Un an après : qu’en est-il de l’avortement en Argentine ?

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©Lara Va

Le 8 août 2018, malgré la pluie et le froid, les rues de l’Argentine étaient parsemées de bleu et de vert. Euphorie pour certains, défaite cuisante pour les autres, le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’est arrêté court suite à un vote défavorable du Sénat. Il avait été proposé le 6 mars, débattu pour la première fois et approuvé par la chambre des députés le 14 juin : une première victoire pour un texte qui avait déjà été proposé six fois depuis 2007, sans jamais atteindre la phase de discussion.


Jusqu’alors, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) était consciencieusement évité par la plupart des représentants politiques, qui s’accordaient tous pour clamer en chœur : “ce n’est pas le moment”. Ce fut le cas de la plupart de ceux qui aujourd’hui défendent le projet. En 2003, alors que Cristina Fernández de Kirchner était première dame, elle avait été questionnée sur ce point par une avocate française : “les sociétés avancent à leur rythme et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour ça”, avait-t-elle répondu, avant de se déclarer personnellement opposée à la légalisation. En 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif.

Si le sujet divise toujours autant, il est devenu inévitable. Un an après la défaite, dans le métro de Buenos Aires, les foulards verts sont toujours accrochés aux sacs à dos, occasionnellement aux cheveux et aux porte-clefs. Cette véritable “vague verte” tarde à refluer. Elle a surfé sur celle du féminisme, dans toutes les bouches depuis les manifestations massives du Ni Una Menos (“pas une de moins”). Ce mouvement né en 2015 contre les violences sexistes avait propulsé l’Argentine sur le devant de la scène du féminisme international. Aujourd’hui, la “révolution des filles” a rejoint celle des mères, pionnières qui menaient un combat moins fructueux depuis les années quatre-vingt. Les foulards bleu ciel, symbole des opposants, se font plus discrets, confortés peut être par leur victoire.

En Argentine, l’IVG est autorisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, l’accès légal à cette procédure reste difficile et l’immense majorité des avortements pratiqués est clandestine. Beaucoup de médecins du secteur public font recours à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus – tout comme les limites fixées par la loi – sont peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance sont souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y ont pas accès. Elles ont recours à des méthodes à l’efficacité douteuse et aux résultats dangereux : en 2013, elles ont entraîné 50 décès et 49 000 hospitalisations.

Les mouvements qui réclament sa légalisation complète existent, eux, depuis le retour de la démocratie en 1983. Ils s’expriment d’abord au sein des sphères militantes, qui se rassemblent annuellement lors des Encuentros Nacionales de Mujeres (“Rassemblements Nationaux de Femmes”). En 2003, la dix-huitième édition de ces rendez-vous féministes marque un tournant dans le débat : l’objectif n’est plus de savoir si l’avortement devrait être légalisé, mais quelle stratégie construire pour obtenir sa légalisation. Cet événement massif est également l’occasion pour les féministes d’articuler leurs luttes : les premières militantes sont rejointes par des collectifs de grévistes, d’ouvrières et de chômeuses. Le mouvement s’enclenche. En 2005 naissait la campagne nationale pour le Droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui parviendrait treize ans plus tard à faire approuver son projet par la chambre basse du Parlement et à convoquer les masses dans les rues.

Malgré l’élan, pourquoi cet échec ? Les regards extérieurs qui tentent de l’expliquer désignent souvent les mêmes coupables : une société conservatrice où la religion semble régner en maître, faisant obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Cette analyse, appliquée à la va-vite à toute l’Amérique Latine, uniformise des réalités hétéroclites. Les revendications féministes en Argentine ne sont pas portées par une élite minoritaire et laïque, et l’échec législatif de leurs demandes est dû tout autant à leurs opposants qu’aux caractéristiques démographiques et institutionnelles du pays.

Un pays chrétien mais contrasté

N’en déplaise à la projection de Mercator, l’Argentine est un pays de 2,78 millions de km² pour 44,27 millions d’habitants: un territoire plus de quatre fois plus grand que celui de la France, pour une population qui parvient à peine aux deux-tiers des 67 millions de Français. Une grande partie de ce territoire est dépeuplé, résultat d’une histoire coloniale et d’un développement agricole qui ont favorisé la concentration de la richesse autour de la ville portuaire de Buenos Aires. Aujourd’hui, 38,9 % des habitants vivent aux alentours de la capitale.

Ces contrastes s’étendent jusqu’aux croyances. Dans leur ensemble, 88% des Argentins se déclarent religieux, dont 76,5% de catholiques et 9% d’évangélistes. Pourtant, 20% des habitants de la province de Buenos Aires n’ont pas de religion. Le Nord-Ouest, aux antipodes, est catholique à 91,7%, tandis que 21,6% du Sud est évangéliste. L’appartenance religieuse prend également des formes moins intenses en milieu urbain, où les trois-quarts des fidèles déclarent se rendre peu ou jamais dans les lieux de culte. Des enquêtes récentes semblent également indiquer que même parmi les croyants, le soutien pour la légalisation est majoritaire dans la capitale. 

Un système législatif biaisé

C’est alors qu’entre en jeu l’organisation institutionnelle du pouvoir législatif, influençant l’échec du projet à son arrivée au Sénat. L’Argentine possède un système bicaméral, au sein duquel le nombre de députés attribué à chaque ensemble électoral est proportionnel à sa population, et le nombre de sénateurs est fixé à trois par province. Par conséquent, la région de Buenos Aires ne peut élire que six sénateurs sur un total 72, tandis qu’elle élit 95 des 257 députés nationaux. Le Sénat, dont l’organisation était pensée comme un contrepoint au poids de la capitale, a rempli son rôle. Les provinces pour lesquelles la majorité des sénateurs a voté favorablement à la loi représentent 63,3% de la population nationale, tandis que les provinces opposées concentrent seulement 28,8% des habitants du pays. Pourtant, le projet de légalisation a reçu 38 voix défavorables pour 31 le soutenant.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le soutien réel que suscite la lutte pour le droit à l’IVG. Les chiffres à ce sujet datent d’avant 2018 et son introduction au premier plan du débat public. Ils concernent des échantillons à la représentativité questionnable étant donné la variété du territoire. Cependant, il semble évident que si la religion a pu jouer un rôle dans la mobilisation des opposants, la structure du système législatif a produit une décision qui n’est pas nécessairement représentative de la majorité de la population.

Un nouveau projet à l’horizon

Un an après leur victoire, les foulards bleus ont repris les rues pour célébrer celle qu’ils ont déclarée comme la “Journée internationale d’action pour [sauver] les deux vies” – celle de la femme enceinte et celle du fœtus qu’elle porte. En réponse, les féministes ont diffusé le hashtag #LaClandestinidadNoSeFesteja (“la clandestinité ne se fête pas”) et ne perdent pas espoir de voir leur lutte aboutir. Après avoir pris en compte les arguments qui ont été opposés au premier texte, le projet de 2018 a été revu et réécrit en mars dernier au cours d’une assemblée qui rassemblait plus de 190 représentants de la campagne pro-IVG issus de tout le territoire.

Si ce nouveau projet devait aboutir, l’avortement serait légal dans tous les cas jusqu’au troisième mois de grossesse et devrait être effectué dans un délai maximum de cinq jours à partir de la date de sa demande. Dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère, ce délai n’aurait pas à être respecté. Grande nouveauté, ce projet supprime également l’objection de conscience et propose des peines de prison pour les professionnels de santé qui font volontairement obstacle à l’exercice de ce droit, notamment dans les cas où cette objection entraînerait la mort de la femme enceinte. Parmi d’autres mesures polémiques, le texte demande à ce que l’avortement soit enseigné comme un droit dans le programme d’éducation sexuelle en milieu scolaire. Il fait par ailleurs référence au droit à l’IVG pour “toute personne ayant la capacité d’enfanter”, formulation qui vise à inclure les identités de genre trans et non-binaires.

Ce texte de vingt articles, huitième version depuis 2007, a été proposé le 28 mai. Malgré les demandes des militantes, il ne sera pas débattu en 2019 en raison des élections générales du 27 octobre, au cours desquelles les Argentins éliront une nouvelle tête de l’exécutif mais également de nouveaux représentants aux deux assemblées. Traditionnellement, la période électorale marque une diminution du rythme de réunion du Parlement, étant donné que le gouvernement en place rechigne à offrir une tribune à l’opposition. Cette année ne fait pas exception, d’autant plus qu’avec la superposition des élections présidentielles et législatives, les campagnes locales occupent l’emploi du temps des représentants.

Certaines sphères militantes espéraient que la loi serait débattue entre les élections et le 10 décembre, date de la nouvelle investiture, d’autant plus que les enquêtes indiquaient que le nouveau Parlement pourrait être encore plus défavorable à la légalisation. Le résultat des primaires – les “PASO”* – révélé ce dimanche, semble leur donner tort. Les estimations de part et d’autre plaçaient le candidat au pouvoir, Mauricio Macri, à peu près à égalité avec son principal adversaire, Alberto Fernández, marchant sur les traces des Kirchner. Même le Front de Tous, coalition électorale de Fernández, n’avait pas anticipéune telle victoire : dimanche soir, face à un public de journalistes abasourdis, les résultats ont affiché 47,77% pour le candidat de l’opposition contre 32,08% pour l’actuel président.  Parmi les forces politiques majoritaires, le kirchnerisme est globalement celle qui soutient le plus la légalisation. Seulement une sénatrice sur les neuf les représentant a voté contre le projet, tandis que Fernández et Cristina Kirchner, candidate à la vice-présidence, soutiennent tous les deux la fin de la clandestinité. Cette victoire aux urnes, bien que préliminaire, pourrait présager un résultat différent lors de la prochaine considération du projet législatif. Une chose est sûre : ce résultat ne peut que revigorer la vague verte et maintenir le débat, durement acquis, dans la sphère publique.

*: de leur acronyme en espagnol, qui signifie “primaires ouvertes, simultanées et obligatoires”

L’Argentine des artivistes : quand l’art reprend la rue

Alors que le gouvernement de Mauricio Macri vient d’accueillir en grande pompe le G20 en Argentine, incitant les habitants de Buenos Aires à partir en week-end[1] tout en militarisant la ville[2], des artistes refusent de quitter la place publique et l’investissent par leurs masques, leurs mots, leurs cris et leurs corps, s’inscrivant en faux depuis plusieurs mois déjà contre cette manifestation. Ce sont, ici, les activistes de la Fuerza Artística de Choque Comunicativo[3] ; là, ceux de Fin de UN Mundo[4], deux collectifs parmi les plus médiatisés. Mais ils ne sont pas les seuls et ce genre d’actions ne date pas d’hier. Tant pour dénoncer les crimes de la dictature que pour porter les revendications du féminisme, en passant par le souci de rendre visible la lutte des travailleurs de la culture, praticiens de l’art et citoyens lambda se rejoignent, à travers les époques et au détour des rues, pour de retentissants happenings. Retour sur la truculente mouvance de l’artivisme argentin et sur ses manifestations actuelles.


Pour beaucoup d’artistes, l’élection de Mauricio Macri en décembre 2015 à la présidence de l’Argentine a représenté une catastrophe politique. En effet, l’essentiel de la vie culturelle à Buenos Aires est animée par un vaste réseau – l’un des plus denses au monde – de centres culturels et de théâtres indépendants, de clubs de musique et de milongas (clubs de tango), régis par une économie précaire[5]. Touchés de plein fouet par la réforme du tarifazo qui a entraîné, dès janvier 2016, l’augmentation drastique des tarifs de l’eau, de l’électricité, du gaz et des transports et par diverses formes de persécutions politiques telles que de récurrentes fermetures arbitraires qu’on nomme les « clausuras », ces espaces culturels sont devenus le foyer d’une intense mobilisation expliquant en partie le regain local de l’artivisme[6] ces dernières années. Ana Longoni décrit l’activisme artistique argentin comme un ensemble de « mouvements diffus intégrés par des artistes et des non artistes, qui socialisent des savoirs et mettent à disposition des ressources pour tous »[7]. Si, dans les années 2000, la démocratisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux a transformé les pratiques artivistes, leur offrant plus de visibilité, leur histoire est bien plus ancienne en Argentine.

L’activisme artistique argentin après la dernière dictature militaire

Au sortir de la dernière dictature militaire (1976 – 1983), des groupes d’artistes s’échinaient déjà à se ressaisir des rues de Buenos Aires. Nourri d’actions spontanées telles que le Siluetazo[8], qui témoigna des premiers élans de participation populaire dans une performance artistique à portée politique, l’artivisme argentin trouve ses origines dans les milieux de la contre-culture.

http://revistamutt.com/visuales/el-siluetazo-ponerle-el-cuerpo-a-la-desaparicion/
Le “Siluetazo” du 21 septembre 1983. © Revista MUTT

Les années 1980 : de l’après-dictature à l’hyperinflation

La mouvance under des années 1980, animée d’artistes aux disciplines hybrides, électrise les caves de la capitale argentine par des concerts déjantés, des spectacles burlesques et un art de vivre où se mêlent drogues, libertinage et inventivité. Elle a pour lieux emblématiques le Cafe Einstein, la discothèque Cemento ou le Parakultural, viviers des plus talentueux artistes argentins de cette génération. Ce sont les années de La Organización Negra[9], groupe célèbre pour avoir réalisé des performances provocantes évacuant les mots et plaçant le corps au centre de l’action : alors que le pays s’extirpe tant bien que mal de la terreur, des dizaines de performeurs viennent se “freezer” (s’immobiliser, comme gelés) en pleine rue, simulent des scènes de fusillades dans l’espace public, tombent comme morts sur les trottoirs ou se jettent sur le capot des voitures pour leur vomir du yaourt sur le pare-brise. La performance Uorc work écrit tel qu’il se prononce en espagnol – sera particulièrement retentissante. Des suites de l’action Tirolesa en 1989, où le groupe demanda l’autorisation à l’État de réaliser sa performance sur l’obélisque de Buenos Aires, La Organización Negra abandonnera peu à peu son caractère transgressif et sera dissoute en 1992[10].

