La planification écologique implique-t-elle une dictature verte ?  

Champ d’éoliennes © Afonso Coutinho

Alors que le capitalisme néolibéral et ses dogmes de croissance et de concurrence montrent chaque jour leurs limites pour faire face aux crises environnementales, la planification écologique semble indispensable. Elle va mettre au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. Quel rôle celui-ci peut-il être amené à jouer ? Quelles institutions peut-on mettre en place pour piloter la transition écologique et assurer sa dimension démocratique ? Deux essais parus récemment apportent des éclairages intéressants sur cette question. Pour le sociologue anarchiste James C. Scott, auteur de L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire (La Découverte, 2021), l’État a une tendance intrinsèque à imposer sa vision de la modernité et du progrès par la force. Une vision que partagent assez peu l’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan, auteurs de Comment bifurquer ? Les principes de la planification écologique (Zones, 2024), qui considèrent que différentes institutions peuvent permettre de mener une planification de manière démocratique.

La planète brûle, tandis que le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité s’accélèrent sans que nous n’arrivions pour l’instant à l’endiguer. Face à ce constat, ce qu’il nous reste à faire semble clair pour les plus convaincus. Il faut tout envoyer balader, nous débarrasser des structures responsables du chaos climatique : le capitalisme qui exploite aussi bien les êtres humains que la nature, l’idéologie du tout-marché, la course à la croissance sans fin et sans but, la croyance sans limites dans la notion de progrès. En somme, il faut changer complètement nos structures productives, nos modes de vie et de consommation, notre rapport à nos écosystèmes.

Illustrons ce constat par l’exemple criant de la rénovation des logements. Le marché capitaliste est incapable de répondre aux enjeux de l’adaptation des bâtiments au changement climatique et la décarbonation de leurs usages. Le recours au marché via le signal-prix (hausse des prix de l’énergie et primes à la rénovation) a révélé toute son inefficacité et mis en évidence la nécessité d’une intervention de l’Etat : obligations de rénovation, interdiction de la location des passoires thermiques, régulation du marché de l’immobilier et des successions, lutte contre la concentration immobilière, accompagnement des bailleurs sociaux à la rénovation, etc. L’état de crise écologique permanente marque le grand retour de la planification et de l’Etat au cœur de l’économie des sociétés, loin des solutions de marché proposées par le capitalisme néolibéral.

Ce grand changement de paradigme, des forces de rupture s’emploient déjà à le concrétiser à tous les échelons de la société : communautés locales, associations, villes et régions, états, organisations transnationales. Deux défis se posent alors à ces partisans d’une révolution copernicienne de notre modèle. Celui de la prise du pouvoir et des leviers de décision d’abord. Celui de l’organisation d’une société capable de respecter les limites planétaires tout en répondant aux besoins des êtres humains ensuite. Deux essais aux accents différents mais complémentaire, nous offrent des éléments de réponse.

Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ». Ces sont ces projets qualifiés de « haut-modernistes », c’est-à-dire basés sur une grande confiance en la science et en la technologie pour modeler le monde social et la nature, que l’anthropologue américain James C. Scott analyse dans son dernier essai L’œil de l’Etat : moderniser, uniformiser, détruire. Si les travaux de Scott s’étaient jusque-là portés sur des états anciens de Mésopotamie (Homo Domesticus) ou d’Asie du Sud-Est (Zomia ou l’art de ne pas être gouverné), il s’intéresse bien dans l’essai discuté ici des projets « haut-modernistes » portés par des états modernes du XXème siècle.

Par le passé, des grands projets d’ingénierie sociale ont déjà tenté – et parfois réussi – de modifier en profondeur le logiciel de fonctionnement d’un quartier, d’une ville, d’un pays, afin de faire émerger « l’homme nouveau ».

Cet essai s’inscrit dans la continuité de son analyse du rôle historique de l’Etat, que nous avions déjà présentée dans nos colonnes. Il détaille les mécanismes par lesquels l’Etat étend son emprise et son contrôle sur la société en la rendant lisible et en la simplifiant pour mieux l’administrer. Ceci passe notamment par un renforcement du contrôle des infrastructures de production et de transport (« pouvoir infrastructurel » de Michael Mann), ou sur le tissu relationnel. A partir de là, il détaille les raisons de l’échec de plusieurs projets haut-modernistes de planification sociale, à l’image des quartiers et des villes dessinées par Le Corbusier, de la collectivisation en URSS, ou bien encore de la politique de villagisation forcée en Tanzanie entreprise par le chef d’État Julius Nyerere.

Aujourd’hui sonne l’heure de la « planification écologique », prônée par une partie croissante de l’échiquier politique, notamment en France. Si l’usurpation de cette terminologie par la classe dominante ne mérite pas d’être analysée, intéressons-nous à la discussion féconde relative à sa mise en oeuvre, qui consiste notamment dans un renforcement de l’intervention publique. L’économiste Cédric Durand et le sociologue Razmig Keucheyan nous offrent dans leur ouvrage Comment bifurquer : les principes de la planification écologique, des éléments de réflexion déterminants sur la mise en œuvre de cette méthode. À partir d’une analyse de la dynamique du capitalisme et d’exemples concrets de planification du passé, ils détaillent les deux pans indispensables pour bâtir la planification écologique : le gouvernement par les besoins et le calcul écologique. Puis ils présentent le triptyque d’institutions guidant la bifurcation écologique : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics.

Il n’est dès lors pas inintéressant de confronter la vision critique de l’intervention publique portée par l’anthropologue anarchiste James Scott aux projets de planification écologique portés par les forces de gauche.

Sous l’égide de l’Etat, des expériences de planification contrastées

L’Etat a toujours, depuis sa naissance, porté des projets et des mesures d’organisation, de lisibilité et de simplification du tissu social dans lequel il s’inscrivait. Pour administrer une population mais aussi pour exister, l’Etat doit pouvoir récupérer l’impôt, lever des troupes, construire des infrastructures de contrôle et de domination de sa population. C’est l’une des grandes thèses de James C. Scott, selon lequel l’Etat porte des projets visant à faciliter la « lisibilité » des populations qu’il gouverne. Cela passe notamment par des processus de standardisation. Dans L’œil de l’Etat. Moderniser, uniformiser, détruire, Scott prend notamment pour exemple les stratégies d’uniformisation de la langue, du cadastre et de la propriété foncière, à l’image du village-type ujamaa mis en place dans le cadre de la dynamique de villagisation en Tanzanie entreprise par le président socialiste Julius Nyerere.

En somme, l’Etat façonne un territoire et une population afin qu’ils soient plus faciles à administrer. Scott parle même de « transformation de la réalité sociale turbulente ». Pourtant, il existe systématiquement un décalage fort entre la « carte de l’Etat », c’est-à-dire la manière dont il perçoit son territoire, et une réalité sociale beaucoup plus complexe. Si l’Etat transcrit en terme lisibles une réalité sociale complexe, il réarrange celle-ci pour qu’elle colle à l’image qu’il s’en fait. Ainsi, les premières cartes de propriété foncière ne collaient pas à la réalité de la répartition de l’usage de la terre. Mais il y a plus : l’utilisation de ces « cartes » pour administrer le territoire, par exemple pour déterminer le calcul de l’impôt et des redevances, pour organiser l’héritage sous l’égide de la justice étatique, finit par rétroagir sur la réalité sociale en la simplifiant et en l’uniformisant. Ainsi les parcelles éparses de champs gérées par la communauté deviennent des champs carrés avec un propriétaire bien identifié, les dialectes locaux laissent place à une langue unique et les forêts deviennent des alignements d’arbres visant à optimiser leur rendement économique.

Brasilia est un exemple pur de projet “haut-moderniste” visant à organiser la société par le haut.

Pour Scott, en conséquence, L’Etat, par son action simplificatrice et uniformisatrice, contribue à la fois à mettre en place ce qu’il considère comme une forme de progrès et de marche vers la rationalité, mais aussi à détruire de nombreux pans de la complexité du tissu social, à limiter le recours aux savoirs et aux pratiques locaux. Cela s’accompagne aussi d’une réorganisation des écosystèmes fonctionnels au service d’une consommation humaine de la nature et de ses ressources.

Le tableau que dresse Scott du rôle historique de l’Etat doit toutefois être nuancé. Fortement inspiré de la tradition anarchiste, il tend à accentuer la dimension coercitive de l’action étatique, source de contrôle des corps et des sociétés. Le développement de l’Etat moderne s’est aussi accompagné de nombreux aspects émancipateurs (de l’instruction aux services publics) qu’il faudrait se garder de jeter avec l’eau du bain.

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C’est dans cette continuité historique que Scott analyse ensuite ce qu’il appelle la « faillite des grandes utopies d’ingénierie sociale » du XXème siècle. Cette logique de planification et de standardisation de la société, intrinsèque au fonctionnement de l’Etat, est selon lui poussé à son paroxysme dans ce qu’il nomme « l’idéologie haut-moderniste ». Cet état d’esprit haut-moderniste a pu aussi bien se matérialiser dans des grands projets de transformation socialiste (collectivisation en URSS, villagisation en Tanzanie) que dans des projets urbains de grande ampleur (Le Corbusier, Oscar Niemeyer à Brasilia) ou dans des entreprises capitalistes à grande échelle (fermes géantes américaines).

Ces projets naissent si trois conditions sont remplies :

1) S’ils reposent sur une aspiration à changer l’Homme ainsi qu’à ordonner administrativement la société et la nature afin de la rendre plus lisible pour l’Etat.

2) Si le pouvoir coercitif de l’Etat est utilisé sans limites.

3) Si la société civile est affaiblie ou prostrée.

Ces programmes reposent sur une ingénierie sociale qui vise à transformer en profondeur la société et le tissu humain sous-jacent, ainsi que sur une croyance en la perfectibilité de l’ordre social. Leur maître-mot : planification. Planification des besoins, planification des infrastructures, planification de l’espace urbain et rural, planification de la trajectoire sociale des humains. L’Etat, de par la lisibilité qu’il impose à la société, est au cœur de ces projets d’ingénierie sociale.

Selon Scott, le constat est sans appel : l’idéologie haut-moderniste est vouée à l’échec. Ce, pour plusieurs raisons : aucun plan ne peut retracer l’intégralité du fonctionnement social réel dans sa complexité. L’idéologie haut-moderniste méconnaît le rôle des savoirs locaux, des processus informels et de l’improvisation. Avant tout, elle ne permet pas le recours à un élément indispensable au fonctionnement des sociétés : l’emploi de la métis. La métis caractérise l’ensemble des savoir-faire locaux, issus de l’expérience, de l’habitude, de la débrouille, de l’improvisation.

Elle s’oppose chez Scott à la techné qui est le savoir réfléchi, théorisé, couché sur le papier. Il prend l’exemple du fonctionnement d’une usine pour illustrer le rôle joué par la métis : lorsque les ouvriers font la grève du zèle, appliquant méthodiquement chaque règle de fonctionnement de l’usine, celle-ci tourne au ralenti. Au contraire, ce sont bien les petits arrangements et les improvisations, fruits de l’expérience et du savoir-faire de chaque ouvrier, qui permettent in fine de faire tourner la chaîne de production. Aucune politique publique venue d’en haut, aussi précise soit-elle, ne peut se passer d’arrangements avec le plan initial et de prise en compte du contexte local pour être mise en œuvre concrètement.

Les premières expériences de planification sont les économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. 

A contrario, les tenants de la théorie de la planification écologique se réfèrent à leur propre panthéon d’expériences de planification sociale ou industrielle. Ainsi, Durand et Keucheyan s’appuient sur une série d’exemples précurseurs de mise en place coordonnée et massive de planification : économies de guerre, réponse à la pandémie de COVID, planification à la chinoise suite à l’ouverture de la Chine au monde sous Deng Xiaoping. 

Les premières expériences de planification sont celles des économies de guerre. Dans une situation de conflit, les mécanismes marchands sont suspendus ou soumis à un plus grand contrôle politique. Les pénuries engendrent des hausses de prix incompatibles avec le maintien de la cohésion sociale dans l’adversité, ce qui conduit les autorités à contrôler les prix et à rationner les biens essentiels. Les auteurs rappellent l’épisode de la « bataille des usines » aux Etats-Unis pendant la Deuxième Guerre mondiale où plus aucune voiture ne fut produite entre 1942 et 1944 pour que l’économie se tourne entièrement vers l’industrie militaire.

