ça fonctionne.

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Mélenchon et le vote Macron : l’heure du chantage

La fin de cette élection présidentielle atteint un niveau d’hystérie médiatico-politique et de propagande de haute voltige. Ce samedi 29 avril, le plateau de On n’est pas couché nous a livré un spectacle particulièrement grotesque : sous les applaudissements imbéciles, Moix a fustigé un Mélenchon soit disant « ni républicain ni démocrate », qualifié de « petit-dictateur en carton-pâte », tandis que la ridicule Burggraf nous confiait que Mélenchon l’avait « profondément déçue » (grand bien lui fasse !). Celle-ci allant même jusqu’à déclarer qu’elle voyait chez lui des relents de totalitarisme, sous prétexte qu’il avait refusé de reconnaître les résultats du premier tour, alors même que tous les bureaux de votes n’avaient pas terminé leur décompte. De la même manière, la cliquaille des intellectuels organiques du libéralisme, parmi lesquels BHL, Enthoven ou Barbier ont enfin pu trouver le moyen d’exister en déversant sur les ondes ou dans les chroniques papier du « monde libre », leur antifascisme événementiel de pleurniche et de pacotille…

C’est que les anti-démocrates ne sont pas ceux que l’on croit. La France prend en ce moment des allures inquiétantes de république bananière. Le service publique a désormais des airs de mafia libérale, tandis que la quasi-totalité du reste de l’appareil médiatique ne se cache même plus d’être aux ordres.

De toute évidence, cette élection fut belle et bien une élection volée : à coup d’orientation de l’opinion, de matraquages médiatiques et de discours calomniateurs, le statu quo libéral a vu se réaliser, dans ce second tour Macron – Le Pen, la meilleure configuration possible pour son protégé. Hypocrisie suprême : la sinistre Burggraf, qui avait déclaré sans sourciller que les grands médias étaient des « contre-pouvoirs», se paye désormais le luxe de donner des leçons de démocratie au seul candidat qui dénonçait la calamiteuse 39ème place de la France dans le classement international sur la liberté de la presse.

En ces temps d’imposture universelle, il convient donc de remettre la vérité « de la tête sur les pieds». Toutes ces belles personnes s’accordaient pour nous décrire un Mélenchon respectable en sa fin de campagne, repeint désormais en lâche, mauvais perdant et traître à la république pour ne pas appeler à voter pour le « rempart » tout-préparé qu’est l’escroquerie Macron.  C’est  vite oublier que dans les dernières semaines, tous les moyens ont été mis en œuvre pour empêcher le candidat de la France Insoumise d’accéder au second tour. L’enquête publiée par Marianne le 30 avril rapporte les conclusions du CSA sur le traitement médiatique des candidats à la veille du premier tour : il relève un temps de parole médiatique largement tronqué pour Mélenchon, près de 2 fois moins que Fillon, bien derrière Hamon, Le Pen et Macron (les deux dernier ayant bénéficié de 5 000 minutes de plus que le porte-parole de la FI). A temps de parole égal, le rapport indique que Marine Le Pen n’aurait peut être même pas accédé au second tour, au profit d’un duel Macron-Mélenchon. Avec une moyenne de 700 voix conquises par minute de temps de parole, il était de loin le plus convaincant, loin devant Le Pen (500). Et cela même alors qu’il subissait la campagne calomnieuse sur l’ALBA où le drapeau anti-russe fut agité à la vue de tous les benêts, offensive durant laquelle le maître de l’Elysée, à la vue de la vague insoumise, alla jusqu’à sortir de son silence pour dénoncer une « campagne qui sent mauvais ».

A la peur de voir s’éloigner la seule conjecture susceptible de porter le poulain de Rothschild, de la Commission européenne et de l’Institut Montaigne à la tête du pays, c’est tout le système qui s’est mis à trembler. Deuxième affront : pour avoir laissé entendre, qu’en agitant le « diable de service » Le Pen, le système utilisait là sa seule chance de se survivre et de faire élire le pantin de la finance, Mélenchon sera calomnié et traîné dans la boue. Comble de la manipulation la plus crasse, au lendemain du soir du premier tour, une tribune dans Libération lui somme d’enlever le triangle rouge de son veston.

En raison de sa défiance, le mauvais élève est sévèrement réprimandé, la servilité lui est exigée. Emmanuel Todd a-t-il pourtant tort lorsqu’il déclare que « voter Macron est un rituel de soumission » ? Soumission la plus totale à un va-t-en guerre instable, un fou à lier réclamant une armée personnelle directement placée sous son contrôle et reliée à son téléphone portable, à un homme de paille, lui qui joua le rôle d’intermédiaire direct entre le grand patronat et le gouvernement hollandien, manipulateur professionnel, docteur Frankenstein du pacte de responsabilité, du Crédit impôt compétitivité emploi, du travail du dimanche, et autre loi El Khomri. C’est que l’enfant chéri Macron ne se refuse rien : ses plus récentes déclarations en faveur d’un libéralisme de plus en plus décomplexé et ses caprices incessants de bébé braillard  qui veut désormais gouverner par ordonnance vont même jusqu’à rendre de plus en plus abrupt un sentier royal qui avait été, pourtant, tout entier aménagé pour lui.

Mais l’issue de sa victoire ne fait aucun doute : l’épouvantail du nationalisme est agité par la finance, car il est son bras armé le plus sûr, celui sur lequel elle pourra toujours s’appuyer et qui ne lui fera jamais défaut.

