Le cas Henry Kissinger

À côté de la foule d’éloges qui a suivi le décès de Henry Kissinger, certaines voies timides ont rappelé les crimes dont sa carrière a été entachée – au Chili, au Laos ou au Cambodge – et les massacres commis par les alliés des États-Unis sous son secrétariat d’État – en Argentine ou au Timor-Oriental. Henry Kissinger n’a pourtant rien d’un monstre impérialiste. Il est une simple incarnation, sans faux semblants, de la politique étrangère américaine. Par René Rojas, Bhaskar Sunkara, Johan Walters, traduction et édition par Albane le Cabec [1].

Dans la tempête médiatique qui a suivi le décès de Henry Kissinger, dénonciations enflammées et souvenirs chaleureux se sont mêlés. Sans doute, aucun autre personnage de l’histoire américaine du XXe siècle n’a été aussi violemment vilipendé par certains et  vénéré par d’autres.

Mais du moins, aucun de ses admirateurs n’oserait le qualifier de sex-symbol. Les temps ont changé. À l’époque où Kissinger était conseiller à la sécurité nationale, le Women’s Wear Daily publiait un portrait élogieux du jeune homme d’État, le décrivant comme « le sex-symbol de l’administration Nixon ». En 1969, selon ce même article, Kissinger a assisté à une fête mondaine de Washington, tenant sous son bras une enveloppe classée « Top Secret ». Devant la curiosité des invités, Kissinger aurait noyé le poisson avec une boutade : l’enveloppe contenait son exemplaire du dernier magazine Playboy. 

Mais ce que contenait en réalité l’enveloppe était une ébauche du discours de Nixon sur la « majorité silencieuse ». Un discours tristement célèbre qui traçait une ligne de démarcation entre la décadence morale des pacifistes et la realpolitik sans failles de Nixon.

Au cours des années 1970 – alors qu’il ordonnait les bombardements des populations laotiennes et cambodgiennes et fermait les yeux sur les massacres au Timor Oriental et au Pakistan – Kissinger était connu comme « le playboy de l’occident ». Il aimait être photographié, et les photographes le lui rendaient bien. Il était d’ailleurs un incontournable des pages de gossip, en particulier lorsque ses liaisons avec des femmes célèbres ont été révélées au public.

Alors que Kissinger fréquentait la jet set de Washington, lui et le président – un duo si étroitement lié qu’Isaiah Berlin les a baptisés « Nixonger » – prétendaient mépriser l’élite progressiste, dont la moralité décadente, assuraient-ils, ne pouvait conduire qu’à la paralysie. Un mépris affiché pour les élites qui ne l’empêchait nullement de se complaire dans les soirées branchées de la haute société.

Cette élite, d’aucune sont prompts à l’oublier, l’aimait en retour, et cet engouement ne s’est pas arrêté dans les années 1970. En 2013, pour l’anniversaire de Kissinger, qui fêtait ses quatre-vingt-dix an, on comptait des invités bipartisans de choix : Michael Bloomberg, Roger Ailes, Barbara Walters, le « vétéran de la paix » John Kerry, ainsi que quelques trois cent autres stars. Un article paru dans Women’s Wear Daily, qui continuait à publier des portraits de l’homme politique, rapportait que Bill Clinton et John McCain avaient porté un toast ensemble pour complaire à l’invité d’honneur de la soirée. Le sénateur McCain a probablement parlé au nom de tous lorsqu’il déclarait qu’il ne connaissait « personne qui soit plus respecté dans le monde qu’Henry Kissinger ».

En réalité, le monde tendait plutôt à détester Henry Kissinger. L’ancien secrétaire d’État évite même soigneusement de se rendre dans plusieurs pays, de peur d’être arrêté et jugé pour crimes de guerre. En 2002, un tribunal chilien lui a demandé de répondre de son rôle dans le coup d’État de 1973. En 2001, un juge français a envoyé des policiers dans la chambre d’hôtel parisienne de Kissinger pour lui remettre une convocation à un interrogatoire où il devait être entendu sur le même coup d’État, au cours duquel plusieurs citoyens français ont disparu. Apparemment imperturbable, l’homme d’État a fui en montant à bord d’un avion pour l’Italie. À peu près au même moment, il a annulé un voyage au Brésil à la suite de rumeurs d’arrestation. Il est clair que Kissinger ne souhaitait pas s’étendre sur son rôle dans l’Opération Condor, le projet qui, dans les années 1970, a uni les dictatures sud-américaines afin de faire disparaître les opposants politiques. Un juge argentin enquêtant sur l’opération avait d’ailleurs déjà désigné Kissinger comme l’un des « accusés ou suspects » potentiels dans une future inculpation pénale.