La crise sanitaire du Covid est une expérience récente d’une logique économique pour partie alternative à celle du marché. Un calcul en nature a été mis en place : la question n’était plus celle du prix mais celle des quantités disponibles dans un délai restreint. Le « quoi qu’il en coûte » s’est substitué à la rationalité comptable du moindre coût. Toutes les dépenses jugées prioritaires par les autorités politiques ont été financées sans restriction. Face au risque de « profiteurs », l’Etat a encadré le prix du gel hydroalcoolique. Production et consommation ont été rapidement politisées, comme l’ont illustré les débats sur les secteurs essentiels. Toutefois, le recours aveugle au marché a continué d’être privilégié sans en tirer les conclusions nécessaires : pas d’indépendance stratégique sur des médicaments et matériels médicaux essentiels, austérité budgétaire mortifère de retour, etc.

Durand et Keucheyan poussent ensuite leur réflexion plus loin. Pour eux, si le principe marchand est celui de la séparation des producteurs et des consommateurs, l’économie capitaliste est déjà en partie socialisée et fait déjà l’objet de logiques de planification. La socialisation peut être organisationnelle, cognitive, financière et infrastructurelle. Elle s’exprime par la concentration industrielle, la convergence des techniques productives en standards de production, la constitution de gestionnaires d’actifs géants comme Blackrock, ou la construction d’écoles, de routes ou d’hôpitaux. Cette socialisation est nécessaire à la dynamique d’accumulation car elle permet les gains de productivité et le partage du risque. Elle conduit, au sein des organisations qui socialisent une activité, à substituer à des mécanismes marchands une planification administrative. En somme, notre économie est déjà largement planifiée, non par les pouvoirs publics, mais par les grandes multinationales.

Cette socialisation multiforme est doublée d’une socialisation politique. Elle intervient d’abord en situation de crise, grâce aux socialisations productives préexistantes, et permet la planification, le calcul en nature ou l’économie de guerre. La socialisation opère par la production et la consommation, comme lors de l’achat groupé d’hydrocarbures par l’UE après l’invasion de l’Ukraine en 2022. La socialisation peut être monétaire et venir des classes dominantes comme le montre la socialisation des pertes financières de 2007-2008.

Inversement, la socialisation peut résulter de luttes populaires pour imposer une gestion égalitaire des ressources, comme l’illustre l’émanation de la Sécurité sociale. La socialisation structurelle, produite par la dynamique capitaliste, est ainsi distincte de la socialisation délibérée. Ainsi, il s’agit de passer d’une planification spontanée aux mains des entités du capital à une planification politisée, fruit de la délibération collective. L’ouvrage oppose alors deux formes de socialisation pour répondre à la crise écologique : la socialisation financière par le derisking et la socialisation politique par le biais de la planification écologique.

Ainsi, les analyses variées des expériences de planification et d’ingénierie sociale à grande échelle nous invitent à porter un regard exigeant et critique sur la notion de planification écologique. Il existe une tension certaine entre la nécessité d’utiliser la puissance de l’Etat moderne pour faire face aux défis du moment et l’attention forte à prévenir les dérives du passé. Par exemple, la réussite de la planification écologique nécessite un niveau de connaissance très fin de la société, une vision synoptique d’ensemble, dont l’Etat seul ne semble pas être en mesure de disposer sans recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Dans cette perspective, quel regard peut-on porter sur les propositions faites par Durand et Keucheyan ?

Planification écologique, mode d’emploi

L’ouvrage commence dans son premier chapitre par rappeler l’impossibilité d’un capitalisme vert. Tout d’abord, la nécessité des profits toujours croissants pour stabiliser le capitalisme est incompatible avec l’impossibilité de le découpler de l’exploitation croissante des ressources. Ensuite, le démantèlement progressif des infrastructures polluantes (forages pétroliers, centrales à charbon) est incompatible avec une gestion gouvernée par le profit. Le désinvestissement financier, sous l’effet des campagnes militantes, n’est pas suffisant car les infrastructures demeurent rentables et sont rachetées par des investisseurs soumis à une législation et à une pression politique moins exigeantes. Une gestion publique est alors nécessaire car elle peut supporter le coût de pertes significatives en capital.

Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes.

Au niveau macroéconomique, des investissements écologiques couplés à un taux élevé de profit sont incompatibles avec la stabilité des prix et la justice sociale. L’effet couplé du démantèlement et de l’investissement va contraindre fortement l’offre et faire peser l’ajustement sur la demande. Le maintien d’un niveau de profit élevé fait donc peser l’effort sur les classes moyennes et populaires. La stratégie de derisking caractérise la situation actuelle où les gouvernements subventionnent les investissements industriels pour garantir les profits des investisseurs. Cette stratégie est également inefficace car les investisseurs privés ont un horizon temporel plus restreint que l’Etat et elle finance le verdissement de processus existants sans transformer les modes de production et de consommation d’ensemble.

A partir de ce constat, l’ouvrage ancre la planification écologique dans la théorie économique en s’appuyant sur deux propositions-phares : la délibération démocratique pour gouverner par les besoins par opposition à l’individualisme du consommateur et le calcul en nature permettant d’assurer une répartition égalitaire des ressources qui s’oppose à l’allocation par la main invisible du marché. Le calcul en nature se décline alors en une nouvelle comptabilité écologique, la mise en place d’un investissement éco-socialiste et une émancipation de la demande vis-à-vis de la production.

Tandis que le capitalisme génère des besoins artificiels par le biais de la publicité ou de l’obsolescence programmée afin d’écouler sa surproduction, le gouvernement par les besoins repose sur la fourniture de conditions de vie décentes. La détermination de ces « conditions de vie décentes » repose sur une délibération collective visant à identifier les « besoins réels ». Pour les auteurs, les besoins ainsi identifiés doivent obéir à deux principes ; un principe de soutenabilité assurant que la satisfaction du besoin respecte les limites planétaires et l’équilibre du système-Terre ; et un principe d’égalité assurant que chaque personne soit en capacité de pouvoir satisfaire ses besoins réels.

Les principes de soutenabilité et d’égalité proposés par Durand et Keucheyan entrent en résonance avec la théorie du donut de l’économiste Kate Raworth.

Pour assurer le respect des limites planétaires, les solutions des économistes néo-libéraux passent par les prix (sur la taxe-carbone ou tout mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, se référer aux  travaux de Christian Gollier) ou bien une meilleure définition des droits de propriétés (Ronald Coase). Toutefois, ces propositions se heurtent à deux difficultés.

Elles ne permettent pas de faire face à un risque systémique qui nécessite une réponse collective et ne peux être la somme de choix individuels. Et elles reposent sur l’illusion d’une substituabilité totale entre ressources (tout service rendu par les écosystèmes peut être remplacé par de l’investissement en capital par exemple, c’est-à-dire notamment de l’innovation technologique). A contrario, Durand et Keucheyan réfutent la possibilité d’une substitution complète entre progrès technique et capital naturel et proposent de fixer des critères de préservation des ressources naturelles.

A partir de là, leur enquête s’attelle à détailler la mise en œuvre concrète du calcul en nature dans une économie planifiée. Alors qu’en régime capitaliste la consommation vit sous la domination de la production, le calcul en nature doit permettre de remettre les besoins, collectivement définis, au centre de l’échiquier, et restructurer la production pour qu’elle réponde à ces besoins. Le calcul en nature peut s’illustrer par exemple dans le cadre de la politique de gestion de l’eau : la détermination collective des besoins en eau d’un territoire (besoins résidentiels, agricoles, industriels) fixe l’ampleur des infrastructures de pompage et de restitution de l’eau aux écosystèmes, sous condition de soutenabilité des prélèvements dans les aquifères.

Tout d’abord, Durand et Keucheyan proposent de transformer la comptabilité pour qu’elle obéisse à des impératifs écologiques. Alors que les normes de comptabilité actuelles sont au service de la quête du profit et de l’accumulation pour les actionnaires, la comptabilité dite écologique doit permettre de subordonner la consommation et la production à une gestion durable des écosystèmes. Aux projets qui donnent une valeur comptable aux actifs naturels, l’ouvrage oppose la comptabilité CARE (Comptabilité adaptée au renouvellement de l’environnement). Celle-ci permettrait de mesurer l’insertion de l’activité productive dans le respect des seuils écologiques et donc d’assurer une reddition écologique des comptes des entreprises.

Avec CARE, l’entreprise doit tout d’abord mesurer l’utilisation d’eau pour son activité (par exemple la consommation d’eau pour une usine de jean), de comparer cette utilisation par rapport aux seuils de soutenabilité de la ressource (volumes d’eau disponibles, seuils de pollution maximaux), de déterminer les coûts de restauration si les seuils sont dépassés et comptabiliser les seuils de renouvellement de la ressource dans sa ligne d’amortissement afin de de créer des fonds de renouvellement pour chaque capital, qui seront inscrits au bilan de l’entreprise. L’ouvrage suggère également de compléter cette comptabilité micro par une comptabilité macroécologique qui permette de rendre compatible production et consommation à l’échelle d’une branche économique, d’une région ou d’un pays tout entier.

Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort.

Une politique industrielle écologique qui transforme les modes de production et de consommation requiert aussi un niveau élevé et durable d’investissement et de coordination. La socialisation de l’investissement pallie l’incapacité d’acteurs privés à mener un tel effort. Outre le contrôle public direct par les nationalisations de secteurs clés (les « hauteurs stratégiques » de Lénine), un instrument clé est la politique du crédit. Mobilisée en France de la période de la reconstruction aux années 1980, elle permet d’augmenter ou de diminuer le volume des crédits accordés aux entreprises selon le caractère stratégique d’un secteur. Elle assure ainsi la conformité des décisions privées d’investissement aux priorités politiques.

L’ouvrage y voit également un moyen d’associer les travailleurs aux décisions d’investissement intersectoriel, en complément d’une participation aux décisions de leur entreprise. L’épargne des ménages pourrait aussi être mobilisée pour refinancer les crédits, limiter la consommation et modérer ainsi le risque inflationniste. Enfin, l’investissement socialisé accorde à l’Etat un rôle d’employeur en dernier ressort, émancipant les travailleurs de la nécessité d’être rentable et inscrivant chacun dans un projet de société.

L’émancipation de la demande vise à connecter la production aux besoins réels. Les économistes néolibéraux font du marché l’expression du choix des consommateurs, notamment avec la consommation « éthique » alors même que celle-ci s’avère incapable d’entraîner des changements systémiques – car le choix des consommateurs est en réalité limité et ne peut remonter jusqu’aux décisions de production qui conditionnent la consommation, à moins d’entrer dans des logiques d’autoconsommation. L’état de séparation entre producteurs et consommateurs a suscité la distinction marxiste entre valeur d’échange et valeur d’usage, entre valeur et richesse. La marchandise apparait comme un fétiche, une médiation imparfaite des besoins réels des sociétés qui, en retour, les affecte et les gouverne.

L’enjeu de l’émancipation de la demande est dès lors « de troquer l’illusion d’une agentivité isolée factice contre une forme partagée mais effective et immédiate de souveraineté dans [les] modes de consommation ». La remontée des besoins des consommateurs vers les producteurs est déjà en cours, à travers les AMAP ou les communautés de passionnés de certains produits. L’intégration du producteur et du consommateur est même une tendance du capitalisme, par exemple avec le développement du commerce en ligne. Pour prolonger ce mouvement dans le sens de la planification écologique, l’ouvrage propose de rendre publiques les plateformes numériques et de réguler globalement le commerce en ligne.

Les institutions de la planification écologique

Les auteurs proposent de mettre en place ces préceptes au cœur d’un nouveau régime politique, reposant sur des outils de la planification écologique au nombre de trois : commissions de post-croissance, Constitution verte et services publics. Le régime politique conditionne la planification, la rend possible, la cadre et la rythme. L’enjeu est d’assurer un équilibre entre centralisation et décentralisation, entre cohérence écologique et liberté politique.

S’agissant de la Constitution, pour les auteurs, le fédéralisme écologique assure cet équilibre et offre la possibilité de conduire des expérimentations. Les collectivités fédérées sont libres car elles décident souverainement de l’octroi de compétences et de ressources à une structure fédérale. En retour, les interventions fédérales, coercitives si besoin, assurent le respect des engagements pris. L’Etat fédéral permet aussi l’expérimentation comme en Chine contemporaine avec la mise en place d’un « expérimentation sous hiérarchie » par opposition à la « thérapie du choc » appliquée dans l’espace post-soviétique. En cas d’échec, l’Etat a la possibilité d’intervenir pour arrêter les expérimentations.