L’enjeu est donc ailleurs, et le temps est à l’humiliation publique, à la distribution des « baisers de la mort », baisers que François Ruffin n’a pas manqué de recevoir de la part de Joffrin et d’Apathie. Retour au calme et à la contestation « raisonnable ». Fin de partie.

Il est de ces situations qui ne servent à rien d’autre sinon qu’à faire tomber les masques,  à distinguer les vrais et des faux contestataires, à l’image de Michael Moore qui livrait, lors des élections américaines, un plaidoyer optimiste en faveur de Clinton. Or, nous entendons qu’en refusant d’appeler au vote Macron, Mélenchon aurait « déçu » ses électeurs, qui lui tourneraient soi-disant le dos. Un tel plat réchauffé servi au grand banquet des hypocrites ne satisfait visiblement que les grands gagnants de la mondialisation, puisque depuis la fin du premier tour, plus de 5 000 adhésions par jour viennent grossir les rangs de la France Insoumise. Situation qui annonce le divorce de plus en plus consommé entre un peuple à bout de souffle et une élite médiatico-politique qui ne dispose plus de la totalité de la classe moyenne éduquée, et qui s’enfonce de plus en plus dans son délire.

En tournant le dos au bal des puissants et en refusant de plier sa ligne, Mélenchon aura au moins montré qu’embrasser l’insoumission n’était pas qu’une vaine tournure purement rhétorique. Il aura prouvé qu’il aurait été le plus digne d’endosser le rôle de chef d’Etat, avec toute la force mentale qu’elle suppose, et sans laquelle on ne peut résister longtemps à la violence des calomnies.

Tout ici a une saveur de fin de règne, dans ce montage maladroit qui ne fait même plus illusion, et qui ne mettra pas longtemps à s’effondrer comme un château de cartes. Autrefois tout puissant, nous commençons à apercevoir la fin du pouvoir du discours de l’oligarchie.

 

Poursuivre la bataille culturelle

Le second tour de l’élection présidentielle verra s’affronter Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Les résultats définitifs du premier tour étant désormais connus, il convient de tirer les premiers enseignements de ce scrutin : un mouvement de fond est en cours à gauche. Il s’agit désormais d’amplifier et de poursuivre la bataille culturelle qui a été engagée.

Les acquis de la campagne

Pour justifier le résultat désastreux, mais tout à fait logique, de leur candidat, un certain nombre de responsables socialistes ont mis en avant une campagne où l’on aurait pas parlé du fond, où les affaires auraient primé sur le reste et sur les questions cruciales pour le peuple français. S’il est certain que les affaires ont occupé une partie du débat, il n’en reste pas moins que d’autres thèmes ont été abordés, et que cette campagne a permis de poser, à gauche, des enjeux nouveaux et structurants pour l’avenir.

D’une part, les affaires sont un thème de campagne aussi important que les autres, dans la mesure où elles ont permis de mettre dans le débat public un sentiment partagé depuis longtemps par un certain nombre de Français : la classe dirigeante est corrompue, milieux d’affaires et élites politiques s’entendant systématiquement sur le dos d’un peuple qui voit ses conditions de vie se dégrader peu à peu. L’affaire Fillon, mais aussi les nombreuses sorties indignes de Macron ainsi que les agissements frauduleux du Front National au Parlement Européen ont permis de montrer ce que chacun savait depuis un moment : de gauche ou de droite, les hommes politiques qui nous gouvernent sont avant tout mus par l’appât du gain.

D’autre part, cela a pleinement justifié le tournant populiste opéré par Jean-Luc Mélenchon et son mouvement, la France Insoumise. Toute sa communication reposait sur le fait d’opposer un « nous », le peuple qui trime, à un « eux », une caste corrompue qui s’accroche désespérément au pouvoir. Loin de renier les marqueurs historiques de la gauche, il s’agissait de les adapter à un contexte de nouveau, où les marqueurs sociaux sont de plus en plus flous et où la classe moyenne disparaît. De ce point de vue, le tournant populiste est une réussite au moins partielle : en manque de repères depuis l’affaiblissement du PCF, une partie des classes populaires a pu s’approprier une grille de lecture nouvelle pour penser les antagonismes qui traversent notre société. Le score élevé de Jean-Luc Mélenchon en témoigne, ainsi que celui de Marine Le Pen, mais pour d’autres raisons.

Mais l’autre enjeu structurant qui a émergé au cours de la campagne est celui de la souveraineté nationale et populaire, à travers la question européenne. Les médias dominants, dans leur bienveillance habituelle à l’égard des candidats qui leur déplaisent, ont vivement critiqué l’émergence d’un pôle « europhobe » constitué par Mélenchon, Le Pen, Dupont-Aignan et Asselineau. Outre le fait que rassembler ces candidats sous une même étiquette n’a aucun sens puisqu’ils développent des visions bien différentes de la souveraineté et de la Nation (civique pour la France Insoumise, plus ethnique et essentialiste pour la droite et l’extrême-droite), ce prétendu pôle rassemble, d’après les résultats du premier tour, près d’un électeur sur deux. Si le rejet de l’UE prôné par le Front National n’est pas une nouveauté, l’aspect qui nous intéresse ici est la vision européenne portée par la gauche radicale. En effet, on a vu réémerger au cours de la campagne un euroscepticisme de gauche, porté par la France Insoumise, là où là nécessaire reconquête de la souveraineté nationale pour mener une politique de progrès social était devenue, depuis les années 90, un véritable tabou pour une grande partie des mouvements à gauche du PS. Avec le Plan B pour une sortie de l’UE, la parole s’est libérée à gauche, et les idées de souveraineté recommencent à y émerger : c’est le point de départ essentiel d’une lutte efficace pour enrayer la montée de l’extrême-droite.