Les artivistes du groupe Escombros[11], ces « artistes de ce qui reste », tels qu’ils se présentaient alors, s’illustrèrent également dès 1988, dans cette période d’hyperinflation qui inspira son nom au collectif : à la question « Que restera-t-il de ce pays ? », ils répondaient : « Des décombres ». Par des interventions plastiques de rue ou via des expositions, ils s’efforcèrent d’exprimer la réalité sociopolitique de leur époque.

Les années 1990 : néolibéralisme et réconciliation forcée

En 1996 est constitué le mouvement HIJOS (Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) à l’initiative des fils des disparus de la dernière dictature militaire. Il opère alors sous forme d’escraches[12], ces techniques agressives qui consistent à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime et qui ont contribué à la « revitalisation de la lutte pour les Droits de l’Homme dans l’adversité de la conjoncture en rendant publiquement visible l’impunité des oppresseurs et en contribuant à générer une condamnation sociale devant l’absence d’une quelconque lueur de condamnation légale »[13]. Par la radicalité de son geste, HIJOS ouvre une brèche dans une séquence politique, celle du président néolibéral Carlos Menem, soucieuse de réconcilier le pays avec son passé en amnistiant les anciens officiers du régime.

“HIJOS opère alors sous forme d’escraches, ces techniques agressives consistant à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime”

Mais la mise en scène d’une revendication politique ayant pour objet les affres de la dictature a un antécédent célèbre en Argentine : les Mères de la Place de Mai (Madres de Plaza de Mayo) qui depuis 1977, parées de leurs langes blancs, défilent sans relâche chaque jeudi devant la Casa Rosada, siège de la présidence argentine, afin de commémorer l’assassinat de leurs enfants qui sont pour la plupart d’anciens militants opposés à la dictature. Elles réclament la condamnation des tortionnaires et demandent la restitution de leurs petits-enfants accaparés par les militaires.

https://archive.org/details/GacPensamientosPracticasYAcciones/page/n97
Les panneaux du GAC, “Justice et punition”, en 1998. © GAC

L’activisme de HIJOS et le legs des Mères de la Place de Mai ont stimulé, dans les milieux artistiques, la création de plusieurs groupes parmi lesquels le GAC (Grupo de Arte Callejero)[14], né en 1997 à l’initiative d’étudiants des Beaux-Arts et Etcétera, formé par des artistes de théâtre, renommé en 2005 Internacional Errorista dans le cadre de la venue du président américain Georges W. Bush au 4ème Sommet des Amériques[15]. Ces deux groupes ont apporté les marques artistiques visuelles et théâtrales les plus poignantes aux escraches développés par HIJOS. Quand le GAC, qui imita les panneaux de signalisation, indiquait en pleine ville la localisation des anciens centres de détention, des maternités clandestines ou des domiciles de tortionnaires relaxés, Etcétera se chargeait de représenter, devant les dits domiciles et grâce à des marionnettes, des costumes et des masques, des scènes de torture, des vols de bébés ou des moments de confessions de militaires éplorés devant des curés burlesques.

Les années 2000 : de la crise aux recompositions

Le 19 décembre 2001 se déclenche la tristement célèbre crise argentine. Devant l’ampleur de la mobilisation populaire, des émeutes qui la caractérisent et de la violente répression policière qui fit 35 morts, le président Fernando de la Rúa démissionne et s’enfuit par hélicoptère du palais présidentiel assiégé par la foule. Entre décembre 2001 et mai 2003 s’écoule une période marquée par un climat inédit d’instabilité institutionnelle et de perpétuelle agitation dans les rues. Un nouveau paradigme social émerge à travers des assemblées populaires, des piquets de grèves, des entreprises récupérées par leurs travailleurs et des mouvements de chômeurs, les piqueteros, dont le mode de protestation consiste à couper les principales voies d’accès à la capitale. Dans ces moments d’intense mobilisation et de créativité ont surgi de nouveaux modes d’activisme social et culturel ayant impulsé une grande quantité de groupes d’artistes visuels, de cinéastes et de vidéastes, de poètes, de journalistes alternatifs et d’intellectuels.

Après l’élection de Néstor Kirchner en avril 2003[16], deux raisons ont contribué à affaiblir la dynamique de l’activisme artistique en Argentine. La première concerne la relation des artivistes avec la sphère politique : en s’inscrivant dans la ligne d’une reconnaissance des droits de l’Homme par la réouverture des procès contre les criminels de la dictature, le gouvernement Kirchner a fragmenté le mouvement qui luttait au nom de ces revendications. Pour le bicentenaire de la révolution argentine en 2010, il a notamment fait appel au GAC et à Fuerza Bruta pour réaliser, contre rémunération, l’impressionnante manifestation de commémoration[17]. La seconde a trait au rapport que les artivistes entretiennent avec l’institution artistique : du fait de l’attractivité dont a fait l’objet l’Argentine au cours de la conjoncture 2001 – 2003, ses pratiques artistiques collectives ont acquis une soudaine légitimité dans les circuits internationaux de l’art. Des groupes comme le GAC et Etcétera, qui étaient restés jusque-là à la marge des circuits conventionnels, se sont vus invités dans des biennales et des expositions internationales.

 

Des artistes et des luttes dans la conjoncture macriste

L’élection du futur président Mauricio Macri comme maire de Buenos Aires en 2007 commence à générer de nouvelles insatisfactions et des colères qui culmineront en 2015 lorsque l’État et la capitale fédérale lui sont désormais acquis. Une nouvelle crise de la représentation politique, doublée de la démocratisation d’internet et de l’usage des réseaux sociaux, conduisent des acteurs à parler désormais de « nouvel activisme », comme l’analyse l’artiste activiste et chercheur Maximiliano de la Puente : les pratiques se réinventent, les objets de lutte se transforment et de nouveaux collectifs émergent[18], pour beaucoup héritiers de l’effervescence de la crise de 2001.

Les artistes, ces « travailleurs de la culture », peinent à être représentés par les syndicats du pays. Ils ont alors recours à leurs meilleurs outils pour rendre visible leur lutte[19], usant de divers registres. Le style dit « ludico-ironique », proposé par Bleuwenn Lechaux pour décrire la théâtralité des collectifs new-yorkais, pourrait convenir pour qualifier les actions des Argentins ; il s’agit alors de se demander « dans quelle mesure ces mises en formes musicales et théâtralisées de la contestation, qui usent du registre de l’ironie, ont-elles, pour les militants, la faculté de remettre en jeu les convictions politiques, d’armer les convertis et de convertir les indécis, voire de sensibiliser les opposants ? »[20].

Les artistes et l’institution culturelle

Les artistes s’attaquent parfois seuls à leurs propres institutions, celles de la culture, pour en révéler les dysfonctionnements et faire valoir leurs droits. Ainsi, des groupes se sont employés à ridiculiser la gestion, jugée calamiteuse, du Complexe Théâtral de Buenos Aires, cet ensemble des cinq plus importants théâtres publics de la capitale, en venant s’asseoir sur des chaises, armés de banderoles ironiques, face à certaines de leurs portes closes depuis beaucoup trop longtemps pour « cause de travaux »[21].

https://www.laizquierdadiario.com/Ser-o-no-ser-asi-esta-el-teatro
Devant le théâtre public Sarmiento, en 2015. © Maru Sapriza

De même, suite à la hausse soudaine des prix de l’électricité en janvier 2016 et devant l’absence de réponse de l’État à la demande d’instauration d’une tarification spéciale pour le secteur fragile de la culture indépendante, des acteurs ont réalisé l’action dite de l’« Apagón » qui consista en une extinction synchronisée des lumières dans cinquante institutions culturelles. Puis ils firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités[22]. Pour sa part, le groupe ATACA[23] réalisa deux actions pour rendre visible la condition des travailleurs des musées publics. La première eut lieu sur la Place de Mai, à minuit – sans prise de parole syndicale, précise Marcos Kramer, employé du Musée d’Art Moderne de Buenos Aires – le jour où se terminaient les contrats de cinq cents travailleurs non reconduits. La seconde se déroula devant le musée des Beaux-Arts, un samedi à midi : les employés mobilisés installèrent sur la voie publique un grand cadre dans lequel ils s’assirent à tour de rôle, accessoires en main, posant comme sur un célèbre tableau du musée datant du XIXème siècle où l’on peut voir une famille affamée et sans travail, tout en invitant avec succès les passants à en faire de même.

“Des artistes firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du Ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités”

Il arrive aussi – pour un impact médiatique et politique décuplé – que les artistes s’associent à d’autres secteurs et à d’autres causes pour parvenir à leurs fins. Le 25 janvier 2016, Dario Lopérfido, alors ministre de la culture de la ville de Buenos Aires, nie dans une entrevue le chiffre officiel des 30.000 disparus de la dernière dictature argentine. Accusé de négationnisme, sa déclaration soulève l’indignation et devient l’argument d’une vaste campagne, menée conjointement par les travailleurs de la culture et les associations des droits de l’Homme, visant à obtenir sa démission. La mobilisation prit notamment la forme d’escraches, relativement pacifiques, dont l’efficacité a résidé dans leur répétition incessante, comme l’explique le metteur en scène et activiste Juan Pablo Gómez. Pendant plusieurs mois, le ministre ne pouvait se présenter dans un lieu officiel sans qu’une action de groupes masqués à son effigie[24] ne vienne interrompre ses discours[25]. Par un jeu de pièges médiatiques et grâce à l’extension virale du mouvement, répercuté à l’international, Dario Lopérfido fut contraint de démissionner successivement de toutes ses fonctions (il en occupait trois à la fois).

https://www.laizquierdadiario.com/Loperfido-es-un-simbolo-de-todo-lo-que-no-queremos-en-la-Cultura
Manifestations contre Dario Lopérfido, en 2016. © La Izquierda Diario

L’artivisme dans le mouvement féministe argentin

Mais c’est le mouvement féministe argentin qui semble incarner le meilleur exemple de cette fusion entre luttes sociales et recours artistiques. Suite à la création, le 3 juin 2015, du mouvement Ni Una Menos[26], des mobilisations organisées sans appui syndical et grâce aux réseaux sociaux mirent officiellement à l’ordre du jour, aiguillonnées par le thème du féminicide, une série de mots d’ordre. La campagne nationale pour le droit à l’avortement est la plus emblématique d’entre elles : en reprenant le symbole des Mères de la Place de Mai, les manifestations de l’été 2018, où les langes sont désormais de couleur verte, ont débordé les avenues de Buenos Aires, donnant lieu à des actions saisissantes telles que l’Operación araña (Opération araignée), dans le métro, le 31 juillet[27].

Plusieurs collectifs sont récemment apparus en Argentine, parmi lesquels Las Rojas, les Mujeres de Artes Tomar – détournement de l’expression « hombre de arma tomar », qui désigne un homme sachant se défendre, le groupe ayant substitué arma par arte – et Aulla (hurlement de louve)[28]. L’artivisme féministe, pour la militante Cora Fairsen, a d’autant plus de sens qu’il met en scène le corps, lui-même objet de la revendication : « S’il n’apporte rien de particulièrement nouveau dans le discours, il doit pouvoir changer les manières de faire et notamment s’emparer, pour la détourner, de la traditionnelle marche syndicale », selon elle « typiquement masculine ». Un groupe comme Pan y Rosas (Du pain et des roses)[29], par exemple, se décrit comme socialiste et anticapitaliste et insiste sur le cadrage international de son combat, au-delà du seul sujet de l’avortement et du seul cas de l’Argentine, considérant que la lutte féministe est partie intégrante de la lutte des classes[30].

L’une des tâches de ces groupes est de se réapproprier les jours symboliques comme le 28 septembre (jour international pour le droit à l’avortement), le 8 mars (journée internationale des droits des femmes) ou le 24 mars (anniversaire du dernier coup d’État argentin) lors duquel, en 2016, les Mujeres de Artes Tomar, sous le mot d’ordre Mujer, Marzo y Memoria, s’approprièrent ladite marche pour « la mémoire, la vérité et la justice » et conduisirent une performance intitulée La Marcha de las Escobas (La Marche des Balais), balayant en dansant l’avenue à l’unisson[31].

https://emergentes.com.ar/tagged/operaci%C3%B3n-ara%C3%B1a
L’Opération “araignée”, le 31 juillet 2018. © Emergentes

Certaines revendications des membres du collectif Aulla – vêtues de noir et parées de masques de louves colorés et brillants[32] – ciblent le champ culturel. Selon Cora Fairsen, si la parité existe globalement dans le circuit du théâtre indépendant, il y a parmi les artistes programmés dans le théâtre public deux femmes pour dix-huit hommes. Début 2018, au cours de la troisième assemblée de Ni Una Menos, le collectif Aulla dénonce les fermetures arbitraires de salles de spectacle indépendantes et attire l’attention sur la profonde inégalité qui règne au sein du Complexe Théâtral de Buenos Aires où, entre les différences de salaires et les assignations à des tâches genrées, la très faible représentation des artistes féminines au cours de la dernière saison laisse à désirer[33].

