Urgence climatique : pourquoi nous ne faisons toujours rien

Le climat change de façon dramatique et il est indiscutable aujourd’hui que l’activité humaine en est la cause première. Malgré une prise de conscience générale dans les populations, la dissonance entre les annonces de bonnes intentions et l’augmentation persistante des émissions mondiales est affligeante. Comment expliquer cette inaction ? L’aveuglement cognitif et la fragmentation sociale dans un monde libéralisé comptent parmi les causes premières.

Les rapports du GIEC nous démontrent, avec robustesse et précision, que l’ordre mondial fait fausse route. La situation demanderait une réduction historique de nos émissions de CO2 vers la neutralité carbone (autour de 2 tonnes équivalent carbone par habitant) le plus rapidement possible pour rester sous le seuil des 2 degrés de réchauffement planétaire symboliquement désigné comme le seuil de maîtrise du dérèglement climatique. Dépasser ce seuil ouvrirait un scénario de plus en plus documenté et déjà amorcé de montée des eaux, d’intensification des catastrophes naturelles, de baisse du rendement agricole…  Ce sont, par conséquent, des impacts importants sur les sociétés humaines, augmentant crises, conflits et inégalités à toutes les échelles qui sont à prévoir.

Une prise de conscience importante et grandissante est mesurable au niveau des populations. Selon un sondage de la Commission européenne réalisé en septembre 2019, plus de 83 % des Français (considèrent que le changement climatique est un problème grave. Au niveau mondial, le « Peoples’ Climate Vote » du programme des Nations unies pour le développement (UNPD) annonce que 64 % des sondés dans 50 pays considèrent que le changement climatique constitue une urgence majeure, et 72 % en Amérique du Nord et Europe de l’Ouest.

Concentration atmosphérique de CO2 au moment de chaque réunion des pays signataires des COP (Conference Of the Parties), graphique présenté par Jean-Marc Jancovici à partir des données GISS NASA.

Pourtant la tendance des rejets atmosphériques de carbone ne change pas. L’empreinte carbone par habitant en France reste la même : entre 10 et 12 tonnes équivalent carbone depuis les années 19901. À l’échelle mondiale, le constat est pire. Les émissions mondiales sont passées d’environ 30 à 40 gigatonnes de CO2 équivalent entre 1990 et aujourd’hui. La Chine a également vu ses émissions quadrupler en 20 ans, ce qui a maintenu les émissions mondiales à la hausse. Cette dernière ne saurait néanmoins être considérée comme la seule responsable : les activités industrielles et manufacturières, fortement émettrices, se sont déplacées significativement de l’Occident vers la Chine, qui de surcroît a une production électrique fortement émissive, au cours des deux dernières décennies. Les produits fabriqués en Chine impactent à la hausse nos empreintes carbone, dès lors qu’ils sont consommés partout dans le monde et notamment en Occident.

Au-delà de tout calcul d’attribution des émissions, qu’une tonne de carbone soit émise en Europe ou en Chine ne change rien pour l’atmosphère terrestre, pas davantage que notre capacité à nous glorifier de petits gestes ou de chiffres incomplets. Malgré tous les affichages volontaristes des instances de gouvernance publiques et privées à tous niveaux, l’arbitre impartial des émissions de CO2 dans l’atmosphère planétaire est sans appel : aucun signe d’un changement de cap n’est perceptible.

Savoir théorique et savoir empirique

Le changement climatique est une chaîne de causalité complexe et longue. Les rapports du GIEC exposent, en plusieurs centaines de pages, de façon rigoureuse et quantifiée les mécanismes du changement climatique et les conséquences attendues partout dans le monde selon plusieurs scénarios. Ils restent par contre difficiles d’accès pour qui n’a pas le temps ou les compétences pour s’y pencher. Les ateliers participatifs « la fresque du climat » , par exemple, permettent de comprendre de façon vulgarisée les productions du GIEC. L’atelier nécessite un animateur expérimenté et plusieurs heures pour procurer aux participants une vision d’ensemble du phénomène planétaire. Ce genre de sensibilisations s’est multiplié dans des cadres plus ou moins institutionnels et permet de répandre un savoir théorique indispensable.

Mais la distance causale, géographique et temporelle qu’il peut y avoir entre les causes et leurs conséquences rend le phénomène inaccessible dans sa globalité à l’expérience. Selon Dominique Bourg, philosophe et spécialiste des questions environnementales à l’université de Lausanne, « nous ne sommes plus capables de percevoir avec nos sens les changements que nous introduisons dans le monde. Les sciences du climat et de l’environnement […] sont devenues de véritables prothèses sensorielles […] ». On peut par exemple expérimenter et déplorer l’intensité du trafic routier dans une ville, et être victime par ailleurs d’un épisode d’inondations, mais les deux expériences ne peuvent être reliées que par des connaissances théoriques. Le changement climatique est bien réel mais notre prise de connaissance de celui-ci reste théorique et ses conséquences virtuelles.

La catastrophe « lente »

Les conséquences du changement climatique sont rarement des phénomènes de rupture. Par exemple les glaciers fondent dramatiquement depuis 20 ans mais ils fondaient déjà il y a un siècle.. Même chose pour la perte de biodiversité, les incendies de forêt ou la montée des eaux. Ces phénomènes sont perçus comme lents, bien qu’ils le soient de moins en moins, car leurs variations évoluent graduellement. La différence tient donc à l’intensité des changements climatiques, davantage qu’au changement lui-même.

L’effet Lubow ou mécanisme d’inhibition latente, théorisé par Lubow and Moore2, pourrait expliquer notre manque de réactivité face à ce genre de phénomènes sans rupture. Il s’agit pour le cerveau humain de filtrer les stimuli en donnant moins d’importance à ce à quoi on est habitué ; un stimulus familier met plus de temps à acquérir un sens qu’un nouveau stimulus. Une capacité indispensable pour hiérarchiser l’importance des innombrables stimuli auxquels nous sommes confrontés à chaque instant. À défaut d’y être directement confrontés, nous avons tendance à minimiser les signes du changement climatique, dont l’évolution est trop lente pour notre jugement. Même chose pour les campagnes de sensibilisation à la sauvegarde de l’environnement, et pour les rapports alarmants : nous nous habituons.

L’une des illustrations récentes de ce glissement pourrait être le traitement médiatique des canicules au Canada en juin 2021. À propos des records de chaleur à Vancouver (presque 49,5°C et 134 morts en 5 jours), plusieurs articles dans les grands médias illustrent cet événement avec des photos de personnes profitant de la baignade en famille, avec des légendes comme « Des baigneurs profitent de la plage de la baie des Anglais, à Vancouver » pour le moins décalées par rapport au bilan de la catastrophe et à ce que ce genre d’événements augure pour l’avenir.

La lenteur de la catastrophe joue aussi dans le sens de la rémission : les actions d’aujourd’hui, aussi efficaces soient-elles, n’auront d’effet que dans plusieurs décennies. Difficile de se projeter dans un avenir, meilleur ou pire, tant l’échelle de temps des phénomènes climatiques est différente de celle de la sensibilité humaine.

L’individuel, le privé et le collectif

Nous avons donc à changer nos comportements face à un phénomène planétaire lent, qui reste théorique et dont les conséquences restent virtuelles pour la plupart d’entre nous. Dans la négociation intime de nos motivations contradictoires, notre intérêt personnel, en l’absence d’un danger imminent et réel, nous pousse systématiquement à nous resserrer sur notre confort, notre accès immédiat aux ressources, nos économies d’effort… rien qui ne puisse nous orienter vers un comportement plus vertueux. Par extension, il en est de même dans le cadre des intérêts privés, à l’instar des entreprises par exemple, où la stratégie repose assez naturellement sur les mêmes ressorts : accès aux ressources, maintien de la rentabilité, de la compétitivité, du chiffre d’affaires et économie d’adaptation. Quelles forces sont capables de s’opposer à ces dynamiques individualistes ou privées ?

