La rue ne se limite pas aux manifestations – Entretien avec Jorge Moruno

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Jorge Moruno © Jorge Moruno

Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Nous l’avons rencontré à Madrid. Dans la première partie de cet entretien, nous revenions avec lui sur la centralité de la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et sur l’émergence d’un populisme néolibéral. Dans cette seconde partie, il est question d’Europe, de classes sociales, de la rue et de la construction politique au quotidien auprès des milieux populaires. 

 

LVSL : Comment imaginer un projet européen alternatif après l’échec d’Alexis Tsipras en Grèce ?

L’échec de Tsipras démontre précisément la nécessité d’avoir plusieurs Etats engagés pour aider la Grèce et changer l’Europe. Si les dirigeants européens ne prennent pas en compte la démocratie, c’est le reflux réactionnaire et Marine Le Pen qui vont l’emporter. Mais lorsque l’on regarde les enquêtes, on s’aperçoit que les citoyens grecs sont ceux qui veulent le moins sortir de l’Union Européenne. C’est pour le moins surprenant : comme une société effondrée, qui a perdu 25% de son PIB peut-elle souhaiter rester dans ce modèle ?

La sortie de la Grèce de la zone euro, c’était le discours de Wolfgang Schauble, le ministre des finances allemand. Le problème, c’est que la sortie de l’euro aurait provoqué un défaut dont personne ne sait quelles auraient été les conséquences. Dévaluer la monnaie et attirer davantage de touristes pour accroître la richesse, d’accord, mais si la Grèce en arrive au point de ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, dans un pays à forte tradition putschiste chez les militaires, qui sait ce qui peut se passer… Et quels touristes voudront visiter un pays en quasi-guerre civile ? Personne ne peut prévoir les conséquences d’une sortie de l’euro, et tout indique que le pays devrait subir encore deux années dans une situation pire qu’aujourd’hui.

La structure européenne est pensée pour être antidémocratique. Mais au niveau géopolitique, à côté de l’Amérique latine, des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde, de la Russie, que va faire la Grèce ? Que peut faire l’Espagne dans le monde ? On peut toujours rétorquer que la France est un plus grand pays, mais cette logique a une limite. L’UE a été bâtie sur des thèses ordolibérales qui ont bénéficié aux élites, il faut construire une autre Europe. Peut-être faut-il pour cela dynamiter celle-ci, mais c’est un autre débat.

 

LVSL : Construire une autre Europe, plus solidaire, impliquerait d’importants transferts budgétaires, et les Allemands y sont fermement opposés…

Oui, c’est la raison pour laquelle Renzi et Hollande sont coupables, ils ont manqué l’opportunité d’en finir avec cette Europe qui se construit en asphyxiant les peuples. Il faut mutualiser la dette, construire un ministère des finances publiques européen, une Europe qui crée de la confiance à travers ses politiques publiques. On pourrait imaginer un revenu de base européen, ou une prestation chômage européenne, afin que les gens estiment que l’Europe leur sert à quelque chose. Mais cela implique d’en finir avec la division européenne du travail, qui consiste à baisser les salaires en Allemagne pour générer des excédents commerciaux et les investir dans les pays du Sud, tandis que ces pays du Sud consomment à crédit les produits fabriqués en Allemagne. C’est le modèle qui a explosé en 2008.

“Notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent.”

La France a un rôle historique à jouer pour en finir avec cette division. Les élites françaises sont tout aussi coupables de cette construction européenne. Et le problème ne se canalisera pas avec Le Pen. Qui s’assiéra avec Merkel pour lui dire que ce modèle qui attaque les droits des Français et de tous les Européens est révolu, pour lui dire qu’il faut construire une autre Europe qui puisse bénéficier à tous les citoyens ?

Il y a une construction idéologique qui amène les gens à penser que certains – les pays du Nord – travaillent pendant que les autres dorment – les pays du Sud. Alors même que l’Espagne et la Grèce sont les pays dans lesquels on travaille le plus. Mais notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent. On observe un discours raciste à l’encontre des pays du Sud, qui ne questionne pas la construction européenne mais fustige la fainéantise et la corruption des peuples du Sud.

LVSL : Le discours de Podemos à ce sujet ne s’est-il pas atténué ? En 2014, vous présentiez l’Espagne comme une périphérie du système européen, sur le modèle de Wallerstein, et vous parliez ouvertement de votre pays comme d’une colonie allemande. Continuez-vous à tenir publiquement ce discours ?

Le débat politique actuel n’est pas focalisé sur cette question, c’était un discours approprié pour les élections européennes. Le problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est le suivant : comment introduire la question européenne dans les contextes nationaux ?

Lorsque tu vas à Rome, à Marseille, à Naples, à Madrid, les gens ne relient pas les situations entre elles ! Pourtant, les réformes, les coupes budgétaires, les situations de précarisation ont une origine partagée. La réforme du marché du travail de François Hollande est basée sur celle menée par le Parti populaire en Espagne. La même mélodie est jouée dans tous les pays, avec des degrés divers selon les histoires nationales. Mais les questions du travail, de la dette, ont la même origine : un processus qui vide la démocratie pour déplacer les priorités vers les bénéfices des entreprises.  L’origine est la même, mais les Espagnols descendent dans la rue en Espagne, les Français en France. Comment peut-on se coordonner ? Comment peut-on envisager une réponse partagée ?

“Nous n’avons pas d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme (…) Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.”

Quand tu lis Le Monde, Le Figaro ou Libération, tu t’informes sur ce que fait ton gouvernement, car les démocraties représentatives libérales ont été construites dans le cadre de l’Etat-nation. On se représente le politique et la communauté imaginée, selon l’expression de Benedict Anderson, dans le cadre de la nation, celui dans lequel adviennent et se résolvent à nos yeux les problèmes. Nous n’avons pas de mécanismes, d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme. C’est pour cela que l’on a vu s’imposer l’idée de « gouvernance » issue des ressources humaines, selon laquelle tout se base sur le multilatérialisme, l’interdépendance entre divers organismes non soumis à des critères démocratiques. Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.

