Comment la baisse tendancielle du taux de profit explique le capitalisme d’aujourd’hui

© Aitana Perez pour LVSL

Alors que l’eau devient une marchandise comme une autre au Chili, les employeurs européens ne fournissent plus de vélos aux livreurs des plateformes. Tandis que Jeff Bezos s’envole dans l’espace, la planète brûle de l’Australie à la Californie… Le point commun entre ces faits ? La quête du profit. Si cette obsession pour l’appât du gain est critiquée pour ses abus, beaucoup n’y voient que la marque d’une cupidité excessive de certains entrepreneurs. Or, cette quête du profit maximum est intrinsèque au mode de production capitaliste. C’est du moins le postulat fondamental de la notion marxiste de baisse tendancielle du taux de profit. Elle permet de penser des phénomènes en apparence aussi divers que la concurrence oligopolistique, la plateformisation de l’économie, la financiarisation, ou encore la prédation exercée sur l’environnement, comme l’émanation d’un même mécanisme fondamental.

Comment expliquer la valeur que prennent les biens dans la société ? Pour Karl Marx, la valeur d’un bien est constituée par sa valeur d’usage, c’est-à-dire la valeur procurée par son utilisation, et sa valeur d’échange, qui correspond à la quantité de travail moyen nécessaire à sa fabrication. Si toute la richesse est produite par les travailleurs, elle ne leur revient pas entièrement, loin s’en faut : les détenteurs des moyens de production s’accaparent une part de la valeur produite par les travailleurs via les revenus du capital. Le taux de profit est défini comme étant le rapport de la survaleur (l’excédent récupéré après les ventes de marchandises et le paiement des salaires) sur la somme du capital constant (les machines et matières premières) et du capital variable (la masse salariale ). Ainsi, en vue de maintenir ou d’augmenter son profit, les détenteurs de capital ont trois options :

1 – Augmenter la survaleur ;

2 – Diminuer la part de capital constant ;

3 – Diminuer la part de travail rémunéré.

Une des clés pour augmenter les taux de profit est l’innovation technique, qui permet de produire avec plus de machines – que Marx identifie comme étant une accumulation de travail vivant passé – et moins de force de travail vivante. En réduisant la part de la rémunération du travail vivant dans la production, les détenteurs de capital espèrent ainsi soit conquérir de nouvelles parts de marché en diminuant les prix de vente, soit, à prix de vente constants, augmenter leurs marges. Ce mode de production repose cependant sur une contradiction inhérente : c’est en cherchant à diminuer la part de ce qui permet pourtant leur plus-value (le travail vivant de leurs employés, seuls producteurs) que les employeurs entendent augmenter leur profit.

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental.

En effet, les entreprises rivales sur un même marché ne tardent jamais à s’imiter mutuellement et l’avantage compétitif obtenu grâce aux innovations techniques devient caduc. C’est bien cette dynamique que l’on identifie comme étant la baisse tendancielle du taux de profit : celle qui pousse les employeurs à recourir à moins de travail vivant pour bénéficier d’un avantage sur leurs concurrents… alors même que cet avantage n’est que temporaire puisqu’ils seront bien vite imités. Ce nivellement par le bas de l’usage de la force de travail est une contradiction interne du système capitaliste qui le rend instable, puisque c’est sur l’exploitation de cette force de travail que les employeurs fondent leur pouvoir économique.

Si le concept de baisse tendancielle du taux de profit fait l’objet de nombreuses controverses, il demeure pertinent pour comprendre certaines dynamiques actuelles du capitalisme. D’une part, cette grille de lecture permet de comprendre l’extension permanente des sphères lucratives, la déresponsabilisation des entrepreneurs vis-à-vis de l’appareil productif, et le suicide environnemental dans une même logique. D’autre part, elle permet de saisir la nécessité d’adopter un mode de production alternatif pour contrevenir à ce futur.

Comment les accumulateurs de capital s’y prennent-ils pour enrayer cette pente spontanée vers la diminution de leur taux de profit ? Bien des phénomènes qui caractérisent l’économie contemporaine – la concurrence entre groupes oligopolistiques pour la conquête de nouveaux marchés, le développement des plateformes, la financiarisation, la marchandisation des biens naturels, etc. – peuvent être lus à l’aune de cet objectif.

L’État au service de l’accumulation de capital

Face à la menace permanente d’une baisse du taux de profit, l’une des stratégies fondamentales des employeurs est de chercher à s’implanter sur de nouveaux marchés. À ce titre, l’État joue un rôle fondamental. L’idée selon laquelle les politiques néolibérales conduisent à moins d’État, souvent entendue chez une partie de la gauche, est partiellement incorrecte. Les grandes entreprises ont en réalité un besoin éperdu d’État afin de maintenir leur domination sur l’économie et, par ce biais, leur taux de profit. La création de nouveaux marchés par l’État s’effectue par le biais de sa puissance de coercition, ainsi que par l’instauration d’un cadre juridique qui leur est propice – comme le suggérait Marx et l’analysait de manière détaillée Karl Polanyi.

