Nous publions ici un entretien avec Thomas Linard, auteur de Filiation dès la naissance (Ufal, 2014), ancien porte-parole de l’Inter-LGBT aux questions familiales, compagnon de route de la France Insoumise, animateur du blog Suppositio Partus et auteur de plus de 40 000 contributions sur Wikipédia. Il revient sur son parcours, l’actualité de la loi Schiappa et les enjeux de la filiation.
LVSL – Pouvez-vous expliquer comment vous êtes devenu un des spécialistes francophones des questions de filiation ?
Thomas Linard – Ma culture politique, c’est celle que l’on peut voir dans le film 120 battements par minute, où l’on développe une expertise militante afin d’être armé face à tout ce qui peut représenter l’autorité, la légitimité.
Je me suis tenu très longtemps éloigné de la politique. Mais, en 2012, j’écoute une entrevue de Jean-Luc Mélenchon sur internet et je me dis : “c’est ça”. J’adhère au Parti de Gauche et je rejoins la commission LGBTI du PG, et du Front de Gauche à l’époque, car je suis gay. Je commence par donner un coup de main à l’organisation de la Marche des Fiertés et je me retrouve très rapidement représentant à l’Inter-LGBT. On était en pleine période de lutte pour le mariage égalitaire.
Pour des raisons personnelles, la question de l’homoparentalité m’intéressait. Quand le député Carvalho du PCF dit “avec le PACS, ces gens sont protégés, un mariage, c’est entre un homme et une femme”, nous nous sommes dit que ce n’était pas ce que nous avions collectivement porté avec le programme l’Humain d’abord. Donc avec Jean-Charles Lallemand et Pascale Le Néouannic nous demandons à rencontrer le groupe Front de Gauche à l’Assemblée nationale. Et nous ne sommes pas venus les mains vides, nous avions préparé des amendements. Un de ces amendements est devenu l’article 15 de la loi sur le mariage pour tous, grâce à Marie-George Buffet, et ça a été un déclencheur pour moi. J’ai creusé le sujet jusqu’à avoir la matière du livre que j’ai publié à l’UFAL, paru en juin 2014. Je n’ai donc jamais fait d’études de droit et j’ai tout appris en lisant, et surtout en écrivant.
LVSL – Le débat autour de la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, appelée loi Schiappa, a été polarisé par la question de la majorité sexuelle. Comment analysez-vous cela ?
Thomas Linard – Pour ma part, je suis pour une morale consensualiste et non substantialiste : à partir du moment où des personnes aptes à consentir, consentent, alors ça me va, peu importe ce qu’elles font. La question, c’est qui est apte à consentir ? On exclut bien entendu les enfants. À partir de quand devient-on apte à consentir ? C’est ce qui doit être l’objet du débat politique.
Entre 1974 et 1982, la majorité sexuelle est de 15 ans pour les hétérosexuels et de 18 pour les homosexuels. Il y avait deux possibilités pour obtenir l’égalité, soit la majorité sexuelle pour tous à 15 ans, soit à 18 ans. Dans le contexte des années 70, c’est bien sûr l’option de l’abaissement qui a été retenue. Cette question de l’âge de la majorité sexuelle est constitutive du mouvement homosexuel moderne. C’est un des enjeux des premières marches en 1977.
” Il faut avoir conscience qu’à 16 ans, si vous allez passer la nuit chez votre amant de 18 ans, ça peut relever du détournement de mineur.”
La réalité d’une majorité sexuelle distincte de la majorité civile est discutable. La logique sous-jacente, c’est que mineurs et majeurs ne doivent pas se rencontrer sexuellement, et qu’il y a une exception, une tolérance encadrée pour les rencontres entre majeurs et mineurs de 15, 16 et 17 ans. Il faut avoir conscience qu’à 16 ans, si vous allez passer la nuit chez votre amant de 18 ans, ça peut relever du détournement de mineur.
Un viol est une relation obtenue par violence, surprise, menace ou contrainte. La jurisprudence, malheureusement pas toujours suivie, avait élaboré qu’une grande différence d’âge relevait de la surprise. Ce que fait la loi Schiappa, c’est faire entrer cette jurisprudence dans la loi. Et si le viol n’est pas reconnu, ce sera une atteinte sexuelle sur mineur.