Le fédéralisme écologique s’exerce dans le cadre d’une Constitution verte. La Constitution permet d’abord de trancher les conflits de compétences entre entités fédérales et collectivités fédérées. Elle vise surtout à empêcher des politiques qui ne respecteraient pas les principes d’égalité et de soutenabilité. Quatre formes de constitutionnalisme écologique sont explorées aujourd’hui : par le climat, par l’octroi de droits aux entités naturelles, par l’environnement comme composante de la dignité humaine et par les droits des générations futures.

La planification reste un exercice administratif, pratiqué un temps en France, et aujourd’hui par la Chine, dont s’inspirent les auteurs. L’offense ne sera pas faite de qualifier le travail actuel du « Secrétariat général à la planification écologique » de planification. Les exercices de planification s’organisent en cycles qui se chevauchent pour s’assurer en permanence que les expérimentations conduites sont en adéquation avec les objectifs politiques. Ils sont organisés par une commission, la « Commission de développement et de réforme » en Chine, et le « Commissariat général du plan » en France.

Selon les auteurs, cette commission de la planification écologique doit être une administration puissante, interministérielle capable de solliciter les avis d’une une multitude de parties prenantes. Le contrôle politique de l’Etat sur les entreprises est assuré par la maitrise des « hauteurs stratégiques » (banque, énergie, transports, télécommunications). L’ouvrage propose alors une planification écologique organisée de manière analogue par des « commissions post-croissance ». Leurs compétences évolueraient au fil des phases successives de la transition – investissement dans des infrastructures vertes, décroissance matérielle et économie stationnaire.

Le contrôle de la production et de la distribution d’énergie représente parfaitement l’idée de maîtrise des hauteurs stratégiques par l’Etat. Source : CEREMA

La planification écologique s’exerce aussi par des services publics. L’ouvrage rappelle la riche expérience française du service public qui symbolisait le contrat social entre l’Etat-providence et les citoyens. Le gouvernement par les besoins respecterait trois principes : la continuité temporelle et géographique du service public, l’égalité de traitement des citoyens et la mutabilité du service public selon les besoins. Selon Léon Duguit, père de l’école juridique du service public, le progrès et la civilisation consistent en un élargissement continu de ses prérogatives. Dans un tel cadre, l’Etat n’est plus seulement une souveraineté, mais une « coopération de services publics organisés et contrôlés ». Le théoricien de l’écologie George Monbiot défend lui le principe de « sobriété privée, luxe public ».

Enfin, ces institutions formelles doivent être appuyées par un fond démocratique augmenté. Il s’agit d’abord de redonner du pouvoir aux parlements et de renforcer leur légitimité en les dotant d’administrations plus fournies en personnel afin d’exercer un contrôle politique réel sur le cycle de planification. La composante citoyenne doit parallèlement être renforcée, en offrant des espaces de discussion publique aux associations de la société civile, en mobilisant des expériences de délibération exigeantes comme la Convention citoyenne pour le climat et en autorisant des expérimentations politiques radicales et écologiques, comme les ZAD.

Cette réflexion institutionnelle permet d’esquisser le cycle politique de la planification écologique en trois temps. La première est expérimentale-délibérative et repose sur la définition collective des besoins à l’échelle locale. La seconde phase serait celle des commissions post-croissance qui opèrent une synthèse des expérimentations et élaborent le « Plan de transformation de l’économie française », à l’image de ce que propose le think-tank Shift Project. La dernière est celle de la validation politique par le Parlement dont les modifications s’exercent sous le contrôle du Conseil constitutionnel veillant au respect de la nouvelle constitution écologique.

Canaliser et endiguer le pouvoir de l’Etat

Les travaux de James C. Scott nous invitent à poser un regard exigeant sur les propositions de Cédric Durant et Razmig Keucheyan. La mise en place de la planification écologique nécessite un déploiement d’énergie d’une grande ampleur. Si la société civile et les collectivités seront fortement mobilisées, c’est bien l’Etat qui reste l’outil central et la tour de contrôle du bon déroulé de la bifurcation écologique.

Premièrement, si son pouvoir est encadré dans une certaine mesure par des contre-pouvoirs (Constitution verte, commissions de post-croissance), la méthode proposée lui confère un pouvoir considérable : contrôle des « hauteurs stratégiques » et donc des secteurs-clés comme l’énergie, les transports, la grande industrie, organisation générale du rythme de la planification écologique, possibilité d’intervenir de manière coercitive pour assurer la cohérence et la synthèse globale. En outre l’Etat et ses administrations auront un rôle décisif à jouer pour mettre en œuvre le calcul en nature.

Deuxièmement, la mise en place du calcul en nature et le pilotage des hauteurs stratégiques demande un renforcement significatif des capacités de l’Etat, notamment en matière d’information. Pour piloter la décarbonation de la société mais aussi le gouvernement par les besoins, l’Etat et les commissions de post-croissance au sein desquelles il disposera structurellement d’un pouvoir important devront accroître leur niveau d’information et de connaissance du tissu social. En cela, cette logique s’inscrit dans la dynamique décrite par Scott d’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat. Pour assurer la soutenabilité de la société et le respect des seuils planétaires, l’Etat devra mécaniquement augmenter son niveau de connaissance du tissu économique, afin de rendre la société d’autant plus gouvernable et compréhensible à ses yeux. Or – c’est du moins la thèse de Scott – l’augmentation de la lisibilité de la société par l’Etat répond à une loi quasi-transhistorique d’uniformisation de la société, voir de destruction d’un certain nombre de pratiques et de savoirs.

Troisièmement, la mise en place de la planification écologique telle que proposée par Durand et Keucheyan va mobiliser la puissance de l’Etat dans des proportions considérables. La légitimité de l’intervention de l’Etat repose chez eux d’une part sur le processus constitutionnel démocratique conduisant à l’avènement d’une « Constitution verte » encadrant ses prérogatives et d’autre part sur son insertion dans le cycle politique de la planification écologique.

Toutefois, la bifurcation écologique nécessite un rapport de force d’une extrême violence avec les forces sociales et économiques qui n’y ont pas intérêt : industries capitalistes polluantes, grandes plateformes numériques, monde de la finance. Dès le début de sa mise en œuvre, et ce même en présence d’un large consensus démocratique, le conflit sera brutal : problèmes de financement et de remboursement de la dette, enchérissement des prix de l’énergie et des matières premières, fuite des capitaux. Face à ces problèmes urgents, le cycle délibératif de la planification sera probablement bien trop long pour apporter des réponses au bon-moment. A court-terme, seul le pouvoir de l’administration de l’Etat et de ses satellites semble pouvoir être en mesure de protéger les citoyens face à la révolte du capital, ce qui renforcera d’autant le pouvoir étatique. Et donc, pour suivre Scott, les risques de dérives dans l’utilisation de son pouvoir.

La proposition fédéraliste de Durand et Keucheyan mérite toutefois d’être étudiée attentivement, les expériences concrètes de logiques fédéralistes ayant un bilan pour le moins discutable, à l’échelon supérieur (construction européenne), comme inférieur (décentralisation).

Si l’enjeu premier et central dans cette bataille sera bien de réussir à endiguer les forces du capital, il faut d’ores et déjà réfléchir à la méthode pour canaliser et garder dans des limites acceptables le pouvoir de l’Etat. James C. Scott identifie trois conditions de dérives du pouvoir de l’Etat.

Tout d’abord, dans sa logique, la planification écologique peut s’apparenter à ce que Scott qualifie de projet « haut-moderniste », à part peut-être pour ce qui concerne la croyance aveugle dans le progrès. La planification écologique suppose une évolution forte des modes de vie de l’être humain et du métabolisme de la société avec la nature (que l’on pourrait qualifier d’amélioration), et entend transformer en profondeur les structures économiques mais aussi urbaines, en administrant la société dans ce but. Toutefois, le calcul en nature permet d’avoir une approche multicritère des enjeux, et donc de limiter les risques de simplification et d’uniformisation de la société. En sortant de la pure logique financière (par exemple en plantant une forêt uniquement pour maximiser son rendement), militaire ou liée aux impôts (cadastralisation forcée), le calcul en nature permet d’éviter les dérives destructrices du pouvoir de l’Etat. Il permet d’appréhender bien mieux la complexité des situations que ce qui a pu être le cas dans les expériences de planification passées, où le seul but pouvait être par exemple de produire un maximum de tanks (économie des USA au cours de la Seconde Guerre mondiale).

Ensuite, une dérive est possible si la mise en œuvre de ce projet pousse l’Etat à recourir de manière disproportionnée à son pouvoir coercitif. Un tel emballement n’est pas à exclure, comme cela a été discuté dans le paragraphe précédent. Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel au même titre que des outils comme le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou. Toutefois, cette dimension est probablement encore à creuser, afin d’éviter une radicalisation et une autonomisation de l’appareil de l’Etat. La situation actuelle, de dérive du pouvoir étatique en régime néolibéral, avec notamment un recours accru à la force policière, permet de relativiser ce risque.

Par ailleurs, la plupart des exemples choisis par Scott concernent des Etats de la première moitié du XXème siècle ou issus de transitions démocratiques récentes (décolonisation en Tanzanie, démocratie fragile au Brésil, etc.). Les structures dont nous héritons actuellement, pour ce qui concerne le monde occidental, sont issus d’un long processus de construction de l’Etat social et des nombreuses institutions de médiation qui jouent un rôle de tampon entre les individus et le pouvoir brut de l’Etat, comme les services publics, les collectivités locales, les structures de gestion partagées du pouvoir avec la société civile (syndicats, association, etc.).

Enfin, le pouvoir destructeur de l’Etat se manifeste particulièrement lorsque la société civile est prostrée et amorphe, incapable de résister à la puissance administrative. Cela arrive quand les oppositions politiques sont muselées, que la presse est contrôlée, que les associations sont surveillées. En situation d’économie de guerre écologique, il est largement possible d’imaginer un contrôle accru de la société civile économique, qui devra être mise au pas pour se plier au nouveau logiciel d’organisation de la société. Les grandes entreprises comme les institutions bancaires, financières, assurancielles seront étroitement contrôlées.

Il sera impératif d’imaginer aussi des contre-pouvoirs suffisamment forts pour endiguer l’action de l’Etat en situation d’urgence si celle-ci déborde. A cet égard, le Conseil constitutionnel ou le référendum d’initiative citoyenne (RIC) peuvent jouer ce rôle de garde-fou.

Toutefois, pour ce qui concerne le monde associatif, médiatique et politique, le contrôler n’est pas dans l’ADN des mouvements souhaitant instituer la planification écologique. Au contraire, sa mise en œuvre nécessite un foisonnement d’idées, d’expérimentations et d’innovations. L’approche fédéraliste et l’importance donnée aux collectivités peuvent permettre de vivifier la société civile, que ce soit par des services publics locaux (circuits courts alimentaires, systèmes énergétiques territorialisés, expérimentations locales de garantie d’emploi) ou par une importance donnée aux acteurs de l’ensemble de la société dans le cycle de la planification.

Disons-le, les propositions de Durand et Keucheyan semblent globalement assez convaincantes : institutions permettant l’expérimentation à la fois économique mais aussi délibérative, encadrement par la Constitution verte, renforcement du rôle du Parlement. Leurs propositions pourraient néanmoins être étoffées par une réflexion sur la mise en place de ce que Scott nomme des « institutions favorables à la métis », susceptibles de valoriser, conserver et faire vivre tout ce savoir indispensable au fonctionnement de la société mais qui ne s’inscrit pas forcément dans le « grand plan d’ensemble ». Les propositions de Durand et Keucheyan sur l’émancipation de la demande par exemple, visant à faire correspondre la production à l’usage réel et vécu des objets par les utilisateurs, va dans cette direction, au même titre que le travail sur l’autonomie partielle des entités constituantes du fédéralisme.

La proposition fédéraliste mérite toutefois d’être étudiée attentivement. Elle a le mérite théorique de proposer un mécanisme de coordination, de synthèse et de mise en cohérence qui permet de passer d’une échelle à l’autre (de la collectivité locale à l’Etat, à l’échelle supranationale) par un transfert partiel de souveraineté, là où pour l’instant la coordination interétatiques à l’échelle régionale et mondiale reste globalement défaillante pour répondre aux crises environnementales. Toutefois, les expériences concrètes de logiques fédéralistes laissent bien plus circonspects.

