Anatomie du procès politique contre Cristina Kirchner

© Elena Malari pour Le Vent Se Lève

Après Lula, après l’ex-chef d’État équatorien Rafael Correa (condamné à huit ans de prison), c’est la vice-présidente argentine Cristina Kirchner qui écope d’une sentence de six ans de prison – pour attribution illicite de marchés publics. Si sa fonction lui confère l’immunité, le retentissement est considérable dans la vie politique du pays. L’opposition menée par l’ex-président Mauricio Macri crie au scandale de corruption. Les partisans de Cristina Kirchner – soutenus par une grande partie de la gauche latino-américaine – dénoncent de multiples vices de procédure et la dimension politique de la justice argentine. Au-delà de la rupture de la présomption d’innocence et de la partialité des juges, ils cherchent à mettre en lumière des liens incestueux entre le pouvoir judiciaire, le monde médiatique, les élites économiques et l’entourage de l’ex-chef d’État Mauricio Macri.

C’est pour « administration frauduleuse » que la vice-présidente Cristina Kirchner a été condamnée à six ans de prison. Elle est accusée d’avoir organisé une vaste affaire de surfacturations et d’allocation illicite de fonds durant sa présidence (2007-2015) en faveur de l’homme d’affaires Lázaro Baez. C’est plus d’un milliard de dollars que celui-ci aurait perçu par l’entremise de marchés publics, à l’issue de 51 contrats conclus avec les autorités argentines. Protégée par sa fonction de vice-présidente, Cristina Kirchner échappe pour le moment à la prison. Elle peut également recourir en appel à des instances supérieures : la Chambre de cassation, puis la Cour suprême. Il n’en demeure pas moins que sa condamnation porte un coup significatif au gouvernement de coalition qu’elle dirige aux côtés du président Alberto Fernandez.

Pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire

La temporalité du jugement interroge. Depuis son élection en 2007, Cristina Kirchner a fait l’objet de nombreuses demandes de mise en examen. La grande majorité d’entre elles n’ont pas été retenues, faute d’éléments probants. Les choses changent en 2015 lorsqu’elle termine son mandat et que le candidat qu’elle soutenait perd l’élection face à Mauricio Macri – partisan d’une libéralisation à marche forcée de l’économie et d’un rapprochement diplomatique avec les États-Unis. Les autorités judiciaires multiplient alors les procédures contre Cristina Kirchner.

Elle est notamment mise en cause dans le cas « Mémorandum contre Iran » et « Vialidad ». Le premier concerne un sordide attentat terroriste perpétré contre la communauté juive de Buenos Aires en 1994 supposément commandité par la République islamique d’Iran – ce que celle-ci a toujours nié et alors que d’autres pistes existent concernant cette attaque-, que la présidente Kirchner aurait protégée à dessein pour conserver ses bonnes relations diplomatiques avec le pays1. Le second concerne les surfacturations supposément effectuées en faveur de Lázaro Baez.

La nature des éléments avancés contre Cristina Kirchner pose question. Certains ont été obtenus grâce à des écoutes illégales de l’ancienne présidente – ses défenseurs avancent qu’elles proviennent des services argentins, dont l’opacité a été renforcée durant la présidence Macri

Ces procès coïncident avec des nominations de personnalités politiquement alignées sur le chef d’État Mauricio Macri à la tête de plusieurs organes judiciaires, au prix de nombreuses entorses à la légalité et de modifications législatives a posteriori. Cinq jours seulement après son élection, Mauricio Macri désigne par décret deux juges à la tête de la Cour suprême et court-circuite le Sénat – dont l’approbation aurait été requise s’il avait suivi une procédure ordinaire.

L’Unité d’information financière (UIF) et l’Officine anti-corruption (OA), deux organes qui possèdent des pouvoirs étendus en termes d’investigation et de saisine des autorités judiciaires, voient leur direction renouvelée. L’UIF est confiée à Mariano Federici, ancien conseiller au Fonds monétaire international (FMI), tandis que l’OA est remise à Laura Alonso, une députée membre du parti de Mauricio Macri. Elle était alors l’une des principales figures publiques réclamant la mise en accusation de l’ex-présidente dans l’affaire « Mémorandum contre Iran »2. Puisqu’elle n’était pas avocate, condition nécessaire pour prendre la tête de l’OA, Mauricio Macri a du modifier les statuts de l’organe par décret3.

La nomination de ces personnalités – notoirement et violemment hostiles à Cristina Kirchner – a fait craindre une « politisation » d’organes censés demeurer indépendants de l’orientation idéologique de l’exécutif. L’UIF et l’OA deviennent rapidement partie prenante dans les divers procès initiés contre l’ex-présidente. Il leur est reproché de rouvrir des dossiers déjà clos par les institutions judiciaires.

À l’inverse, plusieurs personnalités qui ont pris la défense de Cristina Kirchner sont limogées par le président Macri4. Le cas de la procureure générale Alejandra Gils Carbó est emblématique. Celle-ci fait l’objet d’une campagne d’intimidation médiatique, tandis que l’exécutif cherche à la démettre. Le média conservateur Clarín va jusqu’à publier le numéro de téléphone portable de sa fille de 26 ans

Loin de déplorer ce climat de tensions, le président Macri lui-même déclare publiquement que la procureure générale ne détient pas « l’autorité morale » nécessaire pour exercer cette fonction. Acculée, elle finit par démissionner en décembre 2017.

Eduardo Casal, qui partage les vues de Mauricio Macri, est alors nommé par ce dernier – au prix d’une entorse légale : le Sénat, dont deux tiers des membres doit approuver la nomination, n’est pas convoqué5. L’autonomie de cet organe est alors fortement réduite par rapport au pouvoir exécutif. Il possède des prérogatives étendues en termes d’investigation – et récoltera des informations à charge qui seront brandies contre les partisans de Cristina Kirchner durant les procès.

Une autre réforme significative renforce la capacité de l’exécutif à recueillir des informations confidentielles. En mai 2016, Mauricio Macri initie une refonte de l’Agence fédérale des renseignements intérieurs (Agencia federal de inteligencia, AFI)6, qui consacre le secret de l’allocation de certains fonds. En a-t-il profité pour mettre sur écoute l’ancienne présidente, à présent cheffe de file de l’opposition ? C’est ce dont ses partisans accuseront Mauricio Macri, des années plus tard, dans le cadre de l’affaire « Vialidad », lorsqu’il a été découvert que les accusateurs possédaient des enregistrements illégaux de celle-ci…

Collusion entre l’exécutif et les instances judiciaires ? Les défenseurs de Cristina Kirchner pointent également le rôle des organes de presse – pour la plupart propriété de grandes fortunes nationales. « Des juges et procureurs bien identifiés ont réenclenché des procédures à des moments politiques clefs, cherchant à trouver un écho auprès des principaux médias », dénonce la chercheuse Silvina Romano7. Ils dénoncent un « harcèlement judiciaire » : sur les 650 demandes de mise en examen de l’ex-présidente, six personnes en ont effectuées entre 20 et 70. « Cette dynamique destinée à générer un consensus médiatique à l’encontre de Cristina Kirchner s’est fortement radicalisée l’année qui a précédé les élections présidentielles [de novembre 2019 NDLR] ».

Une affaire a récemment fait les choux gras des partisans de Kirchner. Elle concerne un séjour dans une villa luxueuse financé par le groupe médiatique Clarín, d’obédience conservatrice. On y trouve des hauts-fonctionnaires proches de l’ancien président Macri, des hommes de média ou des figures juridiques clefs de l’opposition à Cristina Kirchner

Ils pointent du doigt une presse borgne, qui scrute par le menu chacune des rumeurs touchant Cristina Kirchner, mais ignorent les nombreux cas de corruption qui éclaboussent Mauricio Macri. Le nom de ce dernier apparaît au sein des Panamá papers, dans la comptabilité d’une société offshore siégeant aux Bahamas7. Il est à l’origine du scandale « correo argentino » : une fois élu président, Macri aurait tenté d’effacer une dette contractée par sa famille envers l’État argentin. Mais le procureur en charge de cette affaire, Juan Pedro Zoni, a été démis en 2018 par le procureur général Eduardo Casal lui-même nommé par Macri… Il est également compromis dans l’affaire Odebrecht, la fameuse multinationale brésilienne du BTP ayant arrosé de nombreux politiciens latino-américains. Si au Brésil ce scandale est à l’origine de l’emprisonnement de Lula, si en Équateur il a conduit à une peine de prison de huit ans pour Rafael Correa, en Argentine la presse est demeurée relativement silencieuse concernant Mauricio Macri, et les autorités judiciaires n’ont jamais inquiété le président…

Vices de procédure

Dans l’affaire « Vialidad », c’est d’abord sur l’aspect juridique que les défenseurs de Cristina Kirchner interpellent. « Il y a de multiples vices de procédure. En aucun cas il ne s’agit d’un procès ordinaire. Plusieurs garanties ont été violées », tranche Elizabeth Gomez Acorta, ex-ministre des femmes d’Argentine.

C’est d’abord le manque d’impartialité des juges qui est déplorée. La Constitution argentine précise qu’en aucun cas un juge ne peut prononcer une sentence s’il existe un « soupçon ou une crainte de partialité » à l’encontre de l’accusé. Or Rodrigo Giménez Uriburu, l’un des trois juges à avoir prononcé la sentence contre Cristina Kirchner, a été aperçu jouant au football dans l’une des résidences personnelles de l’ex-président Mauricio Macri

La nature des éléments avancés contre Cristina Kirchner pose également question. Certains ont été obtenus grâce à des écoutes illégales de l’ancienne présidente – ses défenseurs avancent qu’elles proviennent des services argentins, dont l’opacité a été renforcée durant la présidence Macri. D’autres l’ont été par l’entremise de témoignages non pas prononcés devant les juges, comme le veut la procédure, mais lus par des intermédiaires – ce qui contrevient au code pénal argentin8.