Quelles perspectives au second tour ?

Pour les électeurs de la gauche dite radicale, les résultats du premier tour ont fait émerger des sentiments contradictoires. D’abord une certaine joie, dans la mesure où Mélenchon a réalisé un score très élevé et semble en passe de réussir à précipiter le PS dans l’abîme. Mais aussi, dans un second temps, une certaine amertume : portés par les sondages, un certain nombre de militants espéraient voir leur candidat et surtout leurs idées au second tour de l’élection présidentielle. Il n’en fut rien. Dès lors, que faire dans un second tour où deux candidats obsédés par l’argent, l’un ultra-libéral et l’autre ultra-réactionnaire, se disputent la première place ?

La réaction de Mélenchon et de la France Insoumise semble saine et juste. En effet, ils n’ont pas cédé aux sirènes usées du front républicain, conscients qu’un appel à voter Macron serait un reniement total de tous leurs engagements passés. Mais ils n’ont pas non plus renvoyé dos à dos Macron et Le Pen : il s’agissait seulement d’affirmer que soutenir le premier favorisait la victoire de la seconde en 2022. Dès lors, les électeurs de Mélenchon sont libres, et seront appelés à se prononcer sur le site internet du mouvement. Toutefois, au-delà des consignes de vote éventuelles que le mouvement pourra donner, un sentiment domine chez ces électeurs : la volonté de ne pas voter Macron, ni Le Pen, afin que le candidat d’En Marche dispose de la légitimité populaire la plus faible possible. Il s’agit donc, par l’abstention ou le vote blanc, d’entamer la lutte et de poser des jalons pour l’après-présidentielle, a fortiori dans la perspective d’élections législatives qui s’annoncent très incertaines.

Les élections législatives seront en effet l’enjeu central des prochaines semaines : de ce point de vue, il s’agira pour la gauche radicale de transformer l’essai, ce qui s’annonce difficile entre un PS en décomposition, un FN en pleine ascension, une droite aux abois et des partisans de Macron qui seront présents partout et portés par le bon score de leur candidat. Sans agiter la vieille marotte de l’unité à tout prix, il faudra toutefois que les diverses forces en présence discutent et parviennent à s’entendre : candidats portés par la France Insoumise, militants communistes, socialistes en rupture avec le PS, sans rien renier des particularités de chacun. C’est à cette condition, en conciliant la dynamique de la France Insoumise et l’ancrage territorial encore fort des communistes, que l’Assemblée Nationale pourra se doter d’un pôle radicalement de gauche, qui pourra faire face aux projets funestes de Macron.

A plus long terme, la nécessité de poursuivre la bataille culturelle

On l’a vu, le logiciel d’une partie de la gauche radicale s’est profondément renouvelé à l’occasion de l’élection, et cela a permis une clarification nette : le Parti Socialiste n’est plus l’élément central de la gauche française, et il va désormais falloir amplifier la bataille pour que les idées de souveraineté, d’anticapitalisme et d’écologie s’imposent définitivement dans l’espace laissé vacant. L’existence d’une gauche forte, sûre d’elle tant sur le plan programmatique que militant sera indispensable dans la nouvelle période politique qui s’ouvre. En effet, la géographie électorale du premier tour montre que la percée de Jean-Luc Mélenchon se fait surtout dans les territoires urbanisés et partiellement dans les quartiers populaires. En parallèle, le FN confirme son ancrage dans les zones périurbaines, plus rurales, et progresse dans une partie des quartiers populaires. Pour reprendre la grille d’analyse proposée par le géographe Christophe Guilluy, on peut dire que la France périphérique reste en partie acquise au Front national, même si Mélenchon semble y avoir progressé.

Il s’agira donc de mettre fin à l’hégémonie idéologique et culturelle du FN dans ces territoires. Pour ce faire, la campagne du premier tour a tracé des pistes qu’il faudra continuer à explorer et à approfondir pour renouer avec tous ceux d’en bas face à la classe dirigeante, y compris dans les territoires ruraux. Il s’agira de continuer à développer une vision de gauche de la République, de l’universalisme, de la laïcité, de poursuivre le travail d’argumentation pour une sortie de l’UE par la gauche, mais aussi de poursuivre les analyses et les propositions en faveur de la ruralité et de l’agriculture. Des chantiers vastes, nombreux, complexes, pour une bataille au sein de laquelle lvsl.fr entend modestement contribuer. C’est à ce prix que l’on fera chuter le libéralisme et l’extrême-droite, pas en allant voter Macron dans deux semaines.

Crédit photo:

https://fr.news.yahoo.com/carte-election-pr%C3%A9sidentielle-d%C3%A9couvrez-r%C3%A9sultats-premier-tour-commune-200402455.html

Et la culture dans tout ça ?

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Le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France ©Poulpy

Tous les candidats à la présidentielle 2017, sans exception, mettent la culture au centre de leurs discours, mais pas au centre de leurs priorités. Si La France insoumise est le seul mouvement politique à avoir sorti tout un livret sur la seule question culturelle (Les Arts insoumis), tous les autres outrepassent cette thématique qui, si certains l’oublient, est aussi un secteur économique important qui génère plusieurs milliards d’euros tous les ans avec des retombées économiques directes non négligeables.