 

Les nouveaux collectifs artivistes argentins

Armés des nouveaux outils numériques pour se rencontrer, s’organiser et diffuser leurs actions, les artivistes des années 2010 ont trouvé matière à mobiliser autrement d’anciens et de nouveaux acteurs en produisant des actions en dehors des cadres institutionnels, s’appropriant les rendez-vous officiels ou faisant irruption là où on ne les attendait pas pour rendre audibles et partageables des problématiques collectives.

Cette mobilisation des émotions, tant pour celui ou celle-ci qui exécute l’action que pour celui ou celle-là qui y assiste de loin ou la vit de près, cherche à donner accès, par le seuil du sensible, aux batailles politiques en cours, aux scandales qui les sous-tendent et aux rêves sociétaux qui les animent. Deux collectifs, ces dernières années, ont particulièrement bien illustré ces perspectives en Argentine.

La Fuerza Artística de Choque Comunicativo (FACC)

L’esthétique angoissante, parfois ironique, mais plus souvent violente ou macabre de la FACC s’est déclinée depuis 2015 en plusieurs interventions dans des lieux-clés de Buenos Aires et de l’Argentine[34]. Définis sous l’égide de mots d’ordre éloquents[35], les faits d’armes symboliques de ces performeuses et performeurs prennent des formes variées. L’action Promotoras[36], sous couvert d’une campagne publicitaire consistant en une distribution de flyers par des jeunes filles souriantes, vêtues de courtes robes bleues, devant des centres commerciaux ou le Congrès de la nation, maquillait ironiquement la promotion de la campagne pour le droit à l’avortement. L’action Puente[37] fut donnée sur un pont : les acteurs, grimpés sur la rambarde au-dessus de l’avenue Córdoba, hurlaient, couverts de farine, simulant une fusillade avec des ballons jaunes – symbole du parti PRO de Mauricio Macri – attachés autour du cou. Une autre action, dans la tradition de l’escrache et intitulée Genocida suelto[38] (Auteur de génocide en cavale) consista en une performance devant les domiciles des tortionnaires en liberté dite « surveillée » et au cours de laquelle un texte de dénonciation fut proclamé au mégaphone tandis que des comédiens s’agenouillaient dans la rue et que d’autres, masqués, leur recouvrait la tête de sacs poubelles. L’une des actions les plus retentissantes fut celle intitulée Esto no es Independencia[39] (Ceci n’est pas l’indépendance), un dénuement collectif sur fond de fanfares suivi d’un entassement de corps ensanglantés, piqués de drapeaux nationaux (Espagne, Argentine, États-Unis) évoquant colonialismes et néocolonialismes, et accompagné d’une profération au mégaphone du poème Hay cadáveres de Néstor Perlongher. Elle eut lieu à plusieurs reprises, devant le palais présidentiel, sur l’avenue 9 de Julio et devant le Congrès de la nation, accompagnée des banderoles Macri go home ou Obama no sos bienvenido, le 24 mars 2016, lorsque pour le jour du quarantième anniversaire du dernier coup d’État militaire, Mauricio Macri invita Barack Obama à Buenos Aires. Mais l’action la plus frappante fut peut-être celle intitulée Femicidio es genocidio[40] (Le féminicide est un génocide) au cours de laquelle des dizaines de performeuses se dénudèrent et s’entassèrent devant le Congrès de la nation, reproduisant l’image d’un charnier, tandis qu’un texte qui énumérait les différentes façons de tuer une femme était prononcé, là encore, au mégaphone.

https://www.lavaca.org/notas/independencia-y-arte-cuando-el-cuerpo-habla/
L’action “Ceci n’est pas l’indépendance” de la FACC. © Emergente

L’ambitieuse action Quién elige ? (Qui choisit ?)[41] consista en octobre 2017 à faire advenir quatre événements dans la même journée, sur quatre sites du territoire argentin très éloignés les uns des autres. Sous des bannières qui indiquaient Dictature corporative, Exploitation assassine et Terrorisme d’État, qui choisit ?, elle mobilisa près de 400 personnes, vêtues de costumes noirs et portant des masques à long nez aux multiples connotations : à la fois masque du docteur dans la Commedia Dell’Arte – qui se protège ainsi de la peste – et masque à gaz ; bec rappelant le corbeau, oiseau de mauvais augure, et le vautour, symbole en Argentine des fonds spéculatifs agressifs, dits « fonds vautours ». Les quatre actions furent filmées et retransmises en direct, puis montées avant d’être diffusées sur internet accompagnées de commentaires.

Le collectif Fin de UN Mundo (FUNO)

Plus inclusif et coloré, volontiers plus festif quoique souvent cynique voire qualifié de « trash », le groupe Fin de UN Mundo, ou FUNO[42], brille pour son aptitude à rassembler de nombreux participants aux provenances diverses. Carolina Wajnerman, l’une des fondatrices du groupe, le présente ainsi : « Fin de UN mundo, c’est apporter dans l’espace public des métaphores. En poursuivant l’objectif de rendre visible certains thèmes par la voie artistique, on pense que les gens peuvent l’interpréter de plusieurs manières. Et nous ne prenons pas en charge la manière avec laquelle l’autre va l’interpréter ». La démarche est ici similaire à celle des groupes new-yorkais observés par Bleuwenn Lechaux et dont l’auteur décrit un « activisme non prédicateur » qui, grâce à l’ironie et à la participation ludique des publics à l’action, serait censé « transmuer à la fois socialement et médiatiquement les connotations dépréciatives associées au militantisme de gauche en représentations gratifiantes »[43] afin de sensibiliser au-delà des cercles de militants déjà convertis.

La participation aux actions du groupe se fait à travers des convocations. Certains de ces événements rassemblent jusqu’à 300 performeurs. L’action inaugurale du collectif eut lieu le 12 octobre 2012, jour de la Diversité Culturelle instauré dans toute l’Amérique latine. « Ce jour se fêtait les 10 fois 52 ans du 12 octobre 1492 », explique très sérieusement Carolina Wajnerman, dévoilant la mythologie sur laquelle s’est construit le groupe : « On parlait de la fin du monde selon la légende maya. Donc nous on a dit : fin d’un monde pour la naissance d’un autre. L’action s’est appelée Proyecto 10/52[44] ». Pour sa part, le projet Radio FUNO, dorénavant mis en place tous les ans pour la marche commémorative du 24 mars, se compose de « chansons qui se dansent », réinterprétées par le groupe. Les thèmes abordés par FUNO sont nombreux : la mauvaise gestion de la ville de Buenos Aires, le féminisme (avec l’action Perras[45]), les peuples autochtones ou encore la violence institutionnelle.

https://www.minutouno.com/notas/299562-una-protesta-zombi-contra-el-pro-recorrio-la-ciudad#fotogaleria-id-405447
L’action PROMBIES de FUNO. © MinutoUno

L’action PROMBIES – association de PRO, le parti de Mauricio Macri, et de zombies – consista en une déambulation urbaine grotesque dans le métro et les centres commerciaux d’acteurs déguisés en zombies et dans le crâne desquels était planté une pancarte PRO[46]. Après l’élection de Mauricio Macri à la présidence, le collectif mit les bouchées doubles avec l’action OAMA (pour Organisation des amis de l’Amérique, dont l’acronyme sonne comme Obama) : « les PROMBIES attaquaient directement le PRO, alors que OAMA va à la racine : il attaque le modèle », explique l’activiste. L’action consista en un canular, dans le style des Yes Men, mis en place pour le bicentenaire de l’indépendance en 2016. Bien habillé, un groupe de personnes se présenta comme une supposée organisation d’argentino-étatsuniens venue fêter l’événement, avec le slogan « 200 ans, plus proches que jamais » : « Ils dansaient le pericón, la danse nationale, avec des foulards aux couleurs des États-Unis, il y avait des cheerleaders, des gens qui chantaient du gospel, et puis ils chantèrent l’hymne argentin, mais en anglais, près de la scène officielle, et des gens ont réagi », raconte Carolina Wajnerman. L’action, filmée puis diffusée sur une page Facebook de OAMA créée pour l’occasion, permit de maintenir l’équivoque jusqu’à ce que le collectif révèle le canular, sans conclure : « La semaine suivante, dans la vidéo, quelqu’un a demandé : « OAMA, c’est réel ? ». Et on répondait « C’est réel si on veut que ça le reste ».

 

[1]Voir : https://www.pagina12.com.ar/155881-los-portenos-que-se-vayan

[2]Voir : https://www.pagina12.com.ar/156734-una-cumbre-de-locos

[3]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OAwVu7yV6-Q et : https://www.youtube.com/watch?v=Nx0JSdT1uLE

[4]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=u0kYLag9-1s

[5]L’étude de ce réseau et de ses mobilisations militantes a fait l’objet de notre mémoire de master à l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine (IHEAL), réalisé à l’appui d’une étude de terrain en 2017 et 2018, et dont sont issus les entretiens cités dans cet article.

[6]L’activisme artistique, ou artivisme, héritier des diverses avant-gardes et mouvements sociaux du XXème siècle, émerge à l’échelle internationale au milieu des années 1990 : il pourrait se définir comme un ensemble de pratiques, de productions et d’actions, la plupart du temps collectives, s’inscrivant dans un champ situé à la croisée de l’art et du militantisme car mobilisant des ressources artistiques avec la volonté d’influer sur le politique, tout en vouant une défiance face à l’institutionnalisation. Voir notamment : LEMOINE Stéphanie et OUARDI Samira, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010 ; PORTE Sébastien et CAVALIÉ Cyril, Un nouvel art de militer. Happenings, luttes festives et actions directes, Paris, Alternatives, 2009 ; LINDGAARD Jade, « Artivisme », in Vacarme, vol. 31, no. 2, 2005, pp. 30-33 ; We are everywhere : the irresistible rise of global anticapitalism, Verso, 2003.

[7]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », conférence prononcée le jeudi 17 décembre 2009 à La Casa de las Américas à La Havane (Cuba). Voir :  http://laventana.casa.cult.cu/noticias/2009/12/17/activismo-artistico-en-la-ultima-decada-en-argentina/.

[8]Moment qui consista, le 21 septembre 1983, et alors que l’Argentine est toujours sous le joug de la dictature, en une « participation, au sein d’un immense atelier improvisé à l’air libre qui dura jusqu’à minuit, de centaines de manifestants qui peignirent sur papier des silhouettes, se servant de leurs propres corps pour en esquisser les contours, et qui allèrent les coller sur les murs, les monuments et les arbres, et ce malgré la menace de la répression policière, […] pour marquer la présence d’une absence, celle des milliers de disparus de la dernière dictature militaire » in LONGONI Ana, « ¿Quién le teme a los escraches? », in América, Cahiers du CRICCAL, numéro 51 (pp. 20-32), 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/america/1904

[9]Voir notamment : GONZÁLEZ Malala, La Organización negra. Performances urbanas entre la vanguardia y el espectáculo, Buenos Aires, Interzona Editora, 2015. Le documentaire de Julieta Rocco paru en 2006, “La Organización Negra. Ejercicio documental”, retrace leur parcours. Voir : https://cinefreaks.net/2016/12/02/la-organizacion-negra-ejercicio-documental-cuerpo-riesgo-y-alma/

[10]Certains de ses membres se reconvertirent dans le groupe De la Guarda, qui lui-même se divisa en 2002 entre deux autres groupes, Ojalá et Fuerza Bruta, ce dernier s’étant alors dédié à des actions spectaculaires commerciales.

[11]Voir : http://grupoescombros.com.ar/

[12]Selon Ana Longoni, escrache est un mot qui provient du lunfardo (argot du Rio de la Plata), signifiant un acte qui cherche à indiquer un fait intentionnellement occulté. Escrachar, c’est signaler, rendre évident. Pour Guillermo Almeyra, il signifie « mettre en vue publiquement », « dénoncer devant tous », « mettre au pilori ». Voir :  ALMEYRA Guillermo, Rebellions d’Argentine, Tiers État, Luttes sociales et autogestion, Paris, éditions Syllepse, 2006, p.183

[13]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », op. cit.