Il n’y a qu’aux Etats-Unis que Kissinger est intouchable. C’est dans ce pays qu’est mort l’un des bouchers les plus prolifiques du XXe siècle, aimé des riches et des puissants de tous les bords politiques. La raison de la fascination bipartisane pour Kissinger est simple : il était un fin stratège lorsqu’il s’agissait de défendre le capitalisme américain à un moment critique du développement de cet empire.

Il n’est pas étonnant que l’establishment ait vu en Kissinger un si précieux atout. Il incarnait ce que les deux partis au pouvoir avaient en commun : leur volonté de garantir les conditions les plus favorables pour les investisseurs américains de par le monde. Kissinger a su maintenir l’empire américain dans sa situation de suprématie mondiale, même lorsque cette prédominance semblait sur le point de s’effondrer.

Et pour cause : avant la Seconde guerre mondiale, préserver le capitalisme était une affaire relativement simple. Les rivalités entre les puissances capitalistes avancées conduisaient périodiquement à des guerres spectaculaires, mais elles perturbaient relativement peu la marche en avant du capital à travers le monde. En prime, elles offraient des opportunités régulières de renouvellement des investissements – une manière de retarder les crises de surproduction du capitalisme.

Bien sûr, à mesure que les puissances capitalistes affermissaient leur contrôle sur les territoires dont elles s’emparaient, l’impérialisme rencontrait une opposition de plus en plus intense. Mais les luttes de libération aboutissaient rarement à autre chose qu’à la domination par une nouvelle puissance capitaliste. Tout au long de cette période, le colonialisme – comme le capitalisme – apparaissait comme un système indestructible.

Mais après la Seconde Guerre mondiale, l’axe de la politique mondiale a changé. Lorsque la guerre a cessé de faire rage en Europe, les élites ont découvert un monde méconnaissable : Londres en ruine, l’Allemagne en morceaux, divisée par deux de ses rivaux, et l’Union soviétique, dont le développement économique et industriel avait connu une percée jamais vue dans l’histoire, jouissait désormais d’une forte influence géopolitique. Enfin, les États-Unis avaient, en quelques générations seulement, supplanté la Grande-Bretagne en tant que puissance militaire et économique sans rivale sur la scène mondiale.

Mais plus important encore, la Seconde Guerre mondiale envoyait un signal aux peuples colonisés : l’impérialisme pouvait être vaincu. La domination européenne était à l’agonie. Une période historique caractérisée par des guerres entre puissances du Nord a cédé la place à une période de conflits anticoloniaux soutenus par les pays du Tiers Monde.

Les États-Unis, sortis première puissance mondiale de la Seconde Guerre mondiale, auraient été les perdants de tout réalignement mondial restreignant la libre circulation des capitaux. Dans ce contexte, le pays assume donc un nouveau rôle géopolitique, celui de garant du système capitaliste mondial.

Mais garantir la santé du système dans son ensemble ne se réduit pas à assurer la domination des entreprises américaines. Il s’agit d’administrer un ordre mondial propice au développement et à l’épanouissement d’une classe capitaliste internationale. Aussi les États-Unis sont-ils devenus les principaux architectes du capitalisme atlantique d’après-guerre – un régime commercial qui liait les intérêts économiques de l’Europe occidentale et du Japon aux stratégies des entreprises américaines. En d’autres termes, pour préserver un ordre capitaliste mondial qui défendait avant tout les entreprises américaines, les États-Unis devaient favoriser le développement capitaliste de leurs rivaux. Cela signifiait créer de nouveaux centres capitalistes, comme le Japon, et faciliter le rétablissement d’économies européennes saines.

