À l’heure de la mondialisation, les populismes expriment le nouveau visage de nos sociétés occidentales

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© Aïssa Kaboré

Plus d’un an s’est écoulé depuis le début des manifestations des « Gilets jaunes ». Désormais, les pavés ne volent plus. Mais la colère exprimée par certaines classes populaires longtemps restées silencieuses a mis en évidence les profondes divisions qui fragmentent la société française. Loin d’être apaisées, ces tensions apparaissent plus largement dans un grand nombre de pays occidentaux. Elles résultent des bouleversements économiques, culturels et sociaux qu’a imposé l’accélération de la mondialisation. À cet égard, l’émergence des populismes dans nos paysages politiques est amenée à s’inscrire dans la durée, et ne saurait être réduite au simple succès de discours jugés démagogiques. Elle se doit plutôt d’être analysée à travers les reconfigurations de classes qui tendent à opposer ceux qui jouissent des bienfaits de l’ouverture des frontières sous toutes leurs formes, et ceux qui en payent le prix.


 

Les évolutions socio-géographiques de nos sociétés

On distingue traditionnellement deux aspects du libéralisme : l’un économique, propre à la droite, qui consiste en un désengagement de l’État dans les processus de production, les échanges marchands et la répartition des richesses. L’autre, associé à la gauche, qui pourrait être qualifié de « sociétal », fondé sur le prima de l’individu et son émancipation de l’ensemble des structures collectives pouvant contraindre ou déterminer son comportement (famille traditionnelle, nation, etc). C’est ainsi que s’est bâtie la conventionnelle opposition entre conservateurs et réformateurs.

À partir de la seconde moitié du XXème siècle, l’ouverture des marchés intérieurs et l’intensification spectaculaire des flux internationaux a profondément transformé le visage socio-économique des États-Unis et des pays d’Europe de l’Ouest. La bourgeoisie a évolué, la classe moyenne s’est disloquée, et la lutte des classes a muté en conséquence. La spécialisation des économies a entamé la désindustrialisation des pays avancés, et de vastes régions ont été condamnées au déclin économique et social. Les grands centres urbains ont quant à eux pleinement embrassé le virage de la tertiarisation et se sont imposés comme les centres quasi-exclusifs de création de richesse. Subissant la gentrification des métropoles en pleine effervescence économique, les classes populaires ont progressivement été reléguées vers des espaces moins dynamiques et moins couverts par les services publics. Le géographe Christophe Guilluy décrit ces territoires comme un ensemble de villes petites et moyennes en déclin – auxquelles vient s’ajouter le mal-être distinct de régions rurales à l’agonie – et de plus en plus éloignées des richesses et des opportunités d’ascension sociale offertes par les aires métropolitaines. Selon lui, la population des territoires périphériques représenterait environ 60% de la population française.

Parallèlement, l’ouverture des sociétés occidentales aux flux migratoires, dans un objectif de combler des pénuries de mains d’œuvre et de soutenir la croissance économique, a sonné l’avènement d’un multiculturalisme de fait. De nouvelles minorités ethniques sont ainsi devenues de plus en plus visibles et ont largement investi les banlieues des métropoles.

Les mutations des clivages politiques

À l’aune de ces bouleversements structurels, le libéralisme économique et le libéralisme sociétal se sont révélés parfaitement complémentaires en ce que l’un est nécessaire à l’autre pour asseoir la pérennité du capitalisme mondialisé. La continuité du consumérisme de masse et la recherche éternelle de nouveaux marchés induit en effet une société atomisée, assurant la libre expression des comportements et des désirs individuels. Il a ainsi pu être observé un rapprochement des mouvements politiques conventionnels de droite et de gauche, les premiers renonçant à leurs mœurs conservatrices pour conforter la libéralisation des économies, quand les seconds concédaient à accepter pleinement la domination du marché pour se focaliser essentiellement sur leurs combats sociétaux (défense des minorités, « mariage pour tous », féminisme, antiracisme…etc). Par-delà ces compromissions, les libéraux des deux rives se sont retrouvés sur ce qui constitue l’essentiel de leur union politique : le démantèlement de tout construit social pouvant entraver l’avènement du marché mondialisé, et l’intégration progressive des États dans un cadre de gouvernance supranational.

Éloignés des préoccupations de leurs électorats populaires, droite et gauche conventionnelles forment désormais un pôle politique pleinement libéral et représentatif de l’avènement de la nouvelle bourgeoisie intégrée dans la mondialisation. La création du mouvement En Marche ! en 2016, accompagnée de ses succès électoraux en 2017 et en 2019 au détriment des partis traditionnels, s’est voulue être la démonstration paradigmatique de ces évolutions. L’essayiste Emmanuel Todd remarque d’ailleurs que les classes et professions intermédiaires supérieures ont voté à 27% pour Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, à 31% pour François Hollande lors de celle de 2012, et à 37% pour Emmanuel Macron lors de celle de 2017 [1]. Dans le même temps, les nouvelles classes précaires opéraient elles aussi leur mutation. Elles apportent désormais leur soutien à des mouvements politiques largement réactionnaires face à l’ouverture économique et culturelle de nos sociétés aux flux de la mondialisation. En 2014, le Front national s’empare des communes de Hayange et de Hénin-Beaumont, pourtant des fiefs historiques de la gauche socialiste. En 2016, les territoires ouvriers du nord de l’Angleterre votent massivement en faveur du Brexit. La même année, Donald Trump s’appuie sur l’électorat populaire des territoires périphériques pour remporter l’élection présidentielle américaine et faire valoir la doctrine « America first ». Les exotismes de cette recomposition politique s’illustrent également par le fait de voir le premier ministre Boris Johnson, héritier de Margaret Thatcher, augmenter le SMIC de son pays de 6% et s’engager à investir massivement dans une sécurité sociale britannique largement déficitaire.

S’il n’a pas disparu, le clivage droite/gauche est donc concurrencé par l’avènement d’un nouveau clivage qui tend à opposer les gagnants et les perdants d’une mondialisation induite par la domination effective de l’idéologie libérale. Bien sûr, cette structuration des sociétés occidentales autour d’un triptyque « bourgeois des métropoles », « minorités ethniques des banlieues » et « masses paupérisées des territoires périphériques » demeure un idéal-type, et se doit d’être nuancé. Dans un entretien croisé, les géographes Michel Grosseti et Guillaume Faburel apportent une nécessaire critique au schématisme excessif des travaux de Christophe Guilluy. Arnaud Brennetot met quant à lui en en avant le rôle positif des métropoles de second rang en faveur de l’ascension sociale des populations des territoires périphériques [2]. Emmanuel Todd évoque enfin l’existence de classes intermédiaires aux caractéristiques plus floues et aux intentions de vote plus incertaines [3]. Toutefois, cette lecture socio-géographique permet d’entrevoir les variables lourdes qui animent le vote populiste et les nouvelles tendances d’oppositions de classe.

Des disparités qui s’accentuent

Dans ses différents travaux, Christophe Guilluy décrit l’isolement grandissant de la bourgeoisie qui, largement intégrée dans la mondialisation depuis ses bastions métropolitains, fréquente de moins en moins les masses déclassées et enracinées dans un cadre de vie national [4]: la France périphérique compte 66% des classes populaires, 59% des ménages pauvres et 60% des chômeurs. Les métropoles accueillent quant à elles 60% des cadres. Dans une note pour la fondation Jean Jaurès [5], le politologue Jérôme Fourquet indique qu’en 2013, la population parisienne est constituée de 46,4% de cadres (contre 24,7% en 1982 et 36,6% en 1999), de 18,4% d’employés (contre 29,7% en 1982 et 23,7% en 1999) et de 6,9% d’ouvriers (contre 18,2% en 1982 et 10,1% en 1999). Des ordres de grandeur relativement équivalents peuvent être constatés dans l’ensemble des plus grandes villes françaises.

L’espoir d’une ascension sociale se révèle par ailleurs de plus en plus compromis pour les délaissés de la mondialisation, la rupture de la bourgeoisie libérale pouvant se constater jusque dans l’accès aux études supérieures. Toujours selon la même note, les grandes écoles les plus prestigieuses (École polytechnique, ENA, HEC et ENS) comptent 9% d’étudiants issus des milieux sociaux les plus modestes, alors qu’ils étaient 29% en 1950. De la même manière, dans les établissements d’enseignement secondaire privés, le taux d’élèves issus de milieux favorisés augmente significativement (36% des élèves du privé en 2012 contre 30% en 2002), alors que celui des élèves issus de milieux défavorisés tend à diminuer (24% en 2002 contre 19% en 2012). Les cartes de Christophe Guilluy rejoignent largement ce constat, et mettent en avant les profondes disparités territoriales dans la création d’emplois et dans l’accès aux études supérieures [6].

Le sentiment commun d’appartenance national mis à mal

La rupture entre la bourgeoisie libérale et les masses paupérisées par la mondialisation dépasse largement les seules inégalités économiques. Les profondes divergences de valeurs et la réduction des possibilités de rencontre entre ces deux mondes exacerbent les oppositions de classe. À côté d’une France mobile et cosmopolite souffrent des populations contraintes géographiquement et éloignées des services publics en tout genre, notamment des infrastructures de transport. Les fortes oppositions suscitées par l’augmentation en 2018 d’une taxe sur le carburant ont révélé l’ampleur de la méconnaissance qui sépare le quotidien des classes populaires des périphéries, encore largement dépendantes de la voiture, de celui de la bourgeoisie des métropoles. En 2019, le député européen Raphaël Glucksmann déclare: « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème ».

Les discordances fondamentales entre les nouvelles classes s’expriment également à travers leurs perceptions respectives des problématiques migratoires et identitaires. Le visage de nos sociétés occidentales a profondément évolué en peu de temps du fait de l’apparition de minorités ethniques de plus en plus importantes démographiquement. La population blanche ne devrait plus représenter la majorité absolue des Américains d’ici l’année 2045. L’Angleterre comptera quant à elle 16 millions de non-blancs d’ici 2050. La même année, entre 20 et 30% de la population européenne sera d’origine étrangère. Enfin, en 2016, 20% des nouveau-nés en France portaient un nom à consonance arabo-musulmane. Or, si la transformation ethnique de nos sociétés occidentales est aujourd’hui incontestable, chacun ne vit pas le multiculturalisme de la même manière. Si la bourgeoisie mondialisée tend à accueillir ce phénomène comme un signe d’ouverture – confortant sa vision idéalisée du cosmopolitisme -, les classes populaires le perçoivent davantage comme l’arrivée menaçante d’un nouveau prolétariat susceptible de remettre en cause leur mode de vie et le maintien de leur identité comme référentiel culturel exclusif. De fait, l’intégration des populations d’origine étrangère a montré ses limites, et s’est concrétisée, pour beaucoup d’entre elles, par une concentration dans les banlieues des métropoles propice au communautarisme. Selon un sondage Ifop de 2019, « 61% des Français pensent que l’Islam est incompatible avec les valeurs de la société française », et selon une autre étude du même institut de 2018, « une nette majorité de Français (60%) considère que l’accueil d’étrangers n’est plus possible du fait des différences de valeurs et des problèmes de cohabitation. »

Au-delà de l’opposition entre la bourgeoisie surreprésentée dans les métropoles et les catégories défavorisées, les classes populaires apparaissent donc elles-mêmes profondément divisées. La France pauvre issue de l’immigration et la France périphérique déclassée ne vivent pas ensemble [7] et aucune réelle convergence d’ampleur n’a pu être observée dans leurs luttes et mobilisations politiques contemporaines respectives. Certes les émeutes urbaines qui émaillent les banlieues et les manifestations parfois violentes des Gilets jaunes ont en commun de s’inscrire dans une dénonciation des inégalités économiques et sociales. Mais les acteurs de ces deux formes distinctes de révoltes n’ont jamais battu le pavé ensemble, si ce n’est épisodiquement et très marginalement. Sondages et comportements politiques tendent à l’inverse à désigner le sentiment d’« insécurité culturelle »[8] comme un obstacle de poids à la consolidation d’un « front du précariat » unifié.

Les sociétés occidentales apparaissent donc profondément morcelées. À l’heure où les classes bourgeoises et populaires sont de moins en moins amenées à se croiser, où les élites libérales demeurent déterminées à s’émanciper du reste de la communauté nationale, le sentiment de partage d’un destin commun n’a jamais paru aussi fragilisé.

Commentant ce phénomène, l’historien Christopher Lasch écrivait déjà en 1994 à propos des États-Unis [9] : « Ceux qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie des cerveaux tendent à se regrouper sur les deux côtes, tournant le dos au pays profond, et cultivant leurs attaches avec le marché international par l’argent hyper mobile, le luxe et la culture populaire. On peut se demander s’ils se pensent encore comme des Américains. Il est clair en tout cas que le patriotisme ne se situe pas très haut dans leur échelle de valeur. D’un autre côté, le « multiculturalisme » leur convient parfaitement, car il évoque pour eux l’image agréable d’un bazar universel. […] Les nouvelles élites ne se sentent chez elles qu’en transit. […] Leur vision du monde est essentiellement celle d’un touriste […] ».

Au vu de l’ampleur des bouleversements de l’époque, les laissés-pour-compte de la mondialisation ne pouvaient sombrer sans réagir. Lutter contre les populismes implique de reforger avec eux un avenir partagé.