[14]Voir : https://grupodeartecallejero.wordpress.com/

[15]Voir : https://www.facebook.com/Internacional-Errorista-362450190607979/. Leur manifeste est publié ici : https://reexistencia.wordpress.com/todas-las-revistas/revista-julio-2011/manifiesto-errorista/. Un entretient relate leur apologie-dénonciation de l’erreur, ici : https://jaquealarte.com/entrevista-grupo-etcetera-error-acierto-permanente/. Le groupe réalisait encore, en 2008, une action pour la Palestine : https://www.youtube.com/watch?v=d1nYWjXrGWM

[16]Voir notre article dans Le Vent se Lève : « Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une décennie gagnée » : https://lvsl.fr/argentine-lere-des-kirchner-retour-critique-sur-une-decennie-gagnee

[17]Tandis que, pour le contre-commémorer, la Internacional Errorista réalisait une action parfaitement burlesque, dans la lignée de l’événement El Mierdazo (Le merdier), perpétré en 2002 devant le Congrès de la Nation. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OHNdqaOcuL8&list=PL6903A41D939F5510

[18]On peut citer, parmi les plus actifs, le Proyecto SQUATTERS, les Fileteadores del Conurbano, les Serigrafistas Queer, le Colectivo Artístico Intersticial, le Colectivo Alegria, le collectif Dominio Público ou encore Las Insumisas de las Finanzas (voir : https://www.youtube.com/watch?v=TCergcRuqlI)

[19]Voir notamment : SÁNCHEZ SALINAS Romina et HANTOUCH Julieta (coord.), Cultura independiente : cartografia de un sector mobilizado en Buenos Aires, Buenos Aires, Caseros, RGC Libros, Casa Sofia et Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, 2018

[20]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur à New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy » in ROUSSEL Violaine (dir.), Les artistes et la politique. Terrains franco-américains, Presses Universitaires de Vincennes, Université Paris 8, collection “Culture et Société”, Saint-Denis, 2010, p.221

[21]Le collectif ESCENA POLÍTICA, grâce auquel se perpétuèrent les activités de ces groupes – le Teatro Independiente Monotributista (TIM) et le Foro Danza en Acción (FDA) – organisa notamment un congrès hors norme – El Congreso Transversal – et créa une chaîne YouTube parodiant les publicités municipales. Voir : https://www.youtube.com/channel/UCrUZSQC_YGgBFcML0LxZcTA ; et : http://campodepracticasescenicas.blogspot.com/2017/01/de-como-hicimos-el-congreso-transversal.html

[22]SÁNCHEZ SALINAS Romina et BROWNELL Pamela, “Apuntes para un mapa de las resistencias teatrales en la ciudad autónoma de buenos aires (2015-2016)”, Observatorio de políticas culturales del Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, Publicación anual n°7, Buenos Aires, 2016

[23]Voir : https://www.facebook.com/pg/laculturanoseachica/photos/?ref=page_internal

[24]Le recours à l’effigie d’un coupable, démultipliée à l’infini sur les masques portés par les manifestants, fut aussi employée, dans le registre du martyre, pour diffuser le visage de victimes (dans la droite lignée des expositions massives des portraits des disparus de la dictature). Ce fut le cas, en 2017, lors des manifestations réclamant la réapparition du militant pour la cause des Indiens Mapuches Santiago Maldonado, disparu au cours d’une opération policière ; cela avait déjà été employé en 2007, lorsque le Colectivo Siempre utilisa le portrait de José López pour réclamer, là aussi, la réapparition de ce survivant de la dictature qui accepta de témoigner lors d’un procès contre ses tortionnaires et disparut mystérieusement le lendemain.

[25]Voir, par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=ii7pBHefYDg

[26]Voir : http://niunamenos.org.ar/

[27]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=_CtVwHDNrSw

[28]Voir leur film de présentation : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/193005434623460/

[29]Voir notamment leurs allocutions du 8 mai 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=SRBHQud4Z7M

[30]Sur le féminisme anticapitaliste argentin, voir notamment : CAVALLERO Luci, GAGO Verónica, VARELA Paula, BARÓN Camila et MITIDIERI Gabriela, « Argentina’s Anticapitalist Feminism », Jacobin, septembre 2018 : https://jacobinmag.com/2018/09/argentinas-anticapitalist-feminism

[31]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=iTzGkZeufBM

[32]Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/171488950108442/

[33]« 94% des auteurs programmés sont des hommes, un seul texte programmé fut écrit par une femme, seules 20% de ces œuvres mises en scène le furent par des femmes », dénoncent-elles. Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/187987075125296/

[34]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=nqzNe_dQhUQ

[35]Le groupe se décrit ainsi lui-même : « Équipe non partisane d’artistes se mobilisant dans l’urgence d’affronter toutes machines de violences qui prétendent discipliner nos destins sociaux, [ayant la] certitude qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est le travail et la responsabilité de l’artiste que de mettre ses outils au service du “démantèlement” par un acte de communication, et par n’importe quelle initiative qui réponde à la liberté de l’esprit. En faisant de la rue et des édifices publics notre scène et le centre des opérations. Nous invitons à qui le décide de se déclarer en état d’urgence et à se mettre par conséquent en action. Artistes qui comprennent qu’il s’agit du moment de prendre les devants. De décider où mettre ses énergies, où investir sa force, où prendre des risques. Individus désirant un corps collectif. Disposés à transgresser et à déroger aux règles pour obtenir les effets performatifs révélant des idéaux, construisant un discours. Un discours intransigeant, par le cri puissant de l’artiste. » Voir : http://explicitoonline.com/131628-2/

[36] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=YMNmtllykyA

[37] Voir :  https://www.youtube.com/watch?v=Dke9ivPNgCQ

[38] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=1Sw9Wu-Oyd8

[39] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ZSo9BFqStHs

[40]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=BZcjU-RcoFs

[41]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Sey_pc-4Fe0

[42]Voir : https://www.facebook.com/ProyectoFinDeUnMundo/

[43]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur a New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy », op. cit, p.233

[44]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=oF3upKYVNQk

[45]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ecktLNSWRfw

[46]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=VVom0vKwLao

Le désastre argentin ignoré par les médias français

Le déroulement du G20 à Buenos Aires aurait pu constituer pour la presse française l’occasion d’exposer l’Argentine sous un autre angle que celui du football ou des scandales de corruption. En effet, si ce pays sud américain est surtout connu pour ses stars du ballon rond, ses sites touristiques et ses pistes de tango à l’ambiance tamisée, il est aussi en proie à une crise économique et sociale d’une grande ampleur, amorcée par les mesures néolibérales prises par le gouvernement de Mauricio Macri dès son arrivée au pouvoir en décembre 2015 à la tête de la coalition Cambiemos. Les résultats sont pour le moins catastrophiques. Asphyxiés par une inflation galopante –dont le taux avoisine les 50% cette année – les Argentins ne peuvent pas compter sur les services publics pour s’en protéger. Suite à la décision du gouvernement de mettre fin aux subsides destinés aux transports, au gaz, à l’eau et à l’électricité, les compagnies privées qui en gèrent l’exploitation ont reporté ce manque à gagner sur les prix finaux dont la hausse atteint jusqu’à 930% en trois ans. Puisque les salaires nominaux ont augmenté moins vite que les prix depuis 2015, il s’en est mécaniquement suivi un appauvrissement général de la population : le taux de pauvreté s’élève actuellement à 33,6% avec plus de 2,2 millions de nouveaux pauvres pour la seule année 2018.


L’Argentine avait pourtant connu des années fastes après s’être relevée de sa terrible crise de 2001 et avait enregistré des taux de croissance proche de 9% jusqu’en 2008. La crise des subprimes fut responsable d’une récession passagère en 2009 (-5.2%) de laquelle le pays se remit dès l’année suivante (+10.1%) pour voir ensuite son taux de croissance se stabiliser autour d’une moyenne de 1.5% sur la période 2011-2015. Malgré l’amoindrissement de sa croissance depuis le début de la décennie, l’économie argentine semblait avoir atteint une stabilité suffisante pour faire oublier à la majorité des Argentins les séquelles de la crise de 2001. La situation actuelle est malheureusement bien différente : selon les estimations du FMI, le PIB argentin enregistre une chute de 2.5% pour l’année 2018 et continuera à diminuer l’an prochain selon les prévisions du gouvernement.

Pour comprendre la crise actuelle nous devons rendre compte en premier lieu de la place de l’Argentine dans la division internationale du travail – ce qui est en rapport direct avec sa structure productive – pour ensuite nous pencher sur les politiques mises en place par l’administration Macri et les conséquences qu’elles entraînent.

L’Argentine, un pays périphérique industrialisé…

Tout comme la plupart des pays latino-américains au moment de leur indépendance de la couronne espagnole, l’Argentine hérite d’une place d’exportateur de matières premières que les capitaux britanniques – ayant financé les guerres d’indépendance – ne manquèrent pas d’entériner. L’Argentine du XIXe siècle et du début du XXe, fortement dotée en terres cultivables, se construit sur un modèle exclusivement agro-exportateur et compte sur le Royaume-Uni pour ses importations de biens manufacturés. Cependant la crise de 1929 bouleverse cet état des choses et participe par la même occasion à la modification du rapport de forces économique sur le plan international entre les nations sud-américaines et européennes, mais aussi entre les secteurs économiques à l’intérieur de ces nations. En effet, la crise amoindrit premièrement la capacité des pays du Nord – le centre industrialisé – à payer leurs importations de matières premières qui viennent des pays périphériques, qui subissent dans un deuxième temps une diminution de leurs entrées de devises. De cela découle logiquement une contraction de leur capacité à payer des importations de biens manufacturés en provenance des pays du Nord (Murmis et Portantiero, 1970). Cet écart vis-à-vis des théories classiques de l’échange permit le développement d’une certaine industrie nationale dans le cadre de politiques dites de substitution d’importations, ainsi que celui d’un secteur ouvrier qui ne tarda pas à s’organiser autour de puissantes centrales syndicales.

Ce phénomène se renforça lors des premières années qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale, car au fur et à mesure que la capacité importatrice des pays européens se rétablissait, les flux de devises dirigées vers l’Argentine permirent au premier gouvernement péroniste (1946-1952) – majoritairement soutenu par le mouvement ouvrier – d’en prélever une partie pour continuer à développer l’industrie nationale. Parallèlement à cela, le fait de produire des biens manufacturés sur place a tendance à réduire les besoins d’importations de ces mêmes biens en provenance des pays industrialisés. Ceux-ci, afin de maintenir leur balance commerciale équilibrée ont tendance à réduire en contrepartie leurs importations de produits agricoles en provenance de l’Argentine. Autrement dit, le jeu de l’offre et de la demande sur le plan du commerce international implique que le développement des secteurs industriels des pays périphériques se produise presque invariablement au détriment des secteurs dans lesquels ces pays sont initialement spécialisés.

La nationalisation du commerce extérieur et les rétentions aux exportations agricoles mises en place par Juan Domingo Perón finirent de consommer la fracture entre les grands propriétaires terriens d’un côté et les industriels – notamment le secteur ouvrier – de l’autre.

Cette grille de lecture, malgré le contexte d’après-guerre dans laquelle elle s’est forgée, demeure en partie d’actualité et permet de comprendre les politiques du gouvernement actuel en faveur du secteur agro-exportateur – dont la production est essentiellement concentrée sur le soja – et en défaveur de l’industrie nationale, jugée peu compétitive.

…en proie à la dégradation des termes de l’échange

Malgré le développement de son secteur industriel durant les années 1930 à 1970, la principale entrée de devises en Argentine demeure son secteur agro-exportateur. Cependant, avec l’enrichissement mondial observé au long du XXe siècle, la demande de produits manufacturiers à forte incorporation de capital progresse beaucoup plus rapidement que celle adressée aux biens primaires, dans lesquels les pays périphériques se spécialisent. Par conséquent les prix des biens du capital – importés par l’Argentine – augmentent plus vite que ceux de ses exportations, ce qui aboutit à une dégradation des termes de l’échange. Cet élément constitue une des faiblesses structurelles de l’économie argentine (Medici et Panigo, 2014) car si ses importations se renchérissent plus vite que ses exportations cela se traduit par un déficit structurel de sa balance commerciale.

Ceci a tendance à produire deux phénomènes conjoints. Tout d’abord, s’il est nécessaire de céder plus de devises pour payer des importations plus chères et que ce flux n’est pas compensé par celles qui proviennent des exportations alors leur stock aura tendance à diminuer. D’un autre côté, la demande adressée aux devises (les importateurs les achètent pour payer les importations) sur le marché des changes argentin augmente. Leur rareté relative fait que les offreurs de devises – que sont souvent les exportateurs qui les obtiennent par le biais de leurs exportations – demandent plus de pesos en échange : le prix des devises libellées en pesos augmente. Cela peut être perçu sous un angle différent : puisque le pays importe en valeur plus que ce qu’il n’exporte, la demande de devises  -utilisées pour payer ces importations – devient supérieure à la demande de pesos – voulus par les exportateurs pour payer leurs salariés par exemple. Ce déséquilibre commercial provoque presque inévitablement une dévaluation du peso – ou une appréciation des devises – dont les effets inflationnistes qui en découlent ont tendance à engendrer à leur tour des effets récessifs sur l’économie nationale.

Si actuellement d’autres variables structurelles – relatives à la flexibilisation du marché de capitaux amorcée dès la fin des années 1970 – peuvent également expliquer la tendance à la baisse de la valeur du peso, cette grille de lecture garde aujourd’hui toute sa pertinence et s’avère très utile pour comprendre les mécanismes de base qui opèrent sur le marché des changes argentin.

Par conséquent, les gouvernements successifs du pays doivent choisir – certainement en fonction des intérêts des secteurs qu’ils représentent – la manière de composer avec les goulots d’étranglement extérieurs de l’économie argentine qui viennent d’être présentés. Par exemple, si les gouvernements Kirchnéristes (2003-2015) ont eu tendance à bénéficier au secteur industriel, à parier sur le marché intérieur et à établir un strict contrôle des changes sur le marché des devises pour tenter d’enrayer le cycle dévaluation-inflation, le gouvernement actuel a choisi de faire exactement l’inverse, avec des résultats pour le moins catastrophiques.

Chronique d’une débâcle annoncée

Le programme économique appliqué par le président Mauricio Macri suite à sa victoire électorale contre le candidat kirchnériste Daniel Scioli ressemble très fortement aux principaux axes des politiques d’ajustement structurelles (PAS) expérimentées en Amérique Latine dans les années 1980. Il s’agit en effet d’un programme d’austérité néolibéral assez classique de réduction de la dépense publique, de dérégulation des marchés financiers, d’abaissement des barrières douanières et de baisse des salaires réels, avec toutefois de courts épisodes ponctuels de relance économique – notamment lors des périodes pré électorales – à travers la réalisation de grands travaux de rénovation urbaine financés par l’endettement public.

