Consigne sur les bouteilles : un débat technique hautement politique

© Ameer Basheer

Alors que s’est ouverte une concertation autour de l’instauration d’une consigne sur les bouteilles afin d’augmenter leur taux de collecte, les débats font de nouveau rage sur la pertinence de cet outil. En effet, la consigne pour recyclage promue par le gouvernement depuis près de quatre ans ne parvient à convaincre ni les collectivités locales, ni les associations environnementales. Ces dernières prônent une consigne pour réemploi, à laquelle les industriels sont réticents. Derrière un débat en apparence technique, différents intérêts et différentes visions de la politique écologique s’y expriment. Le sociologue Vincent Jourdain, auteur d’une thèse sur le sujet, revient sur cet affrontement entre industriels, Etat, collectivités et associations.

Le 30 janvier dernier, la Secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires chargée de l’Ecologie, Bérangère Couillard, annonçait la mise en place d’une concertation autour de la consigne, rassemblant producteurs, distributeurs, collectivités locales et associations environnementales. L’objectif de cette concertation ? Obtenir l’adhésion des parties prenantes au projet gouvernemental de rendre obligatoire la consigne pour les emballages de boisson, ouvert en 2019 mais qui n’a guère avancé depuis. Mais le 23 février dernier, des associations d’élus ont annoncé la constitution d’un groupe de travail parallèle, portant un coup à la légitimité de la concertation. Le 18 avril dernier, elles ont insisté sur leur opposition, en dévoilant 14 propositions alternatives à la consigne lors d’une conférence de presse. En parallèle, la commission du développement durable du Sénat s’est exprimée contre la concertation et le projet de consigne.

La consigne est réputée populaire : en 2019, une enquête de l’IFOP rapportait que 88% des français seraient favorables à la mise en œuvre d’une consigne obligatoire pour le réemploi des emballages de boisson. Pourtant, selon les collectivités locales et associations environnementales, le projet du gouvernement porterait un intérêt environnemental limité, puisqu’il est en réalité un projet de consigne pour le recyclage des bouteilles en plastique, et non pour leur réutilisation. Le recyclage consistant à broyer la matière pour en recréer une nouvelle, cette technique est en effet moins vertueuse pour l’environnement que la réutilisation, qui consiste à réutiliser les produits en fin de vie.

Selon les collectivités locales et associations environnementales, le projet du gouvernement porterait un intérêt environnemental limité, puisqu’il est en réalité un projet de consigne pour le recyclage des bouteilles en plastique, et non pour leur réutilisation.

De plus, les collectivités luttent contre une mesure qui réduirait leurs financements pour la collecte des déchets d’emballage et mettraient en péril leurs investissements passés dans des capacités de collecte et de tri des déchets. En outre, le plébiscite populaire concernant une consigne pour recyclage des bouteilles plastique n’a, lui, pas été démontré par sondage. Aussi, le droit européen indique depuis 2008 explicitement une préférence pour la réutilisation ou le réemploi devant le recyclage [1].

Dans le même temps, le gouvernement argue que la hausse des objectifs de collecte des déchets de bouteilles plastiques rend nécessaire l’adoption de nouveaux modes de collecte. La loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (AGEC), promulguée le 10 février 2020, fixe en effet un objectif de taux de collecte des bouteilles plastiques de boissons de 77 % en 2025 et de 90 % en 2029, s’alignant ainsi sur la directive européenne « plastique à usage unique » (SUP) publiée en 2019. Or, ce taux n’atteignait que 61% en 2021, selon l’ADEME.

En 2019, un premier échec

Pour parvenir à augmenter ce taux de collecte, Brune Poirson, alors secrétaire d’Etat à l’économie circulaire, défend dès 2019 l’idée de l’instauration obligatoire d’une consigne pour les emballages de boissons en plastique. Initialement, cette mesure devait être introduite dans la loi AGEC pour une entrée en vigueur dès l’année suivante. Mais ce projet suscite nombre de mécontentements.
Les premiers acteurs à réagir officiellement au projet de loi, qui avait alors fuité dans la presse, sont les recycleurs qui, à travers un communiqué de presse publié le 24 juin 2019, proposent un « plan Marshall » d’investissement dans les capacités de collecte et de tri des plastiques plutôt qu’une consigne pour venir à bout des objectifs posés par la directive SUP. Dans les semaines qui suivent, les collectivités locales, à travers le réseau AMORCE et l’association des maires de France (AMF), publient elles aussi des communiqués à charge contre ce projet.

Lorsque le projet de loi arrive en première lecture devant le Sénat à l’été 2019, la consigne est bien présente. Toutefois, elle est présentée comme un outil indifférencié, pouvant aussi bien contribuer au recyclage qu’au réemploi des bouteilles plastiques. Une forte mobilisation des élus locaux auprès des sénateurs conduit toutefois au resserrement de la mesure : le texte transmis à l’Assemblée nationale, mentionne que la consigne ne peut être mise en œuvre que pour le réemploi ou la réutilisation, et non pour le recyclage.

Face à cette levée de boucliers, Emmanuel Macron tente alors de corriger le tir. Lors du congrès annuel de l’AMF en novembre 2019, il affirme que « rien ne sera fait sans l’accord des maires ». Son Premier ministre Edouard Philippe enfonce le clou deux jours plus tard, pour assurer aux maires qu’ils étaient, sur ce sujet, un contre-pouvoir réel. En fin de compte, le statu quo est privilégié : le gouvernement dépose et fait adopter à l’Assemblée nationale un amendement au projet de loi AGEC repoussant à 2023 la prise de décision concernant la consigne. Le lendemain, un communiqué de presse des représentants des collectivités s’aligne sur cette proposition.

« Rien ne sera fait sans l’accord des maires. »

Emmanuel Macron, congrès de l’AMF, 2019

Ce « moratoire » sur la consigne s’accompagne d’une demande d’expertise à l’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie), pour évaluer les avantages relatifs de la consigne sur les autres solutions de collecte. Cette expertise prend deux formes : un suivi régulier des performances du système actuel, paru annuellement, et la production d’une étude de comparaison avec un système de consigne, parue en février 2021. Mais comme bien souvent lorsque le pouvoir demande un rapport aux institutions spécialisées, une question en apparence technique masque de vrais enjeux politiques.

La consigne, menace du modèle existant

Si la consigne suscite tant d’opposition auprès des collectivités locales, c’est qu’elle remet en question un système de financement et de gestion des déchets d’emballages déjà trentenaire. Il s’agit du principe de la « responsabilité élargie des producteurs » (REP), qui demande aux metteurs sur le marché d’emballages de contribuer à la gestion des déchets issus de leurs produits. Ce système a d’abord été mis en œuvre dans les années 1990 par l’Allemagne, dans un contexte de menace de retour de la consigne obligatoire, instaurée au Danemark voisin dans les années 1980.

Si la consigne suscite tant d’opposition auprès des collectivités locales, c’est qu’elle remet en question un système de financement et de gestion des déchets d’emballages déjà trentenaire.

En 1992, la France, emboîte le pas à l’Allemagne, sous l’impulsion de Brice Lalonde, qui construit avec les industriels (Jean Louis Beffa, de Saint-Gobain et Antoine Riboud, de Danone) et les collectivités (représentées par Jacques Pélissard, de l’AMF) un système autour d’Eco-emballages. Cette entité privée, appelée « éco-organisme », est chargée de collecter auprès des industriels une somme pour chaque emballage mis sur le marché, et de reverser le produit de ces sommes aux collectivités locales, afin de financer leur valorisation [2]. Le pouvoir de collecter cette somme, appelée « éco-contribution » est accordé à l’éco-organisme par un agrément des pouvoirs publics.

Si la France a construit ce modèle, coincé entre interventionnisme et laissez-faire [3], c’est qu’elle cherchait avant tout à éviter de reproduire le modèle allemand qui donnait plus de libertés aux industriels, mais aussi des objectifs de collecte et de valorisation plus élevés [4]. En somme, la REP s’est donc constituée indirectement contre la consigne. Elle est présentée comme une alternative crédible et efficace, qui favorise la valorisation des déchets d’emballages (notamment de boisson) et légitime ainsi leur consommation.

Comparaison des différents modèles en Europe, tirée du rapport de Jacques Vernier sur la consigne, 2019, p. 19.

Dans les faits, la REP française a effectivement permis d’accroître la collecte, la valorisation et même l’importance du recyclage dans le « mix » de la gestion des déchets. Elle n’a en revanche jamais atteint les objectifs qui lui étaient fixés dès 2002 par l’Etat français, à savoir de recycler 75% des emballages ménagers, soit 14 points de plus que le taux effectivement observé sur les bouteilles plastiques en 2021. L’imposition de nouveaux objectifs de collecte au niveau européen en 2019 oblige donc le gouvernement à imaginer un nouveau système. La remise en cause de la REP n’est d’ailleurs pas spécifique à la France : l’Espagne, la Belgique, qui ont des systèmes similaires, connaissent les mêmes critiques.

Pour le gouvernement et sa majorité, seule la consigne permettait d’atteindre ces nouveaux objectifs. Ainsi, Stéphanie Kerbarh, rapporteure du texte, affirme le 25 novembre 2019 que : « la consigne est actuellement la seule méthode permettant d’atteindre des taux de collecte supérieurs à 90 % pour les emballages, qu’ils soient en verre, en plastique ou en aluminium. Dix et bientôt quinze pays européens ont adopté des mécanismes de consigne et cinq ont déjà dépassé les 90 % de bouteilles en plastique collectées et recyclées. Aucun système sans consigne ne fait aussi bien. »

En réaction, les collectivités locales et les opposants à la consigne, ont insisté sur l’existence de « trajectoires » d’augmentation de la collecte des emballages de boisson, via l’activation de « leviers d’amélioration » en lien avec la REP [5]. Qu’en est-il vraiment ?

La bataille des chiffres

Dans les deux cas – la mise en œuvre d’une consigne ou l’intensification de la REP – les discussions techniques portent sur des projets de collecte pour recyclage des emballages de boisson. Il s’agit d’évaluer le rapport coûts-bénéfices de chaque solution, tant d’un point de vue économique qu’environnemental.

L’aspect économique est le premier abordé, à travers un rapport confidentiel remis par les industriels de la boisson au gouvernement dès 2019. Il chiffre à 182 millions d’euros les pertes de revenus pour les collectivités du fait de la « sortie » des bouteilles plastiques du système de collecte des déchets d’emballages. Ces pertes sont des éco-contributions qui ne seraient plus versées par l’éco-organisme. Les collectivités, elles, évaluent ce coût à 250 millions d’euros, puisque les gains mis en avant par les industriels (moins de collecte) seraient en fait quasiment nuls, du fait de la forte proportion de coûts fixes dans la collecte des déchets d’emballages. Depuis, les études de l’ADEME concluent toutes à l’existence d’un coût élevé.

Sur les aspects environnementaux, il faut relever que la REP comme la consigne pour recyclage sont construits comme des outils d’« internalisation des externalités environnementales ». Autrement dit, ils sont agnostiques en ce qui concerne l’extraction de ressources, ou la consommation d’énergie nécessaire à leur production [6]. Dans les deux cas, les emballages récupérés ne sont en effet pas réutilisés mais détruits par recyclage ou par incinération. Faire du réemploi, à travers la REP ou la consigne, permettrait de dépasser ces insuffisances. Ainsi, la critique environnementale de la consigne vise non pas le procédé de collecte en lui-même, mais l’usage des emballages récupérés.

Pour les associations environnementales, il a été délicat de se positionner contre la consigne pour recyclage tout en maintenant un plaidoyer pour la consigne pour réemploi, les deux options étant aisément confondues dans le débat.

Si les associations environnementales se sont opposées en 2019 à l’introduction de la consigne pour recyclage dans la loi AGEC, leur positionnement était malaisé. De leurs propres dires, il a été délicat de se positionner contre la consigne pour recyclage tout en maintenant un plaidoyer pour la consigne pour réemploi, les deux options étant aisément confondues dans le débat. Au niveau européen, le réseau Zero Waste Europe a opté pour une autre stratégie et a au contraire soutenu la consigne indistinctement, en faisant paraître un communiqué commun avec des industriels de la boisson appelant à la mise en place d’une cadre européen pour la consigne des emballages de boisson.

Dans le même temps, les industriels de la boisson s’opposent fermement à l’hypothèse de la généralisation d’une consigne pour réemploi sur les emballages en verre. Ils disent douter de son intérêt environnemental et de sa faisabilité. En particulier, ils rejettent en bloc l’idée d’une standardisation des contenants, nécessaire pour mettre en œuvre une consigne pour réemploi à grande échelle. Cette standardisation des bouteilles nuirait en effet à la possibilité de distinguer leurs produits de ceux de leurs concurrents à travers le design des bouteilles.

L’analyse coûts-bénéfices, tant sur le plan économique qu’environnemental, reste donc incertaine. Elle repose à la fois sur les connaissances existantes et sur leur mobilisation par les acteurs. Or, l’analyse dépend des effets de « cadrage » de la question de la consigne, c’est-à-dire de « comment pose-t-on la question ? ». Ces effets de cadrage sont par exemple l’idée qu’il faut atteindre les objectifs européens dans les délais impartis ou que la standardisation des contenants est difficilement envisageable dans une économie libérale.

Les écueils de la rationalité instrumentale

La consigne ne serait qu’un « mode de collecte » ? C’est en tous cas la façon dont elle est appréhendée dans le débat technique. Le « deposit-refund system » (ou DRS) et ainsi pensé comme un simple outil, neutre, que les dirigeants politiques auraient à choisir et à paramétrer en fonction des objectifs poursuivis [7]. Selon ce mode de pensée technique, emprunté à la discipline économique, les « outils économiques », à l’instar de la taxe carbone, auraient l’avantage d’être plus efficaces que d’autres modes d’intervention de l’Etat [8].

C’est dans ce cadre intellectuel qu’une grande partie de la controverse s’est déroulée. Qu’ils s’agissent des rapports qui précèdent la loi, comme celui du collectif boisson ou de Jacques Vernier, ancien président de l’ADEME et expert reconnu sur ces questions, ou ceux de l’ADEME qui lui succèdent, les auteurs s’efforcent de rationaliser la décision politique. Il s’agit alors de mettre en équation les différentes projections et les différents moyens mobilisés, afin d’évaluer leur capacité à atteindre les objectifs fixés.

Pourtant, derrière les débats économiques, certaines formes de moralisation de l’économie reviennent fréquemment dans la controverse. Il faut d’abord noter les appels à la prise en compte des effets sociaux de la consigne : elle serait susceptible de générer des comportements « déviants », comme le fait de favoriser les dépôts sauvages déculpabilisés. Concrètement, les consommateurs ne se souciant pas de récupérer la consigne sur leurs bouteilles les abandonneraient ainsi en pleine rue, afin que des personnes à faible revenu les récupèrent pour arrondir leurs fins de mois. Certains parlementaires disent craindre l’émergence de ces « marchés parallèles » de récupération d’emballages consignés [9]. Les collectivités locales dénoncent elles la « monétisation » d’un geste citoyen, le tri étant jusqu’à présent effectué gratuitement [10].

Aussi, et surtout, les débats autour de la consigne débordent les cadrages techniques comme « mode de collecte ». Pour un certain nombre de commentateurs, une consigne pour recyclage ne serait pas une « vraie » consigne. Ainsi, Loïc Prud’Homme, député La France Insoumise, affirme que :

« Le mot « consigne » a un sens qu’il s’agirait de ne pas détourner : cela consiste à rapporter des objets, notamment des bouteilles en verre, non pour les refondre et dépenser de l’énergie pour en fabriquer de nouvelles, mais pour les renvoyer à leurs producteurs, les laver et les réutiliser. La « consigne », comme vous en faites la publicité, n’est que du recyclage déguisé. »

Loic Prud’Homme, lors des discussions sur le projet de loi AGEC à l’Assemblée Nationale.

A l’inverse de la disjonction opérée par les experts, cette définition de la consigne lie l’outil à son objectif. Cette interprétation « liée » d’un instrument (penser en même temps ses moyens et ses fins) constitue la règle plutôt que l’exception. Une comparaison avec le cas du consentement à l’impôt [11] peut ici s’avérer pertinente. En effet, un impôt répond bien souvent autant à des exigences morales et politiques qu’à des critères d’efficacité [12].

Bien que la consigne ne soit pas, juridiquement, un impôt, elle consiste en réalité en un prélèvement de ressources auprès des individus – bien que ceux-ci soient des consommateurs – créé pour poursuivre des objectifs politiques, en l’occurrence environnementaux. Il faut également noter que la consigne n’est pas tout à fait conçue comme un outil neutre : dans l’ensemble des discussions qui entourent sa mise en œuvre, il est estimé que les consignes non récupérées par les usagers (en cas de mauvais « tri ») seront affectées au financement de la logistique du système. Autrement dit, une part résiduelle de l’outil est un instrument budgétaire : on prélève des ressources auprès des consommateurs pour financer la collecte et la gestion des déchets.

Enfin, la réflexion sur la consigne est constamment prise dans un débat portant sur d’autres outils fiscaux alloués à la collecte et à la gestion des déchets. Parmi les « leviers » considérés pour accélérer la collecte des emballages de boisson, on trouve l’accélération du déploiement de la « tarification incitative », soit le fait de payer la taxe d’enlèvement des ordures ménagères en fonction du poids des ordures ménagères jetées dans la poubelle grise, tout en laissant la collecte sélective « gratuite » pour en augmenter l’intérêt. Cette mesure, plébiscitée par les experts [13], est toutefois sujette à une forte politisation chez les élus locaux [14].

Les conséquences des choix hérités du passé, notamment en termes de pertes financières pour les collectivités en cas de mise en place d’une consigne, et l’opposition des industriels à l’instauration d’une consigne pour réemploi sur le verre (ou le plastique), risquent de peser lourd face à la proposition d’instauration d’une « vraie » consigne pour réemploi, comme le réclament notamment les associations environnementales.

Parler de la consigne, c’est donc directement et indirectement parler d’imposition, ou en tous cas d’allocation collective des ressources économiques. Ainsi, derrière l’apparence d’un débat technique et neutre reposant uniquement sur des expertises, l’opposition entre REP et consigne renvoie à des antagonismes entre les intérêts de différents acteurs, mais aussi à des visions « morales » de la politique environnementale, relatives au choix des modes de traitement. Les conséquences des choix hérités du passé, notamment en termes de pertes financières pour les collectivités en cas de mise en place d’une consigne, et l’opposition des industriels à l’instauration d’une consigne pour réemploi sur le verre (ou le plastique), risquent de peser lourd face à la proposition d’instauration d’une « vraie » consigne pour réemploi, comme le réclament notamment les associations environnementales.

Si ces dernières ont déjà gagné la bataille de l’opinion sur ce sujet, l’enjeu pour elles est de parvenir à rendre leur message compréhensible et de différencier le mode de collecte et le devenir des emballages collectés. A rebours de l’image consensuelle du processus de concertation lancé par le gouvernement, ces différents intérêts et visions de l’écologie vont donc de nouveau s’affronter.

Notes :

[1] Aussi appelé « hiérarchie des modes de traitement », ce principe est présent dans la directive 2008/98/CE du Parlement européen et du Conseil du 19 novembre 2008 relative aux déchets.

[2] La valorisation a été plébiscitée lors de la création du dispositif, pour intégrer à la fois le recyclage et l’incinération, qui sont ainsi mis sur un pied d’égalité.

[3] En réalité, la REP française correspond à un accord privé-public de type nouveau, que les économistes ont pu appeler « engagements volontaires » et les gestionnaires désigner comme une « régulation hybride ». Voir à ce titre : BORKEY, P., GLACHANT, M., « Les engagements volontaires de l’industrie : un mode original de réglementation environnementale ». Revue d’économie industrielle 83, 1998, ou encore MICHEAUX, H., AGGERI, F., « The emergence of hybrid co-regulation: empirical evidence and rationale in the field of e-waste management », Présenté au colloque EGOS en 2016.

[4] En effet, si le taux de « réutilisation » (c’est-à-dire de recyclage ou de réemploi) des emballages tombait en-dessous de 72%, il était ainsi prévu que l’Etat fédéral Allemand oblige tous les producteurs à mettre en place une consigne
[5] Ces leviers sont multiples (collecte des déchets consommés hors-foyer, augmentation des points d’apport volontaires, amélioration de la communication) et impliquent généralement une hausse des moyens alloués par Citeo. Voir VERNIER, J., Rapport sur la consigne des emballages de boissons, 2019.

[6] S’il est anticipé que le recyclage des déchets peut, indirectement, contribuer à diminuer le taux d’extraction des ressources vierges, cette relation causale n’a jamais été observée empiriquement. Surtout, elle prend mal en compte le fait que le recyclage comporte nécessairement des pertes énergétiques ou matérielles, qui l’empêchent ainsi d’être tout à fait neutre d’un point de vue environnemental.

[7] WALLS, M, « Deposit-refund systems in practice and theory ». Resources for the future discussion paper n°11-47, 2011.

[8] « Les incitations économiques ou autres visant à favoriser les choix durables du consommateur et à promouvoir des habitudes de consommation responsables peuvent être un outil efficace pour atteindre les objectifs de la présente directive » (considérant n°22 de la directive SUP).

[9] Voir l’intervention de Valérie Beauvais dans le rapport des sénatrices : RIOTTON, V., KERBARH, S., Rapport fait au nom de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire sur le projet de loi, adopté par le Sénat après engagement de la procédure accélérée, relatif à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (n° 2274), Tome II, Assemblée nationale, 2019.

[10] Qui repose d’ailleurs sur une « mise au travail » des usagers. Voir à ce titre : BARBIER, R., « La fabrique de l’usager. Le cas de la collecte sélective des déchets », Flux 48/49, 2002. CAILLAUD, K., « Les conditions de mise au travail des usagers. Le cas de la gestion des déchets » Gouvernement et action publique 7, 2018.

[11] DELALANDE, N., SPIRE, Alexis., Histoire sociale de l’impôt. La Découverte, 2010, ainsi que BLAVIER, P., « Que nous apprennent les sciences sociales sur les Gilets jaunes, et ceux-ci sur la société française ? Une entrée par les enjeux socio-économiques », Revue Française de Socio-Économie 24, 2020.

[12] Si l’on peut rétorquer que les critères d’efficacité qu’on y intègre peuvent être suffisamment bien choisis et paramétrés pour parfaitement prendre en compte les exigences morales, cette optimisation semble encore difficile à atteindre et surtout requiert l’acquisition, par toutes les parties concernées par l’impôt en question, d’une connaissance suffisante de ses mécanismes.

[13] Voir la thèse de Renaud Nougarol, sur la mise à l’agenda et la traduction politique de la tarification incitative comme outil économique : NOUGAROL, R., La tarification incitative des déchets ménagers comme processus d’économisation ? : sociologie des cadrages et des débordements d’une politique publique, Université Toulouse le Mirail, 2017.

[14] CAILLAUD, K., NOUGAROL, R., « La triple politisation de la tarification incitative. Rapports de force, réagencements et effets d’un instrument politique », Géocarrefour 95, 2021.

Néolibéraux « progressistes » contre droite extrême : le Canada sur le même chemin que les États-Unis ?

Justin Trudeau fait face à de nombreux scandales et est fragilisé par sa gestion autoritaire. © Malena Reali

Après des mois sans majorité, M. Justin Trudeau a réussi à sceller un accord avec le NPD, parti de centre-gauche, pour maintenir son parti au pouvoir. En dépit de quelques promesses sociales, le contrat de gouvernement cherche surtout à accroître les dépenses militaires et à maintenir une forme de statu quo. Surtout, les nombreux scandales impliquant M. Justin Trudeau et sa gestion autoritaire du pays annoncent la fin de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne. La droite, qui se présente comme la garante des libertés individuelles depuis l’épisode du « convoi de la liberté », est en embuscade. Article de Radhika Desai, politologue à l’université du Manitoba, originellement publié dans la New Left Review, traduit par Aphirom Vongkingkeo et édité par William Bouchardon.