LVSL : Que pensez-vous de l’idée Plan A/Plan B ?

Les rapports de force obligent à envisager tous les scénarios. Le Plan B ne serait pas une débandade mais une manière organisée de reconstruire un autre type d’Europe. Il faudrait l’étudier, chercher une manière d’éviter une séparation historique entre le Nord et le Sud, entre protestants et catholiques. On observe aussi une désaffection dans les pays du Nord, bien qu’elle s’exprime à travers des forces d’extrême droite. En Allemagne, aux Pays-Bas. Lorsque Djisselbloem accuse les pays du Sud de dépenser leur argent en alcool et en femmes, on retrouve un imaginaire d’extrême-droite.

Lui doit comprendre que si nous voulons que l’Europe survive, il faut modifier les traités. Cela signifie repenser Maastricht, le traité de Lisbonne. L’Europe a besoin de renaître. Si Tsipras était arrivé au pouvoir avec Mélenchon en France et Podemos en Espagne, les choses auraient pu être différentes.

En effet, la Grèce a été écrasée, détruite, pour que Podemos ne remporte pas les élections en Espagne. Parce que la Grèce, c’est 3% du PIB européen, mais l’Espagne représente 12% et 47 millions de personnes. Nous sommes la quatrième économie européenne, et si nous tombons, il se peut que l’Europe tombe elle aussi. Ou nous changeons tout cela, ou tout va partir en vrille. La France joue ici un rôle fondamental. On l’a vu avec Hollande, on l’avait déjà vu avec Mitterrand : la France a cédé devant le projet hégémonique de l’Allemagne en Europe. C’est bien pour cela que Macron a voulu faire de son élection une renaissance pour la France et pour l’Europe. Cette idée peut s’articuler de manière patriotique : Une France qui redevienne le moteur de l’Europe, qui ne cède pas face à l’Allemagne.

LVSL : Jean-Luc Mélenchon, dans les derniers instants de la campagne présidentielle française, a reçu Pablo Iglesias de Podemos et Marisa Matias du Bloco de Esquerda portugais, comme une manière de mettre en avant une autre Europe, une France capable d’ouvrir une brèche en faveur de la solidarité entre les peuples.

Si j’étais français, je crois qu’il serait fondamental de prendre en considération cet imaginaire inconscient qui dépasse dans le peuple français les catégories gauche et droite, cet espèce de patriotisme qui ne se limite pas au cadre de l’Etat nation. La Révolution française, par exemple, a généré des milliers de répliques. La modernité s’est construite autour des bases jetées par la Révolution française, dans le contexte de 1789, à savoir les débuts de l’émergence des Etats-nations. Nous devons nous demander dans quelle situation nous nous trouvons aujourd’hui et comment on y répond.

 

LVSL : En France, il est difficile de disputer le concept de patrie ou de se réapproprier les symboles nationaux à travers un discours progressiste, en grande partie car le Front national a longtemps monopolisé cette identification nationale…

Il y a une part de vérité. Ce n’est pas une question anecdotique, car la politique est affaire de symboles. Il faut utiliser les symboles dont nous disposons. Il est plus facile de se réapproprier le drapeau français que d’autres drapeaux dans d’autres pays : la France a une puissante tradition révolutionnaire et républicaine. Mais lorsque l’on en vient à siffler la Marseillaise dans un stade de football, cela pose question : comment en est-on arrivé au point qu’un hymne révolutionnaire ne parle pas aux gens ? Cela a à voir avec la construction de l’identité française : il y a une manière d’être français qui est fondamentalement essentialiste, et il faut la combattre, la disputer. Il y a une lutte pour s’approprier les valeurs associées à la République. Marine Le Pen est parvenue à s’identifier comme la véritable républicaine, la véritable défenseure de la laïcité et des piliers sur lesquels se construit l’ « être français ».

Il faut donc penser une France différente, c’est ce à quoi vous allez devoir réfléchir. Identifier l’ « être français » à la pureté est proprement réactionnaire. A Podemos, nous mettons en relation la patrie avec les gens, avec la santé publique. La patrie, c’est un pays qui ne discrimine pas, qui est fier de sa diversité et de sa pluralité. Une France multicolore, en somme. Là encore, cette idée peut s’articuler avec l’imaginaire d’une France qui redevienne la lumière de l’Europe, qui ne se contente pas d’un rôle de suiveur. La France a toujours été exportatrice d’avenir, il faut jouer là-dessus.

  

LVSL : Des secteurs de la gauche française ne veulent pas entendre parler de patriotisme…

Quels symboles proposent-ils ? Le marteau et la faucille n’interpellent pas la société. Il faut voir ce que l’on met sur la table, quel sentiment d’appartenance à une communauté on génère. Il ne s’agit pas de chauvinisme.

En politique, ce qui compte, c’est de construire un imaginaire qui incorpore une vision du monde. Le mensonge ne se combat pas par la vérité, il se combat en construisant un cadre dans lequel on imagine les choses d’une manière différente. Que doit penser un citoyen lorsqu’il se rend aux urnes ? Qu’il y a trop de musulmans, ou qu’il faut défendre un minimum de démocratie et de droits sociaux ?

LVSL : Nombreux sont ceux qui accusent le populisme démocratique de vendre du vent, d’évacuer la question de la confrontation de classes au profit d’une approche centrée sur la construction des identités par le discours. Qu’en pensez-vous ? 

Je leur recommanderais de lire non pas tant Laclau, mais plutôt un historien comme E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière britannique. Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que la vérité doit être dévoilée, que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité. C’est un point de vue naïf, l’idée selon laquelle il faudrait faire en sorte que les gens se réveillent, ouvrent les yeux : personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière, il n’y a pas le moindre exemple.

“Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité (…) C’est un point de vue naïf, personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière.”

Il est intéressant à ce propos de revenir à Deleuze et Guattari, et à l’idée de production de subjectivités, de nouvelles cartes mentales destinées à concevoir le monde dans lequel nous vivons. Si l’on se contente de dire que le capitalisme trompe les gens et que l’on détient la vérité, on s’enferme dans une logique de secte, notre discours n’intéresse personne à part nous-mêmes. En politique, c’est la pratique réelle qui compte, le fait que la majorité des gens identifient ce que nous disons comme étant la réalité.

 

LVSL : La grille de lecture du monde social en termes de classes est-elle dépassée ?

Quand on lit Lénine, on comprend que les révolutions sont des moments inédits de curieuse harmonie, où des éléments divers trouvent un point commun et se rejoignent de manière improbable. Cela va bien au-delà de situations mécaniques, et ce sont ces moments qu’il faut savoir exploiter. Nous devons donc repenser l’idée de classe, car la gauche conserve une conception statique et mécanique qui, à mon avis, ne permet pas d’appréhender les transformations que connaissent les classes sociales contemporaines. Les transformations culturelles, communicationnelles, concernant les formes de socialisation, etc.

On aurait tort de réduire la classe au type qui travaille à l’usine. Un professeur des universités qui gagne 600 euros par mois est considéré dans cette approche comme un petit bourgeois. Une partie de la gauche ne comprend pas que le capitalisme contemporain incorpore la culture et l’intellect dans sa propre logique de production et de reproduction. Ils prennent l’analyse de classe comme s’il s’agissait d’une photo polaroïd d’un homme blanc à l’usine, habillé en bleu de travail. Leurs images du prolétariat sont réactionnaires, ils projettent un horizon centré sur l’outil de travail. Je préfère la figure du prolétaire qui se révolte contre la chaîne de montage à la glorification de l’ouvrier.

“Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meilleur. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce que la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.”

Si nous sommes révolutionnaires, c’est pour nous émanciper du travail. Et que fait-on de tous ces profils de travailleurs tels que les migrantes employées comme domestiques, les précaires qui servent à Starbucks ou livrent pour Deliveroo, tous ces gens qui ne sont pas à l’usine ?  La classe n’est pas un continent compact et fermé mais un archipel. Un archipel subordonné par le mécanisme de la dette et confronté à la précarité dans toutes les sphères de vie. Et il faut reconstruire un monde dans lequel toutes les facettes de la vie trouvent une porte de sortie : le logement, la dette, la précarité au travail.

Il faut donc repenser l’idée de classe, et non la rejeter. Selon moi, il y a un devenir linguistique et discursif de la lutte des classes. J’en discute beaucoup avec Iñigo Errejón. Ernesto Laclau rejette le marxisme mécaniste, mais nous ne pouvons pas abandonner Marx en chemin. L’idée n’est pas de crier en permanence à la lutte des classes, car la lutte des classes se présente bien souvent là où on ne l’imagine pas. La lutte des classes, c’est cet espace entre l’indignation ressentie à l’égard de la situation présente et la solution envisagée.

Si l’on se contente de dire que l’on détient la vérité et que l’on attend que les gens se rapprochent de nous, nous ne menons pas la bataille. Une partie de la gauche raisonne de cette manière, mais il est impossible de convaincre qui que ce soit ainsi, en traitant les gens d’idiots, en leur expliquant qu’ils ne font pas partie des classes moyennes mais de la classe ouvrière. Il faut avant tout réfléchir aux raisons qui poussent ces gens à se considérer comme membres de la classe moyenne. Qu’a de si particulier l’imaginaire de la classe moyenne pour que les prolétaires dont parle la gauche souhaitent en faire partie ? Pourquoi les publicités pour les voitures et les parfums fonctionnent aussi bien ? Car il y a derrière une projection, une aspiration à vivre mieux. Et nous, quelle aspiration pouvons-nous proposer ? Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meillru. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.

LVSL : Que faites-vous à Podemos pour convaincre les classes populaires qui votent pour le PP ?

C’est aujourd’hui l’une de nos principales discussions. Nous devons convaincre les secteurs les plus durement touchés par la crise, les femmes et le monde rural. Marx disait que les gens envisagent de résoudre les problèmes uniquement s’ils sont en condition de pouvoir les résoudre. Pour cela, il faut leur donner confiance, tendre des ponts vers ces gens qui ont si peu, qu’ils ont peur de tout perdre.

“Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.”

La tâche est devant nous, car les gens que nous devons convaincre sont ceux qui sont les plus méfiants à l’égard de la politique et qui pensent que rien ne peut changer. Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.

On a atteint les limites des plateaux télévisés, il est désormais temps de construire la confiance depuis les quartiers. Lorsque quelqu’un dit de Podemos que c’est le diable, son voisin doit pouvoir lui répondre que lui est de Podemos et que ce n’est pas le cas. Cette confiance doit être moléculaire, quotidienne, moins spectaculaire. C’est fondamental pour créer un mouvement populaire et un tissu social sur la base des relations quotidiennes, faire en sorte que les gens voient en Podemos un tissu communautaire en mesure de les aider.

LVSL : N’y a-t-il pas un fossé culturel entre les militants de Podemos et le monde rural ?

Il est vrai qu’il est plus facile d’atteindre les classes populaires urbaines que le monde rural. Quand nous parlons de plurinationalité, nous souhaitons aussi résoudre les déséquilibres régionaux qui affectent les zones rurales, par exemple à travers la création d’une banque publique. En Espagne, de nombreux villages disparaissent dans les campagnes, et beaucoup d’entre eux ne disposent même pas de distributeur automatique pour retirer de l’argent. Les services publics doivent être la colonne vertébrale de notre territoire, le public doit être pensé pour atteindre les lieux que le privé déserte faute de rentabilité.