NDLR : Pour une analyse de l’État comme cadre instituant du libéralisme, lire sur LVSL l’article de Marin Lagny : « Polanyi, La grande transformation : de l’économie à la société (néo)libérale »

À mesure que l’autonomie de l’État décroît par rapport aux détenteurs de capital, celui-ci devient une machine à accroître leurs marges. Au sein des dépenses dédiées au service public, une part croissante tend à rémunérer les prestataires des délégations de services publics – ces derniers perdant alors leur caractère socialisé. Les partenariats public-privé, dans lesquels les entrepreneurs financent les infrastructures pour ensuite exiger des loyers exorbitants à l’État et aux collectivités s’inscrivent dans la même logique. La part croissante que l’État consacre aux aides aux entreprises, en particulier aux grands groupes, s’inscrit dans cette logique. Récemment, le travail d’information d’Allô Bercy détaillait la manière dont des milliards d’euros ont été versés aux multinationales sans contrepartie pendant la crise sanitaire, permettant le versement de dividendes indécents aux actionnaires. Cet épisode est loin de relever de l’exception. D’après la Cour des comptes, près de 140 milliards d’euros y sont dédiées chaque année, soit autant que les salaires versés aux fonctionnaires.

Le capitalisme de plateforme au secours de la classe dominante

De la même manière, la plateformisation de l’économie peut être lue à l’aune de cette volonté de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit.

NDLR : Pour une analyse marxiste du capitalisme de plateformes, lire sur LVSL l’article d’Evgeny Morozov : « « Extraction des données par les GAFAM : aller au-delà de l’indignation »

Il rejoint l’enjeu du travail effectué de façon invisible – et gratuite. La question du travail domestique, encore très largement effectué par les femmes, est un exemple bien connu. Quand une employée de maison exerce les tâches domestiques chez un particulier qui l’emploie, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un travail dans tous les aspects qu’on lui donne. Dès que cette même femme effectue les mêmes tâches effectuées chez elle, celles-ci ne sont plus qualifiées de travail.

Une dynamique semblable peut être observée dans les domaines où l’économie est numérisée – par d’ingénieux artifices, les travaux salariés disparaissent et sont confiés à des travailleurs non payés. Il n’est que de considérer l’exemple de la bascule des démarches administratives vers la numérisation – à l’image de la déclaration des revenus en ligne – pour s’en convaincre. Par le passé, cet exercice était accompli par les agents des impôts et représentait un travail considérable de saisie informatique. Ce travail a subi une forme de privatisation à l’échelle individuelle : l’exécution de la tâche de saisie informatique est directement effectuée par le contribuable derrière son écran. Bien qu’il y ait des vertus à exempter les agents publics d’une telle tâche pénible et répétitive, son élimination a surtout été stimulée par la suppression de postes et l’accroissement de la charge de travail dans ces services. Comme l’analyse avec brio Frédéric Lordon, la délégation à l’individu du tri des déchets s’inscrit dans la même logique : déléguer un travail auparavant effectué par des salariés qualifiés à des citoyens-usagers, non qualifiés, qui le font gratuitement.

Analyser l’ubérisation au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production.

Si la classe dirigeante, attachée à la propriété lucrative source de ses profits, cherche donc à investir de nouvelles sphères d’activité pour étendre ses profits, elle semble en parallèle se lancer dans une large dynamique de désinvestissement de l’appareil productif. Il s’agit ici d’une évolution importante. Historiquement, les classes dominantes utilisaient en effet leur propriété de l’outil de travail des travailleurs comme légitimation de la ponction qu’elles réalisaient sur la valeur créée par le travail de ces derniers. Le capitalisme de plateforme rebat les cartes de cet état de fait et offre désormais la possibilité aux possédants de ne même plus avoir à investir dans l’appareil productif : ils peuvent s’en déresponsabiliser en laissant aux travailleurs eux-mêmes le soin d’acquérir leur propre outil de travail. Ainsi, le chauffeur Uber conduit sa propre voiture, le livreur Deliveroo achète lui-même son vélo, etc. Dans cette perspective, « l’apport » du propriétaire lucratif se retrouve réduit à peau de chagrin : il se contente de proposer une intermédiation entre offreurs et demandeurs, sans assumer aucune autre responsabilité, mais continue de ponctionner une part très importante de la valeur économique créée par les travailleurs de plateforme.

NDLR : Pour une analyse des implications sociales et juridiques de l’ubérisation, à lire sur LVSL : « auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance »

Si l’on sait combien cette intermédiation par le capitalisme de plateforme est à la fois mauvaise pour les travailleurs et évitable, l’analyser au travers de la baisse tendancielle des taux de profit permet de comprendre pourquoi les plateformes représentent l’avenir rêvé par les investisseurs. En effet, si les employeurs sont amenés à gagner moins, à part égale de capital constant, ils ont trouvé dans l’ubérisation un moyen de contourner ce problème – n’ayant plus à supporter le « coût » de la production. En définitive, non seulement le capitalisme de plateforme contourne le droit du travail, endette les travailleurs et les rémunère mal, mais il est aussi un moyen pour les possédants de ne plus avoir à s’encombrer de l’appareil productif dans certains secteurs d’activité, tout en continuant à y exercer une ponction. Le fort développement du télétravail à la faveur de la crise sanitaire peut aussi être lu à l’aune de cette dynamique d’abandon, par la classe possédante, de certains coûts intrinsèquement liés à l’activité réelle. Concrètement, généraliser le télétravail est l’opportunité, pour l’employeur, non seulement de casser la cohésion entre salariés, mais aussi de se débarrasser de certains frais inhérents à l’entretien de l’outil de travail : bureaux, matériel informatique, etc.