Enfin, la défense de Cristina Kirchner déplore la violation de sa présomption d’innocence, et l’inversion de la charge de la preuve. Les multiples contrats supposément surfacturés en faveur de Lázaro Baez lui ont été attribués dans le cadre des budgets nationaux, qui ont tous été approuvés par l’Assemblée et vérifiés par des organes de contrôle autonomes. L’accusation avance que les parlementaires et les membres de ces organes auraient reçu des pots-de-vin et cédé à des entreprises de manipulation. De ceux-ci, aucune trace matérielle n’a pu être trouvée ; simplement des témoignages, dont certains n’ont pas même été prononcés par leur auteur dans l’enceinte du tribunal…

Si l’accusation de « participation à une organisation criminelle » n’a pas été retenue par les juges, Cristina Kirchner a en revanche été reconnue comme « cheffe d’association illicite ». Ce n’est pas la première fois qu’un ex-chef d’État, en Amérique latine, est condamné à une peine significative sur la base de preuves aussi faibles. Lula, alors qu’il était membre de l’opposition, avait été emprisonné, alors même que le juge Sergio Moro, pièce maîtresse de son procès, avait admis dans un échange privé ne pas détenir de preuve de sa culpabilité. De la même manière, Rafael Correa avait été condamné à huit ans de prison pour « corruption » dans le cadre de l’affaire Odebrecht ; en l’absence de preuves matérielles concernant les liens supposés entre l’ancien président et des corrupteurs affiliés à la multinationale brésilienne, les accusateurs en avaient conclu à une « influence psychique » du premier sur les seconds…

Juges et médias

C’est ainsi que Cristina Kirchner, soutenue par l’ensemble de la gauche latino-américaine, se déclare victime d’une entreprise de lawfare – une guerre judiciaire que les élites argentines mèneraient contre elle. Juges, médias, pouvoirs économiques et organes proches de l’exécutif auraient-ils concouru pour persécuter ses partisans et renforcer le pouvoir néolibéral de Mauricio Macri ?

Une affaire, révélée par les journalistes Raúl Kollman et Irina Hauser, a récemment fait les choux gras des partisans de Kirchner. Elle concerne un séjour dans une villa luxueuse propriété du milliardaire Joe Lewis, proche de Mauricio Macri, financé par le groupe médiatique Clarín, d’obédience conservatrice. On y trouve des hauts-fonctionnaires proches de l’ancien président Mauricio Macri, comme Leo Bergroth, ancien chef des affaires juridiques de l’Agence fédérale de renseignement (AFI) – celle-là même qui est soupçonnée d’avoir mis sur écoute Cristina Kirchner. Des hommes de média, comme le spécialiste de campagnes électorales en médias numériques Tomás Reinke. Ou des figures juridiques clefs de l’opposition à Cristina Kirchner, comme Julián Ercolini, juge chargé de procès contre celle-ci à trois reprises.

Le groupe Clarín lui-même, propriété de grandes fortunes argentines, possédait quelques griefs à l’égard de l’ex-présidente. Celle-ci avait fait voter une « loi sur le secteur audiovisuel » qui visait à limiter la collusion entre secteur privé et médias. Malgré son adoption, une décision de justice – rendue par le magistrat Pablo Gabriel Cayssials, lui aussi présent à cette réunion – avait permis au groupe Clarín d’y échapper.

Les journalistes révèlent que les protagonistes ont édité de fausses factures pour faire croire qu’ils avaient payé leur déplacement – et non le groupe Clarín. Voir son déplacement défrayé par un groupe médiatique qui ne cache pas son orientation idéologique aurait en effet contrevenu à l’impératif d’impartialité des juges.

Si donc la gauche latino-américaine exagère parfois l’importance des collusions entre élites judiciaires, médiatiques et économiques ; s’il lui arrive de crier au « lawfare » pour éviter d’avoir à traiter les affaires de corruption en son sein ; si enfin elle surestime souvent le degré de coordination des juges et des médias lors des procès dont elle est régulièrement l’objet, est-elle uniquement paranoïaque ou de mauvaise foi lorsqu’elle dénonce ceux-ci comme « politiques » ?

Notes :

1 Une partie de l’opposition accusait Cristina Kirchner de cacher à dessein des éléments compromettants pour la République islamique d’Iran. Le décès du procureur Alberto Nisman, qui souhaitait l’inculpation de l’ex-présidente, a conféré à l’affaire une portée médiatique sans précédent. Retrouvé sans vie dans sa salle de bains en 2015, il a été érigé en martyr par l’opposition.

2 Amie personnelle du procureur Nisman, Laura Alonso a témoigné devant tribunaux et médias pour accréditer la thèse d’un meurtre par des partisans de Cristina Kirchner. La thèse d’un suicide – Alberto Nisman n’était parvenu à recueillir aucun élément probant contre l’ex-présidente – est aujourd’hui privilégiée.

3 Décret 226/15.

4 Comme le magistrat Eduardo Freiler et le juge Daniel Rafecas. Ce dernier s’opposait notamment à Alberto Nisman, à qui il reprochait de porter des accusations infondées contre Cristina Kirchner dans le cadre de l’affaire « Mémorandum contre Iran ».

5 Loi 24.946, art. 5.

6 Décret 656/2016.

7 Il s’agit de Fleg Trading : https://offshoreleaks.icij.org/nodes/15002701

8 Art. 393.

Affaire Chevron : la vengeance de la multinationale contre l’avocat qui avait plaidé la cause des indigènes

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©Cancilleria del Ecuador

En août dernier, pendant la deuxième année la plus chaude enregistrée, alors que l’incendie de la forêt amazonienne faisait rage, que la calotte glaciaire du Groenland fondait, et que Greta Thunberg était accueillie par des foules enthousiastes à travers tous les États-Unis, un autre événement d’importance pour le mouvement climat se déroulait : l’arrestation d’un avocat qui, pendant plus d’une décennie, a bataillé contre Chevron et la dévastation environnementale causée par le groupe en Amérique du Sud. Par Sharon Lerner, traduction Sarah Thuillier.


Peu d’articles de presse ont couvert l’arrestation de Steven Donziger, qui avait obtenu une condamnation de Chevron, en Équateur, à payer plusieurs milliards de dollars pour la contamination massive de la région de Lago Agrio, et s’était battu pour défendre les indigènes et les fermiers présents dans la région depuis plus de 25 ans.

Ainsi, le 6 août, Donziger quittait le tribunal du Lower Manhattan dans l’indifférence générale et prenait le train jusqu’à son domicile, équipé d’un bracelet électronique fraîchement attaché à sa cheville. A l’exception des rencontres occasionnelles avec son avocat, ou de tout autre rendez-vous judiciaire, il n’a pas quitté son domicile depuis.

« Je suis comme un prisonnier politique d’entreprise, » m’a récemment dit Donziger alors que nous étions assis dans son salon. L’avocat, 1,92 mètres, grisonnant, qui était souvent pris pour le maire de New York, Bill de Blasio, lorsqu’il pouvait encore arpenter les rues de la ville, était étonnamment stoïque et résigné vis-à-vis de la situation difficile dans laquelle il se trouve, lors de mes deux visites à l’appartement qu’il partage avec sa femme et leur fils de 13 ans.

Mais ce mercredi-là, alors que la lumière d’hiver faiblissait dans son salon et que le chargeur de son bracelet électronique de rechange clignotait sur une étagère près de nous, son optimisme concernant la bataille épique qu’il menait contre l’une des plus importantes compagnies pétrolières mondiales parut chanceler. « Ils essaient de m’anéantir. »

Donziger n’exagère pas. Pendant le procès équatorien contre Chevron, en 2009, la compagnie a clairement énoncé comme stratégie à long terme de le diaboliser. Depuis Chevron a multiplié les attaques envers Donziger, dans ce qui est devenu l’une des plus amères et des plus interminables affaires de l’histoire des lois environnementales. Chevron a engagé des détectives privés afin de suivre Donziger, a publié un article pour le diffamer, et a réuni une équipe juridique composée de centaines d’avocats appartenant à 60 cabinets qui ont mené une efficace campagne à son encontre.

De fait, Donziger a été radié du barreau et ses comptes bancaires ont été gelés. Désormais, il a un privilège sur son appartement, doit payer des amendes d’un montant exorbitant, et il lui a de plus été interdit de gagner de l’argent. Depuis le mois d’août, son passeport lui a été confisqué par le tribunal qui l’a également assigné à résidence. Chevron, dont la valeur boursière s’élève à 228 milliards, possède les fonds nécessaires pour poursuivre son acharnement envers Donziger aussi longtemps qu’il lui plaira.

Dans un communiqué envoyé par e-mail, Chevron a affirmé que « toute juridiction respectant les règles de la loi considérerait la décision frauduleuse du tribunal équatorien comme illégitime et inapplicable». Le communiqué affirmait également que « Chevron continuera à mettre tout en œuvre afin de mettre les acteurs de cette mascarade face à leurs responsabilités, y compris Steven Donziger, qui a usé de corruption et d’une série d’autres actes illégaux dans son entreprise équatorienne de mascarade judiciaire contre Chevron. »

Le processus qui a mené à la réclusion de Donziger était, tout comme que l’épique bataille légale dans laquelle il s’est engagé pendant plusieurs décennies, remarquablement inhabituel. Le confinement à domicile est son châtiment pour avoir refusé de produire son téléphone portable et son ordinateur, ce qui avait été requis par quelques avocats de Chevron. Pour Donziger, qui venait d’endurer 19 jours de dépositions et avait déjà fourni à Chevron une grande partie de son dossier, il était inacceptable d’accéder à cette demande. Il fit donc appel selon l’argument que cela nécessiterait qu’il viole l’engagement qu’il avait pris auprès de ses clients. Néanmoins, Donziger avait mentionné qu’il céderait ses appareils s’il perdait en appel. Mais, en dépit du caractère civil de cette affaire, le juge du tribunal fédéral qui présidait au litige entre Chevron et Donziger depuis 2011, Lewis A. Kaplan, l’a poursuivi pour outrage criminel.

Autre étrangeté légale, en juillet, Kaplan a désigné un cabinet privé pour poursuivre Donziger après que la cour de district des États-Unis pour le district sud de New York ait refusé de s’en charger, un fait presque sans précédent. De plus, et comme l’avocat de Donziger l’a souligné, il est probable que le cabinet choisi par Kaplan, Seward & Kissel, ait des liens avec Chevron.

Pour rendre l’affaire encore plus extraordinaire, Kaplan a contourné l’usuel système d’affectation aléatoire et a choisi lui-même une de ses proches connaissances, le juge de district Loretta Preska, pour superviser l’affaire défendue par le cabinet qu’il avait également choisi. C’est Preska qui a condamné Donziger à l’assignation à résidence et requis la saisie de son passeport, bien que Donziger se soit présenté au tribunal plusieurs centaines de fois, sans jamais menacer de s’y soustraire.

L’Equatorien Manuel Silva fournit les preuves d’un déversement d’hydrocarbures à Lago Agrio le 14 décembre 1998. Les indigènes équatoriens ont poursuivi Texaco, accusant la compagnie d’avoir transformé la forêt tropicale locale en une décharge de déchets toxiques par leur activité de forage pétrolier.