LVSL – Alors comment explique-t-on la déception de certaines associations ?
Thomas Linard – Les associations s’attendaient à beaucoup plus que le renforcement de la condamnation d’abus sexuels sur les mineurs de 15 ans et le passage de la prescription à 30 ans pour les crimes de nature sexuelle sur les mineurs.
Le Planning familial demandait par exemple l’inversion de la charge de la preuve, lorsqu’au moment des faits la victime est mineure. Ce serait alors à l’accusé de prouver qu’il est innocent. Cela me semble bien plus pertinent que les propositions de certaines associations sur une majorité sexuelle à 18 ans. Cela créerait des situations dangereuses pour les mineurs qui opteraient davantage pour des relations cachées.
LVSL – Comment expliquer l’hostilité envers cette loi ?
Thomas Linard – Il y a un courant qui a tente d’imposer ses thèmes dans le débat public. Il s’agit de la droite légitimiste, qui fonde son hostilité à la République sur une certaine vision du catholicisme.
Pour comprendre les racines et l’ampleur de ce combat, il faut regarder l’état civil des personnes. Il y a deux manières de l’envisager : sous le prisme du corps ou bien sous celui de la décision. Exemple : l’annulation du mariage pour cause d’impuissance. Elle pouvait se faire sous l’Ancien Régime, avec deux types de preuve, la visite, où l’on mesurait les organes du mari et de la femme pour vérifier qu’ils étaient fonctionnels, ou bien la preuve du congrès, qui a heureusement durée moins d’un siècle, où l’on réunissait le couple pour qu’un rapport sexuel ait lieu devant toute une assemblée.
“C’est un domaine assez unique où les conservateurs renvoient à la matière et au corps, tandis que les progressistes se fondent sur la décision”
En 1903, un arrêt de la Cour de cassation, à propos d’une femme qui n’avait pas de vagin, modifie les choses. Elle établit que, pour prévenir le scandale de la preuve, c’est-à-dire pour éviter que la justice ne doive mesurer les organes génitaux des gens, seule l’apparence suffit pour un mariage. Le mariage devient donc l’union de deux personnes, l’une ayant l’apparence d’un homme et l’autre d’une femme. Des commentateurs vont appeler cela la spiritualisation du mariage. Et un commentateur hostile va dire que “C’est bien à la validité du mariage entre personnes de sexe identique que conduirait cette trop belle idée que le mariage est l’union des âmes”.
C’est un domaine assez unique où les conservateurs renvoient à la matière et au corps, tandis que les progressistes se fondent sur la décision et l’âme. Savoir si le mariage doit se fonder sur la nature du corps ou la décision des esprits, c’est un point de tension entre progressistes et conservateurs et l’histoire n’est pas linéaire : en 1957 un jugement a accordé à nouveau l’annulation du mariage en absence de relation sexuelle normale, c’est-à-dire un pénis pénétrant un vagin.
LVSL – La question de l’état civil est donc un enjeu politique fort ?
Thomas Linard – Il suffit de regarder l’histoire du changement de prénom, c’est la Convention montagnarde qui autorise le libre changement de nom et de prénom par simple déclaration devant un officier d’état civil. Cela a été terminé à peine trois semaines après la chute de Robespierre : les changements de noms et de prénoms ont été annulés ! Puis, ce sera en partie rétabli par Napoléon, il était possible de changer, mais seulement sous contrôle de l’État, qui serait seul capable de juger des cas légitimes et des cas relevant des caprices du peuple. Il est bien connu que le peuple fait des caprices.
“Les personnes demandant à faire changer leur prénom témoignent d’une volonté de faire primer le choix sur l’hérédité.”