Les pays européens ont rapidement perdu leurs colonies, et les mouvements de libération nationale menaçaient les intérêts fondamentaux que les États-Unis s’étaient engagés à protéger, perturbant le marché mondial unifié que le pays souhaitait coordonner. La promotion des intérêts américains a donc acquis une dimension géopolitique plus large. L’élite au pouvoir à Washington s’est engagée à vaincre les obstacles à leur hégémonie partout où ils surgissaient. À cette fin, la sécurité nationale des Etats Unis a déployé une série de moyens : soutien militaire aux dictatures ; sanctions économiques contre les gouvernements socialistes ; ingérence électorale ; manipulations commerciales ; commerce d’armes tactiques ; et, dans certains cas, interventions militaires.

Tout au long de sa carrière, ce qui a le plus inquiété Kissinger a été la possibilité que des pays subordonnés agissent de leur propre chef pour créer une sphère d’influence et de commerce alternative. Les États-Unis n’ont pas hésité à mettre un terme à de telles initiatives indépendantes lorsqu’elles ont émergé.

Les politiques poursuivies par Kissinger visaient donc moins à promouvoir les profits des entreprises américaines qu’à garantir des conditions florissantes pour le capitalisme. C’est un point important, souvent négligé par les études sur l’impérialisme américain. Trop souvent, les analyses critiques supposent qu’il existe un lien direct entre les intérêts de certaines entreprises américaines à l’étranger et les actions de l’État américain. Et dans certains cas, cette hypothèse peut être étayée par l’histoire – comme par exemple le renversement par l’armée américaine en 1954 du réformateur social guatémaltèque Jacobo Árbenz, entrepris en partie grâce au lobbying de la United Fruit Company.

Mais dans de nombreux cas, cette hypothèse obscurcit plus qu’elle n’éclaire. Après le coup d’État contre Salvador Allende au Chili, l’administration Nixon n’a pas fait pression sur ses alliés de la dictature militaire pour qu’ils restituent aux sociétés américaines Kennecott et Anaconda les mines précédemment nationalisées. Restituer les propriétés confisquées aux sociétés américaines aurait pourtant été une mince affaire mais l’objectif principal du duo « Nixonger » était de chasser Allende du pouvoir pour que la voie démocratique du Chili vers le socialisme ne menace plus le capitalisme dans la région.

Contrairement aux idées reçues, la lutte contre l’expansionnisme soviétique n’a guère été un facteur important dans la politique étrangère américaine pendant la Guerre froide. Les plans américains visant à soutenir le capitalisme international par la force ont été décidés dès 1943, alors qu’il n’était pas encore sûr que les Soviétiques survivent à la guerre. Et même au début de la guerre froide, l’Union soviétique manquait de volonté et de capacité pour s’étendre au-delà de ses satellites régionaux.

Les mesures prises par Staline pour stabiliser le « socialisme dans un seul pays » sont apparues comme une stratégie défensive, la Russie cherchant alors à consolider un cercle d’États tampons pour la protéger des invasions occidentales. Pour cette raison, une génération de militants de gauche en Amérique latine, en Asie et en Europe interprète la soi-disant « guerre froide » comme une trahison en série de Moscou envers les mouvements de libération à travers le monde. Malgré les discours publics de Kissinger en faveur de la « civilisation de marché occidentale », la menace d’expansion soviétique n’a été en réalité qu’un outil rhétorique dans la politique étrangère américaine.

Il est donc compréhensible que la structure de l’économie mondiale n’ait pas radicalement changé après la chute de l’Union soviétique. Le tournant néolibéral des années 1990 a représenté une intensification du programme mondial que les États-Unis et leurs alliés avaient toujours poursuivi. Et aujourd’hui, l’État américain continue de jouer son rôle de garant mondial du capitalisme et du libre échange – même lorsque les gouvernements du Sud, craignant les répercussions géopolitiques, évitent d’affronter le capital américain. Par exemple, à partir de 2002, Washington a commencé à soutenir les efforts visant à renverser le président populiste de gauche vénézuélien, Hugo Chávez, alors même que les géants pétroliers américains poursuivaient leurs forages à Maracaibo et que le pétrole vénézuélien continuait d’affluer vers Houston et le New Jersey.