La financiarisation comme compensation de la baisse des taux de profit

Un autre secteur d’activité permet de générer beaucoup des profits en supportant un faible coût de production : la finance. Si les détenteurs de capitaux jugent encore insuffisante la ponction qu’ils réalisent sur le travail vivant effectué dans l’économie réelle, ils peut choisir d’utiliser leur patrimoine financier comme un levier de profitabilité démultiplié ou, pour reprendre une expression courante (mais passablement erronée), « faire travailler son argent ». Historiquement, la finance passe principalement par les prêts bancaires, qui permettent de recevoir des intérêts pour avoir mis à disposition des fonds servant aux prêts. Dans le capitalisme contemporain, cette logique s’étend aujourd’hui à des entreprises au départ bien éloignées des métiers de la banque. Il est désormais très courant de pouvoir acheter un produit à crédit sans passer par sa banque.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique.

Ainsi, les activités bancaires elles-mêmes sont aujourd’hui dépassées en termes de taux de profit par les activités dites « de marchés », c’est-à-dire les paris en Bourse. Rien de plus simple, en effet, que de spéculer sur la hausse ou la baisse d’une valeur, qu’il s’agisse d’une part d’entreprise (action), d’une dette (obligation), du prix des matières premières, d’une monnaie, d’un indice boursier etc. Les plus-values à la clé peuvent être considérables, tandis que les coûts de production sont ridicules, les traders étant d’ailleurs de plus en plus remplacés par des algorithmes.

La finance, monstre froid déconnecté de l’économie réelle ? Les crises financières révèlent au contraire à quel point elle est imbriquée dans celle-ci. Lorsque les détenteurs de capitaux entrent au capital d’une entreprise, c’est parfois pour spéculer, mais aussi pour acquérir un pouvoir décisionnaire sur les orientations de la production et toucher des dividendes. Généralement indifférents à ce que produit l’entreprise et aux conditions environnementales et sociales dans lesquelles s’exercent cette production, les actionnaires sont en revanche particulièrement attentifs à la rente qu’ils vont pouvoir en obtenir. En exacerbant l’obsession du profit déjà présente dans une entreprise indépendante des marchés financiers, en l’indexant sur une logique de spéculation financière, la finance bouleverse donc le régime d’accumulation capitaliste traditionnel, et porte à un degré supérieur l’obsession de maximisation du taux de profit.

Un capitalisme prédateur

L’impact de la rapacité des détenteurs du capitaux sur les travailleurs, mais aussi sur l’environnement, est un leitmotiv majeur de la théorie marxiste. « Le capital épuise deux choses : le travailleur et la nature », écrivait Karl Marx. Dans la théorie marxiste, le capitalisme élimine toutes les restrictions à l’appropriation de la nature – appropriation, car ce processus conduit à tirer des bénéfices du « travail impayé » extra-humain (accumulation géologique, biodiversité…) en les sortant des bilans des entreprises [5]. Les lentes évolutions géologiques et physiques, étalées sur des millions d’années, ayant permis de constituer les réserves d’hydrocarbures, sont ainsi gratuitement accaparées – on peut en dire autant de la surpêche ou de l’utilisation abusive des sols par l’agriculture intensive, qui détruit la biodiversité sans payer un centime, alors que tout le système de production alimentaire repose sur cette ressource si fragile.

La théorie libérale a bien pris en compte le caractère problématique de cette course vers l’accaparement des ressources, pour le recoder dans la grammaire de la théorie coûts / bénéfices [6]. Il s’agit de mettre en balance l’avantage à polluer obtenu par une entreprise, avec les désavantages pour le reste de la société, traduites en langage libéral comme des « externalités négatives ». Bien évidemment, réussir à évaluer précisément les impacts d’un acte polluant, que cela soit par des études statistiques d’augmentation de risques de cancer ou des effets cumulatifs des multiples dégâts environnementaux, se révèle impossible. Sans compter que cette approche ne prend aucunement en compte la disparition progressive des ressources qui n’ont pas une valeur marchande immédiate – autrement dit, tant que le coût de la disparition d’une ressource naturelle n’a pas été comptabilisé et chiffré, il n’existe tout simplement pas.

Le concept de baisse tendancielle du taux de profit permet d’aborder avec moins de naïveté la critique du « productivisme » portée par l’écologisme mainstream et médiatique. Il profit permet en effet de comprendre pourquoi le productivisme est inhérent au mode de production capitaliste : puisque le taux de profit baisse sur chaque unité produite, il faut produire plus en quantité – ce qui est écologiquement préjudiciable. De même, elle permet de comprendre la cause de la frénésie à l’innovation technique de la part des détenteurs de capital : confrontés à une pression de tous les instants pour améliorer le rendement de leur capital fixe, ils se lancent dans une course sans le luxe de se soucier de son impact environnemental.