A l’échelon supérieur, l’expérience européenne tourne court : l’abandon de la souveraineté nationale pour livrer des secteurs stratégiques (énergie, agriculture, industrie) aux grands vents du marché et du libre-échange empêche toute planification et coordination pour ce qui compte vraiment, à de rares exceptions près (statut des travailleurs ubérisés, coopération spatiale). A l’échelon inférieur, les transferts de compétences aux collectivités locales donnent des résultats mitigés : si certaines collectivités arrivent à mener des projets de rupture (refus de l’ouverture à la concurrence, services publics locaux par exemple avec la municipalisation de l’eau, expérimentations-clés comme la sécurité sociale de l’alimentation), la majorité des collectivités se vautrent dans un immobilisme et un clientélisme et mériterait d’être secouée par l’Etat. 

Une autre interrogation subsiste aussi. La mise en place du cycle de la planification et de la Constitution verte nécessite un consensus originel fort, qu’il semble difficile d’obtenir actuellement, quel que soit le pays considéré. Ce consensus originel est la clef de voute du bon fonctionnement des institutions de la planification écologique et est indispensable pour d’une part ancrer la mobilisation générale dans le temps et d’autre part pour donner aux institutions de la bifurcation la légitimité indispensable à la création d’un rapport de force favorable face aux puissances opposées à la logique de planification. Sans consensus, quelles seraient les modifications à apporter à la structure ci-dessus si la situation correspond plutôt à celle d’un mouvement d’avant-garde (au sens de Lénine, où l’avant-garde doit permettre de développer pleinement la nouvelle société et structure de classe) arrivant au pouvoir ? Si celui-ci est minoritaire dans sa conviction des changements à opérer, les mêmes mécanismes sont-ils possibles ?

Quoi qu’il advienne, la planification écologique mettra au cœur de son existence la structure la plus puissante qu’ait inventé l’espère humaine, l’Etat. C’est un objet à manier avec une précaution infinie et pour terminer avec Scott, c’est une « institution équivoque qui rend possible aussi bien nos répressions que nos libertés ». Si son pouvoir devient trop important, prions pour que nous sachions reconnaitre le cri d’alerte des oies du Capitole.

Razmig Keucheyan : “Le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels”

Razmig Keucheyan, © Les Amis du Diplo

En septembre 2019, le sociologue Razmig Keucheyan publiait Les Besoins artificiels, comment sortir du consumérisme. “Le capitalisme engendre des besoins artificiels toujours nouveaux. Celui de s’acheter le dernier iPhone par exemple, ou de se rendre en avion dans la ville juste d’à côté. Ces besoins sont non seulement aliénants pour la personne, mais ils sont écologiquement néfastes” peut-on lire en première de couverture. Ironie du sort, quelques mois après sa sortie, l’épidémie Covid-19 rend les analyses de l’auteur plus que jamais éclairantes et nécessaires.


 

LVSL – En exergue de votre ouvrage, vous fondez la problématisation de votre propos sur la revendication d’un droit à l’obscurité. Cette revendication récente s’oppose à une forme de progrès : l’éclairage nocturne peut être perçu comme une conquête de temps et d’espace d’émancipation en dehors du travail. C’est ce qu’explique Rancière dans La nuit des travailleurs. Ainsi, un besoin n’est pas immuable et peut passer du statut de conquête à celui de nuisance.

Razmig Keucheyan – Le développement de l’éclairage artificiel a donné lieu, au cours des deux siècles passés, à une diversification sans précédent du spectre des activités humaines. Lire un livre après la tombée de la nuit, dîner entre amis au restaurant, se balader dans une ville seul ou en amoureux la nuit…

Ces activités devenues courantes seraient inconcevables sans lumière artificielle. Cette diversification des activités humaines est l’une des composantes du progrès, dont le sentiment est profondément ancré dans les habitus modernes.

“La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation”

Pourtant, passé un certain stade, l’éclairage se transforme aussi en nuisance, en « pollution lumineuse ». Il complique par exemple la synthèse de la mélatonine, l’ « hormone du sommeil », générant des pathologies parfois graves. L’éclairage artificiel suscite également la disparition de la nuit. La nuit noire, l’observation des étoiles à l’œil nu est une expérience de moins en moins répandue dans les pays développés, ceux où les niveaux d’éclairage sont les plus élevés. Ce constat a donné lieu à l’émergence d’un mouvement contre la « perte de la nuit », qui revendique un « droit à l’obscurité ». C’est l’un des mouvements sociaux les plus intéressants de notre époque. Il lutte pour retrouver ce qui était auparavant un « donné » : l’obscurité, que le développement de la vie moderne met en péril.

Comme l’a en effet montré Jacques Rancière dans La Nuit des prolétaires, la nuit est un enjeu politique pour le mouvement ouvrier dès les années 1830. C’est le moment où les ouvriers échappent aux cadences infernales diurnes imposées par les patrons et deviennent enfin des « êtres pensants ». La nuit cesse d’être le moment du seul sommeil réparateur. Elle devient un lieu d’émancipation.

La différence avec notre situation présente est que les ouvriers évoqués par Rancière importent dans la nuit des activités qu’ils ne peuvent accomplir de jour, du fait de l’exploitation qu’ils subissent : penser, créer, s’organiser. Le mouvement contre la « perte de la nuit », au contraire, veut que la nuit demeure une temporalité autre, avec des activités – ou des inactivités – spécifiques.

Le prologue de mon livre concernant le « droit à l’obscurité » permet ainsi de problématiser la question des besoins : de quel niveau d’éclairage artificiel avons-nous vraiment besoin ? Son augmentation ininterrompue est-elle souhaitable ? Peut-on continuer à bénéficier de ce progrès, tout en maîtrisant les nuisances qui en découlent ?

Cela débouche sur la formulation de l’argument central du livre : les besoins sont toujours historiques, ils évoluent dans le temps, ils ne sont pas immuables. A ce titre, ils sont politiques, la délibération collective peut s’exercer sur eux. C’est un constat important dans le contexte de la transition écologique. Celle-ci consiste à déterminer quels besoins nous allons continuer à satisfaire, et quels besoins nous allons cesser de contenter, car ils ne sont pas soutenables. La transition écologique peut se résumer en un mot d’ordre : réinventer les besoins.

LVSL – Dans les Grundrisse, Marx met en avant l’existence de deux types de besoins : historiques et biologiques. Comment le capitalisme contemporain façonne-t-il nos besoins ? Assiste-t-on à une forme de dépossession du sujet quant à la construction des besoins ? Qu’ont tiré de cet enseignement les penseurs marxistes ?

Razmig Keucheyan – Le capitalisme a une relation perverse aux besoins. La solvabilité est son mantra : il satisfait un besoin si et seulement si la personne qui l’éprouve dispose de l’argent pour payer. Quand vous arrivez à la caisse d’un supermarché, vous ne dites pas : se nourrir est un besoin vital pour l’être humain, j’emporte par conséquent cette nourriture. Vous sortez votre porte-monnaie, et n’emportez la nourriture que si vous avez de quoi payer. Dans le cas contraire, deux possibilités se présentent. Ou bien vous vivez – plus exactement survivez – avec un besoin non satisfait.

Un rapport de l’ONU de 2019 établit par exemple que 820 millions de personnes de par le monde souffrent de malnutrition. C’est vrai dans les pays en voie de développement, mais aussi dans le Nord. Ou alors vous allez solliciter des institutions non capitalistes présentes dans les sociétés capitalistes : la famille ou l’Etat social, qui fonctionnent sur des critères autres que la solvabilité, et qui vous viendront en aide. Le capitalisme « pur » n’existe pas, il requiert depuis toujours le soutien d’institutions non capitalistes, notamment en matière de satisfaction des besoins.

En outre, le capitalisme génère en permanence des besoins artificiels, à la fois aliénants et non soutenables sur le plan environnemental. Cela est lié au productivisme et au consumérisme qui lui sont intrinsèques : la concurrence entre entreprises privées les oblige à produire toujours davantage, donnant lieu au déversement de marchandises nouvelles sur les marchés. Afin que cette rotation rapide soit possible, nous devons, nous, consommateurs, consommer toujours plus, afin de laisser la place aux marchandises suivantes. Et ainsi de suite, à l’infini.

Le consumérisme n’est pas une attitude naturelle chez l’être humain. Des besoins artificiels doivent être crées par des dispositifs spécifiques. Le consumérisme repose sur des institutions telles que la publicité, la facilitation toujours plus grande des conditions du crédit – ce que certains appellent la « financiarisation de la vie quotidienne »[1] – ou encore l’obsolescence programmée. Au cours du XXe siècle, les dépenses publicitaires des entreprises – multinationales en particulier – ont augmenté de manière vertigineuse.

Bien entendu, tous les besoins artificiels ne sont pas forcément nocifs. L’un des exemples les plus intéressants est celui du voyage. Voyager est partie intégrante de nos identités modernes. Quelqu’un qui n’aurait jamais voyagé aurait de toute évidence manqué une dimension importante de l’existence.

C’est la raison pour laquelle on encourage les jeunes à voyager, par exemple par l’entremise des programmes « Erasmus » à l’université. En ce sens, si voyager n’est pas un besoin « vital », au sens d’une condition de la survie, c’est néanmoins un besoin que certains qualifieraient d’« essentiel ». Plus exactement, c’est devenu un besoin essentiel : la « démocratisation » du voyage ne survient que dans la seconde moitié du XXe siècle[2]. Avant cela, il est réservé aux élites. Le voyage est donc un besoin essentiel construit historiquement.

Le paramètre qui change la donne est que la généralisation du voyage le rend écologiquement insoutenable. Les avions low cost permettent à des catégories nouvelles de la population de voyager, mais les émissions de gaz à effet de serre qui en résultent ne nous laissent pas d’autre choix que de les abolir le plus rapidement possible. Il faut d’ailleurs espérer que la pandémie débouche sur des évolutions en ce sens. Ceci nous incitera à imaginer des formes de voyage alternatives. Ce besoin typiquement moderne qu’est le voyage est sous-tendu par des aspirations complexes et contradictoires. C’est sur elles que doit s’exercer la délibération collective sur les besoins que j’évoquais.

LVSL – Votre ouvrage explique ce que sont les besoins « artificiels ». A l’heure où nous traversons une crise sanitaire sans précédent, beaucoup de personnalités, tant issues du monde politique, que du marketing, s’attachent à parler de la redéfinition des besoins. Pensez-vous qu’une situation de crise peut inciter à se défaire de certains besoins ou que cette prise de recul est circonscrite dans le temps de la crise ?

Razmig Keucheyan – Une crise aiguë comme la pandémie peut-elle donner lieu à une redéfinition des besoins ? Elle peut certainement stimuler notre imagination politique. De la révolution russe, Gramsci disait qu’elle était non seulement un événement politique, mais aussi un événement philosophique. Elle a produit des effets massifs et durables dans la pensée, conditionnant le développement intellectuel du XXe siècle à nos jours, aussi bien du côté des partisans que des adversaires de la révolution. Nul doute que la pandémie aura elle aussi des effets dans la pensée, bien sûr de nature différente.

“Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible.”

La pandémie peut aussi nous convaincre de la contingence de l’ordre social. Il faut prendre la mesure de ce qui se passe dans le domaine de l’économie : la crise a donné lieu à la suspension du jour au lendemain de dogmes néolibéraux présentés la veille comme sacrés, au nombre desquels les critères de convergence de la zone euro, qui ont notamment servi il n’y a pas très longtemps à étrangler le peuple grec.

Romaric Godin parle de « socialisme de congélation » pour décrire la manière dont l’Etat a placé l’économie dans une sorte de coma artificiel[3]. C’est sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Le néolibéralisme était parvenu à nous inoculer la conviction que nul futur alternatif n’était possible. Le coronavirus est en train de faire en un rien de temps la démonstration du contraire. On sait depuis toujours que le néolibéralisme adore l’Etat quand il sert les intérêts du capital. Mais on était loin d’imaginer que c’était à ce point.