À Ottawa, les cercles politiques ont poussé un soupir de soulagement quand le Premier ministre Justin Trudeau (Parti libéral) et M. Jagmeet Singh (chef du Nouveau Parti démocrate, centre-gauche) ont annoncé leur accord de soutien parlementaire – sans toutefois former une coalition – le 21 mars dernier. Le NPD permettra ainsi au gouvernement minoritaire de M. Trudeau de rester en place jusqu’en 2025, en échange de concessions sur des dépenses sociales. Un accord qui s’explique par le fait qu’aucun des deux partis n’a hâte d’arriver aux prochaines élections. L’attractivité des partis a souffert de décennies de prédation néolibérale, comme l’a bien montré le scrutin national en septembre 2021 : l’abstention a continué à progresser, le NPD a gagné un seul siège, les conservateurs en ont perdu deux et, surtout, les libéraux ont encore échoué à emporter la majorité. Conséquence : 55 % des Canadiens pensent que M. Justin Trudeau devrait tirer sa révérence, et la rumeur prétend qu’il songe désormais à prendre sa retraite politique. Sa successeuse présumée ? Mme Chrystia Freeland, surnommée la « Ministre de tout » : vice-Première ministre, ministre des Finances et chargée de la crise ukrainienne. Dans une ambiance aussi instable, des arrangements de couloir sont nécessaires pour consolider le bloc au pouvoir.

Les médias se sont contentés de poser les questions habituelles : l’accord sera-t-il durable ? Probablement, à moins que M. Singh ne retrouve soudainement son intégrité ou qu’une improbable opportunité d’emporter la majorité se présente aux libéraux. L’accord sera-t-il profitable au NPD ? Par un miracle, peut-être. Compromet-il la démocratie canadienne ? Ce n’est qu’un clou de plus pour en sceller le cercueil. Présente-t-il un intérêt pour le Parti conservateur ? Pour tous ceux qui espèrent se rapprocher des suprémacistes blancs d’extrême droite du convoi de la liberté, qui a bloqué Ottawa en janvier et février 2022, probablement. À cela s’ajoutent les critiques émises par les politiciens provinciaux à propos des dépenses excessives prévues dans l’accord.

Mais la vraie question soulevée par cet accord n’a pas été posée : pourquoi maintenant ? Après tout, le même arrangement avait déjà été considéré, puis abandonné, après l’élection de septembre. Deux raisons sont avancées dans le texte de l’accord : d’abord, « la polarisation et le dysfonctionnement parlementaires grandissants » empêcheraient le gouvernement de réaliser son agenda. D’autre part, il devient urgent de retrouver la stabilité, alors que les Canadiens doivent « faire face à un monde moins sûr à cause de la guerre criminelle menée par la Russie en Ukraine ». Ces explications en apparence inoffensives dissimulent néanmoins de fortes tensions qui tirent politiquement le pays vers la droite.

Militarisme contre dépenses sociales

Bien que les dépenses militaires n’aient pas été mentionnées dans l’accord, la temporalité dans laquelle ce deal a été conclu trahit son intérêt pour l’armée. Le 22 mars, alors que M. Justin Trudeau décollait pour l’Europe en vue des réunions du G7 et de l’OTAN, le Globe and Mail annonçait que le NPD serait prêt à « valider les dépenses militaires en échange de politiques sociales ». M. Jagmeet Singh espère sans doute réussir le pari du « guns and butter », c’est-à-dire la combinaison de l’impérialisme et du progrès social. Il y a pourtant de quoi en douter sérieusement. Les politiques sociales prévues dans l’accord sont minimes : le remboursement de soins dentaires sur critères sociaux, une loi sur l’Assurance médicaments d’ici 2023, un saupoudrage de subventions des soins, une loi sur la sécurité des soins de longue durée, un peu de logement abordable, de timides actions pour le climat, dix jours de congé maladie pour les travailleurs employés sous réglementation fédérale et une loi pour interdire l’usage des briseurs de grève. En parallèle, les deux partis s’entendent pour augmenter drastiquement les achats d’armes. M. Singh, qui s’était en premier lieu opposé au soutien militaire à l’Ukraine, s’est ravisé. Il s’est aussi engagé à développer l’arsenal canadien, tandis que les libéraux ont ouvert des négociations avec Lockheed Martin (première entreprise américaine, et mondiale, de défense et de sécurité, ndlr) pour acheter des avions de chasse. On estime à dix-neuf milliards de dollars le coût de ce renforcement de la machine de guerre canadienne.

Et ce n’est que le commencement. Dès le début de la crise ukrainienne, le complexe militaire a dégainé sa liste de course, cependant que les « experts en sécurité » s’alarmaient des desseins impérialistes de Poutine qui engloberaient même le Canada. Après tout, la Russie n’est que de l’autre côté d’une banquise arctique en pleine fonte. Ainsi, si le programme adopté par les libéraux et le NPD prévoit bien des armes en abondance, il est bien pauvre en matière sociale. L’industrie militaire et des partisans d’une politique étrangère agressive invoquent de nouvelles menaces pour justifier la hausse des objectifs de dépenses militaires. En face, les économistes orthodoxes et les experts médiatiques alertent sur les dangers de « l’irresponsabilité fiscale » en pleine période d’inflation, d’incertitude économique et de dette publique alourdie par la pandémie. Leur litanie guerrière annonce un niveau de dépense sociale en-deçà des engagements du Parti libéral, et bien évidemment de ceux du NPD. Le plus probable est donc que les mesures sociales adoptées soient celles qui génèrent des profits pour le secteur privé. L’implication des assurances privées dans l’Assurance médicaments est par exemple déjà en cours de discussion.

Mépris du Parlement et scandales en série

Voilà ce qu’il en est de l’« insécurité » contre laquelle il convient d’agir. Quid, alors, de «  la polarisation et [du] dysfonctionnement parlementaires grandissants » qui justifient également l’accord de soutien sans participation ? À ce sujet, même le Globe and Mail, pourtant libéral, n’accorde pas foi au discours du gouvernement, et accuse MM. Trudeau et Singh de vouloir « neutraliser le Parlement » et ses commissions. D’après le Globe, les accusations émises par M. Justin Trudeau à propos d’une obstruction parlementaire par les conservateurs sont infondées, comme l’attestent les 72 % des textes proposés par son gouvernement minoritaire qui ont été adoptés, soit seulement 10% de moins que lorsque les libéraux avaient la majorité. De plus, tout au long de son mandat, M. Trudeau a montré sa maîtrise des nombreuses méthodes conçues par les récents gouvernements canadiens pour contourner la législature : glisser les lois controversées au milieu de volumineux programmes de loi, écourter les séances parlementaires ou encore annoncer les initiatives majeures en conférence de presse. Ces pratiques ont permis de déplacer l’attention médiatique vers les commissions parlementaires plutôt que sur le gouvernement. En l’absence de discussion substantielle sur les politiques mises en place, la focale a été placée sur la lutte contre la corruption. Or, la contradiction entre la communication progressiste du Parti libéral et ses connexions évidentes avec le monde des affaires lui a valu quelques scandales. Trudeau lui-même a dû à plusieurs reprises affronter de terribles interrogatoires en commission.

Dès le début de son mandat, un problème de conflit d’intérêts a été soulevé par ses vacances en famille dans la résidence privée de l’Aga Khan (chef spirituel des musulmans ismaéliens, ndlr), aux Bahamas. Trois ans plus tard, en 2019, les pressions exercées sur le procureur général afin d’obtenir un traitement indulgent pour ses amis du secteur privé lui ont valu plusieurs mois de “Une” dans la presse. M. Trudeau a bien tenté de justifier ces interventions dans le processus judiciaire en prétextant qu’il s’agissait de créer des emplois, mais cela n’a pas convaincu l’opinion publique. Cette affaire lui coûta deux ministres et la majorité aux élections de la même année. Sa descente aux Enfers s’est poursuivie en 2020, marquée par le scandale WE Charity, une organisation de bienfaisance proche de la famille Trudeau, qui s’est vu confier l’administration de la Bourse canadienne pour le bénévolat étudiant, un contrat de 912 millions de dollars. M. Trudeau a ensuite ordonné la prorogation du Parlement, ce qui n’a fait qu’accélérer la crise. 

En 2021, le gouvernement libéral a provoqué un tollé en s’alliant avec le Bloc québécois pour mettre fin à l’enquête sur les agressions sexuelles au sein de l’armée canadienne. Enfin, cerise sur le gâteau : le recours à l’état d’urgence (pour la première fois de l’histoire canadienne, ndlr) pour arrêter le convoi de la liberté. Instaurant des restrictions de liberté sans précédent, cette décision fait désormais l’objet d’une enquête. Cet épisode a permis d’inverser les rôles : les libéraux passent désormais pour le parti de l’ordre et de la répression, tandis que les conservateurs se mettent en scène comme le parti des droits, de la liberté et de l’intégrité parlementaire. Ce faisant, l’attention est détournée des réels dangers représentés par le convoi de la liberté, à savoir le suprémacisme blanc qui s’y est exprimé, profitant de la colère contre les mesures sanitaires.

Vers une hégémonie de la droite ?

Les déboires de Justin Trudeau ne sont en fait que la dernière phase d’un processus d’érosion progressive de l’hégémonie du Parti libéral sur la politique canadienne (depuis 1945, le parti a été au pouvoir cinquante-deux ans sur soixante-dix-sept). Les libéraux sont en compétition serrée avec les conservateurs, qui récoltent comme eux un tiers des voix. Pire encore, ils sont loin derrière dans l’ouest du pays, où le soutien aux conservateurs peut atteindre 70% dans certaines circonscriptions. Ce processus a commencé dans les années 1980 avec le Parti réformiste, dont l’apparition a provoqué un séisme qui a entaillé le système des partis au Canada. Les progressistes-conservateurs, parti bien établi de la droite, s’est réduit à seulement deux sièges en 1993. S’en suivit la laborieuse recomposition de la droite canadienne, qui a finalement pris forme sous le gouvernement conservateur de Stephen Harper entre 2006 et 2015. 

Ces développements politiques sont le miroir de l’évolution de la structure du capitalisme canadien. Au cours des années 1970, une nouvelle classe capitaliste reposant sur l’extractivisme (notamment l’exploitation d’hydrocarbures) dans l’Ouest canadien est apparue, encouragée par l’État qui y voyait un moyen de réduire sa dépendance aux investisseurs étrangers. Ces intérêts se sont alors coalisés pour prendre leur revanche sur la finance et l’industrie de l’Est canadien et ont conduit les grandes villes des provinces de l’Ouest à se rassembler derrière le Parti réformiste, qui devint le parti d’opposition officiel en 1997. En 2003, le projet d’unification de la droite réussit à fusionner les vestiges du Parti progressiste-conservateur avec le Parti réformiste pour former le Parti conservateur.  

Pendant la quinzaine d’années qu’a duré ce réalignement de la droite, les libéraux ont eu le champ libre pour accaparer le gouvernement canadien et ont renforcé leurs convictions néolibérales. Cette transformation a eu pour conséquence la débâcle électorale de 2011, où l’on a vu le parti descendre en dessous de la barre des 20 %. Aux grands maux les grands remèdes : en 2015, Justin Trudeau a été choisi comme dirigeant grâce à son nom (il est le fils de Pierre-Elliott Trudeau, Premier ministre célèbre qui a gouverné presque sans discontinuer entre 1968 et 1984, ndlr) et des promesses ambitieuses ont été faites, notamment une politique budgétaire plus dispendieuse (s’autorisant un déficit plus important) et un référendum sur la représentation proportionnelle. Cela lui a permis de récupérer sa majorité dans un électorat lassé de Stephen Harper et de ses réformes économiques dogmatiques. Mais l’attrait pour les libéraux s’est rapidement estompé après leur arrivée au pouvoir. Les politiques sociales ayant été limitées par l’objectif de « déficit à court terme raisonnable de moins de 10 milliards de dollars »  pour diminuer le ratio dette/PIB, il ne restait plus aux Canadiens qu’à s’émerveiller de la parité et de la diversité ethnique du gouvernement de Trudeau (« un cabinet qui ressemble au Canada »). À part supprimer quelques mesures impopulaires du gouvernement Harper, comme l’augmentation de l’âge de la retraite, les libéraux ont vite renoncé à leurs promesses de justice sociale et leur électorat s’est réduit en conséquence lors des élections de 2019 et 2021.

Le convoi de la liberté : et si le trumpisme arrivait au Canada ?

C’est dans ce contexte que s’est produit le phénomène à la fois carnavalesque et inquiétant du convoi de la liberté. Caractérisé par sa composition blanche et paupérisée, et par des influences telles que le suprémacisme blanc, le fondamentalisme chrétien et l’islamophobie (ainsi que le financement généreux de donateurs américains), ce mouvement d’occupation qui a envahi Ottawa et plusieurs villes s’est défini en protestation contre l’obligation vaccinale, et comme une insurrection visant à destituer le gouvernement élu. Ce dernier, déjà peu légitimé par ses mauvais résultats électoraux, n’a su trouver de soutien ni parmi les détracteurs du mouvement, ni parmi ses sympathisants. Bien que ces derniers fussent peu nombreux, la crise sanitaire avait tout de même suffisamment contrarié les classes moyennes des périphéries urbaines – électorat fragile mais essentiel des libéraux – pour qu’elle exprime une forme de sympathie à l’égard des manifestants. Malgré de nombreux appels à un usage de la force, difficile de prévoir quelle serait la réaction de l’opinion publique en cas de répression policière sur une foule très majoritairement blanche. Finalement, après trois semaines d’occupation à Ottawa, M. Trudeau déclare l’état d’urgence, avant de le révoquer au bout d’une semaine.

Au final, Trudeau s’est attiré les foudres des sympathisants du convoi pour son autoritarisme tandis que les opposants au mouvement lui ont reproché son indécision. Il convient plutôt, désormais, de s’interroger sur la nécessité du recours à la loi sur les mesures d’urgence. Sans état d’urgence, les autorités canadiennes disposaient déjà de l’autorité requise pour arrêter le convoi à tout moment depuis le début de sa traversée. Seule la volonté politique a manqué. Durant ces semaines de tension, la répression est restée légère, voire complaisante, et l’on a même témoigné d’un certain accointement entre les manifestants et la police. Nonobstant l’état d’urgence, le convoi a été dispersé dans une relative tranquillité, et le recours aux pouvoirs spéciaux s’est borné à quelques gels de comptes bancaires. En outre, les gouvernements de provinces conservatrices ont refusé d’utiliser ces pouvoirs d’état d’urgence. Ainsi, même si la répression ne fut pas si féroce, le recours à des pouvoirs exceptionnels a vivement inquiété une part importante de la population.

Le convoi de la liberté a déjà obtenu une victoire : le député modéré Erin O’Toole a été démis de son rôle de chef du Parti conservateur pour avoir trop faiblement manifesté son soutien au convoi. La cheffe par intérim, Candice Bergen, s’est elle distinguée comme une fervente partisane du mouvement et se consacre désormais à un réquisitoire contre les dépenses sociales, la supposée destruction du secteur du gaz et du pétrole et la dénonciation des « socialistes » du gouvernement. Pendant ce temps, le charismatique Pierre Poilievre (député conservateur de Calgary), pro-convoi, mobilise des foules dont l’ampleur annonce déjà qu’il sera le prochain chef de la droite. Alors que le NPD avait timidement réussi à faire exister une opposition de gauche, son accord militariste et faussement social avec les libéraux risque de le marginaliser pour longtemps. L’échiquier politique canadien risque donc de tendre vers un modèle à l’américaine, entre un establishment néolibéral ostentatoirement « woke » et une droite dure enragée.

Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire

© Hugo Baisez

La crise sanitaire a révélé le caractère autoritaire du gouvernement libéral d’Emmanuel Macron. Cherchant à sauvegarder les fondements du système économique dominant, il a imposé des mesures contraignantes aux individus plutôt qu’aux entreprises. Simple dérive conjoncturelle ou aboutissement d’une logique intrinsèque au libéralisme économique ? Grégoire Chamayou, dans La société ingouvernable, son dernier ouvrage paru en 2018 aux éditions la Fabrique, analyse la genèse du libéralisme autoritaire. Retour sur les thèses qu’il développe.

Le régime libéral-autoritaire

Le point de départ de ses travaux se situe dans les contestations très fortes qu’a subi le capitalisme à la fin des années 1960, qui ont mené les capitalistes et les dirigeants politiques conservateurs à modifier leur façon de gouverner. Ces derniers ont « élaboré des stratégies pour conjurer la crise de gouvernabilité de la démocratie »[1], selon l’expression en vigueur à l’époque. En transcrivant les débats des milieux patronaux, Chamayou décrit comment ceux-ci ont vécu cette période d’activité démocratique intense (grèves ouvrières, mouvements sociaux, nouveaux mouvements politiques comme les écologistes, etc.) comme une « attaque sur la libre entreprise », c’est-à-dire une menace pour eux-mêmes et leurs intérêts. Il s’agissait de redresser le gouvernail de leur bateau capitaliste. Les stratégies qu’ils ont déployées pour ce faire ont mené de fil en aiguille au « libéralisme autoritaire » d’aujourd’hui.

Libéral au sens économique, le libéralisme autoritaire garantit la propriété privée des moyens de production et la liberté d’entreprise, en utilisant une « boîte à outils ne contenant que quatre gros marteaux : déréglementations, privatisations, baisse des impôts, libre-échange »[2]. C’est le point commun des différents libéralismes économiques. Autoritaire ensuite, il soustrait à la délibération collective ces mêmes règles économiques, qu’il pose comme immuables et inéluctables : les « lois naturelles » de l’économie. Cet autoritarisme se caractérise par « l’affaiblissement des pouvoirs parlementaires, la répression des mouvements sociaux, l’amoindrissement des droits syndicaux, de la liberté de la presse, des garanties judiciaires, etc.», écrit Chamayou. Le quinquennat d’Emmanuel Macron coche toutes les cases de cette définition : répression de la quasi-totalité des mouvements sociaux depuis 2016, peines de prison ferme expéditives contre les Gilets Jaunes, limitation du débat parlementaire et 49-3, affaire Benalla, etc. Depuis le début de l’épidémie de coronavirus, les conseils de Défense quasi-hebdomadaires et les lois Sécurité globale et « renforçant les principes républicains » accentuent le phénomène : les libertés publiques sont plus restreintes, ou du moins plus difficiles à exercer.

Dans le libéralisme autoritaire, ces deux termes ne sont pas simplement juxtaposés : l’autoritarisme permet de maintenir le libéralisme économique dans le temps et les différentes configurations sociales. En effet, le libéralisme inflige une souffrance économique et sociale via le chômage, la précarité et les inégalités, et cette souffrance porte en elle le risque d’une révolte. Pour Karl Polanyi, qui a analysé le libéralisme économique du XIXe siècle[3], son application progressive a engendré un contre-mouvement de défense dans la société. La répression est donc une réponse possible pour les gouvernants. Finalement, comme le pose Grégoire Chamayou dans sa conclusion, « on a beaucoup dit que le libéralisme autoritaire était un oxymore, ce serait plutôt un pléonasme ». L’histoire du capitalisme est riche de ces phases d’ingouvernabilité des dominés, et de retour de bâton des capitalistes. Elles commencent avec l’essor de la production industrielle, et sa surveillance.

Discipliner les travailleurs

La surveillance se transforme au début du capitalisme moderne avec la révolution industrielle. Auparavant, une part importante de la production manufacturière était assurée à domicile. Les artisans achetaient de la laine et revendaient des tissus, confectionnés chez eux sur un métier à tisser. C’est dans ces conditions matérielles de production que démarre la Révolution industrielle en Angleterre. L’émergence des premières usines, c’est-à-dire de regroupements de machines et de travailleurs asservis à celles-ci au sein d’un même bâtiment, pendant un même temps, permet d’instaurer l’inspection du lieu et de l’activité de travail elle-même, et non plus du produit fini.

Pour maximiser les profits, les propriétaires d’usines imposaient une discipline stricte. En effet, les ouvriers étaient indisciplinés face à leurs conditions de travail épouvantables : risques d’accident élevés, environnement de travail malsain, horaires à rallonge. Le simple fait d’exiger des travailleurs des horaires précis était nouveau à cette époque. Et avec l’invention de l’éclairage artificiel à gaz puis électrique, le travail pouvait être prolongé la nuit.

Les penseurs du libéralisme économique et politique naissant s’interrogent sur l’organisation du travail à adopter pour maximiser la production. En particulier, c’est l’utilitariste Jérémy Bentham qui mit au point un outil de surveillance voué à la postérité, le panoptique. Il sera repris plus d’un siècle plus tard par Michel Foucault dans son travail sur la gouvernementalité, par lequel Chamayou introduit le livre et le titre La société ingouvernable. Pour Foucault, les institutions disciplinaires comme les panoptiques sont des instruments de pouvoir permettant d’induire des comportements chez les individus. À la rigueur, il n’y a même plus besoin que le surveillant surveille, la discipline ayant été incorporée, c’est-à-dire faite corps, par les surveillés.

Une branche récente de l’économie dominante, l’économie comportementale, s’est même spécialisée dans cette recherche de l’incitation non-coercitive. Celle-ci considère que les êtres humains sont irrationnels et doivent par conséquent subir des « coups de pouce » (nudges) pour prendre les « bonnes » décisions[4]. C’est la voie qu’a choisi le gouvernement français en créant les auto-attestations de sortie, idée lui ayant été soufflée par un cabinet privé spécialisé, BVA[5]. Si elles ont finalement peu d’applications directes, ces « nudges » illustrent le glissement moderne dans la gouvernementalité, comme le développe Grégoire Chamayou au long du livre.

Les bullshit jobs, ou le contrôle pour le contrôle ?

Le mode de production, capitaliste en l’occurrence, façonne les formes de gouvernement, c’est-à-dire les formes de pouvoir sur les hommes, mais pas de façon univoque. La volonté de pouvoir dépasse-t-elle l’impératif de maximisation du profit économique ? Ce conflit se manifeste dans l’entreprise, par exemple par l’existence de certains bullshit jobs, ces postes qui n’ont aucune raison d’exister, théorisés par l’anthropologue David Graeber[6]. Même si les entreprises ne créent pas l’emploi, un chef d’entreprise peut en général décider de créer un poste dans son entreprise – ce qui n’est pas la même chose[7]. Si les nécessités productives justifiant le poste n’existent pas, il s’agit donc d’un poste superfétatoire, un bullshit job. Dans la classification que David Graeber a établie existent ainsi deux types de postes inutiles dus à cette logique, les larbins et les petits chefs. Les premiers existent pour que leur chef se sentent supérieur (une assistante de direction). Les seconds existent car on a pensé avoir besoin d’un chef, là où ce n’était pas le cas (le manager dont les subordonnées travaillent très bien tous seuls).

Ces bullshit jobs hiérarchiques traduisent le fait que les capitalistes ne sont pas forcément motivés uniquement par le profit et l’accumulation. La crise sanitaire actuelle l’a démontré : nombre d’employeurs ont été réticents à mettre en place le télétravail, et le gouvernement n’a jamais réussi à l’imposer tout à fait, pas même pour ses fonctionnaires. Pourtant, des études ont montré que le télétravail améliore la plupart du temps la productivité des salariés[8], au moins pour ceux qui peuvent y avoir recours dans de bonnes conditions matérielles. Pour ces patrons, exiger de leurs salariés de revenir au bureau prouvait qu’ils plaçaient le contrôle et la surveillance au-dessus du profit[9]. Cet état de fait n’est cependant pas généralisable : comme le note Chamayou, une entreprise qui déciderait de s’écarter en général et de façon durable de l’impératif du profit serait rappelée à l’ordre et disciplinée par les marchés. L’exemple récent de la mise à pied d’Emmanuel Faber de Danone a montré l’impossibilité des « entreprises à mission », oxymore en soi. Les autres types de bullshit jobs, eux, apportent du profit à leur employeur.

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Tour de contrôle. ©CC0

Par ailleurs, les bullshit jobs rappellent aussi comment le rapport des forces sociales joue sur la façon dont chacun peut, ou pas, gouverner (au sens de diriger) sa vie. Chaque dégradation de la situation économique et sociale, chaque augmentation du chômage incite les moins privilégiés à accepter des postes moins qualifiés, ou vides de sens, à accepter des cadences de travail supérieures, des heures supplémentaires non payées, etc., au bon vouloir de son employeur. Pour Grégoire Chamayou, cela est aussi une forme d’autoritarisme du libéralisme, au sein de l’entreprise : « La politique néolibérale, en ce qu’elle pratique la dérégulation, notamment du droit du travail, renforçant le pouvoir de l’employeur dans la relation contractuelle, en ce qu’elle précarise et insécurise les travailleurs, affaiblissant leur rapport de force, réduisant leur capacité de refus, leur liberté, en ce qu’elle favorise l’accumulation des richesses, creusant les inégalités, exacerbant par là encore plus les possibilités de subjugation de tous ordres, implique un raffermissement des autoritarismes privés. C’est en ce sens-là aussi que le libéralisme économique est autoritaire, au sens social, et pas seulement étatique ». Le romancier Edouard Louis l’exprimait dans son livre Qui a tué mon père[10], en rappelant que chaque attaque contre les droits des salariés se retrouvait in fine prise dans des corps, en particulier celui de son père, ouvrier, qui a été tué par son travail. Enfin, cette domination économique peut se conjuguer avec d’autres formes de domination, qui peuvent exister en dehors du capitalisme mais qui sont renforcées par lui, comme le sexisme et le racisme.