Finalement, en 2016, il y a eu la loi pour une justice du XXIe siècle, un nom très ronflant pour un assemblage de petites choses. Cela permet le changement de prénom en mairie. Dans 97 % des cas, les jugements des tribunaux étaient en faveur des changements de prénom. Il faut avoir à l’esprit que les législateurs, dans le contexte de 2016, ne se pensaient pas héritiers des révolutionnaires, partisans du choix, contre la réaction, qui défend l’assignation. Cette décision participait du grand mouvement de l’État se déchargeant sur les collectivités locales sans leur allouer de moyens supplémentaires afin de plaire à la Commission européenne. Il n’en reste pas moins que les personnes demandant à faire changer leur prénom témoignent d’une volonté de faire primer le choix sur l’hérédité.
Si on analyse les questions LGBTI actuelles, on est dans ce combat entre hérédité — le corps — et la volonté, qui peut faire l’objet d’une déclaration enregistrable à l’état civil.
LVSL – Ce combat entre hérédité et décision est donc au centre des questions de filiation ?
Thomas Linard – J’ai ma théorie sur pourquoi les plus religieux insistent sur le corps et les autres la volonté : c’est un conflit de classe. Le juriste Charles Loyseau a écrit un livre très important en 1610, le Traité des ordres et simples dignitez. C’est un bourgeois qui argumente pour sa classe. Il justifie la division de la société en ordres : les nobles transmettent un corps noble à leurs enfants, mais, l’âme venant de Dieu, un roturier peut aussi recevoir une âme noble. Les bourgeois peuvent donc prétendre à des offices.
C’est très important pour une société féodale divisée en ordres d’insister sur l’hérédité et le corps, la volonté et le choix personnel n’étant pas héréditaire. La droite légitimiste constitue donc un authentique courant d’Ancien Régime, dont La Manif Pour Tous a été la partie la plus visible.
LVSL – Comment avez-vous contribué à traduire politiquement votre position dans ce combat ?
Thomas Linard – Dans l’Avenir en commun, nous avons résumé en un bout de phrase toute cette pensée : “Établir la filiation par reconnaissance comme principe par défaut”. Et nous avons complété par le livret et les réponses aux associations. Il y a peu de réflexions sur la question de la filiation dans la gauche comme dans les mouvements LGBTI. Actuellement, pour une PMA en France, il faut être une femme en couple avec un homme et la filiation sera établie comme pour tous les autres couples. Si l’homme est stérile, on évite ainsi à la femme d’avoir à une relation sexuelle non consentie avec un autre homme et on prévient les IST.
“Il existe une disposition dans le mariage qui fait que l’on peut adopter l’enfant de son conjoint. La seule manière pour les couples non hétéros de bénéficier de cela, c’est donc le mariage. Ce traitement inégalitaire n’est pas acceptable en République.”
En l’état actuel, depuis 12 ans, toutes les femmes établissent la filiation de la même façon : le simple fait d’accoucher te rend mère. C’est récent, par exemple mes parents n’étaient pas mariés et ma mère a dû me reconnaître, car la filiation automatique, c’était seulement pour les femmes mariées. Pour un homme, on est soit le mari de la femme qui a accouché et on est le père, par présomption de paternité, soit on n’est pas marié avec cette femme et on doit faire une reconnaissance. Selon les chiffres de l’INSEE en 2016, 60 % des enfants naissent hors mariage, cette reconnaissance de paternité est donc très courante. À tel point que beaucoup d’hommes ne se rendent pas compte qu’ils font cette démarche de reconnaissance.
Maintenant, si ce sont deux femmes qui ont fait une PMA, avec une insémination hors de France, ou artisanale, seule la parturiente sera reconnue comme mère. Donc, l’autre mère n’est rien pour la loi. Pour un mariage égalitaire, il y a une solution : il existe une disposition dans le mariage qui fait que l’on peut adopter l’enfant de son conjoint. La seule manière pour les couples non hétéros de bénéficier de cela, c’est donc le mariage. Ce traitement inégalitaire n’est pas acceptable en République.
LVSL – Modifier les règles de la filiation, ne serait-ce pas ouvrir la porte à la GPA ?
Thomas Linard – Non. La GPA est interdite en France, mais se fait à l’étranger et il faut clarifier cette situation. Déjà, il faut comprendre que les enjeux de filiation ne se limitent pas aux questions LGBTI. En France 80 % des GPA sont faites par des parents d’intention de sexe différent. Il y a donc très souvent lors d’une GPA une mère qui n’a pas accouché.