Une crise donne toujours lieu à un affaiblissement des déterminismes, et ouvre ainsi le champ des possibles. C’est un terrain de luttes, portant sur la définition des problèmes et les solutions à leur apporter. Mais la crise ne suspend pas pour autant les rapports de force. Tout ne devient pas subitement fluide. Les secteurs en position dominante au moment du déclenchement de la crise y entrent avec un avantage.

C’est pourquoi ils ont la capacité d’imposer leurs définitions et leurs solutions. En ce sens, la crise ne joue pas, à mon sens, en faveur des forces progressistes ou radicales, parce que celles-ci étaient faibles et dispersées lors de l’entrée dans la crise.

D’un point de vue programmatique, la gauche radicale est prête à gouverner. Par exemple, le « Green new deal » de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez, malgré ses limites, est une plateforme électorale à même de rassembler de larges secteurs. Sa mise en œuvre donnerait lieu à une transformation de grande ampleur de nos sociétés. Il existe des plateformes similaires dans les gauches radicales de nombreux pays.

Ce qui manque encore, c’est un « bloc social » majoritaire qui pourrait voir dans un tel programme l’expression de ses intérêts de classe, plus précisément des intérêts d’une alliance de classes dont le socle seraient les classes populaires. Même si les vents contraires sont forts, l’émergence d’un tel bloc social n’est pas à exclure dans les années qui viennent.

LVSL – Vous identifiez des moyens afin que les citoyennes et les citoyens se réapproprient leur existence, notamment l’investissement dans des associations de consommateurs. Ce type de comportement est pour l’heure marginal en France. Pensez-vous que ce type de structure est pour autant suffisant pour construire des rapports de force vis-à-vis de grands pourvoyeurs de besoins artificiels tels que Amazon ?

Razmig Keucheyan – Parmi les expériences ensevelies sous les décombres du XXe siècle, il y a la « démocratie des conseils », centrale dans tous les épisodes révolutionnaires depuis au moins la Commune de Paris[4]. Au cours de ces épisodes, démocratie directe « par en bas » et institutions représentatives ont coexisté dans une tension conflictuelle souvent féconde. Émergeant sur le lieu de travail et dans les quartiers, les conseils ont été un moyen d’approfondir la démocratie, en la faisant notamment entrer dans le champ de l’économie, autrement dit en politisant cette dernière.

La « démocratie des conseils » suppose une articulation nouvelle entre l’échelon local – les conseils d’usines et de quartiers – et celui de l’Etat. La souveraineté n’est plus entièrement contenue en ce dernier, elle se casse en deux, et cette cassure déclenche une dynamique porteuse d’avancées politiques et sociales.

“Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique.”

Notre capacité à réfléchir en ces termes s’est considérablement affaiblie. Aujourd’hui, à gauche, certains sont obsédés par l’échelon local : les ZAD, Tarnac, les ronds-points ou le municipalisme libertaire inspiré de Murray Bookchin. Bookchin développe un fédéralisme permettant d’ « emboîter » les échelons politique supérieurs dans les échelons inférieurs. Mais sa pensée ne me paraît pas très sophistiquée sur ce point. D’un autre côté, on trouve des penseurs qui consacrent beaucoup d’énergie à essayer d’expliquer aux premiers que tout ne peut s’organiser à l’échelon communal, que pour combattre le marché efficacement il faut lui opposer une force de puissance équivalente : celle de l’Etat.

Ce qu’il nous faut réinventer, c’est une pensée de l’articulation conflictuelle entre le local et l’étatique, sur le modèle de la « démocratie des conseils » que j’évoquais. Dans des sociétés complexes comme les nôtres, on ne fera pas sans parlements, où s’expriment les intérêts contradictoires en présence. De même, la transition écologique suppose de mobiliser tous les leviers de l’Etat, sa capacité à impulser une dynamique de transformation à grande échelle et affectant toutes les sphères. Cependant, l’Etat et les institutions représentatives doivent être placés en tension avec des organisations à la base : des conseils d’un genre nouveau, qui prendraient place sur le lieu de travail et dans les quartiers.

“Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent.”

Comment réinventer la démocratie des conseils au XXIe siècle ? L’hypothèse que j’explore dans le livre consisterait à créer des « associations de producteurs-consommateurs ». En étudiant l’histoire des associations de consommateurs, on s’aperçoit qu’au moment de leur création, au début du XXe siècle, elles s’intéressaient non seulement à la consommation, comme aujourd’hui, mais également aux enjeux de production, par exemple aux conditions de travail ou au niveau des salaires.

Le consommateur devait utiliser son pouvoir pour influer sur le fonctionnement des entreprises, sur ce qu’elles produisent et comment elles le produisent. Ces associations, souvent radicales, étaient plus proches des syndicats qu’à l’heure actuelle. De l’alliance des deux résultait un répertoire d’action efficace, combinant la grève (interruption de la production) et le boycott (interruption de la consommation). Au cours du XXe siècle, syndicats et associations de consommateurs se sont progressivement éloignés : les premiers s’occupant exclusivement de ce qui relève du monde de la production, les secondes de celui de la consommation.

Il est urgent de recoller ce que le XXe siècle a séparé, d’où l’idée d’associations de producteurs-consommateurs. Les enjeux de production et de consommation ne doivent plus être posés séparément : ils doivent l’être conjointement, au sein des mêmes organisations. La question qui doit sous-tendre l’action et la réflexion de ces associations de producteurs-consommateurs est : que faut-il produire et pour satisfaire quels besoins ? Elles seraient donc le lieu où la délibération sur les besoins prendrait place. En leur sein seraient débattus les grands choix d’investissement et de production. En somme, elles seraient une instance de coordination de l’économie, se substituant aux mécanismes marchands.

LVSL – Dans Les Besoins artificiels, vous évoquez l’idée séduisante du « communisme du luxe ». Pourriez-vous revenir sur la définition de ce concept et sa genèse ?

Razmig Keucheyan – L’idée de « communisme du luxe » remonte à la Commune de Paris. L’historienne Kristin Ross a écrit un beau livre sur le sujet[5]. Elle y évoque le manifeste de la Fédération des artistes de Paris d’avril 1871, rédigé par Eugène Pottier – l’auteur des paroles de l’Internationale – qui se conclut par ces mots : « Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. »

Aujourd’hui, l’expression « communisme du luxe » est employée dans certains courants des pensées critiques, notamment l’ « accélérationnisme »[6]. L’idée est que le communisme est virtuellement déjà présent dans nos sociétés, qu’il s’agit d’en accélérer l’advenue, en favorisant l’émancipation des nouvelles technologies de l’emprise du capital.

Le sens dans lequel j’emploie la notion de « communisme du luxe » est différent. Comme l’ont montré Thorstein Veblen et Pierre Bourdieu, les inégalités de classe s’appuient dans nos sociétés sur des hiérarchies d’objets. La possession d’un objet de luxe permet de se « distinguer ». Une piste qu’à ma connaissance ils n’ont pas exploré est que ces inégalités reposent notamment sur la possession d’objets de qualité plus ou moins bonne. Pour résumer, aux classes dominantes les objets « haut de gamme » : robustes, composés de matériaux nobles et à la pointe de la technologie. Aux classes populaires la civilisation du jetable, le « bas de gamme ». La distinction n’opère donc pas seulement par l’attribution aux objets de caractéristiques symboliques différentes, elle est également basée sur leurs caractéristiques réelles.

« Communisme du luxe » signifie : qu’adviendrait-il en matière d’inégalités si on rompait avec la civilisation du jetable, et qu’on imposait le « haut de gamme » pour tous ? Cela peut se faire par la loi, sous-tendue par un rapport de force politique. Que se passerait-il si les biens de qualité n’étaient pas réservés aux dominants ?

La fin du jetable ralentirait le rythme de l’arrivée sur le marché de marchandises toujours nouvelles, puisque des objets plus robustes seraient moins souvent remplacés. Elle freinerait le productivisme et le consumérisme, qui ont pour condition la mauvaise qualité des produits. Cela court-circuiterait par ailleurs l’un des ressorts de la distinction, qui ne pourrait donc plus s’appuyer sur des différences de qualité des biens. L’une des hypothèses du livre est que la lutte des classes a également cours dans l’univers des objets. « Des objets haut de gamme pour tous ! » devrait être un mot d’ordre du mouvement social.

LVSL – La rupture avec le marché tel qu’il existe aujourd’hui est, selon vous, rendue possible par l’émergence d’une structure de besoins « universalisables ». Pouvez-vous revenir un peu plus en détail sur ce qu’est cette structure de besoins universalisables ?

La notion de besoins « universalisables » est une référence à Kant : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » L’idée est simple : il s’agit de soumettre la redéfinition des besoins qui s’opérera avec la transition écologique à un impératif « universaliste » du même ordre. La structure des besoins – ou pseudo-besoins – d’un consommateur américain, de toute évidence, n’est pas universalisable : si tout le monde consommait autant, les ressources naturelles s’épuiseraient en un rien de temps, et les pollutions se multiplieraient. La soutenabilité doit donc être un impératif catégorique de la délibération sur les besoins. Cet impératif est notamment défini par les connaissances scientifiques concernant ce que les écosystèmes peuvent supporter.

Mais la notion de « besoins universalisables » signifie aussi que la redéfinition des besoins doit être soumise à un impératif d’égalité. En France, les 10% les plus riches émettent huit fois plus de gaz à effet de serre que les 10% les plus pauvres. Ce rapport est de vingt-quatre aux Etats-Unis et de quarante-six au Brésil[7]. Pourtant, parallèlement, les classes populaires sont les principales victimes de la crise environnementale.

Ce sont elles qui endurent le plus fortement les catastrophes naturelles, les pollutions, ou l’effondrement de la biodiversité. Pour elles, c’est donc la double peine : elles ne sont pas les principales responsables de la crise environnementale, mais elles la subissent de plein fouet. Il s’agit même d’une triple peine, puisque ce sont sur les classes populaires que les gouvernements font peser de manière disproportionnée le coût de la transition, comme en a témoigné en France l’épisode calamiteux de la taxe carbone, qui a déclenché le mouvement des gilets jaunes.

Ainsi, l’idée de « besoins universalisables » exige que l’impératif de soutenabilité soit combiné à un impératif d’égalité. La transition écologique ne se fera pas sans le consentement des classes populaires. Or celles-ci doivent être convaincues que la transition sera l’occasion pour elles de vivre mieux dans un monde moins injuste. L’égalité est donc un but en soi, mais c’est aussi une méthode, qui rendra la transition écologique possible.

Références :

[1] Randy Martin, Financialization of Daily Life, Philadelphie, Temple University Press, 2002.

[2] Bertrand Réau et Saskia Cousin, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2009.

[3] Romaric Godin, « Quelles politiques face à la crise économique ? », in Mediapart, 5 mai 2020, disponible à l’adresse : https://www.mediapart.fr/journal/france/050520/quelles-politiques-face-la-crise-economique

[4] Yohan Dubigeon, La Démocratie des conseils. Aux origines modernes de l’autogouvernement, Paris, Klincksieck, 2017.

[5] Kristin Ross, L’Imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique, 2015.

[6] Nick Srnicek et Alex Williams, « Manifeste accélérationniste », disponible à l’adresse : https://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/

[7] Lucas Chancel, Insoutenables Inégalités. Pour une justice sociale et environnementale, Les Petits Matins, Paris, 2017.

Où est Steve ? Un disparu et le silence assourdissant des pouvoirs publics

Les Champs Elysées © Marion Beauvalet

Steve Caniço a disparu le soir de la Fête de la musique à Nantes. A 4h30, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser un groupe. Les premiers témoignages évoquaient des tirs de grenades lacrymogènes en direction de la Loire. Il y a plus d’un mois maintenant, les appels pour comprendre se multiplient sans réponse de la part du gouvernement et du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.


 

À ce jour, peu de réponses sont apportées par le gouvernement de plus en plus pressé concernant la disparition de Steve. Les initiatives et rassemblements se multiplient : à Nantes, 700 personnes se sont rassemblées le 20 juillet. Sur Twitter, le hashtag #OùEstSteve exhorte Christophe Castaner. La maire de Nantes, Johanna Rolland a adressé un courrier au ministre de l’Intérieur après avoir sollicité le préfet à la fin du mois de juin.