Le sentiment d’appartenir à une communauté est une première réponse. La conscience de partager des valeurs avec d’autres, l’émergence d’une confiance mutuelle et la construction d’un espoir de salut commun permettent d’élargir la sensibilité individuelle à un horizon plus large et de dépasser la bulle privée et sa dynamique égocentrique. La crise des gilets jaunes, l’affaire des portiques écotaxe ou les votes récents des actionnaires de Total énergie nous montrent que nous n’en sommes pas là et que la construction démocratique d’un projet collectif accepté par le plus grand nombre reste à bâtir – projet qui seul peut engendrer une transformation profonde et rapide de nos organisations.

Car, même si chacun d’entre nous, conscient de l’urgence, dépassait ses intérêts personnels et changeait radicalement ses usages, les résultats ne seraient pas à la hauteur. Selon l’étude « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique » du cabinet Carbone 4, si tous les particuliers en France avaient une action « héroïque » en termes de sauvegarde de l’environnement, c’est-à-dire complète sur tous les leviers de changements individuels, incluant des investissements dans leurs équipements domestiques, la réduction de l’empreinte carbone nationale ne serait que de 45 % (20 % dans le cas de comportements « normaux », c’est-à-dire dans la moyenne). Le restant, c’est-à-dire le plus massif, pour atteindre la neutralité carbone ne peut dépendre que de l’action de la société et de sa gouvernance (institutions et entreprises) pour agir sur les infrastructures et l’organisation des services.

Les inégalités détruisent le projet collectif

Selon une étude de l’ADEME au sujet des attentes des Français pour apprécier l’acceptabilité de changements radicaux de mode de vie, deux conditions apparaissent incontournables : l’implication dans les prises de décisions mais aussi la justice. Une autre étude intitulée « Income inequality and solidarity in Europe » parue dans la revue Research in Social Stratification and Mobility permet de comprendre le rôle des inégalités sur la cohésion sociale. Les auteurs concluent notamment que dans les pays les plus inégalitaires, riches comme pauvres sont moins disposés à aider leurs prochains.

Aux inégalités économiques s’ajoute aujourd’hui une « surcouche climatique ». En effet, quelle que soit l’échelle adoptée, les ressources économiques vont toujours dans le sens des émissions polluantes, et souvent aussi dans le sens inverse de l’exposition aux conséquences du changement climatique. En France, plusieurs études dont celle publiée dans la revue de l’OFCE dressent un panorama des émissions par ménages. On constate que, même si les émissions ne progressent pas aussi vite que les revenus (facteur 2,2 contre facteur 8 environ), la dernière tranche des plus riches contribue nettement plus au réchauffement climatique. L’épargne et l’investissement, impacts indirects, non pris en compte dans cette étude et dont la part grandit avec les revenus, auraient encore un effet aggravant sur les émissions des tranches des plus aisées.

Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que les initiatives, pourtant indispensables en théorie, comme la taxe carbone ou l’écotaxe, aient été freinées, voire annulées, à la suite d’importants mouvements sociaux (gilets jaunes, bonnets rouges bretons) dont les revendications portaient, à juste titre, sur l’injustice qu’ajoutaient ces mesures aux situations déjà complexes des milieux ruraux ou périurbains fortement dépendants des produits fossiles pour la mobilité.        

À l’échelle mondiale, les différences sont encore plus importantes, car les richesses sont généralement moins redistribuées qu’en France. Les champions des émissions, la Chine et les États-Unis (environ un cinquième de la population mondiale), ont émis à eux seuls presque la moitié des émissions en 2020. Par ailleurs, les pays les plus exposés aux catastrophes climatiques – les territoires insulaires et les pays en voie de développement – sont très souvent ceux qui ont le moins d’émissions à leur actif, révélant une nouvelle facette de l’injustice climatique.

Le Fonds vert, plan de financement mondial, décidé à Copenhague en 2009, alimenté par les pays du Nord et visant à financer la transition et l’adaptation au changement climatique des pays du Sud, apporte également un démenti cynique aux prétendues volontés d’œuvrer contre l’injustice climatique : 100 milliards d’euros initialement prévus par an, à peine un dixième honoré3.

L’impasse des marchés libéralisés

Dans un monde globalement piloté par une économie de marché libéralisée, des limites sont partout présentées comme infranchissables. Le marché et l’innovation, s’ils ont pu apporter des avancées indéniables dans nos modes de vie modernes, nous ont aussi projetés dans une impasse consumériste et extractiviste et n’ont pas de réponse crédible à donner aujourd’hui face à l’urgence climatique. Le capitalisme, porteur d’un progrès technique déterminant depuis la révolution industrielle, peine à produire la technologie capable de résoudre le problème des émissions de carbone. Quand c’est le cas localement, l’effet rebond annule ou inverse quasiment systématiquement les bénéfices écologiques au profit du marché libéralisé. Certains projets (hydrogène, fusion nucléaire, capture de carbone…) sont encore immatures et ne pourront se déployer qu’à long terme et au moyen d’importants investissements publics.

Paul Krugman, prix Nobel d’économie, écrit dans un article du New York Times intitulé « How Did Economists Get It So Wrong? » au lendemain de la crise des subprimes : « Il n’y avait rien dans les modèles (économiques) existants qui pouvaient laisser penser à la possibilité d’un cataclysme comme nous l’avons vécu. La plupart des économistes ont ignoré, sciemment ou non, tous les dysfonctionnements du système : les limites de la rationalité des individus, le rôle des institutions et de la régulation, les imperfections des marchés, le cas des externalités .. » La non-prise en compte des externalités dans les bilans financiers des entreprises est un manque important dans les modèles sur lesquels nous avons développé notre économie. Il s’agit des effets sur la société qu’a une entreprise et qui ne sont pas comptabilisés dans son bilan financier. La pérennité d’une activité, ne dépendant essentiellement que de sa rentabilité financière, peut être assurée même si elle produit des externalités majoritairement négatives, comme l’extraction de ressources limitées, la délocalisation ou la pollution. En cela, la rentabilité économique est fondamentalement aveugle à l’intérêt général et donc inapte à garantir la pérennité du patrimoine commun qu’est l’environnement.

Le rôle de la régulation économique exercée, tant bien que mal, par les États est ainsi d’apporter des freins lorsque les externalités sont négatives. Mais l’exercice de cette régulation est complexe et, par principe, rejeté par le libéralisme économique et politique. Les déclarations de bonnes intentions des grandes entreprises ou des gouvernements se complaisent dans un système tolérant que les actes privés, au nom de la liberté, soient dissociés des déclarations publiques, d’où une tendance généralisée au greenwashing. Pour ne citer qu’un exemple, les majors de l’énergie fossile (ExxonMobil, Shell, Chevron, BP et Total) affichent officiellement un soutien à la maîtrise du changement climatique et dans le même temps ont dépensé un milliard de dollars en lobbying depuis la COP21 pour freiner la réglementation et étendre leurs opérations en énergie fossile . Une pratique dévastatrice pour la confiance qu’inspirent les élites gouvernantes, notamment face aux jeunes générations, héritières du défi climatique et à la recherche de solutions. Aux freins économiques s’ajoutent les inégalités sociales, reconnues y compris au sein du FMI comme inhérentes aux systèmes néo-libéraux4, qui ne cessent de dégrader la cohésion sociale alors que cette dernière aurait naturellement pu générer « par la base » le changement.