La culture comme secteur économique

Avant de comparer les programmes et propositions des différents candidats, rappelons que la culture est un secteur économique énorme. Si la France est le pays le plus touristique du monde, ce n’est pas seulement pour son vin rouge mais aussi pour le musée du Louvre, le festival d’Avignon, pour se tenir devant la cathédrale Notre-Dame-de-Fourvière ou la tombe de Georges Brassens à Sète.

En termes de chiffres, le secteur de la culture concentre 3% des emplois, à savoir 700 000 salariés et non salariés. C’est une augmentation de 50% sur vingt ans. Actuellement à 0,65% du PIB, le budget de la culture, quant à lui, n’a pas vraiment augmenté. Si on rapporte le budget de la culture aux personnels qu’elle emploie, il baisse de facto. En 2015, le poids économique direct de la culture — c’est-à-dire la valeur ajoutée de l’ensemble des branches culturelles — était de 43 milliards d’euros. La croissance des branches culturelles, depuis 2008, est en baisse. Seules certaines, comme l’audiovisuel et le patrimoine, augmentent faiblement – croissance qu’il nous faut garder à l’esprit.

En effet, si l’on avait une seule approche économique et de profit sur la culture, nous comprendrions bien vite qu’il y a intérêt à augmenter son budget. Presque tous les candidats sont d’accords pour, au moins, ne pas baisser ce budget. Quelques 180 artistes déploraient, dans un appel publié dans le Huffington Post de février, un « silence pesant sur la culture ». La grande oubliée des débats des primaires et à cinq et onze candidats, la culture, bien qu’elle apparaisse dans tous les programmes, fait figure d’ornements, là où elle devrait être un panneau de direction pour notre pays.

 

Les propositions

Nous faisons le choix d’évincer quelques candidats qui n’ont pas de réelles propositions concernant la culture (Nathalie Arthaud, François Asselineau, Jacques Cheminade, et Philippe Poutou).

Nicolas Dupont-Aignan propose la gratuité des musées le dimanche pour les Français et les résidents et rehausser le budget de la culture à 1% du PIB. Maigre effort. Abrogation de la loi Hadopi, bonne idée mais partagée par tous les candidats. Sinon, il souhaite investir 400 millions d’euros mais seulement dans le patrimoine. Si l’on comprend bien, NDA souhaite investir seulement où cela rapporte plutôt que d’essayer d’équilibrer les branches entre elles.

Quant à François Fillon, déjà responsable d’un quinquennat culturel désastreux sous l’ère Sarkozy, et en totale rupture avec les Grands Travaux culturels du passé, il n’est égal qu’à lui-même. Il souhaite « réduire la fracture culturelle, soutenir la création française et faire de nos atouts culturels un vecteur de développement et de rayonnement ». C’est un peu flou, on ne comprend pas. Concrètement, il souhaite développer ce qu’il appelle la « conscience d’appartenance à la civilisation européenne » ce qu’on peut rapprocher de sa  réécriture du « grand récit national ». Dangereux. En feuilletant son programme, on tombe sur quelques mentions du statut des intermittents qu’il ne porte pas vraiment dans son cœur. De fait, il souhaite lutter contre leurs soit-disants « abus » et exclure une « forme d’emploi permanent ». Quand on sait que les intermittents du spectacle sont dans la classe des travailleurs pauvres et les plus précaires de France, on ne peut que railler ces propositions. Le candidat anti-système, pour le coup, est à contre-courant de ce que tout le monde propose concernant la Loi Hadopi. Tous s’accordent pour l’abroger, M. Fillon souhaite la renforcer. Ses propositions parlent d’elles-mêmes.

Le ministère de la Culture et de la Communication

Concernant le Parti Socialiste et Benoît Hamon, derrière un slogan « La culture partout, par tous, pour tous » et appuyés par la réalisatrice Valérie Donzelli qui a réalisé le clip de campagne, leur projet ne comporte absolument aucune nouveauté, aucune proposition concrète, aucune idée. Benoît Hamon pense sans doute qu’allouer 4 milliards d’euros supplémentaires à la culture le fera passer pour le nouveau Malraux. C’est en réalité dans la droite lignée du quinquennat culturel de Hollande, sans étincelle, sans inspiration, mais un budget qui augmente.

Étonnamment, Jean Lassalle est le seul “petit candidat“ avec des idées. Bien qu’elles aient peu de chances d’être appliquées, ses propositions concernant la culture valent le détour pour leur singularité. Il souhaite créer, sur le modèle de la Fête de la Musique, les Fêtes de la Philosophie et des Savoirs, du Sport et de l’Engagement. Même si le français serait la langue de l’administration, il souhaite protéger les langues régionales ; et rattacher la francophonie au ministère de la Culture. D’autre part, il voit d’un bon œil la création d’un circuit de salles pour décentraliser les œuvres basées à Paris vers la province. Plus cocasse, il souhaite enseigner les arts martiaux dès l’école primaire à tous les enfants.

De nombreux artistes s’engagent depuis des décennies pour combattre l’idéologie du Front National. Marine Le Pen n’a pas de programme culturel, à part celui de rendre les Français trop fiers de leur pays dans une logique de repli national, que l’on connaissait déjà chez le père Le Pen. Elle souhaite une protection nationaliste de la culture et promouvoir le « roman national ». Il y a quelques temps, elle remettait en cause la culpabilité de l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv’. Un « roman national » négationniste, ce ne serait justement qu’un « mauvais roman » et non pas l’Histoire de France. Le FN, en voulant créer une seule culture française, se retrouve à la nier.