Un témoin mis en cause

Malgré les démêlés actuels de Donziger, le procès contre Chevron en Equateur fut une victoire spectaculaire. Ce feuilleton à rebondissements commence en 1993, lorsque Donziger et d’autres avocats portent un recours collectif à New York contre Texaco, en tant que représentants de plus de 30 000 fermiers et indigènes de la région amazonienne, concernant la contamination massive causée par les forages opérés dans la région. Chevron, qui a acquis Texaco en 2001, insiste sur le fait que Texaco a nettoyé la zone concernée et que le reliquat de pollution était le fait de son ancien partenaire, la compagnie pétrolière nationale d’Equateur.

A la demande de Chevron, les actions judiciaires concernant le « Chernobyl amazonien » furent transférées en Equateur, où les tribunaux étaient « impartiaux et justes », selon les mots des avocats de la compagnie dans une note ajoutée au dossier au moment de l’affaire. Le transfert en Equateur, où le système légal n’a pas recours aux jurés, a peut-être été également motivé par la possibilité de ne pas être confronté à un jury. Dans tous les cas, un tribunal équatorien s’est prononcé contre Chevron en 2011 et a condamné la compagnie à verser 18 milliards de compensation, un montant ultérieurement réduit à 9,5 milliards . Après des années à se débattre avec les conséquences sanitaires et environnementales de l’extraction pétrolière, les plaignants amazoniens appauvris avaient remporté un jugement historique sur l’une des plus importantes sociétés dans le monde.

Mais Donziger et ses clients n’ont pas eu le temps de savourer leur victoire sur Goliath. Bien que le jugement ait par la suite été défendu par la Cour Suprême Équatorienne, Chevron a immédiatement fait savoir qu’elle ne paierait pas. A la place, Chevron a déplacé ses actifs hors du pays, rendant ainsi la collecte de la somme impossible par les pouvoirs équatoriens.

Cette année, Chevron a rempli un formulaire de plainte du Racketeer Influenced and Corrupt Organizations act (RICO), la loi sur les organisations influencées et corrompues par le racket, à l’encontre de Donziger à New York City. Bien que la plainte demande à l’origine presque 60 milliards de dommages, ainsi qu’un procès civil comportant des pénalités financières de plus de 20 dollars permettant à l’accusé de se présenter à un jury, Chevron a abandonné ses revendications monétaires deux semaines avant le début du procès.

Dans son communiqué, Chevron déclare que la compagnie souhaite « centrer la plainte RICO sur l’obtention d’une injonction entravant la poursuite des méthodes d’extorsion de Donziger à l’encontre de la compagnie. »

En fait, le jugement fut rendu uniquement selon la volonté de Kaplan, qui décida en 2014 que le jugement équatorien était caduc, puisque obtenu par « fraude flagrante » et que Donziger était coupable de racket, extorsion, fraude électronique, blanchiment d’argent, obstruction à la justice et altération de témoignage. Cette décision s’articulait sur le témoignage d’un juge équatorien, Alberto Guerra, qui affirme que Donziger l’a payé pendant le premier procès et que le jugement à l’encontre de Chevron a été rédigé par une autre personne.

Guerra était un témoin controversé. Chevron avait eu l’occasion de le briefer à plus de cinquante reprises avant son témoignage, l’avait payé plusieurs centaines de milliers de dollars et avait arrangé l’installation du juge, accompagné de sa famille, aux États-Unis, assortie de l’allocation d’une généreuse somme mensuelle représentant 20 fois le salaire qu’il recevait en Équateur. En 2015, lorsque Guerra témoigna lors d’une procédure d’arbitrage internationale, il reconnut avoir menti et modifié son récit à plusieurs reprises. Selon Chevron, les inexactitudes présentes dans le témoignage de Guerra n’affectent en rien la foi qui doit être portée à ce témoignage. Pour sa part, le juge Kaplan affirme que « sa cour aurait rendu exactement le même jugement, avec ou sans le témoignage d’Alberto Guerra ». Dans sa déclaration, Chevron affirme que le départ de Guerra aux Etats-Unis s’est fait pour la protection de celui-ci et que la cour, après enquête, a conclu que les contacts entre la compagnie et le juge équatorien n’étaient rien d’autre que « appropriés et transparents ».

Les avocats de Donziger affirmèrent que les changements dans le témoignage de Guerra invalident ses accusations premières de corruption, lesquelles ont été continuellement niées par Donziger. En dépit de l’émergence de nouvelles preuves après l’issue du procès et de l’appel, le tribunal a refusé de considérer ces nouveaux éléments et a rendu un verdict défavorable à Donziger en 2016.

Si Donziger avait effectivement été accusé de corruption, un jury aurait affirmé la crédibilité de Guerra. A contrario, dans l’affaire RICO, une affaire civile, la décision concernant un témoin clé est revenue à une seule personne, Kaplan, qui a décidé de le croire. Cette décision a entraîné toutes les défaites judiciaires essuyées depuis par Donziger, selon certains observateurs de l’affaire Chevron.

« Dès que Kaplan a dit : « Je crois ce témoin ; je considère Donziger comme coupable d’avoir corrompu un juge », dès que ces mots ont été prononcés, c’en était fini de Donziger. C’était la pierre angulaire de toutes les autres accusations à son encontre. Et si l’on supprimait cette accusation, toutes les autres n’existaient plus. », affirme l’avocat et professeur de droit à Harvard, Charles Nesson. « Il a été condamné de façon effective pour corruption, sur la base des conclusions d’un seul juge, dans une affaire où la corruption n’était même pas au nombre des accusations », déclare Nesson à propos de Donziger. « J’enseigne les preuves, que vous devez prouver ce que vous affirmez. Mais la preuve dans cette affaire est des plus faibles. »

Nesson, qui a représenté Daniel Ellsberg dans l’affaire des Pentagon Papers et les plaignants dans l’affaire W.R. Grace, décrite dans le livre et le film « Préjudice », utilise l’affaire Donziger dans son cours « Procès équitable » comme exemple de procès résolument inéquitable. « Donziger incarne un individu engagé dans un procès civil aux rapports de force asymétriques qui peut désormais se voir refuser un procès équitable. », explique-t-il à ses étudiants.

Nesson est l’un des juristes qui pensent que Kaplan aurait un parti pris pour Chevron, une compagnie que le juge a présentée comme « une compagnie d’une importance considérable pour notre économie, qui emploie des milliers de personnes à travers le monde et fournit un ensemble de services tels que l’accès à du pétrole, de l’huile de chauffage et d’autres fuels et lubrifiants indispensables à notre vie quotidienne. »

A contrario, le juge a également fait montre d’une antipathie marquée pour Donziger, selon l’ancien avocat de ce dernier, John Keker, pour qui l’affaire n’est qu’une « farce dickensienne » dans laquelle « Chevron utilise ses ressources illimitées pour écraser le parti adverse et remporter le procès par la force plutôt que par le mérite. » Keker s’est retiré de l’affaire en 2013 après s’être rendu compte que « Chevron remplirait n’importe quel formulaire de plainte existant, sans se soucier que celle-ci soit sans fondement, dans l’espoir que le tribunal utilise ces plaintes contre Donziger.

L’interdiction de travailler, de voyager, de gagner de l’argent et de quitter son domicile, qui pèse actuellement sur Donziger, montre le succès éclatant de la stratégie de Chevron. Mais au moment même où sa vie est suspendue à l’issue de ce procès, l’affaire Donziger dépasse de loin l’importance de la vie de ce simple avocat.

« Cela ne devrait être rien de moins que terrifiant pour n’importe quel activiste défiant le pouvoir des grandes compagnies et de l’industrie pétrolière aux États-Unis. », déclarait Paul Paz y Miño, le directeur associé d’Amazone Watch, une organisation ayant pour objectif la protection de la forêt tropicale et du peuple indigène du bassin amazonien. « Ils ont bien montré qu’ils dépenseraient sans compter pour gagner cette affaire », dit-il à propos de Chevron. « Rien ne les arrêtera ».

C’est vraisemblablement pour les plaignants amazoniens que l’affaire Chevron peut être la plus dévastatrice, eux qui n’ont jamais reçu de verdict malgré les centaines de fosses à ciel ouvert remplies de déchets et les eaux contaminées et les sols sur lesquels ont été déversés des millions de litres de pétrole brut et des milliards de litres de déchets toxiques. Tout ce qui est arrivé à Chevron depuis est « bien peu de chose comparé au fait que Kaplan ait rendu les dommages effectivement causés par la compagnie complètement hors de propos », selon Nesson.

Mais les derniers rebondissement dans l’affaire Chevron pourraient également être particulièrement inquiétants pour les activistes du climat. A peine 20 sociétés sont responsables d’un tiers des gaz à effet de serre émis dans l’ère moderne ; Chevron se classe en deuxième position, derrière Saudi Aramco (Saudi Arabian Oil Company). Il est de plus en plus clair qu’agir contre la crise climatique nécessitera de se confronter à ces méga-émetteurs, dont les ressources allouées aux litiges éclipsent celles de n’importe quel individu.

Obliger Chevron et les autres compagnies à réparer les dégâts causés par leur production pétrolière accélérerait la transition écologique en vue de se passer des énergies fossiles, selon Rex Weyler, un défenseur de l’environnement qui a cofondé Greenpeace International et dirigé la première Greenpeace Foundation. « Si les compagnies pétrolières sont obligées de payer le véritable prix de leur production, ce qui inclut ces coûts environnementaux, cela rendra les systèmes d’énergie renouvelables plus compétitifs », affirme Weyler.

De même, Weyler a le sentiment que le mouvement pour le climat devrait se concentrer sur l’affaire Chevron, et la bataille judiciaire dans laquelle est engagé Donziger. « L’une des actions les plus efficaces que les activistes pour le climat pourraient réaliser actuellement pour changer le système serait de ne pas laisser Chevron s’en tirer avec la pollution de ces pays, que ce soit l’Equateur, le Nigeria ou n’importe quel autre endroit ». Alors que certains défenseurs des droits de l’homme et de l’environnement ont essayé d’attirer l’attention sur l’affaire Donziger et sur son harcèlement par Chevron, Weyler pense que les cris d’indignation devraient se faire entendre plus largement.

