Plus Keir Starmer se rapproche du pouvoir, plus le Labour s’éloigne du monde du travail

Keir Starmer, leader du Labour Party au Forum Economique Mondial de Davos en 2023. © World Economic Forum

Le bilan catastrophique des Conservateurs britanniques, qui a conduit à deux changements de Premier ministre l’an dernier, promet une victoire électorale aux travaillistes l’an prochain. Mais si le parti se prétend toujours de « gauche », sa récente conférence annuelle, gangrenée par les lobbyistes en tout genre, donne le ton sur le programme que Keir Starmer entend mettre en oeuvre : le Labour se présente comme une équipe de secours compétente pour les capitalistes britanniques, tout en disant au citoyen lambda que ses besoins sont trop coûteux pour être satisfaits. Par Coll McCail, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon [1].

Il y a cinq ans, la conférence du Parti travailliste était une mer de drapeaux palestiniens. Les délégués avaient alors voté à une écrasante majorité en faveur de la suspension des ventes d’armes à Israël, en solidarité avec le peuple palestinien. Cette année, lors de la conférence du Labour à Liverpool, ces mêmes fabricants d’armes ont été accueillis à bras ouverts. Boeing, qui a accepté en début d’année de fournir vingt-cinq avions de combat à l’armée de l’air israélienne, a sponsorisé les événements organisés en marge de la conférence par le magazine de gauche New Statesman. Ils ont été rejoints par un ensemble d’entreprises du secteur des énergies fossiles, par des banques et par des lobbyistes de l’industrie déterminés à courtiser le « gouvernement en devenir ». L’époque où un activiste anti-guerre dirigeait le parti semble bien lointaine.

Les représentants d’entreprises forment désormais près d’un tiers des participants à la conférence. Les délégués syndicaux, quant à eux, ne représentent plus guère que 3 % des participants, alors même que le parti a été fondé par les syndicats et que des liens forts avaient été rebâtis sous l’ère Corbyn. Malgré ce déséquilibre, les dirigeants continuent à limiter l’influence des membres. Il y a quelques semaines, le comité exécutif national (NEC) du Parti a décidé que, l’année prochaine, seules les motions considérées comme « contemporaines » seraient autorisées au programme. Cette mesure, qui constitue un pas de plus vers une véritable mise en scène de l’événement, permettra aux dirigeants de réduire la place accordée aux points de vue qui ne correspondent pas aux leurs.

Avec un débat muselé et un pouvoir confisqué aux membres, quel est l’objectif de la conférence de cette année ? Un examen plus approfondi des sponsors qui participent aux événements organisés en marge de la conférence par le New Statesman nous apporte des éléments de réponse. Pour Ovo Energy et SSE, l’objectif est sans aucun doute de rappeler le rôle important du marché privé de l’énergie dans la lutte contre le réchauffement climatique. Le fournisseur privé de soins de santé Bupa cherche quant à lui à séduire Wes Streeting, probable futur ministre de la santé, qui s’est exprimé sur la possibilité de privatiser davantage le National Health Service (NHS), l’équivalent britannique de la Sécurité sociale. Des groupes financiers tels que TheCityUK, Santander et TSB tentent eux de mettre la main sur le fonds d’investissement vert de 28 milliards de livres promis par le Parti travailliste – une tâche qui s’annonce relativement facile.

La conférence de cette année confirme le virage à droite de Keir Starmer et représente bien plus qu’une trahison de la confiance des membres du Parti travailliste ou des principes énoncés au dos des cartes d’adhérent. C’est la question politique elle-même qui a été bannie du Parti travailliste.

La politique se résume au fond à la confrontation d’intérêts divergents. Historiquement, le Labour porte un conflit entre le grand nombre de ceux qui produisent la richesse et le petit nombre de ceux qui en profitent, c’est-à-dire la lutte des classes entre le travail et le capital. C’est ce que Starmer est déterminé à ignorer. Content de se laisser porter par les vents politiques dominants, le Parti travailliste annonce aux classes populaires qu’il ne lui appartient pas de « prendre parti » dans les conflits sociaux, dont l’ampleur est pourtant inédite depuis l’ère Thatcher. Les militants pour le climat sont priés de « se lever et de rentrer chez eux ». Alors que certains maires tentent de lutter contre la grande précarité qui touche environ 30% des enfants en leur offrant des repas gratuits à l’école et que de nombreux parents réclament cette mesure d’urgence, Starmer la rejette en arguant que « la crédibilité économique du pays doit d’abord être reconstruite ».

Starmer se déclare prêt à réparer la « Grande-Bretagne brisée », mais freine les aspirations des citoyens à un véritable changement en rétrécissant constamment les horizons du Parti. Sans jamais expliquer ce qu’elles sont, ni qui les fixe, les politiciens travaillistes évoquent des « règles fiscales » qui les contraignent à respecter les engagements budgétaires déjà pris par le gouvernement conservateur de Rishi Sunak. Leur promesse à l’électorat est de maintenir le cap, et non pas d’en changer.

L’après social-démocratie

Il s’agit également d’un changement plus large dans la manière de faire de la politique, le modèle traditionnel des partis de masse étant mis à mal. La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation. Les dirigeants actuels sont prêts à accélérer ce processus de dissociation avec la politique des classes et à éloigner encore davantage le Parti travailliste de sa base historique, la classe ouvrière. Derrière la promesse du Labour visant à une meilleure gestion se cache un vide quant à l’identité que le parti entend représenter, ce vide étant maintenant prêt à être occupé par le plus offrant. L’offre politique du Labour a été bien résumée par une question posée à un membre du gouvernement fantôme de Starmer sur la chaîne britannique Channel 4 : « donc, ce que vous offrez c’est juste plus de compétence, c’est bien ça ? ».

La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation.

Cet été, l’équipe de Starmer a réalisé son vœu de rencontrer des représentants du Parti démocrate américain. Loin d’être une simple rencontre avec des progressistes partageant les mêmes idées, cet épisode témoigne de l’adhésion des travaillistes à la cause atlantiste et donne un aperçu de la manière dont les dirigeants entendent gérer le Parti. Il est bien clair qu’ils sont déterminés à abandonner les principes fondamentaux de la social-démocratie.

Certes, ce processus est antérieur à l’élection de Starmer et s’est rapidement accéléré au cours des années du New Labour. Souvenons-nous de Tony Blair qui criait « Modernisez-vous ou mourez » tandis que la machine centralisée de son parti rompait ce qui restait du lien du Labour avec les communautés de la classe ouvrière, prenant les militants et l’électorat pour acquis. En 2004, après sept ans de gouvernement travailliste, le nombre de membres avait diminué de moitié.

Le leadership de Jeremy Corbyn, entre 2015 et 2020, a inversé cette tendance et le nombre de membres du Parti travailliste est passé à plus d’un demi-million. Toutefois, depuis ce pic, plus de 170.000 personnes ont annulé leur prélèvement automatique et le nombre d’adhérents est tombé à 385.000. Depuis son élection en 2020, Keir Starmer s’est fixé comme priorité de réduire le nombre de membres du Parti travailliste, en reprenant le flambeau laissé par Blair. Le NEC du Parti a approuvé une série de mesures visant à restreindre l’influence des membres. Leur dernière proposition vise à réduire le nombre de cadres locaux du parti, considérés comme peu utiles. En bref, le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

Le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

On peut déjà voir les effets de l’approche de Starmer en consultant les comptes du Parti travailliste. Lorsqu’il a été élu à la tête du parti en 2020, le financement par les syndicats représentait 80 % des dons au parti. Ce chiffre n’était plus que de 11 % au dernier trimestre, et les donateurs privés ont pris le dessus. Des pans entiers de la City estiment désormais qu’un gouvernement travailliste serait le résultat électoral le plus « favorable au marché ».

Les dirigeants ont exclu les questions politiques du Parti travailliste, comme en témoigne le dernier congrès. En cette ère « post-politique », comme l’a écrit l’essayiste Mark Fisher dans Le réalisme capitaliste, « la guerre des classes se poursuit, mais elle n’est menée que par un seul camp : les riches ».

Abattre le plafond de classe ?

Un récent épisode illustre parfaitement la mue du parti. Élu plus jeune député de Westminster à la faveur d’une élection partielle, le travailliste Keir Mather a été interrogé le soit de son élection sur le projet du Labour de maintenir le plafonnement punitif des allocations familiales mis en place par l’ancien ministre des Finances conservateur George Osborne, limitant l’aide à deux enfants par famille. « Nous allons devoir prendre des décisions extrêmement difficiles », a répété le jeune homme de vingt-cinq ans en apportant son soutien à la position de la direction du Parti travailliste.

La célèbre député travailliste Tony Benn, mentor de Jeremy Corbyn et figure de l’aile gauche du parti durant les années 1970, distinguait deux catégories d’hommes politiques : les balises qui indiquent clairement la voie à suivre et les girouettes qui oscillent au gré des vents de l’opportunisme. Mather semble avoir opté pour cette dernière catégorie dans les heures qui ont suivi son élection. Au début du mois, son homonyme et chef de parti a insisté sur le fait que, même si l’abolition du plafonnement fixé à deux enfants permettrait à 250.000 enfants de sortir de la pauvreté, sa décision manifestement « dure » de le maintenir était la bonne.

Malheureusement, Mather est loin d’être une exception. Les candidats parlementaires potentiels du parti travailliste sont prêts à suivre sans discussion la ligne de conduite des dirigeants. Une grande discipline professionnelle certes, mais un chemin sans vision politique ni curiosité intellectuelle. Alors que Starmer promet que son gouvernement « brisera le plafond de classe », la composition des candidats travaillistes indique plutôt le contraire, de nombreux candidats ayant déjà perfectionné leur savoir-faire dans les couloirs de Westminster en tant que conseillers politiques.

En effet, l’aile droite du Parti travailliste a sauté sur l’occasion offerte par les changements de délimitation des circonscriptions parlementaires pour éliminer des députés issus des classes populaires, tels que Beth Winter et Mick Whitley. Dans ces deux cas, ils ont réussi à réduire la taille du Socialist Campaign Group, les trois douzaines de députés de l’aile gauche du parti.

Néanmoins, Starmer a une conception biaisée de la notion de classe. Ce récit sur un supposé « plafond de verre » compense l’incapacité des travaillistes à promettre un changement transformateur en faveur de la collectivité. La notion d’ascension sociale avec sa classe a été supprimée. Il faut donc s’élever hors de celle-ci.

Lorsqu’on l’interrogeait sur le risque de perdre l’électorat populaire suite à des revirements du même ordre, Peter Mandelson, le communicant phare de Tony Blair, répondait qu’« ils n’ont nulle part où aller ». Cette complaisance se retrouve totalement dans le leadership actuel, dont Mandelson est d’ailleurs proche. L’autre scénario est que les électeurs traditionnels du Labour, à qui l’on ne promet pas grand-chose en échange de leurs votes, se détournent de la politique parlementaire et ne votent plus.

La dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire.

En abandonnant la politique des classes et en adoptant une position de distanciation, les dirigeants travaillistes contribuent à l’aliénation des seules forces sociales capables de renverser le paradigme politique après treize années de règne des conservateurs. Mais la dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire. S’ils parviennent à placer l’économie hors du contrôle des politiciens qui, dans l’imagination du public, s’en mêlent trop, alors leur mission d’abandonner complètement les questions politiques sera assurée, le conflit des classes sera exclu du débat au profit d’une neutralité.

Repolitiser le Labour

Face à une direction désireuse d’effacer l’objectif historique du Labour, le flanc gauche du parti doit impérativement défendre ce que les soutiens de Starmer veulent abandonner : la dynamique politique. Un gouvernement travailliste qui se prépare à mieux gérer le déclin des services publics n’est pas à la hauteur de la crise qui s’accélère. Mais renoncer au pouvoir de l’État est tout aussi inacceptable, surtout après les coups portés aux services publics au cours de la dernière décennie.

Dans l’état actuel des choses, Starmer entrera à Downing Street avec les voix d’un public désengagé et peu enthousiaste, convaincu qu’une rupture radicale avec l’orthodoxie économique n’est pas envisageable. En rejetant ce paradigme, les membres et les non-membres du parti doivent s’efforcer d’élever le niveau d’imagination du public et de montrer de nouvelles possibilités. L’histoire nous enseigne qu’au fur et à mesure que les crises s’intensifient, ce malaise d’impuissance se dissipe. Notre tâche consiste à créer les conditions d’une résistance de ceux que les dirigeants sont déterminés à ignorer.

Malgré tout son cynisme et son caractère anti-politique, le Parti travailliste fait preuve d’une certaine maladresse en passant que les crises peuvent être simplement gérées. Les intérêts matériels frustrés qui n’ont pas eu droit à un siège à la table de Starmer peuvent-ils simplement être renvoyés au second plan ? Ceux qui, selon Mandelson, n’ont « nulle part où aller » se réfugient pour l’instant dans des événements tels que The World Transformed, un festival politique socialiste organisé en parallèle du congrès officiel du parti, où des groupes pour la justice climatique côtoient des délégués syndicaux, et où l’on organise des séances de réflexion sur le potentiel de la politique des classes au XXIe siècle.

Pour faire pression sur un nouveau gouvernement travailliste, il est essentiel de nouer des alliances avec ceux qui opèrent en dehors du parti. Tony Benn, bien sûr, avait lui-même une bonne connaissance de la politique extraparlementaire et comprenait que la gauche est la plus forte lorsqu’elle a un pied dans le parti et l’autre dans la rue. Toutefois, comme l’a dit Benn, on aura besoin d’« un peu plus de balises et un peu moins de girouettes ».

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Keir Starmer’s Anti-Politics Is Taking the Labour Party Further From Workers ».

Jeremy Corbyn : « The Conservatives will most probably lose the next election »

Jeremy Corbyn in 2019. © Public domain

What has Jeremy Corbyn become ? For nearly five years as leader of Labour, from 2015 to 2020, he embodied immense hope for the radical left in the UK and the rest of the world. His openly socialist agenda contrasted with the unanimous adherence to neoliberalism and austerity of the Tories and the Blairite apparatchiks who controlled the opposition party. After an excellent result in 2017 – 40% of the vote – which deprived Theresa May of a majority and almost made him Prime Minister, he lost to Boris Johnson two years later, notably because of his party’s plan for a second referendum on Brexit.

Since then, Corbyn has mostly been in the news when his successor Keir Starmer tried to expel him from the party and the media called him an anti-Semite, a lie used as a pretext to dismiss the threat he poses to the British oligarchy. Despite these relentless attacks, the MP stands firm and continues tirelessly to defend public services, the welfare state, freedoms, the environment, peace and international solidarity, as he has done since he entered politics. Le Vent Se Lève met him in Belgium, during the Manifiesta festival. The former Labour leader gave us his analysis of the resurgence of trade unions in the UK over the last year, argued in favour of nationalising strategic sectors and negotiating peace rather than escalating the war in Ukraine. He also spoke to us about the work of the Peace and Justice Project, a political structure he set up two years ago, and shared his views on the forthcoming General election. Interview by William Bouchardon, with the help of Laëtitia Riss and Amaury Delvaux.

LVSL – It is the first time you come to Manifiesta, which is both a political and musical festival, organised by the Workers Party of Belgium (PTB). What types of links do you have with them and what are some common fights that you share ?

Jeremy Corbyn – I was inspired by the idea of Manifiesta, which, as I see it, is similar to the Fête de l’Humanité in Paris, which I have been to on some occasions. I like the idea of an inclusive festival for left, trade union and working class organisations to come together not looking for divisions and boundaries but looking for opportunities for discussions.

I know the Workers party of Belgium from my membership of the Council of Europe, where I met many of the European left. I have met many of the leaders of the PTB and I am very pleased to be here. I am also here representing the Peace and Justice Project with Laura [Laura Alvarez is Jeremy Corbyn’s wife], who is the international secretary of the Peace and Justice Project and we are promoting our own conference on November the 18th.

LVSL – Yesterday, you appeared on stage alongside the leaders of the FGTB and the CSC, two major Belgian unions, and Chris Smalls, the founder of the first Amazon union in the USA. Since last year, the UK has seen a huge wave of strikes and unions have been at the heart of the news. This level of industrial action had not been seen since the early years of Margaret Thatcher premiership. Do you think that the successive defeats of the labour movement have finally stopped and that a renaissance of unions has started ?

J. C. – I know Chris Smalls very well and I think he is emblematic of what the new generation of labour leaders look like : he is a young, very brave guy, working in a completely anti-union atmosphere and has managed to recruit people and win recognition at some Amazon sites in the USA. This truly is an Herculean struggle and unionising people at other Amazon facilities in the US will also be extremely hard. We have seen similar attempts in the UK, notably at the Amazon centre in Coventry, where the GMB union has tried to organise workers.

Jeremy Corbyn during our interview. © Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

I was a trade union organiser before I became a member of Parliament. In the 1970s, I was directly responsible for 40.000 union members, as a negotiating secretary for Great London employees. So I have a lot of experience in trade union work. At that time, union membership in the UK was around 12 million people and there was a very high level of density : roughly half of the working population was unionised. However, they were heavily concentrated in older, heavy industries or the public sector and much less present in small, private companies.

The Conservative government of 1979 led by Thatcher was radically different from any other government Britain had seen since the 1930s. Indeed, in many ways, it was a throwback to the 1930s. Their priorities were to destroy trade union power and to privatise and destroy big manufacturing industries. They did exactly that and privatised everything they could : gas, electricity, steel, coal, motor industry, aircraft and shipbuilding, oil, British Telecom, Royal Mail and so on. 

“In the 1970s, public ownership in Britain accounted for 52-53% of GDP. More than half of the economy was in public hands !”

At that time, public ownership in Britain accounted for 52-53% of GDP. More than half of the economy was in public hands ! This destruction of heavy industry caused huge job losses in steel and coal and, as a result, union membership started to decline. This trend continued for a long time but recently, union membership has started to go up again.

LVSL – Would you say that the tide has changed ?

J. C. – The tide has changed because the austerity introduced since 2008 led a lot of people to question their own security in society. Many have seen no real wage rise for 15 years now. In some cases, they even have lost money over this period because their wages haven’t kept pace with inflation. Because of wage demands, union membership has started to increase. For instance the teachers union recruited 60.000 new members during its recent dispute, and similar things have happened in other sectors. So there has been an upsurge in activity. 

Most of the settlements that have been reached as a result of recent strikes are not what you would call knock-out victories, but there are not defeats either. It is usually something around inflation-rate wage increase. But significantly, the effort of Royal Mail to turn its staff into self-employees, just like Amazon or others do, was defeated comprehensively. But defeating something nasty isn’t the same as winning, which therefore hasn’t given people an enormous boost. Many fights are still ongoing : the rail dispute, the civil service one or even the teachers one in the long term are far from resolved.

As well as this big increase in union activity, there also is a big increase in people joining unions in the informal sector. Some of the new unions are not affiliated to the TUC, it doesn’t make them bad unions, but it just means people who are trying to represent their coworkers in their own way. It is up to the older unions and the TUC to work with them. I am personally very happy to work with all types of unions.

LVSL – Due to very high inflation in the UK, the political agenda has been mostly focused on bread-and-butter issues recently. But the other big fight of the left is the ecological crisis, as demonstrated again by an extreme summer all across the world. Here at Manifiesta, you took part in a debate on environmental issues and class. Indeed, many left-wing parties are trying to articulate the two together. What advice would you have for them ?

J. C. – During this debate, there was a very good speech by a steelworker from the Netherlands. This union leader has managed to force the company to completely change the production process, by moving to a lower-energy, sustainable production of “green steel”. Instead of blast furnace and open-hearth furnace production, their facility is implementing electric production and using scraps rather than iron ore to manufacture new steel. Bringing about that change was an incredible achievement. To me, that’s the example of trade unions in action, managing to reduce the levels of pollution and CO2 emissions while protecting jobs at the same time. I mention this because I think trade unions have to use their power to force companies to be sustainable.

“The middle class escapism route of moving to the suburbs and the countryside and work from home is not an option for the majority of the population.”

But it is also about working class communities. It is working class kids in Glasgow, London, Paris, Mumbai, Delhi, New York or San Paolo who are suffering the worst effects of air pollution, reducing lung capacity and life expectancy. The middle class escapism route of moving to the suburbs and the countryside and work from home is not an option for the majority of the population. The issue is about cleaning up the air and making the polluters pay for it. That is why I approach this issue from a class angle.

© Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

I promoted a Green Industrial Revolution as leader of the Labour Party. It was not about condemning and guilt-tripping people about driving a diesel vehicle for a job or working in a steelworks, but about changing that and protecting jobs at the same time. People are not gonna buy into climate protection issues unless their living standards are protected at the same time. I also talked a lot about education on biodiversity. We have to bring up a generation that understands that we have to live with the natural world, not in opposition to it. I am very determined to achieve all that.

LVSL – You said polluting companies must pay for repairing the damage they caused and that unions are essential to change the way production is organised. I can only agree with you but shouldn’t we also fight for public ownership in order to change the way the economy is run ?

J. C. – Public ownership is essential for major services. Water is an obvious example : we all need water, all day long, every day. It is the most basic necessity of all. Yet, it was privatised in Britain by the Thatcher government for a price that was much lower than the actual value of the industry. The companies that took it other immediately developed or sold the considerable land assets that the publicly-owned water companies had. Then they paid out enormous profits and dividends to shareholders instead of investing in new pipes and protection of nature. As a result, last year, there were 300,000 sewage discharges into English rivers. There is no case but for bringing water companies back into public ownership and putting them under democratic control. They must be controlled by local communities, workers, local authorities and local businesses with a clear remit on environmental protection as well as water production and delivery.

“Public ownership is essential for major services.”

The same applies to energy. The British government paid billions in subsidies to the energy companies on the agreement that they would only raise the price for consumers by 100%. In other words, all of our electricity bills have doubled, the companies have made massive profits out of it and the government has used public money to ensure those profits are maintained. It’s a crazy situation. There is no argument but to bring them into public ownership and we strongly support that. Indeed we work with We Own It and are organising a meeting next week to demand just that.

LVSL – The meeting you mention will be organised by the Peace and Justice Project, an organisation you created recently. Could you tell us more about it ? What is its purpose and what type of campaigns are you working on ?

J. C. – We set it up after the general election of 2019 and finally launched it in January 2021. It has about 60.000 people signed up as followers, who receive regular videos, emails and so on about our different activities. We also have a considerable number who donate money to ensure the project can survive, not vast amounts of money : the average donation is between 5 and 10 pounds a month. We are grateful for this support. 

“The Peace and Justice Project is intended to be a political home for those who were homeless.”

The Peace and Justice Project is intended to be a political home for those who were homeless. Therefore, it doesn’t have a very tight set of political principles behind it, but rather multiple campaigns. First of all, we built a platform of five demands, on wages, health, housing, environment and international policy and peace. These were elaborated with unions : we work closely with the CWU [communication], the RMT [transport] and BFAWU [food industry]. We work together against privatisations and on union rights campaigns for people in the gig economy such as Starbucks and Amazon workers.

© Laëtitia Riss for Le Vent Se Lève

Secondly we are promoting the ideas of arts and culture as being part of the labour movement, which implies two things. One is doing “Music for the many” concerts around the country, where we defend our live music venues, which are at risk of closure because of austerity and the cost-of-living crisis. We have organised six of these concerts so far and many more are coming. Each time, we give an opportunity for usually young, not very well-known musicians to play and promote our campaigns.

We are also writing a book called Poetry for the Many [a direct reference to his campaign slogan, For the Many, not the Few], which has already received a lot of pre-sale orders. This came out as an idea because I receive a lot of poems from young people. One day, Len McCluskey [former general secretary of Unite] and I were in my office one day talking about economic policies and strategies and he asked me: “Why do you have those poetry books in your office ?”. I was quite offended and I replied “why not ?”, to which he then replied “I haven’t got that one, can I borrow it ?”. So we decided to publish this book, which includes poems from a wide range of countries, and are now preparing another one, called Poetry from the many, which will include the best ones we have received.

Finally, there is the international work we do, with the help of Laura. We are working on union recognition campaigns with foreign organisations, like the international transport workers federation. We are hosting a major conference in London in November with labour leaders from all around the world, from Latin America to Europe, Russia and the Middle East. The goal is to work together on major topics such as climate change and social justice and fight wars.

LVSL – Indeed, the fight against wars has been one of the major themes of this edition of Manifiesta. You have been a lifetime advocate for peace, as demonstrated, for instance, by your opposition to the Iraq War. Even if there are other ongoing conflicts, the Western media focuses on the war between Russia and Ukraine. What would left-wing pacifism look like, according to you, in this specific conflict ?

J. C. – First, I want to emphasise how appalling this war is and how wrong the Russian aggression is. That being said, conflicts end by negotiation and this one will too one day. How many more people are going to die before we get to that point ? The policy of Western countries and Western companies of pouring more and more arms into Ukraine and NATO more and more involved in Ukraine military activities can only make the conflict worse. The UN and the European Union did not, in my opinion, try anything to bring an enhancement of the Minsk agreement in order to maintain relative peace. I say relative because of course the conflict in the Donbass has been going on for nine years already.

“The UN and the European Union did not try anything to enhance the Minsk agreement in order to maintain relative peace.”

There has to be talks for peace. Well done the African Union, well done the Latin American leaders and well done the Pope on trying to bring about ceasefire talks. If they don’t happen now, they will happen at some point. My question is how many more will die in the process ? Ukraine and Russia are capable of talking to each other regarding grain shipments in the Black Sea, so they are perfectly capable of doing the same for reaching a ceasefire. We have got to push for it all the way and support those in Ukraine and in Russia that fight for peace. I also want to use this opportunity to call for the release of Boris Kagarlitsky, he is an old friend, a great thinker, a great peace activist and he should not be in jail.

LVSL – There will be elections next year in the UK. What do you expect to happen and what role are you going to play in them ?

J. C. – The latest possible date for the next elections is January 2025, but I imagine they will be held sooner than that. The government is currently extremely unpopular for its incompetence and the way it handed out billions of pounds of contracts during Covid, many of which were awarded without much oversight to Conservative party donors and friends. Therefore, the Conservative will most probably lose the election. 

But Labour has to have an alternative. Merely offering to manage the economy in the same way, refusing to introduce a wealth tax, refusing to follow the policy of public ownership that were put forward in the last two Labour manifestos [when Jeremy Corbyn led the party] will not encourage people to vote Labour. So, what I want to see is a real alternative to the Conservatives being put forward.

There are huge issues of democracy in the Labour Party and Keir Starmer was elected leader on the policy of democratising the party. I don’t quite know what direction he has followed here because shutting down local debate and democracy, imposing candidates and using his majority in the NEC [the National Executive Council is the governing body of Labour] to prevent people from even being a candidate is hardly a democratic process. I have been suspended as a member of the parliamentary party, but not of the Labour Party and I am a member of Islington North Labour Party and I attend branch meetings as anybody else does. I am not going to allow myself to be driven away by this process. There is a huge thirst for radical alternative voices in Britain and I am happy to be one of those many voices.

LVSL – Beside the Peace and Justice Project, could you tell us a bit more about what form your engagement might take ? Will you stand at the next election ?

J. C. – I’m available to serve the people of Islington North if that is what they wish.

Jeremy Corbyn : « Les conservateurs vont très probablement perdre les prochaines élections »

Jeremy Corbyn in 2019. © Public domain

Qu’est devenu Jeremy Corbyn ? Pendant près de cinq ans à la tête du Labour, de 2015 à 2020, il a incarné un espoir immense pour la gauche radicale au Royaume-Uni et dans le reste du monde. Son programme ouvertement socialiste tranchait avec l’adhésion unanime au néolibéralisme et à l’austérité des conservateurs et des apparatchiks blairistes qui contrôlaient le parti d’opposition. Après un excellent résultat en 2017 – 40% des voix – qui prive Theresa May de majorité et le fait presque devenir Premier Ministre, il s’incline face à Boris Johnson deux ans plus tard, notamment en raison du projet de second référendum sur le Brexit décidé par son parti.

Depuis cet échec, on a surtout entendu parler de lui lorsque son successeur Keir Starmer a tenté de l’exclure du parti et que les médias l’ont qualifié d’antisémite – un mensonge, dont il n’est pas difficile de voir qu’il est mobilisé pour écarter la menace qu’il représente pour le statu quo. Malgré ces attaques incessantes, le député continue inlassablement de défendre les services publics, l’État social, les libertés, l’environnement, la paix et la solidarité internationale, comme il l’a toujours fait depuis ses débuts en politique. Le Vent Se Lève l’a rencontré en Belgique, dans le cadre du festival Manifiesta. L’ancien leader travailliste nous a livré son analyse sur le retour en force des syndicats outre-Manche depuis un an et plaidé pour la nationalisation de secteurs stratégiques, ainsi que des négociations de paix plutôt que la surenchère guerrière en Ukraine. Il nous a également présenté l’action du Peace and Justice Project, une structure politique qu’il a créé il y a deux ans, et donné son avis sur la prochaine séquence électorale. Entretien réalisé par William Bouchardon, avec l’aide de Laëtitia Riss et d’Amaury Delvaux.

LVSL – C’est la première fois que vous venez à Manifiesta, qui est un festival à la fois politique et musical, organisé par le Parti du Travail de Belgique (PTB). Quels types de liens entretenez-vous avec ce parti et quels sont vos combats communs ?

Jeremy Corbyn – J’ai été inspiré par l’idée de Manifiesta qui, selon moi, est similaire à la Fête de l’Humanité à Paris, à laquelle j’ai assisté à plusieurs reprises. J’aime l’idée d’un festival inclusif pour les organisations de gauche, les syndicats et les organisations de la classe ouvrière, afin qu’ils se réunissent sans chercher de divisions ou de frontières, mais en cherchant des opportunités de discussions.

Je connais le Parti du Travail de Belgique pour avoir été membre du Conseil de l’Europe, où j’ai rencontré de nombreux membres de la gauche européenne. J’ai rencontré beaucoup de leaders du PTB et je suis très heureux d’être ici. Je représente également le Peace and Justice Project avec Laura (ndlr : Laura Alvarez est la femme de Jeremy Corbyn), qui en est la secrétaire internationale et nous faisons la promotion de notre propre conférence le 18 novembre.

LVSL – Vous êtes intervenu sur scène aux côtés des dirigeants de la FGTB et de la CSC, deux grands syndicats belges, et de Chris Smalls, le fondateur du premier syndicat d’Amazon aux États-Unis. Depuis l’année dernière, le Royaume-Uni connaît une énorme vague de grèves et les syndicats sont au cœur de l’actualité. Un tel niveau de conflit social n’avait pas été observé depuis les premières années au pouvoir de Margaret Thatcher. Pensez-vous que les défaites successives du mouvement syndical ont enfin cessé et qu’une renaissance des syndicats a commencé ?

J. C. – Je connais très bien Chris Smalls et je pense qu’il est emblématique de ce à quoi ressemble la nouvelle génération de dirigeants syndicaux : c’est un jeune homme très courageux, qui travaille dans une atmosphère totalement antisyndicale et qui a pourtant réussi à recruter des gens et à faire reconnaître son syndicat sur certains sites d’Amazon aux États-Unis. Il s’agit véritablement d’une lutte herculéenne et syndiquer les travailleurs des autres sites d’Amazon aux États-Unis sera extrêmement difficile. Au Royaume-Uni, nous avons assisté à des tentatives similaires, notamment au centre Amazon de Coventry, où le syndicat GMB essaie d’organiser les travailleurs.

Jeremy Corbyn lors de notre interview. © Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

J’ai moi-même été responsable syndical avant de devenir député. Dans les années 1970, j’étais directement responsable de 40.000 syndiqués, en tant que secrétaire à la négociation pour les employés du Grand Londres. J’ai donc une grande expérience du travail syndical. À l’époque, le Royaume-Uni comptait environ 12 millions de syndiqués et le taux de syndicalisation était très élevé : environ la moitié de la population active était syndiquée. Toutefois, cette présence syndicale était fortement concentrée dans les industries lourdes et anciennes et dans le secteur public, et beaucoup moins dans les petites entreprises privées.

« Dans les années 70, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était entre les mains de l’Etat ! »

Le gouvernement conservateur de 1979 dirigé par Thatcher était radicalement différent de tous les autres gouvernements que la Grande-Bretagne avait connus depuis les années 1930. En fait, à bien des égards, il s’agissait d’un retour aux années 1930. Ses priorités étaient de détruire le pouvoir des syndicats et de privatiser et détruire les grandes industries manufacturières. C’est exactement ce qu’ils ont fait, ils ont privatisé tout ce qu’ils pouvaient : le gaz, l’électricité, l’acier, le charbon, l’industrie automobile, la construction aéronautique et navale, le pétrole, British Telecom, Royal Mail, etc. 

À l’époque, la propriété publique en Grande-Bretagne représentait 52-53 % du PIB. Plus de la moitié de l’économie était aux mains de l’Etat ! Cette destruction de l’industrie lourde a entraîné d’énormes pertes d’emplois dans les secteurs de l’acier et du charbon et, par conséquent, le nombre de syndiqués a commencé à diminuer. Cette tendance s’est poursuivie pendant longtemps, mais le nombre de syndiqués a recommencé à augmenter récemment.

LVSL – Diriez-vous que le vent a tourné ?

J. C. – Le vent a tourné car l’austérité mise en place depuis 2008 a conduit beaucoup de gens à ne plus se sentir en sécurité quant à leur niveau de vie. Beaucoup n’ont pas connu d’augmentation réelle de salaire depuis 15 ans. Dans certains cas, ils ont même perdu de l’argent au cours de cette période parce que leurs salaires n’ont pas suivi l’inflation. Ce sont ces revendications de hausses de salaires qui expliquent que le nombre de syndiqués a commencé à augmenter. Par exemple, le syndicat des enseignants a recruté 60.000 nouveaux membres lors de son récent conflit, et la même chose s’est produite dans d’autres secteurs économiques. Il y a donc eu une recrudescence de l’activité syndicale.

La plupart des accords conclus à la suite des récentes grèves ne sont ni des victoires par KO, ni des défaites. Généralement, les travailleurs obtiennent une augmentation de salaire correspondant au taux d’inflation. Une autre bataille importante concernait la tentative de Royal Mail (la Poste britannique, ndlr) de transformer son personnel en travailleurs indépendants, à l’instar d’Amazon ou d’autres. Cela a été complètement bloqué grâce à la mobilisation. Mais repousser quelque chose de vicieux n’est pas vraiment une victoire, donc cela n’a pas donné un énorme coup de pouce aux gens. De nombreuses luttes, comme celle du secteur ferroviaire et de la fonction publique, sont encore en cours et le récent accord pour les enseignants ne résout pas les questions de long terme.

Parallèlement à cette forte augmentation de l’activité syndicale, on observe également une forte augmentation du nombre de personnes adhérant à des syndicats dans le secteur informel. Certains de ces nouveaux syndicats ne sont pas affiliés au TUC (le Trade Union Congress regroupe la grande majorité des organisations syndicales au Royaume-Uni, ndlr). Cela n’en fait pas de mauvais syndicats, c’est juste que ceux qui sont à l’origine de ces nouveaux syndicats cherchent à représenter leurs collègues à leur manière. Il appartient aux syndicats plus anciens et au TUC de travailler avec eux. Personnellement, je suis très heureux de travailler avec tous les types de syndicats.

LVSL – En raison de l’inflation très élevée au Royaume-Uni, l’agenda politique s’est principalement concentré sur les questions sociales ces derniers temps. Mais l’autre grand combat de la gauche est la crise écologique, comme l’a encore démontré un été extrême dans le monde entier. Ici, à Manifiesta, vous avez participé à un débat liant les questions environnementales et la lutte des classes. Dans le monde entier, de nombreux partis de gauche tentent d’articuler ces deux enjeux. Quels conseils leur donneriez-vous ?

J. C. – Durant ce débat, il y a eu une très bonne intervention d’un sidérurgiste néerlandais. Ce dirigeant syndical a réussi à forcer l’entreprise à changer complètement le processus de production, en passant à une production à faible consommation d’énergie qu’on peut qualifier « d’acier vert ». Au lieu de produire dans des hauts-fourneaux ou des fours à foyer ouvert, l’entreprise met en place une production électrique et utilise des déchets plutôt que du minerai de fer pour fabriquer de l’acier neuf. Avoir réussi à obtenir ce changement de mode de production est une incroyable réussite. Pour moi, c’est l’exemple même des syndicats en action, qui parviennent à réduire les niveaux de pollution et les émissions de CO2 tout en protégeant les emplois. Je mentionne cela parce que je suis convaincu que les syndicats doivent utiliser leur pouvoir pour forcer les entreprises à être durables.

« L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. »

Ensuite, ce sont les communautés ouvrières qui sont les plus frappées par la crise environnementale. Ce sont les enfants des classes populaires de Glasgow, Londres, Paris, Mumbai, Delhi, New York ou San Paolo qui subissent les pires effets de la pollution de l’air, réduisant la capacité pulmonaire et l’espérance de vie. L’échappatoire de la classe moyenne, qui consiste à s’installer dans les banlieues pavillonnaires ou à la campagne et à travailler à domicile, n’est pas une option pour la majorité de la population. Il faut assainir l’air et faire payer les pollueurs. C’est pourquoi j’aborde cette question sous l’angle de la classe sociale.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

En tant que leader du parti travailliste, j’ai promu une révolution industrielle verte. Il ne s’agissait pas de condamner et de culpabiliser les gens qui conduisent un véhicule diesel pour aller au boulot ou qui travaillent dans une aciérie, mais de changer les choses et de protéger les emplois en même temps. La population ne peut pas soutenir la protection du climat si son niveau de vie n’est pas protégé en même temps. J’ai également beaucoup parlé de l’éducation à la biodiversité. Nous devons élever une génération qui comprenne que nous devons vivre avec le monde naturel, et non en opposition avec lui. Je suis très déterminé à atteindre tous ces objectifs.

LVSL – Vous avez dit que les entreprises polluantes doivent payer pour réparer les dommages qu’elles ont causés et que les syndicats sont essentiels pour changer la façon dont la production est organisée. Je ne peux qu’approuver. Mais si on veut changer la façon dont l’économie est gérée, ne devons-nous pas aussi nous battre pour la propriété publique des moyens de production, c’est-à-dire des nationalisations ?

J. C. – La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. L’eau est un exemple évident : nous avons tous besoin d’eau, tout au long de la journée, tous les jours. C’est le besoin le plus élémentaire qui soit. Pourtant, elle a été privatisée en Grande-Bretagne par le gouvernement Thatcher pour un prix bien inférieur à la valeur réelle du secteur. Les entreprises privées qui ont racheté ce secteur ont immédiatement fait fructifier les considérables actifs fonciers dont disposaient les entreprises publiques de distribution d’eau en les vendant ou en construisant dessus. Elles ont ensuite versé d’énormes bénéfices et dividendes aux actionnaires au lieu d’investir dans de nouvelles canalisations et dans la protection de la nature. Le résultat, ce sont 300.000 rejets d’eaux usées directement dans les rivières anglaises rien que l’an dernier.

Il n’y a pas d’autre choix que de ramener les compagnies des eaux dans le giron public et de les placer sous contrôle démocratique. Elles doivent être contrôlées au niveau local, par les collectivités, en lien avec les travailleurs, les entreprises locales et les autorités publiques, avec un mandat clair en matière de protection de l’environnement ainsi que de production et de distribution de l’eau.

« La propriété publique est indispensable pour les services essentiels. »

Il en va de même pour l’énergie. Le gouvernement britannique a versé des milliards de subventions aux entreprises énergétiques, à condition qu’elles n’augmentent les prix pour les consommateurs « que » de 100 %. En d’autres termes, toutes nos factures d’électricité ont doublé, les entreprises ont réalisé d’énormes bénéfices et le gouvernement a utilisé l’argent public pour garantir le maintien de ces bénéfices. C’est une situation insensée ! Il n’y a pas d’autre solution que d’en faire une propriété publique, ce que nous soutenons fermement. Nous travaillons d’ailleurs avec We Own It (association agissant pour le retour de nombreux services dans le giron public, ndlr) et organisons une réunion la semaine prochaine pour exiger cela.

LVSL – La réunion que vous mentionnez sera organisée par le Peace and Justice Project, une organisation que vous avez créée récemment. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Quel est l’objectif de cette structure et sur quelles campagnes menez-vous ?

J. C. – Nous avons commencé à bâtir cette structure après les élections générales de 2019 (lors desquelles Jeremy Corbyn est battu par Boris Johnson, ndlr) et l’avons lancé en janvier 2021. Nous avons environ 60.000 personnes inscrites en tant que followers, qui reçoivent régulièrement des vidéos, des courriels et d’autres contenus sur nos différentes activités. Nous avons également un nombre considérable de personnes qui donnent des petites sommes d’argent pour assurer la survie du projet : le don moyen se situe entre 5 et 10 livres par mois. Nous sommes reconnaissants de ce soutien. 

« Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. »

Le Peace and Justice Project se veut un foyer politique pour ceux qui ne savent plus vers où se tourner. Par conséquent, il ne repose pas sur un ensemble très strict de principes politiques, mais plutôt sur de multiples campagnes thématiques. Tout d’abord, nous avons élaboré une plate-forme de cinq revendications, sur les salaires, la santé, le logement, l’environnement et la politique internationale et la paix. Ces revendications ont été élaborées avec les syndicats : nous travaillons en étroite collaboration avec le CWU (communication), le RMT (transport) et le BFAWU (industrie alimentaire). Nous travaillons ensemble contre les privatisations et sur des campagnes de défense des droits syndicaux des travailleurs de l’économie parallèle, tels que ceux de Starbucks et d’Amazon.

© Laëtitia Riss pour Le Vent Se Lève

Deuxièmement, nous promouvons l’idée que les arts et la culture font partie du mouvement syndical, ce qui implique deux choses. D’une part, nous organisons des concerts dénommés « Music for the Many » (en référence au slogan de campagne de Jeremy Corbyn, For the Many, not the few, ndlr) dans tout le pays. A cette occasion, nous défendons nos lieux de musique vivante et salles de concert, qui risquent de fermer à cause de l’austérité et de la crise du coût de la vie. Nous avons organisé six de ces concerts jusqu’à présent et beaucoup d’autres sont à venir. À chaque fois, nous donnons l’occasion à des musiciens généralement jeunes et peu connus de jouer et nous promouvons nos différentes campagnes.

Nous écrivons également un livre intitulé Poetry for the Many, qui a déjà fait l’objet de nombreuses commandes en prévente. L’idée est née parce que je reçois beaucoup de poèmes de jeunes. Un jour, Len McCluskey (ancien secrétaire général du syndicat Unite, ndlr) et moi étions dans mon bureau pour parler de politiques et de stratégies économiques et il m’a demandé : « Pourquoi avez-vous ces livres de poésie dans votre bureau ? ». Je me suis senti offensé et lui ai dit « Et pourquoi pas ? », ce à quoi il a répondu « Je n’ai pas celui-là, je peux te l’emprunter ? » Nous avons donc décidé de rédiger ce livre, qui contient des poèmes provenant d’un large éventail de pays, et nous en préparons actuellement un autre, intitulé Poetry from the many, qui contiendra les meilleurs poèmes que nous avons reçus.

Enfin, il y a le travail international que nous effectuons avec l’aide de Laura. Nous travaillons sur des campagnes de reconnaissance syndicale avec des organisations étrangères, comme la Fédération internationale des travailleurs des transports. Nous organisons une grande conférence à Londres en novembre avec des dirigeants syndicaux du monde entier, de l’Amérique latine à l’Europe, en passant par la Russie et le Moyen-Orient. L’objectif est de travailler ensemble sur des sujets majeurs tels que le changement climatique, la justice sociale et de lutter contre les guerres.

LVSL – La lutte contre les guerres est d’ailleurs l’un des principaux thèmes de cette édition de Manifiesta. Vous avez toujours défendu la paix, comme en témoigne, par exemple, votre opposition à la guerre en Irak (Corbyn a voté contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni, en opposition au gouvernement de Tony Blair, pourtant issu du même parti que lui, et organisé des rassemblements de plusieurs centaines de milliers de personnes pour la paix, ndlr). Même s’il y a d’autres conflits en cours, les médias occidentaux se concentrent sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon vous, à quoi ressemblerait un pacifisme de gauche dans ce conflit ?

J. C. – Tout d’abord, je tiens à souligner à quel point cette guerre est épouvantable et à quel point l’agression russe est une grave erreur. Cela dit, les conflits se terminent tous par des négociations et il en ira de même pour cette guerre un jour. La question, c’est combien de personnes vont encore mourir d’ici-là ? La politique des pays occidentaux et des entreprises  d’armement consistant à déverser toujours plus d’armes en Ukraine et à impliquer de plus en plus l’OTAN dans les activités militaires de l’Ukraine ne peut qu’aggraver le conflit. L’ONU et l’Union européenne n’ont, à mon avis, rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. Je dis « relative » parce que le conflit dans le Donbass dure depuis neuf ans déjà.

« L’ONU et l’Union européenne n’ont rien tenté pour améliorer l’accord de Minsk afin de maintenir une paix relative. »

Il doit y avoir des pourparlers de paix. Bravo à l’Union africaine, bravo aux dirigeants latino-américains et bravo au Pape pour avoir tenté d’instaurer des pourparlers de cessez-le-feu. S’ils n’ont pas lieu maintenant, ils auront lieu un jour ou l’autre. Mais combien de vies supplémentaires vont-elles être sacrifiées avant que les armes ne se taisent ? L’Ukraine et la Russie sont capables de se parler au sujet des cargaisons de céréales dans la mer Noire, leurs dirigeants sont donc parfaitement capables de faire de même pour parvenir à un cessez-le-feu. Nous devons faire pression en ce sens jusqu’au bout et soutenir ceux qui, en Ukraine et en Russie, luttent pour la paix. Je voudrais également profiter de cette occasion pour demander la libération de Boris Kagarlitsky (philosophe et sociologue marxiste russe, ancien dissident soviétique et opposant au régime de Poutine, ndlr), un vieil ami, un grand penseur, un grand militant pour la paix, qui ne devrait pas être en prison.

LVSL – Des élections auront lieu l’année prochaine au Royaume-Uni. Quels sont vos pronostics et quel rôle allez-vous jouer dans ce scrutin ?

J. C. – La date la plus tardive possible pour les prochaines élections est janvier 2025, mais j’imagine qu’elles auront lieu plus tôt. Le gouvernement est actuellement extrêmement impopulaire en raison de son incompétence et de la manière dont il a distribué des milliards de livres sterling de contrats pendant la période Covid, dont beaucoup ont été attribués sans grand contrôle aux donateurs et aux amis du parti conservateur. Par conséquent, les Conservateurs perdront très probablement les élections. 

Mais les travaillistes doivent proposer une alternative. Se contenter de gérer l’économie de la même manière, refuser d’introduire un impôt sur la fortune, refuser de suivre la politique de propriété publique mise en avant dans les deux derniers programmes travaillistes (lorsque Jeremy Corbyn dirigeait le parti, ndlr) n’encouragera pas les gens à voter pour le Labour. Donc, je souhaite qu’une véritable alternative aux conservateurs soit proposée.

Il y a d’énormes problèmes de démocratie au sein du parti travailliste. Keir Starmer a été élu à la tête du parti en promettant de démocratiser le Labour. Je ne sais pas vraiment ce qu’il a fait à ce sujet, parce que suspendre le débat local et la démocratie, imposer des candidats et utiliser sa majorité au sein du NEC (le National Executive Committee est l’instance dirigeante du parti travailliste, ndlr) pour empêcher les gens d’être candidats, ce n’est clairement pas un processus démocratique.

J’ai été suspendu en tant que membre du groupe parlementaire, mais pas du parti travailliste. Je suis membre de la section locale du Labour d’Islington North (circonscription londonienne de Jeremy Corbyn, ndlr) et j’assiste aux réunions de la section comme n’importe qui d’autre. Je ne vais pas me laisser écarter par ce processus. Il y a une grande soif de voix alternatives et radicales en Grande-Bretagne et je suis heureux d’être l’une de ces nombreuses voix.

LVSL – Outre le Peace and Justice Project, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur la forme que pourrait prendre votre engagement ? Vous présenterez-vous aux prochaines élections ?

J. C. – Je suis disponible pour servir les habitants d’Islington North si c’est ce qu’ils souhaitent.

Au Royaume-Uni, le grand retour de la lutte des classes

Manifestation dans les rues de Londres le 1er octobre 2022. © Compte Twitter du mouvement Enough is enough

Écrasés par une inflation à 10%, les Britanniques sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer leurs factures et à se rendre dans les banques alimentaires. Vénérant l’idéologie thatchérienne, le nouveau gouvernement de Liz Truss préfère cependant multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et déréguler encore davantage l’économie. Un programme de guerre sociale qui a conduit à une chute spectaculaire des conservateurs dans les sondages et que même le Fonds Monétaire International et les marchés financiers jugent inapproprié. Si le Labour bénéficie de son statut de parti d’opposition, la timidité de ses propositions déçoit largement. Face à cette crise politique, les syndicats paralysent depuis plusieurs mois le pays par des grèves largement soutenues.

« Enough is enough ! » (« trop c’est trop ! »). Samedi dernier dernier, plus de 100.000 personnes ont manifesté au Royaume-Uni autour de ce slogan et réclamé des mesures fortes pour faire face à l’explosion du coût de la vie. Avec une inflation à plus de 10% et des salaires qui n’ont augmenté que d’environ 5%, de très nombreux Britanniques connaissent en effet un appauvrissement rapide. 

Un appauvrissement à grande vitesse

Comme dans le reste de l’Europe, les prix de l’énergie sont le principal moteur de l’inflation. Mais le choc est plus fort qu’ailleurs : selon les statistiques officielles, en août 2022, le prix du gaz s’est envolé de 96% en un an et celui de l’électricité (produite à environ 40% grâce au gaz) de 54%. En cause : l’arrêt des exportations russes et la spéculation qui l’accompagne bien sûr, mais aussi de faibles capacités de stockage et une production particulièrement faible en Mer du Nord en raison d’opérations de maintenance et de l’épuisement progressif des gisements exploités. Grand importateur de nourriture, le Royaume-Uni subit aussi une forte hausse du prix des aliments : +13% sur un an.

Ces augmentations sont d’autant plus violentes qu’elles percutent un pays où beaucoup peinaient déjà à finir le mois. Depuis plusieurs décennies, et notamment suite à la privatisation des logements sociaux par Margaret Thatcher, le coût exorbitant des logements absorbe en effet une part considérable du budget des britanniques. Cette situation s’est encore aggravée depuis 2010, date du retour au pouvoir des conservateurs, avec l’enchaînement des politiques d’austérité qui ont décimé les services publics et les aides sociales. Le regroupement de six prestations sociales majeures (crédit d’impôt parental, allocation chômage, allocation logement…) en un seul « universal credit » a notamment plongé de nombreux ménages précaires dans la pauvreté. D’une complexité incroyable, son déploiement, toujours pas terminé, devrait au total coûter 12 milliards de livres…

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pauvreté touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en chaîne sur le niveau de vie, la pauvreté était déjà particulièrement élevée : en janvier, celle-ci touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population, un chiffre qui monte même à 31% chez les enfants. De même, le Trussell Trust, une ONG humanitaire responsable de nombreuses banques alimentaires, annonçait au début de l’année une augmentation de 81% du recours à l’aide alimentaire sur les cinq dernières années. Autant de chiffres qui ont sans aucun doute encore augmenté depuis.

Enfin, contrairement à la France, le Royaume-Uni n’a pas mis en place de bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, ce qui explique donc l’envolée des factures. Pendant des mois, les Tories ont en effet augmenté régulièrement les plafonds des factures, leur gel étant considéré trop coûteux pour les finances publiques. Face à la contestation grandissante, notamment du mouvement Don’t Pay UK, qui invitait à refuser de payer ses factures d’énergies, les prix ont finalement été plafonnés très récemment à 2.500 livres par an pour un ménage moyen, soit tout de même le double de la facture de l’an dernier. Si les superprofits des entreprises énergétiques sont certes taxés à 25% – avec une possibilité de déduire des investissements de cette taxe – ce plafonnement des coûts énergétiques, en place pour deux ans, devrait coûter une fortune au gouvernement britannique : entre 130 et 150 milliards de livres selon les estimations

Liz Truss, le retour du thatchérisme au pire moment

Si la réaction du gouvernement, bien que très insuffisante, a tant tardé, c’est aussi en raison de la crise interne du parti conservateur. A la suite de plusieurs scandales, notamment l’organisation de soirées arrosées en plein confinement, Boris Johnson a dû se résoudre à la démission début juillet. De plus en plus critiqué par les députés de son propre parti, « BoJo » traînait en effet une image de menteur arrogant largement méritée. L’été a donc été marqué par le scrutin interne aux Tories, où les 170.000 membres du parti ont dû se prononcer sur le successeur de Johnson. Surfant sur son image de « Dame de fer » et sur l’impopularité de son adversaire Rishi Sunak, perçu comme un traître par certains conservateurs pour avoir abandonné Johnson qui l’avait nommé ministre des finances, Liz Truss l’emporta assez facilement. Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Élue avec 81.000 voix, l’héritière proclamée de Margaret Thatcher a en effet d’emblée connu une crise de légitimité. Pour séduire son camp, elle a promis un retour aux grandes heures du néolibéralisme, à travers des baisses d’impôts drastiques et une dérégulation de l’économie. Un projet qui s’inscrit dans la dérive libertarienne d’une frange du parti, qui voit dans le Brexit une opportunité de se défaire de toutes les normes précédemment imposées par l’UE et de signer des accords de libre-échange à tout-va. Leur objectif ? Transformer la Grande-Bretagne en un gigantesque duty free, où les businessmen pourront mener leurs affaires sans entraves et où la finance pourra s’épanouir sans aucune limite, transformant Londres en « Singapour sur Tamise ».

Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Après l’annonce d’un bouclier tarifaire sur l’énergie et une courte pause en raison des funérailles de la reine Elizabeth II, Liz Truss a choisi de marquer les esprits en annonçant des mesures fortes. Kwasi Kwarteng, nouveau chancelier (équivalent du ministre des finances) a donc présenté un « mini-budget » prévoyant la fin du taux d’imposition à 45% sur les plus hauts revenus et du plafond sur les bonus des traders. Pour répondre aux besoins d’énergie, Truss a par ailleurs levé le moratoire sur la fracturation hydraulique afin d’exploiter au plus vite les réserves de gaz de schiste, qu’importe les conséquences environnementales. La surenchère devrait se poursuivre : 570 règles relatives aux pesticides, à la qualité de l’alimentation et à la santé des consommateurs doivent être abrogées prochainement. Le nouveau ministre de l’économie, Jacob Rees-Mogg, multimillionnaire gestionnaire de hedge fund et figure de l’aile libertarienne des Tories, souhaite quant à lui supprimer toutes les lois s’appliquant aux entreprises de moins de 500 salariés. Comblé de voir ses propositions les plus délirantes être reprises par le nouveau gouvernement, l’Institute of Economic Affairs, qui se décrit comme « le think tank originel du libre marché » réfléchit déjà à la suite, par exemple en organisant des conférences avec des climatosceptiques pour pousser l’exécutif à renoncer à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Les Tories dans une impasse politique

En pleine crise sociale, l’annonce de nouveaux cadeaux fiscaux aux plus riches a évidemment excédé la population. Plus surprenant, ces mesures ont aussi suscité des réactions très négatives des marchés financiers. En effet, les baisses d’impôt et les nouvelles dépenses considérables du bouclier énergétique doivent être financées uniquement par l’emprunt. Un choix pour le moins hasardeux en pleine période de remontée des taux d’intérêt des banques centrales. Inquiets de cette fuite en avant par la dette et de l’absence d’investissements parmi toutes ces nouvelles dépenses, les marchés ont vivement réagi. La valeur de la livre sterling a plongé à son plus bas niveau, pratiquement à parité avec le dollar. Une chute qui a cependant permis à un proche de Kwasi Kwarteng d’empocher plusieurs millions. Les taux d’intérêt sur la dette britannique se sont eux envolés, obligeant la Bank of England à intervenir en urgence en rachetant pour 65 milliards de livres d’obligations, avec des résultats limités. Dans la foulée, le Fonds Monétaire International a officiellement demandé au gouvernement de « reconsidérer » son budget, jugé inflationniste et trop inégalitaire. Un désaveu d’autant plus violent qu’il émane d’institutions éminemment néolibérales.

Comme le souligne l’économiste James Meadway, le nouveau gouvernement britannique pensait sans doute pouvoir imiter les Etats-Unis et s’endetter sans compter. Mais si les Etats-Unis peuvent s’appuyer sur le « privilège exorbitant » du dollar, monnaie de référence mondiale, le Royaume-Uni ne peut pas en dire autant. Sous la pression des marchés, Kwarteng a donc dû se résoudre à renoncer à son projet de supprimer la tranche supérieure d’impôt à 45%. Exaspérés par l’incompétence d’un gouvernement aux manettes depuis moins d’un mois, des députés conservateurs ont déjà envoyé des lettres pour demander le départ de Truss et de son équipe. L’inquiétude des parlementaires conservateurs se comprend aisément : les derniers sondages indiquent environ 50% d’intentions de vote pour le Labour, contre environ 20 à 25% pour les Tories ! Si une élection avait lieu prochainement, les travaillistes obtiendraient donc la plus forte majorité de l’histoire et les Conservateurs perdraient près de 250 sièges.

D’ores-et-déjà, de nombreux conservateurs regrettent Boris Johnson. Si ce dernier était sans aucun doute un personnage fantasque et un tartufe, il a néanmoins toujours été doué d’une certaine clairvoyance politique. En 2016, sentant l’ampleur du rejet de l’Union européenne, il se rangea du côté des Brexiters dans le seul but de sa propre ascension politique. Cette stratégie sera payante : trois ans plus tard, remplaçant une Theresa May impuissante car dépourvue de majorité, il écrase Jeremy Corbyn en axant presque tout sa campagne sur la nécessité de respecter le verdict du référendum. Par ailleurs, s’opposant à la frange austéritaire de son parti, il prit soin de promettre des investissements importants dans le NHS (service de santé public), la police et les infrastructures nécessaires pour développer le Nord de l’Angleterre, particulièrement pauvre. Malgré ses nombreux défauts, Johnson avait ainsi créé une offre politique populiste répondant aux demandes de l’électorat, ce qu’aucun politicien de son camp ne semble capable de faire aujourd’hui. Là encore, les sondages sont cruels pour Truss : 30% des électeurs pensent que Johnson serait meilleur qu’elle (contre 13% dans l’autre sens), un chiffre qui monte à 48% (contre 19%) chez les électeurs conservateurs.

Le Labour, nouveau parti préféré des élites

Pour le Labour de Keir Starmer, le départ de Boris Johnson offre une opportunité sans précédent. Étant donné les niveaux d’impopularité de Liz Truss, le leader travailliste n’a pas à promettre grand chose pour être plus attirant. Un rôle qui convient tout à fait à Starmer, qui n’a eu de cesse de renoncer au programme radical de Jeremy Corbyn et d’attaquer la gauche de son parti en l’accusant d’antisémitisme depuis qu’il est devenu le chef de l’opposition en avril 2020. Pendant près de deux ans, la stratégie centriste de Starmer n’a guère fonctionné : ses différences avec les politiques menées par Boris Johnson étaient minces et les conflits internes au Labour donnaient l’impression que le parti n’était pas prêt à gouverner. Avec le départ de Johnson et avec la folie thatchérienne de Liz Truss, le contexte devient soudainement très différent : Starmer peut se targuer d’être l’opposition de bon sens, représentant le « centre de la vie politique britannique » comme il l’a affirmé lors de son discours au congrès de son parti en septembre.

Bien sûr, face à l’angoisse du déclassement et de l’appauvrissement, Starmer a fait quelques concessions à sa gauche. En matière énergétique, il promet notamment un énorme plan d’investissement dans le renouvelable et le nucléaire pour arrêter la production électrique d’origine fossile dès 2030 et souhaite créer une nouvelle entreprise nationale de production électrique, Great British Energy. Enfin, pour se différencier des Conservateurs qui avaient privatisé la rente des gisements gaziers de la Mer du Nord dans les années 1990, il entend créer un fonds souverain sur le modèle de celui de la Norvège. Ce fonds, qui serait alimenté par les revenus issus des énergies renouvelables, permettrait de financer des investissements stratégiques pour l’avenir du pays. Un programme intéressant, mais qui se garde bien d’évoquer la renationalisation du secteur énergétique comme le proposait son prédécesseur. Pour Starmer, pas question de reprendre possession des entreprises énergétiques, il suffit que l’Etat pallie les déficiences du marché en accélérant la transition écologique. 