Lutte pour l’accaparement de nouveaux marchés, plateformisation, financiarisation, prédation sur les ressources naturelles : ces phénomènes peuvent être compris comme une manière de répondre à la baisse tendancielle du taux de profit. Se pose alors la question du dépassement du système économique dominant à l’ère néolibérale. Il est courant d’opposer, dans les cercles hétérodoxes, un capitalisme fordiste-keynésien à un capitalisme néolibéral et financiarisé – pour vanter les vertus du premier et critiquer les effets néfastes du second. Une analyse en termes marxistes conduirait pourtant à considérer que le second est le produit logique du premier : la transition de l’ère fordiste-keynésienne à l’ère néolibérale peut en effet être lue comme une manière parfaitement rationnelle d’enrayer la baisse tendancielle du taux de profit. Est-ce à dire que la critique du néolibéralisme demeure superficielle, tant qu’elle ne prend pas en compte le mécanisme fondamental qui a conduit à l’apparition du néolibéralisme ?

Notes :

[1] Concernant les niches fiscales, les comptes du budget de l’État en 2020 par la Cour des comptes, page 162. Consultable ici.

[2] Concernant les exonérations de cotisations sociales, Les Comptes de la Sécurité Sociale, Résultats 2019 et prévisions 2020, page 58. Consultable ici.

[3] Par-delà Nature et Culture, Philippe Descola.

[4] Manières d’être vivant, Baptiste Morizot.

[5] La Nature dans les limites du Capital, Jason Moore.

[6] La société ingouvernable, Grégoire Chamayou.

[7] En outre, produire en régime capitaliste implique des coûts mathématiquement plus élevés puisqu’il est nécessaire, en plus des dépenses publicitaires et de marketing, de dégager une marge pour le profit, alors même que la production en est exemptée.

Prométhée, le premier révolté

« J’ai mis en eux [les hommes] d’aveugles espérances ! » [1] scande Prométhée, enchaîné à son rocher. Chaque nuit, un aigle vient dévorer son foie qui se reconstitue le jour. C’est un supplice infini et douloureux pour le Titan. Supplicié par Zeus pour avoir volé l’Olympe et donné le Feu aux hommes, les « Éphémères », il est enchaîné par Hephaïstos, le dieu forgeron. Défiant Zeus, le dieu des dieux, et ayant refusé la tyrannie et l’oppression, il s’époumone : « Ennemi de Zeus… pour avoir trop aimé les hommes » [2]. Prométhée, le porte-feu, est probablement le premier Révolté de la Littérature occidentale. Portrait de cette figure centrale de la révolte. 

Un Titan philanthrope

En grec, Prométhée signifie “celui qui comprend avant“, en opposition avec son frère, Épiméthée, “ celui qui comprend trop tard“. Clairvoyant, Prométhée, lors de l’épisode de la Titanomachie (Cronos, soutenu par les Titans, contre Zeus), s’allie avec ce dernier devinant sa victoire. S’ensuit une période apaisée, mais les dieux s’ennuient vite. Zeus charge Hephaïstos de créer, avec du feu, de la terre et de l’eau, les êtres vivants et les hommes — qui seront à l’image des dieux. Ce sera à Épiméthée et à Prométhée de leur distribuer les qualités. Épiméthée convainc son frère de le laisser exécuter ce travail seul. Les taureaux reçoivent des cornes, les chevaux la vitesse, etc… mais, dans son empressement, Épiméthée distribue toutes les qualités et en oublie les hommes. Ils sont nus, vulnérables : sans corne ni griffe, ni rapides ni forts. Prométhée va donc demander à Zeus qu’on leur donne le feu pour cuire la viande et se chauffer. De sa foudre, il frappe la cime des arbres, les hommes n’ont plus qu’à grimper. C’est l’âge d’or.

La différence entre les dieux et les hommes, c’est l’immortalité. Ces derniers sont simplement emportés par Hypnos qui, dans leur sommeil, les emmène dans un lieu secret, vide : les Champs-Élysées. Mis à part cette “éphémérité“ pour reprendre le qualificatif de Hésiode, les hommes et les dieux sont sur un pied d’égalité et Zeus n’en veut plus. Ainsi, il fonde l’Olympe pour s’élever au-dessus d’eux. Avant ceci, les dieux et les hommes partageaient des banquets ensemble. Mais un dernier banquet a lieu. Zeus charge Prométhée de concevoir deux parts de viande d’un bœuf immolé. L’une sera pour les dieux, l’autre pour les hommes. Malin, Prométhée emballe dans un lot toutes les bonnes parts du bœuf mais entourées d’une panse dégoutante; dans l’autre des « os blancs, artifice perfide, bien en ordre, couvrant le tout de graisses brillantes » [3]. Évidemment, Zeus choisit le beau paquet mais se rend compte qu’il n’y a, à l’intérieur, que des os.

Prométhée, sculpté par Sebastien Adam, Musée du Louvre
Prométhée, sculpté par Sebastien Adam, Musée du Louvre

Courroucé, le Cronide (autre nom de Zeus, fils de Cronos) décide que les hommes devront donc manger pour survivre puisqu’ils ont reçu la part protéinée du bœuf. Les hommes, alors éphémères, deviennent mortels. Les dieux, quant à eux, n’ont pas besoin de manger pour survivre, ils sont immortels. De plus, Zeus, dans sa colère, cache le blé et le Feu. Les hommes devront donc cacher la semence du blé dans la terre, pour qu’elle demeure invisible à Zeus.