En Marche ! et Emmanuel Macron sont fidèles à eux-mêmes et voient la culture comme un bien marchand. Pro-Europe, ils souhaitent la création d’un « Netflix européen » de libre-circulation des artistes et des projets culturels. Le nom du projet annonce l’arnaque. Au lieu de protéger les travailleurs de la culture qui subissent déjà la concurrence européenne sur les salaires et l’austérité des politiques étatiques, M. Macron veut l’amplifier en les intégrant dans un réseau “Netflix“ pour les précariser d’autant plus. D’ailleurs, que dit M. Macron des intermittents ? Il souhaite une « adaptation de leur statut », traduire : flexibilisation. Comme s’ils n’étaient pas déjà assez assujettis aux conjonctures économiques ! Ses amis mécènes ont d’ailleurs dû lui souffler à l’oreille qu’il serait bon qu’ils soient exemptés de l’ISF — impôt de solidarité sur la fortune — car, après tout, ils sont investis d’une mission culturelle, eux aussi, de diffusion de la culture. Sauf que lorsqu’on voit les fondations privées telles que Pinault ou LVMH braquer les trésors culturels du monde entier — comme ceux de la Syrie en guerre — pour les transformer en marchandises, on évite de leur faire pareil cadeau et on leur demande plutôt de payer des impôts. Tout simplement. D’autre part, M. Macron souhaite maintenir le budget tel qu’il est, alors qu’il scande dans ses meetings « Hors d’elle [la culture] il n’est pas de véritable citoyenneté ».

Le leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a consacré avec son équipe de campagne un livret de 28 pages, Les arts insoumis, la culture en commun, sur les propositions culturelles. De tous les candidats, il est celui qui consacre le plus de propositions intéressantes et nécessaires sur les politiques culturelles. Il souhaite un retour progressif de l’État pour remplacer le privé afin d’accélérer la démocratisation culturelle. Connaissant les conditions de vie des intermittents du spectacle, il souhaite mettre fin à cette précarisation et supprimer les niches fiscales des mécènes et leur faire payer l’ISF. Il propose également de rehausser le budget à 1% du PIB — et non pas du budget de l’État. L’ancien professeur de français souhaiterait aussi la gratuité des musées le dimanche, un investissement de 100 millions d’euros dans l’éducation artistique et culturelle de la maternelle jusqu’à l’université. Il souhaite également s’appuyer sur les conservatoires qu’il juge cruciaux dans la formation de l’excellence artistique française de demain. Dans les nouveautés, sur le modèle d’Arte, la chaine franco-allemande, il imagine une chaine méditerranéenne semblable pour accroitre la coopération culturelle entre les pays européens du Sud. L’homme à l’hologramme investit également le numérique dans lequel il voit un atout important pour démocratiser la culture. Entre autres, mettre en place une cotisation universelle sur un abonnement internet pour accéder à une médiathèque publique de téléchargements non-marchands et rendre la culture accessible à tous. Cela permettrait aussi de mieux rémunérer les droits d’auteurs et de protéger ces derniers.

Croire à la culture, c’est croire à un futur commun

Avant d’être sauvagement torturé et assassiné par Klaus Barbie, Jean Moulin prévoyait une grande politique culturelle d’après-guerre, baptisée « Les jours heureux ». Il avait l’ambition d’une décentralisation culturelle, d’un maillage de structure et de lieux en région, et d’un plus grand accès à tous à la chose culturelle. La guerre finit. Arriva de Gaulle et Malraux qui fondèrent les Affaires culturelles. Puis Pompidou avec le centre éponyme. Giscard d’Estaing avec le musée d’Orsay et l’Institut du Monde Arabe. Puis Mitterrand et son acolyte Jack Lang qui firent le grand Louvre, l’opéra Bastille, la grande Arche et la Bibliothèque nationale de France. Déjà sous les deux quinquennats Chirac, on observa une baisse en régime avec le seul Quai Branly. Sous  Sarkozy et Hollande, rien… Une perte d’idées, de directions, une perte d’ambition.

André Malraux, premier ministre attaché aux Affaires culturelles

La chose culturelle est bien plus qu’une marchandise dans laquelle il faut investir pour espérer des retombées économiques directes. La culture est un bien commun de l’humanité, elle est ce qui nous différencie de l’animal et ce qui nous empêche de faire la guerre — contrairement à la conception lepéniste. Justement, André Malraux disait : « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert ». Puis d’ajouter, au Sénat en 1959 : « Il appartient à l’université de faire connaître Racine, mais il appartient seulement à ceux qui jouent ses pièces de les faire aimer. Notre travail, c’est de faire aimer les génies de l’humanité, et notamment ceux de la France, ce n’est pas de les faire connaître. La connaissance est à l’université ; l’amour, peut-être, est à nous. »


Sources : 

Images : 

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Le retour de l’homme au couteau entre les dents

Les caricatures du sans-culotte assoiffé de sang et de l’homme au couteau entre les dents ont encore de beaux jours devant elles. A l’heure de la société médiatique, ces vieux procédés propagandistes ont été adaptés et remis au goût du jour, et servent toujours le même intérêt : discréditer la gauche de transformation sociale. Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Jean-Luc Mélenchon, trois personnalités politiques dont les tempéraments, les parcours et les projets de société sont pourtant bien différents, n’y échappent pas.