De même en matière de logement : Starmer s’inscrit dans le rêve thatchérien d’un pays de propriétaires. Pour que davantage de Britanniques puissent acquérir leur logements malgré des prix exorbitants, il promet par exemple des emprunts garantis par l’Etat et une préférence aux acheteurs qui ne possèdent pas déjà plusieurs logements. Des mesurettes qui évitent soigneusement d’aborder les vrais enjeux : la lutte contre la spéculation, la protection des locataires, l’encadrement des loyers et bien sûr la construction de logements sociaux. Si le discours de Starmer ne suscite pas l’enthousiasme des foules, il apparaît cependant correct face à celui, totalement surréaliste, de Truss. Les acteurs économiques et les grands médias ne s’y sont pas trompés : rassurés par la mise à l’écart de la gauche et le programme très modéré de Starmer, ils le dépeignent déjà en futur Premier ministre. Mais les prochaines élections ne devraient pas avoir lieu avant deux ans, ce qui laisse encore le temps aux Tories de corriger le tir et de remplacer Truss par quelqu’un de plus compétent, voire de faire revenir au pouvoir Boris Johnson.

Le retour en force du syndicalisme

Si les intentions de vote indiquent un vote massif pour le Labour faute d’alternative, nombreux sont les Britanniques à ne pas se satisfaire des demi-mesures proposées par l’opposition. Dans ce contexte, les syndicats sont constamment sur le devant de la scène ces derniers mois. Dans de très nombreux secteurs de l’économie, les grèves se multiplient depuis cet été, atteignant un niveau jamais vu depuis l’offensive thatchérienne il y a 40 ans. Les cheminots, les dockers, les travailleurs d’Amazon, les enseignants, les postiers, les chauffeurs de bus, les infirmières du NHS, les éboueurs, les avocats… tous se mobilisent pour exiger des hausses de salaires. Même les employés du Daily Express, un journal connu pour ses positions très hostiles aux syndicats, ont pris part à des journées de grève.

Ce niveau de contestation sociale est d’autant plus impressionnant qu’organiser des grèves est particulièrement compliqué outre-Manche : d’une part, les grèves non-déclarées et reconductibles sont totalement interdites, tandis que le droit individuel à faire grève n’existe pas. D’autre part, une grève n’est légale que si les syndicats consultent l’ensemble de leurs membres lors d’un scrutin dans lequel la participation doit s’élever à au moins 50% et le souhait de faire grève à 25% des votants (40% dans certains secteurs jugés essentiels), la voix des absents étant considérée comme une voix contre. Un processus extrêmement laborieux instauré notamment par Margaret Thatcher afin d’affaiblir le pouvoir des syndicats. Malgré ces obstacles, ceux-ci ont réussi à fédérer largement ces derniers mois et n’entendent pas s’arrêter tant que leurs revendications n’auront pas été satisfaites, notamment une hausse des salaires au niveau de l’inflation. Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Dépassée par l’ampleur du mouvement, Liz Truss compte compliquer encore l’organisation de grèves et réagir avec la même fermeté que Thatcher. Mais contrairement à celle dont elle se veut l’héritière, elle ne peut s’appuyer sur une base sociale solide. Sa stratégie de confrontation risque donc de galvaniser encore le soutien de la population aux grévistes. La percée médiatique de Mick Lynch et d’Eddie Dempsey, leaders du RMT (syndicat des cheminots, des travailleurs maritimes et des transports), inconnus jusqu’à il y a peu et devenus de véritables stars sur les plateaux télé, témoigne de l’inversion de la situation par rapport à celle des années 1980. Mais si la population soutient les grèves, le bras de fer social est encore loin d’être gagné : peu d’entreprises ont pour l’instant accédé aux revendications des travailleurs. Or, une grève qui s’éternise signifie l’épuisement et l’appauvrissement de ceux qui s’y sont impliqués, d’où une démoralisation et des divisions parmi les grévistes.

Par ailleurs, la traduction politique de ce mouvement social n’est pas encore évidente. Fondé par des syndicats, le Labour devrait être le débouché naturel des revendications des travailleurs dans l’arène politique. Mais depuis la reprise en main par Keir Starmer, le parti s’est montré très distant à l’égard des mobilisations sociales. Starmer lui-même est incroyablement silencieux sur les grèves qui paralysent le pays. Pour tenter de lui forcer la main, des syndicalistes, des représentants de l’aile gauche du Labour et le journal socialiste Tribune se sont réunis pour lancer le mouvement Enough is Enough, qui espère fédérer la colère sociale autour de cinq revendications phares : la hausse des salaires (avec à terme un salaire minimum à 15£/heure), la baisse des coûts de l’énergie grâce à la renationalisation des entreprises du secteur, un grand plan contre la faim, un programme de construction de logements sociaux et de protection des locataires et une taxation des grandes fortunes. Pour l’heure, le mouvement a réussi son lancement, en organisant des meetings dans de nombreuses métropoles et villes moyennes, puis une grande journée d’action nationale le 1er octobre. Mais la suite est encore incertaine : l’épuisement et la division mineront-ils le mouvement ou celui-ci sera-t-il galvanisé par quelques victoires et par la fragilité du gouvernement ? Quel que soit le dénouement du mouvement en cours, Liz Truss aura au moins réussi sur un point : être autant détestée que la « Dame de fer ».

Après Boris Johnson, les conservateurs toujours hégémoniques

Après une succession de scandales et la démission de nombreux ministres, Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet 2022. © Number 10

À la suite de sa mise en cause dans plusieurs scandales, Boris Johnson va quitter le 10 Downing Street. Mais les critiques à son encontre se focalisent presque exclusivement sur son manque d’intégrité et occultent son très mauvais bilan politique. Cherchant à se positionner comme un meilleur gestionnaire du pays, Keir Starmer, leader de l’opposition travailliste, ne remet pas en cause la plupart des décisions des conservateurs. Article de David Broder, rédacteur en chef Europe du magazine Jacobin, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

La chute de Boris Johnson constitue l’aboutissement de mois de pression sur son leadership, ponctué par des scandales répétés sur ses mensonges au public et au Parlement. Les accusations d’agression sexuelle contre Chris Pincher, whip du Parti conservateur (leader du groupe parlementaire, chargé de faire respecter la discipline de vote du parti, ndlr) et le fait que Johnson était au courant de sa conduite passée avant qu’il ne le nomme – ne sont que les dernières étincelles d’une série d’affaires attestant du mépris flagrant du Premier ministre pour le respect de la loi. Avant cela, le scandale des fêtes organisées au 10 Downing Street en plein confinement avaient déjà fortement affaibli la popularité et la crédibilité du leader conservateur. Ces révélations, alimentées par les SMS et les emails parus dans la presse ces derniers mois, ne surprennent personne, et encore moins les ministres conservateurs auparavant fidèles qui ont soudainement considéré Johnson inapte à exercer ses fonctions.

Si Boris Johnson a annoncé sa démission le 7 juillet dernier, il demeure Premier ministre jusqu’à début septembre, le temps que les parlementaires conservateurs, puis les adhérents du parti, choisissent son successeur. Étant donné la large majorité conservatrice à la Chambre des communes – y compris les dizaines de nouveaux députés élus sous la direction de Johnson lors des élections de 2019 – un changement majeur de cap politique est peu probable. Les différents candidats à sa succession, qui ont été des alliés de longue date avant de le laisser tomber pour obtenir sa place, ont en effet presque tous le même programme thatchérien et très à droite sur les enjeux sécuritaires. La crise sociale et le changement climatique sont en revanche très peu abordés durant cette compétition interne.

Une grande partie du discours médiatique sur le refus initial de Johnson de quitter ses fonctions a pris la tonalité d’une crise constitutionnelle – et, pire que tout, le risque que ses efforts pour rester en poste finissent par « embarrasser la Reine ». Le producteur et journaliste écossais Andrew Neil, créateur de la chaîne de télévision d’extrême droite GB News, a pris la parole sur Twitter pour affirmer que les comparaisons entre Johnson et Donald Trump étaient finalement fondées. Des propos qui ne visent sans doute qu’à tracer un trait entre Johnson et du courant dominant des Tories, pour en faire un simple individu dévoyé dont on peut se passer sans trop de difficulté.

Le Labour est-il encore un parti d’opposition ?

Le leader du Parti travailliste, Keir Starmer, a quant à lui appelé à la tenue d’élections anticipées, déclarant qu’il souhaitait un changement « fondamental » de gouvernement et pas seulement un nouveau leader conservateur. Pourtant, M. Starmer et son parti ont soigneusement refusé de « politiser » leurs reproches à Johnson. Les plateaux de télévision ont vu ainsi défiler de nombreux ministres travaillistes de l’opposition (au Royaume-Uni, le principal parti d’opposition nomme des « ministres fantômes » amenés à exercer tel ou tel poste en cas de victoire électorale, ndlr) insistant sur le fait que Johnson était individuellement malhonnête, arrogant et indigne de sa fonction, et que le drame interne des Tories était une « distraction » handicapante pour la bonne conduite des affaires d’Etat. En revanche, les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans (le parti conservateur est au pouvoir depuis 2010, avec successivement David Cameron, Theresa May et Boris Johnson, ndlr), pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Les « Starmerites » évitent tout commentaire sur l’agenda idéologique que Johnson et ses ministres poursuivent depuis déjà douze ans pour se présenter uniquement – dans le plus pur style centriste – comme de compétents futurs gestionnaires d’une machine gouvernementale dépolitisée.

Certes, il est évidement important que les élus obéissent aux mêmes règles qu’ils imposent aux autres, mais cela ne suffit pas à représenter une alternative aux Tories. Les douze années de pouvoir des conservateurs – dont cinq en partenariat avec les libéraux-démocrates – ont été marquées par une très forte austérité qui a détruit de manière les services publics britanniques pour longtemps. En outre, les conservateurs ont adopté des mesures dignes du nationalisme réactionnaire, notamment une loi renforçant fortement l’impunité de la police et un système d’envoi des demandeurs d’asile déboutés vers le Rwanda, peu importe d’où ils viennent.

La réponse mitigée du Parti travailliste semble néanmoins conforme à la stratégie adoptée par M. Starmer depuis qu’il préside le parti depuis deux ans, qui consiste à se rapprocher le plus possible du gouvernement, en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une opposition « responsable » et non d’une opposition « idéologique » comme celle du prédécesseur Jeremy Corbyn, qui promouvait explicitement le « socialisme ». Ainsi, lorsque la politique des vols vers le Rwanda a été annoncée, M. Starmer l’a critiquée en raison de son coût financier plutôt que sur son inhumanité pure et simple. Même le soutien à l’Union européenne qui galvanisait autrefois les partisans de Starmer est désormais marginalisé (ce dernier ayant fait le choix de ne pas rouvrir le débat du Brexit, qui avait permis à Johnson d’infliger une sévère défaite au Labour en 2019, ndlr). Pourtant, alors même que l’opposition politique est réduite à une question de probité individuelle et que le débat public britannique se focalise sur les normes sacrées de la vie publique qui sont souillées, des menteurs bien connus comme Tony Blair et son ancien assistant Alastair Campbell en profitent pour laver leur réputation, ternie par la désastreuse guerre en Irak et d’autres scandales.

« There is no alternative »

Les travaillistes n’ayant pas réussi à mettre en place une opposition politique, d’autres ont décidé de remplir ce rôle, au moins partiellement. En juin, les grèves ferroviaires menées par le syndicat National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT) ont suscité une large sympathie de la part des Britanniques touchés par la hausse du coût de la vie, alors même que les médias traditionnels et la direction du Parti travailliste s’accordaient à penser que le grand public ne voyait les syndicats que comme une nuisance. Lors d’une récente émission spéciale consacrée au mélodrame en cours à Westminster (siège du Parlement britannique, nldr), il ne restait plus que Martin Lewis, fondateur du site web Money Saving Expert, pour souligner que la flambée des prix de l’énergie empêchera des millions de Britanniques de payer leurs factures d’énergie cet hiver, ce qui pourrait provoquer des « troubles sociaux » qui éclipseraient les querelles entre conservateurs au sujet de Johnson.

Certes, le Parti conservateur rassemble des personnalités plus ou moins favorables à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Cependant, la compétition interne aux conservateurs est marquée par un véritable fanatisme de l’économie de marché. Le remplacement du chancelier (équivalent du ministre des Finances, ndlr) milliardaire Rishi Sunak par le magnat du pétrole Nadhim Zahawi dans les derniers jours du mandat de Johnson – Zahawi ayant immédiatement promis de renoncer à la faible hausse prévue de l’impôt sur les sociétés – avait déjà donné le ton. Les critiques des conservateurs à l’encontre de M. Johnson, notamment de la part de Liz Truss (favorite pour succéder à Johnson, ndlr), ont essentiellement porté sur des appels à la réduction des impôts et à l’abandon de tout programme écologique, même théorique. Il est également probable que la course à la succesion de Johnson se joue sur la peur du nationalisme écossais et de la montée du Sinn Féin en Irlande (parti de gauche favorable à l’unification du pays, ndlr).

La chute de Johnson est en partie le résultat de la menace qui pèse sur les députés en place, ceux-ci craignant pour leurs sièges après les récentes défaites aux élections partielles. Il laisse son parti dans le doute à la fois dans les anciens sièges travaillistes – le très mythifié « Red Wall » (mur rouge) dans l’Angleterre désindustrialisée du Nord, conquis par les Tories en 2019 – et dans les régions plus riches du Sud, où les libéraux-démocrates sont de sérieux challengers. Pourtant, avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir, auréolé de la même lune de miel médiatique que Boris Johnson et Theresa May ont eu lors de leur prise de pouvoir. Alors que les scandales n’ont pas manqué et que la population s’appauvrit, les travaillistes n’ont que quelques points d’avance dans les sondages nationaux, loin de la marge solide et durable nécessaire pour obtenir une majorité.

Avec une opposition aussi faible que celle des deux dernières années, il semble très probable qu’un nouveau leader conservateur sera en mesure de définir sans encombre la politique du pays dans les mois à venir.

Keir Starmer semble lui convaincu que le pouvoir va juste lui tomber dessus à mesure que les Tories se désintègrent. L’expulsion de milliers de « socialistes » des rangs du Labour et l’abandon de la défense de toute politique de gauche, sur lesquelles Starmer avait pourtant été élu leader en 2020, témoignent d’une rupture radicale avec l’ère Corbyn. Renouant avec le blairisme, il s’agit de faire du Labour une sorte de parti Tory « light » et respectable, une option « sans danger » pour le capitalisme britannique. Pourtant, au-delà de tous les débats sur la bienséance et la personnalité qu’un responsable politique est censé avoir, les lignes de fracture fondamentales de la politique britannique restent inchangés : les Tories peuvent compter sur une base solide et mobilisée de propriétaires, généralement âgés et riches, tandis que l’électorat visé par le Labour, à savoir les Britanniques en âge de travailler, qui voient leurs intérêts matériels quasiment ignorés dans ce cirque médiatique, ont toutes les chances de renoncer au vote. Tant que les travaillistes ne défendront pas ces derniers et ne traceront pas de véritables lignes de démarcation, ils n’auront aucune chance de briser l’hégémonie des conservateurs sur la scène politique britannique.

Keir Starmer : le François Hollande britannique ?

Keir Starmer lors d’un débat de la primaire interne pour la direction du Labour Party, en 2020. © Rwendland

Un an après son élection à la tête du Labour, Keir Starmer semble échouer sur tous les fronts. À la peine dans les sondages, il ne parvient pas à capitaliser sur les erreurs de Boris Johnson et apparaît comme un politicien sans vision. Son bilan en matière de gestion interne n’est pas plus brillant : au lieu de réconcilier les différentes factions du parti, il a exacerbé les tensions sans en tirer un quelconque profit. Récit d’une année chaotique pour la gauche d’Outre-Manche.

« Notre mission est de rebâtir la confiance dans notre parti, d’en faire une force positive, une force de changement. » Tel était le cap fixé par Keir Starmer dans son discours de victoire lors de son élection à la tête du Labour Party il y a un an. Élu en plein confinement et quatre mois après une rude défaite de Jeremy Corbyn face à Boris Johnson, le nouveau leader de l’opposition héritait en effet d’une situation difficile. 

Le candidat de l’apaisement

D’abord, il fallait faire oublier que les travaillistes avaient désavoué le verdict des urnes en refusant de soutenir le Brexit. Pour se démarquer des conservateurs défendant un Brexit dur et capter l’électorat pro-européen des grandes métropoles, le parti avait en effet proposé un nouveau référendum aux électeurs en 2019. Un positionnement rejeté par l’électorat populaire, que le parti considérait comme lui étant acquis. Nombre de bastions historiques du Labour dans le Nord de l’Angleterre basculèrent en faveur des conservateurs, menant les travaillistes à leur pire défaite depuis 1935. Par ailleurs, le parti était fracturé entre une aile gauche pro-Corbyn et une frange blairiste, surtout présente dans le groupe parlementaire. Enfin, les controverses, totalement infondées, autour du supposé anti-sémitisme de Jeremy Corbyn avaient entaché l’image du parti.

Après cinq ans de tensions autour de la figure de Corbyn et du Brexit, Keir Starmer se présenta comme le candidat du rassemblement et de l’apaisement. Mettant en avant son image plutôt consensuelle, celle d’un ancien avocat engagé pour les droits de l’homme et d’un opposant à la guerre d’Irak ayant déchiré le parti sous Tony Blair, il n’oubliait pas pour autant d’affirmer son attachement au programme économique « socialiste » de son prédécesseur. Un positionnement plébiscité lors de la primaire avec 56% des voix. Soutenu par les médias dominants trop heureux de remplacer Corbyn par un progressiste tranquille, il parvint au passage à faire oublier sa responsabilité dans l’échec électoral de 2019, en tant que ministre fantôme en charge du Brexit, ou le fait qu’il soit député grâce à un parachutage dans une circonscription imperdable.

Guerre contre l’aile gauche

Mais la confiance des militants travaillistes envers leur nouveau leader s’est vite dissipée. Après avoir forcé Rebecca Long-Bailey, candidate de l’aile gauche durant les primaires, à démissionner de son poste de ministre fantôme, Starmer s’est attaqué à son ancien chef. Une déclaration de Corbyn à propos de l’antisémitisme au sein du Labour, dans laquelle l’ancien dirigeant reconnaissait pleinement le problème tout en ajoutant que son ampleur avait été largement exagérée, fut utilisée pour lui retirer sa carte de membre. Une décision extrêmement brutale, sans doute motivée par la volonté de Starmer d’asseoir son pouvoir et d’envoyer un signal fort aux médias, qui a suscité un tollé chez de nombreux militants et plusieurs syndicats affiliés au parti. Finalement, Corbyn récupéra sa carte de membre grâce au Comité National Exécutif (NEC) et Starmer en sortit humilié. En janvier, ce fut au tour du leader écossais du parti, Richard Leonard, proche de Corbyn, d’être débarqué le lendemain d’une visioconférence où des grands donateurs auraient demandé son départ.

Cette guerre contre l’aile gauche du parti semble lasser une bonne partie des militants. Avant le scandale autour de la suspension de Corbyn, environ 10% des membres n’avaient déjà pas renouvelé leur carte selon des données internes, un chiffre sans doute plus élevé aujourd’hui. Les syndicats, grands soutiens de Corbyn, semblent aussi traîner des pieds : le plus gros d’entre eux, Unite, n’a fait aucun don depuis l’élection de Starmer et a réduit sa contribution annuelle. Pour combler ce manque à gagner, le nouveau dirigeant cible donc des grands donateurs, mais ceux-ci paraissent peu intéressés. Ils semblent en effet avoir plus à gagner en misant sur les Tories, historiquement proches de leurs intérêts, comme l’a rappelé l’étrange attribution de juteux contrats publics liés au COVID à des proches du pouvoir.

Un opposant inaudible

Si les conflits internes ont fragilisé Starmer, il ne semble pas non plus séduire le grand public. Sans charisme, ses interventions à Westminster se sont révélées ennuyeuses et plutôt conciliantes envers les conservateurs, alors que la mauvaise gestion de l’épidémie lui offrait un moyen de se démarquer et de tourner la page du Brexit. Cet automne, les coups de gueule d’Andy Burnham, maire du Grand Manchester et ministre fantôme de la Santé auprès de Starmer, ont montré combien l’exaspération était réelle. Son rejet de nouvelles restrictions sanitaires dans le Nord – pauvre – de l’Angleterre en l’absence de meilleures indemnisations en a fait une icône des provinciaux face à la riche Londres qui décide de tout. De même, le Labour de Starmer a refusé de soutenir les dizaines de milliers d’étudiants qui demandent une baisse des frais de scolarité exorbitants et des loyers des résidences universitaires que nombre d’entre eux ne peuvent plus payer. L’ancien avocat des droits humains a également envoyé un signal incompréhensible en demandant à son parti de s’abstenir sur le « Spy Cops Bill », un texte garantissant l’immunité aux militaires et agents de renseignement s’ils commettent des actes criminels durant leurs missions. La liste pourrait être complétée.