Mais Prométhée, déjà indigné par l’édification de l’Olympe, se révolte. Aidé par Athéna, éprise de sympathie pour les hommes, il s’introduit dans l’Olympe et vole le Feu qu’il cache dans une tige de fenouil. Or, le fenouil a la particularité d’avoir un tissu sec qui brûle continuellement à l’intérieur. Les hommes vont donc avoir des semences de feu. Ils vont donc bénéficier d’un feu qui, comme le blé, a besoin de cette semence. Ce feu est comme les hommes, mortel, et ils doivent donc veiller à ce qu’il ne s’éteigne pas. Les hommes rallument les fourneaux de leur cuisine et deviennent civilisés. Le feu est devenu prométhéen, il est devenu une technique.

« Mais le fils vaillant de Japet [Prométhée] sut tromper sa puissance

Et déroba l’immense éclat de la flamme inlassable

Dans la férule creuse : il sentit dans son cœur la morsure,

Zeus qui tonna très haut! La bile monta dans son âme,

Lorsqu’il vit au loin chez les hommes, la flamme brillante! » [4]

Zeus le découvrant, il punit Prométhée au châtiment que l’on connaît. Il est enchaîné à une montagne par le dieu boiteux où un aigle vient lui dévorer, la nuit, le foie qui se régénère le jour.

Le Révolté antique et romantique

Prométhée est une petite voix de la contestation. Il pense que l’ordre hiérarchique implique toujours, pour ceux qui sont en bas, une situation douloureuse et vécue comme une injustice. Lorsqu’il se rend chez Athéna, pour la convaincre de l’aider à pénétrer dans l’Olympe, il plaide la faute des hommes qu’ils n’ont pas commise. C’est cette iniquité qui motive la première révolte prométhéenne.

« Nul n’est libre, si ce n’est Zeus ! » [5]

Eschyle est un dramaturge grec ayant vécu au Vème siècle avant J.-C. Il est le doyen des trois plus grands tragiques grecs, avec Sophocle et Euripide
Eschyle est un dramaturge grec ayant vécu au Vème siècle avant J.-C. Il est le doyen des trois plus grands tragiques grecs, avec Sophocle et Euripide

Prométhée a déjà le cœur plein de haine lors de cette première séparation d’entre les dieux et les hommes. Ainsi, on comprend le vol du Feu comme une révolte contre l’ordre établi arbitrairement. Châtié par Zeus, cette oppression par la souffrance, caractérise l’autoritarisme olympien.

Bien que vénérant Zeus et ne critiquant que rarement ses décisions, les Grecs et leurs aèdes — les poètes-chanteurs de la Grèce antique —, dans leur chants et leurs drames, émettent pourtant des critiques, probablement inconscientes. Ainsi d’Eschyle qui caractérise, sans n’y voir de sens péjoratif, le règne de Zeus comme une tyrannie. Plus loin, écrit-il, Zeus « a soumis toute justice à sa volonté ».

Dans le poème de Gœthe, écrit en 1774, son Prométhée va encore plus loin que celui d’Eschyle puisqu’il abjure les dieux. C’est un Prométhée blasphémateur. Il faut bien sûr replacer le poème dans le contexte du « Sturm und Drang » gœthéen, plus jeune qu’Eschyle de vingt-trois siècles, expliquant cette maturité.

« Je ne connais rien de plus misérable

Sous le soleil que vous autres, les Dieux !

[…]

Et vous crèveriez, s’il n’y avait la foule

Des enfants et des mendiants ! » [6]

Le Révolté métaphysique

Un peu moins de 70 ans plus tard, toujours en Allemagne, un jeune étudiant présente une thèse sur Démocrite et Épicure. Il s’agit de Karl Marx, étudiant en philosophie à Berlin. Son argument personnifie la philosophie en un personnage mythologique, il s’agit évidemment de Prométhée. Bien que le propos de la thèse ne nous intéresse pas directement, Marx pose la philosophie épicurienne comme athée et la qualifie donc de « prométhéenne ». Il faut savoir que Marx fait partie des jeunes hégéliens, qui se réclament des travaux de Hegel, avec Bruno Bauer notamment.

« de même que Prométhée, ayant dérobé le feu du ciel, se met à bâtir des maisons et à s’installer sur la terre, la philosophie, qui s’est élargie aux dimensions du monde, se tourne vers le monde des phénomènes. »[7]

Les jeunes hégéliens font de Prométhée leur héraut et héros. C’est Prométhée qui, en volant le Feu aux dieux, a donné la culture et la dignité aux hommes. C’est Prométhée qui leur a permis de s’émanciper et leur a donné cette « volonté transformatrice du monde ».

En fait, à travers cette thèse, Karl Marx donne véritablement un but, une foi, presque une nouvelle religion à la philosophie. Ce sera un but prométhéen, illustré, dans son appendice, par la citation suivante tirée d’Eschyle : « En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! » (Prométhée enchaîné, Eschyle). En ceci, le théoricien du communisme divinise la ‘conscience de soi humaine’ ; elle balance les dieux précédents pour les remplacer. C’est l’humanité enfin libérée de ses chaînes ! Pour Karl Marx, le nouveau dieu, c’est l’Homme. Fasciné par cette figure mythologique, Karl Marx de conclure son appendice :

« Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs ». [8]

Plutôt critique de Hegel et de Karl Marx, bien qu’il les admire, Albert Camus, dans son Homme révolté, prend l’exemple de Prométhée pour définir la révolte métaphysique. Selon lui, l’indifférence de la mort et la haine de la souffrance sont des propriétés d’un révolté. Et c’est bien ce que l’on retrouve dans le Prométhée d’Eschyle. Pis, Prométhée a su « délivr[er] les hommes de l’obsession de la mort » [9], continue Camus.