Après avoir vu ce qui était arrivé à Donziger et à certains de ses anciens alliés, poursuivis par Chevron en tant que « complices extérieurs », les gens pourraient avoir peur de s’élever contre les compagnies. Donziger lui-même vit dans la peur. Aucune peine n’est établie pour le cas où un juge vous déclare coupable d’outrage criminel envers le tribunal, ainsi Donziger passe ses journées à s’inquiéter de ce qui va lui arriver ensuite. « C’est effrayant », m’a-t-il dit. « Je n’ai aucune idée de ce qu’ils prévoient. »

Mais Weyler signale que Chevron, qui pourrait encore être forcée de s’acquitter du jugement à plusieurs milliards de dollars, prononcé à l’étranger, a également peur. « Ils ont peur d’un précédent. Chevron n’est pas le seul à être inquiet, l’industrie de l’extraction toute entière craint un précédent. » affirme Weyler. « Ils ne veulent pas être tenus responsables de la pollution causée par leur activité. »

Article initialement paru sur le site de The Intercept et traduit par Sarah Thuillier pour Le Vent Se Lève.

« We’re going to impeach the motherfucker » : la présidence Trump en péril

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© Marc Nozell / Wikimedia Commons

Cette fois, Donald Trump n’y échappera pas. Malgré la réticence des cadres du Parti démocrate, la Chambre des représentants vient de lancer une procédure de destitution contre le président américain. Si elle reste quasiment assurée d’échouer au Sénat, une telle initiative devrait peser lourdement sur le rapport de force politique et la campagne présidentielle de 2020. Explications par Politicoboy.


Depuis les élections de mi-mandat et la victoire du Parti démocrate à la Chambre des représentants du Congrès, le spectre d’une procédure de destitution hante la Maison Blanche. Tout juste élue, la démocrate socialiste Rachida Tlaib proclame devant ses militants « On va destituer cet enfoiré* ». Dès mars 2019, de nombreux démocrates issus de l’aile gauche du parti prennent position en faveur d’une procédure de destitution, citant le racisme du président, son soutien implicite aux néonazis, sa corruption patente, ses multiples abus de pouvoir et sa violation des lois de financement de campagne via un paiement illégal à une star du porno. Mais Nancy Pelosi, la cheffe de la majorité démocrate à la Chambre des représentants et troisième personnage de l’État, s’oppose à une telle procédure, affirmant que Trump « n’en vaut pas la peine ». Derrière cette affirmation se cache la crainte qu’une tentative de destitution renforce Donald Trump.

En effet, l’impeachment est à l’initiative de la Chambre, mais une fois les commissions parlementaires achevées et les articles justifiant la destitution votés, c’est au Sénat de trancher. Cette institution se mue alors en tribunal et instruit les différents chefs d’accusation, avant de rendre son verdict. Deux tiers des sénateurs doivent voter en faveur de la destitution pour qu’elle soit effective. Soit, dans la configuration actuelle, 47 sénateurs démocrates et vingt sénateurs républicains. Il s’agit d’une procédure purement politique.

Plutôt que de se précipiter dans une telle aventure, le camp démocrate attendait les conclusions de l’enquête du procureur Mueller sur le RussiaGate, censé délivrer le coup de grâce en prouvant la collusion de Donald Trump avec le Kremlin pendant la présidentielle de 2016. Ce fut un double fiasco. Publié en avril, le rapport Mueller prouve l’absence de collusion. Il détaille néanmoins dix situations où Trump a commis ce qui s’apparente à une obstruction de la justice, faute qui avait provoqué la chute de Richard Nixon. Dans l’espoir de convaincre le public, passablement désabusé par l’effondrement de la théorie du complot russe, les démocrates convoquent le procureur Mueller à une audition au Congrès. Second fiasco : Mueller apparaît cognitivement limité et peu coopératif. Après le mythe de la collusion, celui du procureur implacable s’effondre en direct à la télévision.

Trump semblait avoir miraculeusement échappé à la procédure de destitution. Mais pendant que les principaux médias le déclaraient tiré d’affaire, un vaste mouvement d’activistes augmentait la pression sur les élus démocrates, avec un succès croissant. La plupart des candidats à la présidentielle de 2020 et une majorité des membres de la Chambre se rallient à la cause. Il manquait cependant un motif suffisant pour convaincre les cadres du parti. Jusqu’à ce que l’affaire ukrainienne éclate.

L’affaire ukrainienne rend la procédure de destitution inévitable pour Nancy Pelosi

En septembre, la presse sort une série de révélations sur l’existence d’une conversation au cours de laquelle Donald Trump aurait fait pression sur le président ukrainien Volodymyr Zelensky pour qu’il enquête sur Joe Biden, alors favori des primaires démocrates et donné à 14 points d’avance face à Trump [1].

L’origine du scandale provient d’un signalement effectué par un membre des services de renseignements. Conformément à la procédure prévue pour les lanceurs d’alerte, ce fonctionnaire dépose une plainte à sa hiérarchie pour alerter sur le comportement du président. Ni son identité ni le contenu du document ne sont rendus publics. Mais confronté aux révélations de la presse, Trump reconnaît publiquement la nature de la conversation, tout comme son avocat personnel Rudy Giuliani, directement mis en cause par le signalement. Il serait également question d’un chantage reposant sur la suspension d’une aide militaire de 400 millions de dollars promise à l’Ukraine. Sur ce second point, Trump confirme puis rétracte la version relayée par la presse. [2]

Outre les actes de collusion avec une puissance étrangère pour obtenir un gain politique personnel en vue d’une élection, le fait que cette conversation a eu lieu le lendemain de l’audition du procureur spécial Robert Mueller provoque l’outrage des démocrates. En clair, à peine tiré d’affaire dans l’épisode russe, Trump s’est précipité pour conspirer avec le pouvoir ukrainien, ce qui montre un mépris croissant pour la loi électorale et la Constitution.

Pour les démocrates, le coût politique de l’inaction va rapidement excéder le coût présumé d’une procédure de destitution. Si l’impeachment risque de mobiliser la base électorale de Donald Trump, ne rien faire peut démotiver celle des démocrates. Or, les cadres du parti trainent les pieds depuis des mois. Non seulement sur la question de la destitution, mais également dans leurs enquêtes parlementaires censées faire toute la lumière sur les abus de pouvoir du président et l’usage de sa fonction à des fins d’enrichissement personnel. Selon The Intercept, ce surprenant manque de pugnacité s’explique par de mesquines querelles politiciennes au sein de la Chambre des représentants, et des calculs personnels douteux. [3]

Cette inaction accroît la frustration des électeurs démocrates. Jon Favreau, ancienne plume d’Obama et animateur du podcast Pod Save America dont l’audience dépasse allègrement celle de CNN, résumait le sentiment général des militants qu’il contribue régulièrement à mobiliser : « C’est complètement fou. […] C’est pathétique. Ce n’est pas ce pour quoi on s’est battu si durement en 2018 ».

Pendant la pause estivale, les élus démocrates ont été violemment confrontés par leurs électeurs. Furieux, ces derniers les ont pris à parti devant leurs permanences parlementaires, lors des traditionnels Town Hall ou en les interpellant directement dans leur vie quotidienne, au supermarché ou dans la rue. « On s’est fait botter le cul tout l’été », confiait un élu. [4] À la colère des activistes s’ajoute le spectre des primaires. Pour les élections de 2020, un nombre record de démocrates font face à des candidatures dissidentes issues de leur propre parti.

Cette dynamique s’explique par le fonctionnement de la Chambre des représentants. Du fait des efforts de gerrymandering et de la géographie du vote, la majorité des 435 circonscriptions sont acquises à une des deux formations – le Queens, dans l’État de New-York vote à 70 % démocrate, par exemple. Le Parti démocrate a remporté une majorité confortable en 2018 (235 sièges), mais cela a nécessité de faire basculer des circonscriptions très disputées. Or, ces sièges ont principalement été gagnés par des candidats centristes. Pour les protéger en 2020, où l’ensemble de la Chambre sera renouvelée, Nancy Pelosi a adopté une ligne politique de centre droit, refusant de déclencher rapidement une procédure de destitution ou d’organiser un vote sur les projets ambitieux comme la réforme de la santé Medicare for all et le New deal vert, préférant concentrer le travail législatif sur des propositions de loi qualifiées de « modérées ». Les sondages effectués dans ces circonscriptions montrent également un manque de soutien de l’opinion pour une procédure de destitution, ce qui n’encourage pas la prise de risque.

La stratégie de Pelosi exigeait des deux cents élus plus progressistes et issus de circonscriptions acquises aux démocrates qu’ils se sacrifient pour une poignée de collègues centristes. Deux éléments viennent d’inverser cet équilibre. D’abord, la multiplication des primaires met en danger les élus qui s’opposent à la destitution uniquement par solidarité. Leur position devient intenable : à quoi bon défendre une majorité parlementaire dont ils ne feront plus partie s’ils perdent leur primaire ?

Ensuite, le bien-fondé de la stratégie centriste devenait de moins en moins évident, bien qu’épousant les désirs des riches donateurs du parti et des élites néolibérales. En refusant de destituer Donald Trump, ce dernier continuait d’humilier les démocrates, déprimait leur base électorale et se permettait d’abuser de sa fonction pour obtenir un avantage en vue des prochaines élections. Et dans ce cas précis, laisser la collusion avec l’Ukraine impunie revenait à autoriser et encourager n’importe quel pays à s’ingérer dans les élections américaines, au profit de Trump.

Acculée par sa majorité parlementaire, Nancy Pelosi finit par céder, faisant de Donald Trump le troisième président de l’histoire à subir une procédure de destitution.

L’enchaînement des événements donne raison aux démocrates

La publication de deux documents successifs va, dans les 48 heures qui suivent, renforcer la position démocrate. Le premier est un compte rendu de la  conversation entre le président américain et son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky, rédigé à partir de notes et relu par la Maison Blanche avant publication.

Tous les travers du président y sont exposés. Son langage plus proche de celui des parrains de la mafia que des diplomates, sa corruption avérée – le président ukrainien vante ses séjours dans les hôtels Trump, l’implication de son avocat personnel Rudy Giuliani et du garde des Sceaux William Barr, et surtout, la réponse de Donald Trump à l’inquiétude de Zelensky au sujet de la suspension de l’aide militaire, unilatéralement décidée par Donald Trump la veille de l’appel téléphonique, alors que seul le Congrès est autorisé à gérer ce dossier, par cette phrase auto-incriminante : « J’aimerais que vous nous fassiez une faveur cependant ».