Notes :

[1] Les luttes de classes au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd

[2] Atlas de la France et des Français

[3] Les luttes de classe en France au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd, p. 204            « élections et alignement de classes de 2002 à 2019 », p. 241 « France ouverte contre France fermée »

[4] Le crépuscule de la France d’en Haut, 2016, Christophe Guilluy

[5] 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet pour la fondation Jean Jaurès

[6] Le crépuscule de la France d’en haut, 2016, Christophe Guilluy, carte « part des personnes scolarisées de 18-24 ans »

[7] Le crépuscule de la France d’en haut, 2020, Christophe Guilluy, carte « une séparation de fait »

[8] L’insécurité culturelle, 2015, Laurent Bouvet

[9] La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1994, Christopher Lasch

 

Extrême-droite et libéraux main dans la main en Allemagne

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Björn Höcke, le leader de l’extrême-droite en Thuringe, félicite Thomas Kemmerich (de dos), premier ministre-président élu avec le soutien de l’extrême-droite en Allemagne. Cette poignée de main, pour beaucoup, symbolise l’effondrement des digues qui séparaient extrême droite et establishment © Steffen Prößdorf

Le 5 février 2020 restera marqué d’une pierre noire dans l’histoire de l’Allemagne. Ce jour-là, Thomas Kemmerich, à la tête du petit parti libéral FDP, partenaire allemand de La République En Marche, est élu ministre-président de la Thuringe. Il n’avait obtenu que 5% des suffrages lors des élections et doit sa victoire au ralliement des conservateurs de la CDU mais surtout… de l’extrême-droite de l’AfD. Un parti où foisonnent militants et dirigeants fascisants ou néo-nazis. Si la coalition est rapidement rompue, l’indignation est immédiate et massive : pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne moderne, des membres de l’establishment politique ont pactisé avec l’extrême-droite pour arriver au pouvoir. Un scénario qui, ailleurs dans l’Union européenne, n’a rien de novateur et commence même à se banaliser…


Pour comprendre comment, 75 ans après la chute du nazisme, l’extrême-droite a pu revenir aux portes du pouvoir en Allemagne, il est important de faire un retour sur le contexte politique de la Thuringe.

En Thuringe, les élections régionales se sont tenues le 27 octobre 2019 [LVSL y avait consacré un premier article]. Die Linke réalise deux performances en arrivant en tête d’un scrutin régional pour la première et en obtenant son meilleur résultat toutes élections confondues avec 31 % des suffrages. Ce ne fut pourtant pas la nuit historique que pouvaient espérer ses militants. En effet, dans ce Land considéré comme un bastion de la CDU où elle a longtemps tutoyé les 50 % des suffrages, c’est un autre exploit qui retient l’attention. Ce soir-là l’AfD réalise une percée monumentale à 22 % et dépasse la CDU, reléguée à la troisième place.

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Björn Höcke, tête de liste de l’AfD, incarne l’aile la plus extrémiste du parti© Sandro Halank

Le choc est massif pour de multiples raisons. Tout d’abord, la tête de liste de l’AfD, Björn Höcke est le chef de file de « Die Flügel » (l’aile), le courant le plus radical de l’AfD. A titre personnel, il est surveillé par le renseignement intérieur allemand car il « relativise le national-socialisme dans sa dimension historique » et un tribunal allemand a récemment jugé que le qualifier de « fasciste » ne relève pas de la diffamation, dans un pays où le terme est particulièrement sensible. Cela peut facilement s’expliquer par ses déclarations décrivant le mémorial de Berlin aux victimes de la Shoah comme un « monument de la honte » , réclamant « un virage à 180 degrés de la politique mémorielle de l’Allemagne » et considérant comme « un grand problème » que Hitler soit dépeint comme « l’incarnation du mal absolu ».

En plus de cette quasi-victoire d’une AfD plus proche du néo-nazisme que du national-conservatisme, c’est l’effondrement des partis traditionnels qui interpelle. A l’exception du FDP qui double son score et parvient à se hisser au-dessus du seuil de 5 % pour avoir des élus (à 5 voix près), la CDU, les sociaux-démocrates du SPD et les Verts perdent des voix. Si le recul est infime pour les Verts, la CDU s’écroule de 33 à 21 % des suffrages et le SPD continue son déclin, passant de 12 à 8 % des suffrages. Pour la première fois dans l’histoire de l’Allemagne, les quatre partis traditionnels fondés dans l’ancienne Allemagne de l’Ouest ne disposent pas d’une majorité.

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Bodo Ramelow, ex-ministre-président de Thuringe et tête de liste de Die Linke © Sandro Halank

Après ces résultats historiques, c’est un problème plus pragmatique qui va se poser dès le lendemain. La Thuringe était gouvernée jusqu’ici par une coalition dite Rot-Rot-Grün (rouge-rouge-verte), les couleurs de Die Linke, du SPD et des Verts. En 2014, cette coalition avait conduit pour la première fois en Allemagne à l’élection d’un ministre-président issu de Die Linke, Bodo Ramelow. Un événement qui avait provoqué des remous tant au sein du parti que dans le reste de la société allemande. Mais avec les élections du 27 octobre, la coalition a perdu de peu sa majorité au parlement régional.

Les hypothèses concernant la formation du prochain gouvernement ont donc stimulé l’imagination des commentateurs. La première option envisagée fut une « Grande coalition de l’Est » rassemblant Die Linke et la CDU. Souhaité par le chef local de la CDU et une partie des dirigeants de Die Linke, elle bute sur le refus de la CDU fédérale. Die Linke préfère alors reconduire une coalition minoritaire avec le SPD et les Verts qui occuperait les fonctions exécutives tandis que le vote des lois et des budgets serait le fait d’accords ponctuels avec le FDP ou la CDU.

Faire alliance avec l’extrême-droite plutôt que de laisser passer la gauche ?

En théorie, une troisième option était possible mais rejetée comme inimaginable par la plupart des commentateurs et responsables politiques : une alliance de la droite à l’extrême-droite, alliant la CDU, le FDP et l’AfD. Malgré la majorité parlementaire de cette hypothétique coalition, le travail de mémoire effectué par les Allemands sur le nazisme et le rejet massif de la collaboration avec l’AfD dans l’opinion la rendait pourtant difficilement envisageable.

Contre tous les pronostics c’est pourtant cette option qui s’impose le 5 février. Ce jour-là Bodo Ramelow décide de soumettre sa candidature au parlement avec le soutien du SPD et des Verts. Il ne dispose pas de la majorité absolue requise pour être élu lors d’un des deux premiers tours de vote. Mais le troisième tour ne demande qu’une majorité simple et, avec le soutien de ses partenaires, aucun des autres partis ne semble en mesure de faire mieux que lui.

Le vote se fait à bulletin secret et seule l’AfD présente un candidat, officiellement sans étiquette, face à Bodo Ramelow. Lors des deux premiers tours de vote, la coalition vote pour Bodo Ramelow, l’AfD pour son candidat tandis que la CDU et le FDP s’abstiennent.

Le coup de théâtre a lieu au troisièime acte lorsque Thomas Kemmerich présente sa candidature, il y a donc trois candidats en lice. Comme prévu, Bodo Ramelow obtient 44 voix mais le candidat de l’AfD n’en obtient aucune. L’ensemble des députés de l’AfD ainsi que la CDU et le FDP se sont reportés sur le FDP et Thomas Kemmerich l’emporte avec 45 voix, un cheveu au-dessus de Bodo Ramelow, devenant ainsi le premier ministre-président de l’histoire de l’Allemagne élu avec le soutien de l’extrême-droite.

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Susanne Hennig, cheffe du groupe Die Linke, jette aux pieds de Thomas Kemmerich les fleurs destinées à le féliciter ©Thüringer Landtag

La radicalisation du FDP

Thomas Kemmerich est le chef de file régional du FDP, le parti libéral allié de La République En Marche au parlement européen. Ce parti a toujours fait office de partenaire de coalition du SPD de Willy Brandt comme de la CDU d’Helmut Kohl, avant de se déporter vers la droite et de se rapprocher de la CDU lorsque les verts sont venus servir de partenaires au SPD. Le FDP avait ainsi participé à quasiment tous les gouvernements allemands jusqu’en 1998. Leur dernière expérience au sein du deuxième gouvernement Merkel entre 2009 et 2013 s’était cependant soldée par leur exclusion du parlement pour la première fois en 70 ans.

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Christian Lindner, chef du FDP depuis 2013 © Olaf Kosinsky

Leur nouveau chef, Christian Lindner dirige un parti orienté sur deux axes : un agenda régi par le libéralisme économique avec pour objectif réduire le rôle de l’État dans l’économie, de déréguler l’économie et de baisser les impôts d’une part. D’autre part, une plateforme orientée par un libéralisme sociétal en faveur de la légalisation du cannabis, des droits LGBTQ, de l’accueil des réfugiés et des migrants.

De retour au parlement en 2017 avec plus de 10 % des voix, Christian Lindner opte pour une ligne plus dure et rompt les négociations avec la CDU et les Verts, préférant « ne pas gouverner que mal gouverner ». Il maintient donc volontairement son parti dans l’opposition.

Le 5 février 2020, Thomas Kemmerich préférera « gouverner avec des fascistes que ne pas gouverner » lui reprocheront ses opposants. Ce jour-là, il fait mentir tous les pronostics en devenant ministre-président avec à peine 5 % des voix, une première dans l’histoire de l’Allemagne et le premier ministre-président issu du FDP depuis 1953.

Tout comme son allié La République En Marche en France, le FDP est d’abord un parti des zones urbaines favorisés, ce qui explique qu’il ne soit représenté dans aucun autre Land d’Allemagne de l’Est. En Thuringe même, il ne dépasse les 5 % que dans les grandes villes alors qu’il plonge à 3-4 % dans les campagnes et les villes désindustrialisés par le démantèlement de l’économie est-allemande lors de la réunification.

Cet exploit de rentrer dans le parlement d’un Land d’Allemagne de l’est, Thomas Kemmerich le doit à une campagne extrêmement à droite. Il s’y est attaqué aussi bien à Die Linke qu’il qualifie de descendant du parti communiste est-allemand qu’aux Verts en prenant position contre la construction d’éoliennes, en s’opposant à l’entrée d’un Vert au ministère de l’agriculture, en disqualifiant les manifestants pour le climat du fait de leur jeune âge et en parlant « d’hystérie climatique ». Face au malaise chez certains membres de son propre parti, il avait déclaré qu’il était clairement contre les positions libérales de gauche (comprendre : sur le changement climatique ou les migrants) dans son parti.

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“Enfin un chauve (en référence aux skin-heads) qui a écouté en cours d’histoire.” Le slogan est rapidement ressorti après le soutien de l’AfD à Thomas Kemmerich @ FDP-Landesverband Thüringen

Thomas Kemmerich était donc déjà proche de certaines positions de l’AfD, ses remarques climato-sceptiques étant parfaitement interchangeables avec celles de Björn Höcke, la tête de liste de l’extrême-droite.

Mobilisations spontanées contre l’extrême-droite et le FDP

Le moment de gloire de Thomas Kemmerich n’aura cependant pas duré longtemps. Directement dans l’hémicycle, plutôt que de lui donner le bouquet de fleur prévu pour l’intronisation du ministre-président, la représentante de Die Linke préfère le jeter à ses pieds. Dans les médias et sur les réseaux sociaux, l’image de la poignée de main entre Thomas Kemmerich et Björn Höcke circule et les déclarations d’indignation et d’opposition se multiplient.

Dans la rue, des mobilisations spontanées ont lieu en Thuringe et à Berlin à l’initiative du SDS, la branche étudiante de Die Linke, rapidement rejointe par tout ce que Berlin compte de partis et d’organisations progressistes et anti-fascistes. Près de 3000 personnes se massent ainsi le soir-même devant le siège du FDP pour crier leur rejet de l’extrême-droite et d’une manœuvre cynique et inique au cri de « honte à vous » et « un livre, une table, un cours d’histoire ». Chaque apparition d’un membre du FDP à une fenêtre est copieusement huée et relance l’énergie de la foule pacifique mais déterminée.

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“Plutôt diriger avec des fascistes que de ne pas diriger”, détournement du “plutôt ne pas gouverner que mal gouverner” de Christian Lindner à la manifesation de Berlin contre le FDP © Die Linke

Dans la sphère politique, le SPD, les Verts et Die Linke condamnent très rapidement cette alliance ; Bodo Ramelow rappelle que c’est en Thuringe que les nazis étaient entrées pour la première fois dans un gouvernement régional en 1930. La CDU fédérale a également pris ses distances et appelé à de nouvelles élections, mais elle a été désavouée par sa section de Thuringe qui les refuse. Quant au FDP, il s’est contenté de dire que si un gouvernement ne pouvait être formé, alors il faudrait se diriger vers de nouvelles élections, mais sans contester le leadership de Thomas Kemmerich.

25 heures pour s’effondrer

La ligne officielle de Christian Lindner comme de Thomas Kemmerich consiste à marteler qu’ils sont « anti-AfD et anti-Höcke » ; ce dernier n’ayant pas fait autre chose que se présenter à une élection, il ne pouvait pas savoir que l’AfD le soutiendrait. Une défense qui paraît a minima très faible au regard de l’importance de l’événement.

Bien que le FDP affirme qu’il ne signera pas d’accord de gouvernement et ne confiera aucun poste à l’AfD, la seule majorité sur laquelle il pourrait s’appuyer repose sur la CDU et l’AfD. L’hypothèse d’un accord secret a donc beaucoup circulé au milieu de l’indignation et la colère face à ce qui apparaît comme paradigmatique des manœuvres opaques, cyniques et politiciennes qui nourrissent la détestation des hommes politiques par delà les frontières.

Le 6 février, quelques heures à peine après le vote, le FDP de Thuringe a finalement désavoué son chef qui a annoncé sa démission dans la foulée ainsi que de nouvelles élections. Il devient ainsi le plus court ministre-président de l’histoire de l’Allemagne, à peine 25 heures s’étant écoulées entre son élection et l’annonce de sa démission.

Pourtant, le vendredi 7, le bureau fédéral du FDP réitérait sa confiance à Christian Lindner à la quasi-unanimité tandis que la dirigeante de la CDU Anngeret Kramp-Karrenbauer et plusieurs cadres du parti étaient contraints à la démission pour leur responsabilité dans l’élection de Kemmerich ou exclus du parti pour l’avoir soutenu.

Épiphénomène ou déclinaison allemande d’une tendance lourde européenne ?

Avec les nouvelles élections en préparation, Bodo Ramelow se prépare à retourner en campagne et les premiers sondages indiquent que la coalition Rot-Rot-Grün pourrait en tirer une large majorité, parallèle à l’effondrement de la CDU et du FDP. La débâcle qu’a constituée l’élection de Thomas Kemmerich si elle s’ajoutait à une défaite électorale pourrait enterrer pour quelques années toute velléité de coalition de la droite et des centristes avec l’extrême-droite allemande. Parenthèse refermée ? La normalisation des partis d’extrême-droite dans un nombre croissant de pays européens, et leur proximité occasionnelle avec l’establishment, semble indiquer que Thomas Kemmerich est autre chose qu’un accident.