« Au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. »

Tom Kibasi, ancien soutien de Keir Starmer, dans The Guardian.

Certes, Starmer avait prévenu : il ne serait pas un opposant dogmatique. Mais pour l’heure, difficile de citer un seul exemple de réelle opposition. Pour Tom Kibasi, ancien soutien de Starmer, « au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. » Si ce choix a été utile pour que le Brexit se réalise enfin, pour de nombreux électeurs, la différence entre travaillistes et conservateurs devient difficile à cerner. 

Pendant que que Starmer échoue à proposer une vision cohérente de l’avenir du pays, Boris Johnson tente lui de séduire l’électorat populaire en rompant avec le thatchérisme : après une hausse de 6% du salaire minimum en début de mandat, il a repris une partie de l’agenda promu par Corbyn en renationalisant certaines lignes de train et en annonçant un grand plan de « révolution industrielle verte ». Certes, les conservateurs ne renonceront pas pour autant à leur idéologie libérale et il faudra différencier effets d’annonce et résultats. Pour l’instant, Johnson bénéficie en tout cas d’une belle avance dans les sondages, gonflée par la réussite de la vaccination. Starmer, lui, va devoir se ressaisir. Ses reniements successifs et purges brutales ont détruit son image aux yeux des militants de gauche sans parvenir à prendre des voix au centre. Un scénario qui a conduit le PS français à l’abîme.

Aaron Bastani : « Nous sommes en train de vivre les dernières décennies du capitalisme »

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©Jwslubbock

Aaron Bastani est un des fondateurs de Novara Media, turbulent média qui agite la politique britannique à l’ombre du Labour. Il est aussi l’auteur d’un ouvrage à succès, Fully Automated Luxury Communism, qui a provoqué un débat important sur les nouvelles technologies et la possibilité d’une société post-travail. Nous l’avons rencontré à Brighton, pendant la conférence annuelle du Labour. Traduction par Guillaume Ptak et Nicolas Clément.


LVSL – Vous avez récemment publié un livre intitulé Fully Automated Luxury Communism[1] [ndlr, « communisme de luxe automatisé »]. Cette formule a un caractère provocant, qu’est-ce que vous entendez par-là ? Est-ce que qu’il s’agit d’une vision épique, ou utopique, du futur de l’humanité ? Ou est-ce qu’il s’agit d’un projet à l’ordre du jour pour notre génération ?

Aaron Bastani – Le livre est composé de trois parties. Le premier tiers porte sur la crise dans laquelle nous nous trouvons, qui est une crise de notre modèle économique qui commence en 2009 et qui ne semble pas prête de s’arrêter. Il y en a d’autres, que je présente dans le livre comme des défis existentiels pour le capitalisme : le changement climatique, le vieillissement démographique, l’impact de l’automatisation sur le marché du travail, et la façon dont celle-ci va probablement accroître les inégalités… Cela crée également une multitude de problèmes en lien avec la crise du travail, les maladies qu’elle peut engendrer ou l’épuisement des ressources.

À n’importe quelle autre époque, une seule de ces crises aurait été dramatique, mais le 21ème siècle va en connaître 4 ou 5. Qu’il s’agisse de la France, du Royaume-Uni ou des États-Unis, ce constat est unanimement partagé. Les libéraux au pouvoir, les grands patrons, les conservateurs d’extrême droite et la gauche radicale sont tous d’accord. Ce que j’affirme dans le deuxième tiers du livre, et qui fait un peu plus débat est qu’en parallèle de ces crises nous assistons à l’émergence de ce que Marx aurait appelé un nouveau mode de production. De la même façon que le capitalisme ou le féodalisme sont des modes de production avec un début, un milieu et une fin, j’affirme que nous assistons potentiellement à la fin du capitalisme comme mode de production. Le capitalisme repose sur deux piliers que sont la vente de la force de travail contre un salaire et la production pour le profit. Depuis le début des années 2000, nous assistons de plus en plus à une « démarchandisation » involontaire au sein des marchés, à une rupture du mécanisme des prix, etc. Ce phénomène va se généraliser. Avec l’automatisation et la généralisation de l’intelligence artificielle, le prix obtenu par un travailleur pour sa force de travail chute soudainement.

En plus de ces crises, les contradictions inhérentes au capitalisme nous permettent d’identifier la fin du capitalisme et l’émergence de quelque chose d’autre. Ce n’est pas inévitable, mais je pense que c’est plausible. Cela dépendra des politiques mises en place, et des actions que nous entreprenons, mais c’est possible. Cela exige une politique révolutionnaire, qui est le communisme. Le communisme est clairement différent du capitalisme en cela qu’il ne nécessite pas de vendre sa force de travail contre un salaire, il n’y pas de production pour le profit, et à cause de certaines variables technologiques que je mentionne dans le livre, je pense que c’est l’ensemble des paramètres au sein desquels les progressistes et socialistes doivent constituer leur projet pour le 21ème siècle. En substance, qu’est-ce que cela signifie pour le « communisme de luxe automatisé » ? Est-ce un objectif réalisable pour notre génération ? Pour notre génération, probablement pas. Cela revient à demander si l’économie de marché était réalisable pour la génération d’Adam Smith, sans doute que non. Mais ce qu’Adam Smith a pu faire dans les années 1770, c’était identifier un nouveau mode de production. Je crois que c’est aussi ce que nous pouvons faire au XXIème siècle. À partir de là, nous devons œuvrer pour des politiques adéquates, des relations sociales, des formes de solidarité et un rapport à la nature adapté, qui nous permettront de faire progresser la justice sociale. D’une certaine façon, le « communisme de luxe automatisé » est censé être provocateur, et c’est mon but, mais ce n’est pas juste une formule marketing. Je situe mon analyse dans une perspective marxiste, dans ce que Marx a dit au sujet du communisme qui est distinct du socialisme. Dans le livre, le socialisme est pensé comme un pont vers le communisme, car ce sont des systèmes assez différents. Il s’agit bien d’un véritable état politique que nous pouvons atteindre. À quelle vitesse ? Nous verrons bien. Mais en même temps, je plaide coupable pour l’usage de cette formule pour faire réfléchir les gens, pour changer leurs préjugés.

 

LVSL – Vous avez suggéré qu’une série d’avancées technologiques, dont l’intelligence artificielle, l’automatisation, l’agriculture cellulaire et les manipulations génétiques offrent des leviers pour émanciper l’humanité du travail et de la rareté. Cependant, et en accord avec la loi de Moore, les progrès dans les technologies de l’information ont montré leur compatibilité totale avec de longues journées de travail, un ralentissement de la croissance de la productivité, et des conditions de vie qui stagnent. Pour quelles raisons les transformations technologiques des 50 années à venir seraient-elles plus libératrices ? Est-ce que vous n’exagérez pas le potentiel qu’ont ces innovations technologiques à transformer des relations sociales ?

A.B. – Ce sont trois choses différentes. Au sujet de la productivité, il y a une très bonne citation qui dit « la révolution de l’information est partout, mais la productivité n’est que statistique ». L’argument que je défends dans le livre est que les valeurs d’usage créées par la troisième disruption, par ces nouvelles technologies, ne peuvent être captées. Leur valeur ne peut être appréhendée à travers le modèle traditionnel de la productivité. Alors, qu’est-ce que la productivité ? La productivité est le PIB par personne par heure travaillée. Mais Wikipédia par exemple n’apparaît pas dans les statistiques du PIB. De même pour un groupe Facebook, qui vous permet de coordonner votre projet. Chez Novara [ndlr, le média au sein duquel Aaron Bastani travaille], nous utilisons Whatsapp. Ces outils sont généralement gratuits. Historiquement, ils auraient requis des institutions, ou une sorte de transaction monétaire à travers le mécanisme du prix. À travers notre compréhension obsolète du PIB et donc de la productivité, une grande part de cette valeur n’est pas prise en compte. C’est pourquoi nous devons laisser tomber ce concept de productivité. En revanche, en matière de conditions de vie, de salaires et de durée de travail, la situation s’est dégradée. Cela met en lumière un point très important, dont je parle dans les premiers chapitres du livre : j’y fais la distinction entre John Maynard Keynes et Karl Marx. En 1930, Keynes affirme que dans 100 ans, nous n’aurons besoin de travailler que 6 à 10 heures par semaine. En fait, il dit même que nous n’aurons quasiment pas besoin de travailler, ou du moins juste pour satisfaire notre besoin psychologique de travail. Keynes pense que, grâce à la technologie et à ce qu’il appelle les « intérêts composés », donc grâce aux progrès intrinsèques du capitalisme, nous arriverons à un monde débarrassé du travail et de la pénurie. Keynes, le plus puissant économiste bourgeois du XXème siècle parle donc de post-capitalisme. Il ne parle pas de communisme, qui est une chose différente, mais de post-capitalisme. Dans les années 1860, Marx évoquait un débat assez similaire à travers le progrès technologique et sa signification. Selon Marx, celui-ci n’implique pas nécessairement de meilleures conditions de vie, moins de travail et plus d’avantages pour les travailleurs. Il affirme que les travailleurs les plus qualifiés faisant usage des technologies les plus modernes, s’ils sont assujettis aux relations sociales capitalistes, peuvent avoir une vie plus difficile que les « sauvages ». Par elle-même, la technologie ne permet pas d’améliorer les conditions de vie. Il faut avoir des politiques publiques, la lutte des classes, des formes d’organisation sociale, etc. Marx dirait donc à Keynes qu’il est un « déterministe technologique ». Isolées, ces technologies ne peuvent pas émanciper l’humanité. Elles ne mèneront pas à une société post-travail.

LVSL – Ce qui ne répond pas à la question fondamentale sur les technologies futures…

A.B. – Parce que nous n’avons pas eu les politiques publiques nécessaires, voilà pourquoi. Nous pourrions d’ores et déjà avoir une semaine de 25 heures. Il existe beaucoup d’emplois socialement inutiles. Il y a beaucoup de captation de valeur qui est complètement improductive. L’essentiel de la finance n’aide vraiment pas la production utile et la création de valeur. Si nous parlons de dégradation des conditions de vie et de baisse des salaires, c’est donc en raison de la nature des politiques publiques mises en place. Il faut comprendre qu’après la fin des années 70, nous avons subi une contre-révolution. Moins en France, évidemment, vous avez eu Mitterrand au début des années 80. Mais dans l’ensemble du monde occidental, nous avons assisté à une contre-révolution. Cette contre-révolution est une réponse à une révolution. Les 65 premières années du XXème siècle sont révolutionnaires : elles sont révolutionnaires du point de vue du suffrage universel, des droits des femmes, des droits des LGBT, des luttes anticoloniales, etc. Elles sont aussi révolutionnaires du point de vue technologique. Le fordisme est une forme révolutionnaire du capitalisme en 1900, mais elle est tout à fait normale en 1960. Qu’est-ce que le Fordisme ? C’est l’idée selon laquelle un travailleur peut consommer les produits et services qu’il a lui-même créés, et que la demande induite crée une sorte de stabilité au sein du système. C’est une idée très radicale en 1900, mais tout à fait normale en 1965. Elle se conjugue très bien avec le keynésianisme. Tout cela est très bien : les travailleurs obtiennent une part du gâteau plus importante en 1965 qu’en 1900. Ce sont des gains très graduels.

Si nous avons reculé, c’est donc à cause d’une contre-révolution. Cette contre-révolution a su mettre à profit les technologies que j’évoque dans mon ouvrage. Prenons par exemple la mondialisation : nous assistons à une mondialisation du marché du travail, avec l’apparition de la conteneurisation, de formes globales de communication en temps réel, de formes globales de distribution, de stockage et de livraison. Tout cela dépend de la technologie. Et au lieu de permettre aux travailleurs de travailler moins, d’investir leur énergie dans des activités socialement utiles, ces technologies ont été récupérées par la contre-révolution pour servir les intérêts des 1% les plus riches. Le meilleur exemple est celui du charbon en Grande-Bretagne. Évidemment, le Royaume-Uni devait se débarrasser du charbon et aller vers les énergies renouvelables. C’est en partie ce qui s’est produit avec le thatcherisme, mais pas avec une transition socialement équitable, qui aurait bénéficié aux travailleurs, qui aurait amélioré la qualité de l’air qu’ils respirent et leur aurait donné des bons emplois syndiqués. Cela s’est produit comme un moyen permettant à Thatcher de conduire une guerre de classe. Les technologies en elles-mêmes ne sont pas émancipatrices, elles peuvent même participer à l’asservissement. Elles peuvent tout à fait servir les intérêts des élites. Ce que j’essaie de mettre en lumière dans le livre, c’est que les technologies que nous voyons émerger aujourd’hui, qui permettent une disruption potentielle du projet politique du XXème siècle, si elles ne sont pas accompagnées d’une véritable volonté politique, ne vont pas améliorer les choses. Au contraire, elles vont les empirer. C’est un point très important à mentionner lors de conversations avec les utopistes technologiques dont je ne fais pas partie.

LVSL – L’imposition de la rareté à la société n’est pas seulement le produit des relations sociales du capitalisme, elle découle aussi du rapport de l’être humain à la nature et des limites matérielles de l’environnement à un moment donné. Alors que le changement climatique et d’autres crises environnementales deviennent de plus en plus menaçants, l’humanité ne s’oriente-t-elle pas précisément vers des ressources disponibles plus limitées, une abondance matérielle moindre et donc plus rare ? Comment répondez-vous aux appels des militants écologistes en faveur de la limitation de la consommation individuelle et de l’abandon des mantras du progrès matériel et de la croissance continue ?

A.B. – Je parle d’abondance publique, de luxe public. Qu’est-ce que cela signifie ? De façon très provocatrice, j’affirme que je veux des piscines « illimitées » pour tout le monde. Cela veut-il dire que je souhaite que chaque personne ait une piscine « illimitée » dans son jardin ? Vous avez tout à fait raison, nous n’avons pas les ressources matérielles pour nous le permettre, même si nous le voulions. Ce dont je parle, ce n’est pas d’universaliser le droit de posséder une piscine « illimitée », mais d’universaliser le droit d’accès à une piscine « illimitée ». Cela nécessiterait bien moins de ressources que ce que nous utilisons en ce moment, mais cela sous-entendrait nécessairement une certaine remise en cause des relations de propriété actuelles. Je vais vous donner un exemple. Certains biens ne sont pas rares. L’air par exemple n’est pas un bien sujet à la rareté. L’air est un bien public et non-rival. Je peux respirer autant que je le souhaite, et ça n’impacte pas votre capacité à respirer. Il existe beaucoup de biens qui ne sont pas rivaux. Permettez-moi de vous donner un exemple : Wikipédia. Mon utilisation de Wikipédia ne limite pas la vôtre. Alors qu’avec un livre de bibliothèque, si je l’emprunte, vous ne pouvez pas le lire. C’est une forme de rivalité économique : si j’ai le livre, vous ne pouvez pas le lire, alors que nous pouvons tous les deux lire le même article de Wikipédia, en même temps. De même avec Spotify : nous pouvons tous les deux écouter la même chanson, en même temps. Cela semble un peu puéril, mais ça illustre bien le propos sur la rareté. Auparavant, ces biens étaient rivaux, qu’il s’agissait d’un livre ou d’un CD. Si une personne y avait accès, une autre en était privée. Il y avait donc une rareté. En revanche, avec les biens numériques et notamment les biens informationnels, nous sommes dans une situation de post-rareté. Il y a donc une petite partie de l’économie où la rareté n’existe pas.

Dans le livre, j’affirme que l’information est de plus en plus un facteur central de la production. Ce n’est pas le travail ou la terre comme auparavant. Beaucoup d’économistes bourgeois soutiennent également cette idée. L’information est donc progressivement le facteur central de la production, mais elle est aussi de moins en moins chère et sa reproduction est presque infinie. On se rapproche donc de la post-rareté, mais dans le mode de production capitaliste, cela est de plus en plus le lieu de la création de la valeur. C’est un paradoxe incroyablement difficile à surmonter pour les capitalistes. Je vais vous donner un exemple : nous n’avons pas besoin d’imaginer les industries du futur, prenons l’industrie pharmaceutique. D’où provient la valeur des produits pharmaceutiques ? Elle ne provient pas du travail ou de la terre, mais de l’information. Et comment s’assure-t-on que les produits pharmaceutiques soient profitables ? On utilise l’excluabilité : on impose une rareté artificielle à travers les brevets, les droits de marque, les droits de reproduction, les droits d’auteur, etc. Nous voyons donc déjà des manifestations bien réelles de rareté imposée dans des conditions d’abondance potentielle. Je crois que cette centralité de l’information va se généraliser progressivement dans l’économie. On le voit également dans l’automatisation, dans l’apprentissage automatisé ou dans la manipulation génétique.

Le capitalisme va devoir offrir une réponse similaire à ces évolutions, de la même façon que dans le secteur pharmaceutique. Dans des conditions d’abondance, ils devront imposer une rareté artificielle. Au Royaume-Uni, n’importe quel ouvrage d’économie décrit l’économie comme la distribution de biens et de services dans des conditions de rareté. Mais dans certaines parties de l’économie, ces conditions ne s’appliquent plus. La question de la rareté se décompose donc en deux parties : premièrement, ces conditions ne s’appliquent pas nécessairement à tous les biens. Deuxièmement, quand elles s’appliquent, nous pouvons tout à fait avoir une plus grande abondance pour le plus grand nombre grâce au rôle de l’information. En revanche, il s’agit de droit d’accès, pas de droits de propriété. Tout le monde devrait avoir accès à un logement gratuit, à l’éducation gratuite, aux transports gratuits, et pas nécessairement à leur propriété.

Historiquement, la réponse serait « on ne peut pas payer pour ça ». La meilleure façon de commencer la transition vers le communisme automatisé de luxe est de mettre en place des services de bus gratuits. C’est une bonne méthode pour réduire la pollution carbone et pour améliorer la qualité de l’air. C’est une très bonne politique que le Labour ou la France Insoumise pourraient mettre en place dès demain, et ça ne coûterait pas si cher que ça. La réponse historique serait « on ne peut pas se le permettre ». Mais si vous regardez le rôle central de l’information et la chute des prix, qu’il s’agisse du prix des voitures autonomes, de la production physique du bus, et de la baisse du prix des énergies renouvelables, la réponse est « au contraire, nous pouvons nous le permettre un peu plus chaque année. » La chute spectaculaire du prix de l’information et cette tendance vers la post-rareté devraient donc être une base pour des politiques socialistes très radicales. Les services basiques universels sont donc de plus en plus abordables chaque année, parce que leur prix sont déflationnistes, et c’est quelque chose que nous observons depuis très longtemps.

LVSL – Votre livre s’approprie la conception marxiste du communisme, mais il n’envisage pas une lutte de classes entre le prolétariat et la bourgeoisie comme Karl Marx. Quelle en est la raison ?

A.B. – D’une part, je souscris à l’idée que les sociétés sont divisées en classes. J’adhère aussi à la conception selon laquelle deux classes structurent les sociétés capitalistes, à savoir : celle qui doit vendre sa force de travail pour vivre, et celle pour qui ce n’est pas nécessaire, la classe capitaliste. Je reconnais que même les « bons capitalistes » doivent également reproduire ce schéma. S’ils ne le font pas, leur manque de compétitivité les entrainera vers la prolétarisation. Il y a donc une structure fondamentale qui rend cette division inéluctable. À partir de cela, Marx nous dit qu’il existe un agent révolutionnaire : la classe ouvrière, fossoyeuse de la bourgeoisie. Ce sujet surgit sur la scène de l’Histoire par l’action de la bourgeoisie, qui creuse donc sa propre tombe. D’une certaine manière, je pense que c’est une réalité. Il me semble que la classe ouvrière, soit l’ensemble des individus condamnés à vendre leur force de travail, demeure toujours le sujet révolutionnaire.