Bien que la conversation soit incomplète et rédigée par la Maison Blanche, les principales allégations de la presse sont confirmées par ce premier document. Puis, le signalement du lanceur d’alerte, que l’administration Trump avait tenté d’enterrer, est rendu public par le Congrès. Le texte, rédigé le 14 août, corrobore le compte rendu de la conversation, et ajoute de nombreuses allégations. Entre autres, il semblerait que Donald Trump ait orchestré cette manœuvre depuis des mois, et fait pression sur d’autres dirigeants internationaux pour son propre bénéfice. Surtout, le lanceur d’alerte évoque les efforts de la Maison Blanche pour étouffer les conversations illégales où Trump confond son intérêt personnel avec celui de la nation.

Là aussi, la Maison-Blanche confirme : la retranscription de plusieurs appels téléphoniques, dont celui avec l’Ukraine, a bien été déplacée du serveur usuel vers un serveur à accès limité, normalement réservé pour les secrets les plus sensibles. Ce qui constitue un acte illégal en soit. Pire, l’avocat du président Rudy Giuliani écume les plateaux télévisés depuis le début du scandale, et confirme sa propre implication tout en essayant de la faire passer pour un service rendu à la diplomatie américaine, impliquant de ce fait le département d’État. L’envoyé spécial américain en Ukraine vient de démissionner du fait de ces incriminations.

Depuis, suite aux multiples retombées, Donald Trump adopte une ligne de défense atypique : il justifie ses actions en les considérant comme parfaitement légales, implique un maximum de personnes autour de lui, en particulier son vice-président Mike Pence, et vient de demander publiquement à la Chine d’ouvrir une enquête sur les Biden pour corruption.

Ce faisant, le motif justifiant sa destitution présente l’avantage d’être particulièrement simple et compréhensible. Donald Trump a utilisé sa fonction à des fins personnelles dans le but d’obtenir un avantage pour sa réélection, violant la constitution et la loi électorale, puis a essayé d’enterrer les preuves, avant de reconnaître publiquement sa culpabilité. Contrairement au RussiaGate et les 400 pages du rapport Mueller, le scandale ukrainien est limpide, et confirmé par Donald Trump lui-même dans des documents que n’importe quel Américain peut lire en une poignée de minutes.

Pour preuve, les sondages montrent un regain important du soutien de la population pour la destitution, qui a augmenté d’une dizaine de points, passant de 37 % à 47 % voire 55% dès les premiers jours. De plus, un tiers des électeurs opposés à la destitution le sont uniquement par crainte que cela nuise aux démocrates, selon une enquête récente.

Le sort de Donald Trump sera déterminé par la bataille de l’opinion

La procédure de destitution est purement politique et se conclura par deux votes : celui du Sénat pour ou contre l’impeachment, et celui de la présidentielle de 2020. Pour les républicains, destituer Donald Trump assurerait l’effondrement du parti. Ce serait un suicide politique inconcevable. Quels que soient les torts du président, la droite est trop impliquée pour se permettre de le lâcher.

Ce constat servait de principal argument aux démocrates opposé à la procédure de destitution. Mais l’intérêt politique du parti se trouve ailleurs. L’impeachment devrait permettre d’affaiblir durablement le président, tout en fragilisant la position des nombreux sénateurs et parlementaires républicains en campagne dans des circonscriptions disputées.

Pour se défendre, le parti républicain possède un atout majeur : Fox News et l’écosystème médiatique ultra conservateur qui gravite autour. L’idée même du lancement de cette chaine d’information prend racine après la démission de Nixon, dans le but d’immuniser les futurs présidents républicains contre ce genre de procédure en construisant un appareil de propagande capable d’orienter une part critique de l’opinion publique. [5]

S’ils n’ont pas d’arguments de fond, ils peuvent s’appuyer sur deux faits pour faire diversion. D’abord, le scandale a été porté à la connaissance du public par un membre de la CIA, ce qui nourrit la vision d’un État profond qui cherche à renverser le président. Ensuite, le fils de Joe Biden figure bien au conseil d’administration d’une entreprise gazière ukrainienne, où il touche jusqu’à 50 000 dollars par mois. Contrairement à ce qu’affirme Trump, Joe Biden n’avait pas fait pression sur l’Ukraine en 2014 pour que le gouvernement épargne l’entreprise de son fils dans sa lutte contre la corruption, mais l’exact opposé : Biden avait rejoint les efforts de la diplomatie américaine, des sénateurs républicains et des ONG ukrainiennes pour que la lutte anticorruption soit confiée à un procureur plus zélé, au risque de nuire à l’entreprise rémunérant son fils. [6] Mais les médias conservateurs martèlent la version inverse, afin d’accabler Joe Biden et de faire diversion. Une campagne de publicité ciblée via Facebook, chiffrée à dix millions de dollars, vient d’être lancée dans ce but.

Face à cette machine bien huilée, les démocrates apparaissent divisés. Les partisans historiques de la destitution veulent élargir le champ des accusations au-delà du scandale ukrainien, pour y inclure les abus de pouvoir, l’enrichissement personnel et divers actes contestables du président, tel que l’incarcération de masse des migrants à la frontière en violation du droit américain, qui a provoqué la mort de plusieurs enfants en détention.

Pour la gauche, la destitution est un moyen et non une fin. Bien consciente que les causes de l’élection de Donald Trump ne disparaîtront pas après qu’il ait quitté la Maison Blanche, elle préférerait une victoire électorale grâce à un programme qui réponde aux problèmes des Américains, plutôt qu’une procédure de ce type. Mais compte tenu des immenses avantages dont dispose le président sur le plan électoral, se priver de l’outil de la destitution constituerait une faute morale et stratégique majeur. [7]

À l’inverse, les cadres du parti et l’aile centriste voient dans la destitution une manière de restaurer l’ordre néolibéral qui précédait Donald Trump. Pour Nancy Pelosi, la procédure d’impeachment est une forme d’obligation dont elle se serait bien passée, et une opportunité politique qu’elle espère expédier rapidement. Les cadres du parti cherchent ainsi à aller vite et à restreindre le champ d’investigation au seul scandale ukrainien afin d’apparaître bipartisans et de convaincre les électeurs des deux bords du bien-fondé de leur décision. L’avantage de cette approche est de conserver un message simple auquel les Américains peuvent adhérer : Trump a utilisé sa position pour exercer un chantage sur l’Ukraine afin d’attaquer son principal opposant, dans le but de favoriser sa réélection, en violation de la constitution. Point.

On peut douter de la capacité des dirigeants démocrates à exécuter cette feuille de route efficacement, tant ils se sont trompés jusqu’à présent. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les cadres du parti n’avaient pas intégré dans leur grille d’analyse le fait que les sondages puissent évoluer en leur faveur. Pire, Nancy Pelosi avait publiquement affirmé que Donald Trump souhaitait être la cible d’une procédure de destitution, pensant que cela le renforcerait politiquement. Lorsqu’on connait la personnalité narcissique du milliardaire, on peut douter qu’il se réjouisse d’être le troisième président à faire face à une telle procédure.

Sa réaction s’apparente à une fureur incontrôlée. Trump a déversé des torrents de tweets rageurs : plus de 120 le premier week-end, allant jusqu’à retweeter un compte le parodiant sans s’en rendre compte, qualifié les démocrates de sauvages, menacé publiquement le lanceur d’alerte d’exécution, exigé le jugement pour haute trahison d’Adam Schiff – le président de la commission de destitution à la Chambre des représentants – et évoqué le risque de guerre civile s’il était destitué. Sa ligne de défense continue d’être floue et désorganisée, tandis que son taux d’opinion favorable décroche peu à peu. En exigeant le nom du fonctionnaire à l’origine des révélations et en évoquant des « conséquences » pour ce dernier, il a violé la loi de protection des lanceurs d’alerte. Le lendemain, il incitait la Chine à enquêter sur Joe Biden, commettant publiquement le crime pour lequel il subit une procédure de destitution. Plus il se défend, et plus le président fournit des arguments supplémentaires à ses adversaires.

La suite des événements, en particulier les auditions au Congrès, devrait continuer de l’affaiblir. Celle du lanceur d’alerte se fera à huis clos afin de protéger son identité, mais d’autres procédures seront probablement télévisées, en particulier le fameux procès au Sénat. De quoi mettre Donald Trump au tapis. Du moins, c’est le pari des démocrates.

Diverses conséquences sur les primaires démocrates pour 2020

Ces événements impactent de manière variée les différents candidats démocrates aux primaires de 2020. Joe Biden, en légère perte de vitesse, se retrouve malgré lui au cœur du scandale. Sa pratique du pouvoir et les faveurs accordées à son fils, bien que parfaitement légales, reflètent le type d’usages contre lesquels Donald Trump comme Bernie Sanders ont fait campagne. Selon la presse, l’équipe de Biden ne se réjouit guère de cette exposition. Ironiquement, Trump pourrait atteindre son objectif en précipitant sa défaite aux primaires démocrates, tout en survivant lui même à la procédure de destitution.

Elizabeth Warren, en progression dans les sondages, devrait bénéficier de retombées positives. Elle fut la première candidate sérieuse à demander la destitution de Donald Trump dès l’hiver dernier et n’a de cesse de dénoncer la « corruption » du système.

Bernie Sanders aurait dû tirer son épingle du jeu pour les mêmes raisons. Mais sa récente hospitalisation pourrait réduire ses chances de victoire, indépendamment des déboires de Donald Trump.

Pour le moment, la couverture médiatique reste braquée sur la destitution. Ce sera probablement le cas jusqu’au procès au Sénat qui devrait se tenir avant la fin de l’année si la Chambre des représentants vote en faveur de la destitution.

Notes et références :

* en VO : « we’re going to impeach the motherfucker »

  1. https://www.foxnews.com/politics/fox-news-poll-september-15-17-2019
  2. https://www.vox.com/policy-and-politics/2019/9/24/20882081/trump-ukraine-aid-explanation-whistleblower
  3. Pour comprendre les détails des divergences au sein du parti démocrate sur la question de la destitution, lire https://theintercept.com/2019/09/24/impeachment-inquiry-donald-trump-nancy-pelosi/
  4. Ibid 3.
  5. Sur la capacité d’influence de Fox News, lire cette enquête de Vox. Sur la genèse de FoxNews, lire : https://theintercept.com/2019/09/28/impeachment-republicans-nixon-watergate/
  6. Le site The Intercept, pourtant ouvertement anti-Biden, a publié une série d’articles pour démonter la thèse impliquant Joe Biden. Un résumé est disponible ici, et les principaux articles sont à lire ici et .
  7. Pour se familiariser avec le point de vue de la gauche américaine, lire cet éditorial de Chris Hedgesce débat publié par Jacobin, et l’édito de The Intercept.

Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme en Amérique latine : le cas équatorien

Lenín Moreno et Mike Pence © Ignacio Rodrigues

À l’image des politiques mises en place par les gouvernements Macri en Argentine, Duque en Colombie ou Bolsonaro au Brésil, Lenín Moreno impulse un virage néolibéral conservateur depuis son élection à la présidence de l’Équateur en 2017. Il favorise en effet le retour du pouvoir des marchés et un alignement géopolitique sur les gouvernements conservateurs du continent latino-américain, rompant ainsi avec le processus de Révolution citoyenne engagé par Rafael Correa, bien qu’il ait été élu sur un programme de continuité avec son prédécesseur. L’irruption du pouvoir judiciaire dans la sphère politique permet notamment à Moreno de justifier ce virage à 180 degrés.


Le 20 février 2019, Lenín Moreno, président de l’Équateur, annonce avoir obtenu 10,2 milliards de dollars de crédits de la part d’organismes internationaux tels que le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque mondiale, entre autres. « Nous allons recevoir plus de 10 milliards de dollars à des taux inférieurs à 5% en moyenne et sur des durées jusqu’à 30 ans », précise-t-il. Moreno justifie cet accord par la mauvaise gestion des dépenses publiques dans le cadre des politiques publiques mises en place par son prédécesseur, Rafael Correa. Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur, explique ainsi que cet accord vient encourager les principaux objectifs du gouvernement équatorien, à savoir créer une économie « plus dynamique », par le biais de mesures visant à favoriser la compétitivité entre les entreprises, assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée.

En d’autres termes, l’octroi de ces prêts est conditionné à un approfondissement du tournant néolibéral impulsé par Moreno. Suite à son élection, ce dernier a rapidement pris le contrepied des politiques étatistes engagées par le gouvernement de Correa. La loi de développement productif, votée au mois d’août 2018, contient notamment un volet fiscal qui prévoit d’amnistier les mauvais payeurs. Elle inclut également un ensemble de réductions fiscales en faveur des entreprises. Par ailleurs, ce texte limite l’augmentation des dépenses publiques à 3% par an, bridant ainsi les possibilités d’investissement public.

Cela s’inscrit dans la continuité des premières décisions prises par Moreno, à savoir la suppression de 25 000 postes considérés comme restés vacants dans la fonction publique et la réduction de 5% de la rémunération des fonctionnaires. Moreno rompt donc radicalement avec l’héritage à la fois économique et politique de Correa, dont il a pourtant été le vice-président.

Les débats autour des modalités d’industrialisation à l’origine de la scission Correa / Moreno

Tout débute autour du constat, suite à l’arrivée de Correa à la présidence de l’Équateur en 2007, de la nécessité de développer une politique industrielle de grande ampleur dans un pays jusqu’alors spécialisé dans l’extraction et l’exportation de matières premières. Tous les acteurs de la Révolution citoyenne engagée par Correa s’accordent autour de l’idée que l’industrialisation est une condition essentielle de la diversification de la structure productive équatorienne, en vue d’atteindre l’objectif d’indépendance économique nationale. Cela s’inscrit dans la volonté de sortir l’Équateur d’une position de dépendance à l’égard de grandes puissances économiques, dans lesquelles ses matières premières sont exportées.

Or, au cours du mandat de Rafael Correa, deux conceptions différentes du processus d’industrialisation émergent progressivement. Dans une étude consacrée à l’importante étatisation impulsée par le gouvernement de la Révolution citoyenne, Pablo Andrade et Esteban Nicholls, chercheurs à l’Université Andine Simon Bolivar à Quito, observent que l’impulsion du processus d’industrialisation s’appuie notamment sur la création de nouvelles institutions étatiques. L’on peut citer le Secrétariat national de planification et développement (SENPLADES), le Ministère coordinateur de la politique économique (MCPE), ou encore le Ministère de coordination de la production, emploi et compétitivité (MCPEC). Or, dans ce contexte de division autour des modalités d’industrialisation, les responsables de chacune de ces institutions se positionnent pour l’une ou l’autre des deux conceptions.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Presidente,_Rafael_Correa,_y_Canciller_Fander_Falcon%C3%AD,_ofrecen_rueda_de_prensa_en_la_embajada_ecuatoriana_en_Washington_sobre_tema_Honduras_(3694390248).jpg
Secrétaire national de la planification, puis Ministre des Affaires étrangères entre 2008 et 2010, Fander Falconi est l’un des principaux partisans de la conception du “socialisme du XXIe siècle” © Cancilleria Ecuador

D’une part, la SENPLADES défend, avec notamment l’appui de Fander Falconi, alors ministre des relations extérieures, la conception du « socialisme du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’État doit s’impliquer entièrement dans le processus d’industrialisation, en vue de parvenir à développer et diversifier la structure productive nationale.

D’autre part, des institutions telles que le MCPEC sont favorables à des politiques d’industrialisation sélectives et commerciales (ISC). Celles-ci reposent sur l’idée que la diversification productive doit s’appuyer sur une intervention réduite et simplement temporaire de l’État dans certains secteurs en particulier. Il se trouve que Lenín Moreno, alors vice-président de la République d’Équateur, se range du côté du courant « ISC ».

C’est donc avec l’appui d’institutions telles que le MCPEC que les conceptions de Lenín Moreno gagnent de l’influence au sein du gouvernement, et au sein du mouvement Alianza País, qui avait porté Correa au pouvoir. Cette division autour du processus d’industrialisation se propage progressivement à tous les autres secteurs économiques. C’est dans la perspective du rapport de force entre institutions étatiques que l’appareil d’Alianza País se détache progressivement de la conception d’une rupture économique radicale avec les politiques néolibérales et que Moreno parvient à s’imposer comme le plus à même de prendre la suite de Correa.

Alianza País se fracture sur la question extractiviste

L’affaiblissement du corréisme à l’intérieur d’Alianza País s’explique également par la défiance des courants « culturalistes » et « écologistes » à l’égard de la politique économique mise en place par le gouvernement de la Révolution Citoyenne. Ceux-ci se voulant porteurs de la défense de l’identité des communautés indigènes et de l’intégrité de leurs territoires, ils reprochent à Correa de ne pas avoir radicalement rompu avec le modèle extractiviste, fondé sur l’extraction de ressources minières ou d’hydrocarbures, destinés à l’exportation. Or, ces activités se déploient notamment au sein de territoires dans lesquels résident les communautés indigènes. Celles-ci sont donc particulièrement touchées par les conséquences sanitaires et environnementales de ces activités, telles que la libération de particules nocives ou la déforestation, d’où l’émergence de critiques culturalistes du processus extractiviste.

C’est dans la perspective des tensions internes liées à la question extractiviste, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme est affaibli au sein de son propre mouvement

Face à ses détracteurs, Rafael Correa explique que sa priorité est de développer d’importantes politiques de redistribution et d’investir massivement dans des secteurs tels que la santé ou l’éducation, afin de réduire la pauvreté et les importantes inégalités sociales et territoriales, résultant des mesures néolibérales appliquées au cours de la décennie précédente. Or, dans un pays dont l’activité économique repose en grande partie sur l’extraction de ressources primaires, les revenus tirés de ces activités représentent la principale source de revenus pour l’État. Le gouvernement de Correa estime donc qu’il est nécessaire de s’appuyer dans un premier temps sur l’extractivisme, en vue d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, afin de créer les conditions optimales de sortie de la dépendance.

Il opère ainsi une importante étatisation des activités extractives, afin de faire bénéficier à l’État de la majorité des revenus tirés des ressources primaires et de mieux encadrer ces activités, en vue d’en limiter au minimumles conséquences environnementales et sanitaires. Cependant, cette conception passe mal auprès d’une partie des militants d’Alianza País.

C’est donc dans la perspective de ces tensions internes, corrélées au rapport de force engagé par les partisans de Moreno, que le corréisme perd en influence au sein de son propre mouvement.

L’inéligibilité, instrument de marginalisation du corréisme

Peu de temps après l’élection de Moreno à la présidence de l’Équateur, Correa quitte le parti, accompagné par plusieurs de ses soutiens, et entre dans l’opposition. Cependant, ils ne disposent d’aucun parti politique légalement reconnu. En effet, le Conseil national électoral invalide à trois reprises consécutives la création d’un mouvement intitulé « Révolution Citoyenne », en référence au processus engagé par Correa en 2007. Cette institution met en avant le caractère inconstitutionnel de cette dénomination, ou la présence parmi les fondateurs de Rafael Correa, inéligible pour deux raisons principales.

Cette inéligibilité s’explique d’une part par le résultat du référendum organisé à la demande de Lenín Moreno au mois de février 2018. Le gouvernement appelle les équatoriens à se prononcer sur sept questions, parmi lesquelles figure notamment l’interdiction de la réélection présidentielle indéfinie.

La proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux est la moins plébiscitée. Ce référendum ne peut donc pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral

La plupart des médias équatoriens et internationaux interprètent ce scrutin comme un camouflet pour Correa dans la mesure où 64% des électeurs se prononcent en faveur de la limitation à deux mandats présidentiels consécutifs, enlevant de fait la possibilité à l’ancien président de se représenter à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Ce résultat est massivement relayé comme le principal enseignement de ce scrutin. El Comercio, l’un des principaux médias équatoriens, titre, le 5 février 2018 : « Moreno sort vainqueur du référendum et Correa ne redeviendra pas président ».

Or, il apparaît que le traitement médiatique des résultats de ce scrutin est biaisé. Si la limitation du nombre de mandats présidentiels est incontestablement adoptée, d’autres propositions obtiennent plus d’opinions favorables. Un amendement visant à supprimer la prescription pour les crimes sexuels commis contre des mineurs est notamment adopté à une très large majorité par 73% des votants. A l’inverse, la proposition d’annuler la loi interdisant la spéculation sur le foncier et les capitaux et d’abroger l’impôt sur les plus-values n’obtient que 63% d’opinions favorables. Le fait que cette mesure soit la moins plébiscitée démontre que ce référendum ne peut pas être interprété comme un chèque en blanc en faveur d’un tournant néolibéral.

Par ailleurs, une accusation portée par la justice équatorienne à l’égard de Correa le rend inéligible à toute fonction électorale. Que lui est-il exactement reproché ? Au mois de septembre 2018, le procureur général Paul Pérez accuse Correa d’être impliqué dans l’affaire de l’enlèvement de Fernando Balda, opposant au gouvernement, en 2012, comme l’explique l’Agence France Presse, dans un article tranchant vis-à-vis de l’ancien président équatorien, publié le 4 février 2018 et intitulé : « Équateur : l’ex-président Correa, de la défaite à la justice ». Ces accusations se fondent sur les témoignages de deux anciens policiers équatoriens arrêtés. Cependant, aucun élément supplémentaire ne permet de prouver, à l’heure actuelle, la culpabilité ou l’innocence de Correa dans cette affaire.