Toutefois si l’argument économique qui a servi à justifier les PAS dans les années 1980 était celui de la réduction des dettes publiques des pays de la région – souvent contractées en dollars, le poids de ces dettes s’était considérablement aggravé suite au relèvement des taux d’intérêt par la FED en 1979 (Aglietta, 2008) – celui-ci était devenu inutilisable en 2016 du fait du faible niveau d’endettement du pays. Après avoir atteint 152% du PIB en 2002, la dette publique argentine ne représentait plus que 55% du PIB en 2015. Ce fut alors l’un des argumentaires gravitant autour du  « combat contre l’inflation » et contre le « populisme » dont s’est saisi Alfonso Prat Gay, le premier ministre de l’économie de la coalition Cambiemos pour justifier l’imposition d’un programme d’austérité appliqué à grands coups de décrets présidentiels.

Moins de trois ans plus tard, l’Argentine, à genoux face à ses créanciers, s’est vue contrainte en juin dernier à faire appel au FMI afin d’obtenir un prêt de 50 milliards de dollars dans le cadre d’un nouvel accord Stand By (SBA).

Pourtant, ce résultat ne constitue une surprise que pour les indéfectibles soutiens de Cambiemos, bernés par des promesses électorales intenables telles que la « pauvreté zéro » ou l’arrivée d’une « pluie d’investissements » une fois que le marché du travail fut « assaini ». En effet, dès la fin 2015, Axel Kiciloff, ancien ministre d’économie sous la présidence de Cristina Kirchner, avertissait au cours d’une réunion publique informelle que l’application du programme économique de Mauricio Macri se solderait par un retour au Fonds monétaire. Et ce retour était prévisible. Passons en revue les raisons.

De la dévaluation à l’inflation, de la fuite de capitaux à l’endettement effréné

Empressé de satisfaire les demandes des exportateurs et de la classe moyenne qui l’a soutenu, Mauricio Macri a supprimé le contrôle des changes qui avait été instauré sous la présidence de Cristina Kirchner pour contenir la dévaluation du peso. L’effet fut immédiat : le peso argentin perdit en un seul jour 30% de sa valeur face au dollar au cours d’une ruée que l’intervention de la Banque Centrale (BCRA) sur le marché des changes eut du mal à contenir. Cela a eu pour effet de renchérir les importations dans les mêmes proportions et a participé, couplé aux anticipations des commerçants, à une hausse généralisée assez rapide des prix. L’inflation est alors devenue incontrôlable dans un pays où elle était déjà importante. En 2015, année qui prend en compte le mois de décembre au cours duquel se produisit cette forte dévaluation, le niveau général des prix a subi une hausse de l’ordre de 27%, pour grimper à 40% pour la seule année 2016 !

Hormis les effets récessifs que cela peut avoir sur l’activité économique – à travers la perte de pouvoir d’achat et le renchérissement relatif des importations – l’inflation provoque à son tour une dépréciation de la monnaie, ce qui a marqué le début d’un cercle vicieux que le gouvernement n’a toujours pas réussi à résoudre. En effet, la perte du pouvoir d’achat du peso – du fait de l’augmentation des prix – provoque d’un côté un report de l’épargne vers le dollar et d’un autre côté une perte de valeur des titres libellés en pesos. Les investisseurs cherchent alors à s’en défaire et à acheter des titres libellés en dollars. Dans les deux cas la demande de la monnaie nord américaine augmente en même temps que celle de la monnaie argentine diminue, ce qui aboutit à la dépréciation de la seconde.

Pour enrayer ce processus, le gouvernement argentin a mis en place une batterie de mesures d’inspiration monétariste qui se sont révélées pour le moins inefficaces et qui ont fini par faire exploser la dette publique.

Premièrement, afin de rendre la monnaie nationale plus attractive – mais aussi pour limiter la création monétaire par le crédit dans une tentative de combattre l’inflation – l’administration Macri a fait relever les taux directeurs par la BCRA et  aordonné d’émettre des bons du Trésor à faible durée de vie appelés Lebacs. Si cela a permis d’attirer des investisseurs qui demandaient des pesos – et vendaient leurs précieux dollars stoppant ainsi la dévaluation – pour acheter ces titres, cette mesure a rapidement produit un effet pervers : le « carry trade »  ou « bicyclette financière ». Il s’agit pour les détenteurs de dollars d’acheter des pesos à un certain taux, de les placer en Lebacs, d’empocher la rentabilité, de revendre leurs titres puis, étant donné que la demande adressée aux pesos empêche une forte dévaluation, de racheter des dollars à un taux proche de l’initial. Sur une année, la rentabilité en dollars de cette spéculation pouvait atteindre 20%.

Cela signifie qu’un spéculateur qui a répété ce processus pendant un an pouvait placer mille dollars le premier mois et finir l’année avec mille deux-cents billets verts, différentiel qui devait être cédé par la BCRA au détriment de ses réserves qui, rappelons le, servent à maintenir le taux de change. Afin de restaurer ces dernières, le pays a eu recours à l’endettement. Autrement dit, l’Argentine s’est endettée en dollars pour financer la fuite de capitaux. Cette bombe à retardement a explosé à plusieurs reprises lorsque les investisseurs, après s’être enrichis en spéculant sur le dos des Argentins, ont estimé qu’il était temps de placer leurs capitaux dans des titres plus sûrs, processus connu sous le technicisme de « fuite vers la qualité ». A chaque envol a correspondu une dépréciation brutale dont la gestion catastrophique par la BCRA a coûté le siège à deux de ses présidents en trois ans. En effet, lors de reports massifs sur le dollar, la BCRA peut soit relever les taux d’intérêts – ce qui est catastrophique pour l’industrie – pour ne pas avoir à laisser la monnaie se déprecier ni perdre des réserves, soit intervenir sur le marché des changes – en vendant des dollars et éviter que leur prix augmente -, ou bien laisser libre cours à la dépréciation pour ne pas relever les taux d’intérêt ni perdre des dollars.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les trois mesures ont été appliquées simultanément mais ont abouti à une fonte du stock de devises, à des dépréciations non contenues et à une hausse des taux d’intérêts prohibitifs pour l’investissement productif. Cette dernière mesure, couplée à l’ouverture indiscriminée aux importations, a participé à détruire le secteur industriel national – plus de 100 000 emplois industriels perdus en trois ans – et par conséquent à creuser le déficit de la balance commerciale, et renforcé ainsi la dévaluation du peso.

L’application des théories monétaristes – selon lesquelles l’inflation dépend de l’augmentation de la masse monétaire – s’est avérée non pas inutile pour l’Argentine, mais catastrophique. En seulement trois ans, l’inflation cumulée a atteint la barre symbolique des 100%, tandis que le peso a subi une dévaluation supérieure à 250% depuis 2015. De son côté la dette publique s’élève actuellement à presque 80% du PIB et la fuite de capitaux atteint les 52 milliards de dollars, somme que le renflouement octroyé par le FMI ne suffit pas à compenser.

Macri, Macron, une ressemblance au-delà du nom

En toute cohérence avec ces mesures économiques, l’administration Cambiemos applique des politiques de flexibilisation et d’austérité qui ne sont pas sans rappeler celles que porte la majorité LREM en France, elles mêmes permises par les lois El Khomri et Macron.

En effet, la loi travail argentine vise également à faciliter les licenciements dans le but affiché de faciliter les embauches. Seulement, dans une économie en crise qui évolue dans un contexte international qui vire au protectionnisme, les débouchés intérieurs et extérieurs deviennent aussi rares que les embauches. À cela s’ajoute la réduction du coût du travail qui ne passe pas tant par une réduction de la part socialisée de la valeur ajoutée correspondant à la Sécurité sociale, mais par la diminution des salaires réels : pour cela il suffit de ne pas ajuster les salaires nominaux à l’inflation et de laisser celle-ci rogner le pouvoir d’achat, ce qui du point de vue des investisseurs correspond de fait à une baisse du coût de la main d’œuvre.

L’impératif de réduction de la dépense publique se traduit par la diminution des retraites en termes réels, des prestations sociales, du financement de la santé publique, de l’éducation publique, mais aussi par la hausse indiscriminée des prix du gaz (+930%), de l’eau (+638%), de l’électricité (+920%) (source : BBC) et des transports en commun. Autant de services gérés par des compagnies privées qui exigent ces hausses pour compenser les dévaluations successives et pour maintenir leur rentabilité en dollars.

Au delà de la froideur des statistiques

Si aucun indicateur ne permet par exemple de rendre compte de la souffrance d’un parent qui n’est plus en mesure de nourrir ses enfants, la dimension du désastre social peut être entraperçue à l’aune d’une effroyable statistique : seulement un an après l’accession au pouvoir de Mauricio Macri, l’Argentine comptait un million quatre cent-mille nouveaux pauvres au sein de son territoire national et quatre-cent milles nouvelles personnes ayant basculé sous le seuil d’indigence. À cela s’ajoutent les plus de 2,2 millions de personnes qui sont également passées sous le seuil de pauvreté en 2018 comme nous l’avons mentionné dans l’introduction. Cela équivaut concrètement au sacrifice de nouvelles générations d’Argentins qui n’accèderont probablement jamais à une santé et à une éducation de qualité et ne participeront que de manière marginale au processus de création de richesses futur. Le manque à gagner pour la nation en terme de capital humain et de développement à long terme est incalculable et surpasse les faibles économies que tente de réaliser le gouvernement avec sa politique d’austérité.

Révolte et répression

Malgré le manque de combativité de la CGT, la principale centrale syndicale du pays, de nombreuses manifestations ont fait irruption dans l’espace public au cours de ces trois dernières années. Elles se sont notamment produites à Buenos Aires, où l’occupation de la mythique Place de Mai le temps d’un après-midi constitue un signal fort envoyé au pouvoir institutionnel, qui rend compte à la fois de la capacité des organisations opposantes à mobiliser, mais aussi du mal-être social dans lequel s’enlise la population. 

Toutefois, si ces démonstrations populaires sont à l’image de la situation économique du pays, les répressions qui ont suivi le sont tout aussi. Les violences policières ont atteint leur paroxysme lors de la manifestation contre la loi des retraites, durant laquelle les forces de l’ordre, non contentes de gazer des personnes âgées, des journalistes et des parlementaires se sont lancées dans une véritable chasse motorisée aux manifestants à plusieurs centaines de mètres de la zone d’affrontements, et sont allées jusqu’à rouler volontairement sur un jeune collecteur de cartons usagés.

Plus inquiétant encore, la disparition suite à une opération policière dans le sud du pays de l’activiste Santiago Maldonado, retrouvé noyé plus de deux mois plus tard en amont du lieu de sa noyade ; l’assassinat par balle de Rafael Nahuel, membre de la communauté Mapuche lors d’une opération de Gendarmerie, ou encore l’assassinat par la police de Rodolfo Orellana, militant de la Confédération des travailleurs de l’économie populaire (CTEP) constituent autant d’éléments qui marquent, de par l’impunité des assassins et de par leur récurrence un tournant autoritaire du pouvoir en place inégalé depuis l’année 2002.

Une lueur d’espoir

Malgré un panorama obscur pour la majorité des Argentins qui vivent de leur travail – formel ou informel, le pays voit se développer sur son territoire un foisonnement d’initiatives populaires nées à l’aune des crises précédentes et réactivées par la crise actuelle. Par exemple, dans certains quartiers portègnes les voisins s’organisent pour former des coopératives de consommation afin de combattre l’inflation. À côté de cela les usines fermées suite à une faillite sont récupérées par leurs travailleurs de manière récurrente et se remettent à produire en autogestion. De plus, ces formes singulières d’organisation ouvrière forment un réseau de producteurs complémentaires au sein duquel circule une crypto-monnaie locale, la monnaie Par, afin de remédier au manque de liquidité en pesos et d’y maintenir un certain niveau d’activité. Les clubs de troc d’autre part, disparus depuis plus d’une décennie refont surface et certains se saisissent de ce « bitcoin populaire » pour pérenniser leurs échanges.

Dans la même lignée, des lycées populaires sont créés et gérés par des professeurs sur la base du volontariat. Souvent logés au sein d’usines autogérées, ceux-ci y côtoient des centres culturels coopératifs, tous deux financés par la communauté. 

Les nombreuses crises qu’a traversé le pays, couplées à une très riche histoire de son mouvement ouvrier organisé, ont doté la société argentine d’un large registre d’actions collectives capable d’être mobilisé rapidement pour faire face à l’adversité.

Bref, l’Argentine résiste.

Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une “décennie gagnée”

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Cristina et Néstor Kirchner pendant les élections de 2007 en Argentine. ©Fábio Pozzebom/ABr

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.

Par Baptiste Mongis  –  Dans la poursuite du virage à droite” des gouvernements d’Amérique latine, un esprit de vengeance d’obédience libérale, tendance réactionnaire, flotte dans les pays ayant conduit durant la dernière décennie des politiques progressistes” ou plus radicalement bolivariennes, comme l’a décrit le Monde Diplomatique de décembre 2017 à propos du Brésil1], et celui de février 2018 au sujet de l’Équateur[2]Depuis l’arrivée au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en décembre 2015 à la Présidence de l’Argentine (et des drastiques mesures prises dans la foulée de son élection[3]), on a vu apparaître sur les murs de Buenos Aires et d’ailleurs des “Más kirchnerista hoy que nunca (Kirchnériste, aujourd’hui plus que jamais”), en soutien au gouvernement précédent. Malgré cette nostalgie, largement partagée, il est également indispensable de mesurer le succès du mouvement macriste Cambiemos, confirmé par les législatives d’octobre 2017, à l’aune du complexe bilan des Kirchner. Retour sur ladite décennie gagnée” qui, loin de s’être déroulée dans l’harmonie et l’homogénéité, présente des aspects contradictoires dont nous ne ferons qu’esquisser les traits dans le cadre de cet article[4]


L’aventure du kirchnérisme à la tête de l’Argentine[5] s’est refermée il y a un peu plus de deux ans. Souvent classée centre gauche pour simplifier la complexité de ses enjeux, la singulière stratégie politique des Kirchner pendant leurs douze années de présidence (d’avril 2003 à décembre 2015) l’est avant tout pour la résurrection qu’elle a opéré du péronisme historique (1946 – 1955), période faste (quoique assez autoritaire) pour les classes populaires, et dont l’axe s’inscrivait sur une répartition 50/50 des revenus entre capital et travail.