Lorsque Fontainebleau brûlera

« La forêt de Fontainebleau est aussi inflammable que la garrigue méditerranéenne […] Comme si la géographie avait changé et que soudain, à 40 minutes de Paris, c’était déjà le sud », explique Eric Goulouzelle, directeur territorial du quart nord-ouest de la France à l’Office national des forêts dans une interview donnée pour Science et Avenir. « Durant les deux mois d’été [2020], la forêt de Fontainebleau a connu 25 départs de feux du fait de sous-bois très secs et d’arbres dépérissants. Dans le nord de la France, il faut se préparer à une multiplication des incendies », prévient-il. À New York, après une prise de conscience au moment de l’ouragan Sandy en 2012, et une montée des eaux inédite de 2,7 mètres au-dessus du niveau de la mer, un mur anti-inondations est en construction pour un budget de 1,45 milliard de dollars.

Faudra-t-il un mur de flammes aux portes de Paris ou l’île de Manhattan définitivement sous l’eau pour prendre la mesure de l’urgence ? Quand bien même parvenus à ce stade, nous aurions probablement franchi trop de lignes de non-retour pour encore espérer maîtriser le changement climatique.

[1] Il convient de bien différencier les émissions sur le sol français en baisse, notamment à cause de la désindustrialisation, et l’empreinte carbone, incluant l’impact des importations en hausse. Données tirées de « Maîtriser l’empreinte carbone de la France », Haut conseil pour le climat.

[2] Robert E. Lubow et A. U. Moore, « Latent Inhibition : The Effect of Nonreinforced Pre-Exposure to the Conditional Stimulus », Journal of Comparative and Physiological Psychology, vol. 52, no 4,‎ août 1959, p. 415-419.

[3] F. Durand, « Passe-passe autour du Fonds vert », Le Monde Diplomatique, novembre 2021.

[4] « Le FMI s’attaque au néolibéralisme », Alternatives économiques, juillet 2016.

« Nous voulons être l’outil juridique au service des mouvements écologistes » – Entretien avec Chloé Gerbier, juriste chez Notre Affaire A Tous

Chloé Gerbier, juriste chez Notre Affaire A Tous

Il y a maintenant deux ans, plusieurs associations, dont Notre Affaire à Tous, attaquaient l’État français en justice pour “inaction climatique”. Le 3 février dernier, dans une décision hautement symbolique, le tribunal administratif de Paris reconnaissait sa carence fautive et le préjudice qui en découle tout en se donnant deux mois supplémentaires afin de statuer sur une éventuelle injonction à le réparer. En actionnant le levier de la justice climatique, la partie civile espère renverser cette logique. Chloé Gerbier, juriste spécialisée en droit de l’environnement chez Notre Affaire à Tous, revient sur les enjeux de telles actions en matière juridique et en esquisse les perspectivesEntretien réalisé par Joseph Siraudeau.

LVSL  En décembre 2018, vous lanciez avec trois autres associations (Fondation pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France et Oxfam France) un recours en justice : “l’Affaire du Siècle” visant à poursuivre l’Etat français pour inaction en matière climatique. En quoi consiste votre action et qu’est-ce que la “justice climatique” ?

Chloé Gerbier – Le terme “justice climatique” est né dans les années 1980 lors de discussions internationales à partir du moment où nous nous sommes rendus compte que nous avions une responsabilité différente dans le réchauffement climatique, mais également que ses impacts n’étaient pas proportionnés à cette responsabilité. Ainsi, des pays qui ont bénéficié d’une phase d’industrialisation rapide ont vu leur contribution au dérèglement climatique exploser, accentuant par la même occasion la vulnérabilité des pays n’ayant pas connu le même essor. C’est d’ailleurs à partir de ce constat qu’est né le concept de “dette écologique”. Il suppose que les pays ayant le plus participé à la déplétion des ressources ou aux émissions de gaz à effet de serre pour se développer ont contracté une forme de dette envers les autres pays. Les rapports de l’ONG OXFAM montrent en ce sens que ce sont les 1% les plus riches qui polluent le plus, établissant une causalité directe entre niveau de “développement” (disons plutôt de richesse) et la consumation de l’environnement.

La notion de “justice climatique” vise donc précisément à réduire ces injustices entre certains qui construisent leur richesse sur la destruction de l’environnement, et d’autres qui ne profitent pas d’un développement, mais subissent les conséquences directes de ces destructions. Elle permet une approche qui n’est pas entièrement physique et technique de l’environnement, par la sociologie, le droit et l’économie. L’idée est d’analyser et de comprendre les inégalités face au changement climatique et entre les générations en essayant de voir comment le dérèglement climatique touche différemment les populations. Notre action tend à agir pour cette justice climatique à travers l’outil du droit, touchant à la fois au droit public et privé. 

« Nous voulons être l’outil juridique au service des mouvements écologistes. »

LVSL – Quelle est la dimension symbolique derrière le fait de porter plainte contre son propre État ? Et que cela signifie-t-il concrètement ? 

C. G. – L’État s’est engagé à agir pour le climat devant ses citoyens. Il a fixé ses propres objectifs et ses propres lois visant à entériner cet engagement. Ce n’est pas quelque chose de conceptuel ou de flou puisque ces engagements ont été inscrits dans notre corpus juridique. Attaquer l’État en justice, c’est rappeler qu’il n’est pas au-dessus des lois. En effet en ignorant ses engagements, l’État confirme la crise démocratique qui entoure les problématiques environnementales, il s’agit donc de réparer celle-ci. 

Avec la crise écologique, nous avons dorénavant affaire à une population qui souffre du réchauffement climatique, ce que nous avons mis en avant dans un rapport qui s’intitule “Un climat d’inégalités”. Les engagements en matière climatique ne sont pas simplement moraux puisqu’ils impactent directement la population française qui est soumise à ces risques. L’idée d’attaquer son propre État en justice vise donc à obtenir de l’État qu’il procède aux engagements auxquels il s’est lui-même lié vis-à-vis des citoyens et plus encore des plus vulnérables, et par là même de réparer cette crise démocratique en matière d’environnement. 

LVSL  Considérez-vous, au regard de vos différents recours, que les cadres juridiques sont satisfaisants pour mettre en place une protection de l’environnement par le droit ?

C. G. – Aujourd’hui, les cadres, outils et obligations juridiques sont clairement insatisfaisants. On a de grands accords, ce qu’on appelle le “droit doré”, comme l’accord de Paris, qui est une forme de soft law. Mais lorsqu’on entre dans la matière et la complexité du droit, on se rend très vite compte que les outils particuliers sont très peu protecteurs. Par exemple, dans le cadre des projets imposés et polluants, certains sont soumis à des études d’impact et si l’un d’eux a énormément d’incidences sur l’environnement, ce n’est pas pour autant qu’il sera empêché. L’outil d’évaluation est là mais n’a aucun impact, son usage est insatisfaisant. Les outils sont encore trop peu contraignants et trop peu dissuasifs pour la matière pénale. En plus de cela, on assiste à un détricotage constant du droit de l’environnement. Des décrets arrivent de manière mensuelle et viennent grignoter les droits acquis en créant des procédures de dérogation ou en abaissant les nomenclatures afin de permettre à de plus en plus de projets imposés et polluants de voir le jour. 

Du point de vue de “l’Affaire du siècle”, ce recours repose sur le fait que le droit n’est pas assez contraignant pour que l’État ait à respecter les logiques auxquelles il s’était astreint à s’engager. On est dans une crise “démocratique” du droit parce qu’il n’est plus assez fort pour endiguer le politique au profit d’objectifs inscrits dans la loi pourtant insuffisants. On peut également le voir avec la Convention Citoyenne pour le Climat qui porte des mesures plébiscitées au vu des sondages, mais que l’on va considérer comme étant en désaccord avec d’autres intérêts d’ordre économique notamment, justifiant de les vider d’une grande partie de leur substance au profit d’un amoindrissement des mesures pourtant nécessaires et urgentes.