La France a été condamnée par la CEDH, et depuis on transcrit la filiation du père et pas celle de la mère d’intention, car la justice considère qu’il est contraire au droit français que la femme qui n’a pas accouché devienne mère sans jugement d’adoption. Mais on autorise la mère à adopter l’enfant de son conjoint si elle est mariée.
“L’idée, c’est de pouvoir devenir parent par déclaration. Donc, le changement de filiation pour la PMA aura des conséquences sur la transcription de l’acte de naissance des enfants nés par GPA à l’étranger.”
Nous le disions avant, la filiation homoparentale existe, mais il faudrait déjudiciariser le processus, en passant par un officier d’état civil pour faire une déclaration qui ne soit pas liée au mariage. Donc on dirait qu’une femme qui n’a ni accouché, ni adopté, peut être mère. C’est une révolution pour le droit. Si on le fait pour la PMA avec un couple de femmes en les disant toutes les deux mères, alors ça ouvre la possibilité de transcrire intégralement l’état civil d’un enfant né par GPA.
L’idée, c’est de pouvoir devenir parent par déclaration. Donc, le changement de filiation pour la PMA aura des conséquences sur la transcription de l’acte de naissance des enfants nés par GPA à l’étranger, car ça change la définition de ce qu’est une mère. La volonté prévaudrait sur le corps.
LVSL – Quels seraient les contours d’une telle réforme ?
Thomas Linard – La proposition de la France Insoumise devrait intervenir en septembre dans le cadre de l’Assemblée nationale. D’ici là, je souhaite la nourrir. Notre proposition principale : supprimer la présomption de la paternité, tous les hommes établiraient leur paternité par reconnaissance. Je suis pour la reconnaissance pour tout le monde, notamment les hommes. Il est très important que la présomption de paternité soit abrogée, car cela ôte tout droit spécifique au mariage, sans bouleverser la société étant donné le nombre d’enfants qui naissent hors mariage. Pour prendre en compte toutes les familles modernes, il faut fonctionner par reconnaissance pour les femmes aussi.
“Si vous voulez connaître comment vous êtes arrivé au monde et par qui, il faut le permettre”
Je n’ai pas de problème avec l’accès aux origines, en tant qu’origines biologiques, du moment que la filiation se fait par volonté. Si vous voulez connaître comment vous êtes arrivé au monde et par qui, il faut le permettre. De toute façon, l’anonymat tombe partout. Il ne faut pas avoir peur de l’accès aux origines et si ça peut apporter une tranquillité biographique aux personnes concernées, alors tant mieux.
“Il n’y a toujours que deux géniteurs, mais il peut y avoir quatre parents. Il s’agit moins de créer de nouvelles situations que de protéger des situations déjà existantes.”
Si la filiation se fait sur la volonté, ça peut être la volonté d’une, ou deux, mais aussi trois personnes par exemple. Il arrive qu’un tiers soit aussi important que les deux géniteurs, et, s’il le souhaite et si les deux parents le veulent, il peut lui aussi reconnaître l’enfant. Il n’y a toujours que deux géniteurs, mais il peut y avoir quatre parents. Il s’agit moins de créer de nouvelles situations que de protéger des situations déjà existantes. Et on peut s’inspirer d’une disposition de la loi belge, en l’adaptant, où deux parents légaux initiaux accepteraient un Xème parent. Cela permettrait également d’éviter qu’un violeur puisse devenir parent d’un enfant, si jamais la personne violée le refuse ; ce qui n’est pas le cas en droit français aujourd’hui.
LVSL – Quelles sont les prochaines étapes de vos combats sur la filiation ?
Thomas Linard – Il se murmure que le gouvernement voudrait faire une PMA sans réforme de la filiation. Ce n’est vraiment pas à la hauteur. Si LREM veut le faire dans le cadre de la loi bioéthique, ils ne pourront pas faire grand-chose. En fait, il faut sortir du cadre de la loi bioéthique et faire PMA + filiation. La proposition de loi de la France Insoumise sur ces questions devra constituer un contre-projet de société permettant d’irriguer les luttes.