Plus généralement, nous devons obtenir la confiance de tous ceux qui manquent, qui ne sont pas encore là. Nous ne devons pas penser uniquement à ceux qui sont déjà là. C’est une affaire de construction quotidienne, cela va au-delà de la tactique électorale, nous avons besoin de stratégie. Il est fondamental de lever des institutions dans tous les quartiers, des lieux de loisirs, de créer nos propres médias.

LVSL : C’est la raison pour laquelle vous avez mis en place les moradas [les centres sociaux et culturels de Podemos] ?

Oui, tout à fait, mais il faut aller bien au-delà. Nous devons construire des espaces qui ne se revendiquent pas nécessairement de Podemos mais dont tout le monde sait qu’ils sont liés à Podemos. Il faut s’organiser avec les associations de quartier, les parents d’élèves, etc. Construire cet espace qui offre des moyens d’occuper le temps libre, par exemple pour tous ces jeunes qui restent sur les places à boire des bières sans savoir que faire. Si on ne le fait pas, c’est l’extrême-droite qui s’en charge.

La volonté de vivre en communauté et de partager des choses n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend dans quelle logique nous le pensons. On peut organiser des festivals de rap en open mic, des tournois de Fifa sur Playstation. Beaucoup diront que c’est de l’aliénation, mais ils se trompent complètement. Il est impératif d’articuler tous ces éléments, le football, les jeux vidéo, c’est de la politique.

“Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche.”

Nous avons parfois à gauche une vision chrétienne de la révolution envisagée comme un grand soir, le moment du jugement dernier qui précède l’avènement du paradis. Quand on dit « il faut prendre les rues », qu’est-ce que cela signifie ? Faire des manifestations ? Pas seulement. Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche. On se voit, on se reconnait, c’est très bien, mais qu’avons-nous à offrir le lundi et le mardi à notre voisin ? L’important, c’est de construire quelque chose de solide au quotidien.

LVSL : C’est ce que vous entendez par l’expression “politiser le quotidien” ?

C’était l’une des grandes discussions de Vistalegre 2, notre deuxième congrès en février dernier. Plus généralement, pour un parti politique, le débat ne se résume pas à « les institutions ou la rue », il s’agit de déterminer comment on sort des plateaux télés et qu’est-ce qu’on entend par « rue ». La mission d’un parti politique n’est pas de convoquer des manifestations, mais d’aider à créer les structures des opportunités pour que la société civile, de manière autonome, puisse s’organiser et convoquer ses propres manifestations. Le parti politique doit, depuis les institutions, créer les conditions de possibilité pour que le syndicat des locataires puisse plus facilement mettre à l’agenda politique la thématique de la hausse des loyers.

Mais nous n’avons pas à être le fer de lance qui dirige tout depuis le parti. Notre fonction est donc de générer de la quotidienneté en politique. Les partis politiques contemporains doivent être une sorte de fond d’investissement social. Utiliser les ressources dont nous disposons depuis nos positions dans les institutions pour les investir dans la société, faire en sorte que la société puisse s’organiser de façon plus autonome.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.  Traduit de l’espagnol par Vincent Dain. 

 

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Nous assistons à l’émergence d’un populisme néolibéral – Entretien avec Jorge Moruno

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Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Dans son dernier ouvrage, La Fábrica del emprendedor [La Fabrique de l’entrepreneur], Jorge Moruno analyse avec précision la centralité acquise par la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et s’érige contre le “totalitarisme de l’entreprise-monde”. Dans la première partie de cet entretien réalisé à Madrid, nous l’avons interrogé sur cette figure de l’entrepreneur, sur notre rapport au travail, le revenu universel, les ressorts de l’hégémonie du néolibéralisme et l’émergence d’un “populisme néolibéral” dont Emmanuel Macron est l’un des principaux avatars.  

LVSL : Vous êtes l’auteur de La Fábrica del emprendedor [La fabrique de l’entrepreneur]. En quoi la figure de l’entrepreneur est-elle à vos yeux devenue centrale dans nos sociétés ?

La figure de l’entrepreneur acquiert un rôle majeur dans la sphère publique depuis que la crise économique de 2008 a mis en évidence la difficulté d’intégrer socialement la population par le mécanisme du travail salarié. Comme il est désormais plus difficile de garantir un volume de travail suffisant et ininterrompu pour la majorité de la population, on voit apparaître cette injonction à entreprendre, couplée à une rhétorique de type « poursuis tes rêves, pars à la conquête du succès. Car quand on veut, on peut ».

C’est une manière de contourner les problèmes économiques structurels de nos sociétés occidentales, marquées par la crise des compromis sociaux de l’après-guerre. Pour moi, c’est une véritable crise de régime qui frappe une société dont la colonne vertébrale est l’emploi, en tant que voie d’accès à la citoyenneté, aux droits sociaux, à la consommation. Tout cela est en passe de s’effondrer.

“Le succès du modèle culturel néolibéral : articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi, comme l’autonomie, l’initiative et la coopération.”

Ces équilibres du vivre-ensemble sont entrés en crise à partir des années 1970. Depuis cette période jusqu’à nos jours, la contre-révolution néolibérale a provoqué la fuite en avant d’un capitalisme qui vit à crédit. Dans les années 1970 débute la financiarisation des économies, à laquelle répond la figure de l’entrepreneur comme trait culturel caractéristique de l’ère de la finance triomphante. Avoir des rêves et vouloir innover ne sont pas en soi de mauvaises choses. Mais l’un des plus grands succès de ce modèle culturel néolibéral tient précisément à sa capacité à modeler, à articuler sous sa propre grille de lecture des aspirations qui n’ont rien de mauvais en soi : l’autonomie, l’initiative, la coopération, l’économie collaborative.