Fort de son travail de mémoire, l’Allemagne reste hantée par l’histoire de la Seconde guerre mondiale et conserve une allergie prononcée à l’égard des manifestations de nostalgie pour les années 1930. Ce n’est pas le cas ailleurs, singulièrement en Europe du centre et de l’est, où les tabous sont tombés les uns après les autre. En Autriche, en Slovaquie ou en Finlande, l’extrême-droite multiplie ces dernières années alliances et rapprochements avec la droite libérale, mais aussi les sociaux-démocrates, aboutissant souvent à des accords pérennes.

Ils reposent sur un échange de bons procédés, qui permet aux élites politiques de faire peau neuve en incorporant une partie de leur opposition, et aux mouvements d’extrême-droite de normaliser leur image auprès de l’opinion. Les libéraux mettent au placard leurs considérations éthiques ou morales et abandonnent leur pendant “progressiste” (accueil des migrants, féminisme, droits LGBTQ…). Du côté de l’extrême-droite, les diatribes anti-européennes ou anti-néolibérales ressassées durant les congrès sont subitement tues dès lors qu’elle s’approche du pouvoir : elles sont alors réservées aux migrants, aux féministes, aux fonctionnaires ou encore aux bénéficiaires d’aides sociales. Cette alliance de libéralisme économique et d’illibéralisme social, de révérence pour l’orthodoxie économique et budgétaire imposée par l’Union européenne et d’acceptation des provocations outrancières de l’extrême droite, accouche d’un libéralisme autoritaire protéiforme qui tend à se banaliser en Europe. L’Union européenne n’y trouve rien à redire, tant que ces rapprochements ne compromettent pas le respect de ses directives – de fait, ils ne les compromettent jamais. Le soutien enthousiaste des institutions européennes au gouvernement ukrainien issu de la “Révolution” Maïdan de 2014 – quand bien même celui-ci intégrait des membres du parti néo-nazi svoboda (ex parti national-socialiste d’Ukraine)avait déjà montré, après tout, que les principes pesaient peu face aux intérêts économiques et géostratégiques…

À l’heure où, en France, Emmanuel Macron tente de partitionner le champ politique français entre “progressisme” libéral et “nationalisme” chauvin, l’expérience qu’a vécue la Thuringe, après les épisodes slovaque, ukrainien ou autrichien, met en doute la détermination de l’establishment à s’opposer à l’extrême-droite lorsque celle-ci lui permet de se maintenir au pouvoir…

La gauche radicale et l’Union européenne : pourquoi autant d’ambiguïté ?

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff

La question européenne demeure un point extrêmement sensible dans la plupart des partis politiques français et en particulier au niveau de la gauche radicale. Si ces atermoiements s’expliquent en grande partie par l’ambivalence de l’électorat sur cet enjeu, il n’en demeure pas moins que la gauche radicale – sous les couleurs actuelles de la France insoumise – gagnerait largement à clarifier sa position, dont découle par ailleurs toute la stratégie politique du mouvement.


Depuis les années 1980, la position de la gauche radicale vis-à-vis de l’Union européenne semblait être marquée par une lente évolution vers davantage d’euroscepticisme. Si une position totalement europhile n’a jamais été pleinement assumée, l’espoir semblait longtemps permis de pouvoir réorienter la construction européenne dans un sens plus social. Aussi chimérique que cela puisse paraître à l’heure actuelle, la profession de foi de Robert Hue, candidat pour le parti communiste à la présidentielle de 2002, indiquait vouloir la renégociation du traité de Maastricht avec notamment la transformation du pacte de stabilité, le changement des statuts de la Banque centrale européenne « pour qu’ils soient favorables à la croissance et à l’emploi », ainsi que « l’arrêt de la mise en œuvre des directives ouvrant les services publics à la concurrence ». Alors que la crise de la zone euro montra clairement l’aspect totalement irréaliste de telles ambitions, la France Insoumise, dans son programme pour l’élection présidentielle de 2017, semblait, enfin, avoir franchi le pas: la profession de foi de Jean-Luc Mélenchon signifiait vouloir « libérer le peuple français et les peuples d’Europe des traités européens et des accords de libre-échange qui les obligent à s’entre-déchirer. »

Ces modifications d’approche par rapport à l’Union européenne ne sont par ailleurs pas uniquement propres à la gauche radicale; d’autres acteurs politiques ont au cours de leur histoire récente largement modifié leurs positions sur cette dimension. Rappelons-nous ainsi qu’en 1988 le Front National militait en faveur de la mise en place d’une défense européenne et le fait de réserver en priorité les emplois aux Français et aux européens. Mais au fil des années, les positions du parti d’extrême droite se sont également largement durcies sur cette dimension jusqu’à proposer lors de la précédente élection présidentielle, un référendum sur l’appartenance de la France à l’Union européenne.

L’évolution de la position des partis politiques sur la dimension européenne semblait ainsi suivre une tendance historique d’augmentation de la défiance envers la construction européenne dans sa forme libérale avec trois ruptures assez clairement identifiables : le début des années 1990 et les discussions autour du traité de Maastricht, le référendum de 2005 sur la Constitution européenne, et le début des années 2010 marquées à la fois par la crise de la zone euro et ce qui fut qualifié de « crise migratoire ». Ainsi alors qu’en 1988, les partis pleinement europhiles obtenaient plus de 70% des suffrages, en 2017, parmi les principales formations politiques en lice, seul le mouvement En Marche d’Emmanuel Macron défendait clairement et largement l’Union européenne sans la critiquer outre mesure.

Alors qu’un clivage semblait s’instaurer et marquer clairement une ligne de rupture différente du clivage droite/gauche habituel, entre des formations politiques eurosceptiques et europhiles, la période post présidentielle de 2017 a semblé remettre en cause cette évolution.

Au sein de la France insoumise, la stratégie du plan A/plan B dans laquelle la sortie des traités européens est clairement une hypothèse prise en compte (plan B) si la renégociation des traités européens n’aboutit pas (plan A), est de moins en moins assumée. C’est au contraire uniquement une désobéissance aux traités européens qui est désormais envisagée. Du côté du Rassemblement National, les élections européennes de 2019 ont également montré une large inflexion du discours sur cette thématique, la sortie de l’euro n’étant même plus jugée prioritaire par la présidence du RN.

Faire face à des positions contradictoires sur l’Union européenne

Concernant l’enjeu européen, les mouvements politiques sont en effet pris entre deux feux largement contradictoires assez bien résumés par les données issues de l’Eurobaromètre[1]. Lors de l’étude menée cette année, 56% des Français déclaraient plutôt ne pas avoir confiance dans l’Union européenne quand 33% affirmaient avoir plutôt confiance dans cette institution. Néanmoins lorsqu’on demandait aux mêmes individus si la France ferait mieux face au futur si elle était hors de l’Union européenne, seules 32% des personnes interrogés étaient d’accord avec cette affirmation alors que 56% ne l’étaient pas.

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Hémicycle du Parlement européen de Strasbourg ©Diliff via Wikimedia

Ces données expliquent largement l’atermoiement quasi général des formations politiques sur la dimension européenne. La première question indique ainsi que le « marché » des positions pleinement europhiles est extrêmement limité et qu’il ne dépasse globalement pas la base de soutiens à Emmanuel Macron. Il faut d’ailleurs remarquer qu’en 2017, François Fillon, candidat pour un courant de droite historiquement pro-européen, et qui, dans les faits ne proposait aucune modification de la dynamique libérale actuelle de l’Union, avait fait disparaître l’enjeu européen de sa communication. Même sa profession de foi indiquait vouloir « Bâtir une nouvelle Europe, respectueuse des nations, recentrée sur ses principales priorités ».

La seconde question, quant à elle, montre que pour une majorité des Français, il est néanmoins difficile de franchir le pas et de prendre en considération une sortie de l’Union Européenne. Les incertitudes sur un possible retour au franc et le mélodrame du Brexit contribuent sans doute largement à cette incapacité d’envisager une alternative claire à l’heure actuelle. La base des citoyens pleinement eurosceptiques semble ainsi à l’heure actuelle aussi peu large que celle des citoyens pleinement europhiles. Cela explique largement la modification stratégique au sein de la FI et du RN depuis 2017.

Un choix stratégique majeur pour la gauche radicale

Cependant, si la dynamique programmatique du Rassemblement National et de la France Insoumise sur la question européenne fait apparaître quelques convergences, les deux mouvements sont dans des situations bien différentes. Le Rassemblement National ayant réussi à fédérer autour de lui une grande partie de l’électorat pleinement eurosceptique, il peut tenter une ouverture à un électorat de droite plus modéré sur cette question mais faisant face à la décomposition des Républicains, tout en espérant être suffisamment identifié à une position eurosceptique par la base de son électorat.

La gauche radicale dans son incarnation actuelle par la France Insoumise se trouve quant à elle dans une position stratégique complètement différente et est confrontée à deux positions irréconciliables. La première solution est d’adopter une position pleinement eurosceptique, qui, tirant le bilan de la construction européenne et des implications de la constitutionnalisation de politiques économiques libérales, assume pleinement la possibilité d’une sortie de l’euro et de l’Union Européenne. La seconde solution, celle qui semble davantage suivie ces derniers mois, est de concilier un discours fondamentalement eurosceptique à certains vœux pieux concernant la réorientation souhaitée des institutions et des traités européens.

Ce choix est fondamental dans la mesure où il détermine en grande partie la stratégie globale du mouvement, un choix de la transversalité dans le premier cas, contre un choix d’union de de la gauche dans le second.

Trancher la question plutôt que l’éviter

Pour ne pas choisir un électorat plutôt qu’un autre, la France Insoumise a jusqu’à présent cherché à ne pas trancher sur le moyen terme la question européenne. Lors de la campagne de 2017, l’enjeu européen se caractérisait avant tout par sa faible prise en compte dans la communication de Jean-Luc Mélenchon. De même, l’explication de la stratégie réelle voulue par le mouvement lors des élections européennes est demeurée  extrêmement précaire.

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Benoît Hamon en meeting © Marion Germa via Wikimedia

Si vouloir ménager les deux électorats en ne choisissant pas fermement une des deux positions et en ne communiquant pas sur cette dernière peut s’entendre d’un point de vue relativement abstrait, les conséquences peuvent néanmoins être extrêmement néfastes. Ne pas adopter de position claire porte en effet le risque de se couper des deux électorats plutôt que de les faire converger. Par ailleurs, même lorsqu’une position n’est pas pleinement assumée, elle prête néanmoins largement le flan à la critique. Rappelons ainsi, que lors de la campagne de 2017, Benoît Hamon, alors candidat du Parti Socialiste et de ses alliés, avait fait de la question européenne la pomme de discorde entre lui et Jean-Luc Mélenchon, mettant un terme à tout espoir d’alliance avec la France Insoumise.

La question européenne nécessite donc d’être clairement débattue et tranchée pour le moyen terme car, même si elle n’est pas à la base de la rhétorique de la gauche radicale, de la position sur cette question découle l’ensemble de la stratégie électorale. Quand la stratégie envisageant sérieusement une sortie de l’Union Européenne doit clairement déboucher sur une transversalité par rapport à l’habituel clivage gauche/droite et permet de toucher des catégories populaires intéressées par le vote Rassemblement national, voire abstentionnistes, refuser cette sortie permet de son côté de toucher des classes moyennes se situant traditionnellement davantage dans la rhétorique et le positionnement idéologique de la gauche plurielle.

Deux positions conciliables sur le moyen terme

Le problème majeur posé par ce choix stratégique est qu’il semble néanmoins difficile de se priver d’un de ces deux électorats pour une formation politique anti-libérale ambitionnant de prendre le pouvoir. C’est pourquoi contrairement à la stratégie suivie jusqu’ici, se contentant largement d’ignorer le problème plutôt que de le régler, tout l’enjeu est de pouvoir décider de la stratégie adoptée sur cette question, en amont des échéances électorales, dans les fameux « temps froids » de la politique[2].

Si dans un premier temps le choix de l’une ou de l’autre des stratégies empêche théoriquement de parler aux deux électorats, le travail de fond pouvant être mené sur la question européenne peut, sur le moyen terme, arriver à réconcilier ces électorats, l’aspect profondément libéral de la construction européenne pouvant à la foi entraîner un rejet des classes populaires sur les questions économiques et sociales et un rejet des classes moyennes sur la question environnementale. Ou, pour le dire autrement et d’une manière schématique, le besoin de protections sur le plan économique et social peut très bien converger avec un impératif de protection de l’environnement, si tant-est que l’articulation de ces dimensions soit suffisamment expliquée. Dégager ces convergences d’intérêts oblige en effet à un travail préalable de construction de l’opinion publique nécessitant lui-même une déconstruction des arguments abondamment présentés dans les médias dominants. Cela ne peut être réalisé que dans le temps court de la période électorale. Au contraire, c’est un axe majeur et impératif à traiter de la part des acteurs de la gauche radicale, pour lequel la réflexion et l’action autour de cette question doivent être envisagées durant les périodes de plus faible intensité politique.

[1]Avec toutes les réserves que peuvent susciter ce genre d’enquêtes quantitatives.

[2]https://lvsl.fr/pour-un-patriotisme-vert/

Comment Uber peut tuer l’État

Dara Khosrowshahi, PDG d’Uber.

Il y a 10 ans, Uber arrivait sur les smartphones. Aujourd’hui, l’application de chauffeurs rassemble plus de 110 millions d’utilisateurs à travers 700 villes dans le monde et sa capitalisation boursière dépasse les 62 milliards de dollars. À l’origine de ce succès, une idée révolutionnaire : « augmentez vos revenus en conduisant », et trois ingrédients magiques : « devenez votre patron », « gérez votre emploi du temps », « conduisez en toute liberté ». L’immense start-up, transformant notre modèle social dans sa conquête incoercible, a maintenant l’État dans le viseur. 


Dans la grande histoire des transformations de l’organisation du travail, du taylorisme avec le travail à la chaîne au toyotisme et au début de l’automatisation, l’ubérisation bénéficie des nouvelles technologies pour nous faire basculer dans le monde de « l’économie collaborative » avec de nouvelles plateformes à succès comme Deliveroo, AirBnB ou Lime, qui en plus d’inventer de nouveaux métiers (juicers pour recharger les trottinettes, par exemple) inventent de nouveaux statuts.