Pour un anticapitalisme antibureaucratique

L’existence des bullshit jobs contrecarre des idées fausses propagées aussi bien par les libéraux que certains marxistes. Pour les idéologues du capitalisme, les entreprises évoluent sur le marché concurrentiel et ne peuvent donc pas se permettre d’engager des gens pour rien. Ils en concluent que les personnes qui disent que leur poste est absurde doivent halluciner. De même, pour un marxiste orthodoxe, un poste est au moins utile à faire fructifier un capital, fût-ce contre l’intérêt général. La question ne se pose donc pas vraiment pour eux non plus. Mais la réalité résiste à cette interprétation.

Enfin, la théorie des bullshit jobs laisse le soin aux travailleurs de définir le caractère utile ou non de leur poste, ce qui leur redonne un pouvoir de définition sur leur travail, soit précisément ce qui leur a été enlevé par un siècle d’organisation tayloriste du travail. Ils sont capables de juger de l’utilité de leur profession à l’aune de critères qui, sans nécessairement constituer une théorie sociale de la valeur, ne sont pas moins réels et peuvent être discutés. Ces valeurs profondes sont souvent anticapitalistes ou au moins a-capitalistes.

Si les cadences ont diminué grâce aux luttes sociales, les méthodes de surveillance du travail se sont développées depuis la Révolution Industrielle et causent de plus en plus de souffrances psychiques au travail. Ces nouvelles méthodes constituent de plus en plus un gouvernement par les règles, venu du privé et qui a été transférée au public via le « Nouveau Management Public ». Il se voit dans les protocoles, procédures, évaluations et formulaires qui se multiplient aujourd’hui. Il compose une gouvernementalité bureaucratique : gouverner par la règle écrite. Pour David Graeber, dont c’était l’objet dans son précédent livre, l’attrait de la bureaucratie réside dans sa promesse d’être gouverné non plus par l’arbitraire de l’autorité, mais par la règle de droit. Mais la bureaucratie a ses revers et c’est elle qui est à l’origine de la multiplication des bullshit jobs ces dernières années[11], car les protocoles et indicateurs sont souvent superflus. Ces nouveaux postes inutiles sont ceux de chef de projet, de contremaîtres et consultants en tous genres ; ils peuvent exister dans le public comme dans le privé, au sein du capitalisme comme dans un système socialiste mal conçu, productiviste.

Du gouvernement à la gouvernance

Cette « gouvernance par les nombres »[12] a été théorisée par le juriste Alain Supiot. Il remarque (comme le fait Grégoire Chamayou) qu’une translation linguistique s’est opérée à partir des années 1980. Les termes de gouvernement et ceux associés (gouvernementalité) ont été substitués par celui de gouvernance. La gouvernance désigne toujours un mode de gouvernement, mais contrairement aux premiers termes, elle évoque un gouvernement sans gouvernants, naturalisé, incorporé en effet. Tout comme le panoptique était si efficace qu’il permettait de surveiller sans surveillant, la gouvernance est un gouvernement (au sens de méthode) qui cherche à se passer de gouvernement (au sens de conseil des ministres).

Le capitalisme moderne, armé de son idéologie néolibérale, trouve donc aujourd’hui une gouvernementalité parfaite dans la gouvernance par les nombres. Cette gouvernance programme les individus en vue d’atteindre un objectif chiffré et généralement financier. Elle repose sur une abondante bureaucratie (noter la « performance » de son chauffeur de taxi, par exemple) et un imaginaire cybernétique (qui vient du grec kubernân, gouverner). Les nombres qu’elle utilise pour tout évaluer représentent l’objectivité même, plutôt que la soumission à l’arbitraire. Ils permettent de camoufler les logiques de pouvoir à l’œuvre : l’autorité se brouille mais la subordination demeure.

La nouvelle crise d’ingouvernabilité

Mais le néolibéralisme entre lui-même en crise. Dans La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme[13], les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron s’inscrivent dans l’histoire du libéralisme de Grégoire Chamayou et montrent via l’exemple du Brexit l’avènement d’un « nouveau régime d’accumulation » du capital. Celui-ci n’est plus porté par les institutions habituelles de la finance, c’est-à-dire les banques, les assurances et les fonds d’investissement, mais par les acteurs de la « deuxième financiarisation », à savoir les hedge funds, qui spéculent sur des actifs titrisés, les fonds de capital-investissement, qui prennent le contrôle de firmes non cotées, ou encore les fonds de trading à haute fréquence et les fonds de spéculation immobilière. Ces banquiers de l’ombre (shadow banking) sont ceux qui ont été à l’origine de la crise des subprimes de 2008.

Aujourd’hui, ces nouveaux capitalistes considèrent que le cadre institutionnel du néolibéralisme, celui de l’Union Européenne en l’occurrence, ne leur suffit plus. Ils veulent construire une « Singapour-sur-Tamise », c’est-à-dire rendre la place londonienne aussi peu taxée qu’un paradis fiscal off-shore. Les maigres réglementations créées par l’UE après la crise de 2008 leur paraissent encore trop contraignantes. Face au péril climatique, ces idéologues libertariens ne veulent donc plus aucune limite à leur liberté d’accumuler, à laquelle ils ne donnent plus de justification en dehors d’elle-même. Pour ce faire, ils soutiennent la répression des mouvements sociaux comme Extinction Rebellion, mouvement de désobéissance civile né au Royaume-Uni.

La gestion de l’épidémie par le gouvernement français a elle aussi illustré cette méthode double, et cette transition de gouvernementalité. Plutôt que de s’informer, et d’informer au mieux les citoyens avec des informations scientifiques à jour, il a choisi l’infantilisation dans ses discours et la répression dans les actes. Depuis un an il répète la même logorrhée, « les Français se laissant aller, nous sommes obligés de renforcer les contrôles ». Autrement dit, il considère la population comme une masse d’enfants à éduquer par des ruses, tout en usant de la matraque contre ceux qui auraient à y redire. Cette attitude a fait voler en éclats la croyance selon laquelle un gouvernement libéral économiquement serait peu enclin à l’autoritarisme. La France est même passé de la catégorie « démocratie complète » à « démocratie défectueuse » dans l’indice calculé par le journal libéral The Economist[14].

La liberté des propriétaires et le retour de la matraque

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Pourtant, cette contradiction était présente dès les débuts du libéralisme économique. Comme l’explique Aaron Bastani dans le magazine socialiste anglais Tribune[15], ses premiers penseurs comme John Locke soutenait le travail des enfants à partir de 3 ans ou la peine de mort pour les voleurs à la tire. Dans la même veine, Alexis de Tocqueville était contre une journée de travail à moins de 12h et contre l’encadrement des loyers. Jérémy Bentham proposait que les miséreux portent des uniformes. Aucun ne soutenait l’association des travailleurs ni le suffrage universel. Certes, l’époque était différente mais les Républicains sociaux de la Révolution française avaient déjà ouvert une autre voie possible.

Les colons américains qui ont revendiqué cette inspiration libérale au cours du XIXe siècle étaient pour la plupart des maîtres d’esclaves. On ne peut comprendre cela sans situer la liberté dont se prévalaient, et se prévalent toujours, les libéraux : la liberté des propriétaires. C’est cette liberté purement individuelle qui « s’arrête où commence celle des autres », qui permet aux commerçants de commercer et aux riches de s’enrichir sans limite, ainsi que d’user et d’abuser de ce qui leur appartient selon leur bon vouloir, que cela soit leurs enfants ou des adultes esclavagés.

Par la suite, après la première guerre mondiale et sa « mobilisation totale », ces débats ont pris un tournant plus contemporain sous la République de Weimar. Le juriste Carl Schmitt, par la suite rallié au nazisme, pose alors une formule qui allait résumer « l’Etat total » qu’il voulait construire : Etat fort et économie saine[16]. Friedrich Hayek, un des plus grands théoriciens du néolibéralisme, a encensé cette clairvoyance de Schmitt (tout en critiquant son ralliement au régime nazi). Sous cette formule, il s’agit de conserver les rapports économiques fondamentaux par la mise en place d’un Etat « fort-faible : fort, contre les revendications démocratiques de redistribution, et faible, dans sa relation au marché »[17]. Grégoire Chamayou situe à ce moment le véritable acte de naissance du libéralisme autoritaire, dans cette formule qui allait décrire parfaitement l’avènement politique du néolibéralisme plus de 40 ans plus tard, avec Margaret Thatcher. Il ajoute toutefois le fait « que la transcroissance de l’État libéral en État total totalitaire soit possible, et que, sans être nécessaire, ce phénomène ne soit pas accidentel, ne permet pas d’en conclure que le libéralisme serait par essence un crypto-fascisme »[18]. Montrer les points communs entre libéralisme et fascisme ne permet donc pas de les amalgamer, mais de mieux les comprendre pour les combattre tous les deux.

David Graeber avait saisi la dynamique libérale en nous rappelant dans son article de 2013 sur les bullshit jobs que le système capitaliste s’appuyait sur un esprit particulier, égoïste et austère[19]. Le grand économiste John Maynard Keynes souhaitait offrir à l’humanité la vraie liberté, celle d’être « libéré du problème économique »[20], et de ne plus travailler que trois heures par jour, pour enfin se consacrer aux plaisirs de la vie et aux arts, dont il était d’ailleurs amateur et mécène[21]. Tous les deux avaient compris que l’humain n’était pas que déterminismes économiques, et qu’il cherchait à s’en défaire. Il n’est que temps de rappeler que la liberté réelle ne peut s’obtenir sans l’égalité entre tous.

[1] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, 2018, La fabrique

[2] Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, rééd. Agone, 2012. Extrait « Le naufrage des dogmes libéraux », Le Monde Diplomatique, octobre 1998

[3] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944, Gallimard

[4] L’économie comportementale a été récompensée en 2017 par le prix « Nobel » d’économie pour l’un de ses défenseurs, Richard Thaler. Il a publié en 2008 Nudge, La méthode douce pour inspirer la bonne décision.

[5] Barbara Stiegler dans l’émission « À l’air libre » de Mediapart, le 29 janvier 2021

[6] David Graeber, Bullshit jobs, éd. Les Liens qui Libèrent, 2018

[7] Frédéric Lordon, « Les entreprises ne créent pas l’emploi », Le Monde Diplomatique, mars 2014

[8] Selon la note « Quel avenir pour le télétravail ? Pérenniser et sécuriser une pratique d’avenir » publiée par l’Institut Sapiens, libertarien et proche du MEDEF, le 15 mars 2021.

[9] Usul, « Télétravail : pourquoi le patronat ne joue pas le jeu », Mediapart, 8 février 2021

[10] Edouard Louis, Qui a tué mon père, 2018, Seuil

[11] Guillaume Pelloquin, « À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres », Le Vent Se Lève, 2020

[12] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[13] Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’agir, 2021. « L’ère de la finance autoritaire », Le Monde Diplomatique, mars 2021.

[14] « Global democracy has a very bad year », The Economist, 2 février 2021

[15] Aaron Bastani, « How Liberals rewrite their own history », Tribune, Dagenham, Royaume-Uni, hiver 2021

[16] Herman Heller et Carl Schmitt, présentés par Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, 2020

[17] Wolfgang Streeck, « Heller, Schmitt and the Euro », European Law Journal, vol. 21, n°3, mai 2015, pp.361-370, p.362

[18] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, op. cit., p. 231

[19]On the phenomenon of bullshit jobs“, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[20] John Maynard Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930. Edition française : Les Liens qui Libèrent, 2017, préface André Orléan.

[21] Gilles Dostaler, Keynes par-delà l’économie, éd. du bord de l’eau, 2014

Le populisme : une réaction à l’accélération libérale ?

Ces dernières années, une vague populiste met en branle le paysage politique mondial. Mais quelle est la source de ce phénomène ? Comprendre le populisme comme réaction à l’accélération moderne semble assimiler en un seul concept les différentes raisons (insécurités politique, culturelle ou économique) mises en avant pour expliquer son émergence. Le populisme est un cri d’alarme pour reprendre le contrôle d’un temps qui ne cesse de nous échapper. Et, comme nous le signalait déjà Karl Polanyi en son temps, l’absence de réponses concrètes entraînerait fatalement l’apparition de mouvements politiques explosifs. Ce même Polanyi nous encourage donc à remettre en question le principal responsable politique de cette accélération : le libéralisme.

Comment expliquer l’émergence si vigoureuse du populisme ces dernières années ? L’insécurité culturelle selon Christophe Guilluy, l’insécurité économique selon Thomas Piketty, ou encore l’insécurité politique selon Jérôme Fourquet ; les théories se contredisent peu et, en général, se complètent. Ce sentiment d’insécurité généralisé (culturelle, économique et politique) pourrait aussi être compris comme réaction à l’accélération moderne. Un concept notamment mis en avant par Harmut Rosa, ce phénomène d’accélération semble assimiler dans une seule notion toutes ces formes d’insécurité.

L’accélération comme générateur des trois insécurités principales

Insécurité économique d’abord, car la principale source d’accélération serait issue du marché fluctuant constamment. Ce rapport entre économie de marché et accélération est établi très clairement dès le Manifeste du parti communiste, écrit par Karl Marx et Friedrich Engels : « La bourgeoisie n’existe qu’à la condition de révolutionner sans cesse les instruments de travail, ce qui veut dire le mode de production, ce qui veut dire tous les rapports sociaux (…) Ce bouleversement continuel des modes de production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles, distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tout ce qui était solide et stable est ébranlé, tout ce qui était sacré profané… »

C’est donc bien la révolution constante de nos modes de production, par exemple le passage d’une économie industrielle à une économie numérique en l’espace de 30 ans, qui crée ce sentiment d’insécurité économique. L’expérience et les compétences développées pendant plusieurs décennies par un ouvrier peuvent être rendues totalement inutiles dès lors qu’une technologie plus efficace apparaît. L’homme devient une sorte de marchandise qui se périme selon les évolutions (de plus en plus rapides) de l’économie. Il est donc totalement démuni devant les lois du marché. Et il le ressent quotidiennement : la crainte de tout perdre et de se retrouver dans la rue s’accroît à mesure que le marché s’accélère.

Mais le marché ne peut pas être saisi seulement comme phénomène matériel. C’est aussi et surtout un « fait social total ». La croyance dans la fluctuation incessante via la libéralisation généralisée entraîne évidemment la production d’un fort sentiment d’insécurité culturelle. Comme nous le montre Karl Polanyi dans son ouvrage homonyme, La grande transformation de nos sociétés, accélérée par le marché, détruit les structures protectrices que sont les cultures et les religions – et cela sans contrepartie. Ainsi, la pauvreté de masse observée en Europe au XIXe siècle, mais aussi dans les territoires colonisés, est en partie explicable par la dissolution de la culture et des communautés locales. En l’espace d’une génération, des traditions multiséculaires et des langues anciennes disparaissent. Cela est particulièrement accentué par l’exode rural de masse, où des villages entiers se volatilisent. L’esprit ouvrier des XIXe et XXe siècles est une tentative désespérée de reconstruire ces réseaux ; mais voilà qu’ils s’amenuisent encore dès les années 1960. De nouveau, des villes entières changent d’économie et de profil démographique en quelques décennies. L’accélération des flux migratoires est en effet une partie intégrante de l’accélération moderne et du sentiment d’aliénation qui l’accompagne. Que ce soit pour les populations émigrées ou les classes populaires d’accueil, les structures culturelles s’affaissent très rapidement.

Enfin, l’accélération des flux économiques et des changements culturels contribue à accentuer l’insécurité politique. En effet, comment gouverner démocratiquement (et même non-démocratiquement) dans ces conditions ? Comme l’explique Rosa, la bureaucratie étatique est perçue comme l’exemple suprême de l’inefficacité et de la lenteur –relativement à notre époque et à la vitesse du marché, bien sûr, puisque l’État a souvent été un acteur d’accélération. Paradoxalement, il maintient son potentiel accélérateur, non à travers son intervention directe, mais plutôt grâce à sa non-intervention. Il accélère en dérégulant.

Ainsi, devant l’accélération moderne, l’État perd son pouvoir et sa capacité d’initiative car son administration devient de plus en plus, comme tant d’autres avant lui, périmée. Mais pour l’accélération moderne, le plus nauséeux des parasites, c’est la démocratie. Cette dernière doit suivre des protocoles fastidieux et fonctionne mieux lentement –à l’instar de la Suisse, où la démarche référendaire peut prendre plusieurs années. Les représentants sont maintenant obligés de prendre des décisions de plus en plus rapidement, compliquant la communication avec les électeurs. Au sein même des institutions, la nécessité d’être efficace crée des tensions. Ainsi nous le rappelle un ministre de La République en Marche (LREM) qui cherche à faire passer rapidement ses propositions de loi : « Pour moi, un député de la majorité ne sert à rien. Il est là pour voter, avoir une mission de temps en temps, et surtout fermer sa gueule ! ». Toutes ces tensions, entre l’État, les institutions démocratiques et enfin les électeurs, engendrent une impuissance politique généralisée. Les citoyens ne sont plus protégés par le politique.

Des réactions politiques dangereuses

C’est dans ce contexte de flux permanents que le populisme émerge. Il est une réaction à ce sentiment d’insécurité temporelle. Comme nous l’explique Zygmunt Bauman, désemparés devant ce tourbillon mondial, les peuples crient pour tenter de reprendre la main, « to take back control ». Et, selon Polanyi, plus cette accélération est incontrôlable, plus l’élastique qui essaie tant bien que mal de tenir notre société ensemble se tendra. Il finira, sans intervention, par rompre inévitablement, laissant place aux monstres politiques les plus terrifiants : en 1944, quand Polanyi écrit ce livre, c’est bien évidemment du fascisme et du nazisme dont il est question.

Aujourd’hui, le populisme s’exprime dans certains partis à travers une nostalgie identitaire, une volonté désespérée d’un retour à un « chez soi du passé » qui serait meilleur. Même s’il est important de dénoncer les formes extrêmes de cette nostalgie, il ne faut pas y répondre par l’autre extrême politique de la révolution ou du changement permanent. En effet, Hannah Arendt nous explique très bien dans Les origines du totalitarisme comment ce dernier utilise d’abord le mouvement continu pour asseoir son autorité. Si le changement est inévitable, alors mieux vaut qu’il soit engendré par moi, se dit le chef totalitaire.

La nostalgie et la révolution permanentes sont donc les deux revers d’une même médaille : une volonté pathologique de contrôle du temps dans un contexte d’accélération incessante. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer la similarité étymologique (même si l’une est grecque et l’autre latine) entre la nostalgie et la révolution. « Nostalgie » signifie, en grec ancien, un désir de retour chez soi (nostos) qui susciterait une douleur profonde (alga) ; « révolution » vient du latin revolvo, indiquant pareillement un retour, un recommencement en arrière. Nostalgie ou révolution, il s’agit d’une volonté de retour à un passé immuable, source de réconfort dans un tourbillon sans cesse en branle.

Le libéralisme : responsable politique de l’accélération moderne ?

Cependant, pour Polanyi, il n’est pas question de glorifier un centre modéré, « libéral », qui aurait trouvé le parfait milieu entre ces deux extrêmes. Au contraire, c’est bien ce libéralisme qui serait responsable de cette accélération. Primairement par son incapacité à concevoir le temps long ; car le libéral comprend le temps comme une succession d’instants qui tend naturellement vers le progrès. Comme il nous l’explique, « nulle part la philosophie libérale n’a échoué aussi nettement que dans sa compréhension du problème du changement. Animée par une foi émotionnelle en la spontanéité, l’attitude de bon sens envers le changement a été écartée au profit d’une disposition mystique à accepter les conséquences sociales de l’amélioration économique, quelles qu’elles soient. » Outre un progressisme caractéristique des Lumières, cette « foi émotionnelle en la spontanéité » peut être expliquée par un subjectivisme particulier au libéralisme, où l’individu atomisé veut être libre, sans fin (dans tous les sens du terme). Il faut donc écarter tous les obstacles à son mouvement : le libéralisme, c’est le parti du mouvement. C’est pourquoi le marché en est le complément parfait (et vice-versa) ; il cherche aussi à détruire toute entrave à son libre fonctionnement.

La décélération : une urgence

Le populisme est donc une réaction à cette accélération libérale. Pour répondre à ses aspirations, quelles solutions ? Il y a celle de Zygmunt Bauman : développer une réponse mondiale ou continentale, puisque les « espaces de flux » peuvent facilement outrepasser les « espaces de contrôle locaux ». Celle de David Djaïz qui préconise de fortifier l’État souverain : « C’est cela, la Slow démocratie : la réhabilitation des nations démocratiques dans la mondialisation, l’aménagement d’îlots de décélération face à l’accélération et à l’extension sans limite du domaine de la marchandise ». Ou même celle de François Ruffin, qui, contre la devise macroniste (accélérer, accélérer, accélérer !), souhaite soumettre le « progrès » technologique à la délibération démocratique. Quoi qu’il en soit, si nos élites veulent offrir une réponse sérieuse et honnête à la vague populiste, il est crucial que l’accélération et la décélération soient au centre de leurs préoccupations.

Échec de la Super-League : une victoire du football populaire ?

@roarnews.co.uk, Spielball, adidas, Symbolbild

Lundi 19 avril, des millions de fans de football se sont réveillés avec une gueule de bois, mais pas celle qu’ils ont coutume de connaître au lendemain d’une défaite de leur équipe préférée. Cette fois, les médias annonçaient la création imminente d’une Super League européenne par un noyau de quelques dirigeants de clubs de football européens fortunés. Cette Super League européenne devait concurrencer puis remplacer la ligue des champions, la compétition européenne des clubs qui règne sur l’Europe depuis 1992 et qui succédait à la Coupe des clubs champions européens, créée quant à elle en 1955. Fondé sur des préceptes mercantiles et devant permettre à des clubs fortunés d’amasser des recettes télévisuelles encore plus importantes, le projet est le dernier rejeton du processus d’ultra-libéralisation et de financiarisation à l’œuvre dans le football européen et mondial depuis des décennies. La Super League est désormais un projet mort-né, la quasi totalité des clubs fondateurs l’ayant quitté face à la vague d’indignation qu’il a suscité. Seuls restent le Real Madrid, le FC Barcelone et la Juventus de Turin. Et pourtant, le foot-business est loin d’être derrière nous.

La ligue des champions, une compétition de football européenne au fonctionnement a priori méritocratique

La Super League devait à terme remplacer la ligue des champions, compétition de football organisée depuis 1955 par l’UEFA (Union européenne des associations de football). La ligue des champions est la compétition sportive la plus suivie au monde après la coupe du monde de football. Elle voit s’affronter à l’échelle européenne les clubs qui ont été les plus performants au sein de leurs championnats nationaux lors de la saison précédente. Les clubs participants s’affrontent d’abord lors d’une phase de poules (à l’heure actuelle, 8 poules comprenant chacune 4 équipes) puis lors de phases finales comprenant des huitièmes de finale, des quarts de finale, des demi-finales et pour finir, une finale. Cependant, tous les pays ne sont pas représentés également. Les fédérations de football nationales sont classées chaque année en fonction des résultats obtenus par leurs clubs au sein des compétitions européennes. Le classement prend en compte les résultats au cours des cinq dernières années. En fonction de leur situation au sein de ce classement, certaines fédérations envoient les quatre premiers de leur championnat en ligue des champions (Angleterre, Espagne), d’autres les trois premiers (Allemagne et Italie), d’autres encore les deux premiers (France, Portugal). Les pays d’Europe de l’Est et du Nord se partagent généralement les miettes, en passant par une succession de tours préliminaires qui seuls leur permettent d’accéder à la compétition en tant que telle.