La meilleure manière d’affronter ce discours entrepreneurial n’est donc pas tant de rejeter les aspirations auxquelles il s’adresse, mais de comprendre ces aspirations et de les articuler différemment, selon une autre vision du monde. Il ne s’agit pas d’essayer de rééditer un imaginaire du passé, mais de l’adapter au XXIe siècle, dans un contexte où la stabilité de l’emploi ne constituera plus une garantie de citoyenneté. Cela n’arrivera plus jamais. Et ce n’est pas moi qui le dis, mais l’Organisation internationale du travail, qui reconnaît que les emplois stables et durables vont être de moins en moins prédominants dans les sociétés occidentales. De même que la Confédération européenne des syndicats, selon laquelle le travail salarié ne garantit pas la possibilité de mener une vie digne. La question que nous devons nous poser est la suivante : comment pouvons-nous imaginer une fabrique de la citoyenneté qui ne dépende pas de la stabilité du travail ?

LVSL : Votre analyse se rapproche d’une certaine manière de celle développée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme, lorsque vous insistez sur la capacité du capitalisme dans sa version néolibérale à absorber la critique, à incorporer les aspirations d’autonomie et d’épanouissement des individus.  L’hégémonie néolibérale s’explique-t-elle pour vous par cette capacité à se rendre désirable ?

Oui, dans la lignée d’André Gorz et de la critique du nouveau capitalisme, je considère que la question culturelle est centrale. On peut considérer que la culture a fusionné avec la logique de la production, elle s’est mercantilisée : plus aucune sphère de vie n’échappe aujourd’hui à la relation sociale capitaliste. Il est intéressant de remarquer que le capitalisme dans sa phase néolibérale se construit en ce sens une utopie, une pensée vivante, comme le disait Hayek. Et cette utopie est basée sur une sorte d’esprit communiste. Je ne me réfère pas ici aux pays qui ont expérimenté le “socialisme réel” mais à l’idée de s’émanciper de ses conditions matérielles d’existence.

Tout le discours sur la motivation, que l’on retrouve tant chez Macron que dans les annonces publicitaires, tient en cette formule : “émancipe-toi de la place que l’on t’a assignée, émancipe-toi de ta condition de travailleur”. D’une certaine manière, c’est ce à quoi encourage la théorie marxiste ! Je crois que le moteur de ce qui rend acceptable la situation, y compris dans le moment de crise structurelle que nous traversons aujourd’hui, c’est l’idée de “mieux vivre et moins souffrir”. Cette idée, Margaret Thatcher l’a articulée à sa manière en parlant du capitalisme de propriétaires. Il ne s’agissait pas d’un discours destiné aux élites, mais d’un discours adressé au peuple : l’accès à la propriété était mis en avant comme une manière de rendre le pouvoir au peuple.

Je crois que dans l’étape actuelle du capitalisme, l’utopie néolibérale s’articule autour de l’idée que “la solution est en toi”. Et nous sommes là face à un paradoxe : alors que le néolibéralisme en appelle à l’émancipation du travailleur de sa condition de salarié, ceux qui affrontent le capitalisme revendiquent le droit pour les salariés d’occuper la place qui leur revient dans le capitalisme. C’est mai 68 à l’envers, en quelque sorte.

LVSL : Si le capitalisme néolibéral arrive autant à intégrer et à digérer la contradiction, quel modèle faut-il proposer aujourd’hui ?

Nous devons nous poser la question suivante : Comment serons-nous capables de construire une utopie qui ne se présente pas sur un mode défensif, mais qui prenne à bras le corps les conditions structurelles du XXIe siècle, une utopie qui passe à l’offensive et accepte de relever de nouveaux défis ? Il nous faut notamment imaginer de nouveaux critères de la richesse et de la citoyenneté, qui ne soient pas mesurés à l’aune du temps de travail investi. Car il y a aujourd’hui plus de richesse que de travail rémunéré. Nous pouvons construire une autre manière de concevoir la richesse, qui inclue par exemple les tâches ménagères, le temps passé à prendre soin de nos enfants, de nos anciens, autant d’activités qui ne sont pas considérées aujourd’hui comme de la richesse.

“Face au moi-néolibéral, au moi-entreprise, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.”

Tout imaginaire centré sur la revendication du plein emploi est voué à l’échec et ne peut que renforcer le discours de Macron qui consiste à dire que la solution se trouve dans les individus. C’est un discours qui s’adresse aux exclus du marché du travail stable, à qui l’on explique qu’ils ne trouveront pas d’emploi durable dans leur vie, un discours qui esquisse un futur dans lequel ils pourront s’en sortir en bâtissant eux-mêmes leur propre avenir, en devenant entrepreneur. Face au “moi néolibéral”, au “moi entreprise”, nous devons imaginer l’émancipation de manière collective, à travers un “nous pouvons” plutôt qu’un “je peux”.

André Gorz l’explique très bien. Nous avons trop naturalisé le concept moderne de travail, que nous considérons comme le seul historiquement valable pour appréhender l’activité humaine. L’idéologie du travail est très forte, elle est solidement ancrée dans les mentalités depuis le XVIIIe siècle. Il est très difficile – et c’est là la bataille que nous devons mener pour concevoir un imaginaire adapté au XXIe siècle – de concevoir une autre manière d’envisager le travail, au delà de la forme qu’il prend aujourd’hui lorsqu’il est inséré dans les relations sociales capitalistes. Il ne s’agit pas de revendiquer l’oisiveté, mais une autre manière d’appréhender le vivre-ensemble.

Nous devons réfléchir à la manière de construire une conception de la richesse qui ne passe pas par la valeur marchande. Le marxisme traditionnel a toujours estimé que la valeur était une bonne chose, qu’il fallait revendiquer des droits pour les salariés car ils sont ceux qui produisent la valeur, qui sont productifs. Évidemment, mais productifs dans la logique du capital. Ce qu’il faut construire, c’est une autre logique avec des critères qui ne passent pas par le filtre du capitalisme.