Vous connaissez les conducteurs d’Uber ; sachez qu’ils ne travaillent en aucun cas pour la firme. Ils sont à leur compte, ils sont auto-entrepreneurs. En effet, Uber est la première multinationale à s’être affranchie du salariat.

Un statut qui présente des avantages pour l’application comme pour ses partenaires : pas d’horaires fixes, pas de contrat de travail. Mais aussi un statut qui a un prix : pas de cotisations retraites, pas de congés payés, pas de congé maladie, pas de salaire régulier et très peu d’impôts pour la société… Ce statut fait aujourd’hui débat. Pour certains, il s’agirait de salariat déguisé, et 10 ans après, nous pouvons faire un premier constat. Si beaucoup de drivers pensaient découvrir la liberté et la facilité, Uber les a rapidement conduits vers la dépendance et la précarité.

Vous vous apprêtez à lire un papier qui retracera l’histoire du statut des travailleurs en suivant les grandes évolutions techniques, jusqu’à l’ubérisation nous faisant entrer dans un nouveau paradigme. Vous le verrez, la responsabilité de cette dernière est loin d’être minime dans l’augmentation de l’auto-entreprise en France, une solution miracle pour faire baisser les coûts du travail pour les entreprises et les chiffres du chômage pour nos gouvernants. Mais derrière ce mirage, des impacts concrets sur notre société cheminant à la décomposition progressive de notre État, avec paradoxalement le parfait consentement de nos élites. 

Avec Uber, le monde automobile révolutionne une fois de plus l’organisation du travail. Il est indéniable que les révolutions industrielles (et les luttes qu’elles ont produites) ont construit le statut du travailleur actuel et en particulier celui du salarié, mais la dernière révolution numérique va encore plus loin. Et en plus de bousculer notre société, cette fois-ci, c’est l’État-providence qui se retrouve menacé par les multinationales. Explications.

D’abord, travailleur à la chaîne tu deviendras

Mais d’abord, afin de mieux comprendre l’évolution du statut des travailleurs, il faut revenir au XVIIIe siècle en Grande Bretagne, époque de la première révolution industrielle, qui se diffusera au reste de l’Europe et du monde au cours du XIXe siècle. La découverte de la force de la vapeur grâce au charbon comme nouvelle source d’énergie révolutionne les modes de production et transforme le paysage social. Les populations quittent les campagnes pour s’installer en ville (15% de la population britannique vit en ville en 1700, contre 85% en 1900). Les pays passent d’une économie agraire à une économie industrialisée, les travailleurs s’entassent dans les usines. En France, nous assistons à une dynamique moins marquée mais assez similaire. A la fin du XIXe siècle, la seconde révolution industrielle laissera la place à de nouveaux modes d’organisation du travail, du taylorisme au toyotisme.

Mais de quoi parlons-nous ? En fait, le taylorisme consiste en une division du travail importante permettant d’augmenter les rendements par un travail à la chaîne. Elle est suivie du système fordiste, du nom du constructeur automobile américain Ford. Ici, le patron assure une augmentation des salaires de ses ouvriers afin de leur permettre de consommer les produits qu’ils vont eux-mêmes fabriquer. Cela marque l’entrée dans l’ère de la consommation de masse. Le postfordisme (ou toyotisme) est un mode de production qui reprend le principe des économies d’échelle et permet la production de masse de produits différenciés, avec de hauts standards de qualité et une plus grande implication des salariés dans l’entreprise. L’organisation est à flux tendu, fluctuant selon la demande du consommateur. Dans ces modèles, les travailleurs vendent leur force de travail à des patrons qui détiennent les outils de production. C’est un contrat passé entre un salarié et un employeur. Mais cette relation de subordination ne disparaît pas avec le déclin de l’industrie française.

“La figure de l’ouvrier est remplacée par celle du salariée, celle du patron par celle du manager” (Chamayou, 2018).

Pour revenir à l’histoire, la révolution industrielle a ainsi permis la création de nouveaux groupes sociaux, travailleurs, pauvres, rassemblés en un même lieu de production. Ces travailleurs vont, par le biais d’organisations corporatistes et syndicales, se socialiser et se mobiliser en tant que groupe pour la revendications de mesures communes, dans un intérêt commun. Une pratique favorisée par l’émergence du travail en usine. Pour comprendre l’évolution du statut de travailleur, il est indispensable de revenir sur leur outil de représentation. Ainsi, l’abrogation de la loi Le Chapelier en 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui autorise la création de syndicats, joue un rôle indispensable dans l’organisation des ouvriers.

Les organisations syndicales se multiplient alors et une Fédération nationale des syndicats se créée en 1886. En 1895 est fondée la CGT, née de la fusion des Bourses du Travail et de la Fédération syndicale. Au fur et à mesure du temps, de nouvelles organisations syndicales apparaissent, révélatrices d’une émergence de différents points de vue et des différentes conditions des ouvriers dans l’évolution du salariat, avec une part de moins en moins importante des ouvriers au profit d’employés du secteur tertiaire. Le syndicalisme français est divisé, le rapport de force des travailleurs également.

Les travaux des sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux révèlent ainsi les rivalités qui existent entre les différents ouvriers, ouvriers spécialisés (OS) ou ouvriers qualifiés (OQ) selon la place de chacun dans la chaîne de production. La robotisation amène une modification certaine du rôle des ouvriers, avec une polarisation de leurs conditions, certains faisant des travaux dignes des machines, d’autres devant avoir des compétences de plus en plus élevées, comme les ingénieurs par exemple à qui il est demandé des compétences spécifiques.

Dans une période plus récente, les observations empiriques notent une juxtaposition des modèles « innovants » et « traditionnels », ces derniers s’étant modernisés grâce aux nouvelles technologies : néo-taylorisme ou néo-fordisme combinent ainsi les traits habituels du taylorisme et du fordisme mais avec la surveillance électronique des performances des salariés, de ses habitudes et les méthodes de conception et de production assistée par ordinateur. La précarisation des emplois est visible lorsque l’on étudie sur 25 ans l’évolution juridique des contrats de travail.

Ainsi, le taux d’entrée en CDD a été multiplié par quatre entre 1993 (20,5%) et 2017 (84%). Les CDD sont plus courts, avec une durée moyenne divisée par 2 entre 2001 (112 jours) et 2017 (46 jours). Au sein des flux d’embauches en CDD et CDI, la part des CDD a nettement progressé, notamment à partir des années 2000, passant de 76 % en 1993 à 87 % en 2017. Cette évolution structurelle dans les mouvements de main-d’œuvre s’accompagne d’une forte hausse des contrats de très courte durée ; en 2017, 30 % des CDD ne durent qu’une seule journée. Le taux de rotation de la main-d’œuvre, défini comme la moyenne des taux d’entrée et de sortie, présente enfin une forte tendance à la hausse depuis 25 ans, puisqu’il s’établit à 95,8% en 2017 pour l’ensemble des établissements de plus de 50 salariés, contre 28,7% en 1993. Le salariat n’est plus synonyme de stabilité de l’emploi.

Face à ces constats, une solution miracle est alors présentée : il fallait défendre « l’autonomie », une utopie qui ne devenait possible que si l’on abandonnait définitivement le salariat.

Et il est impensable de parler de précarisation de l’emploi sans aborder la question du chômage qui, à la fin des Trente Glorieuses, est devenue ce que l’on appelle un chômage de masse et de longue durée. Un contexte favorisant l’exclusion sociale des travailleurs mais aussi une flexibilité de leurs contrats pour répondre à ce nouveau problème de société.

Alors, en auto-entrepreneur tu t’épanouiras 

La « loi Travail » en 2016 engageait la France dans la  « start-up nation » avec une économie de l’immédiateté, de l’agilité, de l’audace plutôt que la sécurité. Et si l’économie devient « collaborative », la relation de travail s’apparente de moins en moins à une relation de subordination. À la figure du salarié subordonné de la seconde révolution industrielle, se substituerait celle de l’auto-entrepreneur de la révolution numérique. Le droit du travail évolue dans ce sens, pour plus de flexibilité, pour permettre aux entreprises de répondre « à la demande », et permettre à chacun d’entrer beaucoup plus facilement sur le marché du travail.

Mais surtout, la multiplication du nombre d’auto-entrepreneurs au cours des dernières années dans le numérique, si elle a contribué à limiter l’explosion du chômage, s’est traduite par une paupérisation continue du nombre de ces travailleurs indépendants, on peut penser à des livreurs Deliveroo qui peuvent faire 40h par semaine pour finalement gagner un maigre SMIC – la moyenne du chiffre d’affaire des auto-entrepreneurs dans tous secteurs confondus se situant aux alentours de 240 euros par mois, selon Le Figaro.

 Être salarié et non auto-entrepreneur est une question de sécurité, garantie par un statut juridique.

Rappelons que plusieurs obligations découlent du contrat de travail. L’employeur est notamment tenu de fournir un travail dans le cadre de l’horaire établi, verser le salaire correspondant au travail effectué, respecter les autres éléments essentiels du contrat (qualification, lieu de travail quand il est précisé dans le contrat…), faire effectuer le travail dans le respect du Code du travail et de la convention collective applicable à l’entreprise. Le salarié doit, quant à lui observer les horaires de travail, réaliser le travail demandé conformément aux instructions données, respecter les engagements mentionnés dans le contrat de travail, ne pas faire de concurrence déloyale à son employeur.

Ces dernières années, nous assistons, à travers l’ubérisation, à une dynamique qui encourage le délitement progressif du salariat, sous des formes qui ne sont pas toujours apparentes. La lente remontée de l’emploi indépendant dans beaucoup d’économies développées ne restitue pas à lui seul toutes les facettes de cette désagrégation : à l’intérieur même du statut salarial, nombre de prérogatives issues du compromis fordiste sont en régression. Plus globalement, nous assistons à une atomisation de la relation de travail. Au-delà des emplois de petits services qui s’accrochent aux plates-formes numériques, cette tendance recouvre la montée en puissance des petites entreprises sous-traitantes, de l’auto-entrepreneuriat, des missions courtes d’intérim, des CDD de mission ou de chantier, et tout l’essaim des CDD ultracourts ; ou encore, à l’étranger, les contrats zéro heure britanniques ou les mini-jobs allemands. Tous ces petits contrats intermittents relèvent d’une remontée en puissance du travail à la tâche. Ils marquent la résurgence d’une relation de travail inégale qui s’était développée au XVIIIe siècle en Europe occidentale et qui avait constitué une des étapes de la proto-industrialisation. Vous l’avez bien compris, cela est, à juste titre, une régression, puisque tout un pan du travail bascule sous le droit commercial, relevant d’une relation de sous-traitance et n’étant plus protégé par le Code du travail.

À travers ces éléments, nous pouvons  donc considérer que le statut de salarié, héritier de toutes les avancées sociales depuis le XIXe siècle, est plus protecteur qu’un statut d’auto-entrepreneur. Pourtant, de plus en plus de travailleurs veulent être autonomes. Cela pourrait-il s’apparenter à la « peur d’être emmerdé » (Beaud et Pialoux) créant ainsi une volonté d’être son propre patron ?

Devenir son propre chef, être libre sans relation de subordination, choisir ses horaires, travailler à la tâche : un discours qui s’avère relever surtout du marketing dans le cas de plateformes numériques. 

Cette autonomie de l’auto-entrepreneur annonce implicitement la fin d’un droit important de représentation syndicale. Les lieux de socialisation sont dispersés, il devient impossible de construire une action collective, pas d’encadrement ni d’obligation de négociation collective. Et lorsque des auto-entrepreneurs essaient de se mobiliser, ils ont peur d’être remplacés illico, car les plateformes n’auront aucun mal à remplacer la main-d’œuvre par d’autres chômeurs qui cherchent à boucler leurs fins de mois difficiles. Ces plateformes peuvent en effet géolocaliser les mobilisés – à des manifestations par exemple – grâce à leur smartphone, et ne pas respecter le droit de grève en trouvant des prétextes pour « licencier » les dissidents, comme ce fut le cas avec Deliveroo.

D’ailleurs, les chercheurs Patrice Laroche et Heidi Wechtler montrent qu’aussi bien aux États-Unis qu’au Royaume-Uni, le lien entre présence syndicale et rentabilité économique ou financière était bien plus élevé qu’en France. Ainsi, il n’est pas étonnant que les entreprises ubérisées venant de ces contrées mettent tout en œuvre dans leur organisation interne pour éviter l’émergence du syndicalisme.

En outre, l’auto-entrepreneuriat annonce la montée inexorable d’une économie de l’accès 24 heures sur 24, de la fonctionnalité, qui exige plus de continuité mais surtout une désynchronisation des temps de travail. Cette dynamique met de façon évidente en tension nos cadres légaux de réglementation du temps de travail, léguant à un brouillage des frontières entre le monde du travail et celui de la vie personnelle. La sphère du travail n’est plus exclusivement la sphère de l’entreprise.

Et l’on pourrait se demander alors s’il s’agit bien d’une relation de collaboration ou d’une relation de subordination. C’est ainsi qu’en 2018, lorsqu’un livreur de la plateforme numérique Take Eat Easy a eu un accident au cours d’une livraison, la Cour de Cassation a décidé de requalifier son statut d’auto-entrepreneur en contrat de travail. Cette décision, bien que davantage protectrice pour le travailleur qui accède aux droits des salariés, met en danger le modèle économique de l’entreprise. Car pour l’instant, le modèle économique repose sur le fait que les risques ne sont pas mutualisés et reposent uniquement sur le travailleur.

 Pour éviter de telles requalifications, ces entreprises s’attachent à  gommer tout ce qui pourrait donner l’impression que les livreurs sont liés par une relation de subordination.

Exemples de la novlangue permettant de passer entre les mailles juridiques du salariat : 

Recruter Mettre en place un partenariat
Salaire Chiffre d’affaire
Suggestion Sanction possible lorsqu’un travail n’est pas effectué
CV, ancienneté Fiche de présentation, durée de prestation
Convocation Invitation
Renvoyer Mettre fin à la relation

 

Mais cette décision de la Cour de Cassation n’a pas remis en cause le modèle ubérisé, et dans le discours politique, de nombreux acteurs interviennent pour continuer à défendre le statut d’auto-entrepreneur. La députée LREM Bérangère Couillard, qui porte la loi sur les mobilités, répète à qui veut bien l’entendre : « les travailleurs indépendants ne souhaitent pas avoir un contrat requalifié [en grande majorité], ils veulent faire indépendamment ». Ce discours fait écho chez les dirigeants de Deliveroo : « Les livreurs de [Deliveroo] ne veulent pas de requalification de contrat de travail », « deux tiers des livreurs souhaitent conserver leur statut indépendant ». Attention, rappelons qu’être indépendant ne signifie pas être autonome.