Toutefois, je crois qu’il nous faudrait une compréhension plus approfondie de ce que cela signifie. Par exemple : je suis en désaccord avec cette idée des années 1990 et 2000, selon laquelle le précariat ou encore l’hémisphère sud seraient devenus les nouveaux sujets révolutionnaires. À vrai dire, cela me semble absurde. Je pense que le prolétariat industriel de Chine est un sujet révolutionnaire, je pense que les codeurs sous-payés de la Silicon Valley sont de potentiels sujets révolutionnaires, je pense qu’un agent d’entretien de Brighton où nous sommes actuellement est un sujet révolutionnaire. Ce que je défends dans mon livre, c’est que nous devons nous organiser autour du thème de la baisse du niveau de vie entrainée par le néolibéralisme, et nous diriger vers un projet radical de social-démocratie. Tout bien considéré, j’ai l’intuition que la conscience de classe se développera à travers les partis politiques. Je dis cela parce que j’ai la conviction qu’il existe une relative autonomie du politique. Je ne conçois pas le sujet révolutionnaire comme s’incarnant uniquement dans le rapport salarial et au travail. De ce point de vue, je serais probablement en désaccord avec quelqu’un comme Karl Marx. Quoi qu’il en soit, il n’est plus parmi nous et vivait vraisemblablement dans un monde bien différent du nôtre. C’est en tous cas sur ce sujet que j’aurais tendance à prendre mes distances avec certains aspects du marxisme orthodoxe.

En tout état de cause, je crois que cette classe ouvrière élargie est toujours une classe révolutionnaire. La question qui demeure étant : « comment établir un lien entre cette subjectivité révolutionnaire et l’enjeu de l’organisation ? ». C’est la problématique fondamentale à laquelle nous allons tous essayer de répondre collectivement. À mon avis, une partie de la réponse réside dans un socialisme enraciné dans le monde du travail, et une autre dans les mouvements sociaux. Il me semble également que les partis politiques devraient participer aux élections. Par ailleurs, c’est grâce aux gens comme vous qui gérez des médias que les idées bougeront dans les têtes. En tant que socialistes, nous croyons que les gens, sous réserve d’être correctement informés, agissent rationnellement selon leurs intérêts. Hélas, à cause de l’idéologie ou encore de la fausse-conscience, cela n’arrive que très rarement. Pour cette raison, je crois qu’une action politique significative doit être comprise dans ses différents aspects.

LVSL – Vous préconisez une forme populiste de construction politique, à déployer principalement sur le plan électoral. Vous plaidez ainsi pour un « populisme de luxe ». Votre bibliographie cite les écrits de Jacques Rancière sur le populisme, mais ne fait aucune référence à ceux d’Ernesto Laclau. Étant donné les contours flous de cette notion de populisme dans le débat public d’aujourd’hui, pourriez-vous nous expliquer ce qui est spécifique au populisme dont vous vous réclamez, et comment il peut s’agir d’une stratégie viable pour parvenir à un « fully automated luxury communism » ?

A.B. – Le populisme, tout comme les thèses de Rancière et Laclau, font souvent l’objet de vives critiques, n’est-ce pas ? Il me semble que nous projetions d’éditer Laclau, mais nous avons dû abandonner. Malheureusement, cela se produit souvent lorsque l’on travaille dans l’édition. Rancière défend l’idée selon laquelle le mépris du populisme peut être associé à une forme d’antidémocratisme, et qu’il existe différentes formes de populisme. Selon sa théorie, le prérequis nécessaire à toute action politique efficace est l’identification du sujet ou du groupe social qui incarne le peuple. Cette phase est absolument fondamentale et inévitable si l’on est un démocrate. Ainsi, la question est la suivante : qui est le peuple ? Mettons-nous un instant à la place d’un ethno-nationaliste français. Dans ce cas précis, le peuple serait constitué de blancs, parlant le français et étant issus d’un territoire précis. Ce territoire peut un jour se limiter à la simple France, un autre inclure des pans de l’Espagne, peu importe… Paradoxalement, le peuple correspond également à une invention des technocrates libéraux. Selon leur perspective, à quoi ressemble le peuple ? De toute évidence, il est pour eux constitué de tous ceux dont on doit s’assurer qu’ils n’aient aucun contrôle sur quoi que ce soit. Cela peut s’expliquer : le peuple est caricaturé par la doxa libérale et la politique traditionnelle comme « ceux qui sont représentés ». Suivant cette conception, le peuple n’apparait que périodiquement sur la scène de l’histoire, pendant les élections, lorsqu’il vote pour ses représentants. Ainsi, le peuple existe bel et bien dans la conscience libérale, mais seulement momentanément.

Quoi qu’il en soit, le peuple existe encore. Ils ne s’en débarrassent pas, mais le traitent d’une manière bien différente. En tant que populistes de gauche, il nous faut également inventer le peuple. C’est d’ailleurs ici que s’invitent les questions de la nation et de l’internationalisme. Quand nous parlons du peuple, nous parlons de la classe des travailleurs. C’est dans cette classe que réside le peuple, celui qui doit se réapproprier les moyens de productions, entrer sur la scène de l’Histoire et la construire en dehors du cadre qui lui est imposé. Si l’on souhaite disposer d’une stratégie politique efficace et fonctionnelle, il nous faut mobiliser un certain type de population. Il faut « inventer le peuple », dirait Rancière. La gauche devrait s’y atteler, plutôt que de dénoncer la dangerosité du populisme. Quand elle se manifeste, cette posture s’apparente toujours à un glissement vers des tendances antidémocratiques. Comment cela se traduit dans le « communisme de luxe entièrement automatisé » ? Dans cette perspective, on informe le peuple, la classe ouvrière, que notre système économique n’est pas seulement en sous-régime, mais qu’il enlise délibérément son propre développement. Il est tout à fait défendable de dire que le capitalisme a produit des choses détestables durant ces 250 dernières années. À l’inverse, il faut également admettre que ce système a réalisé de bonnes choses. Même le marxisme orthodoxe ne s’y oppose pas. Marx considérait que le capitalisme était un prélude nécessaire au communisme. Il voyait le communisme comme le dernier et le plus haut stade de l’Histoire.

Le réchauffement climatique, le vieillissement de la population et l’autonatisation doivent nous faire prendre conscience que nous sommes en train de vivre les dernières décennies du mode de production capitaliste. Ces éléments rendent aujourd’hui impossible le bon fonctionnement de sa dynamique interne. Le capitalisme a besoin de ressources gratuites, d’une nature gratuite et illimitée. Marx lui-même parlait des « dons de la nature ». Ce système a besoin d’une sécurité sociale gratuite, mais il doit toujours solliciter un nombre croissant de travailleurs sans jamais rémunérer ceux qui les font naitre, qui s’occupent d’eux et qui les élèvent. Avec la chute du taux de natalité, il y a de moins en moins de travailleurs. Toutefois, il y a de plus en plus de personnes âgées en incapacité de travailler, du moins de manière productive, pour qui il faudra payer. Dans la théorie de Rosa Luxembourg, le capitalisme est représenté par une roue. Lorsqu’elle tourne, cette roue crée constamment de la valeur, en générant de l’argent issu de la production de marchandises. Cependant, cette roue ne doit pas être la seule à être prise en compte. Il en existe d’autres qui participent à faire tourner la grande roue du capital, à créer de la valeur : l’argent génère toujours plus d’argent. Ces autres roues sont la reproduction sociale, ainsi que le travail non-rémunéré et historiquement genré : le colonialisme correspond en règle générale à la vision selon laquelle on peut disposer gratuitement des ressources du Sud Global. Concernant la question du climat, on retrouve une conception selon laquelle on peut détruire la planète en toute impunité, sans en souffrir les conséquences. Ces trois petites roues, qui contribuent au mouvement général de la grande roue de la valeur, sont peu à peu en train de s’enrayer.

À vrai dire, ce mouvement de ralentissement a commencé il y a un moment déjà. Je pense qu’il est fondamental d’y réfléchir en prenant en compte la baisse du taux de profit, le déclin du PIB par habitant, la baisse des salaires, etc. Cela nous ramène d’ailleurs à votre première question. Du fait des nouvelles technologies et des nouveaux enjeux que nous devons affronter, je ne crois pas que le paradigme politique actuel soit capable de proposer des perspectives. Il faut que nous vendions notre projet politique au peuple. Nous devons faire comprendre que la lutte contre le vieillissement, le réchauffement climatique et les inégalités nécessite une transformation complète du système. Cependant, il faudra insister sur le fait qu’il ne s’agit pas de faire des sacrifices. En d’autres termes : nous n’aurons pas une vie au rabais parce qu’il faut sauver la planète ou combattre le vieillissement de la population. Fondamentalement, ce qui rend la vie horrible, c’est le capitalisme. Certes, on ne pourra plus prendre l’avion cinq fois par an, il faudra voyager en train et cela prendra deux fois plus de temps. Certains pourraient considérer cela comme un sacrifice. Néanmoins, les problèmes fondamentaux de notre époque viennent du capitalisme. C’est ce type de populisme que je souhaite défendre. Les masses ont des problèmes divers, mais la cause première de leurs maux est le mode de production économique.

LVSL – Que pensez-vous de l’idée selon laquelle le clivage fondamental est désormais entre les métropoles à l’avant-garde du capitalisme et les périphérises délaissées ?

A.B. – Je crois que c’est un clivage fondamental, au sein duquel la France est à l’avant-garde. Elle l’est bien plus que la Grande-Bretagne, bien qu’il soit également visible ici. Les gens parlent souvent de la décomposition de l’Union européenne, n’est-ce pas ? C’est aussi un des clivages auxquels il nous faut réfléchir en Grande-Bretagne. L’Écosse souhaite devenir indépendante, le Pays de Galles s’interroge, l’Irlande va peut-être se réunifier. Même en Ecosse, le vote nationaliste est principalement issu des grandes villes : Glasgow et Dundee. Si on analyse les votes lors du référendum pour le Brexit, on s’aperçoit que les grandes villes telles que Londres, Liverpool et Manchester, ont essentiellement voté pour le « Remain ». Il me semble toutefois que les résultats de Birmingham étaient très serrés. Nous sommes donc face au même problème qu’en France. Les classes populaires qui ne vivent pas dans les métropoles sont en colère contre la mondialisation et l’échec de son système économique. Ils considèrent qu’ils ne partagent pas d’intérêts matériels communs avec ceux qui vivent dans les grandes villes. La gauche a une tâche historique à accomplir : elle doit faire converger ces luttes. Il faut qu’elle articule un projet politique qui dise : « vous partagez un intérêt commun ». Ce défi a marqué la limite de la gauche jusqu’à aujourd’hui. Du moins, cela a été la limite des politiques de la gauche libérale durant des décennies, et cela va également le devenir pour la gauche radicale, comme nous pouvons le constater avec le corbynisme.

Cette convergence est nécessaire. Nous pourrions réunir 52% des suffrages en adoptant une stratégie focalisée sur les grandes villes. Nous aurions le soutien des BAME (noirs, asiatiques et minorités ethniques), des étudiants et des jeunes. Cela pourrait fonctionner, durant une élection ou deux. Dans cette éventualité, nous pourrions en profiter pour effectuer de grandes réformes. Cependant, dans la perspective d’une transformation de la société, cela ne suffirait pas, du fait de la structure du capitalisme moderne. En effet, l’accumulation du capital est aujourd’hui concentrée dans des espaces géographiques restreints. Ces zones s’enrichissent, deviennent de plus en plus productives et les salaires tendent à y augmenter. Si l’on prend l’exemple de Londres durant ces dix dernières années, on s’aperçoit que la productivité de la ville a augmenté, tandis que celle du pays stagnait. Les investissements directs étrangers n’ont certes pas augmenté, mais sont restés tout à fait corrects. De plus, les salaires et le prix du logement étaient toujours supérieurs. Londres bénéficie d’une économie à part. La doxa libérale nous dit : « Londres indépendante ! Londres devrait rester dans l’UE et l’Angleterre devrait partir. L’Angleterre est réactionnaire ». De toute évidence, je suis en désaccord avec ce point de vue. La difficulté de cette tâche ne signifie pas qu’elle n’est pas nécessaire. Une fois de plus, nous sommes face à la grande question qui se pose à gauche depuis le siècle dernier : la question nationale, particulièrement pertinente concernant la situation de la France. Vous disposez d’un projet politique de gauche conséquent, qui parvient à articuler une dimension socialiste dans le cadre de la République française. Il est vrai qu’une partie de la gauche ne le voit pas d’un bon œil. Toutefois, vous faites face à une réalité politique à laquelle vous devriez au moins réfléchir : le fossé entre les classes populaires et les villes. On peut considérer que cette stratégie est mauvaise. Dans ce cas, il faut proposer une alternative. Pour l’instant, je n’en vois nulle part.

Il ne s’agit pas ici d’appeler à l’avènement d’un socialisme organisé autour de l’État-nation. Il est plutôt question de faire remarquer que l’on ne peut pas penser un socialisme qui rassemble les masses laborieuses sans réfléchir à la problématique de la nation. Nous croyons au socialisme et à l’auto-détermination. Mais qui gouverne ? Sont-ce les cités-États ? Pourquoi pas. Je pourrais m’en accommoder, c’est une forme de démocratie tout à fait cohérente. Est-ce l’État-nation ? Est-ce le fédéralisme, auquel cas nous bénéficierions d’un fort pouvoir local ? Il me semble que ce sont des débats que nous devrions avoir. Hélas, en tant que militants de gauche, nous n’y parvenons peut-être pas toujours. En Grande-Bretagne, je crois que notre approche se résume à un économisme par défaut. Nous sommes contre l’austérité et je suis d’accord avec cela. Cependant, nous ne traitons jamais des autres sujets qui n’ont pas vraiment de liens avec l’économie politique de la crise. Nous nous devons avoir une position concernant l’État écossais : en tant que socialiste, quel est ton avis sur l’indépendance de l’Écosse ? On ne peut pas se contenter de répondre : « laissez-les se débrouiller ». C’est une opinion défendable et je la partage. Néanmoins, dans l’absolu, je crois que ce pays, le Royaume-Uni, devrait adopter une politique de fédéralisme radical. Cela n’engage que moi, mais il me semble que cette forme d’auto-détermination est la plus efficace. Nous devons reconquérir les classes populaires avec un programme qui ne se borne pas aux problématiques économiques, mais qui propose également un projet de reconstruction politique. En France, cela pourrait correspondre à la 6ème République. En Grande-Bretagne, cela pourrait prendre la forme d’une convention constitutionnelle, bénéficiant d’une constitution écrite et d’une solution fédérale. La gauche ne peut ignorer ces enjeux et se focaliser uniquement sur l’économie politique. Parfois, il faut également traiter des problèmes relatifs à l’État.

[1]    https://www.versobooks.com/books/2757-fully-automated-luxury-communism. Voir aussi https://www.nytimes.com/2019/06/11/opinion/fully-automated-luxury-communism.html

Royaume-Uni : l’élection du siècle

Jeremy Corbyn et Boris Johnson. © Garry Night et BackBoris2012 via Flickr.

Annoncé au dernier moment, le scrutin du 12 décembre au Royaume-Uni doit permettre de sortir du marasme du Brexit et d’impulser un nouveau cap politique au pays après une décennie d’austérité et deux ans d’inertie parlementaire. Extrêmement imprévisible en raison du mode de scrutin, il opposera les deux grands partis traditionnels aux Libéraux-Démocrates et au Brexit Party, favorisés par le nouveau clivage issu du référendum de 2016. En parallèle, la question de l’indépendance écossaise revient sur la table et pourrait bien booster le Scottish National Party, compliquant encore la formation d’une majorité à Westminster. Seule solution aux blocages actuels, l’élection britannique à venir promet d’être historique. Décryptage.


L’ultime coup de bluff de Boris Johnson

“Les sceptiques, les résignés, les mélancoliques auront tort. Ceux qui ne croient plus en la Grande-Bretagne y perdront leur chemise.” A son arrivée à Downing Street, Boris Johnson promettait d’en finir avec les couacs de l’impopulaire administration May et d’offrir un nouvel élan au pays, en réalisant enfin le Brexit voté 3 ans plus tôt. “Avec ou sans accord, nous sortirons le 31 Octobre. Pas de si, pas de mais” assurait-il. Malgré quelques manœuvres marquantes pour réaffirmer ce cap comme la suspension du Parlement (prévue pour durer 5 semaines mais rapidement retoquée par la Cour Suprême) et l’expulsion des conservateurs anti-Brexit du groupe parlementaire, cette promesse phare s’est évanouie. A peine trois mois plus tard, Johnson se retrouve dans la même situation que sa prédécesseure, c’est-à-dire sans majorité parlementaire, et contraint de convoquer une nouvelle élection. 

A première vue, Johnson a été ridiculisé et sa carrière politique semble brisée. Pourtant, il dispose d’une stratégie solide au regard de l’exaspération et de l’impatience d’une bonne partie des Britanniques : accuser le Parlement, et en particulier ses adversaires travaillistes, de bloquer toute sortie de l’UE et se faire passer pour le représentant légitime de la volonté du peuple exprimée par référendum. Certes, pour un pur produit de l’élite britannique (dont le père était fonctionnaire européen) élu par moins de 100.000 adhérents à son parti, soit 0,13% de la population, c’est un peu gros. Mais l’ancien maire de Londres et Ministre des affaires étrangères est un spécialiste des retournements de veste et semble en passe de réussir son pari à en juger par les sondages, qui lui donnent une avance de plus de 10 points sur Jeremy Corbyn.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. Le Premier Ministre a arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans.

Quoique sa gestion du pouvoir ait été très tumultueuse jusqu’à présent, Johnson a très bien ciblé les faiblesses de sa prédécesseure et est déterminé à s’en démarquer. D’abord, il peut au moins se targuer d’avoir réussi à décrocher une nouvelle proposition d’accord de la part de l’UE, qui renonce au très contesté “backstop” en Irlande du Nord. Le nouveau Premier Ministre a ainsi arraché en trois mois ce que Theresa May a été incapable d’obtenir en deux ans, simplement en faisant planer la menace d’une sortie sans accord dont les exportations européennes (allemandes, hollandaises et françaises notamment) auraient souffert. En promettant désormais de sortir seulement selon le nouvel accord, il peut même espérer rallier une partie des “soft Tories” qui s’inquiétaient d’un No Deal, au risque de booster Nigel Farage qui exige une sortie sans accord.

Au-delà du Brexit, Johnson répète en boucle sa volonté d’investir dans les services publics moribonds et cible la police, le National Health Service (service de santé similaire à notre Sécurité Sociale) et le système éducatif. Bien qu’il annonce des chiffres totalement mensongers (par exemple en promettant 40 nouveaux hôpitaux alors qu’il n’y en aurait en réalité que six), cela témoigne de sa volonté de faire oublier les coupes budgétaires très rudes imposées par son parti depuis une décennie. Répondant à la même logique, Johnson a déclenché un petit buzz en annonçant un moratoire sur le gaz de schiste – dont il avait dit par le passé qu’il était une “glorieuse nouvelle pour l’humanité” – comme signal de sa prise en compte de l’inquiétude des électeurs pour l’environnement… avant de se rétracter seulement une semaine plus tard. Ainsi, malgré l’impopularité de sa personne, Johnson a de quoi espérer une victoire, en profitant de la division du bloc anti-Brexit entre Labour et Libéraux-Démocrates et en mettant en avant un discours populiste plus en phase avec l’électorat que celui de David Cameron et Theresa May.

La campagne de la dernière chance pour Corbyn

Pour Jeremy Corbyn, cette élection s’annonce très risquée, alors que la position du Labour sur le Brexit est illisible pour la majorité des électeurs: après avoir garanti que le résultat du vote de 2016 serait respecté, le parti d’opposition défend désormais un nouveau référendum qui proposerait un choix entre une sortie selon les termes d’un accord négocié par le Labour et le maintien dans l’Union Européenne. En refusant de choisir véritablement une option, Corbyn espère maintenir la coalition électorale de son parti, mais risque une hémorragie de voix vers les Libéraux-Démocrates et, dans une moindre mesure, vers le Brexit Party et les Tories. Le leader travailliste, qui a annoncé qu’il démissionnerait s’il était battu, tente de faire de cette faiblesse un atout en assénant à chaque meeting qu’il est temps de réconcilier Brexiteers et Remainers autour d’un renouveau profond de la Grande-Bretagne. Ainsi, ses discours évoquent le Brexit comme un sujet parmi d’autres, au même plan que l’avenir du NHS, les inégalités ou la crise environnementale. Malgré les très bonnes propositions de Corbyn sur la plupart des sujets, il est impossible qu’un nouveau référendum résolve quoi que ce soit, tant le sujet est sensible et la sensation de trahison serait terrible si le résultat venait à être différent. Le débat du 19 novembre, où Corbyn affrontera Johnson en face-à-face, sera crucial : s’il parvient à élargir le débat au-delà du Brexit, il peut encore espérer une remontada.

Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé.

Evolution projetée des transferts de votes en fonction du choix de 2017, enquête Yougov auprès de 11.000 personnes. © Yougov

Aussi risquée qu’elle soit, l’élection du 12 décembre permet au moins au Labour de sortir des calculs parlementaires où l’opposition était constamment étrillée par le gouvernement pour son refus d’accepter l’accord de sortie et par ceux qui considèrent que le Labour doit exiger ni plus ni moins que l’annulation du Brexit. Depuis le début de la campagne, Corbyn jette toutes ses forces dans la bataille (jusqu’à enchaîner trois meetings dans la même journée) et tente de faire de l’élection un référendum sur la gestion du pays par les Tories depuis 2010. Cette stratégie avait très bien fonctionné en 2017 en raison du ciblage des circonscriptions où les conservateurs l’avaient emporté avec une faible marge et grâce à un sursaut de participation, en particulier chez les jeunes. Surtout, Theresa May s’est avérée très mauvaise durant la campagne et le Brexit dominait moins les débats. Alors que le retour au bipartisme traditionnel en 2017 ne semble avoir été qu’une exception, tout l’enjeu pour les travaillistes est donc de perdre moins de voix que les conservateurs au détriment des autres partis, ce qui est mal engagé. Le score du Labour dépendra donc fortement de la participation, notamment dans les marginals (là où ses candidats ont perdu ou gagné de peu la dernière fois) où est concentrée l’énergie des militants. Mais convaincre les électeurs de se déplacer au mois de décembre et faire oublier le rôle du Labour dans la non-réalisation du Brexit ne sera pas facile…

Les Lib-Dems et Farage, gagnants d’un nouveau clivage?

Jouant tous les deux la carte de l’alternative aux partis traditionnels empêtrés dans leurs difficultés sur le Brexit, les Libéraux-Démocrates et le Brexit Party cherchent à profiter de la conjoncture. Toute la question est de savoir combien de sièges cela leur permettra d’obtenir. Nigel Farage, qui a obtenu d’excellents résultats aux européennes dans un contexte très particulier, a vu son socle électoral s’effondrer depuis l’arrivée au pouvoir de Johnson. Face au retour très probable de ses électeurs vers les Tories pour leur donner une majorité, Farage a renoncé à se présenter lui-même et même à présenter des candidats dans les 317 sièges où de conservateurs sortants. Avec un score annoncé aux alentours de 10%, le Brexit Party pourrait bien subir le même destin que l’UKIP, qui n’a jamais réussi à faire élire un député à Westminster en raison du mode de scrutin. En concentrant ses moyens sur les sièges pro-Leave du Nord de l’Angleterre détenus par le Labour et en jouant sur son image personnelle, Farage espère éviter ce scénario. Mais ce pari est incertain : soit les électeurs pro-Brexit de Hartlepool, Bolsover ou Ashfield (les circonscriptions visées par le BP) choisissent le Brexit Party en raison de leur haine contre les conservateurs depuis Thatcher, soit ils préfèrent soutenir les Tories pour donner les pleins pouvoirs à Johnson pour sortir de l’UE.

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes.

Mais s’il est une formation politique à qui le Brexit aura bénéficié, il s’agit bien des Libéraux-Démocrates. Ce vieux parti honni des électeurs depuis sa participation au gouvernement de coalition de David Cameron connaît un fort regain d’intérêt pour sa promesse de révoquer la sortie de l’UE, surtout de la part des médias. Aux yeux des journalistes et des classes supérieures europhiles, l’éternel troisième parti britannique incarne l’alternative aux populistes de droite pro-Brexit et à la menace marxiste, voire staliniste, qu’incarnerait Corbyn. Sa nouvelle leader, Jo Swinson, se considère l’égale d’Emmanuel Macron ou de Justin Trudeau et se présente comme passionnée par la cause du “progressisme”. Cette “féministe” a pourtant accueilli à bras ouverts l’ancien député conservateur Philip Lee qui a tenu de très nombreux propos homophobes ou l’ex-Labour Rob Flello qui s’opposait au droit à l’avortement. Quant à son logiciel économique, il est le même que celui de Margaret Thatcher, au point d’avoir demandé la création d’un monument dédié à la dame de fer par le passé. Lorsqu’elle était ministre du travail sous Cameron, elle a ainsi encensé les contrats zéro-heure, refusé d’augmenter le salaire minimum et a obligé les travailleurs à payer jusqu’à 1200 livres pour pouvoir aller aux prud’hommes.

Jo Swinson, leader des libéraux-démocrates. © Keith Edkins via Wikimedia Commons

Quelque soit la vacuité de leur discours, il se pourrait bien que les Whigs réussissent à capturer quelques sièges pro-Remain tenus par les conservateurs ou les travaillistes. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le rôle des libéraux-démocrates dans le système politique d’Outre-Manche est toujours le même : priver le Labour de suffisamment de voix manquantes pour que les Tories l’emportent. En divisant suffisamment le vote Remain, Swinson pourrait bien être la meilleure alliée de Johnson.

Le retour de la question écossaise?

Pour ajouter de l’imprévisibilité à l’élection, voilà qu’après 3 ans de mélodrame politique à Westminster autour du Brexit, la Première Ministre écossaise Nicola Sturgeon considère le moment opportun pour organiser un nouveau référendum d’indépendance. Depuis le vote de 2014, où la cause indépendantiste avait réuni 45% des suffrages, le contexte politique a en effet profondément changé. Dans cette région qui a voté à 62% pour rester dans l’UE, l’incertitude sur les conséquences économiques du Brexit permet de contrer l’argument d’une plus grande prospérité en cas de maintien dans le Royaume-Uni, qui était central dans la campagne Better Together. Sturgeon, qui demeurait absente des mobilisations indépendantistes ces dernières années, l’a bien compris et demande donc l’organisation d’un nouveau vote pour 2020. Soucieuse d’écarter tout scénario d’embrasement similaire à ce qui se passe en Catalogne depuis le référendum illégal organisé en 2017, elle insiste sur le caractère légal et reconnu de ce vote.

Le contexte est favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais.

Reste qu’il lui faut pour cela l’autorisation du futur Premier Ministre. Or, tous les autres partis s’y opposent. Toutefois, Sturgeon estime qu’elle peut obtenir le soutien du Labour si celui-ci obtient le plus de sièges, mais a besoin d’un apport de voix à Westminster pour être majoritaire, un pari très incertain. Quel que soit le résultat le soir du 12 décembre, le SNP espère que ce soutien appuyé à la cause indépendantiste délaissée dans la période récente lui permettra de répliquer sa performance de 2015, où il avait remporté 56 des 59 sièges de la province. Le contexte est effectivement favorable aux nationalistes, qui bénéficient à plein de la confusion sur la stratégie du Labour sur le Brexit et de la démission de la leader locale des Tories, Ruth Davidson, qui était populaire auprès des écossais. Mais pour gagner, il faudra que le SNP mobilise ses électeurs et se différencie des Lib-Dems, qui défendent aussi le maintien dans l’UE. Ainsi, la revendication soudaine d’un nouveau référendum est sans doute avant tout un appel du pied du SNP à sa base. Au vu de l’imprévisibilité de l’élection, en Ecosse comme ailleurs, chaque voix sera donc décisive et détient le pouvoir de changer la Grande-Bretagne pour des générations entières.

« Le travail est un concept qui tombe en morceaux » – Entretien avec Nick Srnicek

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Nick Srnicek, Lecturer in Digital Economy in the Department of Digital Humanities Kings College, of London, High Level Dialogue: Development Dimensions of Digital Platforms. 17 April 2018. UN Photo / Jean-Marc Ferré

Nick Srnicek est co-auteur avec Alex William du manifeste Inventing the Future, publié en 2015. Celui-ci détaillait une stratégie politique pour les forces de gauche à la suite du « mouvement des places » ; il avait rencontré un écho important. Quatre ans plus tard, nous avons souhaité l’interroger sur le bilan de ces mouvements. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Retranscription : Léo Labat. Traduction : Nathan Guillemot.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Alex William, du manifeste Inventing the Future, publié en 2015 dans le contexte des mouvements des places. Ces mouvements semblent déjà appartenir au passé et ont parfois atteint le statut de mythe, comme dans le cas du 15-M en Espagne. Comment voyez-vous ces expériences ?

Nick Srnicek – C’est une bonne question. Je pense qu’il y a une leçon cruciale à tirer de l’expérience post-2008 qui concerne les relations entre les mouvements eux-mêmes et les instances politiques existantes, qu’il s’agisse des syndicats ou des partis politiques dans un système parlementaire. Au Royaume-Uni, je pense que l’on prend davantage conscience au fil du temps de la nécessité d’agir aussi par le biais des institutions. Occupy Wall Street, les Indignés et tous les autres mouvements de cette nature ne cherchaient pas à agir à travers les systèmes en place, comme s’il était possible de recréer un monde quasi-spontanément sans avoir à en passer par les institutions. La gauche britannique en a tiré des leçons car elle a compris que cela ne suffisait pas. Non pas que les mouvements doivent être rejetés, mais ils sont insuffisants. Ce qu’on voit après 2012, une fois que les choses se sont calmées au Royaume-Uni, c’est un mouvement en faveur de la figure de Jeremy Corbyn. Ce dernier est élu en 2015 après l’échec de Milliband. Il est propulsé sur le devant de la scène et d’un coup, on observe un afflux important de personnes pour se mobiliser autour du Labour. Elles le font non pas parce qu’elles pensent qu’un parti politique va fournir une réponse à tout, ou qu’une personnalité politique va diriger tout le monde, mais simplement parce qu’elles reconnaissent le besoin d’agir à la fois au sein des mouvements et au sein des partis politiques. J’ai du mal à décrire la situation dans d’autres pays comme la France parce que je n’ai pas tous les détails. Mais j’ai le sentiment qu’il y a un tournant commun, du moins au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada, qui consiste à agir davantage à travers les institutions.

LVSL – Depuis la publication de votre livre, le champ politique européen a été profondément remodelé. En France, la France insoumise a tué le Parti socialiste, avant de s’effondrer aux élections européennes. En Espagne, le soutien pour Podemos diminue à chaque nouvelle élection. Le Labour de Jeremy Corbyn a perdu des plumes et semble avoir du mal à se positionner dans une situation polarisée par la question du Brexit. Quel est le problème avec le populisme de gauche ?

NS – Je ne dirais pas que le problème réside dans le populisme de gauche en soi, car à bien des égards Jeremy Corbyn n’a pas fait de « populisme », du moins pas de la façon dont par exemple Laclau et Mouffe en parlent. Il y a eu des tentatives, notamment avec l’idée de la rigged economy (« l’économie truquée »), qui est devenue l’un des mots-clés de la dernière campagne électorale. C’était une idée populiste qui tentait de mobiliser un groupe de personnes qui se sentaient exclues de ce système truqué. Elle a été abandonnée depuis. À bien des égards, je pense que le problème principal est le même pour Podemos et le Labour : ils ont négligé les mouvements. Podemos émane par exemple du mouvement du 15-M, et a bénéficié d’un ancrage assez solide dans des mouvements de cette nature pendant un certain temps. Il s’en est finalement distancé, ce qui a eu un réel impact. Le phénomène est le même au Royaume-Uni. Momentum compte actuellement plus de 40.000 membres. Il avait été conçu à l’origine pour soutenir Jeremy Corbyn lors de sa campagne pour la direction du Labour, puis lors de la campagne électorale. Mais à Momentum a prédominé l’idée que le mouvement pourrait être davantage qu’une aile électorale, qu’un outil pour mobiliser des votes pour un parti. Ils se voyaient par exemple offrir le petit-déjeuner à des enfants, des repas à l’école, fournir de la nourriture aux sans-abris… toutes ces initiatives qui créent des liens avec les communautés. Mais ils ne l’ont pas fait. Je pense que c’est l’un des principaux problèmes qui explique pourquoi l’élan pour Momentum s’est dissipé, parce qu’ils n’ont pas concrétisé ces actions, de même que le Parti travailliste. Dans un sens, Jeremy Corbyn s’est donc barricadé au sein du parti et n’a pas tissé ce type de relations plus profondes. Pour moi cela joue dans la question du Brexit, parce que je ne peux pas imaginer, par exemple, une élection avec le même enthousiasme que lors de la dernière campagne électorale, au cours de laquelle des dizaines de milliers de jeunes s’étaient mobilisés pour militer et participer au travail acharné de la campagne du Labour. Vous ne verrez pas ça, tout simplement parce que le Labour a laissé cet enthousiasme s’atrophier.

LVSL – La situation inextricable du Brexit a permis à Boris Johnson et Nigel Farage de se présenter comme les hérauts du vote populaire contre les corps intermédiaires, les élites et le Parlement qui bloque la sortie de l’Union européenne. Nous savons cependant que ces deux dirigeants veulent mener une politique ultra-libérale en faveur des plus riches. Comment voyez-vous la stratégie de Labour consistant à jouer la carte institutionnelle pour empêcher un No Deal ? Ne risque-t-il pas d’apparaître comme le camp de l’oligarchie et de laisser la référence au peuple être hégémonisée par la droite radicale ?

NS – Ce risque est une certitude. C’était le problème initial de la campagne référendaire sur le Brexit, à savoir que la campagne du Leave avait comme slogan Take back control (« reprenez le contrôle »), et qu’il s’agissait d’un slogan populiste pour tous ceux qui se sentaient exclus et sans aucun pouvoir de contrôle sur les élites nationales et européennes. Cela a bien fonctionné. Du côté du Remain, on trouvait la défense d’un système européen indéfendable tel qu’il existe actuellement. J’ai voté Remain, et je voterais Remain à nouveau mais la campagne de ce camp était absolument odieuse. C’était l’équivalent de la campagne d’Hillary Clinton aux États-Unis, avec un discours que l’on peut résumer comme tel : « en réalité les choses ne sont pas si mauvaises, le statu quo est assez satisfaisant, nous n’avons pas besoin de changer les choses ». Ce discours était dirigé par des élites qui étaient publiquement méprisées depuis de nombreuses années. C’est là le risque réel d’un autre référendum : il y aura une bataille pour savoir qui contrôle la campagne du Remain, et différents camps sont déjà sur le coup. Ceux qui ont dirigé la première campagne veulent diriger la seconde. Or si tel est le cas je suis persuadé que nous irons vers une sortie sans accord, tout simplement parce qu’ils ne savent pas quoi faire, ils ne connaissent pas l’opinion publique, ils ne savent pas ce que les gens ressentent, ils n’ont aucun sens du peuple et ils ne savent pas pourquoi les gens veulent du changement. La situation est donc risquée. Ceci étant dit, je pense que Corbyn est plutôt bien positionné pour présenter une campagne populiste en faveur du Remain. De mon point de vue, s’il y a une élection générale, il faut que la campagne soit menée cette fois sur le thème de la démocratie. Cela inclurait un deuxième référendum, mais également des réformes parlementaires. Il serait judicieux de se débarrasser de la Chambre des lords, par exemple, et aussi du système uninominal majoritaire à un tour pour passer à une représentation proportionnelle. Mais il faudrait aussi reprendre une des préoccupations classiques du mouvement socialiste : la démocratie au travail. Appuyer sur cet aspect de la démocratie, c’est donner chair au slogan take back control. Je pense qu’il y a ici un énorme espace pour une approche populiste.

LVSL – De nombreuses organisations fleurissent dans l’ombre de Corbyn : Momentum, Novara Media, NEON, etc. Depuis 2015, pensez-vous avoir progressé dans la guerre de positions que vous menez ? Comment évaluez-vous ces quatre années d’activisme et le glissement à gauche du Parti travailliste ?

NS – Je pense que le virage vers les institutions a eu beaucoup de succès en termes de changement dans le sens commun si on part de l’approche classique de l’hégémonie. Je peux donner quelques exemples : le Guardian qui se prononce en faveur de la propriété par les travailleurs de leur outil de travail, le Financial Times qui cette semaine fait un article dans lequel on peut lire : « Le capitalisme ne fonctionne pas, nous devons le changer. » Toutes ces choses qui n’auraient pas pu se produire avant la création de tous ces think tanks et ces médias. C’est loin d’être parfait et il reste encore beaucoup de domaines où l’on peut aller plus loin, mais il y a eu un changement notable en matière de représentation dans les médias et de figures qui obtiennent la parole. D’importants progrès ont été réalisés.

LVSL – Vous évoquez régulièrement la nécessité de jouer dans les interstices du néolibéralisme pour changer le sens commun. Quelles sont les faiblesses actuelles du néolibéralisme au Royaume-Uni qui fracturent le bloc hégémonique en place ?

NS – Je pense que c’est difficile à dire parce qu’il y a un conflit transversal au Royaume-Uni et qu’il ne s’agit donc pas uniquement d’un affrontement entre le néolibéralisme, la social-démocratie et le socialisme. Il y a ce conflit autour du Brexit et des différentes manières de le concevoir, ce qui complique énormément la construction d’un bloc hégémonique. Depuis Thatcher, l’idée que la croissance est inéluctable grâce à la finance s’est imposée comme une évidence. Par la suite le New Labour a laissé la finance aller aussi loin qu’elle le souhaitait, mais en prélevant un peu d’impôts pour aider les plus pauvres et les plus démunis. Avec 2008, ce discours s’est complètement effondré, et le Brexit amplifie cette destruction, tout simplement parce que la position de Londres en tant que centre financier mondial est menacée par le processus de sortie. Au sein de la classe dirigeante vous n’avez pas d’intérêt commun, ce qui entraîne de nombreux conflits. En ce qui concerne les idées hégémoniques sur ce qui devrait être fait, je pense que la gauche a beaucoup progressé sur la notion de travail. Cette dernière était en effet considérée, jusqu’à ces dernières années, comme un idéal absolu, avec notamment l’idée que les gens ne devraient plus recevoir de prestations et devraient plutôt travailler. C’est sur cette idée que le gouvernement s’est appuyé pour réduire les prestations sociales. Aujourd’hui, peu de gens considèrent que le travail paie, qu’il a un sens, et qu’il est une meilleure option que toute alternative sociale. Le travail, pour moi, semble être un concept-clé qui tombe en morceaux et qui pourrait être tiré vers la gauche.

LVSL – Que pensez-vous de l’option de Lexit, c’est-à-dire une sortie par la gauche de l’Union européenne ?

NS – Les seules conceptions plausibles de Lexit sont celles qui, je pense, ne tiennent pas compte des pouvoirs réellement existants. Je peux envisager un monde imaginaire où le Lexit fonctionnerait, mais ce serait négliger plusieurs aspects. Laissez-moi vous donner un exemple concret, à savoir le contrôle de l’industrie des technologies. C’est quelque chose qui ne peut arriver qu’en Europe. Si le Royaume-Uni décide de partir et de se retirer des réglementations européennes, cela signifie que le Royaume-Uni se refuse tout pouvoir sur toutes les institutions technologiques. Donc, Facebook, Google, Amazon pourraient faire ce qu’ils voudraient au Royaume-Uni, tout simplement parce que le Royaume-Uni est une puissance moyenne à l’heure actuelle. Une partie du problème avec le Lexit est que ce concept adhère toujours à l’idée que le Royaume-Uni est une puissance de premier plan dans le monde et que nous pouvons nous en sortir seuls. Pour tous les pays du monde, sauf peut-être la Chine et les États-Unis, c’est un problème tellement intrinsèquement mondialisé que vous êtes forcé à penser en termes de coalitions de pouvoirs, avec une réflexion internationale et régionale. De ce point de vue, l’option nationale est complètement bloquée. Elle est futile. Au-delà même des aspects réactionnaires qu’elle alimente.

« Le corbynisme est mort » – Entretien avec George Hoare

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©Sophie Brown

George Hoare est docteur en théorie politique à l’Université d’Oxford et a réalisé sa thèse sur les concepts de gauche et de droite à partir du cadre théorique gramscien. Il anime aussi le podcast Aufhebunga Bunga où il analyse régulièrement les soubresauts de la politique britannique. Membre de la campagne du Full Brexit, orientée à gauche, nous l’avons rencontré pour aborder ses travaux et les enjeux autour du Brexit. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Traduit par Emma Carenini.