Emmanuel Macron s’est dit « très préoccupé par cette situation » lorsqu’il a été interpellé à Bagnères-de-Bigorre sur une étape du Tour de France. Il a néanmoins ajouté que s’il faut « que l’enquête soit conduite jusqu’à son terme », « il ne faut pas oublier le contexte de violence dans lequel notre pays a vécu » et que « le calme doit revenir dans le pays ».

Un point pour le chef de l’Etat. Depuis le 17 novembre, le pays connaît bel et bien des épisodes de violence.

Ces violences ont cela de différent avec celles du passé qu’elles ne sont plus invisibilisées. Cela serait en effet se leurrer que d’estimer que la répression et l’usage d’une violence disproportionnée sont un phénomène inédit dans notre pays. Il y a un peu plus de trois ans maintenant mourait Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. En octobre 2014, Rémi Fraisse recevait une grenade offensive. Avec les gilets jaunes, les chaînes d’information ont montré des mois durant des rues en feu et des heurts entre manifestants et forces de l’ordre.

La question qui se pose est la suivante : comment justifier l’usage d’un tel arsenal répressif en France ? Plus précisément, comment est-on parvenu à le faire passer comme justifié sans qu’il ne puisse en être autrement ? Si certains sont pour faire interdire certains dispositifs, il s’agit souvent de personnes issues de la sphère politique, en témoigne la proposition de loi des députés insoumis pour faire interdire les tirs de Flash-Ball en janvier 2019. Par répression, ce n’est pas uniquement ce qui se passe lors des manifestations qu’il faut prendre en compte. Début juin, les donateurs à la cagnotte pour Christophe Dettinger étaient convoqués pour être auditionnés. Le 14 juillet, les figures du mouvement des gilets jaunes Eric Drouet, Maxime Nicolle et Jérôme Rodrigues ont été interpellées peu de temps après leur arrivée sur les Champs Élysées.

Si Emmanuel Macron est le président qui incarne l’arrivée des intérêts du capital au pouvoir, ce que n’incarnaient pas à ce point les présidents précédents, il est aussi un des membres du parti de l’Ordre. Le libéralisme est économique, par contre pas de liberté pour les adversaires du système. Les grands de ce monde peuvent dormir tranquillement, le président veille.

En portant les intérêts des dominants économiques au sommet de l’État et en tenant le pays avec fermeté, il tâche à nous faire croire qu’il est, qu’il incarne la fin de l’Histoire. Son gouvernement est celui de l’inéluctable : les réformes doivent se faire, il ne peut pas en être autrement. La vision du monde qu’il porte, opposant les progressistes aux réactionnaires, cristallise ce fatalisme. Son projet est le bon, toute remise en cause est le fait d’une incompréhension de la part de la population. Le cap doit être tenu, il ne faut que mieux l’expliquer. Sa figure est légitimée par un groupe dont il défend les intérêts.

La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

Tout va pour le mieux pour les dominants. Cependant, à regarder la société française en bas, on ne peut pas en dire de même. Le mouvement des gilets jaunes a pu mettre en avant des éléments saillants en les médiatisant. Plus personne ne pouvait se refuser à voir ce que les études de l’INSEE montrent : plus de 40% des Français ne partiront pas en vacances cet été, plusieurs millions d’entre eux ne peuvent vivre un mois avec ce qu’ils gagnent.

La fin du mois commence par ailleurs bien tôt pour nombre d’entre nous. La vie de toute une partie de nos compatriotes pourrait se résumer de la manière suivante : travailler, consommer, rembourser des crédits et se serrer la ceinture. Ce tableau révoltant prend forme dans des espaces dédiés : des vastes zones commerciales où on peut aller en famille le week-end, à défaut d’avoir encore des centres-villes attractifs. Cela a pour conséquence de diluer le commun au profit d’une individualisation de l’existence contrainte et forcée.

Là où les dominants, les 1%, peu importe la manière dont on les nomme, sont unis, ont conscience de leurs intérêts et constituent une classe tant en soi que pour soi, les dominés sont en fait des personnes qui s’additionnent et se juxtaposent. Malgré les points communs, plus rien ne les relie. La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

La situation est en ce sens paradoxale : ce qui pourrait unir le Peuple, ce qui rassemble une majorité d’entre nous fait que par là-même nous n’avons pas l’envie de nous battre, de faire cause commune. Tout est fait pour nous maintenir dans une forme d’engourdissement et les conditions de vie objectives ne facilitent pas le désir de se ré-approprier son existence. Le système aliène et le lien social s’en trouve désintégré.

C’est là que réside l’intérêt de ce dont témoigne la répression du mouvement des gilets jaunes. La répression peut être violente, sans mesure aucune, elle est assumée et légitimée. Il faut de l’ordre et garder coûte que coûte le cap. Pour cela, tous les moyens sont bons. Tout cela se fait cependant de manière progressive, maîtrisée comme pour acclimater le pays à cette petite musique qui est celle des tirs de sommation et à l’odeur qu’est celle du souffre.

“L’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle”

Pour comprendre cette dynamique, les travaux de Giorgio Agamben sont particulièrement éclairants. Le philosophe italien spécialiste de Carl Schmitt et disciple de Martin Heidegger s’intéresse notamment à la question de l’état d’exception. Sa thèse majeure est que l’état d’exception tend à devenir la norme dans les Etats-nations contemporains. En 1922, Carl Schmitt écrit dans Théologie politique : « est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » là où Walter Benjamin estime que « l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle ». Le paradoxe qu’est celui de la normalisation de l’exception constitue le « point de départ » de l’analyse de Giorgio Agamben selon le sociologue Razmig Keucheyan dans Hémisphère Gauche.

L’état d’exception est défini par ce dernier comme « la suspension provisoire de la constitution et du droit afin de les sauver d’un péril ». C’est une absolue nécessité qui guide cette suspension : il faut temporairement suspendre le droit pour le préserver et envisager un rétablissement à venir une fois le péril passé.

Cependant, face à cette définition classique, Giorgio Agamben indique que l’état d’exception est devenu un « paradigme de gouvernement ». Le déclenchement d’une « guerre infinie » contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 sont symptomatiques de cela. Les travaux de Bernard Harcourt vont également dans ce sens. Agamben estime de plus que les mutations qui ont entrainé l’émergence de ce nouveau mode d’exercice du pouvoir trouve ses racines profondes dans les modifications du droit pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est donc en soi pas un phénomène nouveau mais une lente dérive depuis un peu plus d’un siècle maintenant.

911: President George W. Bush Signs Patriot Act, 10/26/2001.
© Eric Draper, Courtesy of the George W. Bush Presidential Library

Si le cas étasunien semble épuiser les exemples (le Patriot Act, Guantanamo ce qui correspond à ce que Foucault qualifierait d’hétérotopie…), il peut être intéressant de retourner de l’autre côté de l’Atlantique et envisager l’état d’exception par le biais des exemple qu’est celui de la France.

La place croissante des décrets dans la vie politique est intéressante. Agamben explique que dans l’état d’exception permanent, les pouvoirs législatif et judiciaire sont comme absorbés par le pouvoir exécutif. Qu’est-ce qu’un décret si ce n’est l’effectivité de cette idée ? « Un décret est un acte réglementaire ou individuel pris par le président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice de leurs fonctions respectives. En effet, la plupart des activités politiques et administratives de ces deux autorités se traduisent, sur le plan juridique, par des décrets. Ils constituent des actes administratifs unilatéraux » peut-on lire sur le site vie publique.

En 2018, ce ne sont pas moins de 1267 décrets réglementaires qui ont été pris. En 2017, ils étaient 1769. Ainsi, la manière de produire des textes évolue, correspond à une cadence plus élevée. De même, l’activité législative a tendance à croître, cette inflation entraînant ce qui est parfois vu comme un abaissement de la qualité de la norme.

Dans ce cadre, les techniques de répression déployées possèdent une acuité particulière. « Le régime contre-insurrectionnel de la guerre devint le mode de gouvernement américain à l’étranger, mais aussi sur le territoire national » écrit Bernard Harcourt. Le spécialiste des questions de surveillance et de la théorie juridique dessine une dynamique en trois temps pour ce qui est des Etats-Unis :

Lors des guerres menées en Irak et en Afghanistan, l’armée a redéployé des techniques utilisées pendant les guerres coloniales comme par exemple les éliminations ciblées sur de nouveaux terrains. Ces stratégies ont ensuite été étendues pour par exemple s’appliquer en-dehors des zones de guerre, tout en collectant des informations (l’exemple du Patriot Act est encore une fois un exemple majeur).

Le dernier temps qui est peut-être le plus intéressant pour comprendre ce qu’est la contre-insurrection est le retour et l’application de ce qui s’est fait hors du territoire sur le sol étasunien. « Ils militarisèrent à l’extrême une police local dotée d’un arsenal guerrier excessif pour affronter des manifestants afro-américains sans armes et en T-shirts : fusils d’assaut classés comme armes de guerre, véhicules blindés, lunettes infrarouges, lance-grenades. La police new-yorkaise infiltra des mosquées et des groupes d’étudiants et se mit à surveiller des commerces pour la simple raison qu’ils appartenaient à des musulmans » écrit-il dans une pièce théorique donnée au site Grand Continent.

Selon lui, la présidence de Donal Trump constitue un parachèvement qui lie ces trois temps en mettant en place une contre-révolution sans révolution. Dans son essai Exposed, il analyse le fait que le numérique dessine une « société d’exposition », dépassant ainsi ce que Foucault et Debord ont pu étudier, il n’y a que peu de temps. Entre surveillance et spectacle, les médias et réseaux sociaux viennent divertir, distraire et diminuent l’attention en saturant l’espace public de petites informations.

Tout cela conduit à une forme de normalisation de ce qui n’était pas initialement censé être la « norme ». L’intensité, la fréquence des informations qui deviennent de par leur nombre difficiles à hiérarchiser diminuent l’attention et rendent difficile l’opposition. Comment s’étonner d’une arrestation presque préventive de figures des gilets jaunes sur les Champs Élysées le 14 juillet quant tout cela ne semble qu’être la suite logique de la trame de fond de ce qui se passe dans le pays depuis maintenant 8 mois ?

Comment être choqué de la violence d’une nasse place de la République quand toutes les images produites par certains médias ne font qu’accoutumer et acclimater à des images de violence que les discours politiques tendant à rendre légitimes ? Ces scènes qui se sont banalisées ont également mis en avant le recours à un arsenal particulièrement violent : une sur-utilisation des agents de la BAC, la présence de motards qui rappellent étrangement les voltigeurs. Leur arme a changé, ils ne disposent plus de matraques mais de Flash-Balls.

La manière dont les images sont produites, leur orientation et la fréquence avec laquelle elles abondent tendent ainsi à normaliser ce qui devrait surprendre. Est érigé en norme ce qui ne devrait l’être.

Ainsi, outre le fait que les violences policières n’ont pas émergé avec les gilets jaunes, la grande différence avec l’avant, c’est qu’une forme d’état d’exception a été rendu public, sans discontinuer des mois durant et a transformé en une forme de routine hebdomadaire le déploiement d’un arsenal répressif sans pareil. Indépendamment des personnes touchées par la répression, c’est la manière dont la répression s’est imposée dans le paysage français comme une norme qui permet d’envisager un avant et un après gilets jaunes. Les discours du chef de l’État, du ministre de l’Intérieur et des membres du parti présidentiel qui invoquaient la nécessité d’un retour à l’ordre étaient légitimés par ces images et les discours légitimaient la répression.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits.

L’accoutumance de la population marque une rupture progressive entre la surprise des premiers actes et le moment où voir défiler les agents de la BAC, les tirs de LBD, l’usage à outrance des gaz lacrymogènes et des instruments de dispersion semblait devenir la règle pour quiconque voulait se rendre à un acte des gilets jaunes : dans certaines villes, on allait aux gilets jaunes malgré la peur, malgré la possibilité de subir la répression. Le 5 juillet, le journaliste David Dufresne recensait 859 signalements. Parmi eux, un décès, 314 blessures à la tête, 24 éborgnés et 5 mains arrachées.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits. Il est certes possible de s’émouvoir de l’utilisation de tel ou tel dispositif, pourtant il a bel et bien été utilisé des mois durant. La question de la légitimité, de l’intérêt ou non à utiliser des grenades de désencerclement, des LBD semble ne pouvoir que difficilement se poser.