Dans les plateformes, il n’y a rien de vraiment indépendant car il n’y a pas de décisions ni de pouvoir sur  la fixation des tarifs, et les nombreuses « recommandations » faites aux drivers sont en réalité des obligations. Cette novlangue bousculant tout un cadre juridique peut légitimement suggérer qu’il ne s’agit finalement que de « salariat déguisé ».

Un livreur Deliveroo prenant sa pause sur un trottoir à Dublin, Irlande. © Ian S

Et pourtant, notre gouvernement pousse lui-même les individus à devenir des travailleurs indépendants. En fait, dès les années 1960, des chercheurs en gestion élaboraient la « théorie de la contingence ». Burns et Stalker, en 1961, affirmaient la nécessité d’une cohérence entre les modes d’organisation interne de l’entreprise et la nature de ses marchés, entre « structure » et « environnement ». Ces auteurs expliquaient qu’une structure hiérarchique et formalisée était adaptée à un environnement stable, alors qu’un environnement changeant et innovant exigeait plutôt une organisation souple et une communication horizontale. L’innovation permise par les bouleversement liés aux numérique et à la pénurie d’emplois demande à l’État de changer les lois.

Cool, libre et collaboratif, le capitalisme triomphera.

Uber, Deliveroo, AirBnb sont-elles des plateformes vraiment collaboratives ? Il est indéniable qu’elles gagnent de l’argent grâce à des actifs détenus par des particuliers portant seuls le risque économique et qu’elles posent de sérieuses questions en matière sociale et fiscale. L’économie collaborative entre donc dans le champ de l’économie néolibérale et ces entreprises ont juste fait des valeurs du partage un slogan. Si le numérique permet un partage de ressources et de compétences à grande échelle entre particuliers avec une décentralisation de biens et services, il bénéficie d’abord à des entreprises monopolistiques qui agrègent des capitaux immenses tout en bouleversant des secteurs d’activité comme le transport, l’hôtellerie ou encore la restauration.

Leur système se nomme le peer to peer mais il nécessite en fait un intermédiaire, et c’est cette place d’intermédiaire qui aiguise les appétits des acteurs de l’économie marchande.  En outre, les plateformes sont montrées du doigts pour les risques de leurs politiques : destruction d’emplois à temps plein, baisse de la protection sociale des salariés, et surtout des revenus fiscaux qui échappent massivement  à l’impôt…

Les chercheurs Thibault Daudigeos et Vincent Pasquier (2016), expliquent de manière originale les deux grandes tendances de pensée dominantes : « Au commencement de l’économie du partage étaient le consensus et l’enthousiasme. L’engouement d’alors était porté par quelques gourous aux formules grandiloquentes : l’économie collaborative était la promesse d’un monde où « ce qui est à moi est à toi » et où « la fin des hiérarchies » devenait un horizon certain. On allait même jusqu’à prophétiser « l’éclipse du capitalisme ».

Puis vint le temps des premières polémiques et des premières désillusions avec l’arrivée des GAFAM pratiquant une forme d’ethic-washing.  Il y a désormais la bonne et la mauvaise économie collaborative.

À l’économie collaborative de ces GAFAM s’oppose finalement l’économie sociale et solidaire, qui ne désigne pas seulement les entreprises du secteur marchand mais aussi de nombreuses associations à but non lucratif. Ce terme « d’économie collaborative » est porté par une part grandissante de citoyens, qui promeuvent des pratiques davantage conformes aux valeurs de solidarité et de partage. À des kilomètres de celles d’Uber, donc.

Finalement, après le désenchantement, la « collaboration » n’est en conclusion qu’une association caractérisée par le travail uniquement, dans un but d’utilité et d’efficacité. Celle-ci a un objet déterminé ainsi qu’une durée déterminée. En effet, une fois le but de la collaboration atteint, celle-ci s’arrête et n’a plus de raison d’exister. Nous pourrons alors lui opposer le terme de « coopération » qui mobilise un ensemble de capacités humaines, avec la notion de partage de connaissances. Ce « processus libre de découverte mutuelle » n’a pas d’horizon fini, ni forcément d’objet clairement établi.

À bout de souffle, sans moyens, l’État social dépérit

Si le statut d’auto-entrepreneur représente un manque de protection des travailleurs indépendants, il n’est pas sans conséquences sur l’État-providence. Car cette économie collaborative est d’abord une économie marchande, qui se passe bien, pour augmenter ses bénéfices, de passer par la case des impôts.

Avec ses 3 millions de drivers dans le monde, Uber ne paye dans ses pays d’activité ni charge salariale ou patronale, ni congé, mais prélève jusqu’à 25% du chiffre d’affaire de ses « collaborateurs ». Plus concrètement, sur 400 millions d’euros prélevés en un an en France, Uber n’en déclare qu’1 % en Hollande. Quand on regarde la situation en chiffres, Uber ne rapporte à l’État français que 1,4 millions d’Euros d’impôts par an.

On ne peut se passer du numérique, que l’on retrouve dans tous les domaines, avec la modélisation, l’analyse et le traitement des données, dont le volume et la complexité ne cessent d’augmenter. Il est également au cœur des problématiques de santé, de gestion de l’énergie et des ressources naturelles, de préservation de l’environnement, d’éducation, transformant nos modes de communication et d’information. En moins de dix ans, le numérique est venu bouleverser les besoins en compétences et les emplois. C’est pourquoi il est aujourd’hui légitimement au cœur de nombreux débats publics et politiques.

Le Président Macron a directement ouvert la voie aux multinationales du numérique pour qu’elles développent leurs activités en France. © OFFICIAL LEWEB PHOTOS

Le projet d’avenir du numérique par le gouvernement français se distingue dans le Grand Plan d’Investissement 2018-2022, où il attribue 9,3 milliards d’euros à la modernisation de l’État 100% numérique. C’est aussi une grande préoccupation du mouvement de l’Économie Sociale et Solidaire, pour qui le numérique représente un outil incontournable. Une question de lutte contre le chômage donc, une question sociale, mais aussi une question de souveraineté : faire émerger des start-up françaises pour éviter de subir ce que l’entrepreneur et essayiste Nicolas Colin appelle « une colonisation numérique». Bref, la conquête de tous les secteurs d’activités par des plateformes anglo-saxonnes ou encore chinoises par exemple. Il s’agit aussi d’une question de compétitivité pour la France, en augmentant les rendements et investissements de ses entreprises. Un dopage de l’activité possible car « le numérique permet un effet de masse et une fluidité des échanges » selon Anne-Sophie Novel dans La vie share, mode d’emploi. Mais où se trouvent les grands plans pour lutter contre la monopolisation et la fraude fiscale ?

Dans son ouvrage Capitalisme de plateforme. L’hégémonie du numérique (2018), Nick Srnicek dénonce « les plateformes [qui] portent une tendance inhérente à la monopolisation » précisant que « nous n’assistons pas à la fin de la propriété mais bien à sa concentration ». Cette nouvelle économie serait le dernier avatar du capitalisme contemporain, donc dit « de plateforme ».

Ce capitalisme 2.0 exacerbe, malgré ses innovations, les défaillances traditionnelles de l’économie de marché.

Des défaillances qui ont toujours participé à la déconstruction de l’État social dont la légitimité symbolique repose sur le devoir de garantir des emplois, même précaires en période de « crise ».

Arrivé au bout de cette vague histoire de l’ubérisation, il semble clair que la société assiste aujourd’hui à une décomposition des acquis sociaux. Une dynamique s’expliquant aussi par les concurrences déloyales issues des processus de mondialisation ainsi que par l’optimisation sociale et fiscale des multinationales, permettant d’épargner à l’État des dizaines de milliards d’euros d’impôts chaque année au point de remettre en cause sa santé financière et donc son modèle social.

La révolution numérique est par ses effets une révolution sociale. Et si l’avenir du salariat est remis en doute par l’ubérisation, nous ne pouvons pas non plus affirmer sa disparition.   Probablement, la jurisprudence viendra redéfinir ce qu’est le salariat au XXIe siècle, un salariat devant aussi s’adapter à un désir d’indépendance des travailleurs contemporains. D’aucuns, face à la bataille idéologique qui englobe ces concepts, diront cependant que ce désir doit être nuancé, car ne nous méprenons pas,  le « patron » n’a pas disparu avec l’ubérisation, il est algorithmique et se compose de challenges à réaliser. Le patron, il est dans le smartphone, et il le restera, du moins pour quelques années encore.

Demandons-nous, en allant plus loin même que la question du salariat, vers où nous porte cet interminable processus d’ubérisation ?

De l’individualisme au machinisme, Uber, Google, Facebook investissent des milliards annuellement dans le machine learning.

Quant à la Commission européenne, elle propose un investissement de 50 milliards, dans son programme Horizon 2020, dans le domaine de l’intelligence artificielle. Ces montants ambitieux annoncent une prochaine révolution technologique qui réduira considérablement le travail humain en tendant vers l’entière automatisation de la production de bien et de service, rendant un nombre inimaginable de métiers peu qualifiés tout simplement obsolètes.

L’avenir, s’il n’est à personne, comme le disait Victor Hugo, pourrait bien finalement déjà appartenir aux GAFAM. D’autres voies semblent-elles possibles ? Finalement, difficile à savoir aujourd’hui, tant ce modèle est plébiscité. Mais certains États, comme la Californie, ont étonnamment décidé d’aller à contre-courant, en procédant à une requalification des contrats commerciaux des auto-entrepreneurs en salariés contractuels. Une politique qui s’oppose à celle de la France, où c’est une autre idéologie qui domine avec notamment le projet de loi mobilité. Tenons cet exemple comme démonstration et gardons-le en mémoire : l’ubérisation est un projet de décomposition et d’individualisation de la société qui est aussi porté par nos dirigeants.

Romaric Godin : « Les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social »

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour Le Vent Se Lève.

Nous avons retrouvé Romaric Godin au siège de Médiapart, dans le XIIe arrondissement parisien. Journaliste économique, passé par La Tribune où ses analyses hétérodoxes l’ont fait connaître, il travaille désormais pour le site d’actualité dirigé par Edwy Plenel. En septembre dernier, il publie son premier livre La guerre sociale en France. Aux sources économiques de la démocratie autoritaire paru aux éditions La Découverte. Dans cet essai, il développe ce qui constitue selon lui la spécificité du moment Macron et analyse les racines sociales et économiques profondes qui ont présidé à l’avènement du néolibéralisme autoritaire qu’il dépeint. Propos recueillis par Antoine Cargoet. Retranscription réalisée par Marie Buquen et Dany Meyniel.


LVSL – Vous commencez votre ouvrage en faisant une nette distinction entre le libéralisme traditionnel et le néolibéralisme, quelle spécificité attribuez-vous au néolibéralisme ?  

Romaric Godin – Ce que j’ai essayé de montrer, c’est quelle était la nature du néolibéralisme, qui est souvent mélangée avec d’autres notions par les milieux militants, notamment l’ultra-libéralisme ou simplement le libéralisme, etc. Or il me semblait quand même que le moment actuel, enfin depuis 40 à 50 ans, avait une particularité par rapport à ce qu’on a pu connaître dans d’autres phases du capitalisme, notamment avant la crise de 1929 ou au XIXe siècle, qui étaient aussi des moments très libéraux. Mais la grande différence par rapport à ces moments-là, la caractéristique du néolibéralisme, c’est qu’on a, au niveau mondial, un mode de gestion du capitalisme qui s’appuie sur un État au service du capital contre le travail. On peut ainsi définir le néolibéralisme non pas uniquement comme un ensemble de théories, ou comme une théorie cohérente, mais plutôt comme un mode de gestion du capitalisme, comme un paradigme dominant qui trouve dans chaque économie particulière un mode d’inscription propre, mais qui relie l’ensemble des capitalismes nationaux entre eux dans un même ensemble. On a eu après la crise de 1929 un autre paradigme plutôt keynésien-fordiste, et maintenant on est passés au paradigme néolibéral qui lui-même, depuis 2008, est entré dans une phase de crise.

Ce néolibéralisme se définit donc par la non prise en compte de l’État. La grande leçon de la pensée autrichienne, de Hayek et Mises, c’est de dire que le marché est le lieu de la justice – là-dessus il n’y a pas de doute -, mais que si on le laisse aller tout seul, il crée des excès et du chaos. On a donc besoin de la puissance publique pour, d’une part, encadrer le marché, et d’autre part le développer pour que toutes les sphères de la société soient marchandisées, puisque ce marché reste, une fois qu’il est encadré, le porteur de la justice. Cette idée a été beaucoup développée par les ordolibéraux allemands, plus encore que par les Autrichiens : l’État doit être au service de la marchandisation du monde et, dans le cadre du marché, du capital contre le travail puisque le travail n’est qu’une matière première au service du marché.

« On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail. »

Donc on a cette structure-là, d’où découle d’abord la mondialisation des biens et des services, c’est-à-dire leur libre circulation, puis la financiarisation, c’est-à-dire la capacité des capitaux à pouvoir s’allouer librement, et donc de façon optimale. Les États aident à la marchandisation et en même temps, par la pression de la liberté de circulation des capitaux, des biens et des services, se retrouvent dans une obligation de mener cette politique néolibérale. Il y a donc un cycle qui se met en place, qui est le propre du néolibéralisme, ce qui n’était pas forcément le cas dans les phases précédentes de la pensée libérale et on voit d’ailleurs qu’il y a des libéraux qui s’opposent à cette vision du néolibéralisme qui est considérée comme un étatisme par certains. Il y a donc aussi un débat au sein de la pensée libérale autour de cette question. Reste qu’aujourd’hui le capitalisme est géré dans une optique néolibérale, et pas dans une optique libertarienne ou libérale manchestérienne du XIXe siècle. Chez les néolibéraux, il y a aussi cette idée qu’on peut se défendre des accusations d’ultra-libéralisme en disant : « on ne détruit pas l’État, on continue à assurer des revenus minimums pour les plus pauvres, on continue à développer des assurances sociales même si ces assurances sont de plus en plus privées ». En tout cas, on n’est pas dans la destruction complète de l’État. On est plutôt dans une réorganisation des moyens de l’État au profit du capital et au détriment du monde du travail.