LVSL  Qu’est-ce que vous entendez par « crise démocratique du droit » ? 

C. G. – Plusieurs choses, qui recoupent une même réalité : la volonté citoyenne, la participation du public et les engagements politiques qui ne sont pas traduits en normes opposables. On a une déconnexion entre l’intérêt public tel que conçu par les citoyens (la Convention Citoyenne pour le Climat n’en est qu’un exemple), et la traduction juridique de cet intérêt public. Les intérêts économiques s’y retrouvent prépondérants, au détriment des préoccupations sociales ou environnementales. Je pense que c’est ce phénomène qu’on retrouve en filigrane des nombreuses mobilisations du quinquennat. 

LVSL  Qu’aimeriez-vous changer ?

C. G. – La souche commune de notre action réside dans la responsabilité légale et dans le fait que l’on parvienne par le droit à la conditionner au respect de l’environnement. Cette responsabilité, c’est celle des entreprises privées, de l’État, vis-à-vis des collectifs et citoyens, elle porte sur la sauvegarde des sols de leur territoire mais aussi face au maintien d’un environnement sain tel que garanti par la Constitution. 

C’est la responsabilité de poursuivre ce qu’on a annoncé et de réparer cette crise de la démocratie écologique pour parvenir à quelque chose de réellement contraignant.

LVSL  Dans le projet loi climat rendu public figurent deux grandes annonces des ministres de la Transition écologique et de la Justice : la création d’un délit général de pollution et de mise en danger de l’environnement. Pourquoi la reconnaissance du crime (désormais délit) d’écocide est-il clivant d’un point de vue juridique ?

C. G. – Le gouvernement a complètement balayé l’idée d’un crime d’écocide. On n’est plus du tout sur la définition de l’écocide comme un crime tel qu’on l’entend : “l’atteinte durable et grave au fonctionnement de l’écosystème”. Le napalm utilisé pendant la guerre du Vietnam en est un exemple classique. Ce qu’il faut savoir, c’est que le crime d’écocide demande à être reconnu sans intentionnalité. 

L’intentionnalité, pour les crimes en droit pénal, est un prérequis. C’est à dire que pour qu’une infraction soit qualifiée de crime, il faut en avoir conscience et vouloir le commettre. Dans le cas d’atteinte à l’environnement, il faudrait retirer cette intentionnalité pour qu’il ait une valeur et une application. Sinon, par exemple, il faudrait démontrer à chaque fois que Total a déversé des polluants dans l’air ou dans les cours d’eau en ayant pour intention de détruire un écosystème, ce qui est impossible. 

Pour certains juristes, cela remet en cause les fondements du droit pénal alors que, si l’on regarde bien, le problème principal est de reconnaître juridiquement quelque chose qui est fait tous les jours. On a conscience de dépasser les limites planétaires et ce que peut supporter notre environnement chaque jour, mais nombreux sont ceux qui ne veulent pas reconnaître ce fait. Les règles de droit pour les crimes ont un caractère exceptionnel : on outrepasse une règle dont on a conscience qu’il ne faut pas la dépasser et c’est cela que l’on souhaite punir. Si on ne reconnaît pas en avoir conscience, l’intentionnalité devient problématique. 

Mais sans cet élément on est sur une re-dite :  il existe déjà des règles de droit qui permettent de punir pénalement les atteintes à l’environnement sans véritablement parler d’écocide. 

En enlevant la question de l’intentionnalité, le fait de porter atteinte à l’équilibre de notre environnement et des communs pourrait du jour au lendemain être puni alors qu’hier on pouvait le faire avec une forme d’impunité. Politiquement et juridiquement parlant, avec un droit rigide et cristallisé autour d’intérêts économiques, cela pose problème. Cet ensemble résiste au fait d’accepter un crime d’écocide dont l’intentionnalité ne serait pas nécessaire. Les règles de droit actuelles sont faites pour se plier aux intérêts économiques au détriment de l’environnement. Nous essayons de contourner ce problème de structure qu’il est aujourd’hui très difficile mais essentiel de perturber.

LVSL  La Charte de l’environnement de 2004, venait inscrire dans la Constitution des droits et des principes relatifs à l’environnement et à sa préservation, tels que “le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé” (article 1er). Votre action, au-delà de son objectif immédiat qui est de mettre l’État devant le fait accompli, pourrait-elle initier un nouveau mouvement de constitutionnalisation de l’environnement en France ? 

C. G. – La Constitution est le garant de cet équilibre entre intérêt public et liberté économique, aujourd’hui le calibrage doit être remis en cause. L’intérêt public en France prend en compte l’intérêt économique de manière prépondérante. Par exemple, quand on conclut un marché public, le critère économique prime sur le critère environnemental. Quand on autorise un projet à détruire des espèces protégées, on peut l’autoriser pour un intérêt public majeur mais aussi sur la base de critères économiques. Ce qu’on essaye de redéfinir, c’est cet intérêt public. Aujourd’hui, il ne peut plus être économique mais doit être environnemental, social et, en dernier ressort, économique. Je pense que chaque avancée est bonne à prendre sur le sujet dans le sens où le droit est la charpente de nos sociétés. On l’a particulièrement ressenti pendant le confinement : on ne pouvait pas se balader sans un morceau de papier sous peine d’amende. En définitive, influer sur la Constitution, c’est essayer de changer le cœur de cet équilibre entre environnement et intérêt économique et donc essayer de faire balancer l’intérêt public majeur.

LVSL  Dans un article publié sur votre site internet, intitulé L’Affaire du Siècle : entre continuité et innovations juridiques, vous écriviez que “le juge est invité à accueillir l’idée qui consiste à lier les enjeux climatiques aux droits fondamentaux”. Cela laisse entrevoir des réalités plus ou moins développées en fonction des pays, telles que les droits de la nature et les droits humains. En quoi cette affirmation rejoint l’idée d’un droit planétaire ?

C. G. – Le droit planétaire est un concept étrange. Il existe un droit international qui s’appuie sur du soft law [droit mou, consistant en des règles de droit non codifiées]. Je pense que lorsqu’on parle de droit planétaire, c’est le fait d’avoir des droits fondamentaux qui tendent à être reconnus par une communauté mondiale, d’introduire l’environnement et le droit à un environnement sain parmi les droits fondamentaux, comme une base éthique attachée à la dignité humaine. Mais pas seulement. D’un côté, on a tout ce qui s’attache à l’Homme et de l’autre on a tout notre travail autour des droits de la Nature, qui est de reconnaître des droits attachés à des communs. Ces derniers permettent et déroulent tous les autres droits fondamentaux inscrits dans un droit international très étendu. On porte sur un pied d’égalité le droit à un environnement sain et les droits fondamentaux d’ores et déjà inscrits et reconnus. Les droits de la Nature ne sont pas des droits qui auraient simplement des valeurs mais qui devraient être inscrits comme valeurs absolues, car la protection des communs permet ensuite le développement de tous les autres droits. Il va falloir reconnaître très rapidement les liens d’interdépendance qui existent entre les deux. 

LVSL  La désobéissance civile répond à certains principes supérieurs (libertés, dignité humaine…) par la voie de l’illégalité. Quels principes moraux, invoqués cette fois-ci par voie légale, sous-tendent votre démarche ?