En fin de compte, le bilan macabre de Kissinger doit être étendu au-delà de son adhésion aux atrocités commises au nom de la puissance américaine. Il faut cesser de considérer Kissinger comme un monstre impérialiste, mais plutôt tel qu’il était : une simple incarnation de la politique américaine. Cela favoriserait une critique de la politique étrangère américaine qui subvertit systématiquement les ambitions populaires au nom de la protection des intérêts élitaires, américains et étrangers.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « The Verdict on Henry Kissinger »

« Que Salvador Allende démissionne ou se suicide » : retour sur le 11 septembre 1973

Chili 11 septembre 1973 -- Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

Mort d’une utopie ? Destruction de l’une des « plus anciennes démocraties » d’Amérique latine ? Victoire des secteurs oligarchiques et de l’impérialisme ? Éclatement des contradictions de la révolution incarnée par le président Allende, à la fois socialiste, démocratique et constitutionnelle ? Le 11 septembre 1973 est tout cela à la fois. Pour les Chiliens, il marque le reflux d’un processus continu de conquêtes sociales – et l’entrée forcée dans l’ère d’un libéralisme de type nouveau. Ce jour marque le commencement d’une série de crimes de masse perpétrés par la junte militaire du général Pinochet. Pour les cinquante ans de cette date, Le Vent Se Lève publie une série d’articles dédiés à l’analyse des « mille jours » de la coalition socialiste de Salvador Allende et au coup d’État qui y a mis fin. Ici, Franck Gaudichaud retrace ses premières heures de manière chirurgicale. Professeur d’Université en histoire et études des Amériques latines à l’Université Toulouse Jean Jaurès, il est l’auteur d’une série d’articles et d’ouvrages sur le Chili, dont Chili, 1970-1973 – Mille jours qui ébranlèrent le monde (Presses universitaires de Rennes, 2017 – les lignes qui suivent en sont issues) et plus récemment Découvrir la révolution chilienne (1970-1973) (éditions sociales, 2023).

« Si les mille jours de l’Unité populaire avaient été vertigineux, le temps a souffert une énorme accélération le 11 septembre. Ce fut un jour de définitions. Ce qui était en jeu n’était pas seulement la politique, le changement, le socialisme, ce qui était désormais au centre de tout était la vie, sans abstractions, la vie au sens propre1. » Début septembre, le mouvement fasciste Patrie et liberté n’hésite plus à distribuer des tracts, qui laissent deux « alternatives » à Allende : la démission immédiate ou le suicide…

Affiche de propagande de Patrie et liberté invitant Allende à la « démission » ou au « suicide ». Archives BDIC – Paris – Dossier Chili – F° A 126/16 – 1973.

Chacun sait que l’affrontement est proche, que c’est une question d’heures ou, tout au plus, de quelques jours. Comme en témoigne Rigoberto Quezada, la question de l’armement revient continuellement au sein des bases ouvrières : « Le coup d’État était annoncé dans les journaux, la radio et même par le président du Sénat, E. Frei (père). On parlait beaucoup de la révolution espagnole, où les ouvriers ont pris d’assaut les régiments et se sont armés2. » Le golpe est sur toutes les lèvres, dans tous les esprits.

Les dernières heures de Salvador Allende

Allende en a parfaitement conscience. Il joue son dernier atout, bien tardif d’ailleurs : l’appel au plébiscite populaire, en vue d’un changement constitutionnel et, avec comme espérance, la stabilisation du gouvernement jusqu’aux élections présidentielles de 1976. Selon toute vraisemblance, si le coup d’État intervient précisément le 11 septembre, c’est que le président de la République a pour projet d’annoncer le référendum le soir même, à la radio, comme il l’a personnellement précisé au général Pinochet. Ce dernier n’en demandait pas tant pour se décider à agir au plus vite3.

Pour Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste défendant, mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique.

Nous ne nous attarderons pas ici sur le détail des opérations militaires, qui vont de l’intervention de la marine dans le port de Valparaíso, tôt le matin du 11 septembre, jusqu’aux déplacements de troupes dans la capitale. Il s’agit d’une guerre éclair de quelques jours, une guerre interne dotée de puissants soutiens externes (la CIA) et menée en vue du pouvoir total. Elle comprend l’utilisation d’avions de chasse et de tanks et pousse au suicide le président Allende, vers 14 heures, dans le palais présidentiel de la Moneda4.