Cette dernière permet aux clubs participants de s’assurer des revenus conséquents. La simple participation rapporte 15 millions d’euros aux clubs et chaque victoire assure un gain de 2,7 millions d’euros. Tout club qui parvient en huitièmes de finale gagne automatiquement 9,5 millions d’euros, 10,5 millions d’euros si il parvient en quarts, 12 millions pour les demis, 15 millions pour la finale et 19 millions si il emporte la victoire finale. Il faut ajouter à cela le TV pool, c’est-à-dire les revenus qu’assurent les droits TV aux clubs participants. Ceux-ci sont répartis par l’UEFA, l’instance dirigeante du football européen. Ces revenus sont répartis par club en fonction de plusieurs critères : classement dudit club lors du dernier championnat, nombre de matchs européens joués par le club, coefficient UEFA du championnat auquel appartient le club(1) – le coefficient UEFA est un indice calculé chaque année sur la base des performances sportives européennes de chaque pays – en 2021, la France est 5ème au classement de l’indice UEFA.

La ligue des champions repose donc sur un principe a priori méritocratique : ce sont les meilleurs clubs des meilleurs championnats européens qui s’affrontent, et seules leurs compétences sportives à l’échelle européenne leur donnent le droit d’accéder au sommet du football européen et déterminent la part de revenus qui leur revient.

Le projet de Super League européenne, dernier rejeton de l’ultra-libéralisation et de la financiarisation du football

Le projet de Super League promettait de mettre à bas ces généreux principes. Les 12 clubs fondateurs de la Super League (Real Madrid, FC Barcelone, Atletico de Madrid en Espagne ; Inter de Milan, AC Milan, Juventus de Turin en Italie ; Arsenal, Tottenham, Manchester United, Manchester City, Liverpool en Angleterre) auraient eu une place assurée et permanente au sein de la nouvelle compétition tandis que 5 clubs auraient été « invités » chaque année sur la base de critères flous. La compétition aurait vu la tenue d’une phase de poules organisée autour de 2 groupes de 10 équipes puis d’une phase finale. Le nombre de matchs augmentait ainsi sensiblement par rapport à la ligue des champions. Le format de cette compétition permettait, selon ses organisateurs, de voir s’affronter chaque année les meilleures équipes continentales. En effet, les 12 clubs fondateurs cumulent l’essentiel des victoires en ligue des champions et sont pour la plupart habitués au haut du tableau en ligue des champions. Cependant, la participation des clubs à la Super League n’était plus conditionnée par leurs résultats sportifs au cours de la saison précédente mais par une sorte de légitimité historique largement contestable puisque certains clubs historiques de la ligue des champions comme l’Ajax Amsterdam ou le Celtic Glasgow, multiples vainqueurs au cours des décennies 1960, 1970 et 1980 ne faisaient pas partie des plans de la Super League. La présence des clubs n’ayant encore jamais participé à une quelconque ligue des champions ou ayant toujours échoué en phase de poules n’était quant à elle même pas envisagée.

La Super League avait en réalité l’avantage d’assurer chaque année une place européenne à des clubs puissants financièrement mais soumis chaque année à l’incertitude inhérente au football. L’adhésion de ces clubs au projet de Super League repose donc surtout sur un argument de stabilité financière. Les clubs fondateurs de ce projet représentent les principaux marchés à l’échelle européenne et ils sont pour la plupart cotés en bourse et soutenus par des fonds d’investissement étrangers. L’intégration de ces clubs au sein de marchés financiers les rend ainsi dépendants financièrement d’investisseurs et d’actionnaires qui cherchent à limiter les risques conjoncturels de pertes financières et de manques à gagner qu’engendrerait leur non-participation à la ligue des champions. La Super League promettait donc de sécuriser des investissements soumis jusqu’ici à l’aléa du sport. C’est ce qu’expliquait notamment celui qui a piloté le projet, l’actuel dirigeant du Real Madrid Florentino Perez lors de l’émission espagnole El Chiringuito du 19 avril : « Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football». L’argumentaire est ici très proche de celui dit de la « théorie du ruissellement » chère au libéralisme économique et à son principal représentant français, Emmanuel Macron. Avec ce projet, Liverpool et la Juventus de Turin, clubs parmi les plus riches à l’échelle européenne mais respectivement 6ème et 4ème de leurs championnats respectifs et à l’heure actuelle non qualifiés pour la prochaine édition de la ligue des champions, n’avaient plus aucune crainte à avoir. De même, la présence des clubs milanais au sein de la ligue des champions, peu assurée ces dernières années, était cette fois gravée dans le marbre de la Super League.

« Nous avons besoin d’argent pour le football, nous voulons que cet argent soit stabilisé et que le monde du football fonctionne comme une pyramide. Si l’argent est assuré, alors celui-ci peut descendre vers les étages inférieurs du monde du football »

Florentino Perez, El Chiringuito,

On comprend mieux cette préoccupation soudaine de Florentino Perez pour les « strates inférieures » du football lorsqu’on s’aperçoit que son club cumule une dette de 900 millions d’euros. La plupart des clubs fondateurs du projet cumulent en effet des dettes colossales, celles du FC Barcelone et de Chelsea atteignant respectivement 1,173 et 1,510 milliards d’euros(2). Ces dettes sont dues notamment à la pandémie de COVID-19 qui a entraîné une baisse des droits TV et des pertes de revenus conséquentes du fait de la fermeture des billetteries. Elle est aussi due à des transferts de joueurs pour des sommes démesurées et à une inflation continuelle de la masse salariale des grosses écuries. La présence permanente de ces clubs au sein de la Super League leur assurait donc des revenus constants désindexés des résultats sportifs et leur permettait de combler leurs dettes.

@commons.wikimedia.org. Le logo du Real Madrid, l’un des clubs fondateurs de la Super League, endetté à hauteur de 900 millions d’euros.

Mais la Super League était également un formidable « coup » financier. Les 15 membres fondateurs se seraient partagés 32,5 % des recettes chaque année. 32,5 autres % auraient été répartis entre les 20 clubs participants chaque année (incluant donc les participants invités). Les gains associés aux performances n’auraient été que de 20 %(3). Les clubs fondateurs auraient donc accumulé chaque année une manne financière plus que confortable. Enfin, les gains représentés par les droits TV auraient été gérés par les clubs eux-mêmes, là où l’UEFA se donne le droit de les répartir elle-même dans le cadre de la ligue des champions actuelle. Au total, les droits TV de la nouvelle compétition auraient pu atteindre les 4 milliards de dollars, soit le double de la ligue des champions. Cette augmentation considérable des droits tv aurait elle aussi permis à ces clubs trop gourmands de résoudre leurs problèmes financiers. La compétition, quant à elle, aurait été ouverte à de nombreux investisseurs sous la forme d’appel d’offres. Si l’on sait aujourd’hui que la banque américaine JP Morgan aurait financé le projet à hauteur 3,5 milliards d’euros, d’autres banques ou multinationales bien connues s’étaient elles aussi proposé : Amazon, Facebook, Disney ou Sky. La Super League se serait donc offerte aux GAFA et à leur « capitalisme de plateforme ». Selon ses défenseurs, elle aurait permis l’ouverture du football à de nouveaux marchés télévisuels, américains et asiatiques notamment.

@Flickr, La banque d’affaire JP Morgan était censée financer le lancement de la Super League à hauteur de 3,5 milliards d’euros

Ce projet de Super League aujourd’hui à l’agonie était donc inscrit dans son époque. En proposant une ligue fermée de grosses écuries s’affrontant chaque année, il copiait le modèle américain du Super Bowl (football américain) ou de la NBA (basket) dont les parts d’audience ne font qu’augmenter. Le football européen aurait ainsi à la manière des franchises de baskets ou de football américain été conditionné par les possibilités du marché. L’institution footballistique du club, ancrée dans un territoire et articulée sur une culture populaire aurait été durablement fragilisée par le projet. A travers ce projet, on a donc assisté à une tentative d’américanisation et de « soccerisation » du football européen(4). Enfin, celui-ci promettait aussi de rapprocher le football d’un public consommateur internationalisé friand de sensations et de grosses affiches mais pas forcément attaché à un club en particulier. Autant dire que le supporter de « petit club» ou « l’ultra » n’étaient pas les cibles prioritaires.

La Super League est morte, vive le football ?

Après l’annonce du projet de Super League, l’ensemble des acteurs du monde football a été pris d’effroi. En Angleterre, des supporters de Manchester United, de Liverpool et de Chelsea sont descendus dans les rues exprimer leur désaccord avec ce « hold-up ». D’anciennes stars emblématiques telles que Gary Neville, ex-joueur de Manchester United, ont montré leur indignation. Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout, des journalistes espagnols et français ont publiquement critiqué le projet. Emmanuel Macron s’est déclaré inquiet du nouveau projet et Boris Jonhson s’est dit prêt à « entreprendre toute action nécessaire visant à freiner le projet ». L’UEFA, l’instance dirigeante du football européen a déclaré que les clubs participants à la Super League pourraient être exclus des compétitions internationales et de leurs propres championnats. On a ainsi assisté à une bronca générale envers un projet unanimement dépeint comme « cupide » et « égoiste ». Les clubs à l’initiative du projet n’ont pas longtemps résisté à cette vague d’indignation. Dès mercredi 28 avril, les clubs anglais engageaient leur retrait du projet, suivis peu après par les clubs italiens et espagnols. On pourrait donc croire à une révolte générale du foot populaire contre le foot-business, à un dernier sursaut du premier qui aurait finalement été fatal au second, le tout sous la férule bienveillante de l’UEFA.

Des banderoles : « Created by the poors, stolen by the rich » ont été déployées un peu partout

La situation est cependant bien plus ambiguë. L’UEFA, par le biais de son président Aleksander Ceferin, a présenté la semaine dernière la tant attendue nouvelle version de la ligue des champions. Celle-ci va dans le sens d’une augmentation du nombre de matchs à la fois en phase de poules mais aussi en phase finale, ce qui permet une augmentation générale des droits TV. Là où il fallait auparavant jouer 13 matchs avant de pouvoir remporter la ligue des champions, il faudra désormais en jouer 18 en moyenne. Le nombre de matchs joués augmente donc sensiblement, et avec cette augmentation, celle des droits TV. L’augmentation des revenus générés par le football, réclamée par les clubs dissident, est donc au cœur de cette réforme de la ligue des champions. Les clubs qui ne seraient pas en position favorables à l’issue de la phase de groupes seraient autorisés à jouer des « play-offs » contre des équipes elles aussi mal classées, leur permettant ainsi d’accéder aux huitièmes de finales de la compétition. Il s’avère donc que même si l’UEFA s’est montrée ferme à l’égard des clubs dissidents de la Super League, la nouvelle version intègre certaines de ses propositions. On peut même faire l’hypothèse que certains clubs fondateurs du projet de Super League ont rejoint le projet non du fait d’une volonté réelle de quitter la ligue des champions, mais plutôt dans l’optique de menacer l’UEFA et d’imposer une certaine direction au football européen.

@Golforadio, Aleksander Ceferin

On peut dès à présent faire l’hypothèse que ces dissidences n’entraîneront pas un changement de paradigme de la part de l’UEFA. Croire que celle-ci peut être amenée à enrayer ou au moins à réguler ce processus de marchandisation et de dérégulation propre au football relève d’une pure illusion. Les instances dirigeantes du football européen (mais on pourrait en juger ainsi du football mondial) se sont toujours efforcées de faire du football un spectacle commercialisable à souhait, un produit consommable comme un autre. Ainsi, tout a été fait pour favoriser des grosses écuries footballistiques en situation de quasi monopole sportif et économique au sein de leurs championnats et au sein des ligues européennes. De l’arrêt Bosman en 1995, autorisant les clubs européens à recruter des joueurs extranationaux sans aucune limite pour des montants faramineux, jusqu’aux différentes versions de la ligue des champions éliminant progressivement les clubs d’Europe de l’Est et du Nord, le football européen est devenu un marché capitaliste comme un autre. Si la Super League est pour le moment un projet mort-né, elle s’inscrivait donc au cœur d’un processus de marchandisation et de dérégulation du football encore ininterrompu à l’heure où sont écrites ces lignes. Pour que cela change ou que cela cesse, ne reste peut-être qu’une seule solution : « Supporters de tous les pays, unissez vous ! »

Notes :

(1) Du foot-business vers le foot-Ancien Régime, Blog Mediapart de H.Sabbah, 20 avril 2021.

(2) Graphique dettes Super League, Gazzetta dello Sport.

(3) Schéma sur la répartition des recettes de la Super League, L’équipe 21.

(4) Super League vs UEFA: A la fin, c’est le foot-business qui gagne ?, Le Media, 23 avril 2021.

La Révolution française et la conquête du pain

La disette du pain
La disette du pain, 1794

La crise sanitaire qui touche durement la France depuis mars 2020 a eu pour conséquence l’accroissement du nombre de personnes victimes de précarité alimentaire. D’après un rapport du Secours Catholique, 8 millions de personnes auront besoin d’une aide alimentaire au mois de novembre. Si, à l’heure actuelle, les banques alimentaires parviennent à maitriser les demandes d’aide alimentaire, le Canard enchainé révélait en avril 2020 la crainte du préfet de Seine Saint-Denis de voir apparaître sur ce territoire des « émeutes de faim ». Cette crainte des autorités apparait aujourd’hui comme exceptionnelle. Pourtant, durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, la question de l’État comme garant de la sécurité alimentaire des français fut un des débats majeurs du temps et une source de conflits entre les promoteurs de la liberté du commerce et leurs opposants qui militaient pour un droit à l’existence.


La guerre des farines : une contestation anti-libérale, prologue de la Révolution française 

Pour l’historien américain Steven Kaplan, le « pain est l’un des plus grands acteurs de l’Histoire de France ». On peut sans doute estimer que cet acteur singulier a eu le plus d’importance dans les évolutions socio-politiques françaises durant la seconde moitié du 18ème siècle. À cette époque, la majorité de la population française est rurale et travaille la terre avec un but d’autosubsistance, tandis qu’il n’existe pas encore de marché intérieur national et concurrentiel comme c’est déjà le cas en Angleterre. De nombreux droits de douanes existent en fonction du maillage territorial hérité du féodalisme. La vie paysanne est le plus souvent régie sous la communauté rurale avec des règles morales où même les plus pauvres peuvent cultiver leur bétail dans les espaces communaux. La paysannerie française voit son travail soumis à une imposition indirecte par des impôts locaux, résidus du féodalisme, ou directe par l’État royal, de plus en plus centralisé à travers l’action successive de Richelieu puis de Louis XIV. En échange de ces impôts, le Royaume de France assure la sécurité de ses sujets à travers une armée de plus en plus puissante et des forces de police organisées. À cela s’ajoute aussi le besoin pour le Roi d’alimenter ses sujets pour garantir la concorde sociale et d’éviter les « émotions populaires » en cas de famine ou de disette dans les campagnes et dans les grandes villes. Paris compte déjà au milieu du XVIIIème siècle plus de 500 000 habitants.

Louis XVI distribuant des aumônes © Louis Hersent

En ce qui concerne l’alimentation, Steven Kaplan écrit qu’à cette période « par temps ordinaire, une ration de pain et de soupe pouvait coûter à une famille ouvrière ou paysanne jusqu’à 50 % de son revenu ». Dans une époque encore soumise aux disettes et aux famines, dues au manque de progrès technique agricole et aux conditions écologiques néfastes(1), Steven Kaplan voit donc l’existence d’un contrat social informel entre le « Roi nourricier » et ses sujets. Il doit subvenir à leur alimentation à travers une politique d’approvisionnement fondée sur un contrôle strict du commerce des grains.

Or vers les années 1750-1760, le royaume de France est en crise, notamment après la Guerre de 7 ans qui voit la perte des territoires français en Amérique au profit de l’ennemi anglais. Cette défaite produit alors chez les élites politiques une volonté de réformer le royaume dans ses structures socio-économiques. Cela se traduit par l’apparition d’un nouveau courant économique dans les hautes sphères de l’administration royale : les physiocrates. Pour les physiocrates, la terre est à la base de toute richesse. En rupture avec la politique mercantiliste de Colbert, ils sont partisans d’un « laissez-faire » en économie. Ils militent à travers différents ouvrages et brochures pour une nouvelle société, organisée sur la base de grands fermiers capitalistes. Ceux-ci pourraient, grâce au libre commerce des grains et à la création d’un véritable marché national, voir leurs domaines prospérer, ainsi que le reste de la société, par un effet levier. Ces idées gravitent dans les hauts cercles du pouvoir et parviennent à être expérimentées quelques années à la fin du règne de Louis XV (1715-1774). Des édits de libéralisation du blé hors de Paris sont promulgués, avant de revenir à une intervention régulatrice de l’État sur le Blé.

Turgot
Turgot © Antoine Graincourt

Néanmoins,  le jeune roi Louis XVI montre sur le trône en 1774, avec des velléités réformatrices pour son royaume. Il nomme Anne Robert Jacques Turgot secrétaire général des finances, équivalent actuel du ministre de l’Économie et des Finances. Turgot, lui-même physiocrate, proclame avec l’aval du roi, le 13 septembre 1774, un édit qui libéralise le commerce des grains. Or un automne désastreux et un dur hiver 1774-1775 entraînent une moisson médiocre dans certains territoires français. La liberté du commerce du blé provoque de fait une hausse des prix par les riches laboureurs et fermiers. Au printemps 1775, différents foyers de contestations se développent. L’historien Jean Nicolas relève 123 manifestations distinctes en France, émanant des couches populaires rurales et urbaines, qui prennent directement le nom de Guerre des farines.

Cette base populaire résulte d’un prolétariat rural journalier ou de paysans petits propriétaires pas assez riches pour subvenir à leurs besoins, tandis qu’en ville elle provient d’un mélange d’artisans, d’ouvriers et de petits commerçants. À Paris, deux tiers des émeutiers arrêtés sont des ouvriers d’après les rapports de Police (Zancarini Fournel, 2016).

Dans la plupart des manifestations, le but est d’opérer une taxation plus juste sur le pain que l’historien marxiste Edward Palmer Thompson nomme une « économie morale des foules ». Les manifestants fixent un prix qu’ils jugent décent en allant directement sur le marché taxer les vendeurs ou en réquisitionnant des greniers de laboureurs, de boulangers ou de négociants en blé qui cachent leur récolte en attendant une hausse des prix sur le marché. On relève aussi des actions d’entrave des transports de blé par les fleuves et les routes.

Cet épisode anti-libéral montre clairement les prémices du divorce de la Révolution française entre le bon roi et les masses rurales et urbaines. À travers cette politique de libéralisation du commerce des grains, Louis XVI n’apparait plus comme le roi nourricier soucieux de l’alimentation de ses sujets à travers une politique paternaliste et interventionniste. Steven Kaplan rapporte ainsi qu’on pouvait lire à Paris sur des placards « Si le pain ne diminue, nous exterminerons le roi et tout le sang des Bourbons ». De fait la modification de l’imaginaire commun d’un « roi nourricier » en « roi marchand de blé » devient moralement désacralisant pour le corps politique du roi, et dangereux pour son corps terrestre. La plupart des contemporains s’accordent sur l’importance de l’événement et la dure répression des manifestants par le pouvoir. 25 000 soldats interviennent pour rétablir l’ordre sur le bassin parisien. L’intendance fait emprisonner 584 manifestants et pendre 2 hommes en exemple sur la place de Grève à Paris.

Suite à la disgrâce de Turgot en 1776, liée à des querelles internes à la Cour, cette mesure est abolie. Louis XVI remet alors en place l’ancien système de régulation du pain. Pourtant, dans les années qui suivent, le royaume se retrouve dans une situation économique désastreuse, liée à l’endettement du royaume pour la Guerre d’indépendance américaine. À cela s’ajoute des conditions climatiques néfastes lors des années 1787-1788 qui augmentent les émeutes pour l’accès au pain. Le royaume de France est alors dans un état politique qu’on peut qualifier de pré-révolutionnaire avec de multiples émeutes. Ces tensions explosent en 1789. La monarchie absolue est balayée et l’Assemblée nationale revendique la représentation de la souveraineté nationale. L’Assemblée nationale légitimée par l’insurrection parisienne de juillet 1789 a par ailleurs juré, par le Serment du jeu de paume, de ne pas se séparer avant d’avoir donner à la France une constitution. Cela prendra plus de deux années. 

La Révolution et le pain (1789-1793) : la liberté du commerce ou la poudre

L’Assemblée nationale compte parmi ses membres une majorité d’hommes de droits, des grands fermiers et une partie de la noblesse acquise aux idées des Lumières. Ces origines sociales concourent à ce que l’Assemblée nationale soit acquise aux idées libérales dans le domaine économique, notamment sur le commerce des grains et la volonté d’en finir avec les archaïsmes féodaux qui empêchent la naissance d’un marché national et concurrentiel. Le 26 août 1789, la proclamation de la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen par l’Assemblée nationale sacralise la propriété. Trois jours plus tard, le 29 août 1789 est proclamé par un décret de l’assemblée, la liberté du commerce. 

Pourtant, malgré la Révolution et la victoire du peuple de Paris sur Louis XVI et la noblesse, les troubles de subsistance des biens primaires, comme le pain, se poursuivent dans les semaines suivantes. La colère ne redescend pas dans les classes populaires à l’image des journées du 5 et du 6 Octobre 1789. Depuis septembre, le prix du pain est élevé à Paris et de nombreuses disettes ont lieu dans la capitale. De plus, l’idée d’un complot aristocratique pour reprendre le pouvoir à Paris est ravivée par la presse révolutionnaire. Le 5 octobre, alors qu’elles ne parviennent pas à se faire entendre à l’Hôtel de Ville de Paris, des milliers de femmes des faubourgs parisiens viennent protester à Versailles contre le manque de pain à Paris. Des représentantes du groupe des femmes envahissent l’Assemblée nationale (alors située à Versailles) pour demander un décret sur les subsistances pour Paris qu’ils vont faire valider par le roi. Le matin du 6 octobre, la foule parisienne et la garde nationale ramènent le roi et sa famille à Paris, au château des Tuileries. L’Assemblée nationale quitte également Versailles pour Paris. Ces journées cruciales de la Révolution française, sans doute plus que le 14 juillet, sont donc marquées par une dimension frumentaire nette. Lors du retour à Paris, les femmes parisiennes et certains gardes nationaux crient « Nous ramenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron ».

Néanmoins, la venue des pouvoirs exécutif et législatif sont loin de ramener la concorde sociale à Paris. Le 20 octobre, un boulanger du nom de Denis François, accusé d’être un accapareur, est tué lors d’une émeute devant une boulangerie comme il s’en produit beaucoup. L’Assemblée nationale s’en émeut et déclare le lendemain un décret contre les troubles, transformé ensuite en loi martiale qui ouvre la possibilité aux autorités municipales de réprimer sans limite les manifestations, malgré l’opposition de certains députés radicaux comme Robespierre. La loi martiale doit être mise en œuvre par les gardes nationaux dont le système en fait une mesure de répression de classe, du fait du cens pour s’acheter l’uniforme et le matériel. Si la dispersion se fait sans violence, les « moteurs », c’est-à-dire les meneurs, sont repérés, arrêtés et jugés extraordinairement, risquant 3 ans d’emprisonnement ou la mort. La loi martiale organise ainsi la répression face aux résistances populaires pour l’accès au pain jusqu’à sa suppression en 1793.

De nombreuses manifestations taxatrices avec un répertoire d’actions similaire à celui déjà rencontré lors de la Guerre des farines auront ainsi lieu durant les années post-1789, dont certaines connaitront un dénouement tragique comme à Étampes. Dans cette commune du Bassin parisien, une révolte frumentaire a lieu le 3 mars 1792. Des centaines d’ouvriers agricoles réalisent une taxation populaire sur le marché en demandant l’aval du maire Jacques Guillaume Simoneau. Face à son refus et aux menaces proférées contre les manifestants, Simoneau est lynché. Cette affaire est fortement médiatisée par l’Assemblée législative qui lui rend hommage. Elle célèbre, le 3 juin 1792, une fête de la loi et le « courage » de Simonneau face aux « factieux » qui sont lourdement réprimés. La réaction de l’Assemblée nationale témoigne ainsi d’un clivage de plus en plus prononcé sur la question du pain entre une bourgeoisie urbaine et des riches fermiers contre les couches populaires urbaines (artisans, ouvriers) et rurales (petits paysans, journaliers).