La bestialité de l’homme de « gauche radicale »

Jeremy Corbyn, Jean-Luc Mélenchon et Bernie Sanders sont les cibles régulières d’accusations plus ou moins voilées d’agressivité, de hargne, voire d’un penchant pour la violence, de la part de leurs adversaires politiques et médiatiques. C’est ainsi que les cadres du Parti Démocrate du Nevada s’étaient plaints de la violence des partisans de Bernie Sanders lors d’une convention démocrate et en avaient, à mots à peine couverts,  attribué la responsabilité à Bernie Sanders qui conduirait, selon eux, une campagne ayant un « penchant pour la violence » dans le cadre des primaires démocrates. Démenti catégorique de Sanders. S’ensuit un rétro-pédalage de la direction locale du Parti Démocrate… Plus tôt, c’était l’équipe de campagne de sa rivale, Hillary Clinton, qui déclarait s’attendre à un Bernie Sanders « agressif » à la veille d’un des débats télévisés entre les deux rivaux démocrates. Le soupçon ne se dissipera pas autour du sénateur Sanders… La fâcheuse habitude de la presse dominante d’illustrer ses articles de photos qui montrent les impétrants avec le regard hargneux, la bouche grande ouverte et le doigt rageur ou encore avec le cheveu hirsute, concourent à renforcer le soupçon de violence et véhiculent, dans l’opinion publique, une image proprement caricaturale des trois hommes de gauche.

Affiche d'un syndicat de petits et moyens patrons (1919)
Affiche d’un syndicat de petits et moyens patrons (1919)

L’image médiatico-politique qui se construit à leurs dépens nous renvoie inlassablement à l’image d’Épinal de l’homme au couteau entre les dents, la caricature diffamante dont les communistes faisaient l’objet pendant l’entre-deux-guerres. Les clichés ont la vie dure et, malgré la chute du bloc de l’Est, les médias dominants continuent de surfer sur la peur du communisme… Une étude conduite par des chercheurs de la London School of Economics, a, par exemple, montré que pendant les deux dernières semaines de campagne pour le leadership du parti Travailliste en 2015, Jeremy Corbyn avait été assimilé de manière péjorative à un communiste dans 42% des articles des 8 journaux de référence considérés. Jeremy Corbyn s’est pourtant toujours déclaré socialiste.

Affiche du British Conservative Party (1909)
Affiche du British Conservative Party (1909)

L’agressivité, la violence et la hargne sont autant de traits que l’on attribue à la bête sauvage dans l’imaginaire collectif. La bestialisation dont ils font l’objet permet à leurs adversaires de décrédibiliser de manière pernicieuse le courant politique tout entier qu’ils incarnent dans leurs pays respectifs. La colère populaire face aux injustices, dont ils entendent être les porte-parole, est alors présentée et traitée non pas tant comme l’expression politique d’un sentiment humain d’indignation, mais plutôt comme l’expression d’un bas instinct animal qu’il convient de réprimer. Ainsi, les positions anti-impérialistes et anti-OTAN de Jean-Luc Mélenchon et de Jeremy Corbyn leur valent des accusations persistantes d’accointance avec Vladimir Poutine pour le premier et avec le Hamas pour le second de la part du camp atlantiste. Par quel tour de force rhétorique leurs adversaires politiques et médiatiques arrivent-ils à insinuer une proximité idéologique entre ces deux partisans convaincus de la pertinence d’une société multiculturelle, de l’égalité homme-femme et des droits LGBT avec deux partis politiques aussi réactionnaires que Russie Unie et le Hamas ? L’explication est toute trouvée : leur penchant commun pour la violence et son utilisation en politique.

L’image du révolutionnaire sanguinaire associée à la « gauche de la gauche » en France

Au pays de la Grande Révolution de 1789, un imaginaire révolutionnaire sanguinaire s’est forgé depuis la restauration thermidorienne, et perdure encore aujourd’hui. La réduction de la Révolution Française à sa violence ne date pas d’hier et est typique de la pensée libérale comme le rappelle la journaliste Mathilde Larrère d’Arrêt sur images dans une leçon d’histoire à Thierry Ardisson et Karine Le Marchand.

Gravure de l'exécution de Louis XVI
Gravure de l’exécution de Louis XVI

Cet imaginaire fait de têtes sur des piques, de guillotines et de sang dans la Seine sert toujours à discréditer et écorner l’image des Montagnards d’hier et d’aujourd’hui. On peut citer en exemple le bien-nommé magazine “Capital” qui a publié, il y a quelques jours, un article intitulé “Impôt : la “révolution fiscale de Mélenchon s’annonce sanglante pour les plus aisés”. On se souvient également de Laurence Parisot qui, lors de la campagne présidentielle de 2012, n’a pas hésité à dépeindre Jean-Luc Mélenchon en « héritier de la Terreur ». En 2017, c’est au tour de Benoit Hamon de reprendre la vieille rengaine de l’ancienne patronne du MEDEF. En effet, suite à la demande de clarification de la part de Jean-Luc Mélenchon dans l’éventualité d’une alliance, le candidat socialiste a répondu en déclarant qu’il était contre « l’idée d’offrir des têtes » et alimente, par cette allusion, les clichés du révolutionnaire violent qui collent à la peau de Jean-Luc Mélenchon. Tout en faisant mine de continuer à tendre la main au candidat de la France Insoumise, le candidat socialiste marque symboliquement une distinction nette entre la tradition politique dont il est issu et celle dont se réclame Jean-Luc Mélenchon. De manière paradoxale, il avalise inconsciemment la théorie des deux gauches irréconciliables de Manuel Valls par l’image à laquelle il a recours, alors même qu’il n’avait eu de cesse de la pourfendre tout au long de la campagne des primaires du PS.