Refusant l’ultimatum des officiers, Allende décide de résister quelques heures, sans vouloir quitter le palais Présidentiel comme lui demande l’appareil militaire du Parti socialiste (PS). Rejoint par quelques proches et des membres du GAP, le « camarade-président » a eu le temps d’y prononcer son dernier discours (connu comme « Le discours des grandes avenues »), qui est aussi un testament politique laissé aux futures générations.

Comme l’a par la suite expliqué l’écrivain Gabriel Garcia Márquez, la mort d’Allende dans la Moneda en flamme est une parabole qui résume les contradictions de la voie chilienne : celle d’un militant socialiste, défendant une mitraillette à la main, une révolution qu’il voulait pacifique et une Constitution créée par l’oligarchie chilienne au début du siècle5. Cette mort est aussi celle d’un homme politique et d’un militant intègre, fidèle jusqu’au bout à ses principes et à ses engagements.

Résistance ouvrière atone face aux militaires ?

Jusqu’au 11 septembre, 8 heures du matin, le président de la République a eu confiance dans la loyauté du général Pinochet et espère, d’une minute à l’autre, son intervention en défense du gouvernement6. C’est pourtant ce dernier qui prend la tête de la rébellion. Les soldats, carabiniers ou sous-officiers qui refusent ce qu’ils considèrent comme une trahison, sont immédiatement passés par les armes.

La stratégie militaire déclenchée dans la capitale suit un plan simple, mais efficace : une incursion directe à la Moneda, afin de détruire (symboliquement et physiquement) le pouvoir central et, de là, se diriger vers la périphérie, avec pour priorité le contrôle des Cordons industriels (CI)7. [NDLR : les « Cordons industriels » sont des organismes de démocratie ouvrière, d’inspiration socialiste, destinées à faire le lien entre les diverses sections syndicales ou les différents secteurs industriels du pays]

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des CI : « Nous avons effectué un dur labeur de nettoyage. Dans ces derniers moments, nous n’avons pas dû affronter les réactions prévues, de la part des Cordons industriels8. » Tout de suite après le coup d’État, de nombreuses rumeurs ont circulé de par le monde, annonçant une opposition massive des ouvriers chiliens au coup d’État. Aujourd’hui, on connaît plus précisément l’ampleur de cette réaction populaire. En fait, le principal foyer d’opposition s’est déroulé dans la zone sud de Santiago.

Dans ses mémoires, le général Pinochet dit son étonnement face à la faible résistance rencontrée au sein des cordons industriels.

Elle est le fait de militants de gauche aguerris, membres des appareils militaires du PS et du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR, Movimiento de izquierda revolucionaria), qui se sont déplacés au sein des Cordons [NDLR : le MIR, d’obédience marxiste-léniniste, est l’élément le plus radical de la coalition dirigée par Salvador Allende]. Ceci souvent, avec l’appui actif de salariés prêts à se battre. Une fois le coup démarré, l’appareil militaire du PS (avec à sa tête Arnoldo Camú) réussit à regrouper et armer une centaine d’hommes, tandis que se réunit dans l’usine FESA du CI Cerrillos, la commission politique de ce parti.

Les instructions sont d’initier un plan de défense du gouvernement, qui consisterait à libérer une zone de la ville où puissent se coordonner des actions en collaboration avec les ouvriers des CI San Joaquín, Santa Rosa y Vicuña Mackenna. Le point de ralliement fixé est l’entreprise Indumet (CI Santa Rosa), où se retrouvent des responsables de l’ensemble de l’UP, auxquels se joignent environ 200 ouvriers combatifs. À 11 heures du matin, les dirigeants nationaux de chaque organisation évaluent leur capacité politico-militaire immédiate9.

Comme le rapporte P. Quiroga, témoin de cette réunion, la précarité de la préparation saute aux yeux des militants. La proposition du PS (prendre d’assaut une unité militaire pour avancer sur la Moneda) est rejetée par le Parti communiste (PC), qui préfère attendre la réaction tant espérée des forces armées (pour finalement passer à la clandestinité). Quant à M. Enríquez – d’accord pour intervenir -, il annonce que la force centrale du MIR nécessite encore plusieurs heures, pour pouvoir être opérationnelle… Selon Guillermo Rodríguez, le MIR a mis en veille son appareil politico-militaire (et donc enterré les armes) depuis le 6 septembre, persuadé que le gouvernement est sur la voie de nouvelles conciliations avec la droite10.