La formation d’une base populaire parisienne réclamant un programme contre la libéralisation du commerce des grains

Outre les troubles liés à la question du pain et d’autres biens de subsistance primaires comme le sucre, le royaume de France traverse une crise politique aiguë à partir de l’été 1791. Le 21 juin 1791, le roi et sa famille tentent de s’enfuir de France mais sont arrêtés à Varennes. Face aux manifestations, l’assemblée constituante déclare la personne du roi inviolable et sacrée et met enfin en place la monarchie constitutionnelle le 3 septembre 1791. Mais la fuite de Varennes ternit définitivement l’image de Louis XVI auprès des Français et rompt le lien sacré entre le roi et la nation. De plus, le 20 avril 1792, le royaume de France déclare la guerre au royaume d’Autriche. C’est le début du cycle des guerres révolutionnaires qui dure jusqu’en 1815 et la défaite définitive de Napoléon à Waterloo. 

Revolution francaise, 1789 : Un sans culotte avec sa pique et un chartier (paysan). Gouache des Freres Lesueur (18eme siecle), 18eme siecle. Musee Carnavalet, Paris

Ainsi face à la peur d’un complot aristocratique et l’invasion des armées contre-révolutionnaires, Paris s’insurge le 10 août 1792 lorsque les 48 sections de la Commune insurrectionnelle de Paris, accompagnées des fédérés, prennent le château des Tuileries et renversent Louis XVI. Un mois plus tard, la République est proclamée le 21 septembre 1792, le lendemain de la célèbre victoire de Valmy. Les institutions républicaines sont désormais fondées sur une nouvelle Assemblée nationale : la Convention élue au suffrage universel. La jeune Convention est alors sous pression politique, de la part des sections parisiennes où les Sans-culottes sont présents massivement et qui tirent une grande légitimité de la prise des Tuileries du 10 août. Le travail de l’historien Albert Soboul sur les sans-culottes montre que cet objet politique est une classe sociale disparate. Elle est composée de petits artisans, boutiquiers, ouvriers voire de bourgeois rentiers qui partagent une vision politique du citoyen engagé en arme, défendant une vision égalitariste de le la politique mais aussi de l’économie. Ils sont aussi de grands lecteurs d’une presse radicale dénonçant la nouvelle aristocratie des riches, comme le journal « L’ami du peuple » de Marat ou « Le Père Duchesne » d’Hébert, qui sensibilise les sans-culottes à la question des subsistances des biens primaires.

Les Sans-culottes s’opposent alors, après la défaite de Louis XVI, à ce qu’ils appellent « l’aristocratie des riches » et placent la question des subsistances au centre de leurs préoccupations. Ils réclament un droit à l’existence et demandent à la Convention des mesures fortes : la taxation, le maximum du prix des denrées de première nécessité comme le pain. Ces demandes d’une offre politique égalitariste se font progressivement entendre de l’été 1792 jusqu’à l’automne 1793, à travers des pétitions adressées à la convention et discutées lors des assemblées générales des sections, qui ont lieu plusieurs fois par semaine, ou dans les sociétés populaires et clubs politiques. Les pétitions sont parfois exposées par les militants plus radicaux des Sans-culottes surnommés « Les enragés ». Citons l’exemple de Jacques Roux, vicaire dans la section pauvre des Gravilliers de Paris, sensibilisé aux questions des subsistances, qui vient présenter à la barre de la Convention une pétition le 25 juin 1793, votée par le Club des cordeliers où il vitupère contre l’immobilité de la Convention sur l’accaparement et la liberté du commerce :

« La liberté n’est qu’un vain fantôme, quand une classe d’hommes peut affamer l’autre impunément. L’égalité n’est qu’un fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La république n’est qu’un vain fantôme, quand la contre-révolution s’opère de jour en jour par le prix des denrées auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes. »

Prise du palais des Tuileries le 10 août 1792, durant la Révolution française. Jean Duplessis-Bertaux, 1793. Wikimédia Commons.

En décembre 1792, 2 parties s’opposent sur la question de la liberté du commerce. Les Girondins représentent d’après les estimations 22% des députés et sont soutenus par la Plaine (groupe disparate de députés n’ayant pas d’identité politique claire mais représentants une vision bourgeoise de la société). Les Girondins jouissent d’un grand prestige politique, avec de jeunes orateurs brillants comme Brissot et Condorcet, et défendent une vision libérale de l’économie et un droit de propriété illimitée. De l’autre côté, les Montagnards, ou Jacobins, s’y opposent et représentent environ 35% de la Convention. Ils sont eux aussi libéraux en matière économique mais s’affirment plus jusqu’au-boutistes politiquement que les Girondins. Ils se montrent de plus sensibles aux aspirations populaires. Une frange des Montagnards, les robespierristes incarnés par Maximilien Robespierre, Louis Antoine de Saint-Just, Jean Marie Claude Goujon ou Georges Couthon, bénéficient d’une grande réputation à Paris chez les Sans-culottes et militent en faveur d’un droit à l’existence qui pourrait limiter le droit de propriété et réglementer le commerce des grains. 

Portrait de Maximilien de Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

Dans un discours sur les subsistances à la Convention le 2 décembre 1792, Robespierre se montre très critique envers la politique menée par les Physiocrates puis l’État révolutionnaire depuis 1789 sur le commerce des grains en déclarant : « La liberté indéfinie du commerce et des baïonnettes pour calmer les alarmes ou pour opprimer la faim, telle fut la politique vantée de nos premiers législateurs. » Il fait un plaidoyer pour le droit à l’existence et la nécessité d’accorder des biens de première nécessité à tous :

« Le négociant peut bien garder, dans ses magasins, les marchandises que le luxe et la vanité convoitent jusqu’à ce qu’il trouve le moment de les vendre au plus haut prix possible ; mais nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blé, à côté de son semblable qui meurt de faim. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. »

Ces conceptions entre libéralisme économique et droit à l’existence, formulée plus tard par Robespierre avec le concept d’économie politique populaire, s’opposent ainsi lors du débat à la Convention sur le libre commerce. La vision girondine l’emporte, mais le 21 janvier 1793, l’exécution de Louis XVI fragilise les Girondins favorables à la clémence tandis que la France est envahie au printemps 1793. À cela s’ajoutent les insurrections intérieures sur le territoire française à l’image de la Vendée royaliste qui s’insurge vers mars 1793. Les Sans-culottes parisiens vont alors se radicaliser contre l’immobilisme de Girondins de plus en plus menaçants contre le mouvement populaire parisien avec des menaces de répression assumées à la Convention. Cet antagonisme politique aboutit aux journées du 31 mai et du 2 juin 1793 lorsque la Convention est entouré par 80 000 hommes issus de la Garde nationale et des sections parisiennes. Elle doit alors se plier aux revendications de mettre en accusation plusieurs députés girondins. Ces journées essentielles voient ainsi la Convention passer sous la mainmise des Montagnards, soutenus par la Plaine.

Mise en place du programme de l’An II : Une réponse de l’État révolutionnaire à la demande du bas sur le pain

Les journées du 31 mai et du 2 juin modifient le jeu politique dans la jeune République française. La convergence entre la puissance des Sans-culottes parisiens, les pressions du prolétariat rural, le prestige politique des Montagnards à la Convention et l’invasion étrangère permettent d’établir à partir de l’été 1793 ce que certains historiens nomment le programme de l’An II. Le 23 juin 1793 la loi martiale est abolie tandis que le 4 septembre la liberté du commerce est restreinte. La Convention montagnarde accède ainsi aux demandes des bases populaires lorsqu’elle menace de peine de mort les accapareurs le 26 juillet 1793. Ce sont des commerçants qui ne déclarent pas et n’affichent pas sur leur porte la liste de leurs stocks d’aliments. Si cette loi ne sera jamais pleinement appliquée elle montre que la pression populaire se traduit à la Convention dans le cadre d’un gouvernement révolutionnaire en guerre. La Convention crée aussi des greniers publics par district le 9 août et met les récoltes en réquisition le 17 août. Enfin, l’une des mesures symboliques est la loi du Maximum général à l’échelle nationale, votée le 29 septembre 1793, qui limite les prix des denrées de première nécessité dont la viande fraîche et salée, le lard, le beurre, l’huile, le savon, le bois de chauffage, les souliers et surtout le pain. La loi du Maximum touche enfin les salaires.

Néanmoins ce programme de l’an II est à nuancer et possède des effets pervers. Le fait d’accéder aux revendications des Sans-culottes sur le libre commerce des grains et autres mesures sociales permet à la Convention d’obtenir une légitimité symbolique. Cela « bureaucratise » le mouvement populaire parisien en supprimant la permanence des sections parisiennes et en limitant le nombre de réunions des sections à deux par semaine à partir de septembre 1793. De plus, de nombreux leaders des enragés sont emprisonnés comme le curé rouge Jacques Roux qui se suicide plus tard dans sa cellule. Enfin le Comité de salut public nommé par la Convention réduit les pouvoirs de la Commune en décembre en les déclarant « agents nationaux ». En avril 1794, après la mort de grands révolutionnaires comme Hébert, Danton ou Camille Desmoulins, liée à des règlements de comptes entre factions politiques, la Commune de Paris est épurée par le Comité de salut public. Toutes ces mesures brident alors la spontanéité des Sans-culottes parisiens et des clubs politiques. Elles les rendent moins aptes à se soulever pour des sujets sociaux. Saint-Just note à propos de ces évènements que la « Révolution est glacée ».

À cela s’ajoute le fait que la loi du Maximum ne parvient qu’à être réellement mise en place dans un contexte de crise économique et de guerre européenne/civile, qui fait que les députés de la Plaine et certains Montagnards se plient à cette vision dirigiste de l’économie. Ce vote du programme de l’An II ne reste néanmoins pour eux qu’un simple programme de circonstances à la différence des Montagnards robespierristes pour qui ce programme doit inspirer un projet institutionnel basé sur le le droit inaliénable aux subsistances primaires et le refus de l’autonomie de la sphère économique. Or une fois que les armées contre-révolutionnaires sont repoussées du territoire français durant l’été 1794 notamment après la bataille de Fleurus (26 juin 1794), la question se pose de remettre en cause le programme de l’An II. Elle est donnée à la suite du 10 thermidor et de la disparition des Montagnards robespierristes et de leurs alliés à la Commune de Paris.

Robespierre chahuté à la Convention nationale le 27 juillet 1794. Tableau de Max Adamo (1870). Wikimédia Commons.

Les journées du 9 et 10 Thermidor sont des journées extrêmement complexes à appréhender, du fait des rivalités internes à la Convention et au Comité de salut public. Il importe néanmoins de noter que la défaite de Robespierre et de ses partisans à la Commune de Paris, outre l’indécision et les états d’âme légalistes face à la Convention, résulte en partie du manque de soutien populaire parisien qui aurait pu permettre de mener une insurrection parisienne contre la Convention. Ce manque de soutien populaire outre le déclin des actions spontanées du à la terreur et la « bureaucratisation de la commune » résulte aussi de l’application de la loi du Maximum qui n’a pas toujours eu les effets attendus. Bien que la loi ait fonctionné pour l’approvisionnement en pain des grandes villes et de l’armée, certains paysans riches cachent leurs récoltes, ce qui a pu entraîner des pénuries ; hormis pour le pain, la loi du Maximum a été appliquée mollement. De plus, la loi du Maximum touche de façon plus stricte les salaires et fait baisser le salaire journalier des ouvriers, qui avait eu tendance à augmenter auparavant, et accroît de fait la contestation populaire avec des mécontentements et des grèves qui agitent les rues de Paris (Martin, 2016). Ainsi lorsque Robespierre et ses partisans sont envoyés à la guillotine en charrette, on entend sur le parcours de nombreux cris dénonçant cette politique comme « foutu maximum » (Martin, 2016). 

Après Thermidor, fin du droit naturel et retour à l’ordre libéral

La suite de la mort de Robespierre donne lieu à ce que l’historien Albert Mathiez nomme une « réaction thermidorienne ». La Convention opère petit à petit un détricotage de la législation dirigiste et sociale puis une répression s’abat sur la base populaire et les députés montagnards. Le 24 décembre 1794, la loi du Maximum est définitivement supprimée par la Convention, ce qui prouve sa volonté d’opérer un retour à une vision libérale sur le Commerce des grains.

Or face à un hiver rigoureux et le libre commerce des grains, le printemps 1795 voit de grands problèmes de disettes, voire de famines dans le bassin parisien ainsi que dans le nord de la France où se répandent des brigands. Cette crise alimentaire voit ressurgir les contestations populaires dans la capitale où la Convention, en parallèle du marché libre, ne parvient pas à mettre en place des rations de pain suffisantes pour les plus pauvres. Le 1er avril 1795 des manifestants avec une majorité de femmes envahissent la Convention pour demander plus d’accès au pain. Le 20 mai 1795 une insurrection parisienne des faubourgs populaires envahit à nouveau la Convention en demandant « du pain et la constitution de 1793 ». Mais quelques jours plus tard la troupe militaire qui n’est pas intervenue dans la Capitale depuis le début de la Révolution française réprime le mouvement et arrête 2 000 révolutionnaires considérés comme « terroristes », d’après une loi du 21 mars rédigée par l’Abbé Sieyès. Quelques jours plus tard les derniers députés Montagnards sont mis en accusation, emprisonnés, et pour certains condamnés à mort. Cela sonne alors comme le chant du cygne du mouvement populaire parisien pour établir une législation populaire sur l’accès aux biens de subsistance primaires comme le pain tandis que le recours à l’armée par la Convention thermidorienne préfigure le régime césariste de Napoléon Bonaparte. Enfin, en octobre 1795 est mis en place le Directoire qui nie la référence au droit naturel et aux principes de 1789 avec une constitution fondée sur le libéralisme économique et le suffrage censitaire. Boissy d’Anglas, grand théoricien de la Constitution du Directoire désire mettre en œuvre le « Gouvernement des meilleurs » et rêve d’une « réconciliation entre les riches et les pauvres », tout en stigmatisant les « mauvais citoyens qui ne possédant rien et ne voulant point travailler pour acquérir, ne vivent que dans le désordre et ne subsistent que de rapines ».

En 1774 la Guerre des farines avait dévoilé un clivage social concernant l’accès au pain. Ce clivage fut plus que jamais polarisant sous la Révolution française entre une bourgeoisie urbaine et des riches paysans contre une base populaire souvent issue de travailleurs journaliers. La question du pain, et ses réponses politiques, apparait de fait comme un des moteurs principaux de la Révolution française et de ses évolutions, outre la guerre avec les puissances étrangères. Le concept de droit à l’existence, promu par les Sans-culottes et les Montagnards robespierristes concernant le pain et les biens de première nécessité, apparut de fait comme la réponse aux maux sociaux découlant de la liberté du commerce des grains. Néanmoins le droit à l’existence servit avant tout dans le cadre d’une économie de guerre dirigée pour éviter la désagrégation du pays, ce qui a pu occulter la volonté de citoyens français d’établir une alternative à l’ordre libéral. Cette leçon peut être aujourd’hui pleinement d’actualité dans le cadre des crises écologiques qui s’annoncent et du recours à certains idéaux éco-socialistes par les États libéraux ou autoritaires pour pallier sans abandonner sur le long terme l’essence même de leur ordre politique.


(1) Le petit âge glaciaire est en Europe une période climatique affichant des températures très faibles et produisant des hivers rigoureux (exemple en France : 1693, 1709). Pour L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie, cette période débute au début du XIVème siècle et se termine au milieu du XIXème siècle.

Bibliographie :
BELISSA Marc ; BOSC Yannick. Le Directoire : la République sans la démocratie. 2018
BIARD Michel ; DUPUY Pascal. La Révolution française, dynamiques et ruptures 1787-1804. Armand Colin. 2016
GAUTHIER Florence ; IKNI Guy Robert. La guerre du blé au XVIIIe siècle: La critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe siècle. Éditions KIMÉ. 2019
GUÉRIN DANIEL. Bourgeois et bras nus : Guerre sociale durant la Révolution française, 1793-1795. Libertalia. 2013
MARTIN Jean-Clément. Robespierre. Éditions Perrin. 2016
KAPLAN Steven. Le Pain, le peuple et le roi : La bataille du libéralisme sous Louis XV. Perrin. 1986
SKORNICKI Arnault. L’économiste, la Cour et la Patrie. CNRS Éditions. 2011

Frédéric Farah : « La gestion libérale du Covid-19 est un parfait exemple de Fake State »

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

La gestion de la crise pandémique du Covid-19 rappelle une nouvelle fois que l’appareil d’État, depuis plus de quarante ans, a perdu sa vocation, à savoir organiser et défendre l’intérêt général et les services publics. Ceux qui sont au cœur de l’État ont fait en sorte de le priver de cette vocation. L’État est devenu un outil de gestion au service des intérêts particuliers. À l’occasion de la sortie de son livre Fake State, l’impuissance organisée de l’État en France, nous avons souhaité interroger Frédéric Farah sur les ressorts de cette défaite culturelle et sur les solutions à même de libérer l’État et la nation française de cette parenthèse. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par D. Meyniel, L. Plaza et S. Mounier.


LVSL – L’instauration de ce que vous appelez le « Fake State », ce phénomène qui est apparu au début des années 80, comment l’expliquez-vous ? Est-ce purement lié à l’introduction de la pensée économique de l’école de Chicago ?

Frédéric Farah – Je pense qu’il y a dans une famille, d’inspiration libérale, un récit construit dont il faut expliquer la genèse. D’un point de vue économique, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le ralentissement des années 70, la France aurait progressivement rigidifié la vie économique et sociale avec toute une série de réglementations. Cette première idée est exprimée en 1960 dans le rapport Armand Rueff. Il propose un programme qui trouvera pour partie sa réalisation, ou sa promotion, à travers la commission Attali qui dénonce l’absence de concurrence, une rigidité sociale. Ces idées sont déjà là, avant Friedman, avant l’école de Chicago. On voit bien aussi dans les années 60 une sensibilisation, qui existait avant la guerre, à l’idée que l’État ne devrait pas être trop dépensier et qu’il faut se méfier du déficit. Cette pensée, un peu conservatrice, venait de l’idée, dominante du XIXe siècle jusqu’à la crise des années 30, que l’État doit gérer son budget en bon père de famille. Ensuite arrive le moment keynésien des années 30 et, après la Seconde Guerre mondiale, on laisse de côté cette idée du bon père de famille. Cependant, l’adhésion à la construction européenne dès les années 50 oblige l’État à couper dans certains budgets. C’est comme ça qu’il va, pour le financement de l’économie, favoriser la bancarisation de l’économie française en développant le secteur bancaire.

LVSL – Était-ce déjà une modification depuis un petit moment de la formation de nos élites ?

F.F. – Dans la nouvelle élite d’après-guerre, l’Inspection générale des finances (IGF) incarne une pensée assez conservatrice en matière économique et financière. On le voit bien à travers ce personnage qui déjà veut remettre un peu en cause ce dirigisme dès les années 60. C’est le jeune Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier est déjà l’incarnation, dès les années 66-67, de cette élite qui veut autre chose. Cela se manifeste dans le démantèlement progressif à partir des années 1960 de ce que l’on avait appelé le système du circuit du Trésor. L’État faisait en sorte de ne pas passer par les marchés financiers et de préférer toute une série de circuits administratifs pour faire en sorte, et c’est tous les travaux de Benjamin Lemoine, de montrer que l’État ne va pas être dépendant des marchés financiers, que l’État va avoir ses propres ressources pour éviter un raisonnement en termes d’aides publiques. On voit ainsi très bien que dès les années 60, l’idée qu’il faut remettre en cause ces circuits et revenir vers une logique plus marchandisée apparaît. Elle commence à se diffuser dans l’administration. Penser qu’il y avait une espèce de consensus keynésien dans les élites françaises d’après-guerre me paraît donc un peu imprudent à dire. Croire qu’il y a une espèce de keynésianisme comme en Grande-Bretagne qui se serait imposé de la même manière en France après la guerre, on ne peut pas le dire. Surtout que nous sommes dans l’après-guerre, à une époque que Pierre Rosanvallon a racontée dans son livre l’État en France, où l’État se fait modernisateur keynésien. Avec l’Insee créée en 1946, on crée le Plan, ainsi on se donne les outils pour agir mais sans forcément colorer ça. On fait du Keynes mais on ne le dit pas. Nous sommes dans un après-guerre où il faut repenser une élite discréditée du fait de la guerre, du fait de Vichy, etc.

LVSL – Ce changement s’opère également avec des idées venues de l’extérieur et qui infusent au sein de la société et de l’élite françaises ?

F.F. – Oui, arrive un autre temps qui vient des États-Unis où le keynésianisme commence à reculer dès 1963. La Nouvelle économie classique commence à se faire connaître et à être diffusée dans l’administration française, au début des années 70, pas avant. Puis, il y a aussi un événement politique très important : cette phase de 1968 à 1975 où la contestation sociale devient de plus en plus importante et inquiète toute une partie du patronat et des élites. C’est l’automne chaud en Italie en 1969, ce sont les grèves en 1968 en France, ce sont les contestations sociales en Allemagne, etc. On voit bien qu’il y a une inquiétude dans le patronat et les élites parce qu’après-guerre, on a vu de manière imparfaite l’arraisonnement du capitalisme par la démocratie, c’est à dire avec ce que Karl Polanyi a appelé un réencastrement. Il y a la volonté, d’après les travaux récents de Grégoire Chamayou, de contrôler sans passer forcément par la répression violente. Il ne s’agit pas simplement de séduire par ce que Luc Boltanski avait appelé la récupération de « la critique artiste ». Boltanski a dit : « Il y a deux types de critique au capitalisme, la critique sociale et la critique artiste », la seconde revendiquant plus d’autonomie, plus de reconnaissance individuelle… Il y a une autre façon de faire de la discipline : créer de la précarité. Cela signifie déstabiliser les conditions non seulement de travail mais du travail, c’est-à-dire du type de contrat. Ce rôle disciplinaire par rapport aux conditions salariales, c’est l’Europe, la Commission européenne qui va le jouer.

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

LVSL – Quel rôle la gauche joue-t-elle dans le développement de ces idées ?

F.F. – À la fin des années 60, la deuxième gauche insiste beaucoup sur la dénonciation du tout politique. La décennie 70, qu’on a appelé la décennie antitotalitaire, a dénoncé ce qui se passait en URSS, etc. Au-delà de cette critique tout à fait fondée, il y a eu un manque légitime progressif de l’idée du tout est politique – et derrière de l’idée de l’État, de son action, de son volontarisme, etc. À cela s’ajoute un terreau anthropologique culturel qui favorise un certain libéralisme. C’est l’affirmation dans la société française après la Seconde Guerre mondiale d’une grande poussée d’individualisme. C’est la Sécurité sociale qui a permis cette affirmation de soi. En nous libérant de la nécessité – le malade est protégé, le vieux touche une retraite, etc. – la sécurité sociale a permis de se préoccuper de soi-même. Il y a donc une affirmation de l’individu, ce qui est un terreau très favorable pour le libéralisme. En effet, celui-ci met en avant le fait de libérer l’initiative individuelle, que l’individu ne soit pas parrainé par un État, etc. Comme vous avez au même moment la dénonciation du politique, du collectif, etc., le libéralisme ne va pas simplement trouver dans des idées économiques de quoi prospérer, il va trouver dans un nouveau terreau culturel de quoi être promu. Tout ce qu’on voit dans les années 80 est formidablement analysé par Alain Ehrenberg dans ses livres Le culte de la performance, La fatigue d’être soi : l’idée de l’individu performant, fort, avec ce symbole de l’individualisme conquérant qu’a été Bernard Tapie, l’entrepreneur qui réussit, individuellement. En face, la figure de l’individualisme souffrant qui apparaît dans les années 90, c’est le SDF.

LVSL : Quel résultat produisent ces idées ?