C’est en suivant cette ligne que Néstor puis Cristina Kirchner ont respectivement affronté – parmi d’autres défis – les décombres de la crise argentine de 2001 puis l’irruption de la crise économique internationale de 2008.

Fustigé sans trêve sur sa droite, conspué sur sa gauche (notamment pour y avoir éclipsé, du moins électoralement, toutes les alternatives, du parti socialiste au trotskisme, en siphonnant des adeptes de tous bords), tantôt rallié ou répudié par les puissants syndicats du pays (CGT et CTA, entre autres), le kirchnérisme n’a eu de cesse de rebâtir en Argentine un courant dit “progressiste”, tout à la fois indéfectible soutien de la révolution bolivarienne d’un Hugo Chávez au Venezuela, quoique tenant bien plus du réformisme d’un Lula da Silva au Brésil. Néstor Kirchner eut d’ailleurs avec ces derniers de fortes relations, tant pour le projet (avorté) du grand gazoduc devant relier l’Argentine au Vénézuela via le Brésil, qu’au moment du rejet (conjointement avec le Paraguay et l’Uruguay) de l’ALCA – proposé par les États-Unis – le 5 novembre 2005 à Mar de Plata[6].

Par ses succès électoraux, son travail de terrain et ses alliances inédites, grâce à sa vision rénovée d’un pays démoli, et malgré les manœuvres discutables et les erreurs tactiques, le couple Kirchner tiendra tant bien que mal le cap qu’il s’était fixé : sortir l’Argentine de l’Enfer” dans lequel elle se trouvait en 2001 – selon l’expression de Néstor Kirchner – après une longue décennie de néolibéralisme dans les années 1990 (ladite “décennie perdue”) et le creusement d’une dette abyssale amorcé durant la dernière dictature militaire (1976 – 1983).

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Les présidents Chávez, Kirchner et Lula en janvier 2006. ©Ricardo Stuckert/PR

 

Crise et sortie de crise

Comme se le demande Charles Lancha : « Il est de fait que le kirchnérisme s’est toujours prononcé pour l’association capital-travail et qu’il s’est efforcé de concilier leurs intérêts antagonistes. Y est-il parvenu ? »[7]

Le 27 septembre 2012, la Présidente Cristina Fernández de Kirchner déclare encore ceci au journal Página 12 : « Nous ne prêchons pas l’antagonisme de classe mais la collaboration entre le capital et le travail pour parvenir à une distribution des revenus fifty-fifty »[8]. Neuf ans et demi après l’accession de son mari à la présidence, la déclaration a toujours de quoi faire fulminer les plus inconditionnels marxistes comme les moins aimables des capitalistes, tout en faisant osciller les tendances syndicales. Comme le résume Charles Lancha, « le kirchnérisme suscite autant de haine à droite qu’à gauche. La droite rejette le dirigisme du gouvernement. La gauche condamne une politique trop favorable aux grandes entreprises et aux banques »[9]. Comprendre : les plus puissantes entreprises privées s’irritent face à une ingérence étatique visant à redistribuer une partie de leurs bénéfices, et les forces sociales déplorent que cette ingérence ne soit pas plus massivement (et donc réellement) en faveur des classes nécessiteuses, durablement plongées dans le désarroi.

“Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003 (…) Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt “Néstor” avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.”

Mais recontextualisons. En décembre 2001 éclate la pire crise économique et politique qu’ait connu le pays. Avec la moitié de ses habitants sous le seuil de pauvreté et presque un tiers de sa population active au chômage, un endettement de 144 milliards de dollars et 4 mois de récession consécutifs, l’Argentine est au plus bas. L’échec des politiques libérales appliquées depuis plus d’une décennie est sans appel. Quand le ministre de l’économie tente d’imposer le corralito” – le gel des avoirs bancaires des petits épargnants, empêchant quiconque de retirer plus de 1000 pesos par mois – la misère et la faim déclenchent la mise à sac des supermarchés. Bravant l’État d’urgence imposé en conséquence par le Président De la Rúa, plusieurs dizaines de milliers de personnes déferlent dans les rues de la capitale, tapant sur des casseroles et scandant Que se vayan todos !” (“Qu’ils s’en aillent tous !”). La répression fait 33 morts et de très nombreux blessés. Fernando de la Rúa démissionne le 20 décembre, fuyant par hélicoptère le palais présidentiel assiégé par la foule, et le 23, le nouveau Président Rodríguez Saá déclare l’Argentine en cessation de paiement. Selon María Seoane, c’est « le plus grand défaut de paiement de l’histoire du capitalisme moderne »[10]. Corollairement au fiasco économique, c’est la débâcle politique. En moins de deux semaines, quatre présidents se succèdent par intérim. Sous la présidence de contention” d’Eduardo Duhalde, l’Argentine suffoque un an encore dans le chaos.

Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003, avec seulement 22 % des voix issues du premier scrutin car au second tour, son adversaire Carlos Menem – ni plus ni moins que l’ancien président libéral des années 1990 – renonce à l’affronter. Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt Néstor avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.

Une économie à double tranchant

Un nouveau modèle keynésien

Le programme énoncé par Néstor Kirchner lors de son discours d’investiture au Congrès de la Nation, le 25 mai 2003, est pour Bruno Susani « clairement keynésien » : « Cette formule était en rupture avec toutes les déclarations de ses prédécesseurs », écrit-il, « car Kirchner revendiqua le rôle qu’il entendait redonner à l’État en tant que régulateur et acteur économique »[11]. Il appliqua « un programme de relance économique appuyée sur la demande et donna pour cela une impulsion décisive à la redistribution des revenus »[12].

Sans oublier la cauchemardesque inflation de la fin des année 1980 (jusqu’à 3000 % en 1989) qui fut fatale au Président radical Raúl Alfonsín (1983 – 1989), Néstor Kirchner rompt avec la ligne ultralibérale du péroniste Carlos Menem (1989 – 1999) et du radical Fernando de la Rúa (1999 – 2001) – sous le mandat desquels le chômage est passé de 5,3 % de la population active en 1992 à 25 % en 2002[13]  : « Menem, en bon libéral, s’en remettait au marché pour la conduite de l’économie. À l’initiative de Kirchner, l’État impulse l’activité économique dans différents domaines [avec] un double objectif : le développement et la création d’emplois »[14], écrit Charles Lancha.

Modèle hétérodoxe cherchant dans une perspective de justice sociale le compromis entre capital et travail, la théorie de John Maynard Keynes (1883 – 1946) semble la plus à même, en 2003, de pouvoir sauver une Argentine socialement saccagée et économiquement insolvable. « Lorsque la crise s’installe et que le chômage augmente », lit-on dans le numéro spécial du Monde Diplomatique consacré à l’économie dite critique, « l’école keynésienne estime qu’il revient à l’État d’intervenir. Un pilotage adapté de son budget (dépenses / recettes) lui permet d’enclencher le mécanisme multiplicateur, à savoir une hausse des dépenses publiques destinées à engendrer une augmentation bien plus importante de la richesse globale »[15].

Le plan Kirchner signifie-t-il donc la réapparition avec succès de ce modèle salvateur d’après la crise de 1929, actualisé au sein d’une conjoncture soumise au consensus de Washington ?[16]

 

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Néstor Kirchner en 2005. ©Casa Rosada

Bras de fer financiers

Quoi qu’il en soit, ce programme économique ambitieux doit, pour fonctionner, s’accompagner de décisions fermes vis-à-vis des institutions financières internationales et des créanciers. En mars 2004, Kirchner déclare que le gouvernement ne paiera pas la dette au prix de la faim et de l’exclusion de millions de ses concitoyens. Le 11 septembre de la même année, il obtient du FMI un refinancement de la dette à hauteur de 23 milliards de dollars, à payer sur trois ans, avec un surplus fiscal de seulement 3 % pour l’année 2004. « Lula, à cette époque, s’est montré plus complaisant avec le FMI, acceptant un surplus fiscal de 4,5 % et la récession qui l’accompagne »[17], précise Charles Lancha. « Ce qu’on attendait du Brésil, c’est finalement l’Argentine qui l’ose : défier le FMI », écrira Libération[18].

 Dans la foulée, le Président annonce aux créanciers privés que l’Argentine ne paiera que 25 % de sa dette. Le 25 février 2005, et non sans accrocs, son ambition est couronnée de succès : 80 % des créanciers acquiescent à l’offre proposée. Sur les 38,5 % de ces détenteurs de titres situés en Argentine, 95 % se plieront à l’exigence du Président (les 5 % ayant refusé seront qualifiés de fonds vautours). Le Monde écrira que « le président argentin Néstor Kirchner a sans doute raison lorsqu’il dit avoir mené “la meilleure négociation de l’histoire du monde”et que celle-ci “mérite d’entrer dans le Guinness des records”»[19].

“L’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.”

Avec le recul, ces décisions ont-elles porté leurs fruits ? Comme le résumera en 2011 Marie-France Prévôt-Schapira[20], l’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.

 Ces quelques chiffres donnent, selon elle, la mesure du redressement spectaculaire qu’a connu le pays sous les deux premiers mandats kirchnéristes. À contre-courant de l’orthodoxie libérale des années 1990, elle estime que « les politiques économiques et sociales engagées dès 2003 […] ont façonné le nouveau modèle économique : accroissement de l’investissement public, nationalisation des fonds de pension, subventions dans le domaine des transports et celui de l’énergie, contrôle des prix, reétatisation des entreprises privatisées », « la massification des dépenses sociales [ayant] été l’un des piliers du “nouveau modèle productif avec inclusion sociale”, communément appelé “le modèle K” ».

Errances de l’inflation

 Mais les chiffres, quoique signifiants, masquent aussi la complexe réalité. En juillet 2004, constate Charles Lancha, « les plus mal lotis sont les travailleurs au noir qui, par principe, ne peuvent prétendre à l’assurance-chômage [qui par ailleurs existe depuis 1991 mais n’est pratiquement pas appliquée, ndlr]. Or, ils sont cinq millions et la moitié d’entre eux gagne en moyenne moitié moins que les salariés enregistrés, soit moins de 200 pesos par mois, en-dessous du seuil d’indigence »[21]. Il temporise : « à défaut d’assurance-chômage, les salariés argentins disposent du salaire minimum. En septembre 2004, il augmente de 50 pesos et passe à 450 pesos ». Et cependant : « D’une façon générale, les salaires sont très bas et restent en-deçà de la hausse du coût de la vie ».

L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation. S’il y a inflation – dont le taux est, par ailleurs, minoré par les chiffres officiels transmis par le gouvernement via l’INDEC, objet d’incessantes polémiques – les salaires devraient, au minimum, augmenter d’autant, disent les syndicats, dont les revendications pour les hausses salariales s’élèvent parfois jusqu’à 30 %[22]. Ces demandes, insistantes, resteront inexaucées, disqualifiant aux yeux de certains le gouvernement dans son paradigme de justice sociale.

“L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation.”

 Par ailleurs, le problème de l’inflation en tant que tel est le plus souvent posé à partir de deux types d’analyse en opposition : pour les uns, elle est la preuve que le gouvernement agit mal. C’est la thèse libérale, orthodoxe, rabâchée par les médias, selon laquelle « l’inflation aurait pour causes pratiquement uniques une émission monétaire et une dépense publique excessives »[23]. Pour les autres, elle est la condition sine qua non de la croissance (et notamment de cette croissance spectaculaire, entre 8 et 10 %, qu’enregistre l’Argentine de ces années-là). C’est la thèse des économistes hétérodoxes, minoritaires, « peinant à faire entendre leur voix et à soutenir le point de vue gouvernemental d’après lequel l’inflation aurait des causes structurelles ». Pour eux, donc, « l’inflation accompagne inévitablement la croissance » et, « in fine, c’est un moindre mal en Argentine » où, « en 2013, tous les indicateurs sont au vert : un taux de chômage acceptable de 7,9 %, une croissance du PIB [quasi] constante, des réserves monétaires stables dans l’ensemble […], une dette extérieure en baisse sensible et un taux d’inflation inférieur à l’augmentation des salaires selon l’INDEC »[24].

Très clivante parce qu’audacieuse, la ligne économique kirchnériste se doublera d’un repositionnement historique vis-à-vis des politiques des Droits de l’Homme, tout aussi exemplaire en matière d’exigence et de changement de cap, et donc également soumis à controverse.

 

Politique des Droits de l’Homme

Le Procès des militaires

En août 2003, l’Argentine ratifie la convention des Nations Unies de 1970 qui déclarait imprescriptibles les crimes de guerre et les délits de lèse-humanité. Dans la foulée, la Chambre des députés se prononce en faveur de l’annulation des lois de Point final (“Ley de Punto Final”, 1986) et d’Obéissance due (“Ley de Obediencia debida”, 1987), votées contre son gré” sous la présidence de Raúl Alfonsín, et qui interdisaient de juger les membres des Forces armées accusés de violation des Droits de l’homme. Le 21 août 2003, le Sénat annule définitivement ces lois qui amnistiaient les 1100 militaires auteurs d’exactions sous la dernière dictature (1976 – 1983).