Ce dernier refuse alors de se présenter devant la justice équatorienne, dénonçant une « mascarade » et un « complot » montés de toutes pièces par Moreno. Il n’en faut pas plus pour que le quotidien équatorien El Universo compare Rafael Correa à Abdalá Bucaram, destitué en 1997 pour « incapacité morale à exercer le pouvoir », et surnommé « El Loco », expliquant que tous deux ont échappé à la justice en résidant à l’étranger, et présumant ainsi de la culpabilité du premier. Cela contribue indéniablement à diaboliser l’image de Rafael Correa.

Le tournant néolibéral s’appuie sur une judiciarisation de la sphère politique équatorienne

Au-delà des questions autour de l’innocence ou de la culpabilité de Correa, cette affaire démontre que le phénomène de judiciarisation de la vie politique, déjà observé au Brésil par le biais de la destitution de Dilma Rousseff et l’emprisonnement de Lula sur la base d’accusations invérifiées, se met en place en Équateur.

Les gouvernements appliquant des mesures néolibérales après avoir été élus sur des programmes diamétralement opposés compensent leur manque de légitimité démocratique par l’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires, corrélée à des campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires auprès de l’opinion publique

Ce phénomène consiste à invoquer des motifs judiciaires en vue d’écarter du pouvoir certains responsables politiques. C’est une instrumentalisation politique d’affaires judiciaires en cours. Sur la base de simples suspicions, les partisans de Rafael Correa sont ainsi interdits de fonder un mouvement politique. Au nom de la lutte contre la corruption, érigée en impératif politique de premier plan, le corréisme, principal mouvement d’opposition au néolibéralisme en Équateur, est discrédité et non reconnu légalement dans la sphère politique. Toute opposition au néolibéralisme est même systématiquement renvoyée à ces affaires de corruption ou à une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques. La judiciarisation de la politique équatorienne vise donc, à l’instar du Brésil, à marginaliser les forces progressistes.

L’instrumentalisation politique d’affaires judiciaires est l’un des deux piliers sur lesquels se fonde le « néolibéralisme par surprise ». Susan Stokes utilise cette expression pour désigner l’ensemble des gouvernements appliquant des mesures néolibérales, après avoir été élus sur la base de programmes diamétralement opposés. Ceux-ci compensent alors le manque de légitimité démocratique de leur action par l’instrumentalisation d’affaires judiciaires, corrélée à la mise en place d’importantes campagnes médiatiques visant à discréditer leurs adversaires politiques auprès de l’opinion publique.

Le développement de campagnes médiatiques à charge, second pilier du « néolibéralisme par surprise »

Sans verser dans le complotisme anti-médiatique, il existe des choix éditoriaux très marqués au sein des médias équatoriens.

Le cas équatorien démontre que la prise en compte des sources de financement des médias est nécessaire à la compréhension des choix de hiérarchisation de l’information

Là où les principaux quotidiens diffusent largement les affaires judiciaires éclaboussant le camp corréiste, le récent scandale de corruption impliquant Lenín Moreno (lire « Scandale de corruption en Équateur : quand le récit autour de Lenín Moreno s’effondre », publié par Le Vent se lève, le 23 mars 2019) reçoit bien moins d’écho. Le média TeleSur est l’un des seuls à relayer cette affaire. C’est également l’un des seuls médias équatoriens d’ampleur nationale à refléter le point de vue des partisans de Rafael Correa et à dénoncer les tentatives de répression dont ils font l’objet. La raison en est simple. La chaîne est financée par les gouvernements vénézuélien et cubain, anciens alliés géopolitiques du gouvernement de la Révolution citoyenne.

A l’inverse, les autres grands quotidiens équatoriens sont, pour beaucoup, financés par le biais d’entreprises multinationales bien plus hostiles à l’égard du bilan de Rafael Correa. Parmi elles, l’on peut notamment citer l’entreprise étasunienne Chevron, responsable, dans le cadre de ses activités d’extraction d’hydrocarbures, de dégâts environnementaux et sanitaires colossaux dans l’Amazonie équatorienne, largement dénoncés par Correa. Le cas équatorien démontre donc que la prise en compte des sources de financement des médias est indispensable à la compréhension des choix de hiérarchisation et de traitement de l’information.

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Correa dénonçant les dégâts environnementaux causés par Chevron dans le cadre de la campagne “La main sale de Chevron” © Cancilleria Ecuador

L’hostilité d’une grande partie de la presse équatorienne à l’égard de Correa trouve également ses origines dans la loi sur les médias, adoptée au mois de juin 2013. Celle-ci vise à sanctionner la diffusion de fausses informations destinées à influencer politiquement l’opinion publique équatorienne et à déstabiliser le gouvernement équatorien. Ce texte est adopté dans un contexte où plusieurs médias privés diffusent des accusations infondées de corruption, formulées à l’encontre du gouvernement de Correa. De ce point de vue, les prises de position des médias Mil Hojas, Plan V et Fundamientos sont flagrantes. Là encore, la question des sources de financement permet de mieux comprendre les choix éditoriaux. Ces médias vivent en effet grâce à des capitaux de l’agence étasunienne NED (National endowment for democracy), qui, selon le quotidien El Comercio, finance une dizaine de médias équatoriens, au total. Par ailleurs, l’un des co-fondateurs de Plan V est Juan Carlos Calderón qui, selon Wikileaks, a entretenu des liens étroits avec l’Ambassade des États-Unis en Equateur, au cours de la présidence de Rafael Correa. Ces exemples témoignent donc du fait que certains médias privés équatoriens servent de relais pour les élites anti-corréistes, avec l’appui de financements étasuniens, entre autres.

Leur intérêt est de soutenir le tournant néolibéral impulsé par Moreno, ainsi que l’alignement progressif de l’Équateur sur des positions géopolitiques proches de celles des États-Unis et de leurs alliés en Amérique latine, comme en témoigne la récente sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines), au profit de la création du PROSUR, réunissant les gouvernements latino-américains conservateurs autour de l’objectif de renforcer la libéralisation des échanges économiques mutuels.

Le corréisme, courant marginalisé de la scène politique équatorienne ?

Qu’en est-il actuellement de la place du corréisme dans la politique équatorienne ? Est-il si marginalisé et discrédité que le laisseraient penser les constats précédents ? Les élections municipales et régionales qui se sont tenues le 24 mars 2019, premiers scrutins depuis la scission Correa / Moreno, ont démontré le contraire.

La Révolution citoyenne n’a pas seulement permis d’engager un retour de l’état dans l’économie et la mise en place de politiques publiques de grande ampleur. Rafael Correa a également remporté une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant dans les années 1990

Sans parti politique légalement reconnu et sans relais médiatique à l’échelle équatorienne, des candidats corréistes se sont malgré tout présentés sous la bannière Compromiso social. Les résultats sont sans équivoque. Les candidats soutenus par Rafael Correa remportent des scores élevés dans la majorité des provinces, terminant notamment majoritaires dans les provinces stratégiques de Pichincha et Manabi. À Quito, Luisa Maldonado, candidate corréiste, termine à la deuxième place avec 18,34% des suffrages, devant Paco Moncayo, candidat soutenu par le gouvernement, crédité de 17,55% des suffrages. Le maire élu, Jorge Yunda, candidat du parti centriste Unión Ecuatoriana, est un ancien allié de Correa. Les résultats des élections municipales dans la capitale équatorienne sont ainsi représentatifs de la défaite du camp anti-corréiste.

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Paola Pabón devient préfète de la province de Pichincha © Conseil National Électoral

Ce succès électoral est d’autant plus notable que cette campagne a été le théâtre d’une énième tentative de diffusion d’accusations envers Rafael Correa. En effet, Iván Granda, secrétaire anti-corruption, a accusé l’ancien président d’avoir obtenu des fonds du Venezuela, en vue d’influer sur les résultats du scrutin. Or, dans un communiqué officiel du 27 mars 2019, le Procureur général de l’État a annoncé qu’il n’enquêtera pas sur ces accusations, considérant que « cela ne représente pas une information criminelle susceptible d’initier une enquête pénale ». Le récit anti-corruption érigé par le gouvernement est donc de fait discrédité par ce type d’accusations abusives et infondées à l’égard du camp Correa, ainsi que par le récent scandale dans lequel Moreno semble être directement impliqué.

Moreno peut se satisfaire de l’élection de Cynthia Viteri, son alliée chrétienne-démocrate, à la mairie de Guayaquil, mais il se retrouve stratégiquement affaibli, dans la mesure où son assise politique dépend désormais de sa capacité à nouer des alliances avec des partis néolibéraux et conservateurs, ainsi qu’avec les élites anti-corréistes.

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Évolution du taux de pauvreté en Équateur entre 2007 et 2018 © Banque Mondiale

Ces élections démontrent à l’inverse que les principes de la Révolution citoyenne bénéficient toujours d’une forte adhésion au sein de la population. Le sens commun est imprégné de ces conceptions. La Révolution citoyenne n’a donc pas seulement permis d’engager un retour de l’Etat dans l’économie et la mise en place de politiques publiques ambitieuses et de grande ampleur en Équateur. Rafael Correa a également gagné une bataille culturelle face au néolibéralisme prédominant au cours des années 1990, une bataille culturelle qui s’appuie sur un bilan ayant conduit à l’amélioration des conditions matérielles d’une partie significative de la population.

21,5% de la population est en situation de pauvreté à la fin de son mandat, contre 37,8% à son arrivée au pouvoir. Le taux de pauvreté semble de nouveau augmenter avec le retour de politiques néolibérales puisqu’il correspond à 23,2% de la population en 2018. Ces chiffres permettent de nuancer le procès d’une prétendue mauvaise gestion des dépenses publiques par le gouvernement de Rafael Correa – et de comprendre pourquoi celui-ci bénéficie encore d’un important appui au sein de la population équatorienne.