Camus relève justement que Prométhée ne s’insurge que contre Zeus ; non pas contre la Création toute entière. Pour les Grecs, précise Camus, s’insurger contre la Création, donc contre la Nature, c’est s’insurger contre soi-même à laquelle le suicide apporte une réponse, mais non suffisante.

Et si Prométhée récuse tellement le jugement de Zeus, ce n’est pas tant car il le considère injuste, mais il récuse le droit de punir dans sa globalité. « Dans son premier mouvement, la révolte refuse donc au châtiment sa légitimité » [10]. Clamant sa haine des dieux et son amour pour les hommes, Prométhée n’est pas que révolte, il est aussi amour. Le “non“ à la haine, implique, dans cette dialectique camusienne, le “oui“ à l’amour.

Vieille de presque trois mille ans, cette mythologie grecque ne cessera de nous surprendre. Plus particulièrement le mythe de Prométhée, le porte-feu, annonce ce que Camus appelle la « révolte métaphysique » : le refus de dieu pour poser la condition humaine. Bien plus tard, Sade, puis Rimbaud et enfin Albert Camus lui-même, continueront ce projet prométhéen de la révolte qui n’est, justement, encore, qu’à l’état de projet.

Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, Musée du Louvre
Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, Musée du Louvre

Pour aller plus loin, l’excellent Jean-Pierre Vernant raconte le mythe de Prométhée :

https://www.youtube.com/watch?v=Pgpf-aPvctQ

Notes de bas-de-pages et crédits images :

[1] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 14

[2] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 9

[3] La Théogonie, Hésiode, trad. Philippe Brunet, 1999, Livre de poche, v. 540-541

[4] La Théogonie, Hésiode, trad. Philippe Brunet, 1999, Livre de poche, v. 565-569

[5] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 6

[6] Prometheus, Gœthe, 1774

[7] Appendice in Différence de la philosophie de nature chez Démocrite et Épicure, Karl Marx, 1841, Wikisource, p. 106

[8] Ibid.

[9] L’Homme révolté, Albert Camus, 1951, folio essais, p. 301

[10] Ibid.

 

Image :

Eschyle : http://remacle.org/bloodwolf/tragediens/eschyle/Eschyle.JPG

Œuvres : 

  • Prométhée enchaîné, Pierre Paul Rubens, 1618, Philadelphia Museum of Art, Pennsylvania
  • Prométhée attaché sur le mont Caucase et dont un vautour dévore les entrailles, Sebastien Adam, 1762, Musée du Louvre, Paris
  • Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, 1528, Musée du Louvre, Paris

 

 

Si, si ! La lutte des classes existe toujours, je vous assure !

Lien
©Frédéric Glorieux

« La lutte des classes, je n’y ai jamais cru, jamais » affirmait en janvier 2013 le ministre « socialiste » Jérôme Cahuzac dans un débat télévisé face à Jean-Luc Mélenchon. Il est rare aujourd’hui d’entendre parler de lutte de classe aux heures de grande écoute et beaucoup s’imaginent sans doute que la lutte des classes a cessé d’exister avec le Mur de Berlin et l’Union Soviétique. Alors quoi ? La lutte des classes n’existe plus que dans la tête de quelques sociologues qui ont du mal à tourner la page ? Vraiment ? Petite présentation de l’idée de lutte de classe à destination de celles et ceux qui n’y « croient » pas.

Mais au fait, qu’est-ce qu’une classe sociale ?

On parlait déjà de classes sociales avant la naissance de la sociologie, avant même que Marx et Engels ne systématisent la notion dans le Manifeste du Parti Communiste en 1848. Machiavel opposait le « Peuple » aux « Grands », les Romains les Patriciens aux Plébéiens, les Grecs les citoyens aux métèques et aux esclaves… Pour les comprendre et les organiser, on divise les sociétés en groupes sociaux pour ainsi dire depuis que les premières sociétés humaines se sont formées.

« Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. »

Lettre de Marx à Weydemeyer 1852

Dans la théorie marxiste, la société de classes est apparue lorsqu’est apparue la propriété privée des moyens de production. Entendez la possession par quelques-uns des outils de travail, des machines, des capitaux, des terres… Une classe (attention, moment vulgate) existe de par les conditions de sa reproduction sociale, selon qu’elle vit en vendant sa force de travail ou grâce aux profits tirés du travail d’autrui. C’est le rapport à l’outil de travail (possession ou simple usage) qui fonde l’existence d’une classe dans le monde social.

Pour justifier l’existence des classes, on peut partir de l’échelle locale, d’un niveau micro, d’une situation que tout le monde connaît. Lorsqu’un salarié fait face à son employeur, l’un va mettre en avant des revendications (meilleur salaire, conditions de travail améliorées…) qui entreront nécessairement en contradiction avec les intérêts de son employeur, lequel aura intérêt à accroître le temps de travail et à augmenter ses profits (cf. le fameux partage de la valeur ajoutée).