C. G. – Je pense qu’il y a un lien entre notre bataille et la désobéissance civile. Nous défendons des principes qui devraient être fondamentaux et inscrits dans le droit. J’en reviens encore à la Constitution et à la Charte de l’environnement. Le droit, c’est quelque chose de tangible, qu’on peut évaluer par des pics de pollution dans l’air et le dépassement de seuils par exemple. L’idée de droits fondamentaux, et non de principes supérieurs, parle beaucoup plus. Notre action est liée à la responsabilité partagée de l’État et de chacun des acteurs face à l’environnement. Par ailleurs, la différence réside surtout dans le fait qu’on utilise des outils qui ne sont pas les mêmes.

« La victoire serait de réparer notre démocratie autour du droit, qui viserait avant tout la protection des citoyens mais aussi du vivant. »

C. G. – Quand on fait de la désobéissance civile, on ne dit pas qu’on est là parce que la loi est une mauvaise loi. En réalité, peu importe cette loi-là, on porte des intérêts qui sont plus forts et qui méritent de commettre des actes illégaux pour être mis au premier plan. Aujourd’hui, l’État de droit dans lequel on vit n’est plus suffisant car ces intérêts n’y sont pas retranscrits. Ce que l’on essaie de porter par notre action juridique, c’est la révision de ce droit pour qu’il traduise ces fondamentaux-là.

LVSL  Vous spécifiez sur votre site que “tous les moyens d’action ont été utilisés” pour tenter de faire réagir les acteurs privés et publics. Pourtant, ces derniers sont demeurés sourds à ces appels du pied. La justice climatique s’inscrit-elle dans une démarche militante, dépassant les modes d’action infructueux ?

C. G. – L’État français trouve des parades et des éléments de communication qu’il devient de plus en plus difficile de démonter. Aujourd’hui, on demande aux citoyens de la Convention Citoyenne pour le Climat de trouver une manière de diminuer à hauteur de 40 % les gaz à effet de serre [par rapport aux niveaux de 1990] alors que l’Europe a adopté un objectif de baisse de 55 % et on se glorifie de cet objectif-là. En réalité, il faut faire plus. Je pense aussi que c’est dans cette radicalité que réside la dimension militante. Demander quelque chose de militant en droit, c’est-à-dire quelque chose avec un enjeu fort et de l’ambition, sous-tendu par la notion d’urgence, c’est quelque chose qui est déjà militant. Par militant, on entend le fait de sortir des clous. 

« Notre droit est à l’image de notre politique profondément libérale avec une protection des libertés individuelles et économiques très forte. Or, demander qu’on casse cet équilibre est déjà quelque chose de fondamentalement militant. »

LVSL  En quoi le combat contre le réchauffement climatique nécessite-t-il d’être porté à différentes échelles – juridique, militante, éducative – afin de remporter des victoires ?    

C. G. – Je pense que toutes les méthodes sont complémentaires, qu’elles permettent toutes d’avancer et d’ajouter une pression sur les demandes. Néanmoins, il est essentiel qu’on puisse les traduire en droit et ainsi leur donner du contenu. Il est primordial qu’on puisse, lorsqu’on s’oppose à l’artificialisation des sols par exemple, réglementer les obligations sur les centres commerciaux ou fixer un pourcentage d’artificialisation à ne pas dépasser dans les plans locaux d’urbanisme. Quand on rentre autant dans la technicité, il faut traduire les demandes en droit. L’inscription légale doit donner corps à ces droits fondamentaux qu’on essaye de reconnaître.

LVSL  Vous prônez en quelque sorte la mise en œuvre d’un droit radical, dans le sens où vous prenez le problème à sa racine tout en essayant d’y introduire une nouvelle graine… 

C. G. – Une décision du Conseil Constitutionnel qui date de la fin de l’année dernière met en balance la protection de l’environnement en tant que patrimoine commun de l’humanité, avec les intérêts économiques.

« Aujourd’hui, il faut comprendre qu’il s’agit effectivement d’abord de préserver l’environnement, sans quoi aucun droit économique ni liberté individuelle ne pourra être développé. »

Sans forcément planter une graine, on essaie par chacune de nos actions de faire en sorte que la balance penche en ce sens. Chaque amendement, chaque victoire juridique et chaque texte défendu participe à ce changement. Malheureusement, la course est longue pour arriver à ce qu’on puisse parler d’un droit environnemental ou d’un droit à la hauteur de la crise écologique. Il est essentiel de continuer à faire pression parce que nous n’avons pas aujourd’hui la possibilité politique de changer les choses.

“Il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider aux populations” – Entretien avec Priscillia Ludosky et Marie Toussaint

Priscillia Ludosky est une figure des gilets jaunes, Marie Toussaint est eurodéputée EELV (Europe Écologie Les Verts). La pression de leurs pétitions et actions militantes ont notamment contribué à la création début 2019 de la Convention Citoyenne pour le Climat par le gouvernement Macron. Ensemble, elles « demandent justice » dans un ouvrage publié aux éditions Massot. Elles reviennent sur les différentes injustices environnementales qui ont lieu dans l’hexagone et racontent les combats menés pour lutter contre les pollutions qui font encourir des risques sanitaires aux populations. Dans cet entretien, nous les avons interrogées sur la dichotomie persistante, dans l’imaginaire collectif, entre justice sociale et justice écologique ainsi que sur leurs solutions pour l’avenir, en accord avec le regard qu’elles portent sur la séquence politique qui s’ouvre. Entretien réalisé par Judith Lachnitt et Guillaume Pelloquin. 


Le Vent se Lève : Vous présentez un « tour de France des violences environnementales ». Chaque chapitre présente un scandale sanitaire et la lutte menée par des citoyennes et des citoyens pour obtenir justice. Votre ouvrage compile les luttes de ces David contre des Goliath. Comment pensez-vous pouvoir les relier, pour en faire gagner un maximum ?

Marie Toussaint : On a écrit ce livre et raconté ces histoires pour participer à une prise de conscience. Les enjeux sociaux et environnementaux sont liés. Et vouloir les disjoindre est politiquement très signifiant : c’est rendre invisibles celles et ceux qui subissent les violences environnementales. Toutes les citoyennes et tous les citoyens ne savent pas toujours les combats qui sont menés dans d’autres régions ou sur d’autres sujets. Toutes et tous ne savent pas, n’ont pas toujours conscience, que dans leur vie quotidienne, luttes sociales et luttes environnementales sont liées. Nous avons voulu envoyer ce message à toutes celles et tous ceux qui luttent : vous n’êtes pas seuls. D’autant plus que dans chaque lutte un même schéma se répète. Mettre à jour ces mécanismes permet d’en trouver des issues. Nous proposons donc quelques pistes de solutions, qui devraient déjà exister, mais qui ne sont pas à l’œuvre aujourd’hui : la transparence, la participation aux décisions publiques, l’accès à la justice et à la réparation. Mais aussi, l’écoute et la prise en compte des citoyennes et des citoyens. En l’occurrence, les personnes et histoires présentées dans ce livre ne sont pas ou n’ont pas été écoutées. Avec ce livre, nous nous battons pour que leurs voix soient entendues.

Priscillia Ludosky : Il y a une prise de conscience que ces combats font que les gens se sentent de moins en moins seuls. Peut-être que ce livre leur permettra de créer des liens, des collectifs de collectifs, en se rendant compte qu’ils se battent contre les mêmes ennemis. Pour celles et ceux qui ne sont pas encore engagés dans des organisations, j’espère que le livre leur donnera envie d’en rejoindre. Par exemple, quelqu’un du pays de Retz, [où le nombre de cancers pédiatriques est élevé par rapport au reste du territoire, NDLR] voyant son enfant souffrir d’un cancer n’est peut-être pas informé que cela provient de l’empoisonnement de l’environnement. La lecture du chapitre dédié à ce sujet serait alors l’occasion pour un tel lecteur de soutenir ce combat par la suite.