Cependant, si « l’abrogation des lois d’amnistie marque une étape importante dans la lutte contre l’impunité », écrit Charles Lancha, « on peut s’interroger sur ses suites »[25]. En effet, entre 2003 et 2009, on n’enregistre que 68 condamnations et 7 acquittements. Ce retard serait principalement dû, selon le CELS que l’auteur cite à l’appui, à des « sabotages » et des « décisions » de certains juges « en fonction de calculs politiques ».

“En plus de permettre la condamnation des “génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la “théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou “Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire.”

Néanmoins, la décision présidentielle est forte. En plus de permettre la condamnation des génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire. Comme le précise Maristella Svampa – par ailleurs très critique des Kirchner – le gouvernement a, par là même, « nettement marqué sa différence par rapport aux administrations antérieures, puisque Kirchner n’a pas hésité, au nom de l’État argentin, à solliciter le pardon de la société pour une impunité avalisée par deux décennies de gouvernement démocratique »[26].

Cette décision s’illustrera notamment au cours d’une cérémonie au Collège Militaire, le 24 mars 2004, jour d’anniversaire du coup d’État de 1976, où Néstor Kirchner ordonnera au chef de l’Armée de décrocher les tableaux des anciens généraux de la dictature Jorge Rafael Videla et Reynaldo B. Bignone dans la galerie où ils étaient alors exposés.

Par ailleurs – point névralgique pour saisir l’enjeu économique de la dictature argentine et de la plupart des régimes autoritaires latino-américains de ces années-là – « Kirchner a été le premier président à affirmer explicitement qu’il existait un lien étroit entre les atteintes aux Droits de l’Homme et le projet économique et social développé par la dictature militaire »[27]. En effet, les politiques de désindustrialisation de la dernière dictature avait permis d’imposer par la force, sous la conduite du Ministre de l’économie Martínez de Hoz, et à l’instar de la dictature de Pinochet au Chili, le socle législatif indispensable pour les plus drastiques mesures néolibérales[28]. Plus précisément, « [Néstor Kirchner] dénonça le postulat selon lequel la condition pour gouverner était de soumettre le pays et l’État au pouvoir du secteur économiquement dominant qui, de connivence avec la force militaire, voulait l’impunité de ceux qui avaient commis les atteintes aux droits de l’homme »[29].

https://www.laprimerapiedra.com.ar/2015/10/ddhh-son-ahora-entrevista-a-giselle-tepper-de-hijos-juzgar-hoy-a-los-genocidas-es-reparar-un-dano-que-se-le-ha-hecho-a-todo-el-pueblo/

 

La “purge” des secteurs “à risque”

 

 Outre la réouverture des procès de la dictature, le nouveau gouvernement élu s’attaque à une épuration des Forces armées, de la police de Buenos Aires (la Bonaerense”) et de la Cour Suprême.

 « Tout juste investi, [Néstor Kirchner] témoigne de son autorité en destituant le commandant en chef de l’Armée, le général Ricardo Brinzoni. Ce dernier est mis à la retraite ainsi que 27 généraux, 13 amiraux et 12 brigadiers. Une véritable purge », écrit Charles Lancha[30].

 Ayant à l’esprit les précédents de 2001 et 2002 où le gouvernement avait réprimé dans le sang, Néstor Kirchner se méfie de la police dont il stigmatise la gâchette facile. Il s’emploie à la défaire de ses armes à feux et à y redistribuer les postes importants : « Kirchner s’impose également auprès des forces de sécurité. Après avoir vivement dénoncé la corruption qui y sévit, la complicité de nombreux policiers avec des bandes criminelles, il décapite la police fédérale, honnie de tous. La majorité des commissaires sont relevés de leurs commandements ».

À la Cour Suprême, il pousse à la démission son Président, Julio Nazareno, acquis au ménemisme, qui avait « systématiquement rejeté » toutes les « dénonciations de corruption » du temps des privatisations des années 1990[31].

Alors que les piqueteros (groupements de chômeurs célèbres pour leurs blocages des principales routes d’accès à Buenos Aires) protestent contre la terrible ampleur de la pauvreté dans le pays, Kirchner tente d’apaiser l’inapaisable en refusant – autant que faire se peut – de réprimer[32], en créant d’urgence des approvisionnements alimentaires et des plans sociaux (jugés insuffisants par l’opposition de gauche) et en faisant entrer au gouvernement le leader piquetero Luis D’Elía (manœuvre saluée par les uns et dénoncée par d’autres comme un acte clientéliste).

Continuité et cahotements d’un modèle

 

Quel bilan tirer de la politique dite fifty-fifty” du kirchnérisme ? D’un côté, c’est indéniable : le couple Kirchner poursuit une politique sociale grâce au rôle qu’il confère à l’« État Stratège » : « Pour Buenos Aires, la défense de l’intérêt national prime sur le libre-échangisme. De novembre 2008 à novembre 2011, l’Argentine prend 192 mesures protectionnistes. En 2012, elle figure au premier rang des 12 pays les plus protectionnistes de la planète »[33]. En témoigne, entre autres, la retentissante nationalisation (à 51 %) d’YPF en 2012, champion national de l’énergie dérobé à Repsol sous l’impulsion du vice-ministre de l’économie Axel Kicillof, d’influence marxiste. Par ailleurs, en matière de dépenses sociales, et d’après un classement établi en 2013 par la CEPAL, l’Argentine fait partie des pays latino-américains les plus « performants », juste derrière Cuba et le Brésil[34].

Sur le plan démocratique, enfin, l’effort investi pour la mise en place de la Loi des Médias[35] – quoique tardif – est digne d’intérêt : visant à rétablir une liberté d’expression plurielle en limitant le pouvoir hégémonique de Clarín et de La Nación, les deux mastodontes médiatiques argentins (ouvertement libéraux et connus pour leur complicité historique avec la dictature militaire), elle sera abrogée dès l’arrivée de Mauricio Macri au pouvoir.

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail. »

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail ». Une balance qui, selon les sources, fut bien plus réellement équilibrée du temps de Perón lui-même que durant la postérité qui se revendique de ses politiques sociales. Ainsi, « L’Argentine connaît de façon significative le taux de TVA le plus important du continent : 21 %, un impôt que subissent avant tout les classes populaires ». Autre exemple : « Les couches les plus modestes de la population paient également l’impôt sur le revenu ». Or, le système fiscal argentin, à l’instar du vénézuélien, du chilien et du brésilien, n’a « pratiquement aucune incidence redistributive »[36].

Pour de telles raisons, plusieurs adversaires politiques à la gauche du kirchnérisme n’en démordent pas. Pour exemple, la figure de Fernando Ezequiel Solanas, réalisateur du retentissant Memoria del saqueo[37] et fondateur du Projet Sud : pour lui, les Kirchner se sont montrés tout du long bien trop favorables aux intérêts du capital.

 Sur le plan financier, Charles Lancha parle d’une « préoccupation des kirchnéristes » qui prête, là aussi, au débat : veiller à ce que « l’Argentine cesse d’être considérée comme une pestiférée par le monde de la finance »[38]. Comme on a pu le lire dans Médiapart en 2008, « l’Argentine est toujours regardée comme un paria sur les marchés de capitaux internationaux depuis sa décision, en décembre 2001, de faire défaut sur une dette souveraine de 80 milliards de dollars, suivie en 2005 du diktat imposé aux investisseurs qui ont accepté d’échanger leurs créances contre de nouvelles obligations, en perdant au passage jusqu’à 70 % de leur mise initiale »[39]. La victoire des uns défoule la haine des autres. Quoi qu’on pense des qualificatifs assénés et des batailles politiques qu’ils escamotent, l’Argentine se devait, pour certains, de réajuster le tirpour retrouver un « accès normal au marché international des capitaux », condition sine qua non, selon l’auteur, pour que le pays puisse « financer ses grands projets d’infrastructure ». Il y parviendra partiellement en 2010 grâce à la mise en place du Fonds du Bicentenaire ayant permis « d’apurer la majeure partie de sa dette en défaut », Cristina Kirchner s’étant félicitée que cette opération « élimine la plus sévère restriction de l’économie argentine au cours des dernières décennies »[40].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dilma_Rousseff_e_Cristina_Kirchner_em_2015.jpg
Dilma Rousseff et Cristina Kirchner en juillet 2015. ©Wilsom Dias/Agência Brasil

 

Les épineux dossiers du kirchnérisme : la question extractiviste et la question agraire

 Mais les controverses ne s’arrêtent pas là, et certains auteurs sont allés plus avant dans la critique systémique de la politique des Kirchner. Pour la sociologue Maristella Svampa, « Le kirchnérisme n’a jamais signifié une rupture avec le néolibéralisme, bien qu’il se soit approprié le discours antilibéral »[41]. L’essence de sa critique repose sur ce point : l’antilibéralisme des Kirchner se manifeste de manière conjoncturelle, lorsque cela est nécessaire au vu de la situation (comme, par exemple, au cours du conflit agraire de 2008) mais n’est en aucun cas intrinsèque à leur projet, inclus de façon structurelle. En témoignent, selon elle, « les puissants liens existant entre les partisans du modèle libéral et les défenseurs du supposé modèle néodéveloppementiste »[42] dont se réclament les Kirchner. Pour Maristella Svampa, il y a beaucoup trop d’accointances entre les politiques du gouvernement et les intérêts des grands groupes : « Les grandes entreprises – nationales et transnationales – ne sont-elles pas les destinataires des subsides et des exemptions fiscales en tous genres ? », feint-elle de demander. Ou encore : « Quelle est la position des néolibéraux et des néodéveloppementistes à l’égard de l’exploitation des ressources naturelles ? »[43]

Sur ce dernier sujet, on trouve la polémique liée à l’extraction à grande échelle de minerais, caractérisée par le fait de dégrader l’environnement et de consommer des quantités d’eau et d’énergie considérables. En 2008, le veto de Cristina Kirchner à une loi visant à protéger les glaciers est l’une des preuves que le gouvernement, pour Maristella Svampa, cède toujours face aux grands lobbys miniers : « En raison de la réglementation mise en place dans les années 1990 – tout comme dans l’ensemble des pays latino-américains – l’État s’est retiré du secteur minier, pour en laisser le contrôle et la propriété exclusive aux grandes entreprises transnationales. Malgré le caractère scandaleux de cette réglementation, sa dérogation ou la réforme de la législation minière n’intègre pas le moins du monde l’agenda du gouvernement K »[44].

“En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique.”

En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique. Ces derniers, pourtant très favorisés par le gouvernement, s’offusquaient, en substance, de payer un impôt sur les exportations, jugé trop élevé. Pendant trois longs mois de lock out”, ils parasitèrent les accès à la capitale. Quoique Svampa distingue les enjeux de la question agraire de ceux de la question extractiviste[45], elle stigmatise le fait que « cela aurait pu être l’occasion de débattre des conséquences environnementales de l’extension de la frontière du soja et de l’utilisation des glyphosates […] Ce ne fut pas le cas ». Plus encore, « par rapport aux ressources naturelles, nous vivons en fait un net approfondissement du modèle [infléchi par le néolibéralisme des années 90] » dit-elle. Ce serait faire l’impasse sur ce que représente, économiquement, l’exploitation du soja en Argentine, poule aux œufs d’or de l’économie nationale et servant, in fine, une certaine redistribution des richesses. Si Svampa admet que « la mesure prise par le gouvernement consistant à augmenter les taxes aux exportations (retenciones) était fondée », le nœud du problème repose, pour elle, dans le fait d’avoir omis de « moduler le taux d’imposition en fonction des petits, moyens et grands producteurs ». Par ailleurs, précise-t-elle, « en réagissant avec une maladresse incroyable à la mobilisation des campagnes, le gouvernement ne fit qu’œuvrer à l’unification du camp des opposants »[46].

Pour la sociologue argentine, « L’alternative passe sans aucun doute par un projet beaucoup plus modeste, sans grand projet, minier ou autre, mais par des actions qui renforcent les économies régionales et qui sont compatibles avec la vie des populations. »[47] Pour elle, « il est absolument nécessaire que la population ait l’opportunité de dire que ce modèle de développement ne lui convient pas car il n’est pas compatible ».

De même – et ce n’est pas trop de le mentionner pour comprendre le versant social de sa critique – Maristella Svampa se montre très virulente à l’encontre des politiques kirchnéristes de « massification de l’aide sociale », perçues comme l’apanage d’un « clientélisme affectif » ayant contribué, selon elle, à un « renforcement des politiques d’assistance du modèle néo-libéral » dans le sens d’une « individualisation de la relation en ce qui concerne la contrepartie en travail », désarticulant par là même les « projets collectifs que développaient les organisation piqueteras »[48].

Kirchner, les classes moyennes et le “laisser-faire”

À l’approche d’une conclusion – qu’on laissera volontairement suspendue – Il serait difficile d’éviter la question des classes moyennes[49], pilier fragile de la bascule du kirchnérisme au macrisme. « Durant le XXème siècle, l’Argentine s’est singularisée en Amérique latine par l’importance de ses classes moyennes. La crise a eu raison de ce leadership »[50], écrit Charles Lancha. Or, lit-on dans un ouvrage argentin traitant de la question, « Le kirchnérisme a fortifié les classes moyennes typiques et a alimenté les basses classes moyennes »[51].