LVSL – Pour marquer le contraste vis-à-vis du libéralisme manchesterien…

RG – Exactement. Et c’est quelque chose qu’on voit très bien notamment dans les premiers temps du néolibéralisme avec les gouvernements de Thatcher ou de Reagan, où on voit des déficits publics qui continuent à augmenter ou qui baissent assez modérément, puisque la dépense publique reste importante, elle n’est simplement pas employée de la même façon, c’est-à-dire qu’elle est moins dépensée dans la sphère sociale et beaucoup plus dans la sphère dite régalienne. C’est d’ailleurs ce que défend le gouvernement français avec le budget 2020 puisqu’il demande et je le cite, le « réarmement de l’État régalien » par une augmentation du budget de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice. L’augmentation du budget de la Justice, ce n’est pas pour les tribunaux, elle est au contraire concentrée sur la création de postes de gardiens de prisons. C’est une vision de l’État qui est punitive et vraiment régalienne au sens traditionnel du terme.

LVSL – Votre ouvrage met en exergue une contradiction : la France est à la fois le pays de la résistance au néolibéralisme depuis 1945 et la nation européenne qui a été peut-être parmi l’une des plus précoces dans son développement par l’État. Comment expliquer ce paradoxe ?

RG – Il faut distinguer l’histoire de la pensée néolibérale et celle du paradigme néolibéral. Dans la pensée néolibérale, la France joue un rôle fondamental. D’abord, le néolibéralisme naît en France en 1938 avec le colloque Walter Lippmann ; puis il y a de grandes figures, notamment Jacques Rueff. Ces figures-là sont très critiques dès la mise en place du modèle social de l’après-guerre. Dès les années 1950, sous la IVe République, on commence à avoir une volonté de détricoter ce que l’on vient de mettre en place dans la période de l’immédiat après-guerre. Cela s’accentue sous la Ve République, avec le fameux rapport Rueff-Armand remis en 1960 au gouvernement, qui est en fait l’ancêtre de tous les rapports Minc, Attali, qui vont se succéder au cours des années 1990-2000. Il dit que le modèle social français est un obstacle à la compétitivité de l’économie, et à sa modernisation. Au cours de la période gaulliste, on tente d’introduire un peu plus de libéralisme dans l’économie française, un peu plus de compétition, etc. Seulement, on est dans un autre paradigme dominant au niveau mondial, qui est le paradigme keynésien, donc il n’est pas possible en réalité de détruire ce modèle, parce qu’on a besoin de créer une demande intérieure, on a besoin de créer la société de consommation pour que le capitalisme de l’époque puisse fonctionner. Le gaullisme est donc déjà une sorte d’équilibre entre une volonté néolibérale et une réalité keynésienne. Dans les années 1950-1960, la France est un modèle hybride entre le néolibéralisme et le modèle keynésien.

« En 1983, les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail. »

Lorsqu’arrive l’effondrement du paradigme keynésien dans les années 1970, on pouvait imaginer que, compte tenu de l’importance de la pensée néolibérale en France, celle-ci bascule à son tour dans un paradigme néolibéral. En réalité, la France va conserver sa structure hybride. On va changer de paradigme et la France s’intègre dans ce capitalisme. Il y a un certain nombre de réformes néolibérales, mais en même temps, elle parvient à maintenir un équilibre en conservant un bloc important de transferts sociaux et de solidarité. Même au cours de cette période néolibérale, ce bloc est encore renforcé, via le RMI sous Michel Rocard, les 35 heures, la réforme de l’assurance chômage où l’on met fin à la dégressivité, où l’assurance chômage est assez généreuse : on a un renforcement de ce modèle redistributif parallèlement au développement d’un certain nombre de réformes néolibérales. Se développe à ce moment-là un modèle hybride d’un autre type que celui des années 1960. La classe politique cherche à imposer le modèle libéral, mais la société et la volonté populaire défendent le modèle social et l’équilibre entre travail et capital que l’on avait construit dans les années de l’après-guerre.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Il y a ici un paradoxe et une continuité de l’économie française qui essaie toujours de trouver une sorte de voie moyenne. Jusqu’en 1983 il y a des modernisateurs de gauche, qui pensent que la modernisation va se faire par les nationalisations, par l’organisation de la production, par la planification – c’est des constructions du programme commun puis du programme du parti socialiste en 1981. En 1983 tout ceci est abandonné et les élites de gauche deviennent néolibérales comme les élites de droite l’étaient depuis les années 1950. Il y a une unité des élites, et là se met en place ce que j’appelle une guerre sociale, entre des élites qui cherchent à imposer le plus de réformes néolibérales possible et un corps social qui lui résiste parce qu’il reste attaché à cet équilibre entre le capital et le travail.

LVSL – Cette introduction du néolibéralisme va s’accélérer dans les années 1980 puis 1990 et 2000 et les gouvernements successifs, que ce soit dès 1983 avec le tournant de la rigueur, avec le gouvernement Chirac en 1986, Balladur en 1993 etc., vont poursuivre peu ou prou le train des réformes et la mise en place de cet agenda avec plus ou moins de zèle. Comment, après 10 ans de Sarkozy et de Hollande, se distingue le moment macroniste ? Y a-t-il une différence de nature ? Qu’est-ce qui fait sa singularité ?

RG – Je pense qu’il faut distinguer ce qu’il s’est passé dans les années 1980, 1990 et 2000 de ce que je considère comme le tournant qui est l’année 2010. Le vrai tournant de la politique française c’est l’année 2010. Je vais revenir sur la spécificité Macron, mais on a effectivement en 1983 cette unité des élites, la première tentative d’une politique néolibérale qui se met en place. Elle est extrêmement impopulaire parce qu’elle est réalisée par un gouvernement qui devait précisément rompre avec la première tentative néolibérale de Raymond Barre, Premier ministre en 1976, qui met en place un plan de réformes dès 1977. Première tentative, échec absolu en 1986 avec une défaite historique de la gauche. La droite revient sur un programme thatchérien et tous ces gouvernements mettent en place des réformes très dures, avec l’idée de réaliser en France ce qu’ont réalisé Thatcher et Reagan, c’est-à-dire un choc néolibéral. Il se trouve qu’à la différence de ce qui se passe aux États-Unis et au Royaume-Uni, non seulement le corps social réagit – il a réagi aussi au Royaume-Uni – mais encore le gouvernement n’arrive pas à dépasser cette résistance et doit revenir en arrière. En 1986, même si beaucoup de choses ont été faites, on se souvient qu’après le mouvement étudiant, on est revenu sur la réforme des universités qui était une réforme très néolibérale, destinée à modeler l’enseignement supérieur sur les besoins de l’offre productive. Il y a aussi eu au cours de la même période la réforme de la SNCF qui est abandonnée suite à une très longue grève des cheminots. Surtout, il y a la défaite de 1988, où ceux qui ont été entièrement battus en 1986 reviennent au pouvoir en se présentant comme moins néolibéraux que la droite. Se met en place l’idée qu’on ne peut pas, en France, avancer sur ces réformes néolibérales si on n’offre pas des compensations au corps social. C’est ce que Rocard avait compris d’une certaine façon dès 1988 et ce que va comprendre ensuite Jospin, ce que va un peu continuer Raffarin dans des proportions moindres. Et c’est là que se développe ce modèle hybride dont je parle.

Quand il se fait élire en 2007, Nicolas Sarkozy compte aller très loin dans le néolibéralisme puisque son idée, c’est de rallier au néolibéralisme une partie de l’électorat du Front National, en alliant néolibéralisme et discours xénophobe, anti-immigration, sécuritaire… En 2007 il y arrive, il commence à faire des réformes assez violentes, puis vient la crise qui le bloque; et en 2010, on a un tournant. Plusieurs éléments témoignent alors du changement assez radical d’un Sarkozy qui, pendant la crise de 2008, s’était converti au keynésianisme, était pour la moralisation du capitalisme et contre les paradis fiscaux, etc. En 2010 qu’est-ce qu’il fait ? Il fait une réforme des retraites contre laquelle il y a une résistance très forte dans la rue, assez inédite, et la réforme passe quand même. Donc on n’écoute plus la résistance. Première chose. Deuxième chose, il y a la fameuse promenade de Deauville de 2010 avec Angela Merkel où il accepte d’appliquer la politique d’austérité que lui demande l’Allemagne. La chancelière estime que pour lutter contre la crise qui se développe en Grèce, en Espagne et en Irlande, il faut une politique d’austérité, pour rassurer les marchés financiers. Et il faut que tout le monde la fasse. L’Allemagne convainc la France de l’imiter. On l’a oublié mais les budgets 2011 et 2012 votés par la majorité UMP sont extrêmement austéritaires.

« Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française. »

À ce moment, on a quelque chose qui est de l’ordre du tournant parce qu’à la différence de ce qu’il s’est passé jusqu’ici, on réalise des réformes sans compensation pour le corps social, des réformes que l’on impose. Il assez significatif de constater que cela arrive au moment où est rendue la deuxième version du rapport Attali, qui commence par ces mots : « le temps est venu ». On entre dans le moment où les élites néolibérales ne veulent plus transiger avec le corps social. Traditionnellement et comme on pouvait s’y attendre, Sarkozy est battu en 2012 en grande partie sur cette question de la politique économique, puisque François Hollande est élu en grande partie parce qu’il dénonce le monde de la finance et l’austérité de Sarkozy. Sauf que François Hollande est un néolibéral convaincu et bascule très rapidement dans une austérité cette fois fiscale à partir de 2012, puis, à partir de 2014 avec le gouvernement Valls, dans une politique de réformes structurelles très forte, notamment par la loi El Khomri.

Qu’est-ce qui différencie cette période 2010-2017 de ce qui va advenir avec Macron ? C’est que ces réformes sont faites par des partis traditionnels. L’UMP d’un côté, et le Parti Socialiste de l’autre, qui doit trouver des alliés : écologistes, communistes… Lorsque ces partis font ces réformes-là, ils sont toujours confrontés à une opposition interne. Typiquement, c’était les frondeurs pour Hollande. Pour Sarkozy, on voit bien qu’il y a une partie de l’électorat qui l’avait rejoint en 2007 et qui l’a abandonné en 2012 en raison de cette politique d’austérité. En réalité, ces partis-là ne peuvent pas aller très loin dans les réformes. Ils ne peuvent pas faire un choc néolibéral franc, parce qu’ils ont des problèmes de majorité. Ces deux politiques ont été très fortement critiquées par les élites néolibérales, qui y voyaient une politique de petits pas, alors qu’il n’y avait plus de compensations, mais c’était trop de réformes ponctuelles et non des réformes vastes destinées à transformer la politique économique, la culture économique et le tissu économique français. Au regard de ce que promeut la commission Attali en 2010, les avancées de Sarkozy et de Hollande sont trop minimes : ce que propose Macron en 2016, quand il démissionne, quand il devient candidat, c’est d’appliquer ce programme-là. D’appliquer une politique néolibérale pure qui permette véritablement le changement structurel de l’économie française.

« La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. »

À la différence des autres, il va constituer une base sociale qui est acquise à cette idée, constituée en fait de ceux que l’on appelle les « gagnants de la mondialisation », ou ceux qui croient l’être, ou ceux qui ont un intérêt à ce que la politique soit du côté du capital plutôt que du travail, ou qui s’identifient à cette politique pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Ça représente à peu près un cinquième de l’électorat français, qui sait exactement ce qu’il veut : en bref, il veut les conclusions de la commission Attali. Emmanuel Macron est l’homme qui s’identifie à cette base sociale, qui s’identifie aux intérêts du capital, qui va pouvoir mener une politique néolibérale franche et un choc de réformes structurelles sur l’économie française. C’est là-dessus qu’il va construire son programme électoral, autour de l’idée de « libérer les énergies » etc., soit la version communicante des réformes structurelles destinées à libérer le capital en France.

La rupture se fait à ce niveau-là : il n’y a plus de contre-pouvoir interne à la volonté de réforme néolibérale. Sarkozy et Hollande ont commencé cette politique, mais ils devaient faire avec des contre-pouvoirs internes de type électoral ou politique. Le parti de Macron vise quant à lui à appliquer ces réformes néolibérales : il est constitué pour ça. Est présente l’idée qu’il faut faire un choc très fort dès le départ, le quinquennat commence par les ordonnances sur le code du travail qui achèvent la loi El Khomri. Donc tout ce qui avait été retoqué pour des raisons d’équilibres internes au Parti Socialiste dans les lois El Khomri a été recyclé par les ordonnances Macron sur le code du travail. C’est l’achèvement de ces réformes-là, c’est la fin de la politique des petits pas. Et tout le quinquennat Macron va être le quinquennat de ces réformes structurelles que les politiques d’avant ont refusé ou rechigné à faire.

LVSL – Vous revenez dans votre livre sur l’épisode des gilets jaunes et sur l’inévitable face-à-face entre le pouvoir d’une part et les classes populaires de l’autre, et prédisez par ailleurs un durcissement de la politique macronienne et l’avènement d’une démocratie autoritaire. Cependant en matière sociale, le pouvoir a beaucoup communiqué sur l’acte II du quinquennat, placé sous les auspices de la concertation et du dialogue. Quel crédit apporter à ce nouveau discours ? Est-ce que la stratégie de chocs structurels permanente est pérenne ?

RG – On commence à voir que l’acte II est une vaste blague pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’aucune des réformes structurelles qui sont en chantier n’ont été remises en cause, que ce soit la réforme des retraites ou la réforme de l’assurance chômage. Tout ça continue de façon très claire. Surtout, se poursuit un continuel travail de sape de l’État social tel qu’il a été construit après la guerre. Le deuxième acte de la réforme du marché du travail, c’est la réforme de l’assurance chômage qui a été imposée d’en haut, par l’État. C’est typiquement ça le néolibéralisme. L’État qui décide de lui-même, sans écouter les partenaires sociaux, sans essayer de construire un compromis entre le capital et le travail, le patronat et les syndicats, qui décide de prendre acte de l’incapacité des deux partis à trouver un compromis, qui n’essaie pas de prendre un peu d’un côté et un peu de l’autre, mais choisit de mener une politique franchement du côté du capital. En faisant quoi ? En détruisant les droits des chômeurs, avec un recalcul des allocations chômage qui va provoquer dans les mois et les années qui vont venir un appauvrissement des chômeurs qui sera très fort.