Finalement, en l’absence d’une aide venue des soldats de gauche et d’une planification politico-militaire sur le long terme, le « pouvoir populaire » est incapable d’organiser une résistance armée au coup d’État [NDLR : le « pouvoir populaire » désigne les formes d’organisation para-étatiques, souvent ouvrières, destinées à concrétiser le socialisme par des actions complémentaires à celles de l’État – ou, pour les plus radicaux, à le remplacer]. Comme le dit aujourd’hui Guillermo Rodríguez, qui a tenu avec d’autres de ses camarades à combattre malgré tout, « je crois qu’à ce moment-là, nous nous sommes battus pour l’histoire, afin de laisser un petit drapeau qui dirait “nous avons tout de même fait une tentative, alors que dans d’autres endroits, rien n’a été fait11” ».

La répression et le début du terrorisme d’État

La violence d’État envahit alors le pays et elle vise en priorité les militants de gauche et les dirigeants du mouvement social, dont tous ceux qui se sont lancés dans l’aventure du « pouvoir populaire ». Dans les témoignages, la dimension traumatique de ces heures de violence intense est partout présente. C’est le début de la « période noire » pour les militants, qui connaîtront la détention, la torture, la mort de proches, l’exil ou la vie en clandestinité pendant des années, etc.

En même temps que la dictature impose sa chape de plomb à l’ensemble de la société, les habitants des poblaciones, les ouvriers des Cordons, les partisans de gauche connaissent la signification concrète de ce que peut représenter la terreur d’État12. Un exemple pris parmi d’autres, est celui de Carlos Mújica. Salarié de l’usine métallurgique Alusa, militant MAPU et délégué du cordon Vicuña Mackenna, il tient à témoigner :

« Le jour du coup d’État il y avait des morts dans la rue, ils les apportaient même d’autres endroits et ils les jetaient ici. […] Et on ne pouvait rien faire ! Je crois que le plus dur fut à cette époque, l’année 73 – 74. Par la suite, en 1975, les services secrets viennent me chercher à Alusa. Ils me détiennent et m’emmènent à la fameuse Villa Grimaldi : là, ils passaient les gens à la parilla, c’est-à-dire sur un sommier en fer où ils appliquaient le courant électrique sur les jambes… Ils savaient que j’étais délégué du secteur…13 »

Déploiement militaire dans les quartiers périphériques de Santiago (11 septembre 1973). Reproduit dans La Huella, Santiago, n° 12, septembre 2002.

Ils sont des centaines de milliers à passer dans les mains des services secrets de la junte et à être torturés. Plusieurs milliers d’entre eux sont, aujourd’hui encore, des « détenus disparus ».

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet non seulement de revenir sur les avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes.

L’une des premières mesures de la junte est d’écraser le mouvement syndical et d’interdire la CUT. La défaite du mouvement révolutionnaire signifie de véritables purges politiques dans les entreprises, qui – pour les plus importantes – passent sous la coupe des militaires : il y aura plus de 270 détenus à Madeco, 500 personnes immédiatement licenciées à Sumar ou encore une répression plus ciblée, comme à Yarur ou Cristalerias de Chile14. De nombreux patrons participent pleinement au système de délation et arrestation des militants mis en place par la junte. C’est précisément ce qui se passe à l’usine Elecmetal, rendue à ses propriétaires le 17 septembre 197315.

Cette répression s’accompagne du licenciement de 100 000 salariés, inscrits sur les « listes noires » de la junte (afin qu’ils ne puissent pas être réemployés). En même temps, la dictature impose la loi martiale, ferme le Congrès, suspend la Constitution et bannit du pays l’activité des partis politiques, y compris de ceux qui ont appuyé le coup d’État. Peu à peu, Pinochet et ses acolytes donnent à la répression une dimension transnationale, en coordination avec les autres régimes militaires de la région et avec le soutien du gouvernement des États-Unis, formant ce qui est désormais connu comme « l’Opération Condor »16. Et c’est bien dans le cadre des rapports de forces politiques mondiaux que s’inscrit cette fin tragique de l’UP.