Or, si l’on ne considère plus cette situation de face à face dans sa singularité, mais qu’on admet qu’elle se répète dans toutes les entreprises, partout dans le monde, chaque fois qu’il s’agit de produire un bien ou un service, on comprend que ces individus isolés aux intérêts divergents, appartiennent à des ensembles plus importants qui découpent la sociétés en classes. L’agrégation de ces intérêts divergents, partout les mêmes, se traduit au niveau social, par l’existence de classes sociales, par l’existence d’antagonismes de classes.

Par ailleurs, il convient de noter que réduire l’existence des classes à leur domination économique, est une erreur. Pierre Bourdieu approfondit ici la pensée de Marx, et systématise des considérations implicites à celle-ci. Le capital économique est à lier avec la détention d’un capital social (les fameux réseaux que l’on peut se faire, les connaissances, les contacts) et d’un capital culturel (qui peut être incorporé – la culture générale par exemple, institutionnalisé – diplômes, objectivé – posséder des livres etc.) ; la possession du capital économique détermine (autant qu’il est conditionné par) la possession des deux autres types de capitaux.

Mais alors combien de classes ?

(Spoiler alert : il n’y a pas que les bourgeois et les prolétaires)

Alors non, il n’y a pas que les bourgeois et les prolétaires. Je vous le dis. Karl Marx, étant quand même l’un des plus grands intellectuels de l’Histoire, s’était rendu compte que la réalité était un peu plus complexe et ne pouvait pas être ramenée à un clivage binaire entre bourgeoisie et prolétariat. Marx, dans Les Luttes de Classes en France et dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, identifie plusieurs classes : la bourgeoisie industrielle, l’aristocratie financière, les propriétaires terriens, la petite-bourgeoisie (artisans et commerçants), le prolétariat, la classe paysanne, et le lumpenproletariat (c’est-à-dire littéralement, le « prolétariat en haillons », le sous-prolétariat).

Ce que dit Marx en revanche, c’est que ce paysage social complexe, tend vers sa simplification. Les lois économiques façonnent le monde social. Et, du fait du double-effet de l’accumulation du capital d’une part et de la prolétarisation de la société (et de sa paupérisation) de l’autre, deux classes se renforceront au détriment de toutes les autres : le prolétariat et la bourgeoisie. La richesse et la misère se concentreront aux deux pôles antagonistes de la société.

Voilà pour le constat de Marx. Il importe de noter que ce découpage de la société concerne l’analyse faite de la société française du milieu du XIXème siècle et demande à être adapté selon le lieu et l’époque.

Consécration et refoulement de l’analyse en termes de classes

Après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, alors que le poids des idées socialistes et communistes est considérable tant sur l’échiquier politique que dans le monde universitaire, alors qu’un certain Jean-Paul Sartre déclare à ce propos que « Le marxisme est l’indépassable philosophie de notre temps », les classes sociales deviennent un outil sociologique reconnu. En 1954, Jean Porte établit pour l’Insee une nomenclature des Catégories Socio-Professionnelles, qui, remaniée en 1982 donne naissance à la nomenclature des Professions et Catégories Socio-professionnelles (PCS) toujours en utilisation. Cette nomenclature classe toutes les professions et repose sur les mêmes bases que l’analyse de Marx un siècle plus tôt. Sont ainsi identifiés huit groupes sociaux : agriculteurs ; artisans, commerçants, chefs d’entreprise ; cadres et professions intellectuelles supérieures ; professions intermédiaires ; ouvriers ; employés ; chômeurs et retraités.

De la même manière, le Code du Travail, résultat des luttes sociales du monde ouvrier depuis le début du XXème siècle, a reconnu le statut de subordination juridique : un employé et un patron ne sont pas deux égaux discutant autour d’un café de comment produire telle marchandise. Un lien de subordination, c’est-à-dire en définitive un rapport de force existe entre eux. Quelque-chose qu’a semble-t-il oublié (il ne peut s’agir que d’un oubli, voyons !) Madame El Khomri avec sa loi du printemps dernier (lire à ce sujet, l’article de Guillaume Fondu sur LVSL).

Ces deux exemples témoignent de l’institutionnalisation dont a fait l’objet l’idée de lutte des classes. On peut cependant analyser avec une certaine ironie, que la reconnaissance sociale dont faisait l’objet l’idée du découpage de la société en classes antagonistes, est à lier avec la puissance de la classe ouvrière : la division de la société en classes passait pour évidente tant que la classe ouvrière et les idées marxistes étaient puissantes, et a été jetée aux oubliettes sitôt que le rapport de force social instauré par un prolétariat organisé s’est effondré et s’est retourné contre lui. 

Jusqu’aux années 1970-80, le marxisme est hégémonique dans le monde universitaire. Son effondrement sera pourtant brutal avec pour commencer la publication de L’archipel du goulag en 1976 qui provoque un traumatisme dans le monde intellectuel comme dans l’opinion publique, publication suivie par l’effondrement du bloc soviétique 15 ans plus tard. Le marxisme est condamné en même temps que le système qui vient de s’effondrer, et on assiste à la mise au placard, pour des raisons au demeurant très conjoncturelles et très politiques, des classes sociales comme outil d’analyse du monde social. C’est un moment où la sociologie effectue un recentrage sur l’individu, sur le niveau micro et où les discours politiques, soucieux d’apparaître le plus lisse possible, jettent aux orties les vieux oripeaux du passé, et avec lui l’idée même de lutte des classes.