« On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé, et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail. »

Les chômeurs seront obligés de travailler et donc de se conformer à l’offre de travail, c’est ça le néolibéralisme, c’est forcer les gens à rentrer sur le marché. Même si ça ne correspond pas à leurs vœux ou à leur formation : « je n’ai plus rien pour vivre, il faut que je trouve un travail, n’importe lequel ». Cette réforme de l’assurance chômage touche aussi les cadres, qui devront trouver un emploi très rapidement pour éviter cette dégressivité. On pousse les travailleurs vers le marché du travail, lequel a parallèlement été flexibilisé et va donc pouvoir offrir tout un tas d’emplois à bon marché à ces chômeurs qui seront en demande de travail.

Ça ne représente à terme que deux milliards et demi d’économies, mais sur la structure et le fonctionnement de l’économie et de la société françaises, c’est quelque chose de majeur, c’est un changement continuel. Le régime d’assurance chômage qui avait été maintenu depuis l’époque Jospin était un des filets de sécurité sociaux les plus développés d’Europe et c’était quelque chose qui permettait justement à la société française de trouver son équilibre. Là, on le détruit. Donc l’acte deux comme un acte « social », rien que par cette réforme, c’est déjà très contestable. Deuxième réforme, c’est l’article 3 du projet de financement de la Sécurité sociale qui entérine dans la loi la non-compensation des baisses de cotisations pour la Sécurité sociale. C’est-à-dire que l’État décide de baisses de cotisations pour favoriser le profit et l’accumulation du capital. Depuis 1994 on compensait, parfois on trouvait des moyens techniques de ne pas le faire, mais en général on compensait ces baisses de cotisations. Ça avait été décidé sous Édouard Balladur en 1994 avec la loi Veil – quand je dis que dans les années 1990 on essayait toujours d’avoir un peu d’équilibre, en voici un exemple. Cette politique n’est plus compensée, ce qui veut dire que la Sécurité sociale devra réaliser des économies pour compenser les baisses de cotisations accordées aux employeurs : c’est la Sécurité sociale, donc le système social et donc les filets de sécurité sociaux qui vont financer la politique néolibérale du gouvernement.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Quant à la réforme des retraites, comme c’est explosif, ils essaient de diluer en faisant une fausse deuxième concertation… Mais cette réforme des retraites est toujours à l’agenda, le Président de la République l’a annoncée pour l’été 2020. Son principe ? C’est de passer d’un système où nous avons des prestations définies (vous avez tant d’annuités, vous avez telle retraite) à un système de cotisations définies (vous savez combien vous cotisez, combien de points vous acquérez, puis on va calculer selon la valeur du point combien ça va vous faire en pension). De quoi dépendra la valeur du point ? D’un critère qui n’a jamais bougé qui est que la dépense de retraite dans le PIB doit être de 14%. Comme on va avoir plus de retraités dans l’avenir, on va diviser la distribution et on va paupériser les retraités. Ce sont les retraités qui, par la baisse de leurs prestations, vont payer ce système et payer surtout le fait que le système soit à coût défini. Quelles en seront les conséquences ? Si vous voulez avoir une retraite de qualité ou en tout cas suffisante pour vivre, devant cette incertitude, vous devrez prendre une retraite privée par capitalisation à côté. La seule fonction de cette réforme, c’est de développer l’assurance retraite privée.

« On fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire : c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion. »

Trois éléments très importants attaquent l’État social et le compromis social français dans le cadre de cet acte deux. Pendant ce temps, on nous explique que l’acte deux est un acte social parce qu’on baisse l’impôt sur le revenu. L’impôt sur le revenu touche 40% des contribuables français et sa baisse est financée par le déficit de la Sécurité sociale, par la poursuite de l’austérité dans l’hôpital qui va devoir encore cette année économiser 800 millions d’euros alors qu’il se trouve dans une crise épouvantable, par le gel des APL – enfin, la « contemporéanisation des APL » – qui est en fait une baisse des prestations, par l’assurance chômage comme je vous l’ai dit. En somme, on fait payer les baisses d’impôts des classes moyennes par les plus pauvres. La stratégie est claire: c’est de pouvoir rallier les classes moyennes à la politique de réforme structurelle en achetant cette adhésion.

Maintenant est-ce-que ça fonctionne ? Si l’on considère le mouvement des gilets jaunes, on peut penser que même si la révolte a un point de départ financier avec la taxe carbone, la réflexion a ensuite pris un peu de hauteur et elle s’est posée la question de savoir si l’on doit avoir des marchés partout, est-ce-que je dois être soumis en permanence à cette tension de l’offre et de la demande, est-ce-que je ne suis qu’un consommateur ? tout ça a été présent dans la révolte des gilets jaunes et s’est diffusé… En baissant l’impôt sur le revenu, on envoie le message qu’on n’est qu’un consommateur, qu’on peut par ailleurs baisser les prestations, qu’on peut réduire la croissance des dépenses publiques parce que tout ça va être compensé par la libération du pouvoir d’achat, mais c’est un jeu de dupes et il n’est pas à exclure que dans le contexte français ce jeu de dupes ne soit pas couronné de succès…

LVSL – Malgré la crise des gilets jaunes, Emmanuel Macron poursuit sa politique au point que celle-ci prend des allures de fuite en avant. À ce propos, vous évoquez dans votre livre l’avènement d’une « démocratie autoritaire », à quoi ressemblera-t-elle selon vous ?

RG – Dans la réponse aux gilets jaunes, il n’y a eu aucune concession sur les réformes structurelles engagées. La réforme du marché du travail est toujours là, la réforme de la SNCF est toujours là, les privatisations ont été lancées, et surtout la réforme de la fiscalité du capital qui, avec la réforme du marché du travail, est un des points centraux de la politique néolibérale de Macron, n’a pas été remise en cause : il en a fait une ligne rouge absolue. Même si elle ne se résume pas à ça, un des éléments centraux de la politique néolibérale c’est le creusement des inégalités. Les derniers chiffres qu’on a eus sur les inégalités en 2018 sont extrêmement inquiétants. Tout le monde s’est concentré sur cette histoire de taux de pauvreté hors compensation des APL, mais la réalité c’est que l’indice de Gini a augmenté comme jamais en France : c’est le produit de la réforme de la fiscalité du capital et c’est aussi l’un des éléments déclencheurs de la crise des gilets jaunes. On demande aux gens de payer plus pour l’essence alors qu’on a libéré des milliards pour les plus fortunés. Alors comment fait-on lorsque l’on a cette politique et en face un corps social qui rejette cette politique inégalitaire ? C’est pour ça que les baisses d’impôt sur le revenu ne sont pas forcément certaines d’être couronnées de succès. De fait, la baisse d’impôt arrive en 2020 mais les gens qui payaient l’ISF ne le paient plus depuis 2018 et nous parlons du même montant : c’est cinq milliards, donc eux ont déjà gagné quinze milliards quand les onze millions de ménages concernés par la baisse de l’impôt sur le revenu auront gagné cinq milliards… On n’est pas dans la réduction des inégalités, quoiqu’ils en disent.

« La poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort. »

Alors comment on fait face à ça ? On fait taire les oppositions, d’une certaine façon je n’ai même pas besoin de vous dire à quoi ça va ressembler, c’est déjà là. C’est la loi anti-casseurs qui autorise la police à arrêter en amont des manifestants, c’est une loi qui autorise à verbaliser des gens qui sont sur des endroits de manifestation. C’est une loi qui interdit d’aller dans une manifestation en se protégeant des gaz lacrymogènes, des flash-ball, de la répression policière. Je ne vais pas m’étaler, tout le monde le voit, la répression s’était déjà durcie sous Sarkozy et sous Hollande, c’est contemporain de l’évolution vers un néolibéralisme plus radical. Le maintien de l’ordre à la française reposait jadis sur l’idée selon laquelle « on cogne dur mais on ne fait pas de blessés », maintenant c’est « on fait un maximum de blessés ». Je vous rappelle quand même que l’État chinois a présenté la loi anti-casseurs française comme un modèle dans le cas de Hong-Kong, ils ont même tweeté là-dessus… Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur chilien peut s’étonner qu’on l’embête sur la répression des manifestations, la France fait la même chose.

Romaric Godin au siège de Médiapart. © Killian Martinetti pour LVSL.

Nous sommes face à un paradoxe que j’ai résumé sous le terme – qui est sans doute contestable – de « démocratie autoritaire », d’une démocratie qui fonctionne a minima, mais qui fonctionne, on a des élections où personne ne vous dit pour qui voter : vous votez dans l’isoloir, il n’y a pas de pression sur l’exercice du vote. Mais en parallèle vous avez une répression policière, une répression d’État extrêmement forte pour dissuader le corps social de réagir aux réformes néolibérales. Il y a une sorte d’étouffement des contestations qui correspond à une évolution dans le modèle français puisque jadis les gouvernements étaient confrontés à une contestation du corps social et devaient répondre à cette contestation, parfois aussi par la répression, soyons honnêtes, mais cette répression devait s’accompagner de politiques d’apaisement. C’est terminé, nous n’avons plus de politiques d’apaisement : la poursuite de la transformation radicale du modèle français se fait dans un contexte de violence d’État très fort.

LVSL – Élargissons la focale et considérons les grands équilibres européens. À l’issue de l’élection de 2017, les ambitions françaises au niveau européen étaient claires : rentrer dans les clous budgétaires et obtenir en échange des progrès en matière de budget européen. Depuis dix ans désormais, l’élaboration des politiques d’austérité se justifie par la contrainte européenne. Quel regard portez-vous sur la stratégie européenne d’Emmanuel Macron à l’heure où l’Allemagne montre de réels signes de faiblesse ?

RG – Regardez ce que dit Emmanuel Macron, notamment dans une interview à Ouest-France juste avant l’élection : il explique que l’Allemagne a réussi parce qu’elle a fait des réformes et qu’elle attend maintenant de nous qu’on fasse la même chose… Les réformes structurelles engagées sont similaires à ce qu’avait fait l’Allemagne dans les années 2000, ce sont des réformes Hartz à la française. Ainsi l’Allemagne serait satisfaite et on serait récompensés de nos efforts par un changement de politique outre-Rhin… C’était ça l’idée de Macron et c’est un échec complet, l’Allemagne est totalement indifférente à ce qui se passe en France, et de toute façon cette politique de course à l’échalote des réformes est toujours perdue d’avance parce qu’il faut toujours aller plus loin. Face à ça, Macron n’a aucune stratégie alternative et poursuit donc cette pseudo-stratégie où il prétend pouvoir arracher quelque-chose à l’Allemagne. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’on voit ? On aurait toutes les raisons de penser que l’Allemagne est en situation de faiblesse et que la France peut lui imposer des éléments de relance budgétaire et d’investissement. Rien du tout : dans le débat allemand la France est totalement absente, ça ne compte pas, la volonté d’Emmanuel Macron n’a aucune incidence sur le débat outre-Rhin autour de la relance budgétaire et de l’investissement public. Si l’Allemagne relance un jour et investit – ce qui me semblerait étonnant – ce ne sera pas grâce à Macron et certainement pas grâce à ses réformes ou grâce à la croissance pseudo-supérieure – on ne parle quand même que de 1,3%, de la France par rapport à l’Allemagne. Nous sommes donc là dans une impasse totale. On a bien du mal à définir une politique européenne de Macron. C’est au coup par coup, en termes de vision globale de l’Europe il n’y a rien du tout…

« Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital. »

Je souhaite juste rajouter un élément qui me semble important : même si l’Union européenne est effectivement une structure qui économiquement était constituée autour d’une idée libérale, peut-être même une structure punitive comme on l’a vu pendant la crise de la dette ; dans le cadre français ce n’est pas l’Europe qui demande. L’Europe demande, mais en réalité si nous avions un gouvernement qui ne le faisait pas je ne sais pas ce qu’il se passerait. La pression et la volonté de réforme viennent du gouvernement français. C’est Macron qui décide de réformer. C’est la politique française qui décide d’utiliser l’Europe pour mener à bien ses politiques. Ces politiques de réforme ont été mises à l’agenda par un candidat devenu président de la République et qui a décidé de son propre chef d’en faire le socle d’une politique européenne. Effectivement ça échoue, mais on ne peut pas dire en France, comme par exemple dans le cas de la Grèce ou de l’Italie, qu’il y ait eu une sorte d’ultimatum de l’Europe pour réaliser ces réformes – quand bien même l’Union Européenne pousse dans ce sens. Je ne suis pas en train de dire que l’Europe n’y est pour rien, mais Macron ne peut pas se prétendre soumis à une pression européenne qui le contraindrait à mener ces réformes. C’est lui qui a défini sa politique européenne, il explique devoir faire des réformes pour obtenir des concessions allemandes, or ce n’est écrit nulle part, c’est absurde et c’est lui qui le définit…

LVSL – De la même manière qu’en 1981 la gauche est arrivée au pouvoir en France tandis que s’amorçait déjà le cycle thatchérien et reaganien, n’a-t-on pas l’impression que l’élection d’Emmanuel Macron – célébrée comme une divine surprise un peu partout en Europe – s’inscrive à contretemps d’un cycle mondial déjà finissant qui était celui du néolibéralisme triomphant, à l’heure où les frontières et certains régimes autoritaires ou simplement protectionnistes se mettent en place un peu partout ?