Quel est le problème aujourd’hui? Il semblerait que c’est le capitalisme lui-même qui commence à abolir le travail, et par conséquent à s’abolir lui-même, dans la mesure où il n’existe pas en dernier ressort de capitalisme sans travail humain. C’est la grande contradiction que souligne Marx : le capitalisme, pour continuer de croitre, doit en finir avec les fondements de sa propre croissance, c’est à dire avec une richesse matérielle et sociale qu’il lui est toujours plus difficile de canaliser à travers la valeur. Cela peut le faire exploser.

L’activité humaine ne doit pas être mesurée à l’aune des critères du capital. Une partie du mouvement ouvrier traditionnel a été en ce sens fonctionnelle au développement du capitalisme. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, puisqu’ils ont conquis des droits sociaux à l’intérieur même de cette relation avec le capital. Mais la lutte des classes devient une lutte de droit commercial : si la force de travail est une marchandise, pourquoi ne pas chercher à la vendre le plus cher possible sur le marché ? Dans cette optique, on reste dans une relation entre des catégories qui sont celles du capital. Nous devons donc nous demander comment nous pouvons nous émanciper de cette emprise de la valeur marchande, dans un contexte où la “marchandise humaine” est de plus en plus difficile à  vendre sur le marché du travail…

LVSL : La valeur travail est une composante centrale de nos sociétés. On stigmatise constamment ceux qui n’ont pas accès à l’emploi, les bénéficiaires de prestations sociales, régulièrement repeints en « assistés » et en « fainéants ». Dès lors, comment peut-on élaborer une stratégie politique autour de l’émancipation de la valeur travail ? Lors de l’élection présidentielle française, le revenu universel de Benoît Hamon n’a pas soulevé les foules. Le candidat de gauche qui a recueilli le plus de suffrages, Jean-Luc Mélenchon, défendait davantage une relance de l’activité et la création d’emplois, des conditions de  travail dignes pour les salariés ainsi qu’une Sécurité sociale intégrale.

On aurait tort de fétichiser une mesure comme le revenu universel, qui est elle-même sujette à discussion. On en parle jusqu’au FMI, à l’OCDE, ou dans la Silicon Valley. Il existe des lectures ultralibérales du revenu de base. C’est la raison pour laquelle il faut d’abord définir le contexte, l’orientation politique générale dans laquelle s’inscrit la mesure. Si le revenu universel est uniquement envisagé comme une manière d’en finir avec la pauvreté, il me semble qu’il s’agit là d’une idée dangereuse. Car sans vision d’ensemble, le revenu de base risque bien, sous la pression néolibérale, d’être mis en place en tant que substitution à d’autres droits comme l’éducation et la santé publiques. C’est un peu l’idée du « chèque éducation » de Milton Friedman.

“Nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté.”

Ce qu’il faut disputer, c’est donc le sens que l’on donne au revenu universel. Fondamentalement, nous ne parlons pas tant de mesures politiques que de la manière dont nous décidons de gérer notre temps, pour faire en sorte que tout le monde ait accès à d’autres activités que l’emploi – telles que la politique. C’est une lutte profondément idéologique. Dans les enquêtes, lorsque l’on demande aux gens s’ils arrêteraient de travailler en cas de perception d’un revenu de base, la plupart répond « non ». Mais si on leur demande s’ils pensent que les autres arrêteraient de travailler, ils répondent « oui ». Ce n’est pas naturel, c’est profondément idéologique : cette méfiance envers les pauvres est le fruit d’un modèle économique, social et culturel basé sur l’économie de l’offre et la théorie du ruissellement. Cette idéologie selon laquelle si les riches vont bien, s’ils maximisent leurs profits, cela finira par ruisseler sur l’ensemble de la société, pour le plus grand bénéfice de tous. Ainsi, nous avons confiance dans les profits privés, mais nous nous méfions du fait que tout le monde puisse bénéficier d’un minimum vital garanti, car cela reviendrait à promouvoir l’oisiveté, la désaffection des gens vis-à-vis du travail.

La caractéristique du salariat, comme l’explique bien Frédéric Lordon, est la dépendance : le fait que la reproduction matérielle du salarié dépende d’une tierce personne. Mais si la relation salariale était moins subordonnée à cette logique de dépendance, chacun aurait la capacité de décider de son propre temps, et pourrait par conséquent rejeter les contrats précaires.

Au lieu de parler de revenu universel, nous devrions parler de ce que nous faisons du temps. On dit souvent que si la sécurité se définissait en autonomie vis à vis du travail, cela désinciterait la recherche d’emploi. Mais à l’inverse, moi je souhaite vivre dans une société au sein de laquelle personne ne se voit contraint d’accepter un travail précaire, je veux une société dans laquelle on puisse rejeter le travail. Car lorsqu’une société a la possibilité de rejeter le travail, elle améliore ses conditions de vie, c’est ce que l’on retrouve derrière toute avancée historique.

Je ne connais pas en détails la perspective de Jean-Luc Mélenchon. Mais je crois que l’on reste souvent dans l’idée d’une société qui continue à fonctionner sur la base du plein-emploi, d’un volume de travail qui garantisse que la majorité de la population se structure par son incorporation sociale à travers le travail rémunéré. Rien n’empêche de réorienter l’investissement vers l’économie verte et la création d’emploi. Ce que je mets en doute, c’est l’horizon du plein emploi qui correspond à un format de société qui, je crois, ne reviendra pas.

 Je crois que nous avons l’opportunité, au XXIe siècle, de remédier à cette précarité qui apparaît aujourd’hui comme une servitude, en construisant l’identité et la reconnaissance sociale au-delà du travail rémunéré. C’est ce que préconisait André Gorz : passer d’une société du pluri-emploi, dans laquelle nous sommes contraints de cumuler les emplois mal payés, à une société de la multiactivité, dans laquelle le travail rémunéré n’est pas au centre de nos biographies tandis que d’autres types d’activités peuvent être valorisés socialement. Une société dans laquelle nous ne tirerions pas nos revenus et notre sécurité exclusivement du travail rémunéré. 