F.F. – Tous ces éléments, se coagulant petit à petit, créent, par petites touches, un paysage qui va rendre possible la remise en cause d’un État qui serait jugé trop présent, trop puissant, omnipotent, inefficace. Ce sont toutes les critiques de Michel Crozier sur la bureaucratie, ce sont toutes ces choses-là qui irriguent alors. Ce ne sont pas des gens qui se réunissent le soir pour comploter. C’est un contexte, un imaginaire qui change sans concertation ni coordination. J’ai voulu montrer dans mon livre comment dès les années 70, dans des directions clefs du Trésor, de la prévision, etc., des individus arrivent progressivement avec un corpus d’idées et de réflexions dans la manière de conduire les finances publiques et l’économie. Ils sont déjà différents d’une génération qui, elle, a connu la guerre. Les hommes qui prennent en charge le Plan après la Seconde Guerre mondiale sont des gens qui ont connu la crise des années 30, la guerre, qui ont résisté. Certains ont même été torturés. Pour ces nouvelles générations qui prennent les commandes, la guerre ne devient progressivement plus qu’un artifice qui a sa place dans les livres. Ils étaient encore des bébés ou des jeunes enfants pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont peut-être connu des privations mais n’ont pas fait la guerre. Progressivement, le changement générationnel entraîne un éloignement du modèle bâti en 1945. Il y avait par exemple une sensibilité à l’égalité après la Seconde Guerre mondiale par la volonté d’en finir avec des idéologies racialistes fondées sur l’inégalité et qui voulaient la légitimer. Après-guerre, les élites rappellent qu’il n’y a pas de paix sans justice sociale et ils reviennent sur l’idée de l’égalité. Puis tout cela s’éloigne, et n’est plus qu’une affaire de livres ou de passé. Cela devient moins présent à l’esprit et le paysage change progressivement pour proposer autre chose.

LVSL – La construction européenne devient un élément central chez les nouvelles élites ?

F.F. – N’oublions jamais qu’après la guerre, l’État social et la construction européenne sont les deux piliers chez les élites pour que les années 30 et les horreurs ne reviennent pas. La construction européenne a été pensée évidemment comme un rempart contre la crise des années 30 mais elle est aussi, dès le départ, bâtie avec une idéologie non redistributive, non keynésienne, non socialiste. N’oublions pas que le moteur principal de la construction européenne ce n’est pas la paix, c’est l’anticommunisme. La construction européenne a ainsi avancé parce que nous avions un ennemi : l’URSS. Dans son livre La mélancolie démocratique, publié en 1990, Pascal Bruckner écrivait : « L’URSS nous a fait le pire coup, elle nous a privés d’un ennemi ». N’oublions pas non plus que le marché unique, c’est l’enfant de la crise des euromissiles de la fin des années 70. Quand Mitterrand voit que nous nous éloignons du camp atlantique et que des pacifiques se trouvent chez les Allemands à l’Est, il dit à Jacques Delors, alors à la tête de la Commission européenne, qu’il faut trouver un nouveau projet, quelque chose qui rapproche. Il faut de fait articuler la crise des euromissiles et le discours de Bundestag de 1983 avec les propositions de Delors pour le marché unique. Il faut bien voir que dès le départ le ver est dans le fruit. Le compromis des années 50, qui voit le Traité de Rome établir en 1957 que les services publics sont à la fois un monopole d’État et une délégation de service public, éclate dans les années 90. Ensuite, arrivent les événements qui vont construire la légitimation de cette chose d’inspiration libérale. Il y a tout d’abord cette chose étrange qu’on a appelé la crise des années 70. La crise des années 30 a fini avec la Seconde Guerre mondiale mais quand finit celle des années 70 ? À l’époque, les gouvernements pensent que c’est un simple trou d’air et ils continuent à mener une politique à-peu-près identique qu’auparavant. Quand Giscard d’Estaing est élu, Jacques Chirac fait une relance économique de 1974 à 1976 puis il laisse la place à Raymond Barre qui, lui, applique la rigueur. Les libéraux se saisissent de cette crise pour essayer de montrer que le keynésianisme ne marche pas, que l’État est trop présent. C’est « l’occasion qui fait le larron ». Ainsi, le discours libéral se saisit de ces occasions pour dire que la mécanique keynésienne ne marche plus, que les interventions de l’État génèrent de l’inflation et de la dette. Raymond Barre, à son arrivée en 1976 explique qu’il faut en finir avec cette plaisanterie en menant une politique de la rigueur tout en libéralisant le marché. Il crée en 1979 le CDD. Raymond Barre est un élève d’Armand Rueff, ne l’oublions pas, c’est la même filiation intellectuelle. Qu’on ne s’y méprenne pas, je suis la dernière personne au monde qui puisse être complotiste. A contrario, ce qui m’intéresse c’est de faire des généalogies, des archéologies…

LVSL – Oui, vous faites une sorte de cartographie à même de déjouer les théories complotistes dans votre livre.

F.F. –  C’est simplement par quoi on est éduqué, quels sont les idées qui nous habitent… Raymond Barre amène le CDD et c’est ça la force des choses : quand quelque chose s’inscrit dans le paysage on a l’impression qu’il toujours été là. Le CDD a quarante ans ni plus ni moins. Il ne faudrait pas parler du tournant de la rigueur dès 1983. Il faudrait dire qu’il y a eu une première inflexion, un premier tous de vis en 1976 et une deuxième qui arrive ensuite et où on veut renouer avec les vieilles doctrines du type : « Il faut être en équilibre… Il faut éviter un excès des dettes… » Ces propos sont tenus vingt ans avant le traité de Maastricht. Au départ on dit qu’il faut soutenir la croissance. Ensuite, le G5 se réunit à Tokyo et dit qu’il faut maintenant combattre l’inflation. Combattre l’inflation ce n’est pas juste un jeu, une virgule : c’est agir sur le cœur de l’activité économique c’est à dire sur la répartition. Quand il y a un peu d’inflation, le pouvoir est entre les mains du débiteur. De fait quand vous payez un peu de dettes ça lisse votre crédit, donc quand il y a un peu d’inflation ça lisse le crédit. Et quand on combat l’inflation on transfère la richesse du débiteur vers le créancier. En suivant, dès les années 70, dans les administrations françaises, on voit déjà à l’œuvre ces pensées économiques dont je parlais, qui se diffusent. Mais à cette époque, Bercy n’a pas la puissance qu’il a aujourd’hui. Ce qui est intéressant avec la montée de cette espèce de libéralisme, c’est la montée des entités financières comme le Trésor, les directions financières européennes. Là sont les lieux de pouvoir. Puis un autre événement accélère la diffusion de ces idées, c’est la victoire de Thatcher sur les mineurs. C’est un facteur psychologique quand on connaît la puissance des mineurs anglais, le syndicalisme en Europe n’a pas encore commencé sa décennie noire, quand les effectifs s’effondrent vers la fin des années 80, quand les bastions historiques disparaissent. N’oublions pas que les trois grandes figures héroïques de l’ouvriérisme en France étaient le métallo, le cheminot et le mineur. Le mineur disparaît, le métallo progressivement aussi et le cheminot est mutilé. Une partie du haut-patronat se dit que c’est le moment de ce que j’appellerais la Reconquista. En 1983 le CNPF, l’ancêtre du MEDEF, dit « 83, l’année de la flexibilité ».

LVSL – Revenons-en aux socialistes. L’arrivée au pouvoir en 1981 de Mitterrand aurait dû stopper cette inflexion libérale dont vous faites mention.

F.F. – Au cours de cette décennie 1970, la dénonciation de l’État, de son omniprésence, se développe avec cette deuxième gauche qui a toujours reproché à la première d’être jacobine, avec cette gauche autogestionnaire qui progressivement se grippe au fil du temps. L’époque est davantage à l’émancipation, à l’affirmation individuelle, à la contestation de l’État, à la remise en cause du dirigisme. L’idée d’un État qui intervient, ça respire la Quatrième République, ça sent la vieillerie… On a fait un mauvais procès à la Quatrième République mais tout de même, elle a amorcé la construction européenne, elle a réalisé la reconstruction. Après, elle s’est engluée dans deux guerres coloniales mais cette IVe République est la « mal-aimée » comme disait Georgette Elgey. Pourtant son bilan économique et social n’est pas mauvais. Lorsque les socialistes arrivent en 1981, ils sont issus d’un parti (NDLR : le Parti socialiste) qui n’a jamais été ouvriériste, parti qui n’a jamais été un parti de masse. C’est un parti qui était composé des nouvelles classes moyennes issues des Trente glorieuses : les profs, les infirmiers-infirmières, les catégories B de la fonction publique, une partie des catégories A. Le PS n’a jamais été un parti de masse ouvrière. En plus, son fond marxisant était plus du décor que réel. Il y en a certains au PS toutefois qui connaissaient Marx comme Jean-Pierre Chevènement. Le PS a permis à Mitterrand de gagner à Épinay et ce dernier était heureux au congrès de Metz de 1979 de battre Michel Rocard. Mais hormis ce fait, qu’a-t-il pesé ?

Quand les socialistes arrivent au pouvoir, ils arrivent à l’intérieur du pouvoir. Les élites du Parti socialiste avaient déjà fait la bascule vers autre chose comme une partie de l’administration financière avait déjà fait la bascule quelques années auparavant. Et il y avait la façade de Mitterrand dont les mots qui le caractérisent le mieux sont trouble, ambiguïté, conviction mal établie, fuyant… Mitterrand c’est le clair-obscur permanent, il fait du bien parce qu’il est romanesque. Dans les starting-blocks de 1981, il y a déjà une option qui sent le passé, mais qui ne le sait pas, c’est l’option Chevènement qui, pour faire vite, incarne le dirigisme à la française, la planification, la politique industrielle, l’État qui doit utiliser tous ses outils, dont la dévaluation du franc. Le signe que ce camp avait déjà perdu, c’est qu’au moment-même où ils rentrent à l’Élysée, ils devaient dévaluer le franc mais ils ne le font pas alors que c’était à ce moment-là qu’il fallait le faire. Il y avait la deuxième ligne, rocardo-delorienne, qui, elle, voulait liquider ce fond marxisant, dirigiste et qui va se saisir de l’Europe et de ses directions libérales pour s’y engouffrer et proposer sa ligne. C’est celle-ci qui va l’emporter mais au départ on croit naïvement que c’est la première qui va gagner. Pourquoi ? Il faut toujours se décentrer : j’ai lu beaucoup de travaux de Barba et de Pivetti, des italiens non traduits en français, dont Scomparsa della sinistra, c’est à dire la disparition de la gauche en Europe. Cela m’a frappé moi-même quand j’ai lu Barba qui disait : « Est-ce que nous sommes à l’époque de la mondialisation au début des années 80 ? ». La réponse est non. Et pourtant la banque centrale est encore à nos ordres, on dispose du franc, on contrôle encore les prix, on nationalise une partie de notre économie, on détient la majorité du secteur bancaire, etc. Et cela se finit en pantalonnade en 1983…

Les capitaux ne s’enfuient pas à la vitesse de la lumière comme aujourd’hui. Maastricht n’existe pas encore. La désinflation compétitive en 1983 est une fabrication de la haute administration française. Il n’y a même pas une coloration, une revendication théorique à Friedman, rien de tel. C’est l’administration qui invente cela. C’est l’État qui lance un programme de privatisation, ce n’est pas le marché. On a créé un complexe où tous ces éléments vont être favorables à la bascule. Ensuite il y a eu le prétexte de la contrainte extérieure, tant mise en avant dans les années 80 et qui porte le nom aujourd’hui de mondialisation. C’est l’instrument de la discipline parce que cela va modérer les revendications salariales et la désinflation compétitive. Cela va raboter le pouvoir de négociation des salariés. Le chômage va servir de chantage pour la modération salariale. Cela ne veut pas dire pour autant que l’État ne peut pas être l’État providence ou que l’État providence disparaît. Au contraire, il doit anesthésier les effets palpables donc il serait fou de se retirer. Mais lorsque vous observez que l’imposition de la dernière tranche des revenus est autrement plus élevée, autour de 56/60 au début des années 80, contre environ 40 aujourd’hui, vous comprenez que le problème n’est pas l’explosion de la dépense publique. C’est l’effondrement des recettes. À partir de la fin de la décennie 1990, la dépense publique est de plus en plus contenue.

Ce n’est pas que le PS ne résiste pas, de l’intérieur il est déjà acquis à autre chose. Qui favorise la libéralisation des capitaux ? Les socialistes… Après, il était nécessaire de légitimer un discours parfois théorique scientifique en mobilisant la science économique, en mobilisant toute une presse mainstream pour dire que les socialistes ont enfin grandi, qu’ils se sont rendus au réalisme. C’est ce que Rocard commentait en disant « on a enfin une culture du gouvernement ». Il s’agissait de mettre dans tous les manuels d’économie de générations entières d’étudiants que le mal dans le monde c’est la relance Mauroy 81/82. Le truc qu’il ne fallait pas faire, c’est l’archaïsme socialiste, c’est le vieux keynésianisme. Pourtant, au vu de la situation de l’époque, la relance est une bonne réponse mais les partenaires ont joué non-coopératifs car ils faisaient de la rigueur à côté. Cela a légitimé l’idée que la nationalisation, le contrôle des capitaux, le contrôle des prix, tous ces éléments étaient des vieilleries avec lesquelles il fallait en finir. Donc en fait tous ces éléments ont créé, sans aucune coordination ou concertation, un climat, un contexte, un espace favorable à la promotion d’idées d’inspiration libérale, qui regardent la nation comme une entreprise. Ce moment de la modernisation est consacré par les nouvelles élites incarnées cette fois-ci non plus par Valéry Giscard d’Estaing qui était déjà quarantenaire, bientôt cinquantenaire, mais par le jeune Laurent Fabius.

Ainsi, en rappelant que cela se fait sans coordination ni concertation, la dénonciation du politique, le nouveau terreau culturel, tout cela favorise l’affirmation de quelque chose qui va prendre sa force dans ce qu’on va appeler les années 1980, les années fric, où les socialistes sont appelés le « gang des R25 ». Ensuite on a essayé de raconter une belle histoire, quand les privatisations sont arrivées. On a mobilisé Catherine Deneuve pour qu’elle nous fasse des jolis slogans avec de la pub pour Suez. Il fallait rendre ça glamour et dire que c’était ça la modernité. On ne se rendait pas compte alors qu’on payerait le prix, quarante ans après, de la désindustrialisation, de ces influences politiques pour avoir une série de sortes de crises en tant que telles… Ainsi ce sont tous ces éléments qui rendent possible l’affirmation de nouvelles élites, le changement culturel, toutes ces choses-là qui vont rendre possible une autre orientation. Je pense qu’observer les choses par le seul prisme économique fait manquer plusieurs paramètres. Il faut mobiliser plusieurs choses pour voir ce qu’implique ce nouveau paradigme.

LVSL – Concernant l’introduction des règles de la concurrence, la destruction de l’article 9 du Préambule de 1946, l’École de la régulation avec la privatisation progressive d’entreprises d’utilité publique, etc. Quel rôle a eu l’Union européenne par rapport à ce travail déjà fait en interne ? On laisse souvent entendre que tous les maux viennent de l’Union mais comme vous le dites bien les élites néolibérales de l’État ont déjà fait tout un travail au préalable. Est-ce qu’il y a une possibilité d’inversement de tendance ou par résignation le cadre établi empêche toute forme d’alternative ?

F.F. – L’Union européenne est à l’image de ce qui se passe dans les années 1980. Sa tendance originelle non keynésienne et non redistributive s’approfondit dans les années 1980, du fait de l’effondrement du contre-modèle soviétique et parce que les États ont accepté que l’Union européenne prenne cette forme. Les États ont voulu le marché unique. Maastricht a été signé et ratifié. Nous avons créé un cadre qui a figé de manière durable un rapport de force favorable au capital contre le travail. Conséquence de ces décisions, les Européens n’arrivent plus à se penser comme des partenaires mais comme des concurrents. Il y a une compétition qui est pire entre Européens qu’entre les Européens et le reste du monde.

Deuxièmement, la cécité de la gauche sur l’euro m’exaspère. L’euro est une arme de destruction massive des droits des salariés. Il ne doit jamais être détaché des traités qui l’accompagnent comme le Pacte de stabilité de croissance. Ces traités impliquent des réformes structurelles du droit du travail et de la protection sociale, c’est-à-dire des réformes des dépenses publiques – qui sont essentiellement des dépenses sociales. Alors que ces dépenses publiques et sociales sont les moyens de ceux qui n’ont rien, l’euro – par son obsession de la stabilité des prix et de la libre circulation des capitaux – s’assure de toujours donner un coup d’avance au capital sur le travail. Cette monnaie n’a pas vocation à stimuler l’emploi ou à protéger les droits des travailleurs. En Italie et en Grèce, les réformes qui ont accompagné la mise en place de l’euro concernent les retraites, la protection sociale, les droits sociaux… En outre, nous avons créé une monnaie privée, alors que la monnaie est un bien social, un bien politique en tant que tel. Que la gauche ait pu penser que l’euro n’était qu’un vulgaire instrument qu’on pouvait mettre au service d’un projet social est gravissime.

Même si les dépenses publiques et sociales restent importantes, la mutation de l’orientation des politiques de protection sociale est vraiment problématique. Nous avons vu les conséquences des projets de privatisation de La Poste et de France Télécom, et de la gestion de l’hôpital public comme d’une entreprise. Dans le cadre actuel – avec ces règles européennes, cette banque centrale européenne et ces réformes structurelles comme réduction du périmètre de la protection sociale – il est difficile d’imaginer comment faire des politiques économiques différentes. La consolation est de dire : « Le social est suffisamment fort pour amortir » et que l’on va faire de la formation. La formation est toujours présentée à la solution à tout, dans un cadre ultra contraint, alors qu’en réalité, elle ne règle les problèmes qu’à la marge.

On se retrouve avec la même situation pour le plan de relance Castex de 100 milliards d’euros. Vous ne pouvez pas envisager un plan de plus en plus fort car l’outil monétaire pour créer la monnaie qui va avec n’existe pas. Même Bruno Le Maire a avoué le Fake State ! Il dit : « Si je vais voir les emprunteurs, les financiers et que je leur dis que je ne les rembourse pas, ils ne voudront jamais me prêter ». Dans l’actuel cadre européen, si l’on ne change pas, on ne peut pas faire autre chose que ce qu’ont fait Hollande et Sarkozy, c’est à dire des exonérations de cotisations sociales, fiscalisation de la protection sociale et ainsi de suite… On nourrit l’impuissance.

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

LVSL – Il y a un point généralement peu abordé concernant le démantèlement de l’État. Les étapes de la décentralisation en France suivent la logique des étapes européennes en matière de décentralisation, soit d’un renforcement des collectivités territoriales. On parle aujourd’hui de différenciation avec le projet de loi 3D. Selon vous, et en rapport avec ce que vous disiez sur les services publics et l’intérêt général, est-ce que ce semblant de proximité des territoires (sic) avec les citoyens peut renforcer/accélérer la destruction de l’État au profit de logiques concurrentielles dans les territoires ou est-ce une fausse piste ?

F.F. – De mon avis, la construction européenne d’après-guerre s’est fondée sur une erreur, qui a été l’antinationisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la Nation est égale à la guerre. Elle a cru que l’hitlérisme était un nationalisme alors que l’hitlérisme était un racialisme. Bien sûr que la nation peut conduire au nationalisme, mais au nom de la Nation on peut défendre une forme de patriotisme. La construction européenne s’est plutôt tournée vers le régionalisme, vers « les Grandes Régions ». Une manière de subvertir les nations assimilées à la guerre a été d’imaginer progressivement la possibilité de regroupements régionaux. Ces dernières années, des fusions et des regroupements de communes ont été présentées comme étant « la modernité ». Or, à l’époque où il existait 36 600 communes – ce qui n’est plus le cas – la plupart étaient de petite taille, il y avait une proximité réelle entre le maire et les habitants. Le maire était un inconnu sans étiquette politique. On pouvait lui parler. C’était un médecin, un instituteur, ce n’était pas un professionnel de la politique. Or, en fusionnant, on s’est éloignés les uns des autres au nom d’une certaine « modernité » et de la « proximité ».

D’autre part, comme s’est développé une idéologie concurrentielle de plus en plus forte, cela a modifié la nature de la première et de la deuxième DATAR. La première est celle habitée par l’ouvrage de Gravier Paris et le désert français. L’obsession à l’époque est l’égalité entre les territoires, réduire les écarts entre les régions, avec l’élément clef de la République : le département providence. N’oublions pas que la fonction première du train est l’aménagement du territoire, avec le plan de 1879 qui était de mettre dans chaque préfecture une gare. C’est l’esprit de la première DATAR. La deuxième DATAR dans les années 1990-2000 est tiraillée entre la logique d’attractivité et la logique d’égalité. Or comment maintenir l’égalité quand il faut favoriser le concurrentiel, être attractif et attirer des investissements ?

Aujourd’hui, et c’était déjà à l’œuvre en 1982, avec le délitement et la désertion des services publics de l’État, on recrée un niveau régional/local. Derrière cette décentralisation se cache un risque de mettre fin au keynésianisme territorial entre les différentes régions. Cette logique de plus en plus concurrentielle aboutira à des régions dynamiques tandis que d’autres se retrouveront à la traîne, avec des services publics et des moyens de l’État qui vont se déliter progressivement.

Je crois que c’est aussi une source d’inquiétude au moment même où la Nation civique et républicaine française traverse une période de troubles considérable. Même si elle n’a jamais été idéale, les principes qui l’ont guidée – une Nation ouverte, contractuelle, qui a le souci d’égalité, et qui ne reconnaît qu’une seule communauté, la communauté nationale au travers du lien politique – sont en plein affaissement.

Cela fait ressortir toutes sortes de revendications féodalistes. Je ne ferai pas de parallèles imprudents mais je viens du Liban. Bien sûr que les histoires sont différentes et ne se comparent pas, mais dans ce pays l’on n’a jamais réussi à former une conscience nationale. C’est un pouvoir de partis, de milices, qui distribuent des services contre la vie politique, sociale de ce pays. Aujourd’hui les citoyens appellent à un véritable État impartial, soucieux de l’intérêt général, qui ne soit pas un État confessionnel se mettant au service d’intérêts privés. Cette histoire libanaise est très différente, mais elle doit rester dans notre esprit pour nous dire de faire attention à la disparition de l’élite soucieuse de l’intérêt général et à la féodalisation. Il faut bien le garder à l’esprit.

LVSL – Il semble que malgré tout, après la crise de 2008, il y a eu dans les consciences une forme de victoire du vocabulaire propre au « Fake state » sur la dette, les rigueurs, les réformes structurelles et à ce qu’il véhicule chez bon nombre de concitoyens. Vous dites rapidement que parmi les solutions il faut recréer une forme d’hégémonie, regagner une influence culturelle et politique, mais plus concrètement comment cela se diffuse ? Est-ce qu’il faut faire comme dans les années 1960/1970, à savoir recréer des éléments permettant de mettre fin à cette parenthèse ?

F.F. – C’est une source d’inquiétude énorme. Il y a de la contestation, les gens sont préoccupés, mais comment faire coaguler tout cela ? Comment faire en sorte que ces préoccupations se rejoignent pour clôturer ce cycle d’inspiration libérale ? La vraie victoire doit être intellectuelle et culturelle, c’est-à-dire essayer à la fois de former les gens autrement, et en même temps développer d’autres récits que ceux que l’on entend depuis 40 ans. Comment faire pour que tout cela opère comme d’autres idées ont opéré dans les années 1960/1970 ? J’avoue être très inquiet car nous vivons dans une époque où il y a d’autres tentations qui compliquent cela.

Ce que j’aime dans le travail du Vent Se Lève c’est qu’il y a un mouvement de sérieux intellectuel, de réflexion, de construction, de prendre les choses à bras le corps. Mais je vois parfois s’affirmer dans l’espace public, et cela m’inquiète, des courants apocalyptiques qui attendent l’effondrement et qui reçoivent de plus en plus d’audience. Il y a des versions mal pensées de la décroissance, de l’écologie qui prennent de plus en plus de place dans le monde médiatique.

Une voie construite et raisonnable ne pourrait-elle pas exister ? Comment trouver les voies du changement ? Cela fait depuis 2008 et la crise sanitaire renforce cet état d’esprit, que nous ne voulons plus de ce moment libéral. Plus on avance, même vers le mur libéral dans lequel on vit, plus j’ai peur qu’il n’y ait pas des hommes et des femmes qui aient les outils et la réflexion nécessaires pour faire ce à quoi j’appelle de mes vœux : repenser l’État, la formation dans les grandes écoles, resocialiser l’économie, limiter la circulation des capitaux, etc. On ne pense même plus à réfléchir à la nationalisation… Je suis inquiet de la disparation d’un cadre commun de pensée. Je ne dis pas qu’il faut restaurer le passé, mais on a tellement intégré le monde dans lequel on vit que je ne vois pas comment sortir de l’hégémonie actuelle. Quarante ans c’est très court dans l’histoire de l’humanité, mais à hauteur d’homme ou de femme, c’est énorme.