Tout est fait pour générer de l’indifférence, normaliser l’anormal. De plus, comment se mobiliser ? Les syndicats peinent à mobiliser et à construire des rapports de force. Outre la prise de conscience générée, les débouchés politiques obtenues par les gilets jaunes sont très minces. Les images scandaleuses se succèdent mais que faire ? Des lycéens agenouillés, les mains sur la tête le 6 décembre à Mantes-la-Jolie, des manifestants écologistes gazés à outrance lors d’un rassemblement pour le climat, les images se succèdent et se ressemblent du fait de la violence qu’elles montrent.

Sans tomber dans une forme de fatalisme, le fait de comprendre les phénomènes à l’oeuvre actuellement permet de donner à voir un autre horizon, d’envisager une autre voie à tracer. Les images qui imprègnent les esprits tendent à normaliser ce qui devrait n’être qu’une exception. Déconstruire ce qui constitue aujourd’hui la norme et les mécanismes qui ont permis de faire glisser l’exception vers la norme est déjà une première manière de reprendre le contrôle et de quitter une forme d’anomie.

Ainsi, la disparition de Steve, l’absence de réponse et de responsabilité concernant sa disparition de même que l’indigence de la justification apportée par le chef de l’Etat se situe dans la continuité de ce qui se passe depuis de longs mois maintenant en France et trouve ses racines dans un état d’anomie profonde. La répression est disproportionnée et cette fois-ci, elle a fait une victime : un jeune homme de 24 ans qui a pour seule tort d’avoir voulu poursuivre sa soirée. La normalisation des dispositifs d’exception prouve toute son absurdité.

Combien de Steve, combien d’Adama, combien de mains arrachées avant de confiner à nouveau l’état d’exception à ce qu’il devrait être : une parenthèse pour sauvegarder l’Etat de droit et non le fil conducteur d’une politique violente ?

« Le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle » – Entretien avec Razmig Keucheyan

Razmig Keucheyan est professeur de sociologie à l’université de Bordeaux. Spécialiste d’Antonio Gramsci et penseur de la question environnementale, il est notamment l’auteur de Hémisphère Gauche (2010), Guerre de mouvement et guerre de position (2012) et de La nature est un champ de bataille (2014). Dans cet entretien, nous l’avons interrogé sur l’état actuel de nos démocraties, la manière dont la question écologique doit se poser, l’actualité de la pensée d’Antonio Gramsci, la reconfiguration de l’échiquier politique et l’actualité récente marquée par le mouvement des Gilets Jaunes. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscrit par Marie-France Arnal. 


Le Vent se Lève : Dans un appel à propos de la répression des mouvements sociaux en Grèce, vous avez dénoncé le phénomène d’escalade répressive que l’on peut constater aujourd’hui dans plusieurs pays. Qu’en est-il aujourd’hui de l’état de nos démocraties ?

Razmig Keucheyan : Le moment est venu de réfléchir à ce qu’est une démocratie représentative, et à la manière dont s’y organise le pouvoir. La Grèce est en effet aux avant-postes d’une mutation générale que subissent les démocraties à l’heure actuelle.

Selon Gramsci, l’hégémonie dans les sociétés modernes repose sur deux piliers : la force et le consentement. C’est ce qu’il appelle le « centaure de Machiavel ». L’objectif d’une classe dominante doit être, à chaque époque, de trouver la bonne alchimie entre les deux. Lorsque la croissance économique est au rendez-vous, l’adhésion des classes subalternes à l’ordre politique est acquise. Les dominants s’enrichissent, et les conditions d’une (relative) redistribution des ressources matérielles et symboliques sont réunies. Dans l’alchimie entre la force et le consentement, le second prédomine. La force – judiciaire, policière, militaire… – ne disparaît pas, bien sûr, mais elle est présente à l’état virtuel.

Lorsqu’arrive la crise, l’alchimie se dérègle. Le consentement des populations est de plus en plus difficile à obtenir. La « force » du centaure machiavélien monte en puissance, à mesure que la légitimité de l’ordre politique décline aux yeux des subalternes. Les « crises organiques », pour reprendre l’expression de Gramsci, sont le fruit de contradictions non résolues du capitalisme, elles trouvent leur origine dans l’économie. Mais elles contaminent progressivement le champ politique. Ce sont des crises totales.

“L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu.”

Les démocraties représentatives traversent une période de ce genre à l’heure actuelle. Nicos Poulantzas, le plus grand théoricien marxiste de l’État depuis Gramsci, parle « d’étatisme autoritaire » pour désigner la dérive des démocraties vers des formes de gouvernement autoritaires. Il est important de souligner qu’il s’agit d’un mécanisme endogène aux démocraties. L’étatisme autoritaire, c’est  autre chose qu’une dictature militaire, où l’armée vient suspendre d’un coup les procédures démocratiques. L’étatisme autoritaire résulte de l’évolution progressive des liens entre les deux piliers de l’hégémonie : la force prend le dessus parce que le consentement ne peut plus être obtenu. C’est ce qui se passe notamment en Grèce, en Italie, aux États-Unis, et en France depuis plusieurs années.

Deux possibilités se présentent alors : soit l’autoritarisme continue à se renforcer, et la composante démocratique de nos institutions à s’affaiblir, jusqu’à disparaître, ou alors les mouvements sociaux parviennent à conjurer cette menace par leurs luttes et leur créativité. Il s’agit non de revenir à la situation antérieure, mais de transcender l’étatisme autoritaire en exigeant une démocratisation radicale du système. Comme toujours, les crises sont porteuses de risques mais également d’espoirs nouveaux. Le mouvement des gilets jaunes incarne bien me semble-t-il cette ambivalence…

LVSL : À votre avis, quelle est la signification profonde du mouvement des gilets jaunes aujourd’hui ?

RK : Les gilets jaunes sont un objet politique encore non identifié. Il faut par conséquent résister à la tentation de le faire entrer de force dans telle ou telle catégorie. Vouloir comprendre ce qui se passe est bien sûr naturel, et même nécessaire si on veut élaborer une stratégie politique commune. Mais il faut aussi se rendre sensible à la nouveauté, et ne pas vouloir conclure trop vite.

Beaucoup de choses ont été dites à propos des gilets jaunes. J’insiste sur l’un des éléments le plus impressionnants de la séquence à mes yeux : la confusion qui règne au sommet de l’Etat et au sein des élites. Dans les situations de crise, nous disent Gramsci et Poulantzas, les rapports entre dominants et dominés deviennent de plus en plus conflictuels. Mais les rapports entre les différents secteurs des classes dominantes elles-mêmes le deviennent également. Les classes dominantes ne sont pas un « bloc monolithique », des intérêts et des visions du monde social différents s’y expriment. La bourgeoisie industrielle, par exemple, n’a pas toujours les mêmes intérêts que la haute finance, ou la haute fonction publique. En période de croissance économique, ces intérêts coexistent harmonieusement, tout le monde est à peu près satisfait. Mais quand la crise survient, cette coexistence pacifique devient plus compliquée.

“les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet.”

C’est ce qui explique que la réaction des dominants au mouvement des gilets jaunes a été hésitante et discordante. Certains secteurs, ayant beaucoup à perdre économiquement ou politiquement, se sont montrés favorables à des concessions immédiates. D’autres ont privilégié une approche répressive. Ces hésitations se sont manifestées au sein même de l’exécutif.

Le point important est celui-ci : les mouvements sociaux doivent être capables de profiter politiquement de la confusion qui règne au sommet. L’un des objectifs doit être de détacher les classes moyennes (ou certains secteurs de ces dernières) de l’emprise de la bourgeoisie, pour les embarquer dans une alliance progressiste ou révolutionnaire. Toutes les grandes révolutions modernes, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au Printemps arabe, ont donné lieu à des basculements de ce genre. C’est un enjeu stratégique majeur pour les années qui viennent. Mais pour cela, il faut un programme politique à même de convaincre.

“Le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement.”

LVSL : Revenons au fondement du mouvement des gilets jaunes. De nombreux commentateurs ont accusé ce mouvement qualifié de « populiste » né de la contestation de la taxe sur l’essence, de ne tenir aucun compte de la question environnementale. Comment peut-on articuler cette question du populisme avec la question environnementale ?

RK : Le mot d’ordre de « justice environnementale » est l’un des plus prometteurs pour les décennies à venir. Il permet d’articuler les questions de justice sociale, au fondement du mouvement ouvrier et de la gauche depuis le XIXe siècle, avec les enjeux écologiques. À sa manière, ce sont les modalités concrètes de cette articulation qu’a soulevé le mouvement des gilets jaunes. Et l’impact sur les médias mainstream a été immédiat, puisque l’expression de justice environnementale y est désormais fréquente.

La justice environnementale comporte au moins deux dimensions. D’abord, c’est l’idée que le poids de la transition écologique ne doit pas être supporté par les classes sociales déjà fragiles économiquement – ce qu’a voulu faire Macron avec sa taxe. « Justice environnementale » signifie que doivent payer les coûts de la transition ceux qui en ont les moyens, et qui se trouvent par ailleurs être ceux qui polluent le plus : les riches. La crise environnementale ne suspend pas les logiques de classe, contrairement à ce que pense l’écologie molle défendue par les Verts, elle les aggrave. L’écologie et la lutte des classes, c’est la même chose.

“Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement.”

Ensuite, la justice environnementale, c’est la reconnaissance de l’existence d’inégalités environnementales : les classes sociales ne sont pas affectées de la même manière par l’impact du changement climatique. Les principales victimes des pollutions, de l’effondrement de la biodiversité, des catastrophes naturelles ou de l’épuisement des ressources naturelles, ce sont les classes populaires, dans les pays du Sud comme du Nord. Par conséquent, l’effort en matière de lutte contre le changement climatique et d’adaptation à celui-ci doit prioritairement se porter sur ces populations.

Une transition  écologique juste supposera notamment des investissements financiers massifs dans les secteurs non polluants, par exemple dans celui des énergies dites renouvelables. Pour parvenir à une décroissance globale des émissions de gaz à effet de serre et donc de la production, certains secteurs doivent provisoirement croître, et même considérablement[1]. Les investissements en question seront pour une part significative à la charge de l’État, même si une place pour le privé peut être envisagée.

Or l’État néolibéral, on le sait, est un État en crise, un État endetté, un État qui a organisé sa propre impuissance. Il faut donc en reprendre le contrôle, le re-démocratiser, afin de lui rendre un pouvoir d’intervention financière permettant de planifier la transition écologique dans la longue durée. « Justice environnementale » et « planification écologique » vont de pair : la transition ne sera juste que si elle est maîtrisée, et elle ne sera maîtrisée que si elle est placée sous contrôle démocratique. Selon quelles modalités ? C’est toute la question. Des formes de démocratie à la base, une démocratie des conseils approfondissant la démocratie représentative, me paraît de mise.

LVSL : Vous avez développé le concept de « racisme environnemental », pouvez-vous revenir sur cette question ? Estimez-vous que la politique écologique d’Emmanuel Macron procède de ce racisme environnemental que vous évoquez ?

RK : Le racisme environnemental est une forme d’inégalité environnementale. Ce concept naît aux États-Unis dans les années 1980. C’est à ce moment que des militants des droits civiques s’aperçoivent qu’en plus d’autres formes de racisme qu’ont à subir les Noirs, ils subissent un racisme environnemental : ils ont statistiquement plus de chances que les Blancs de vivre à proximité de décharges de déchets toxiques ou de rivières polluées par exemple.

Le concept de racisme environnemental a ceci d’intéressant qu’il permet de rapprocher deux types de luttes en apparence éloignées : les luttes antiracistes et les luttes écologistes. Si les minorités ethno-raciales souffrent davantage de la crise environnementale, alors des convergences entre ces deux luttes sont susceptibles de voir le jour. C’est précisément ce que les théoriciens du racisme environnemental – notamment le sociologue Robert Bullard – ont voulu favoriser.

Le racisme environnemental existe aussi en France. Une étude statistique datant de 2012 révèle par exemple que si la population étrangère d’une ville augmente de 1%, il y a 29% de chances en plus pour qu’un incinérateur à déchets, émetteur de différents types de pollutions cancérigènes comme les dioxines, soit installé[2]. Les incinérateurs ont donc tendance à se trouver à proximité de quartiers populaires ou d’immigration récente, car les populations qui s’y trouvent ont une capacité moindre à se défendre face à l’installation par les autorités de ce genre de nuisances environnementales. Ou parce que les autorités préfèrent préserver les catégories aisées ou « blanches » de ces nuisances.