LVSL : Notre attachement à la valeur travail relève donc d’une certaine manière de la servitude volontaire ?

Oui, c’est là qu’entre en ligne de compte la figure du “doer”. Aujourd’hui, être actif en permanence et pouvoir dire « je n’ai pas le temps » est devenu une forme de distinction, une manière d’accéder à un statut social. C’est la logique du businessman : être busy, c’est-à-dire être toujours occupé. Nous sommes invités à devenir nos propres marques, à devenir nos propres entreprises. La classe laborieuse, qui auparavant rejetait l’usine et les rythmes de la chaîne de montage, est aujourd’hui appelée à se construire en devenant l’entreprise d’elle-même.

“Etre actif en permanence et pouvoir dire “je n’ai pas le temps” est devenu une forme de distinction. C’est la logique du businessman : être busy, c’est à dire toujours occupé.”

Face à cela, les imaginaires réchauffés des années 1950-1960 ne font pas le poids. La gauche en est venue à défendre ce qu’elle critiquait il y a quarante ans, à défendre ce que nous considérions auparavant comme une limite à l’émancipation humaine. Aujourd’hui, les objectifs se résument à obtenir des conditions de travail dignes et de meilleurs salaires. C’est très bien, évidemment, mais nous devons forger une nouvelle utopie dans laquelle il soit possible de croire que l’on peut vraiment changer la vie, et pas seulement actualiser le modèle existant en lui appliquant des rustines.

LVSL: Ne pensez-vous pas qu’une mesure comme le revenu universel peut rebuter les milieux populaires, qui tendanciellement valorisent davantage le travail et l’effort ? D’aucuns diraient qu’il s’agit d’une revendication adressée à la petite bourgeoisie urbaine…

C’est la raison pour laquelle il faut construire un imaginaire puissant, qui ne se crée pas du jour au lendemain, dans lequel une proposition comme le revenu de base ne soit pas interprétée comme « gagner de l’argent à ne rien faire ». Le problème avec cette vision des choses, c’est qu’elle sous-entend que « faire quelque chose » est synonyme de travail rémunéré, et rien d’autre.

Pour que les gens acceptent de franchir le pas vers ce type de politiques qui leur semblent aujourd’hui étranges, irréalistes, il faut fondamentalement commencer par générer un climat de confiance. J’en viens ici au cas de Podemos : nous cherchons à créer de la confiance là où nous gouvernons déjà, à travers les mairies du changement. Nous devons vaincre l’idée de peur, l’idée selon laquelle si nous gouvernons, tout va partir en vrille. En créant la confiance, on construit des ponts avec les gens les plus frappés par la crise qui jusqu’ici n’osent pas les traverser. Ce n’est pas une simple question de pédagogie, il ne s’agit pas de convaincre les gens un par un. Il s’agit de rendre ce que nous proposons plus désirable. Le capitalisme le fait très bien, dans toutes les sphères de vie. 

Par exemple, on critique beaucoup le gangsta rap pour ses obscénités, pour son rapport idolâtre à l’argent. Mais en réalité, il ne fait que mettre en évidence ce qui mobilise les passions du néolibéralisme : la femme comme marchandise, la possibilité de dépenser l’argent durement gagné au travail, etc. C’est quelque chose d’inconscient, de transversal.

Une structure idéologique que l’on retrouve tant chez Coca Cola que chez Daesh. Il suffit de comparer le dispositif de communication de Daesh et celui d’Al-Qaeda à l’époque de Ben Laden, pour constater de profondes mutations. D’un type reclus dans une cave et filmé en mauvaise qualité, on est passé à une structure communicationnelle révolutionnaire qui s’approprie les modèles d’Hollywood, les codes de jeux vidéos comme GTA. Ce n’est pas Call of Duty mais Call of Djihad. Il y a ici un élément fondamental : ils n’ont pas renoncé à la projection d’un horizon communautaire basé sur la joie. Daesh apporte la mort, mais leurs images ressemblent à des publicités de Benneton, pleines de couleurs et de sourires. Ils ne s’adressent pas tant à la jeunesse à travers la religion qu’à travers la promotion d’un mode de vie. C’est aussi ce que vend Coca-Cola, et n’importe quel type de publicité : une manière de voir le monde, de rendre désirable le mode de vie que tu défends.

Pour en revenir à notre sujet, le débat ne peut pas se réduire à “revenu universel : oui ou non”, il relève de la construction nécessaire d’un imaginaire plus désirable. Un imaginaire qui rende désirable une autre manière de vivre, tout particulièrement pour les plus démunis, qui sont précisément ceux qui pensent le plus que la politique ne sert à rien, que les choses ne peuvent pas changer. Ils ont besoin de plus de garanties, de plus de confiance.

LVSL : Il peut sembler bien difficile d’envisager ce nouvel imaginaire et de l’incarner politiquement, tant l’hégémonie néolibérale est solidement installée. En France, Emmanuel Macron représente parfaitement cette idée d’ “utopie” néolibérale, fondée sur l’idée d’une France qui avance…

Absolument. On a notre propre version en Espagne avec Ciudadanos et son leader Albert Rivera, qui tentent de jouer sur l’effet Macron, mais sans disposer de la même base sociale. L’électorat du PP est plus conservateur, souvent rural et très âgé, c’est la raison pour laquelle le discours de Ciudadanos ne porte pas autant.

Bien souvent, les débats sur le populisme nous conduisent à affirmer la chose suivante : “est populiste toute force politique qui critique l’état actuel des choses”. Dans les sommets européens, on parle du populisme comme du grand défi, soit dit en passant sans jamais s’interroger sur les raisons qui poussent les gens à se méfier de ces structures européennes profondément autoritaires qui leur tournent le dos.

“On observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique (…) On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat.”