On a créé Sciences Po en 1871 après la guerre contre la Prusse. On a créé l’ENA au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. S’il n’y a pas une réforme de ce genre, nous n’y arriverons pas. Quand je vois la réforme de l’université, les réformes Blanquer à l’école, je suis très inquiet parce que ce sont des machines à tuer les imaginaires, à tuer la réflexion et au contraire à perpétuer le même système. Je ne sais pas si ceux qui sont aujourd’hui lycéens et jeunes étudiants auront les cadres intellectuels à penser. Ce livre est justement le témoignage de ma propre impuissance dans un ouvrage qui dénonce l’impuissance. Je reste attaché à l’humanisme.

LVSL – Enfin, est-ce volontaire et est-ce qu’il y a une logique derrière votre utilisation du « Fake State » qui est un anglicisme ? L’emploi du « Fake State » est à dessein ou cela sonnait-il juste bien ?

F.F. – J’ai choisi ce terme parce qu’il sonnait bien avec les expressions actuelles de « fake news », et parce que j’ai voulu aussi subvertir à la fois par la dérision, et en même temps en construisant un concept, cette langue néomanagériale qui nous habite. J’ai voulu subvertir cette langue insupportable. J’ai ramené l’État-Nation à l’image de ce qu’il est aujourd’hui, un truc bidon. Et comme aujourd’hui on pense qu’on lui donne de la qualité en le mettant en anglais je me suis dit que j’allais dénoncer cet État. C’est un État fake, et cela leur va bien à ces gens-là. Au-delà même du « ça sonne bien », choisir le nom de Fake State était une manière d’exprimer mon dégoût. L’État comme il fonctionne actuellement me dégoûte.

Fake State, de Frédéric Farah, aux éditions H&O, 2020 – 17€

L’État-plateforme ou la mort de l’État social : Castex et le monde d’après

©PHOTOPQR/LE PARISIEN/Fred Dugit. Paris, 19/05/2020

Alors que le gouvernement convoque les partenaires sociaux le 20 juillet pour relancer sa réforme des retraites, le sermon déjà trop bien connu sur le « trou de la Sécu » et le poids des « charges » fait son retour fracassant sur les plateaux depuis le début du déconfinement. Comprenez : la Sécurité sociale ne pourra se remettre des dépenses engendrées par la crise sanitaire, d’autant plus que la baisse d’activités provoquée par le confinement aura entraîné une baisse logique des cotisations. Le passage programmé d’un État social issu du CNR à un État-plateforme, dernière lubie idéologique libérale, poursuit encore davantage la violence infligée à un système social déjà à bout de souffle. Analyse par Léo Rosell et Simon Woillet. 


Guerre contre le Covid et chant du déshonneur

Les réformes néolibérales menées jusqu’à la crise sanitaire à marche forcée pourraient ainsi réapparaître par la fenêtre, au prétexte honteux des morts du Covid, et des pertes de cotisations liées à l’arrêt de l’activité économique pendant le confinement. Ce refrain a en tout cas été rapidement entonné par Gérald Darmanin, alors encore ministre de l’Action et des Comptes publics, qui se prétend pourtant « gaulliste social ». Le nouveau Premier ministre, Jean Castex, lui-même ayant éhontément repris ce qualificatif pour se décrire tout récemment. De même, pas moins de 136 milliards d’euros de dépenses liées au Covid-19 ont été délibérément transférés sur le budget de la Sécurité sociale, accentuant artificiellement un déficit qui relève en fait davantage d’une construction idéologique réactionnaire que d’une réalité, eu égard à l’équilibre permis par les branches bénéficiaires de la Sécurité sociale.

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que la définition de l’horizon du monde d’après ait été confiée à Jean Castex, fidèle sarkozyste à l’origine, qui introduisit, dans le cadre du plan hôpital de 2007, la tarification à l’activité dans le système hospitalier. La fameuse « T2A », dénoncée par l’ensemble des personnels soignants pour avoir introduit la notion d’objectifs et de rentabilité dans l’hôpital public, a ainsi constitué un véritable poison pour le système hospitalier, conduisant à la rationalisation des coûts et à la mise en concurrence des établissements de santé, au profit des cliniques privées. La catastrophe sanitaire du coronavirus a révélé la brutalité des effets de ce système pensé par Jean Castex et mis en place par Roselyne Bachelot, ministre de la santé sous Sarkozy et actuelle ministre de la Culture.

Le nouveau Premier ministre Jean Castex a ainsi affiché très tôt sa détermination à traiter en particulier la réforme des retraites. Il a notamment présenté un nouvel agenda, avec une réunion des partenaires sociaux dès le 20 juillet, alors que des premières rencontres bilatérales ont été organisées depuis le 8 juillet. La réforme des retraites est ainsi plus que jamais « absolument indispensable », selon Bruno Le Maire au micro de RTL, le ministre de l’Économie. Alors que l’épidémie de Covid réapparaît dans plusieurs régions françaises de façon inquiétante, le gouvernement semble absolument déterminé à agir vite sur ce dossier qui n’a, selon lui, duré que trop longtemps, profitant des vacances d’été pour devancer la rentrée sociale annoncée pour septembre.

Mais alors, comment comprendre cette énième fuite en avant du gouvernement ? Entre l’échec cuisant de la gestion de la crise sanitaire et la piteuse reculade sur son injuste réforme des retraites par points, modifier en profondeur un logiciel libéral désuet face à l’urgence des injonctions à une politique de « l’après-Covid » et l’angoisse de 2022 semblait bien trop compliqué.

Pourtant, la Sécurité sociale, le statut de la fonction publique, les allocations-chômage et les retraites, autant de « conquis sociaux » au cœur de notre modèle social, ont manifesté, durant la crise du Covid-19, leur rôle de filets de protection. Sans eux, beaucoup de Françaises et de Français n’auraient pu se soigner correctement, et seraient tombés dans la pauvreté faute de revenu de substitution dans un contexte de cessation d’activité massive, ajoutant à la crise sanitaire une crise économique et sociale encore plus grandes que celles auxquelles nous sommes déjà hélas confrontés.

L’économiste Philippe Ledent rappelle à dessein qu’il est hors de question que les citoyens reçoivent directement la facture des dépenses engagées par cette crise. Selon lui, « la Sécurité sociale sert précisément à ce qui est en train de se passer. Si elle n’est pas utile et utilisée maintenant, alors elle ne sert à rien. […] Quand un événement comme celui-ci survient, on ne tergiverse pas, on laisse se creuser le déficit de cette Sécurité sociale car c’est son rôle. » Un rôle que le gouvernement français semble avoir malheureusement perdu de vu depuis longtemps.

Passer de l’État social à l’État-plateforme en pleine crise : le Castex du gouvernement

Comment poursuivre la marche forcée des réformes imposées par l’exécutif dans un tel contexte d’impopularité et de remise en cause de sa gestion de la crise ? La solution a ainsi été toute trouvée dans le rebranding de solutions éculées, cette fois-ci sous l’aspect de la dernière innovation de l’économie politique américaine, celle de l’État-plateforme, inaugurée par les réflexions de Tim O’Reilly dans Government as platform, lui-même inspiré par le penseur libertarien Eric Raymond, auteur de La cathédrale et le bazar.

En effet, camouflée derrière les annonces généreuses quant à la revalorisation des salaires des personnels de soin hospitalier, le projet initial de la majorité, soutenu par les élites socio-économiques européennes, risque de se poursuivre à vive allure : inaugurer l’entrée fracassante des systèmes sociaux européens dans l’ère de la data economy californienne, en utilisant la numérisation de la santé publique comme « pied-de-biche » pour casser les « tabous » français sur la réforme du système social issu du Conseil national de la Résistance et ainsi privatiser « par la petite porte » – celle de la data economy – les services publics.

De l’étude de 2013 de Mc Kinsey France sur la digitalisation de l’économie réelle et des services publics au rapport Villani, du Health Data hub français, en passant par le Livre Blanc pour la stratégie digitale de l’Union Européenne défendu par Ursula Von der Leyen, le libéralisme européen s’engage dans la voie d’un rattrapage laborieux de la généralisation chinoise et californienne de l’intelligence artificielle à l’ensemble des secteurs clefs de régulation économique, sanitaire et juridique de nos sociétés. On voit bien que les enjeux de souveraineté, essentiels au demeurant, sont convoqués la plupart du temps par nos dirigeants pour camoufler la brutalité de la transformation sociale qu’ils cherchent à imposer comme une évidence. En témoignent la polémique autour du choix de Microsoft Azure Cloud sans appel d’offre dans le cas du Health Data Hub, ou encore, l’impréparation du lancement de l’application Stop Covid, qui selon la Quadrature du Net contenait un système d’identification captcha de Google.

De la surveillance épidémiologique à la facilitation administrative, les prétextes sont bons pour lancer la machine de la collecte des métadonnées d’utilisateurs. L’objectif réel d’un tel système étant d’alimenter en permanence – par le biais de la carte vitale et des dossiers de sécurité sociale ou des fichiers administratifs par exemple – les guichets centralisés de collecte par les institutions publiques, lesquels serviront de canaux de redistribution de ces informations de l’État aux entreprises, comme l’indique le rapport de préfiguration du Health Data Hub faisant mention du rôle de l’État dans ce qu’il nomme la « nécessaire industrialisation» des flux de données de cette nouvelle data economy.

Une litanie revient dans toutes les bouches réformistes depuis la fin des années 1960 – permettant au passage d’écorner un peu plus l’héritage jacobin : « l’État est malade des lourdeurs de son administration ». Pour la chercheuse Marie Alauzen : « Cette problématisation de l’administration comme « intérieur malade de l’État » se traduit par le déploiement d’un vaste chantier : la Rationalisation des choix budgétaires et comptables (RBC), entreprise à partir de janvier 1968 et par la progressive mise en place du Plan calcul »[1]. Les dernières études de l’Institut Montaigne sur l’insertion professionnelle en Seine-Saint-Denis, ou celles de l’IFRAP d’Agnès Verdier-Molinier sur l’hôpital public, sont là pour nous rappeler le problème au cas où le confinement aurait trop échaudé certains esprits avides d’une meilleure reconnaissance économique pour les soignants et les professions déconsidérées (livreurs, caissiers, agriculteurs, enseignants, techniciens de surface, etc.) qui ont porté sur leurs épaules la stabilité du pays.

Face à une telle « urgence », la solution s’impose d’elle-même : pour éviter les critiques traditionnelles quant à l’inhumanité des réductions d’effectifs publics, on passe par le prétexte de la numérisation, et de la nouvelle configuration du législateur en position de faiblesse face aux plateformes privées américaines et chinoises (GAFAM, BATX). L’idéologie de la « soft law », autre mot pour désigner le laxisme libéral français et européen à l’égard des firmes du numérique – le RGPD connaît en effet une grave période de flottement, la CJUE n’ayant toujours pas rendu son avis sur le transfert des données des GAFAM de leurs serveurs européens aux États-Unis –, participe alors de la redéfinition du rôle de régulation et de coercition de l’État et du Parlement. Non plus sévir, sanctionner, border juridiquement, mais « inciter » les grands acteurs monopolistiques à la compliance pour ne pas « priver » les consommateurs, PME et grands groupes industriels de la stimulation économique provenant des prouesses surestimées de l’Intelligence Artificielle.

Mais le paradoxe d’un tel discours est qu’il s’appuie précisément sur le pouvoir centralisateur de l’administration étatique pour collecter et redistribuer ce nouveau pétrole de l’ère numérique que sont les métadonnées (comportements utilisateur, géolocalisation, …). Or, l’ironie de l’histoire dans le cas présent tient au caractère suicidaire d’une telle idéologie, que l’on peut à bien des égards qualifier – selon le concept d’Evgeny Morozov – de solutionnisme technologique. En effet, si une telle conception de l’État peut sembler aller de soi et relever de la réaction de bon sens face à la « concurrence internationale » chinoise et américaine (on pense ici à la souveraineté des données des Français et Européens face aux GAFAM, au Cloud ou à la 5G), elle cache en réalité la logique de rentabilité et de réduction des effectifs publics qui la justifie via l’automatisation des tâches administratives, comme le diagnostic, ou le secrétariat, ce sur quoi insiste Marie Alauzen.

Ainsi, loin d’être disjointes dans leur logique, la « modernisation numérique », et la « modernisation sociale » semblent fonctionner de concert dans la pensée libérale contemporaine pour proposer une forme douce, progressive d’État social minimal. Dans son article intitulé « La construction de l’Etat social minimal en Europe » (Politique européenne, vol. 27, no. 1, 2009, pp. 201-232), Noëlle Burgi montre que ce changement de paradigme passe par des réformes et des restructurations sociales permanentes. Aussi différentes soient-elles d’un pays à l’autre dans l’Union européenne, ces dernières ne sont pas désorganisées. Elles tendent à se mouler sur un modèle dit des « trois piliers ».

Ce modèle organise, selon Burgi, une protection sociale à trois étages. À la base, un socle assistanciel constitué de prestations minimales fiscalisées est confié pour l’essentiel à la bonne gestion opérationnelle des collectivités territoriales, dans une perspective décentralisée. Un deuxième ensemble intermédiaire d’essence socioprofessionnelle  combine des assurances obligatoires et des dispositifs facultatifs, comme les institutions de prévoyance collective. Enfin, un troisième étage est établi sur les marchés de l’épargne et de l’assurance.

Promu d’abord en Suisse dans les années 1970, puis repris par la Banque mondiale (1994; apRoberts, 1997) et la Commission européenne, le découpage en piliers décrit très imparfaitement la réalité observée dans la plupart des pays. Notamment à l’égard du modèle français issu du CNR, et que la réforme par points prétendait abattre pour l’ouvrir à la capitalisation. Selon Burgi, « aux yeux de ses défenseurs, ce modèle des trois piliers présente l’avantage de construire l’espace de la capitalisation ou du marché là où ils étaient absents (apRoberts, 1999, 2007 ; Coron, 2007) et de placer la protection sociale « sous le double signe de l’assistance et du marché » (apRoberts, 1997) ». Ce qui permet de construire une vision positive du marché comme vecteur et co-garant avec l’État, de la protection sociale. Ainsi, la doctrine de l’État-plateforme, à travers les réductions budgétaires qu’elle prétendra imposer à l’hôpital public si l’on se laisse benoîtement enivrer des promesses thaumaturgiques de la télémédecine et de l’e-santé, aura un impact négatif sur la structure d’ensemble du financement de notre Sécurité sociale, à nouveau attaquée par le discours prétendument modernisateur du gouvernement actuel.

Contre la capitalisation de la protection sociale, il faut réaffirmer la puissance de la cotisation sociale

Face à ce « monde-d’après » pire que celui d’avant que nous concocte le gouvernement, il incombe au contraire de réaffirmer les fondements du modèle social français créé lui aussi à l’issue d’une crise de grande ampleur.

Et parmi les grandes institutions de la Libération, celle de la cotisation sociale sert de fondement à l’ensemble de l’édifice social érigé par les révolutionnaires de 1944-1946. L’intérêt principal de la cotisation réside dans le fait qu’il constitue une forme de salaire socialisé, prélevé sur le salaire des salariés et par le biais de cotisations patronales, puis directement distribué à la Sécurité sociale, afin de payer le système de santé, les soignants et l’hôpital, mais aussi les retraités, les parents et les chômeurs. Particulièrement efficace, l’Urssaf mettant un jour pour transformer les cotisations en salaires et en prestations, ce système a permis de réduire l’ampleur d’une crise qui aurait été tout autre sans ce type de mécanisme.

Au cœur du projet de modèle social pensé par le Conseil national de la Résistance, puis mis en place à la suite du plan Laroque par les équipes d’Ambroise Croizat, ministre communiste du Travail et de la Sécurité sociale, le financement par le biais de la cotisation s’inscrivait précisément dans un objectif de démocratisation sociale. En effet, ces cotisations sociales étaient gérées directement par les travailleurs eux-mêmes, à travers des Conseils d’administration des caisses élus à 75% par les syndicats des travailleurs et à 25% par ceux du patronat. Surtout, la cotisation, contrairement à un financement par l’impôt, devait permettre l’autonomie du système vis-à-vis du budget de l’État, et dès lors ne pas dépendre des objectifs budgétaires de gouvernements dont la Sécurité sociale ne serait pas la priorité.

La Sécurité sociale, telle qu’elle est envisagée à la Libération, reposait essentiellement sur la volonté de mettre fin aux angoisses du lendemain et d’instaurer un « ordre social nouveau ». Cette tradition était revendiquée par Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale, qui insistait, dans un discours le 23 mars 1945, sur la nécessité d’inscrire la Sécurité sociale dans ce qu’il assimile à une tradition nationale : « Or, la tradition française dans le domaine de la sécurité sociale n’est pas une tradition d’étatisme bureaucratique ; c’est une tradition d’entraide volontaire, […] c’est la tradition du vieux socialisme français, du socialisme de Fourier, de Louis Blanc, de Proudhon, c’est cette tradition qui a son nom inscrit dans notre devise nationale, c’est la tradition de la fraternité. »

Cette énumération justifiait la particularité du système de protection sociale qu’Ambroise Croizat et lui, entre autres, appelaient de leurs vœux, à savoir non-étatique, dont le budget devait être géré de façon autonome vis-à-vis de celui de l’État, et par les représentants des travailleurs eux-mêmes. L’évocation de la fraternité dresse un pont entre l’héritage révolutionnaire et les réalisations à venir, dans le cadre de la République et de la solidarité nationale, allant de pair avec l’exaltation d’une « foi révolutionnaire ».

C’est précisément grâce à ce principe de la cotisation que les Centres hospitaliers universitaires ont pu être financés sans avoir besoin de s’endetter auprès d’une banque, ni d’avoir à payer de quelconques intérêts, ce qui a largement réduit la dépense publique pour des investissements d’une telle ampleur. Or, ce sont ces établissements publics de santé, qui ont une triple mission de soins, d’enseignement et de recherche, qui ont été en première ligne dans le traitement des patients atteints de Covid-19.

Réformer la Sécu, pour mieux la détricoter

Quelque temps seulement après la mort de ce dernier, consacré par la tradition cégéto-communiste comme le « père de la Sécu », les premières réformes de la Sécurité sociale commencent à amputer le système pensé par le CNR. Le général de Gaulle de retour au pouvoir en 1958 instaure d’abord le contrôle des budgets des caisses par l’État, ainsi que la nomination des directeurs de caisses.

En 1967, les ordonnances Jeanneney instaurent un découpage des risques de la Sécurité sociale en branches, contraire au principe de la caisse unique, la suppression des élections et surtout la mise en place du paritarisme, de telle sorte que les Conseils d’administration devaient désormais être composés à 50 % de représentants des salariés et à 50 % de représentants du patronat, ces derniers pouvant s’allier temporairement au syndicat le plus modéré et former ainsi une majorité défendant leurs intérêts.

En 1990, la Contribution sociale généralisée remet en cause le financement par la cotisation en instaurant un impôt non progressif, tandis qu’en 1995 l’instauration de la Loi de finance de la Sécurité sociale par Alain Juppé marque une nouvelle étape d’étatisation de la Sécurité sociale, son budget étant désormais voté par le Parlement. Le régime général a ainsi subi des attaques répétées de la part de ces gouvernements successifs, toujours selon l’objectif annoncé de « sauver » la Sécurité sociale, mais qui masque en fait une volonté inavouable de libéraliser le système de protection sociale, de surcroît lorsqu’ils traitent de sa nécessaire « modernisation » pour l’adapter aux défis contemporains.

La rhétorique médiatique et le projet néolibéral

La rhétorique médiatique de légitimation des choix gouvernementaux actuels en matière de gestion du budget et des comptes sociaux, qui appliquent en quelque sorte le projet du « monde du travail de demain » décrit par le candidat Macron, se déploie d’ailleurs sur un mode pernicieux : commenter – ou critiquer selon les opinions économiques – la forme, c’est-à-dire l’arbitrage du gouvernement sur les 10 milliards alloués aux gilets jaunes en baisses d’impôts et de cotisations sociales, pour naturaliser implicitement l’argument de fond jamais remis en cause : le principal problème du pays, c’est la réduction du déficit public et des comptes sociaux. Aujourd’hui, la crise économique entraînée par le confinement nous offre le plaisir, certes aigre à nos oreilles, d’une modulation de ce cher refrain, autour cette fois-ci de la générosité – entendez ici pingrerie en réalité – de la politique de chômage partiel du gouvernement Macron.

À travers cette stratégie plus ou moins consciente (délibérée dans le cas de la technostructure, incomprise et entonnée par servilité dans le cas des plateaux télés), se dessine un projet de société plus profond et une cohérence du discours sur le long terme : la rhétorique médiatique néolibérale. On invoque les vocables « réductions de la dépense publique », « réduire la dette », « accélérer les réformes », que la majorité des chroniqueurs impose depuis plusieurs décennies au débat public, justifiés par la technostructure libérale. Se répand ainsi l’idée que les politiques sociales coûtent cher, que les Français se plaignent trop, qu’il faut prendre en compte le vieillissement démographique, et qu’il faut tailler dans le gras des politiques sociales en prenant soin de faire de la « pédagogie ».

En réalité, la pilule est un peu trop grosse pour être avalée, et un soupçon légitime commence à se faire jour : n’y a-t-il pas ici une volonté délibérée de détruire le modèle social français à travers les baisses de cotisations, outil de destruction des comptes sociaux ? Augmenter par ce biais le déficit de la Sécu, et légitimer un peu plus la nécessité de réformer le système social français, au bénéfice du secteur privé.


[1]Marie Alauzen, Plis et replis de l’État plateforme. Enquête sur la modernisation des services publics en France. Sociologie. PSL Research University, 2019. Français. ffNNT : 2019PSLEM037ff. fftel-02418677f

La nationalisation des compagnies aériennes : une fenêtre d’opportunité pour la gauche

Un avion de la compagnie américaine Delta Airlines à l’aéroport de Chicago. © maswdl95

Alors que la pandémie du Covid-19 a mis à terre nos économies, les États capitalistes s’engagent de plus en plus dans la planification. Pour l’économiste britannique Grace Blakeley, autrice d’un livre contre la financiarisation, la période qui s’ouvre offre une fenêtre d’opportunité inédite pour exiger des transformations économiques radicales. Article de notre partenaire Novara Media, traduit par Lauréana Thévenet et édité par William Bouchardon.


Entre les banques centrales qui injectent des milliers de milliards de dollars sur les marchés financiers et dans le secteur privé et les États qui nationalisent des entreprises en difficulté, la frontière entre “l’État” et le “marché” construite par l’économie politique libérale est plus mince que jamais. Mais une plus forte intervention de l’État dans l’économie n’est pas synonyme d’avènement du socialisme. Ce n’est pas en se contentant de quelques nationalisations stratégiques que les États capitalistes deviendront socialistes.

Dans le meilleur des scénarios, nous pourrions assister à une renaissance de certaines pratiques sociales-démocrates de gestion économique courantes dans l’après-guerre. Il est toutefois beaucoup plus probable de voir émerger un modèle de gestion économique nationaliste-corporatiste qui associe quelques aides de l’État en faveur des sections les plus politiques de l’électorat et une aide financière à destination des riches et des puissants.

Les transformations de nos systèmes politico-économiques suite aux crises génèrent inévitablement de nouvelles lignes de fracture et contradictions, dont les socialistes (au sens anglo-saxon du terme, c’est-à-dire la gauche radicale, nldr) peuvent tirer profit à condition d’être suffisamment organisés. Une de ces lignes de fracture concerne la politisation croissante de questions jusqu’ici cantonnées à la sphère économique.

Vers la nationalisation totale du secteur aérien ?

Avec le confinement, la circulation des capitaux, des individus et des marchandises a été drastiquement réduite. Pour protéger leurs entreprises nationales des conséquences de ce ralentissement, les États capitalistes ont prêté des milliards d’euros aux entreprises, et parfois pris des participations dans leur capital. L’industrie aérienne a été l’un des secteurs les plus touchés par la pandémie. C’est aussi un secteur d’une importance stratégique pour les États qui souhaitent garder des liens avec les marchés internationaux pour échanger travail, biens et services et capitaux. Ainsi, les compagnies aériennes – dont la plupart ont été créées par les États lors de la période d’après-guerre et ont été privatisées dans les années 80 et 90 – sont parmi les premières firmes à être complètement nationalisées suite à la pandémie.