L’argument ultime de la folie

"Le Labour a choisi Corbyn car c'était le plus fou dans la salle" - Bill Clinton (The Guardian)
“Le Labour a choisi Corbyn car c’était le plus fou dans la salle” – Bill Clinton (The Guardian)

Ces hommes sont régulièrement taxés d’hystérie, de mégalomanie, de paranoïa, de folie des grandeurs, d’égocentrisme… Ce sont autant de termes plus ou moins médicaux qui renvoient à différentes pathologies mentales. C’est l’argument ultime de la folie. Selon des informations Wikileaks abondamment reprises par la presse internationale, Bill Clinton s’est moqué de Jeremy Corbyn, à l’occasion d’un discours privé, en expliquant que s’il avait été élu à la tête du Labour en 2015, c’est parce que les travaillistes avaient choisi « la personne la plus folle dans la salle ».  Si leurs idées paraissent si saugrenues, c’est bien parce que quelque chose ne tourne pas rond dans la tête de ces gens-là! Ces gens-là sont fous ! Ce sont des aliénés ! Étymologiquement, l’aliéné est celui qui est autre que ce qu’il paraît. Sous l’apparence de l’homme de gauche, se cache une bête. Le procès en bestialité, on y revient toujours …

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Faillite des sondages, crise du PS, phénomènes Macron et Mélenchon : Entretien avec Jérôme Sainte-Marie

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Jérôme Sainte-Marie est politologue, et préside la société d’études et de conseil PollingVox. Il a récemment écrit Le nouvel ordre démocratique aux Editions du moment où il analyse la crise de confiance généralisée envers le système représentatif en France. Il a accepté de répondre à nos questions alors que les commentateurs traditionnels de la vie politique, dont les analyses ont été régulièrement démenties ces dernières années, font face à une remise en cause croissante de leur légitimité.


LVSL – Impossible de commencer sans évoquer la crise de légitimité que traverse actuellement le milieu du sondage politique. Que ce soit dans le cas du Brexit, des élections aux États-Unis ou de la primaire de la droite en France, les pronostics se sont presque toujours avérés faux. Vous dirigez vous-même un institut de sondage, comment analysez-vous cette situation ?

Jérôme Sainte-Marie – A l’évidence, et bien que les trois cas soient très différents, ce ne sont pas des performances remarquables pour les instituts de sondage ! Je ne parlerai que de ce que je connais bien, les études d’opinion faites en France. Même si j’avais pu écrire dans le Figaro peu avant le scrutin que la nature même de la primaire rendait les intentions très volatiles, je ne m’attendais pas à un tel écart entre les derniers sondages réalisés et le résultat final. La remontée de François Fillon avait été perçue, et commentée, mais son ampleur a étonné.

Le problème n’a pas été la taille de l’échantillon et la fameuse « marge d’erreur » qui en résulte, car les sociétés de sondage avaient fait l’effort d’interroger de 10 à 15 000 personnes à chaque fois pour en extraire ceux se disant certains de participer à la primaire. De ce fait, avec des échantillons d’environs 800 électeurs, on pouvait attendre des résultats fiables. Tout le problème fut, et l’on retrouve cela pour la primaire de la « belle alliance », que l’opinion ne se cristallise pas vraiment dans ce genre de campagne. Avec une offre politique assez semblable, il était vraiment très facile pour un électeur de droite d’aller de Sarkozy à Fillon en passant par Juppé, ou l’inverse. Les quatre millions d’électeurs étaient eux-mêmes, sociologiquement assez semblables, et d’une culture politique homogène. De plus, il est évidemment impossible pour une primaire d’utiliser les controversés mais bien utiles « redressements politiques », fondés sur les votes antérieurs déclarés.

J’insiste sur le fait que l’on retrouve exactement les mêmes fragilités pour la prochaine primaire. Or, vous l’aurez remarqué, les sondages dits d’intentions de vote, intitulé très abusif lorsque l’opinion n’est pas encore formée, exercent toujours la même fascination. J’ai bien noté la décision du Parisien (qui ne commandera plus d’enquêtes d’opinion jusqu’à l’élection présidentielle), et je la trouve assez étrange. Ce journal passe d’une consommation frénétique de micro-sondages à l’emporte-pièce, destinés selon toute apparence à faire parler du titre quelques heures, à une abstinence intégrale. C’est regrettable, car il existe de précieuses informations à tirer d’une étude d’opinion, lorsqu’elle est menée de manière rigoureuse.

LVSL – Ces derniers temps, Emmanuel Macron semble s’être installé dans le champ médiatique comme la nouvelle coqueluche. Il n’est pas le premier à jouir d’une telle exposition médiatique et de « bons sondages ». Pensez-vous qu’il s’agisse d’une bulle ou d’un phénomène plus profond ?  

JSM – Distinguons les deux éléments de votre question. Tout d’abord, qu’Emmanuel Macron soit devenu l’enfant chéri des médias dominants n’a rien que de très logique. C’est un schéma constant. Dans les années 50 il y eu Pierre Mendès-France, puis dans la décennie suivante Valéry Giscard d’Estaing ministre, Jean Lecanuet un temps, et puis Michel Rocard dans les années 70. Dans le quinquennat qui s’achève, on a connu le même engouement avec Manuel Valls et, chacun veut l’oublier, Jérôme Cahuzac. C’est la figure classique du poulain politique dont s’entiche la superstructure – Karl Marx, toujours très clair, disait, dans les Luttes de classes en France, la Banque. Le produit politique de l’année, si l’on veut. Il faut qu’il parle bouleversement, et pourquoi pas révolution, terme chéri des banquiers d’affaires si l’on en juge par le titre du dernier ouvrage d’Emmanuel Macron, semblable au singulier près à celui de Matthieu Pigasse.  Et bien sûr, derrière ce tumulte,  il faut qu’il y ait une pensée parfaitement conforme aux intérêts dominants. Comme le Capital ne vote pas, il faut bien qu’il fasse voter. L’idée de l’alternance unique, pour reprendre le mot de Michéa, est pour lui la meilleure. Mais cette formule, le va-et-vient entre gauche libérale et droite libérale, est un peu épuisée. Alors il faut mimer une démarche antisystème…