Autre exemple, en matière de pollution de l’air, les pics les plus importants en région parisienne sont enregistrés à Saint-Denis, dans le 93, en contrebas du périphérique et de l’A1. Si les effets du chlordécone, un insecticide toxique employé dans la culture de la banane, sont connus depuis les années 1970, ce produit a continué à être employé dans les Antilles françaises au cours des deux décennies suivantes, donnant lieu à des taux anormalement élevés de cancer de la prostate au sein de cette population.

À ma connaissance, aucun parti politique n’évoque ce sujet en France. Il est vrai que la prise en charge de la question du racisme – dans toutes ses dimensions – par les organisations de gauche dans ce pays est très lacunaire. Le racisme environnemental est une thématique émergente, dont le potentiel politique est très important.

LVSL : Dans plusieurs entretiens, vous évoquez André Gorz qui affirme que le capitalisme saura intégrer la contrainte environnementale. Comment analysez-vous cette prise de position particulière, à la lumière de l’ensemble de vos travaux ?

RK : Un débat fondamental a cours dans l’écologie politique, et en particulier dans ce qu’on appelle le « marxisme écologique ». Certains pensent que la crise environnementale est la crise terminale du capitalisme : le système ne s’en relèvera pas. La raison en est qu’il n’a pu exister jusqu’ici qu’en tirant profit de ressources naturelles qu’il n’a pas eu à produire, un don de Dieu au capital, en somme. Or celles-ci s’épuisent ou sont de plus en plus difficiles à extraire et exploiter. Conclusion : l’accumulation va s’épuiser.

Un autre groupe de marxistes écologiques, auquel appartient André Gorz, soutient que le capitalisme sera en mesure de produire et reproduire la nature artificiellement, comme il le fait depuis qu’il existe. Les ressources naturelles n’ont jamais été vraiment naturelles. Elles ont toujours été liées à des dispositifs technologiques d’extraction et de valorisation. De ce point de vue, la crise environnementale affecte les conditions de l’accumulation du capital, elle peut conduire par exemple à une diminution de la productivité. Mais elle n’est en aucun cas une crise terminale, un « effondrement », pour parler comme les « collapsologues ».

Personnellement je suis d’accord avec ce second point de vue. Le capitalisme est un système incroyablement résilient et créatif. Il a connu de nombreuses crises par le passé et il a toujours été capable de se réinventer, de s’adapter, y compris au besoin en se re-régulant. Le dépassement du capitalisme est possible mais il ne peut être que politique, il n’aura rien d’automatique. Comme disait Walter Benjamin, le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle.

LVSL : Parlons de Gramsci et de la question du populisme. Le populisme a notamment été revendiqué pendant la campagne 2017 par Jean-Luc Mélenchon et s’affirme aujourd’hui avec les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Comment placez-vous cette tendance dans la cartographie que vous avez élaborée dans vos travaux sur la question de la pensée théorique de gauche ?

RK : Pour y voir plus clair, on peut distinguer le populisme du néo-populisme. Le populisme naît au XIXe siècle, on le trouve par exemple en Russie avec les Narodniki ou aux États-Unis avec le People’s party. Il repose sur trois éléments principaux : d’abord, une opposition entre le peuple et les élites, « eux » et « nous », les 1% contre les 99% ; en deuxième lieu, une conception essentiellement morale de la politique, avec la dénonciation de la « corruption » des élites comme leitmotiv ; et enfin une utilisation du passé pour critiquer le présent, le populisme se représentant l’histoire comme un « déclin » par rapport à une situation antérieure jugée préférable.

Le néo-populisme d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe est très différent. Il résulte du croisement de deux contextes. Laclau est argentin, et quand il théorise le populisme, c’est toujours avec le péronisme en tête. Sa conception du populisme est profondément ancrée dans l’histoire de son pays. Les politiques mises en œuvre par Juan Domingo Perón comportaient des aspects progressistes (journée de huit heures, droit de vote des femmes), mais Perón était aussi un typique caudillo latino-américain. Si bien que le transposer à d’autres contextes nationaux, et particulièrement au contexte européen actuel, est assez problématique.

Le second contexte, c’est le poststructuralisme anglo-américain des années 1970 et 1980. Laclau s’installe en Grande-Bretagne à la fin des années 1960, et participe aux débats académiques qui y font rage. Le poststructuralisme – ce qu’on appelle parfois aussi la french theory – développe l’idée que le langage et le discours ont une importance centrale en politique. Il s’agit d’une rupture nette avec le marxisme, pour qui la lutte des classes et les éléments matériels qui l’entourent sont prépondérants. Pour Laclau, le combat politique a pour principal enjeu les « signifiants vides », des symboles dans lesquels des secteurs hétérogènes de la société investissent chacun leurs revendications. Dans le mouvement des gilets jaunes, les drapeaux français prolifèrent, mais renvoient à des revendications diverses, parfois contradictoires, certaines sociales, d’autres nationalistes.

Les populismes européens de gauche actuels, celui de Podemos ou de la France insoumise par exemple, empruntent à la fois au populisme historique et au néo-populisme. Ils remplacent par exemple la perspective de classe marxiste par l’opposition entre le peuple et les élites. Ils accordent aussi une importance très grande à la dimension médiatique (symbolique) de la bataille politique. C’est un secteur intéressant des pensées critiques actuelles, incontestablement l’un de ceux qui ont la plus grande influence sur le champ politique.

LVSL : Quelles critiques formulez-vous à l’égard du populisme ?

RK : La critique porte sur deux points. D’abord, l’opposition entre le peuple et les élites est simpliste. Une représentation du monde social moderne plus sophistiquée, en termes de classes sociales, est requise. Dans les « 99% » évoqués par Occupy Wall Street et par les populistes de gauche européens, on trouve les secteurs les plus divers. Mettre en avant l’opposition entre les « 1% » et les « 99% » permet peut-être de déclencher un mouvement social, mais en aucun cas de l’inscrire dans la durée, précisément parce que les situations que recouvrent la seconde de ces catégories sont extraordinairement hétérogènes. Un cadre supérieur d’une multinationale du numérique et un chômeur vivant dans le péri-urbain appartiennent tous deux au « 99% », or leurs intérêts s’opposent en tous points. Par conséquent, il convient d’examiner de plus près la composition de ces « 99% », et le type d’alliances politiques qu’elle rend possible.

La seconde critique porte sur la surestimation par Laclau et Mouffe de l’importance du langage et du discours en politique. Les mots sont importants, aucun doute, mais ils s’ancrent – de manière complexe – dans des dynamiques de classes. Les gilets jaunes ne sont pas apparus parce qu’une quelconque « bataille culturelle » a été remportée par des éditocrates classés à gauche. Ils ont émergé parce que la situation matérielle de vastes secteurs de la population de ce pays est devenue tout simplement insupportable. Qu’à partir de là le gilet jaune soit devenu un « signifiant vide », comme dirait Laclau, auquel divers secteurs sociaux attribuent un sens différent mais convergeant, d’accord. Mais il ne faut pas inverser l’ordre de la causalité.

LVSL : La bataille culturelle théorisée par Gramsci est souvent réduite à une dimension strictement intellectuelle. Pouvez-vous revenir sur ce concept d’une part et d’autre part sur l’utilisation qui en est faite par ceux qui s’y réfèrent ?

RK : La notion de « bataille culturelle » n’existe pas chez Gramsci. On trouve toutefois dans les Cahiers de prison celle de « front culturel ». Contrairement à ce que certains interprètes lui font dire, Gramsci n’a jamais voulu faire de la « bataille culturelle » le cœur de la lutte des classes. Évoquant l’évolution du marxisme de son temps, il affirme que « la phase la plus récente de son développement consiste justement dans la revendication du moment de l’hégémonie comme élément essentiel de sa conception de l’État et dans la “valorisation” du fait culturel, de l’activité culturelle, de la nécessité d’un front culturel à côté des fronts purement économique et politique  ». Articuler un « front culturel » avec les fronts économique et politique existants : c’est sa grande idée.

“Les dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs.”

Cela ne suppose en aucun cas une prééminence du « front culturel » sur les autres. Ni que ce front devienne la chasse gardée de militants opérant dans la sphère des idées. Pour Gramsci, le syndicaliste se trouve souvent en première ligne sur le « front culturel ». Par les luttes qu’il organise, il fait évoluer les rapports de forces et laisse entrevoir ainsi la possibilité d’un autre monde. Comme Lénine avant lui, Gramsci pense que le « front politique » surdétermine les deux autres, la politique est toujours aux commandes. Pour que l’intervention sur le terrain syndical et sur celui des idées soit efficace, il faut disposer d’un programme politique consistant et cohérent à même de convaincre des secteurs majoritaires de la société.

Aujourd’hui, du fait de l’importance des médias et des réseaux sociaux, la tentation de se représenter le « front culturel » comme séparé des deux autres, comme un lieu d’intervention en soi, est plus grande qu’à l’époque de Gramsci. Comme si la lutte des classes se menait désormais sur Facebook et Twitter. Loin de moi l’idée de négliger ces aspects-là, ils ont leur importance. Il n’est pas même exclu que la modification de l’algorithme de Facebook ait pu exercer une influence sur l’apparition des gilets jaunes[3]. Mais il serait sociologiquement erroné et politiquement désastreux de surestimer ce genre de facteurs. Ne serait-ce que parce que ces dispositifs médiatiques sont par essence conservateurs : ils favorisent l’expression du sens commun, un sens commun qui aujourd’hui penche sérieusement à droite.

LVSL : Percevez-vous, à gauche de l’échiquier, l’émergence d’un Prince moderne au sens où Gramsci l’entendait ?

RK : Pas encore, mais on progresse. A l’époque de Machiavel, dit Gramsci, le « Prince » peut être une personne. Mais avec la complexification des sociétés, il ne peut être que collectif, le « Prince » devient une organisation. Gramsci a lui-même œuvré à l’émergence d’un « Prince » collectif révolutionnaire : le Parti Communiste Italien, dont il fut en 1921 l’un des fondateurs avec Palmiro Togliatti. La question pour nous aujourd’hui est de déterminer quelle forme un « Prince » adapté aux conditions du 21e siècle pourrait revêtir. La forme-parti est-elle toujours actuelle ? Faut-il la remplacer par d’autres formes : la forme-mouvement, la forme-multitude, la forme-occupation, pour évoquer quelques idées apparues au cours des deux dernières décennies ?

“La gauche est très en retard du point de vue programmatique.”

Les gauches sont sorties très mal en point du 20e siècle, il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la défaite. Il est tout à fait normal, dans ces conditions, que la refondation prenne du temps. Le capitalisme lui-même évolue rapidement à l’échelle globale, posant de redoutables problèmes analytiques et de construction d’une nouvelle vision stratégique.

Depuis les années 1990, une série d’expériences politiques aux quatre coins du monde sont venues alimenter la réflexion sur un « autre monde possible ». Mais la gauche est très en retard du point de vue programmatique. Par exemple, tout au long du 20e siècle a prédominé en son sein l’idée que la planification économique sous des formes diverses pouvait constituer une alternative au marché. La plupart des expériences de planification passées – en URSS, en Chine, en Yougoslavie, en Hongrie, à Cuba – se sont soldées par des échecs. Mais il y a certainement des enseignements à tirer de ces expériences. Des enjeux politiques nouveaux, comme la préservation des ressources naturelles ou les nouvelles technologies de l’information, nous invitent à penser la planification à nouveaux frais.

Il faut se mettre au travail et être patients. Daniel Bensaïd disait que le révolutionnaire doit faire preuve d’une « lente impatience » : il doit être impatient parce que les injustices du capitalisme sont insupportables, mais cette impatience doit être réfléchie, réflexive, parce que trouver des alternatives viables à ce système ne va nullement de soi.

 

[1] Voir Robert Pollin, « De-growth versus Green new deal », in New Left Review, 112, juillet-août 2018, disponible à l’adresse : https://newleftreview.org/II/112/robert-pollin-de-growth-vs-a-green-new-deal

[2] Voir Lucie Laurian et Richard Funderberg, « Environmental Justice in France ? A Spatio-Temporal Analysis of Incinerator Location », in Journal of Environmental Planning and Management, vol. 57 (3), 2014.

[3] Voir Michel Szadkowski, « Facebook, réservoir et carburant de la révolte des gilets jaunes », in Le Monde, 7 décembre 2018.