En Allemagne, après avoir entamé des négociations avec la compagnie nationale Lufthansa, le gouvernement a affirmé sa volonté de nationalisation de Lufthansa et de Condor (autre compagnie aérienne allemande, ndlr). Le gouvernement français, qui est déjà un actionnaire d’Air France-KLM, est actuellement en pourparlers avec Air France pour une éventuelle nationalisation totale de cette dernière. Quand à l’Italie, elle a pris le plein contrôle d’Alitalia. Quand on sait que des compagnies comme British Airways, Singapore Airlines et Cathay Pacific ont toutes été forcées d’immobiliser plus de 90% de leur flotte, on peut s’attendre à davantage de nationalisations dans les mois qui viennent.

En entreprenant ces nationalisations, les États cherchent à protéger les emplois et les entreprises nationales afin que l’accumulation de capital puisse repartir rapidement lorsque la pandémie se terminera, ce qui permettra alors de privatiser à nouveau ces compagnies. Mais ce processus de nationalisation pourrait s’avérer plus compliqué que ce que les décideurs imaginent.

La propagande libérale ne tient plus

Les entreprises qui ont reçu un soutien de l’État pendant la pandémie vivront un cauchemar dans leurs relations publiques et leur communication si elles décident de poursuivre des pratiques courantes pour maximiser leurs bénéfices comme l’évasion fiscale, le sabotage de l’action syndicale ou les licenciements de masse. De nombreux militants demandent déjà aux États d’imposer de rigoureuses normes environnementales aux compagnies aériennes nationalisées. Ces entreprises peuvent se trouver bien plus contraintes à la fin de la pandémie, du fait de la législation et de l’opinion publique.

Mais le plus important est que cette action de l’État ayant pour but de protéger les entreprises nationales fragilise l’idéologie au coeur du capitalisme libéral : l’idée qu’il y a une séparation stricte entre “l’économie” et la politique. Cette théorie affirmant que certains problèmes appartiennent au domaine de “l’économie” et d’autres à celui de la “politique” est une fiction, purement idéologique, qui a été utilisée pour masquer les tensions entre capitalisme et démocratie qui existent depuis l’avènement du suffrage universel. 

Pour un certain nombre d’intellectuels libéraux, certains sujets ne devraient pas faire l’objet du débat public et devraient plutôt être réservés aux soi-disant experts économiques. En réalité, ces intellectuels sont surtout préoccupés par l’idée que les gens revendiquent des mesures radicales pour faire combattre les inégalités, socialiser l’économie et rendre les institutions de l’État plus démocratiques. En prétendant que l’économie est séparée de la politique, et en confinant la prise de décision économique à des espaces technocratiques extérieurs au contrôle populaire, les classes dirigeantes ont largement empêché la formulation de revendications économiques radicales par les travailleurs.

Mais cette séparation entre l’économie et la politique sera difficile à maintenir au vu des interventions de l’État durant la pandémie. Les gens commencent à demander à l’État d’utiliser son contrôle sur des entreprises clés pour développer l’emploi, réduire les inégalités et promouvoir la résilience environnementale. Si ses demandes réussissent et aboutissent, la pression populaire pour des mesures beaucoup plus radicales ne fera que s’intensifier.

Un nouveau monde adviendra, mais lequel ?

Dans la plupart des économies capitalistes marquées par un fort contrôle de l’industrie par l’État, le système politique tend à être autoritaire, ou, au mieux, illibéral. L’autoritarisme est souvent nécessaire pour maintenir le fragile équilibre du pouvoir entre le travail et le capital dans un contexte d’une forte intervention étatique. Cette dérive autoritaire est une conséquence probable de la pandémie et est clairement en cours dans des pays comme les Etats-Unis ou la France.

Cependant, la reconstruction qui suivra la pandémie pourrait aussi être un temps de transformation politico-économique radicale et d’autonomisation de la classe ouvrière, à condition que les socialistes s’organisent mieux qu’ils ne l’ont fait après la crise financière de 2008. De plus, un mouvement socialiste qui parviendrait à prendre le pouvoir étatique serait dans une position bien plus avantageuse après la série de nationalisations en cours, qu’un gouvernement entrant après une décennie de privatisation. Les États capitalistes sont contraints de s’adapter à la plus importante crise économique mondiale depuis des siècles, et ils le font rapidement. Les socialistes doivent s’adapter plus vite.

Coronavirus et guerre de position

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René Magritte, Le faux miroir, 1928. Museum of Modern Art, New York. © Gautier Poupeau

La crise sanitaire que traverse le pays depuis plusieurs semaines met en lumière les nombreuses failles du paradigme néolibéral. Il est non seulement l’une des principales causes de la gravité de la situation, mais semble également incapable d’apporter les réponses adaptées. Pour autant, rien n’assure qu’il sera remis en cause quand la crise sera surmontée. Si le camp progressiste sous-estime la capacité de ce dernier à s’adapter, il ne s’engagera pas dans la voie de la guerre de position, pourtant nécessaire pour qu’une alternative sociale, écologique et démocratique devienne majoritaire.


La crise sanitaire valide les thèses du camp progressiste

« Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. » Cette phrase n’a pas été prononcée par un membre de l’opposition politique ou par un universitaire, défenseur de l’État social. Elle est issue de l’allocution du 12 mars d’Emmanuel Macron, dont l’idéologie oscille pourtant entre néolibéralisme et libéralisme plus classique[1]. Il est néanmoins difficile de ne pas lui donner raison tant la crise sanitaire accrédite les thèses du camp progressiste, c’est-à-dire de tous ceux qui, dans le champ politique comme dans la société civile, contestent l’hégémonie néolibérale, sur des bases démocratiques, sociales ou écologiques[2].

Emmanuel Macron semble se rendre compte que la santé n’est pas un service comme un autre. Alors que les soignants n’ont cessé, depuis un an, d’alerter sur la détérioration de leurs conditions de travail et, plus globalement, sur la casse du service public de la santé, la révélation tardive du président de la République a un goût amer. Les gouvernements successifs des vingt-cinq dernières années ont cherché à réformer – autrement dit : à déconstruire – les structures publiques de soin. Ce saccage méthodique saute aux yeux lorsque l’on s’attarde sur les lois qui ont modifié l’organisation et la gestion de l’hôpital public. Tarification à l’activité, indices de performance financière et de rentabilité, rationalisation des effectifs : l’introduction de logiques managériales issues de la doctrine du New Public Management est devenue le leitmotiv des ministres de la santé[3]. De Jacques Barrot à Agnès Buzyn, en passant par Jean-François Mattei, Xavier Bertrand, Roselyne Bachelot ou encore Marisol Touraine, le camp néolibéral n’a eu de cesse de s’attaquer à l’hôpital public.

Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes

Les causes de la gravité de la crise sanitaire que nous traversons en ce moment ne sont pas à chercher ailleurs : l’austérité budgétaire et la privatisation de la santé d’hier ont conduit au manque de matériel, d’effectifs et au délabrement de l’hôpital public d’aujourd’hui. Si la France est capable d’affronter la pandémie liée au Covid-19, c’est grâce à l’abnégation des personnels de santé et à leur sens de l’intérêt général. « La santé n’a pas de prix » disait encore Emmanuel Macron lors de la même allocution. Mais le démantèlement méthodique des structures publiques de soin en a un et ce sont aujourd’hui ceux qui sont atteints du Covid-19 et les soignants à bout de souffle qui le paient.

De la même manière qu’Emmanuel Macron vante les services qu’il a lui-même participé à détricoter, il s’aperçoit également que certaines chaînes de production essentielles – d’équipements sanitaires et en particulier de masques filtrants mais aussi de gels hydroalcooliques et de médicaments – doivent être relocalisées ou reconstruites. Comment, dès lors, ne pas imputer à Emmanuel Macron et à ses prédécesseurs la responsabilité de ces risques de pénurie et de dépendance sanitaire, eux qui ont systématiquement laissé faire et encouragé les délocalisations multiples ainsi que le sacrifice d’usines sur l’autel de la sacro-sainte libre concurrence et de son corollaire, le libre-échange ? Il devient difficile de ne pas pointer l’hypocrisie de ces dirigeants acquis aux thèses néolibérales qui déplorent opportunément des effets dont ils chérissent, à longueur de lois et de traités, les causes.

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L’Hôtel-Dieu de Paris en grève, 2014. © Lionel Allorge

La période que nous vivons entérine également la nécessité d’une lutte massive contre le changement climatique et la mise en place d’une politique ambitieuse de transition agroécologique. C’est bien la prédation de l’homme sur la nature – notamment la déforestation et la perturbation voire la destruction des écosystèmes – qui facilite la transmission de virus présents dans le monde sauvage à l’homme. De même, les engrais utilisés pour la culture et les antibiotiques destinés à l’élevage tendent à diminuer les défenses immunitaires humaines, à rendre les corps vulnérables aux bactéries diverses et, in fine, aux virus.

Enfin, le confinement nous oblige à regarder en face certaines inégalités qui traversent notre société. La question de l’accès au logement – et du type de logement – est ici centrale. Tandis que certains sont confinés dans des appartements étroits, surpeuplés voire insalubres, d’autres vivent dans des appartements spacieux ou se réfugient dans des maisons secondaires à la campagne. La Fondation Abbé Pierre évalue à 2 090 000 le nombre de personnes « vivant dans des conditions de logement très difficiles » en France en 2020[4]. Plus encore, la crise sanitaire a détérioré la situation des personnes sans domicile. Ceux-ci peuvent difficilement se protéger du virus, faire face à la diminution des maraudes et à la fermeture de nombreux centres d’hébergement d’urgence – les bénévoles assurant ces services étant confinés. Les associations d’aide aux sans-abris comme la Fondation Abbé Pierre, Emmaüs Solidarité ou encore le Secours Populaire sont, quant à elles, débordées et appellent au don et à la solidarité nationale. Les chèques-services annoncés par le ministre du Logement le 31 mars et destinés à 60 000 sans-abris constituent une première étape, certes essentielle, mais ne suffiront pas à venir en aide aux 143 000 personnes sans domicile que compte la France.

Ce n’est que lorsque ces inégalités se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent

Les inégalités de logement et de conditions de vie sont, durant le confinement, exacerbées. À celles-ci s’ajoutent des inégalités sociales liées à l’emploi : il y a ceux qui peuvent télétravailler et les autres. La sociologue Anne Lambert, chercheuse à l’INED, s’en émeut en ces termes : « Les personnels de soin, les fonctionnaires (police, professeurs), mais aussi le prolétariat urbain (éboueurs, agents de sécurité…) sont en première ligne pour endiguer l’épidémie de covid19 et assurer la continuité de la vie sociale […] tandis que les classes supérieures, surexposées initialement au virus par leur nombre élevé de contacts sociaux et la fréquence de leurs voyages, ont déserté les villes pour se mettre à l’abri. »[5] Ce n’est donc que lorsque ces inégalités, dont la dénonciation est solidement ancrée dans le discours progressiste, se transfigurent en inégalité face au virus que les néolibéraux les perçoivent et, parce qu’ils ne peuvent faire autrement, les commentent.

« Il faut s’adapter »

Investissements massifs dans le service public de la santé, dans la transition agroécologique et plus globalement dans la lutte contre le changement climatique, politique volontariste de réduction des inégalités protéiformes, réquisition des logements vacants, réaffirmation de la souveraineté du pays et contestation des règles économiques bruxelloises… Les sujets que le Covid-19 pourrait mettre à l’agenda du gouvernement, à la fin de la crise, sont nombreux. Ils ont pour point commun d’être en complète contradiction avec les thèses néolibérales et avec la politique menée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Or, si Emmanuel Macron a affirmé vouloir « tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour » et a appelé à « sortir des sentiers battus, des idéologies et [se] réinventer », rien ne permet de dire que les leçons de la crise seront tirées. Au contraire, tout laisse à penser que rien ne changera fondamentalement.

Dans The Structure of Scientific Revolutions, l’historien et philosophe des sciences Thomas Samuel Kuhn a forgé le concept de paradigme scientifique. Celui-ci renvoie à un ensemble de théories, d’expériences et de méthodes fondamentales partagées par une communauté scientifique à un moment donné. Contestant la vision linéaire et cumulative du progrès scientifique, il a démontré que la science évolue essentiellement sous l’effet de ruptures appelées changements de paradigme. Étudier, même sommairement, la structure des révolutions scientifiques permet d’apercevoir les potentielles réarticulations du discours politique néolibéral quand la crise sera terminée. Les acteurs du néolibéralisme politique pensent en effet ce dernier comme un paradigme scientifique – il suffit de rappeler à quel point ce discours proprement idéologique est régulièrement transfiguré en expertise –, il faut donc l’analyser comme tel.

Le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée

Lorsqu’un paradigme est contesté, il commence par se refermer sur lui-même. Ou plutôt : les tenants de ce dernier refusent toute contestation, écartent sans même en tenir compte les critiques et mettent tout en œuvre pour qu’il reste hégémonique. Ainsi, les propos d’Emmanuel Macron du 12, du 31 mars et du 13 avril ne présagent d’aucune remise en question de la politique menée depuis trois ans par le chef de l’État – et, avant lui, par ses prédécesseurs. Ce n’est peut-être qu’une nouvelle démonstration de cynisme de la part du président de la République, comme semble l’attester la loi « urgence coronavirus », dont les mesures particulièrement antisociales n’ont été assorties d’aucun caractère provisoire. Au fond, ne peut-on trouver dans le refus du Premier ministre d’admettre qu’il y a eu du retard sur les mesures de confinement le symbole même de ce processus ?

Schématiquement, le discours néolibéral aurait la capacité de se replier derrière des arguments adverses – ici la défense des services publics et la relocalisation de chaînes de production – en cas de crise sans s’en trouver altéré une fois la crise passée. En réalité, la chose est plus perverse : le discours néolibéral sait s’adapter. La philosophe Barbara Stiegler explique, dans ses récents travaux, qu’au cœur du néolibéralisme se trouve une injonction à s’adapter, celui-ci ayant recours à un lexique et à des raisonnements tirés de la biologie évolutive[6]. Il apparaît désormais que le discours néolibéral, dans sa version politique du moins, s’applique à lui-même cette injonction.

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Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937. Londres, Tate Modern © Claude Valette

Quand les tenants du paradigme scientifique hégémonique, après avoir violemment refusé toute critique, se trouvent dans une situation intenable – quand le paradigme concurrent se glisse dans les interstices que le premier n’a pas réussi à fermer –, ils bricolent pour essayer, par tous les moyens, de le maintenir à flot. De même, il est probable qu’après avoir qualifié les critiques et les discours alternatifs de déraisonnables ou de populistes, les prêcheurs du néolibéralisme politique tentent, chahutés par la potentielle force que la crise aura permis aux arguments progressistes d’acquérir, de sauver le soldat néolibéral – et donc de se sauver eux-mêmes.

Ils pourront le faire par une stratégie de déviation : la crise sanitaire ne devant pas être vue comme la conséquence des politiques néolibérales ni même aggravée par celles-ci, ils insisteront sur son caractère inattendu et imprévisible. La crise sanitaire deviendra ainsi une erreur historique, une déviation du cours normal de l’histoire qui, une fois dépassée, ne justifie aucun changement dans la ligne politique adoptée. Tout juste pourront-ils admettre, poussés dans leurs retranchements, qu’il s’agit d’une excroissance anormale d’un néolibéralisme mal fixé, d’un dérèglement de la machine que des techniciens ou technocrates – néolibéraux, il s’agit en réalité des mêmes acteurs – sauront réparer. Il s’agit de la deuxième stratégie : l’introduction d’innovations conceptuelles ou techniques qui, bien loin de modifier le paradigme, en assurent la pérennité. La troisième stratégie consiste en l’abandon d’éléments composant le néolibéralisme et qui n’ont qu’une valeur instrumentale pour en préserver le cœur, les éléments ayant une valeur intrinsèque. Il est ainsi possible de justifier le recours à d’autres discours et à d’autres formes de politiques publiques lors des périodes de crise – ce que l’on connaît déjà lors des crises financières ou économiques –, pour répondre à l’urgence, tout en assurant le strict respect de la ligne néolibérale le reste du temps.

« Il faut que tout change pour que rien ne change »

Ces mutations stratégiques pavent également la voie à un discours, lui aussi néolibéral, de retour à l’ordre. Il ne fait aucun doute qu’il émergera, s’attaquant notamment aux finances publiques qui seront altérées au sortir de la crise – les prémices en sont d’ailleurs déjà visibles : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays » a récemment déclaré Bruno Le Maire. Endossant à nouveau le rôle du parti de l’ordre, ses adeptes ne se contenteront pas d’un simple réajustement. Ils réclameront bien plus qu’un simple retour à l’état pré-crise. Au fond, les néolibéraux tenteront de profiter de la crise sanitaire qu’aura connu le pays. Ils s’approprieront cette fameuse phrase, traduction maladroite d’une réplique de Tancrède dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que rien ne change. »[7] Emmanuel Macron n’a-t-il pas déclaré, à l’issue du Conseil européen du 23 avril : « nous avons une crise, il faut y répondre et on ne pose pas de questions, ça n’enlève rien de ce qu’on a fait avant et on rebâtira sur cette base-là » ?

De la nécessité de la guerre de position

Rien n’indique donc que les leçons seront tirées de l’événement en cours. Et il serait regrettable que le camp progressiste, par un biais de confirmation – étant lui-même convaincu de ses thèses et conscient de la force que pourraient prendre ses arguments au sortir de la crise –, croie inévitable la fin de l’hégémonie néolibérale. Au contraire, bien loin d’un quelconque déterminisme, l’adhésion du plus grand nombre aux thèses progressistes à la suite de la crise du Covid-19 est un phénomène proprement contingent. En réalité, cette crise ne redistribue aucune carte mais change la valeur de certaines d’entre elles. Le camp progressiste a désormais l’opportunité de jouer correctement pour faire la différence, encore faut-il qu’il ne confonde pas guerre de mouvement et guerre de position.

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Antonio Gramsci. Le procureur fasciste dit à son propos : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans ». Ils n’auront visiblement pas réussi. © eugeniohansenofs

Le penseur et théoricien italien Antonio Gramsci, par le biais de métaphores militaires, distingue la guerre de mouvement, mobilisation politique de court terme qui peut se résumer à un assaut pour prendre le contrôle de l’appareil étatique, et la guerre de position, entreprise multi-sectorielle de longue haleine visant à réarticuler puis unifier le sens commun. Cette dernière se joue à l’intérieur de la société civile, au sens gramscien. Il s’agit de prendre le pouvoir au sein de celle-ci, de conquérir de multiples positions de pouvoir et d’influence dans ses infrastructures – constituant autant de tranchées – afin de rendre majoritaires ses propres conceptions profondes qui structurent le rapport à soi, aux autres et au monde. Gramsci n’oppose pas les deux ni ne dit d’ailleurs que l’une doit succéder à l’autre. Elles s’articulent différemment selon les contextes historiques et sociaux. Mais la guerre de mouvement doit survenir au bon moment et, dans nos sociétés capitalistes complexes, n’être qu’une tactique au sein d’une guerre de position formant une réelle stratégie contre-hégémonique[8].

Les discours sur l’inexorabilité d’un monde d’après, la croyance que plus rien ne sera comme avant négligent la nécessaire guerre de position. Outre l’ignorance des possibles réarticulations du discours néolibéral que nous avons longuement détaillées, ces positions – quand elles ne constituent pas elles-mêmes une part de ces réarticulations – sous-entendent qu’il suffirait de mener une guerre de mouvement pour changer de paradigme. Comme si, au fond, le discours néolibéral était devenu minoritaire au sein de la société civile. Pourtant, rien ne soutient une quelconque véracité de ces spéculations. Au contraire, de récents sondages indiquent que les popularités d’Emmanuel Macron et d’Édouard Philippe, en cette période de crise, augmentent. Si elles peuvent être critiquées sur de multiples points et bien que leur analyse nécessiterait de plus longs développements, ces enquêtes permettent cependant de montrer que ces discours ne relèvent, tout au plus, que d’un fantasme.

Le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante

Le discours néolibéral n’est pas devenu minoritaire et ne le sera probablement pas lors de l’élection présidentielle de 2022, qui sera l’occasion d’une nouvelle guerre de mouvement. La guerre de position, pour être remportée, doit être menée avant et après la prise du pouvoir étatique. Prendre le pouvoir en 2022 suppose donc de construire et de mener une guerre de mouvement intelligente et stratégiquement pertinente dans un contexte défavorable mais indépassable de guerre de position inachevée. Mais pour pouvoir transformer ce scénario en éventualité, encore faut-il avoir remporté quelques batailles cruciales et avoir réduit le désavantage afin qu’il puisse être surmonté. Autrement dit, il faut préparer en amont les conditions du succès de la guerre de mouvement.

Le camp progressiste doit donc faire la démonstration implacable et irréfutable de la pertinence de ses thèses et de la déconnexion du discours néolibéral, y compris de ses réarticulations post-crise. Il est dès aujourd’hui possible de qualifier d’impostures les appels des néolibéraux à la refondation et de pointer les contradictions dans leurs discours et leur responsabilité dans la situation actuelle. Le camp progressiste est également tenu de montrer que ses mesures relèvent du bon sens – et ainsi le construire – et que les thèses adverses sont incohérentes. Il a besoin de réorganiser le sens commun afin que l’on pense spontanément en des termes progressistes plutôt que néolibéraux, par exemple en reprenant à l’adversaire la demande sociale d’ordre – en lui opposant la démonstration accablante de la pagaille néolibérale. Il s’agit moins de faire progresser ses idées au sens strict, entreprise nécessaire mais vouée à l’échec sans un travail plus global et minutieux sur le sens commun, que de modifier les perceptions du plus grand nombre. Les idées, sous leur forme idéelle, sont superficielles ; les rendre majoritaires implique de restructurer les perceptions premières et les conceptions fondamentales à l’oeuvre dans le corps social.

Mettre ses thématiques à l’agenda requiert ainsi de subvertir l’idée même de progrès, de contester aux néolibéraux ce signifiant. Ordre, progrès, justice, liberté etc. sont autant de bastions qu’il convient de conquérir, autant de moyens de détricoter et de vider de sa substance le sens commun néolibéral. En somme, le camp progressiste doit transformer en partie le discours néolibéral en ce que le sien a longtemps été : une idéologie – au sens strict du terme – déconnectée du sens commun majoritaire et, par-là, impuissante. À ce moment seulement pourra s’envisager une guerre de mouvement potentiellement victorieuse – qui complétera mais ne se substituera pas à la guerre de position. Car comme le rappelle Gramsci : « En politique, la guerre de position, une fois gagnée, est définitivement décisive. »[9]

À nous de transformer cette catastrophe sanitaire en étape clé de la guerre de position et de gagner plusieurs batailles qui pourraient s’avérer déterminantes.

[1] Sur la distinction entre libéralisme, ultralibéralisme et néolibéralisme, voir l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris : La Découverte, 2010.

[2] Différentes théories sont ainsi réunies sous un même signifiant : le progrès. L’utilisation de ce terme se veut performative : il s’agit de contester ce signifiant au néolibéralisme qui en a fait un de ses piliers et renvoyer ainsi cette idéologie du côté du statu quo insatisfaisant.

[3] Voir l’ouvrage de Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression : Enquête sur le « nouveau management public », Paris : La Découverte, 2010.

[4] Ces nombres sont extraits du 25e rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre sur l’état du mal-logement en France (2020).

[5] Anne Lambert, « Avec le coronavirus et le confinement, le scandale des inégalités sociales éclate », Le Huffington Post, 19 mars 2020.

[6] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Paris : Gallimard, 2019. Nous l’avions interrogée en mars 2019 : « Le néolibéralisme est imbibé de catégories darwiniennes. Entretien avec Barbara Stiegler ».

[7] La traduction correcte est : « Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que tout change. » L’intrigue prend place en Sicile dans le contexte du Risorgimento italien. Par ces propos, Tancrède affirme que l’aristocratie sicilienne doit participer à la révolution garibaldienne pour ne pas perdre sa place, son rang. Le film du même nom de Luchino Visconti, adapté de l’œuvre de di Lampedusa, est également devenu culte.

[8] Pour aller plus loin, voir l’entretien que nous avons réalisé avec Nathan Sperber : « Nathan Sperber : Pour Gramsci, le combat est beaucoup plus vaste qu’un simple assaut » ainsi que le débat « Gramsci et la question de l’hégémonie » avec Marie Lucas et Nathan Sperber lors de notre première université d’été.

[9] Cahier 6, § 138 des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci. Disponible dans l’anthologie de Keucheyan, Guerre de mouvement et guerre de position, Paris : La fabrique, 2012.