LVSL : Vous avez toutes les deux des parcours différents, qu’est-ce qui vous a amené à vous rencontrer ?

MT :  Je crois qu’il n’y a pas de hasard. Tout dans nos parcours devait mener à cette rencontre.  Nous ne nous connaissions pas. Mais cela nous a révoltées que certains, en premier lieu desquels le gouvernement, nous présentent comme étant l’une contre l’autre. Lorsque l’Affaire du siècle a été lancée, le ministre de l’écologie nous a présentées comme ses alliées contre les Gilets jaunes. Rien n’était plus faux ! D’une part, nous dénoncions leur politique. D’autre part, des gilets jaunes avaient signé la pétition, tandis que des porteurs de l’action en justice climatique avaient participé aux manifestations des samedis. Assez naturellement, lors de l’ouverture de la Base d’action écologique et sociale, qui réunit plusieurs associations environnementales et associées à Paris, plusieurs mouvements ont été invités, ont participé à l’inauguration dans une idée de convergence. C’est là que nous nous sommes rencontrées pour la première fois, avant de nous croiser à nouveau à de nombreuses reprises au cours des mobilisations de l’année. C’est alors qu’est advenue l’idée de ce livre commun.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Comment cette idée de “livre commun” a-t-elle alors germé ?

PL : Il s’agissait de démonter l’image construite par le gouvernement des « gilets jaunes » comme des « anti-écolos ». On a rencontré des gilets jaunes dans les marches climat, on les a vu engagés dans plusieurs combats que nous présentons dans le livre. Nous avons donc souhaité répondre à ce mensonge du gouvernement, car contrairement à ce qu’il dit, les gens ont bien conscience de ce qui ne va pas autour d’eux. Mais ils sont accaparés par ce que la société leur impose : il faut toujours faire de l’argent, payer ses factures et remplir son frigo, etc. Ils se soucient de l’environnement, mais n’ont pas toujours les moyens que ça change.

Notre association nous permet aussi de dire que les mesures écologiques telles qu’elles sont faites aujourd’hui favorisent certains profils, et ne sont jamais construites pour prendre en compte la réalité de la vie des gens. Elles sont toujours faites avec l’idée de la sanction, et non de l’accompagnement. S’il avait vraiment l’intention d’aller vers cette transition écologique, le gouvernement aurait montré l’exemple, or il n’y a pas de transparence, et pas de moyen donné aux gens de se conformer aux modèles écologiques qu’on leur renvoie. Le livre montre qu’il y a toujours les mêmes responsabilités mises en jeu : celle du gouvernement qui laisse faire les grosses entreprises qui polluent et nous empoisonnent. On voit aussi que ce sont toujours les mêmes personnes qui en pâtissent. C’est contre ces impacts vécus par les populations qu’il y a des militants qui se battent.

LVSL : Pourquoi avoir placé le chapitre sur la pollution au chlordécone dans les Antilles, au centre ?

PL : Parce qu’il prend malheureusement trop de place (rires). Il illustre bien le schéma qui se dessine à chaque fois qu’une grosse société veut faire de l’argent : elle arrive, fait mine d’organiser des consultations sans en tenir compte en réalité, s’installe, pollue et détruit tout, fait croire qu’elle crée de l’emploi, mais en détruit par ailleurs, et surexploite les gens, qui finissent par être mis en difficulté lorsqu’une de ces usines ferme. Ils ont besoin de ces emplois pour payer leur facture, mais se rendent compte qu’ils participent ainsi à la pollution.

Ce chapitre central part de très loin : depuis la colonisation et l’esclavage, puis l’abolition de celui-ci, qui a poussé les exploitants à se réadapter, notamment dans les bananeraies. Le schéma d’exploitation s’est adapté à la nouvelle société, en demandant et en obtenant des autorisations et des passe-droits aux institutions à chaque fois, de décennie en décennie. Ce chapitre montre que le mode opératoire se répète dans l’histoire, les autres chapitres montrent qu’il se répète dans l’espace : le combat des militants dans chaque chapitre n’est pas isolé.

MT : On ne peut pas parler de justice environnementale en France sans parler des outremers et de l’héritage colonial. On a là un cas typique d’injustice écologique : les Antillais et Antillaises sont en grande partie des descendants et descendantes d’esclaves, des populations asservies, exploitées, niées. Or la fin de l’esclavage n’a pas aboli les inégalités, et on a même indemnisé les anciens propriétaires et la terre n’a pas changé de main. L’écologie n’est pas a-historique. Parler du chlordecone, c’est remonter le fil de cette l’histoire bananière et du plantatiocène dont parle Malcom Ferdinand. Avec les bananeraies, les cadres de vie sont détruits : lieux de vie, capacité à se nourrir sainement, à boire de l’eau potable, à respirer de l’air pur…  La poursuite de la production et la recherche de la croissance ont justifié l’entretien de ce modèle productiviste, et l’insertion de produits toxiques qui étaient depuis longtemps interdits ailleurs, à l’étranger, mais aussi dans d’autres territoires français. Dans le cas du chlordécone, il y a une connivence évidente des pouvoirs publics – qui sont censés défendre l’intérêt général et protéger les populations – avec les lobbys, menés par les descendants des esclavagistes, pour continuer à entretenir un modèle économique qui intoxique, détruit et tue. On parle souvent séparément des pollutions et de la justice sociale. Mais le cas de l’écocide opéré avec le chlordécone le montre : les deux vont ensemble ; ceux qui ont pillé la Terre sont les mêmes qui ont exploité les êtres.

LVSL : Vous avez déjà décrit l’opposition entre gilets jaunes et mouvement climat, qui arrangeait le gouvernement et les médias. Je me permets d’aller plus loin : qu’est-ce qui fait que cette opposition subsiste ? Il y a une certaine dichotomie sociologique entre les deux, même si les transferts sont nombreux. N’y a-t-il pas des déterminants plus profonds à la séparation entre les deux mouvements, et comment les résoudre ?

MT : Bien que je comprenne pourquoi cette question est posée, elle n’est pas opérationnelle. Pour moi la question principale est plutôt comment faire pour construire demain ensemble. Quand on regarde en arrière, on a développé en France depuis les années 70 des politiques d’aménagement du territoire qui ont fait qu’à la fois les gens du voyage, les habitants des quartiers populaires et les ultramarines et ultramarins ont vu leurs milieux de vie détruits : soit par la pollution aux pesticides, au chlordécone, au cyanure et mercure, ou à d’autres produits, soit par la destruction des espaces verts et l’entrave à l’accès à la nature. Les populations les plus précaires ont été installées et accoutumées au béton, comme sur les aires d’accueil des gens du voyage. Les quartiers populaires ont pour la plupart perdu leurs espaces verts et leurs jardins partagés. On a vu une sorte de finalisation de la privatisation des espaces verts partout ; hier, les ménages avaient un jardin où cultiver, aujourd’hui, même cette capacité de produire de quoi se sustenter a été annihilée. On a coupé le lien à la nature, aux savoir-faire traditionnels et aux capacités de subsistance de tout un tas de populations en bas de l’échelle sociale. Pour réparer cela, il faut faire de la bataille pour des cadres de vie sains et agréables une vraie bataille politique. C’est comme cela qu’on peut reprendre la main, en reliant tous les combats pour la justice. Quand les Sioux se battent contre le Dakota pipeline, ils se battent pour leur terre, leur droit à donner leur avis, mais aussi pour le climat. Chico Mendes se battait pour les droits des seringueiros au Brésil, il se battait aussi contre la déforestation. Dans les banlieues françaises, la bataille pour les ascenseurs est une lutte pour la mobilité et le droit à vivre normalement, dans un cadre de vie sain. Je ne pense pas qu’il y ait de déterminant profond séparant les deux mondes sociaux et environnementaux ; nous devons au contraire résolument construire ensemble. Ce qui nous sépare est idéologiquement construit : les dominants cherchent à diviser celles et ceux qui veut déconstruire le modèle d’accumulation des richesses et de dégradation de la nature.