Si les chiffres doivent être manipulés avec précaution – comme le précise l’étude qui convoque, à l’appui, des statistiques assez précises – ils permettent néanmoins de penser « certains changements dans la culture des secteurs de la classe moyenne, alimentés par une affluence de personnes provenant de segments socioéconomiques plus précaires » durant l’ère Kirchner, et par là même de comprendre « la signification culturelle du kirchnérisme : une légère augmentation de la classe moyenne, avec ses corollaires contractions d’idéologies et de sensibilités » ayant produit un mouvement de « plaques tectoniques qui, en bougeant, génèrent quelques tremblements » ; tremblements à l’origine d’une confusion sur le fait d’y appartenir déjà – aux classes moyennes – ou d’en rêver encore ; tremblements générateurs de tensions, de désirs de distinction et d’aspirations ; tremblements, donc, à l’intérieur d’une même classe sociale et ayant préparé, ironie du sort, l’élection de Mauricio Macri (par ailleurs largement soutenu par les grands médias sans l’appui desquels sa victoire aurait été inespérée). C’est là, soit dit en passant, l’un des principaux reproches adressés aux Kirchner depuis l’opposition de gauche. Charles Lancha parle d’une « classe moyenne qui, sous le kirchnérisme, est passée, selon les données de la Banque Mondiale, de 9,3 à 18,3 millions de personnes. Paradoxalement, cette montée en puissance se retourne contre le pouvoir en place qui en est à l’origine »[52].

“Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón, n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti”

Retournement démocratique qui s’est doublé, en décembre 2017, d’un sinistre renouveau répressif… dangereusement irrépressible[53]. Tout à l’inverse, par sa bienveillance de principe pour la voix populaire et la liberté des corps, et au-delà de ce qu’elle a elle-même décidé de mettre ou non en place, la politique des Kirchner s’est illustrée par ce qu’elle a tacitement permis de faire éclore au sein de la société civile, dans la continuité des inventions et des expériences d’auto-gestion de 2002, comme en témoigne le metteur en scène Silvio Lang dans un article paru en décembre 2017 des suites de la répression par le gouvernement Macri : « Le kirchnérisme, par son élargissement des droits et son appui au consumérisme interne a produit, sans se le proposer, des potentialités débordantes, des existences dissidentes. Au-delà de la très contrôlée conduite kirchnériste, il y eut durant la décennie gagnéeun laisser-faire»[54].

Ainsi, et quel qu’en soit l’issue – virage à droite d’une partie de la classe moyenne ou approfondissement de ses convictions sociales – le kirchnérisme a favorisé un redéploiement des libertés, aux antipodes des politiques néolibérales qui s’accompagnaient et s’accompagnent désormais à nouveau de lois coercitives et normatives, d’un arsenal sécuritaire et de dispositifs répressifs des plus inquiétants.

Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón (Juan Domingo et Eva, ou Evita), n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti, enfonçant certains des plus farouches – détracteurs comme thuriféraires – dans le déni ou la bêtise. En témoigne le mantra Se robaron todo !” (Ils ont tout volé !”), répété en boucle à l’encontre des Kirchner par leurs adversaires, comme si cette seule incantation grégaire, appuyée par des arguments encore très discutés et discutables, eut suffi à effacer d’un coup d’un seul – magie des paroles performatives – douze années de gouvernement objectivement favorables aux classes moyennes et populaires et, dans la foulée, l’inculpation (sans appel, celle-ci) du Président Mauricio Macri dans l’affaire des Panama Papers.

Là où certains identifient tantôt du clientélisme, un discours bifide voire une tentative d’hégémonie culturelle[55], d’autres persistent à analyser les positions des gouvernements Kirchner à la lueur de leur tentative d’équilibrer capital et travail, avec ce que cela implique de terrains minés à défendre et d’embuscades en tous genres. Sans l’extractivisme, sans le soja transgénique et sans les concessions faites à maintes reprises aux tenanciers du capital, qu’en seraient-ils de la florissante économie argentine et de la poursuite de sa politique de justice sociale ? demanderont certains. Cela ne justifie en rien, de la part d’un gouvernement soi-disant antilibéral, l’épandage de mesures bien trop timidement sociales, dénuées de préoccupation écologique et incapables d’endiguer définitivement les excès du libéralisme, répondront les autres. Pour ne s’en tenir qu’aux débats entre progressisteset ” révolutionnaires”.

Reste à se souvenir que la radicalité des choix hétérodoxes vaut son pesant d’or. Et à s’exclamer ¡ Ojalá !” – cet intraduisible “Espérons !” ou “Souhaitons-nous !” latino-américain : souhaiter, donc, que le courage d’avoir poursuivi une telle politique pendant douze années, sous le feu des critiques et sur le fil ténu octroyé par la capricieuse conjoncture, puisse durablement affûter un agir politique par-delà les frontières.

Baptiste Mongis 


[1]https://www.monde-diplomatique.fr/2017/12/VIGNA/58174

[2]https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/CORREA/58392

[3]Voir : TADDEI Emilio, « Argentine. Fin de cycle kirchnériste et tournant néolibéral », in Mondes Émergements 2016 – 2017, Amérique Latine, La documentation française, Paris, 2016

[4]L’objectif étant de s’inscrire en chasse-fumées, à l’instar de nos collègues de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine qui, il y a un an dans une tribune de Politis, avaient tiré le signal d’alarme quant aux récupérations politiques de la région sud-américaine durant la campagne présidentielle française : voir Politis, « Non, l’Amérique latine n’est pas un épouvantail politique », 20 avril 2017. https://www.politis.fr/articles/2017/04/non-lamerique-latine-nest-pas-un-epouvantail-politique-36743/.

[5]Dont quelques étapes significatives étaient retracées et illustrées dans le portfolio – prêtant au débat – proposé par Le Monde en 2013 : « Argentine : après dix ans de “kirchnérisme”, l’usure du pouvoir »

http://www.lemonde.fr/ameriques/portfolio/2013/10/27/argentine-apres-dix-ans-de-kirchnerisme-l-usure-du-pouvoir_3503256_3222.html

[6]Voir : http://www.ambito.com/814621-a-10-anos-del-rechazo-al-alca-en-mar-del-plata

[7]LANCHA Charles, L’Argentine des Kirchner (2003 – 2015). Une décennie gagnée ?, Paris, L’Harmattan, 2016, p.109

[8]Ibid., p.67

[9]Ibid., p.154

[10]SEOANE María, Argentina ; el siglo del progreso y la oscuridad (1900 – 2003), Barcelone, Crítica, 2004, p.199

[11]SUSANI Bruno, Le péronisme. De Perón à Kirchner. Une passion argentine, Paris, l’Harmattan, 2014, p.181

[12]Ibid., p.182

[13]MERKLEN Denis, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute/Snédit, 2009, p.108

[14]LANCHA Charles, op. cit., p.35

[15]Le Monde diplomatique, Manuel d’économie critique, hors-série, 2016, p.34

[16]« Keynes soutient que ce ne sont pas des salaires trop élevés qui découragent les entrepreneurs d’embaucher, mais les incertitudes qui planent quant à la perspective de vendre ce qu’ils s’apprêtent à produire », écrit encore Bruno Susani. Prenant comme caisse de résonance sa lecture de la conjoncture argentine, il précise : « Keynes […] a soutenu que dans le cas où il existe un chômage important, les décideurs doivent, d’abord, avoir recours à une hausse des dépenses publiques pour relancer la demande. Cette demande ne peut provenir que des secteurs sociaux de revenus bas et moyens et doit être stimulée par une redistribution des revenus et des aides publiques », puisque « les secteurs à haut revenu ne seront pas, et ne peuvent pas être, les moteurs de la reprise, car leurs dépenses en consommation, qui ne sont pas contraintes par leurs revenus, n’augmenteront pas ». In SUSANI Bruno, op. cit., pp. 191 – 193.

[17]LANCHA Charles, op. cit., p.24

[18]Libération, 26 septembre 2003. http://www.liberation.fr/futurs/2003/09/26/coup-de-force-argentin-face-au-fmi_446218

[19]Le Monde, 2 mars 2005. http://www.lemonde.fr/international/article/2005/03/02/le-president-nestor-kirchner-prononce-la-fin-du-moratoire-sur-la-dette-argentine_400030_3210.html. L’article précise : « Hors normes, la restructuration de la dette privée argentine l’est par son ampleur : 81 milliards de dollars, plus de 100 milliards si l’on prend en compte les intérêts de retard. Elle l’est également par la décote – 70 % ! – que Buenos Aires a réussi à imposer à ses créanciers ». À la même époque, les restructurations ayant eu cours dans d’autres pays n’excédaient jamais les 36 %.

[20]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, « L’Argentine des Kirchner, dix ans après la crise », Problèmes d’Amérique latine, 2011/4 (N° 82), p. 5-11. DOI : 10.3917/pal.082.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2011-4-page-5.htm

[21]LANCHA Charles, op. cit., p.37

[22]Ibid., pp.109-110

[23]Ibid., p.150

[24]Ibid., p.151

[25]Ibid., p.28

[26]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement de Kirchner : entre le renforcement du passé et les aspirations au nouveau », Revue du tiers monde, Paris, juin-juillet 2007. http://www.maristellasvampa.net/archivos/ensayo39.pdf

[27]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[28]Voir notamment SCHORR Martin, « Argentina 1976 – 1983 : la economía política de la desindustrialización », in ROUGIER Marcelo (coord.), Estudios sobre la industria argentina 3, Lenguaje claro Editora, Buenos Aires, 2013

[29]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[30]LANCHA Charles, op. cit., p.22

[31]Ibid., p.24

[32]« Le Président Kirchner est d’autant plus à l’écoute de la protestation sociale qu’il se refuse à pratiquer une répression aveugle », écrit Lancha à ce propos, in Ibid., p.34

[33]LANCHA Charles, op. cit., p.130

[34]Ibid., p.137

[35]« Ni durant le gouvernement de Mr Kirchner, ni pendant celui de Mme Kirchner, il n’y eut de censure ni d’atteintes à la liberté de la presse, mais une vive controverse avec les médias […]. Finalement, le gouvernement envoya au Parlement un projet pour réformer la loi sur les médias qui datait du temps de la dictature militaire. Cette loi n’est qu’une loi anti-trust, dite des trois tiers, partageant en trois le paysage médiatique, un tiers pour le secteur privé, un tiers pour le service public, et un tiers pour les associations, syndicats, églises, ce qui n’empêcha pas pour autant la poursuite des controverses entre les grands groupes et le gouvernement. » in SUSANI Bruno, op. cit., p.224

[36]LANCHA Charles, op. cit., p.138

[37]SOLANAS Fernando E., Memoria del saqueo (2003). https://www.youtube.com/watch?v=2IW2KFerGzo

[38]LANCHA Charles, op. cit., p.106

[39]RIÈS Philippe, « Dette argentine : les banquiers français s’indignent », Mediapart, 12 septembre 2008

[40]LANCHA Charles, op. cit., p.107

[41]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », in G. Couffignal. Amérique latine. Une Amérique latine toujours plus diverse, Mondes émergents, IHEAL/Documentation française, pp. 79-86, 2010

[42]Ibid.

[43]Ibid.

[44]Ibid.

[45]Alors que l’extractivisme est « un secteur de haute rentabilité qui profite à une minorité et qui ne génère pas d’activités intermédiaires, ni beaucoup d’emplois », le développement du soja transgénique est, pour sa part, avec ses 18 millions d’hectares (en 2010) et ses juteuses retombées pour le pays grâce à ses taxes à l’exportation, « un modèle assez complexe qui comprend petits, moyens et grands producteurs » (et ce, malgré l’accentuation de la concentration de son exploitation). De fait, il jouit d’une relative invulnérabilité : « Il est plus facile de mettre en question le modèle minier qui n’est pas installé dans les imaginaires alors que le modèle agraire est perçu comme la base de la réussite passée et à venir du pays. Personne ne peut penser l’Argentine sans production agraire. Alors qu’il est possible de penser une Argentine sans grands projets miniers. », in COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[46]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », op. cit.

[47]COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[48]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement Kirchner, entre aspiration au renouveau et consolidation de l’ancien », op. cit.

[49]Un débat tourne notamment autour du critère à partir duquel on peut les définir, le plus simple (et le plus discutable) étant de les situer grâce au salaire. En ce sens, et selon Charles Lacha, « La CEPAL considère comme faisant partie des classes moyennes toute personne disposant des revenus annuels entre 1100 et 10 000 dollars », in LANCHA Charles, op. cit., p.39

[50]LANCHA Charles, op. cit., p.39

[51]VANOLI Hernán, SEMÁN Pablo et TRÍMBOLI Javier, Que quiere la clase media ?, Le Monde Diplomatique, Capital Intelectual, Serie La media distancia, Buenos Aires, 2016, p.34

[52]LANCHA Charles, op. cit., p.141

[53]Voir notamment : https://www.youtube.com/watch?v=6k01FdM_1zk. Et :

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Enorme-repression-lors-de-la-manifestation-contre-la-reforme-des-retraites

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Les-images-de-la-brutale-repression-que-cachent-le-gouvernement-et-les-grands-medias

[54]LANG Silvio, « Diarios del odio, diario del macrismo », Lobo suelto !, décembre 2017. http://lobosuelto.com/?p=18449

[55]SARLO Beatriz, « Hegemonía cultural del kirchnerismo », La Nación, 4 mars 2011. https://www.lanacion.com.ar/1354629-hegemonia-cultural-del-kirchnerismo