Que reste-t-il des classes aujourd’hui ?

Alors, finie la lutte des classes ? Nous l’avons dit, tant que le monde social est fractionné entre les possédants et les non-possédants, entre ceux qui peuvent vivre sur leurs ressources et ceux qui doivent en passer par le rapport salarial et vendre leur force de travail pour assurer la reproduction de celle-ci : la société dans laquelle nous vivons est une société de classes. Par ailleurs, comme le fait remarquer Bernard Friot, on n’abolira pas la lutte des classes un beau jour. Elle persistera toujours. Ce que nous pouvons faire en revanche, c’est lutter afin de résoudre les contradictions sur lesquelles elle repose, afin d’euphémiser, de rendre moins dur le monde social. Cette euphémisation de la lutte des classes n’est cependant aucunement comparable à la situation actuelle où les contradictions du capitalisme sont toujours plus saillantes, et où les luttes sociales sont provisoirement endormies, ce sujet fera l’objet d’un prochain article. 

On vous le dit au passage, il y a un film qui s'intitule "Le jeune Karl Marx" qui sort en mars, allez voir la bande-annonce ! On fera un article dessus de toute façon.
On vous le dit au passage, il y a un film qui s’intitule “Le jeune Karl Marx” qui sort en mars, allez voir la bande-annonce ! On fera un article dessus de toute façon. Capture d’écran Youtube

Un point important pour notre conclusion : Marx opère une distinction qui a son importance. Il distingue une classe en soi, d’une classe pour soi. Comprenez : d’une part une classe qui existe objectivement, qui se définit sociologiquement mais qui n’a pas conscience de ses intérêts de classe, et de l’autre une classe consciente d’elle-même qui s’organise afin de peser dans le monde social.

Le XXème siècle a été marqué par de très nombreuses luttes sociales, le prolétariat était alors organisé en syndicats (dont le premier d’entre eux, la CGT), et était structuré par un parti puissant (bien évidemment, je veux parler du Parti Communiste Français). Or, les années 1980, 1990 et 2000 furent marquées par un brouillage des identités de classe et partant, par un effondrement de la conscience de classe, pourtant préalable essentiel à toute lutte sociale et à tout progrès social.

Cet effondrement de la conscience de classe s’explique par deux facteurs. D’abord parce que plus personne (ou presque) ne parle de lutte des classes, tandis que les discours politiques et médiatiques nient de manière systématique la division de la société en classes (1) ; et ensuite sur un plan objectif, parce que le paysage social a subi de profondes mutations (2). A partir des années 1970, s’est amorcée une phase de désindustrialisation combinée à une dynamique de tertiarisation de l’économie (montée en puissance du secteur des services) et à l’apparition du chômage de masse. La reconfiguration du paysage de classes a fait éclater le bloc organisé et pleinement conscient qu’était le prolétariat industriel. Les ouvriers n’ont pourtant pas disparu. Ce n’est pas parce qu’on n’en voit jamais aucun au JT de David Pujadas qu’ils n’existent plus. Les classes populaires (ouvriers + employés) représentent 50% de la population, et sont pourtant oubliées. Ces classes, autrefois appelées « classes dangereuses » par la classe dominante, ne sont plus organisées et n’ont plus voix au chapitre. Une classe pourtant reste très organisée et pleinement consciente de ses intérêts, ce n’est pas celle que l’on attend : il s’agit de la grande bourgeoisie.

“La lutte des classes existe, et c’est ma classe qui est en train de la gagner” 

Warren Buffet, milliardaire américan

Aussi je vous le dis, les classes sociales existent toujours, et la lutte des classes également. Le prolétariat, classe pour soi, a été éparpillé et piétiné. Ne restent plus aujourd’hui que des classes en soi sans conscience et sans possibilités d’action (à l’exception de la classe dominante naturellement). Les dominés ont désarmé de manière unilatérale, l’oligarchie continue de jouer à la lutte des classes, elle. Le rapport Oxfam publié aujourd’hui le prouve : 8 milliardaires possèdent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité (comptez tout de même 3,7 milliards de personnes). En France : 21 personnes possèdent autant que 27 millions de Français.

La lutte des classes est endormie, pas morte. Et les années à venir marqueront à coup sûr une renaissance de la conscience de classe et une recrudescence des luttes de classes. Il ne sera bientôt plus question de « fluidifier le dialogue social », « dialogue » qui ressemblait ces dernières années bien davantage à un monologue de la classe dominante et de Monsieur Pierre Gattaz, qui a fait du chantage à l’emploi sa spécialité. La seule solution pour arrêter le recul des droits sociaux est simple : recréer un rapport de force, et pour reprendre la formule de F. Ruffin « leur faire peur ».

Sources :

  • Manifeste du Parti Communiste, K. Marx et F. Engels
  • Manuscrits de 1844, K. Marx
  • Le Capital, livre I, K. Marx
  • Les luttes de classes en France
  • Le 18 brumaire de Louis Bonaparte
  • Le rapport Oxfam

Crédits photo :

  • ©Frédéric Glorieux