PL : Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de détruire ce message propagé par certains profils ou le gouvernement. Ce livre contribue à saper cette impression qu’il y a deux mondes. Tout au long de l’année dernière, on a vu des projets communs, mais il y a encore des efforts à faire à ce niveau-là. On est à un tournant de l’histoire. Il y a du travail à faire à l’intérieur de ces deux mondes. On n’est aujourd’hui qu’au point de départ de la propagation de ce message, il reste beaucoup de travail. Ce type d’initiative comme la nôtre y participe. Marie et moi avons toutes les deux été médiatisées, et nos adversaires ont utilisé cette médiatisation pour nous opposer, mais nous faisons de cette publicité une arme contre leur discours, en écrivant cet ouvrage ensemble. Toutes les personnes qui ont compris cette convergence et celles qui le peuvent devraient, avec leur énergie et leurs compétences, participer à détruire ce message-là. Il est tellement ancré que même des personnes de ces deux mondes croient à cette division.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Dans votre ouvrage, vous imputez la responsabilité de ces scandales aux plus riches et aux multinationales. Que pourrait mettre en place l’État pour faire changer les choses ?

PL : Je ne pense pas que l’État fera quoi que ce soit. Mais si jamais on arrivait à leur faire faire quelque chose, cela serait le résultat d’un combiné de ce qu’il se passe dans la rue et de ce qui est construit collectivement pour des projets de fond. C’est sous la pression de la rue souvent que certaines choses voient le jour, comme la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) qui ne serait pas née d’une simple tribune dans le Parisien (rires). Le mouvement social, les marches climat, et la pression sur le gouvernement depuis fin 2018, ont fait que cette initiative, bien qu’institutionnelle et pas indépendante, est née de la réunion de forces qui ne se côtoyaient pas auparavant. Le combiné des deux a réussi. Il y a de plus en plus de gens mobilisés, même si ce n’est pas encore assez. C’est difficile de demander quoi que ce soit au gouvernement quand on sait qu’on est dans l’opposition. Et inversement le caractère institutionnel de la CCC crée une méfiance, mais on sait que tout seul on n’arrivera à rien : donc il y a un entre deux. Le fait que ce type d’initiative soit née est inédit et permet de la participation citoyenne. Maintenant, comment faire pour que leurs travaux soient partagés dans le grand public ? Ce dernier n’a pas conscience qu’en ce moment des citoyens travaillent dans cette institution née sous la pression populaire. Le gouvernement n’en fait pas de publicité non plus, car il ne veut pas faire savoir que des citoyens puissent participer à l’élaboration des lois. Cette combinaison nous permet d’initier des projets. Ce que le livre dit aussi, c’est qu’on manque de lois pour sanctionner et encadrer le comportement des institutions. Une dame avait posé la question à la CCC : y a-t-il des sanctions et contrôles sur les sociétés qui polluent à outrance, sur leur permis d’émission ? La réponse était qu’on ne savait pas si elles étaient contrôlées, et quand elles le sont on ne sait pas si elles sont sanctionnées. Si les gens se rendaient compte qu’eux sont sans arrêt sanctionnés sur tout, alors que les grands profils ne le sont jamais, cela pourrait éveiller leur envie d’aller militer.

MT : Ce dont nous avons besoin s’apparente à une révolution. L’Etat, le gouvernement, le monde économique ou la finance, doivent radicalement changer d’approche. D’une part, les lois de l’économie ne sont pas supérieures à celles de la nature. D’autre part, disons-le clairement, il faut redonner du pouvoir d’agir et de décider à la population. Les témoins de notre livre, les victimes des crimes environnementaux, sont pour la plupart traités comme des subalternes. Mais les subalternes aussi ont des savoirs, des expériences, des savoir-faire, qui sont parfois beaucoup plus précieux que le savoir institué. En agissant avec, en s’appuyant sur les savoirs des citoyennes et des citoyens, les politiques seraient plus justes. Enfin, puisque l’on parle de crimes environnementaux, il s’agit de reconnaître ceux-ci, d’urgence ! En premier lieu desquels les écocides qu’il faut reconnaître à tous les niveaux, du national au mondial, en passant par l’Europe.

LVSL : Dans le cas de l’autoroute A480, cité dans le livre, Éric Piolle, maire de Grenoble, n’est pas cité. Qu’aurait-il pu faire ?

PL : Il [le préfet, correction faite par la suite, NDLR] pourrait répondre à la demande du collectif d’obtenir les documents montrant qu’il n’y avait pas nécessité de faire cette autoroute. En l’occurrence le collectif s’est battu pour qu’on démontre cela. Je ne sais pas si un maire peut faire mieux que ne pas contribuer à l’autorisation, car ses compétences sont limitées. Il faudrait regarder leurs finances : la question de la transparence revient. Quand il ne fait rien, est-ce libre ou contraint ? Dans un cas brésilien de pollution à l’arsenic, le maire disait amen à toutes les études, car son budget en dépendait. Lorsque le maire ne réagit pas, même EELV, en a-t-il les moyens ? Les membres du collectif ont initié une action en justice, n’ont rien eu, et ont même été condamnés ! La consultation citoyenne avait eu lieu sur un périmètre moindre que le projet finalement décidé. Quel pouvoir a le maire de l’empêcher ? Il y a plus d’avantages à développer tramways et vélos, mais la ville et les organismes qui délivrent les avis pour ce projet ont tous obtenu un avis favorable. Bien souvent l’opacité règne.

MT : Le Maire de Grenoble, Éric Piolle, s’est longuement battu contre le projet proposé initialement. Il restait cependant des acteurs locaux, y compris de gauche traditionnelle productiviste, pour la construction de l’autoroute. Ils ont fini par trouver un accord pour que le projet soit le moins destructeur possible et que d’autres moyens de transport soient également déployés. Finalement, dans ce livre, nous ne citons les politiques que pour dénoncer certaines inactions flagrantes. L’optique du livre est différente : nous avons souhaité donner la parole aux citoyennes et citoyens en lutte sur les territoires, celles et ceux vers qui, contrairement aux personnalités politiques, le micro n’est jamais tendu, mais dont les combats sont dignes.

PL : Certains (politiques) sont cités dans l’ouvrage lorsque c’est opportun pour expliquer quelque chose. Ici l’exemple illustre l’opacité qui existe quand les collectifs demandent des comptes. Un lecteur qui voudrait se battre contre une autoroute dans sa ville pourrait en tirer leçon en se passant du maire et prendre plutôt un avocat : il s’agit de donner des pistes. Il y a matière pour taper sur les doigts des politiques qui ont perdu la confiance des citoyens.

LVSL : Pour revenir sur le pouvoir d’agir contre les multinationales, en tant que députée européenne, que peut le Parlement Européen ?

MT : Si le parlement européen faisait de la question de la justice environnementale une priorité, on avancerait en Europe. Mais ce n’est pas la réalité du Parlement européen aujourd’hui, de sa majorité politique, qui garde une foi quasi-intacte dans le libéralisme et le productivisme et se soumet encore aux velléités des lobbies. Pour faire avancer des causes comme celle de la justice environnementale, nous avons besoin d’un mouvement citoyen profond, d’une prise de conscience accompagnée d’actions résolues, déterminées et solidaires entre elles. Ce n’est qu’ainsi que nous construirons le rapport de force dans la société qui nous permettra de gagner les combats politiques dans les institutions. Et donc, de changer les politiques publiques qui sont menées.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève

LVSL : Vous liez le combat pour la protection de l’environnement avec ceux de l’antiracisme et de la justice sociale. De plus vous parler régulièrement de la Terre comme de notre Terre-mère. Faites-vous également un lien, comme le font certains et certaines, avec le combat féministe ?