LVSL – Vous avez réalisé une thèse en théorie politique à l’Université d’Oxford, examinant de façon critique les concepts de gauche et de droite, en vous inspirant de la notion gramscienne de sens commun et en utilisant le cadre théorique du populisme développé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe. Pourriez-vous nous exposer les principales conclusions de cette recherche, en termes de réflexion sur le sens du populisme, de la gauche et, le cas échéant, du populisme de gauche ? Comment exploiter ces connaissances pour mieux comprendre le moment populiste que nous semblons vivre en Europe et dans une grande partie du monde ?

George Hoare – Pour revenir rapidement sur les recherches que j’ai faites (autour de 2008 – 2011) : j’ai examiné l’histoire des idées de gauche et de droite dans la politique britannique d’après-guerre. Je pense d’ailleurs que ces recherches sont déjà dépassées aujourd’hui. La conclusion à laquelle j’étais arrivé sur ce thème est qu’il s’agit d’un enjeu à traiter sous la forme d’un récit politique. Ce que montre l’histoire de la gauche et de la droite, c’est qu’en fait la droite est une suite de réponses à la gauche. La gauche peut se définir comme une demande insistante de souveraineté populaire tout au long de l’histoire. C’est d’abord de la Révolution française qu’on tire le sens premier de ce mot, puis, au XIXème siècle, on observe l’extension de cette idée de souveraineté populaire à la sphère économique et, enfin, pendant l’après-guerre à travers les idées socialistes.

Je trouve que la situation actuelle est une inversion radicale de ce diagnostic. Du moins, en ce qui concerne la politique britannique, la gauche répond à la droite. Dans le contexte du Brexit, nous voyons c’est le parti conservateur qui tente de formuler une vision différente de la société, en particulier dans sa relation avec l’étranger. La plupart du temps, la gauche répond à la droite, notamment la gauche libérale. Elle se laisse ainsi conditionner par la droite, et il y a probablement un certain nombre de raisons à cela.

Il est très frappant de voir comment les conséquences différées de la crise financière de 2008 (différées probablement jusqu’à 2016, jusqu’au référendum sur le Brexit) ont révélé les vraies faiblesses de la gauche, plus précisément son incapacité à proposer et à formuler un autre modèle de société, auxquelles la droite allait devoir répondre.

Venons-en à Gramsci et au populisme. Les idées de Gramsci ont eu une énorme influence sur la gauche au Royaume-Uni, peut-être plus que dans n’importe quel autre pays européen, en dehors de l’Italie. D’ailleurs, je pense que la France offre un point de comparaison intéressant car la gauche française a rallié très récemment les idées gramsciennes, mais avec l’arrivée immédiate de deux théoriciens, Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui détachent Gramsci de toute dimension de classe. Cela signifie que la dimension discursive de la politique est en train de prendre une importance croissante. On l’observe aujourd’hui par l’avènement de partis de gauche populistes, qui sont une des conséquences différées de la crise financière de 2008.

Le point de vue britannique, en la matière, est sûrement que Corbyn est le seul à tenir encore debout et à être en situation de conquérir le pouvoir, si on le compare aux autres populismes de gauche européens. Mais je crois que c’est une mauvaise interprétation de la situation. Je suis très pessimiste sur les perspectives de Corbyn et de la gauche populiste au Royaume-Uni. En fait, je pense que le « corbynisme » est mort et qu’il s’est brisé sur la pierre de l’UE.

LVSL – Stuart Hall a acquis une notoriété importante en analysant le tatchérisme à travers une grille gramscienne, c’est-à-dire comme projet hégémonique, qui embrassait non seulement des transformations de l’économie, mais aussi de la culture et de l’identité du pays. Le New Labour de Tony Blair semblait aussi hégémonique à son apogée, du moins comme tatchérisme à visage humain. Pourtant, la société britannique et son champ politique connaissent aujourd’hui une situation de polarisation profonde en raison du Brexit et de la distance forte entre le programme de Corbyn et celui des conservateurs. Peut-on considérer que l’hégémonie des années 1980 et 1990 s’est désintégrée ? Comment  les concepts gramsciens peuvent-ils nous éclairer sur la politique britannique contemporaine ?

GH – C’est encore une très bonne question, assez difficile, mais très importante ! Je crois nous sommes actuellement dans une situation de « fin de la fin de l’histoire. » Entre 1989 et 2008, l’idée qu’il n’y avait « pas d’alternative » était complètement hégémonique. Le théoricien Mark Fischer parle du réalisme capitaliste. Ce capitalisme occupe progressivement l’horizon du domaine de l’imaginaire : il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Vous en arrivez à une situation où l’atmosphère politique est très déprimante et offre de bonnes raisons d’être pessimiste. Au moment du référendum de 2016, cette idée qu’il n’y avait pas d’alternative restait très présente. Tout le monde a donc été extrêmement surpris quand les résultats sont tombés, d’ailleurs, nous n’en avons toujours pas vu la couleur puisqu’il faut encore se battre pour sortir de l’UE.

À ce moment-là, la gauche était extrêmement désorganisée et faible. La classe ouvrière a été battue par Thatcher, puis frappée au sol par Blair et Cameron. C’est pourquoi nous parlons du Brexit comme d’un « moment démocratique sans mouvement démocratique » et c’est exactement ce qui s’est passé. Le référendum était une expression, certes imparfaite, de la demande de plus de souveraineté populaire. Les sondages qui ont eu lieu après le référendum ont montré ceci : la première raison pour laquelle les Anglais ont voté Leave était pour exprimer leur demande de démocratie ; et celle pour laquelle ils ont voté Remain concernait la peur que les choses s’enveniment.

Deuxièmement, la classe politique britannique a considéré que c’était le scrutin per se qui avait créé de la polarisation au sein de la société. Mais en réalité, cette polarisation était déjà sous-jacente : le niveau croissant des inégalités, le divorce de la politique avec la vie des classes populaires étaient déjà là ! Le concept le plus important pour qualifier cette situation n’est pas un concept gramscien, mais un concept du scientifique Peter Mair lorsqu’il parle de gouverner le vide. C’est-à-dire que le facteur dominant de la sociologie politique dans le Royaume-Uni d’après-guerre et dans l’Europe de l’Ouest est la baisse de la participation et de l’adhésion aux partis politiques et aux syndicats. Tous les fondements de la politique se sont évanouis, il ne reste que le vide. Les gens ne font plus partie de ces organisations qui faisaient le pont entre eux et la politique. Donc on voit la classe politique recluse à Westminster géographiquement, culturellement, loin de la population et en outre se tournant vers l’UE afin d’éviter les contestations internes.

Où est-ce qu’intervient Gramsci là-dedans ? Malheureusement je crois que dans la situation politique actuelle, il est principalement mobilisé pour justifier la guerre culturelle contre les gens qui ont voté pour quitter l’UE. Pour les « gramsciens » anglais qui en ont fait un théoricien de la culture, ce qui est un contresens, l’enjeu est de démontrer que cette classe ouvrière et ces 17,4 millions de gens en Angleterre qui ont voté Leave sont racistes, xénophobes et hostiles aux possibilités d’un avenir européen. Beaucoup de gens qui sont fermement « anti-brexit » associent le Brexit à un mouvement d’extrême-droite, à la xénophobie et à toutes les choses qu’il n’est pas ! Car le Brexit est une décision purement politique dont on doit encore déterminer les conséquences et les modalités. Malheureusement, c’est la gauche libérale, et non la gauche socialiste, qui domine les études gramsciennes.

LVSL – Vous êtes membre fondateur de The Full Brexit, une initiative d’activistes et d’universitaires qui réclament un « Brexit socialiste et internationaliste ». Cet euroscepticisme de gauche est une position minoritaire dans le paysage politique britannique, où la plupart des dirigeants de la campagne du Leave en 2016 étaient issus de la droite. Beaucoup pourraient même trouver votre position incompréhensible, car le Brexit est considéré comme étant étroitement associé au nationalisme. Pouvez-vous résumer vos principaux arguments en faveur du Brexit ? Dans la mesure où un Brexit socialiste ne semble pas être une option sur la table, croyez-vous toujours que le Brexit est souhaitable tel qu’il est mis en œuvre selon les termes de Boris Johnson ?

GH – L’argument le plus pernicieux et le plus mal avisé consiste à dire que le Brexit n’aurait de valeur que s’il mène directement, sans détour et rapidement, à un gouvernement Corbyn. C’est une position gauchiste et erronée ! En tant que socialiste, je suis pour la démocratie, qui est le concept politique le plus important à mes yeux. Le Brexit, comme je l’ai dit, est un moment démocratique sans mouvement démocratique. Quels sont mes arguments ? En premier lieu, je pense que la nature de l’UE n’a pas été très bien comprise par beaucoup de monde à gauche, ce qui est assez surprenant mais qui s’explique par la complexité du sujet. Je dirais que ce qui est central à propos de l’UE, de est qu’elle est à la fois non-démocratique dans sa structure interne, ce qui fait consensus, mais aussi anti-démocratique. Ce point est le plus difficile et important. L’adhésion à l’UE a un effet sur la politique interne des pays membres. Il y a deux arguments-clés : le premier concerne l’idée du vide de Peter Mair ; le second renvoie la théorie des États-membres. Nous disposons actuellement d’États-nations qui rentrent et qui sortent de l’UE et d’États-membres qui sont produits par l’UE.  Qu’est-ce que cela signifie ? Cela veut dire que l’adhésion à l’UE participe de la dynamique de réduction des capacités de décision de nos classes politiques et qu’elle constitue en elle-même un processus de transformation des États. Et c’est ce que l’adhésion à l’UE fait : elle réduit l’importance de la politique idéologique nationale et démocratique. Elle transforme le système en un gouvernement technocratique élevé au niveau européen.

Un argument courant est que l’UE serait un « super-État » qui brimerait radicalement notre souveraineté en nous disant quoi faire. Mais cette idée est fausse. Il faut plutôt s’intéresser à la relation entre l’UE et les États-membres.

Il y a deux autres éléments importants pour comprendre le Brexit. D’abord, la gauche a échoué à comprendre l’importance éventuelle du Brexit en tant qu’il aurait pu représenter un moment de repolitisation. La direction actuelle va au contraire dans le sens d’une tentative d’annulation du Brexit, ce qui serait à mon avis complètement dépolitisant et validerait complètement l’idée que les électeurs ne sont pas écoutés et que leur voix ne compte pas pour les élites. Ce que je ne peux pas approuver en tant que socialiste.

Deuxièmement, une annulation du Brexit serait un échec pour la classe ouvrière britannique et tendrait à accroître la frustration à l’égard de la démocratie parlementaire qui est en train de devenir une parodie de démocratie. Les gens ont voté, ils ont élu des représentants avec des instructions claires, mais celles-ci n’ont pas été mises en place car ces représentants n’aiment pas les instructions qui leur sont données. De ce point de vue, nous avons assisté ces dernières semaines à une reprise en main du pouvoir législatif, et il y a une dimension de classe dans ce processus. Dans ce scénario où on assiste à une tentative de contrer la composante populaire de la démocratie en utilisant sa composante légaliste, la gauche regarde actuellement du côté légaliste et non du côté du peuple qui a voté.

Il y a une dernière raison pour laquelle la gauche n’a pas été capable d’être plus attirante. On assiste à une scission profonde au sein de la gauche britannique entre sa composante socialiste et sa composante libérale. Beaucoup de gens qui occupent des places importantes dans les médias sont issus de la gauche libérale : ils ont des positions particulières qui conditionnent la manière dont ils vont répondre aux événements politiques futurs. Ils se voient comme des cosmopolites, des Européens, plutôt de la classe-moyenne, ils voient la démocratie comme un processus et une série de relations institutionnelles plutôt que comme un processus de participation de masse, de vote et de mobilisation populaire effective. Ils ont peur de la classe ouvrière du pays et pensent qu’elle est nationaliste, xénophobe et raciste. Ils s’appuient beaucoup sur l’antifascisme. Ils voient l’antifascisme comme l’une des tâches les plus importantes de la gauche alors qu’en fait le fascisme n’est pas du tout une menace pour la société britannique. Le nombre de fascistes est ridiculement bas. Les forces sociales fascistes n’existent pas à moins qu’elles n’émergent après la subversion du Brexit et après la prise de conscience que les leviers de la politique parlementaire ne sont pas suffisants pour satisfaire leurs intérêts. Quoiqu’il en soit, c’est une triste réalité à laquelle nous avons affaire parce que les gens qui se battent pour un gouvernement favorable aux travailleurs britanniques sont très peu nombreux.

LVSL – Vous êtes également l’un des co-animateurs d’Aufhebunga Bunga, autoproclamé « podcast politique mondial de la fin de la fin de l’histoire ». Pourquoi êtes-vous passé de la recherche universitaire au podcasting ? Quels sont les principaux thèmes sur le thème de la politique mondiale actuelle qui ont été traités dans le podcast jusqu’à présent ? Le nom « Aufhebunga Bunga » est surprenant : pourriez-vous nous aider à le comprendre ?

GH – Commençons par le nom. Si vous avez écouté le podcast, vous savez peut-être que j’ai une petite inclination pour les jeux de mots et les blagues absurdes. On voulait que ce soit une fête, mais nous voulions aussi une fête hégéliano-marxiste. Nous voulions le « bunga bunga » en référence à Berlusconi, dont le visage, le logo, est notre phare dans la nuit, notre glorieux leader, sur le podcast, et on voulait l’aufhebung, ce moment hégélien de synthèse et de sublimation vers le dépassement dialectique. Ce mélange synthétisait ce qu’on voulait faire. Le podcast a pris une certaine ampleur. On a des invités de marque et on essaye d’avoir des discussions sérieuses et en même temps pas trop ennuyeuses. On souhaite s’amuser en parlant de politique parce que si vous n’avez pas un minimum de sens de l’humour à l’égard de la situation de la gauche européenne, vous allez vite perdre la tête. Il y a deux idées qui ont suscité des réactions au lancement qui a eu lieu juste après l’élection de Trump, car on sentait que la politique allait de nouveau bouger et devenir intéressante, même si c’était sous ses pires aspects. Cela me fait penser à une petite anecdote : quand j’étais à l’université, au début des années 2000, certaines personnes avec qui j’étudiais rejoignaient le parti travailliste. Mais sous Blair, sous Brown pourquoi est-ce qu’on aurait envie de rejoindre le parti travailliste ? Il n’y avait qu’une seule raison : c’était un geste de carriériste puisqu’il n’y avait pas d’idées intéressantes ou de contenu à partir duquel discuter. Avec la « fin de la fin de l’histoire », on a donc juste voulu sceller cette idée que la politique était potentiellement de retour.

La classe politique ne peut plus comprendre, expliquer, ou répondre au changement politique. Cela explique la multiplication d’individus hors-sol qui répondent aux événements politiques récents avec une hystérie excessive et des explications ubuesques du type Cambridge analytica. Ils cherchent à expliquer comment les gens ont pu revenir à la politique sans faire ce qu’eux attendaient qu’ils fassent. Comme ils n’acceptent pas que les gens ne soient pas des centristes néolibéraux, ils expliquent leurs choix par des thèses complotistes. C’est un signe que le néo-libéralisme est en train de mourir. Ceux qui l’ont investi matériellement et culturellement sont menacés et cherchent à confirmer leurs préjugés de classe.

LVSL – Vous avez fait une tournée avec le Full Brexit au printemps dernier pour sensibiliser le grand public du Royaume-Uni à la question du Brexit. Qu’avez-vous observé au cours de la tournée au sujet des perceptions dominantes sur le Brexit ? Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?

GH – C’était une expérience intéressante. Nous avons organisé quatre événements dans le pays, en partenariat avec d’autres organisations. Nous avons essayé de déployer la force intellectuelle d’un Brexit pensé à gauche. D’une certaine manière, nous avons enfoncé des portes ouvertes : les gens venaient, ils étaient d’accord avec tout ce qu’on expliquait, mais demandaient ce qu’il fallait faire par la suite. Il y avait évidemment quelques désaccords parmi le public, on voulait que les gens aient le temps de poser des questions et de les formuler. Ce qui nous a surpris, c’est que même quelqu’un qui avait sa carte au parti conservateur comme il se décrivait lui-même avait acheté un exemplaire du livre de Lapavítsas, The Left’s case against the EU ! Le Brexit est donc un enjeu capable d’unifier largement derrière lui, d’autant plus que la classe politique semble être incapable de traiter cette question. Cette situation offre à la fois des opportunités et des menaces, car nous allons peut-être arriver à une situation où un nouveau report du Brexit est demandé, voire un second référendum. C’est un grand danger qui met en péril notre démocratie. D’ailleurs, au cours du début, un certain nombre d’arguments ont émergé.

Les premiers concernaient les principes, principalement en matière de démocratie. Ensuite, les arguments étaient d’ordre politique et stratégique afin de permettre à la gauche de gagner. Les troisièmes portaient sur la faiblesse de l’UE. Je pensais que les premiers arguments seraient hégémoniques et que les gens ne comprendraient que le point sur la démocratie, comme dans le livre de Lapavítsas. Mais c’est plutôt le troisième, celui sur l’échec de de l’Europe, qui a fait consensus. Je ne m’y attendais pas. Les gens venaient de tous les bords politiques, même si la gauche était surreprésentée. L’objectif est aussi de parler à des personnes qui viennent des Tories, voire de l’UKIP, mais qui pourraient être gagnées aux idées socialistes. Ces personnes développaient des arguments sur les contradictions qui étaient au cœur de l’UE, notamment autour de l’immigration et des frontières, ce qui a déchaîné des échanges particulièrement agités. C’était une bonne leçon politique pour nous. Comment tirer quelque chose de cela en montrant que le problème réside plus dans la liberté de circulation en Europe et qu’une frontière externe dure a un coût exorbitant ? Notre rôle n’est pas encore décisif, certainement car nous n’avons pas de figure identifiée.

Mais pour finir sur une note plus positive : il y a une campagne de gauche en faveur du Brexit et je fais partie de son groupe de travail, c’est une initiative intéressante et excitante. Nous avons constitué un groupe d’universitaires pour expliquer comment fonctionne la domination de la classe dominante sur les travailleurs britanniques, la réalité de la politique britannique et les causes de l’incapacité de la classe politique à régler les problèmes qu’elle doit gérer. Notre campagne s’adresse en particulier à la gauche du Labour. Elle est à l’état d’ébauche et nous avons prévu une série d’événements organisés par des volontaires.

LVSL – Pourquoi dites-vous que le corbynisme est mort ?

GH – Ça ne me met pas vraiment en joie de le dire, mais malheureusement le potentiel de transformation radicale du corbynisme est irréalisable dans le cadre de l’Union européenne. En privé, Corbyn est probablement favorable au Brexit, mais regardez les positions du parti travailliste aujourd’hui. D’ailleurs, il y a certaines personnes qui sont incapables de le comprendre et qui insistent sur la complexité de la situation interne du parti. Mais ce n’est pas le cas ! C’est un parti clairement très divisé, entre son aile droite qui est blairiste, particulièrement forte dans le groupe parlementaire, et un petit nombre d’activistes et de députés qui sont pour le Brexit. Le labour est en train de devenir un parti centriste, comme les libdems qui veulent annuler le Brexit à n’importe quel prix, les Tories veulent absolument le finaliser. Cette centrisation est notable. On l’observe dans les sorties des médias de l’establishment. On a vu le Financial Times publier un éditorial flamboyant en faveur de Corbyn et News Night traiter Corbyn avec un respect qu’on lui déniait complètement jusqu’ici. J’ai évidemment de la sympathie pour Corbyn, mais le fait qu’il n’ait pas été capable de négocier en interne pour canaliser les divisions est un problème majeur pour le Labour Party. Il semble assez clair aujourd’hui que la seule manière pour eux d’arriver au pouvoir est que l’explosion des Tories ait lieu avant celle du Labour. C’est triste à voir. Allen Jones a publié de très bonnes choses à ce sujet sur le site du Full Brexit. C’est triste de voir qu’il y a eu ce moment de mobilisation et de radicalité, notamment de la part des jeunes qui ont mis Corbyn au pouvoir, mais il semble aujourd’hui que cela est en train de se retourner contre les travailleurs britanniques. Ceux qui ont conduit à l’échec diront que de toute façon que les travailleurs britanniques étaient racistes, qu’il était impossible de la gagner à partir de nos positions de classe. Je pense que l’UE est le problème le plus important pour la gauche européenne et qu’il y en a trop peu dans la gauche britannique qui souhaitent comprendre ce que cela veut dire et les conséquences que cela aura sur la politique britannique.