Il s’agit d’une victoire stratégique de l’impérialisme qui permet, non seulement de revenir sur les nombreuses avancées sociales conquises durant ces mille jours, mais aussi de transformer le Chili en un véritable laboratoire : celui d’un capitalisme néolibéral encore inconnu sous d’autres latitudes et dont ce petit pays du Sud expérimente, le premier, les recettes, sous la coupe des Chicago Boys. Les 17 années de dictature postérieures au 11 septembre 1973, sont celles de ce que Tomás Moulian ou Manuel Gárate nomment « révolution capitaliste », tant la société va être remodelée par la junte17.

Il s’agit, en fait, d’une contre-révolution, dans le sens le plus strict du terme. Et l’ampleur de la violence d’État, complètement disproportionnée en regard de la résistance qui lui est opposée, ne s’explique que parce qu’il s’agit, non seulement de tuer les individus les plus actifs dans le processus de l’UP, mais aussi d’arracher les traces, au plus profond de leur enracinement social, des expériences autogestionnaires qui s’étaient multipliées. Maurice Najman, qui est allé sur place observer l’UP, affirme en octobre 1973 : « En définitive les militaires sont intervenus au moment où le développement du « pouvoir populaire » posait, et même commençait à résoudre, la question de la formation d’une direction politique alternative à l’Unité populaire18. »

Face au coup d’État, il croit pouvoir pronostiquer une prompte résistance armée. Ce pronostic, erroné, est le fruit d’une vision surdimensionnée de la force du « pouvoir populaire ». En fait, l’opposition massive à la dictature ne renaît que bien plus tard, au début des années 1980, à l’occasion des grandes protestas. Entre-temps, l’ensemble des tentatives de « pouvoir populaire » ont complètement disparu sous le talon de fer du régime militaire. Cependant il est un trait du « pouvoir populaire » que la dictature n’a pu effacer complètement : sa mémoire, ou plutôt ses mémoires.

Notes :

1 Patricio Quiroga, « Compañeros, El GAP, la escolta de Allende », El Centro, 2002,

2 Témoignage de Rigoberto Quezada, recueilli par Miguel Silva, Los cordones industriales y el socialismo desde abajo, auto-édition, 1900.

3 Pour une description des derniers jours d’Allende : Joan Garcès, Allende y la experiencia chilena, Las armas de la política, Santiago, Siglo XXI, 2013.

4 Patricia Verdugo., Interferencia Secreta. 11 de septiembre de 1973, Editorial Sudamericana, 1988

5 Gabriel García Márquez, « La verdadera muerte de un presidente », 1974

6 Voir les remarques à ce sujet de Luís Vega, alors conseiller du ministère de l’Intérieur, à Valparaíso (Anatomía de un golpe de Estado. La Caída de Allende, Jerusalén, La semana publicaciones, 1983).

7 Vicente Martínez., « La estrategia militar en Santiago », La Tercera, 2003

8 Augusto Pinochet., El día decisivo, Santiago, Andrés Bello, 1979

9 Se trouvent sur place Víctor Díaz et José Oyarce du PC, Miguel Enríquez et Pascal Allende du MIR, Arnoldo Camú, Exequiel Ponce et Rolando Calderón pour le PS.

10 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003.

11 Entretien réalisé à Santiago, 6 août 2003

12 Stohl M. et López G., The state as terrorist, Wesport, Greennewood Press, 1984

13 Entretien réalisé à Santiago, le 14 mai 2002

14 Peter Winn, Weavers of Revolution: The Yarur Workers and Chile’s Road to Socialism, Oxford University Press, 1989.

15 La situation d’Elecmetal est plus connue car on a pu, plusieurs années plus tard, retrouver par hasard les corps des victimes et les autopsier (« La complicidad de Elecmetal y Ricardo Claro », El Siglo, Santiago, 20 octobre 2000.

16 Franck Gaudichaud. Operación Cóndor. Notas sobre el terrorismo de Estado en el Cono sur, Madrid, Sepha, 2005.

17 Thomas Mouliant, Chile actual, anatomía de un mito, Santiago, ARCIS-LOM, col. « Sin Norte », 1997

18 Le Monde Diplomatique, Paris, octobre 1973.