MT : Déjà, nous sommes deux femmes à écrire ce bouquin (rires) ! On a raconté l’histoire de plein de monde, donc des femmes et des hommes. Je parlais tout à l’heure des subalternes, de la même façon, être dans une position de non-dominants expose à des violences environnementales. Et dans ces violences, les femmes sont plus touchées que les hommes : elles sont les plus pauvres, ont les boulots les plus précaires. Il y a un combat des femmes de ménage en ce moment par exemple, et on ne parle jamais du fait que la plupart des produits d’entretien utilisés dans les hôtels ne sont pas bios, que des particules toxiques passent sous la peau via des micro-particules… Mais ces violences environnementales ne touchent pas que les femmes. Notre volonté, avec cet ouvrage, est de relier des catégories de personnes, ou des combats, qui, mis bout à bout, sont représentatifs d’un spectre très large de la société.

PL : Nos profils contribuent à cela. Et sans avoir voulu axer notre livre sur les femmes spécifiquement, on se rend compte qu’elles sont présentes dans toutes les luttes. Un même schéma se reproduit partout, avec des impacts sur tout le monde, mais tout le monde n’est pas impacté de la même manière. D’où la présence de tous ces groupes différents dans notre livre. N’importe quel lecteur peut se sentir faire partie d’un ensemble, et pas d’une catégorie. Il ne faut pas le comprendre comme un « on ne parle pas assez des femmes, ou on ne parle pas assez de ceci ». J’espère de tout cœur que ce livre ne sera pas catégorisé, car je lutte contre les étiquettes ! (rires).

LVSL : Dans votre conclusion vous évoquez la nécessité d’un “vrai green deal”, français ou européen. Comment le placez-vous par rapport au Green New Deal proposé aux États-Unis par les socialistes démocrates ?

MT : Le cœur de notre message est plutôt de dire qu’il faut changer l’ensemble des règles du jeu. Dire qu’il faut un vrai green deal signifie qu’il faut une révolution de notre perception conjointe du social, de l’économie et de l’environnement. Dire green deal ne renvoie pas à celui de la Commission Européenne, qui a beaucoup de limites, mais plutôt à ce mouvement populaire qui se lève aux États-Unis, avec la jeunesse et des populations de tous types, toutes les couleurs de peau et toutes les catégories sociales. C’est une évocation symbolique d’une révolution pour la justice, qui peut advenir si nous nous en saisissons partout et ensemble.

LVSL : Si vous étiez au pouvoir aujourd’hui, quelles seraient les mesures phares que vous mettriez en place ? Dans le livre on retrouve plusieurs fois l’inscription de l’écocide dans la loi. Les solutions juridiques sont mises en avant dans votre ouvrage, mais sont-elles suffisantes ? Il existe malheureusement déjà de nombreuses lois bafouées.

PL : Être au pouvoir, je trouve cela un peu fort (rires). Le mot pouvoir me pose problème. Pour le contrer, il faut faire quelque chose d’inédit en accordant plus de place à la mobilisation citoyenne avec des outils adaptés. Il ne suffit pas de voter puis d’attendre 5 ans. Il faut qu’à tout moment on puisse avoir le droit d’ouvrir un débat public en tant que citoyen. Cette expression citoyenne doit ensuite elle-même être accessible au grand public. Il faut donc partager le pouvoir. Puis, il faut agir sur l’environnement, pour avoir le droit de vivre dans un environnement sain, et d’avoir accès aux mêmes choses, tous autant que nous sommes ; et plein d’autres choses ! (rires). Il faut enfin réécrire les règles : celle de la constitution, celle des droits de l’homme qui ne concernait ni les personnes dites «racisées» ni les femmes. Notre système est obsolète, il faut le mettre à jour.

LVSL à Priscillia Ludosky : Pensez-vous que la crise économique, qui pourrait s’aggraver prochainement avec la fin du chômage partiel notamment, peut relancer un mouvement de contestation ? Que pensez-vous des évolutions présentes et à venir des gilets jaunes ?

PL : Il y a déjà, même en dehors des gilets jaunes, des mouvements de lutte, qui respectent ou pas la distanciation physique. La crise sanitaire est là, mais la colère est telle qu’on brave les interdits. On veut s’exprimer dans la rue, même à peu de personnes. Dans le mouvement des gilets jaunes, il y a une volonté de revenir, cet été ou à la rentrée, qui se contient beaucoup je trouve ! Il y a des discussions avec les soignants, ça fourmille. Je ne sais pas si l’ampleur sera là, mais les mobilisations comme la marche climat étaient prévues avant et vont certainement revenir. Le quinquennat est pourri jusqu’à sa fin maintenant !

LVSL : Il y a une crise sociale qui se profile, sauf relance d’ampleur, avec un chômage important. Les gens pourraient se recroqueviller sur eux-mêmes par peur du déclassement. Comment percevez-vous la période qui vient en termes de mobilisation sociale à venir ? L’atmosphère s’y prête-t-elle ? 2022 approche rapidement.

MT : Depuis plusieurs années, et peut-être plus encore pendant le confinement, j’ai senti la société bouger, trembler. Coexistent un mouvement croissant de colère et une détermination profonde à la réappropriation de nos destins. Sur les ronds-points, lors des manifestations climat, dans l’ensemble des initiatives pour une démocratie citoyenne, à travers les applis de solidarité pour faire face au Covid ou les initiatives de soutien aux réfugiés et réfugiées,  dans le mouvement féministe ou les mobilisations contre les violences policières, on sent cette lame de fond qui agit pour la solidarité et la justice, sans rien attendre du ou des gouvernements. En réalité, la déconnexion semble presque totale entre la société et la tête de l’Etat. Nul ne peut encore prédire ce que sera 2022, ni mêmes les mois qui viennent, mais je n’ai aucun doute sur le fait que la transformation par la réflexion commune et par l’action, par le bas, par le terrain, va se poursuivre. Prenons l’exemple des mesures barrières ou du port de masque : je ne crois pas qu’on soit restés chez nous et qu’on porte nos marques parce que le gouvernement nous demande de le faire : plus qu’une obéissance au pouvoir, c’est une responsabilité collective. L’aspiration à construire une société radicalement différente est là. A nous d’accompagner, de soutenir, de trouver ensemble un chemin.

PL : L’atmosphère est très particulière en ce moment, c’est certain. L’envie de participer est encore plus forte qu’avant. Il y a des pétitions qui demandent « d’en être » un peu partout, dans les tribunes, les interviews. Cette crise a fait suite à un grand mouvement social qui a montré tout ce qui n’allait pas. Aujourd’hui même si certains ont perdu leur travail, leur colère a été alimentée. Vont-ils se recroqueviller par instinct de survie ? Ou est-ce que les gens vont détecter la brèche qui est là, maintenant ? Beaucoup se sont dit « maintenant ou jamais » avec les gilets jaunes. Et la crise actuelle a exacerbé tous les dysfonctionnements, donc encore d’autres gens ont rejoint les luttes gilets jaunes, contre les violences policières, climat. Il y a une prise de conscience de ces enjeux. La fin de l’année permettra peut-être à tous ces gens d’entrer dans la brèche. Même si aujourd’hui, on prend la température au jour le jour.

LVSL : Une dernière chose ?

MT : Nous avons monté une adresse email pour recenser les témoignages, et aider les gens à se connaître et à s’aider entre eux. [email protected]. Le combat continue.

© Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent se Lève