Toujours est-il qu’il semble y avoir une opposition entre le “modèle Podemos” et le “modèle Le Pen”, comme s’il ne pouvait y avoir que deux formes de populisme. Mais entre les deux, on observe le néolibéralisme adopter une forme politique propre, qu’on pourrait qualifier de populisme néolibéral ou de populisme technocratique. Ce populisme néolibéral déplace les catégories du domaine des ressources humaines et du développement personnel dans la sphère politique.

L’hégémonie de ce modèle culturel est déjà solidement installée grâce aux publicités, aux programmes de télévision. On l’observe dans les discours d’Emmanuel Macron sur l’entreprenariat, ou chez le président argentin Mauricio Macri. C’est un populisme qui ne renonce pas à l’aspiration à créer une communauté. Tout comme la vague de l’économie collaborative, à l’instar d’Airbnb, son discours part du commun, du désir de collaborer, de créer un nouveau “nous”.

Ce populisme a été mis de côté, alors même qu’il oblige d’autres acteurs à se positionner par rapport à lui. Marine Le Pen, par exemple, se macronise, du moins je le crois. J’ai remarqué cette publicité du Front national à destination des futurs adhérents, avec deux jeunes filles à bicyclette, on aurait dit une publicité pour Vodafone. On voit bien qu’il y a une structure idéologique qui va au-delà des partis, que partagent le discours publicitaire et les discours politiques. D’une certaine manière, on assiste à la fusion entre le marketing et la politique, les deux éléments devenant désormais indissociables.

Aujourd’hui, aucun projet politique, qu’il s’agisse de celui de Macron, de Le Pen ou de Mélenchon, ne peut espérer convaincre simplement par la pédagogie. L’être humain est rationnel, mais il est aussi passionnel. Il ne suffit pas d’attendre que l’adversaire se trompe, il faut proposer un avenir attractif, désirable.

LVSL : Dans les meetings de Podemos, les participants scandent “Oui, c’est possible”, comme s’ils se projetaient dans un horizon positif. En France en revanche, il est plus fréquent d’entonner “Résistance !” …

Pour le Français plus ou moins politisé, qui regarde les JT de temps en temps, il est nécessaire de générer des perceptions. Le discours ne se réduit pas à des mots. Dans notre société saturée de stimuli publicitaires qui cherchent à capter le “temps de cerveau humain disponible”, comme le disait l’ancien PDG de TF1 en France, nous sommes contraints de combattre un capitalisme qui a incorporé la communication comme une base fondamentale de son développement. Communication et communauté partagent d’ailleurs la même racine étymologique : la communication, c’est une manière de créer une communauté. Dès lors, on ne peut pas se contenter de dire “résistance, résistance”.

Je crois que dans la campagne présidentielle française, Jean-Luc Mélenchon est passé de “Résistance” à “Je suis le futur président de la République”. C’est ce qui fait la différence. En adoptant exclusivement une position de résistance, on tend à s’enfermer dans une situation de subordination, on renonce à créer une contre-hégémonie. Car on se limite à remplir un rôle subalterne dans une configuration de répartition du pouvoir déjà donnée, au lieu de disputer l’hégémonie de l’adversaire.

Par exemple, si Podemos en venait à débattre avec le PSOE pour savoir lequel des deux partis est le plus à gauche, nous ne pourrions que perdre. Car le PSOE expliquera qu’ils sont la maison commune de la gauche et que Podemos doit la rejoindre. C’est la raison pour laquelle actuellement, le PSOE tient tant à préciser qu’ils représentent la gauche. Et c’est ce pourquoi nous avons renversé l’échiquier politique en expliquant que le problème n’est pas de savoir si les gens ont voté pour le PSOE ou pour le PP, le problème provient du fait qu’il y a une élite qui travaille pour des intérêts privés au mépris de ce que les gens décident. Il y a une majorité, et une minorité. Il s’agit donc de déterminer où situer le curseur, de quelle manière on interpelle les citoyens à travers le discours. Il est possible de le faire à travers les mots, les images, les idées que l’on projette.

“L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un futur proche, un futur-déjà-là.”

Le succès rencontré par Manuela Carmena [actuelle maire de Madrid, soutenue par Podemos] n’est pas tant le fruit des mots qu’elle prononce que de l’image qu’elle dégage, une image de confiance et d’authenticité. L’enjeu consiste donc à construire la confiance dans l’idée qu’une autre France est possible. On ne peut construire cette confiance que si l’on est capable d’annoncer un  futur proche, un futur-déjà-là. En d’autres termes, il est nécessaire de retourner l’idée classique de l’avant-garde, cette idée selon laquelle le parti détiendrait un savoir méconnu de la société et qu’il suffirait de diffuser le message à cette dernière pour la convaincre. Non : la société est en avance sur les partis. Il faut donc ouvrir la structure des opportunités pour que la société façonne un futur dans lequel personne ne sera laissé pour compte, une France à la hauteur de son peuple.

Pour moi, trois options distinctes se profilent dans nos sociétés : une société d’entrepreneurs condamnée à l’échec, fondée sur la compétition perpétuelle, des individus endettés et destinés à se vendre comme des marques de vêtement. Cette société de l’insécurité, sur le modèle des Hunger Games, c’est celle de Macron.

La seconde option, c’est le repli identitaire sur la base d’un passé mythifié, construit en opposition à un parasite qui dénaturerait la pureté et la bonté du corps social français : les immigrés, les arabes. Dans cette optique, la solution consisterait à se libérer du parasite pour retrouver la pureté du peuple français. Cette vision ne critique jamais l’économie politique, ne s’intéresse jamais aux causes structurelles de la crise. Ce modèle, c’est celui de Le Pen.

La troisième option, c’est la réinvention démocratique. Et nous rentrons là dans un débat plus vaste : que faire avec l’Europe ?

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.
Traduction réalisée par Vincent Dain.

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