Les leçons à tirer de « l’affaire Lula » : les élites n’acceptent aucun compromis

© Marielisa Vargas

Ces derniers jours, les grands médias français ont découvert avec ébahissement que l’arrestation et l’emprisonnement de Lula n’ont pas été motivés par la « lutte contre la corruption », mais par la volonté politique d’empêcher l’ex-président brésilien de revenir au pouvoir – ce que ses partisans clament depuis son inculpation. L’instrumentalisation du pouvoir judiciaire participe d’une stratégie commune aux élites latino-américaines. Elle a visé l’ex-présidente argentine Cristina Kirchner et l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont les élites de leur pays respectif, attachées au libéralisme économique, ne souhaitent pas le retour au pouvoir. « L’affaire Lula » est avant tout le nom d’un paradoxe : pendant les huit années de sa présidence, les élites brésiliennes ont continué à s’enrichie et n’ont pas vu leur pouvoir contesté. Leur haine à l’encontre de cet ex-président, qui ne s’est jamais réellement attaqué à leurs intérêts, a de quoi surprendre. Par Nicolas Netto Souza, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Bref rappel des faits : en mars 2014, la Police fédérale brésilienne commence une enquête qui débouche sur ce que les médias locaux ont désigné comme « le plus grand cas de corruption de l’histoire du pays ». La plateforme Netflix y dédie même une série dont elle détient la recette, avec histoires d’amour et scènes torrides interposées. L’affaire Lava Jato est celle d’un vaste système de blanchiment d’argent issu de pots-de-vin versés par des multinationales du BTP à des politiciens et à des cadres du géant pétrolier brésilien Petrobras, pour gagner illégalement les appels d’offres de ce dernier. A la tête de l’opération judiciaire se trouve Sergio Moro, un juge de première instance rapidement érigé en idole anti-corruption par les médias brésiliens. Plusieurs cadres du PT, le parti de Lula et de Dilma Rousseff, se trouvent dans son viseur. Accusée par l’opposition d’avoir maquillé des comptes publics pour minimiser les déficits publics, elle est destituée suite à une procédure d’impeachment en 2016. Une fois Dilma Rousseff destituée, c’est le parlementaire Michel Temer qui lui succède à la tête de l’exécutif. Il met en place une politique d’austérité budgétaire, et accentue le caractère libéral qui était déjà celui du gouvernement brésilien sous la présidence de Dilma Rousseff.

De l’impeachment de Rousseff au procès de Lula : la judiciarisation de la politique brésilienne

Si l’effet Lava Jato continue d’agir sur la politique brésilienne, les élections présidentielles de 2018 approchent et Lula demeure en tête des sondages. C’est le moment que choisit le juge Moro pour l’accuser de corruption dans le cadre de cette affaire. Le candidat du Parti des travailleurs (PT) aurait bénéficié d’un pot-de-vin en nature : un luxueux appartement de 240 mètres carrés dans une résidence privée appartenant à la bétonneuse OAS, également impliquée dans l’affaire des pots-de-vin. S’il est indéniable que de nombreux cadres du PT ont effectivement été arrosés de pots-de-vin, avec l’accord tacite probable de sa direction, aucune charge précise n’a pu être établie à l’encontre de Dilma Rousseff et de Lula da Silva. Lula est tout de même condamné à neuf ans d’emprisonnement, bien que la justice brésilienne ne parvienne pas à établir que ce bien immobilier ait un jour appartenu à Lula. Selon les mots de Rosa Weber, juge de la Cour suprême brésilienne, le simple fait d’avoir les compétences pour pratiquer un acte d’office – utiliser le pouvoir public dans l’intérêt privé – est suffisant pour la condamnation, menant ainsi à la dangereuse jurisprudence de la Lava Jato. L’écartement de Lula lors des élections de 2018 laisse la voie libre pour que Jair Bolsonaro soit élu président. Une fois au pouvoir, celui-ci nomme un certain Sergio Moro à la tête du ministère de la justice…

Lula et Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ».

Les derniers rebondissements de l’affaire Lava Jato mettent en évidence le caractère éminemment politique des décisions judiciaires prises à l’encontre de Lula. Le site The Intercept publie le 9 juin dernier des conversations entre Sergio Moro et plusieurs procureurs anti-corruption, qui indiquent que celui-ci a manœuvré pour empêcher l’élection de Lula. L’un de ces procureurs, Deltan Dallagnol, affirme ne pas avoir de preuves contre Lula, mais « des convictions » quant à sa culpabilité…

L’alliance du système médiatique et du système judiciaire : une stratégie élitaire régionale

Lula et Dilma Rousseff ne sont pas les seuls à avoir fait les frais de cette judiciarisation de la politique nationale. En Équateur comme en Argentine, les ex-présidents Rafael Correa et Cristina Kirchner ont fait l’objet d’accusations judiciaires, motivées par le soupçon de « corruption ». Si Cristina Kirchner a été blanchie par la justice de son pays et est en lice pour conquérir la vice-présidence de l’Argentine aux élections d’octobre 2019, Rafael Correa demeure exilé en Belgique, et risque de lourdes peines de prison s’il retourne en Équateur – où son ex-premier ministre, Jorge Glas, est emprisonné. [notre entretien avec Rafael Correa est disponible ici]

En Équateur comme en Argentine et au Brésil, les accusations judiciaires qui pèsent sur ces personnalités sont relayées par les médias locaux, sans que soit généralement questionnée leur légitimité. Elles constituent un argument de poids en faveur des adversaires libéraux et conservateurs du Parti des travailleurs brésilien, du Parti justicialiste argentin, et de l’ex-président équatorien Rafael Correa, dont la pratique du pouvoir est sans cesse comparée à celle du Parti socialiste vénézuélien. Ce storytelling médiatico-politique, associant organiquement gouvernements de « gauche » (avec une acception très large du terme, puisqu’il désigne aussi bien le gouvernement socialisant du Venezuela que l’opposition modérée qu’incarne le Parti des travailleurs brésiliens) et « corruption », a constitué l’un des principaux leitmotivs de Jair Boslonaro lors de sa campagne électorale…

Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites se sont mobilisées contre le leadership de Lula, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Des rebondissements récents ont mis en évidence le caractère politique de ces inculpations judiciaires. Le président équatorien Lenín Moreno – dont la lutte contre la « corruption » léguée par son prédécesseur Rafael Correa constitue l’un des principaux chevaux de bataille – a récemment été mis en cause dans le scandale des INA Papers ; des documents établissent un détournement d’argent issu d’entreprises chinoises à son profit, via des comptes privés basés au Panama. Outre le silence médiatique qui a suivi ces révélations, la justice équatorienne n’a pas entrepris de démarches significatives visant à enquêter sur cette affaire – alors qu’elle multiplie les procès à l’encontre des ex-responsables « corrésites » de l’administration précédente. De la même manière, le nom de Maucio Macri – président argentin libéral et successeur de Cristina Kirchner – est apparu plusieurs fois sur les Panama Papers, sans que médias et justice d’Argentine ne s’en fassent l’écho avec autant de promptitude que lorsque des soupçons de corruption pesaient sur Cristina Kirchner. Les révélations de The Intercept, enfin, établissent que les juges à l’origine de l’emprisonnement de Lula ont moins été motivés par la lutte contre la corruption que par la volonté d’empêcher Lula de se présenter aux élections présidentielles de 2018.

La haine des élites pour Lula : le paradoxe brésilien

En Argentine comme en Équateur, cette alliance des médias et des juges contre le leadership de Cristina Kirchner et de Rafael Correa est motivée par des raisons de politique économique et sociale. Elles sont le produit de la volonté d’un bloc élitaire, qui n’a pas accepté de voir ses intérêts remis en cause – souvent bien faiblement. La présidence de Rafael Correa – caractérisée par l’annulation d’une partie de la dette souveraine équatorienne, une taxation plus progressive des particuliers et des entreprises, un encadrement plus sévère des multinationales -, en particulier, allait à l’encontre des intérêts de certains secteurs des élites équatoriennes. Le paradoxe brésilien réside dans le fait que les élites brésiliennes se sont mobilisées contre le leadership de Lula avec la même détermination, alors que sa présidence a été pour elles l’occasion d’un enrichissement continu.

Il y a loin, en effet, du Lula de 1979, qui fonde le Parti des travailleurs – « parti sans patrons » -, à celui qui prend le pouvoir en 2002 et met en place une politique économique avec l’appui du grand patronat. Suite à sa première élection à la présidence du Brésil, Lula rédige une « Lettre au peuple brésilien » avec une dédicace spéciale à « la tranche d’investisseurs qui s’ajoutent à la construction d’un projet commun de développement et croissance économique ». Ainsi, le président abandonne formellement l’option socialiste qu’il privilégiait auparavant, le terme « capital » étant même employé de manière laudative. Il range au placard ses promesses de campagne les plus radicales, comme la multiplication par deux du salaire minimum, l’annulation de la dette souveraine brésilienne et une réforme agraire – au grand soulagement des élites industrielles, financières et agricoles. Le programme étatiste de lutte structurelle contre la faim (Programa fome zero, « Programme zéro faim ») est remplacé par la distribution d’une simple bourse aux Brésiliens les plus pauvres (Bolsa familia). Le Bolsa familia n’est finalement que l’élargissement de deux programmes de son prédécesseur social-démocrate – le Bolsa escola et le Bolsa alimentação.

Lula surprend encore ses électeurs en attribuant à un ancien banquier affilié au PSDB – parti néolibéral, grand rival historique du PT – le rôle de président de la Banque Centrale. Les banques privées sont les grandes donatrices de sa campagne de réélection, et elles sont aussi les grandes gagnantes de son mandat. Elles accumulent huit fois plus de bénéfices sous son gouvernement que sous celui de son prédécesseur. Ainsi, pendant huit ans, Lula ne cesse de mettre en place des projets au nom de la classe ouvrière brésilienne, mais sans menacer l’élite économique du pays. 

La conciliation des classes et l’augmentation continue du cours des matières premières font de Lula le président brésilien le plus populaire de l’histoire, avec un taux d’approbation de plus de 87% ; elle lui a en effet permis de financer des politiques sociales grâce aux revenus de la croissance, sans jamais s’attaquer aux revenus des plus aisés.

Les choses changent lorsque le cours des matières premières chute brutalement au début des années 2010. La politique de conciliation de classes de Dilma Rousseff ne satisfait ni les classes populaires, qui en ressentent les effets, ni le bloc élitaire, dont la capacité d’accumulation est freinée. Après avoir accepté une répartition de la croissance qui permette de soulager la misère des classes populaires en temps de croissance, il rétrocède et veille désormais à ce qu’aucune part du gâteau ne lui échappe en temps de pénurie. C’est ainsi que les élites brésiliennes changent radicalement de perspective vis-à-vis de Lula. Du jour au lendemain, le président de la cohésion sociale devient l’homme à abattre.