Pour Emmanuel Macron le moment décisif sera selon moi courant février, lorsque les gens qui ne s’intéressent au jeu électoral que par intermittence, notamment parmi les catégories populaires, commenceront à faire leur choix. Il est tout à fait possible qu’alors Emmanuel Macron voit son niveau annoncé se rapprocher de son socle réel, les libéraux de gauche, soit moins de 10% du corps électoral. Après, les capacités d’auto-destruction du Parti socialiste sont telles qu’il pourrait devenir par défaut le candidat de la gauche de gouvernement. Ce serait assez ironique, mais pas totalement immérité.

LVSL – Une autre personnalité semble jouir d’un regain de popularité. Il s’agit de Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci s’appuie notamment sur une forte visibilité sur les réseaux sociaux, il connait d’ailleurs un succès inédit sur Youtube. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il soit possible de matérialiser cette popularité en réussite électorale ?

JSM – La configuration est là très différente. Il y a un électorat passé de Jean-Luc Mélenchon, puisqu’il a rassemblé 11,1% des suffrages exprimés en 2012. C’était un score important, d’autant que la tentation du vote utile à gauche en faveur de François Hollande était très forte. Cela donne à penser sur la notion de vote utile, d’ailleurs. La radicalisation du discours politique libéral à droite lui donne une chance : comme les électeurs anticipent l’élimination de la gauche dès le premier tour, ils pourraient être tentés par un vote d’opposition, un vote qui prépare l’éventuel conflit social que provoquerait l’application du programme de François Fillon. Cela permet à Jean-Luc Mélenchon d’étendre son influence à gauche. Tout la question est de savoir s’il pourra aller au-delà, c’est à dire concilier ce signifiant épuisé, la gauche, avec le peuple, la multitude et, car la vie politique se joue dans un espace fini, la nation. Il le tente, et c’est cela pour moi l’originalité fondamentale. Les moyens d’expression qu’il s’est choisis – mélange de traditions et d’innovations, d’émissions classiques et de vidéos, etc – fonctionnent aussi parce qu’ils illustrent ce pari idéologique.

LVSL – La primaire du PS va bientôt avoir lieu. Dans un contexte de division de la gauche on constate de fortes disparités idéologiques entre les candidats et un affaiblissement historique de la social-démocratie. Croyez-vous que les élections de 2017 seront l’occasion de l’éclatement du PS et d’une recomposition de la gauche maintes fois annoncée ?

JSM – Je ne vois pas la même chose que vous. Où sont les disparités idéologiques ? L’espace politique de cette primaire est des plus réduits. Au fond, c’est ce qui reste quand on a soustrait Jean-Luc Mélenchon d’un côté, Emmanuel Macron de l’autre. Un peu comme si le Parti socialiste dans les années 1970 avait été amputé du CERES et de la nouvelle gauche. Alors, évidemment, puisqu’il s’agit d’une compétition politique, on essaie de donner l’impression de clivages, on transforme les fissures en crevasses et les crevasses en abîmes. Chacun y trouve son compte, les candidats comme les médias. La réalité est que s’affrontent pour l’essentiel des gens ayant gouverné ensemble, et qui sont peu ou prou solidaires du bilan du quinquennat écoulé.

Pour parler d’avenir, si le candidat socialiste devait être battu dès le premier tour de la présidentielle, ce qui est à l’heure actuelle l’hypothèse la plus vraisemblable, il y aura sans doute un phénomène très intéressant. Admettons que ce soit François Filon contre Marine Le Pen. En ce cas, je suis persuadé qu’une bonne partie des cadres éminents du Parti Socialiste seront tentés par une formule droito-compatible. Face à une candidate stigmatisée, il sera aisé d’habiller son arrivisme d’oripeaux républicains. D’ailleurs, et le second tour des élections régionales l’ont montré, les réflexes conditionnés fonctionnent encore dans l’électorat. Evidemment, tous n’iront pas, et l’on aura alors une possibilité réelle d’éclatement du Parti Socialiste, d’autant que celui-ci est fragilisé par ses déroutes électorales aux scrutins locaux, notamment les municipales.

Il se pourrait qu’il y ait un schéma trinitaire renouvelé par rapport à aujourd’hui. Non plus un duel gauche-droite avec un FN en tiers exclu, mais une opposition entre la droite (élargie aux réformateurs libéraux de tous bords) et le FN (sous une appelation renouvelée probablement, tenant l’union des souverainistes), avec une gauche recomposée, un peu comme Podemos ou le Labour actuel, occupant la position dominée mais irréductible qui est depuis trente ans celle du parti lepéniste. La campagne électorale est précisément l’occasion d’éviter ce schéma, ou, s’il se réalise, de faire en sorte qu’il existe encore un débouché politique pour ce que l’on appellera par habitude le mouvement ouvrier, ou le mouvement social. Il vaudrait mieux en ce cas, si je puis m’avancer sur ce point, éviter de s’enfermer dans ce signifiant « gauche ».