RG – Je pense qu’effectivement le néolibéralisme est arrivé à sa limite. À l’origine, pourquoi le néolibéralisme intervient ? Parce que la capitalisme keynésien était à bout de souffle, il était soumis à la pression du monde du travail qui voulait aller plus loin – souvenez-vous de tous les mouvements des années 1960 et 1970 qui poussent vers une plus forte autogestion des travailleurs, vers davantage de concessions de la part du capital; et surtout les profits baissent. À cela il faut ajouter tous les symptômes de la crise du keynésianisme que sont les désordres monétaires, l’inflation, etc. Le néolibéralisme propose une solution et promeut une politique en faveur du capital pour relancer le taux de profit. Il a été mis en place dans le cadre de la mondialisation, qui a permis d’obtenir une relance des taux de profit par une baisse des coûts de production, par la financiarisation, etc. Quels sont les grands défis aujourd’hui ? La transition écologique, les inégalités et dans certains cas le rejet du consumérisme. Le néolibéralisme est incapable de répondre à ces défis-là. Il est même incapable de répondre au défi de la croissance économique puisqu’elle ne cesse de ralentir, que la croissance de la productivité ralentit elle aussi et que pour créer du profit il est en permanence obligé de comprimer le coût du travail. Va s’engager une fuite en avant du néolibéralisme qui va créer toujours plus d’inégalités et toujours plus de dégradations écologiques…

Le néolibéralisme n’a plus d’autre solution que de tourner à vide. Nous sommes dans une situation un peu paradoxale où celui-ci est incapable de répondre aux défis du moment mais reste sans alternative. Nous sommes donc, comme vous l’avez dit, face à une sorte de fuite en avant.

La France avait un système mixte et équilibré, qui aurait pu être une forme de modèle pour ceux qui cherchent à sortir du néolibéralisme, et c’est à ce moment-là qu’on décide, nous, de faire notre révolution thatchérienne. On est effectivement totalement à contre-courant et à contretemps des défis du moment. Au niveau mondial, il y a des révoltes un peu partout directement ou indirectement liées à cette crise du néolibéralisme. Liées également à une crise de la démocratie puisque le néolibéralisme c’est l’idée de la démocratie tempérée, de la démocratie qui ne s’occupe pas des choses sérieuses, c’est à dire de l’économie et des marchés. Le néolibéralisme induit une certaine perte de contrôle, et ça tout le monde le sait, tout le monde le sent, la crise grecque en est d’une certaine façon l’illustration. C’est-à-dire que la démocratie peut faire ce qu’elle veut, il y a un moment où elle est obligée de se soumettre à la loi du marché, à la loi du capital.

Face à cette loi-là, les révoltes démocratiques et sociales se multiplient partout dans le monde. La première de ces révoltes c’est d’ailleurs les gilets jaunes en France. La demande des gilets jaunes, c’est quoi ? Vous ne pouvez pas nous faire payer si vous ne faites pas payer les riches et, deuxièmement, on veut avoir notre mot à dire : c’est donc une crise sociale et démocratique. Le mouvement des gilets jaunes a été structurant, ce n’est pas pour rien qu’on les revoit au Chili, en Irak, en Égypte, à Hong-Kong Les gilets jaunes sont la première grande crise du néolibéralisme.

À cela, vous avez trois réponses. La première réponse c’est de continuer comme avant, on ne s’occupe de rien et on va au désastre, vers une crise climatique et sociale aiguë et vers la confrontation. La deuxième réponse, c’est que face à ces désordres provoqués par la crise du néolibéralisme, celui-ci s’allie pour survivre avec des tendances fascistes ou autoritaires. En France, on commence à évoluer vers une vision plus autoritaire de la société et il s’opère ainsi une sorte de fusion entre le néolibéralisme et le néofascisme comme on le voit dans les pays de l’Est déjà, ou dans une moindre mesure avec Trump, ou à partir de 2015 avec le durcissement du régime chinois qui correspond à une crise de croissance. On ne peut pas exclure de voir advenir, à droite de Macron, cette fusion entre les néolibéraux et les néofascistes. Face à la crise, le corps social réclamera de l’ordre et on entrera dans un régime autoritaire qui, économiquement, sera le sauvetage de l’ordre existant. Puis le troisième scénario, qui est plus hypothétique, c’est que l’on arrive à proposer autre chose, à sortir de ce cadre néolibéral.

Dans le capitalisme, hors du capitalisme, peut-être que c’est mal poser la question, je n’en sais rien. En tout cas, on peut imaginer que quelque chose propose une alternative, ce qui n’est pas évident parce que la société est depuis cinquante ans travaillée par ces tendances néolibérales. Les luttes sont très individualisées, centrées sur différentes questions, les gilets jaunes vont parler de démocratie directe, du prix de l’essence, de niveau de vie dans certains cas, les hôpitaux vont demander davantage de moyens, les cheminots vont parler du statut des cheminots, etc. Il est très difficile de faire le lien entre toutes ces luttes et surtout de les transcender pour que ces luttes se transforment et puissent proposer un changement de paradigme économique et social. Le défi est là. Il y a quand même quelque chose qui est de l’ordre de l’urgence…


https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_guerre_sociale_en_France-9782348045790.htmlLa guerre sociale en France, Aux sources économiques de la démocratie autoritaire. Romaric Godin.

Éditions La Découverte, 250 pages, 18€.

 

 

 

 

 

Arthur Nesnidal : « Reconquérir les mots est absolument indispensable »

https://www.lisez.com/ebook/la-purge/9782260034377
©Maxime Reychman

Arthur Nesnidal, tout jeune auteur alors âgé de 22 ans à la parution de son premier roman intitulé La Purge dans lequel il met en scène l’expérience d’un personnage en classe préparatoire aux grandes écoles, nous a accordé un entretien sur la place de son roman – et du roman en général – dans la bataille culturelle. Selon lui, La Purge est un pamphlet contre notre société méritocratique dans laquelle règne une compétition acharnée qui transforme le droit de vivre dignement en privilège réservé à certains. Entretien réalisé par Romain Lacroze.


LVSL — Vous avez écrit La Purge, votre premier roman, paru chez Julliard en août 2018 (bientôt en poche). C’est un roman pamphlétaire, assez court, engagé dans la bataille culturelle ouvertement en faveur des opprimés. Ce livre met en scène un narrateur en classe préparatoire qui se montre très critique vis-à-vis de ce système, mais pas seulement… Qu’aviez-vous à dire en écrivant La Purge ? Et pourquoi avoir choisi cette forme du roman pour le dire ?

Arthur Nesnidal — Il me semble que c’est extrêmement clair, ne serait-ce que quand je dédicace mon livre aux résistants, c’est-à-dire à ceux qui restent dignes. Les gens dignes sont ceux qui s’affirment, qui existent par leur résistance à l’oppression. C’est un livre qui dénonce l’oppression et la reproduction des élites. Je me sers des classes préparatoires comme d’un prétexte pour dénoncer un système beaucoup plus vaste, celui de la reproduction des élites, de la confiscation de la culture classique par une élite. En fait, quand je dis « élite », j’entends « oligarchie ». C’est l’oligarchie que j’ai dans le viseur de mon bouquin.

« Je me sers des classes préparatoires comme d’un prétexte pour dénoncer un système beaucoup plus vaste de reproduction des élites, de confiscation de la culture classique par une élite »

D’autre part, il s’agit d’un roman parce que c’est beaucoup plus efficace que n’importe quelle autre forme littéraire pour ce que je veux en faire. Mon objectif est de dénoncer, de susciter l’indignation, la colère et la révolte. Un essai ne me conviendrait pas parce que la forme rigoureuse de la démonstration scientifique, comme on aurait dans un essai sociologique qui s’appuierait sur des statistiques, ne permet pas de susciter l’indignation. L’essai permet plutôt d’avoir une vue suffisamment précise de la situation pour rédiger un texte de loi par exemple. Un essai sociologique s’approche plus du travail du législateur que de l’invitation à l’insurrection populaire. En définitive, le roman incite à taper du poing sur la table. C’est plus puissant, cela a plus d’impact…

Il y a aussi d’autres raisons à ce choix : je ne suis pas sociologue, donc, je ne peux pas, de toute façon, me permettre d’écrire autrement que dans une forme purement littéraire ou artistique pour dénoncer un système violent. D’autant plus que, j’insiste, mon sujet ne traite pas des classes préparatoires, il dénonce un système beaucoup plus vaste de reproduction des élites. Si je rédigeais un essai de sociologie, je serais obligé de cadrer mon sujet et d’étudier en elles-mêmes les classes préparatoires. D’une certaine manière, je serais à côté de ce que je voulais faire. Je serais « hors sujet » car mon but est plutôt de dénoncer le fait que la valeur qui est mise au pinacle de notre société est la compétition. Quand on veut dénoncer cela, il me semble qu’un essai est beaucoup moins approprié car plus réducteur, ou alors, cela demande un travail beaucoup plus ample dont je n’ai absolument pas les moyens.

LVSL — Ce qui est étonnant dans votre livre, c’est la première personne. Pourquoi avoir écrit ce livre à la première personne alors que vous avez toujours dit que ce n’était pas une autobiographie ?

AN — Juste un petit mot sur l’autobiographie : j’estime, à titre personnel, que l’autobiographie n’est pas un genre littéraire. À partir du moment où une biographie a des qualités littéraires, elle est romancée, donc c’est déjà un roman et ce n’est plus factuel. Une biographie n’a en elle-même qu’un intérêt historique. Ceci dit, c’est une opinion purement subjective que je porte sur la littérature en général, et du haut de mes 23 ans d’existence, cela ne pèse pas bien lourd ! Mais, il me semble que la biographie n’est pas vraiment un genre littéraire, dans le sens artistique. D’ailleurs, j’utilise le contrat de lecture pour bien signifier au lecteur qu’il ne s’agit pas d’une biographie. Au premier chapitre de mon livre, l’incipit, j’annonce aux lecteurs qu’on se situe dans un futur post-apocalyptique et que je vais raconter ma jeunesse ; c’est censé causer un déclic chez lui pour qu’il comprenne bien que c’est une fiction et que je ne vais pas raconter ma vie, puisque dans ma vie, il n’y a pas eu d’apocalypse, je ne suis pas vieux et nous ne sommes pas à la fin du XXIème siècle. Je crois que c’est assez clair sur le fait que ce n’est pas une biographie, ni une autobiographie.

Deuxièmement, pourquoi à la première personne ? Parce que je m’étais imposé une contrainte pour renforcer la valeur symbolique de ce que j’écrivais : ne mentionner aucun nom de personnage, les personnages étant tous désignés par leur fonction. À partir du moment où on n’avait que des personnages-fonction, je renforçais l’identification du lecteur et rendais possible la généralisation. Quand on dit « Monsieur le Professeur » ou « Monsieur le Directeur » pris comme des entités presque abstraites, c’est beaucoup plus facile ensuite de s’en référer à ce qu’on a connu soi-même. De plus, cela permet de comprendre que je ne parle pas d’une classe préparatoire en particulier ou des classes préparatoires en général, mais vraiment de la société toute entière. Un problème a émergé avec cette contrainte : que faire du narrateur ? Parce qu’il y a forcément un personnage narrateur qui est là, c’est quasiment obligatoire. Un roman sans narrateur n’aurait strictement aucun sens. Le mettre à la première personne permettait de respecter cette contrainte d’une part, et d’autre part, d’entretenir une confusion entre le personnage narrateur et l’auteur, c’est-à-dire moi, puisque parfois nos avis sont confondus. Parfois non, mais bien souvent, ils sont confondus, et cela fait du narrateur un personnage témoin, qui n’agit pas, qui raconte. Donc c’est drôle parce que ce livre qui est écrit à la première personne met en scène un « je » très absent puisque ce personnage ne fait rien, n’agit pas et se contente d’observer. En réalité, les descriptions et les portraits en sont la toile de fond. J’explique ce que font les autres, ce qui se passe autour de lui. Et la véritable action du personnage, ce qui change véritablement pour lui au cours du livre, c’est le regard qu’il porte sur le monde, sur ce monde-là : au début, il est complètement aliéné, il s’imagine que comme il arrive en classe préparatoire, l’ascenseur social de la République fonctionne et qu’il va y arriver ; mais à la fin du livre, il n’a plus du tout cette vision-là des choses… En fait, on suit l’éveil de sa conscience bien plus que l’agissement d’un personnage héroïque, car ce n’est pas du tout le sujet.

LVSL — Justement, vous parlez d’éveil des consciences. Quel est le public cible ? Est-ce que ce roman peut éveiller d’autres consciences ? Qui est visé en particulier ?

AN — Tout le monde. Je ne suis pas un « marketeux », je n’ai pas de public cible. Absolument tout le monde parce que comme je l’ai dit, ce n’est pas un livre sur les classes préparatoires, donc tout le monde. En fait, de manière générale, l’école concerne absolument toute la société. J’estime, parce que je suis profondément républicain, que tous les sujets politiques concernent toute la société, mais l’école en particulier, c’est-à-dire la façon dont on va former les futurs citoyens, donc, pas seulement ce qu’on leur enseigne en termes factuels, mais aussi ce qu’on leur inculque des valeurs humaines. C’est ça la formation. On ne peut pas dire que la véritable formation d’un étudiant soit le contenu de l’enseignement, qui de toute façon change d’une époque à l’autre selon l’évolution des connaissances. Ce qui est vraiment important, c’est ce qu’il va en retenir et la façon dont il va se construire avec ça.

« L’école concerne absolument toute la société »

De fait, ce que je dis de l’école dit beaucoup de la société : la valeur la plus importante, la valeur cardinale de notre société est la compétition. Dans cette compétition, donc dans une société libérale, dans un marché dérégulé, l’école a pour but de former des employables. On enseigne donc aux élèves des métiers qui vont ensuite leur donner éventuellement une place dans la société. Bon, mais en réalité, l’école n’est pas du tout un ascenseur social : la discrimination se fait aussi à l’école, même de façon inconsciente. Je ne suis pas en train de dire que partout les professeurs montrent du doigt les boursiers mais que structurellement c’est comme ça… Une personne issue d’une famille intellectuelle cultivée dans le sens de la culture universitaire, de la culture classique, a bien plus de chances de réussir à l’école que n’importe quelle autre.

Donc en théorie la ligne de départ est censée être la même pour tout le monde mais en réalité, ce n’est pas du tout le cas. Et quand bien même, l’école forme des employables, inculque un métier et, surtout, ancre l’idée de la nécessité de la compétition. Indubitablement, cette façon-là de former les jeunes ne peut déboucher que sur une société violente. Une société de compétition permanente est une société violente. Je ne dis pas que la classe préparatoire transforme les jeunes en gens violents ; cela n’aurait aucun sens, ce que je dis c’est que tout le système scolaire et toute notre société tendent à être violents parce que cette dernière idolâtre la compétition. Et par « compétition », j’entends « compétition acharnée ». Quand on commence à imaginer une société qui est faite d’entrepreneurs, je crois que tout est dit. On détruit l’État, on encourage la société civile à s’auto-organiser via les marchés, donc via l’économie, et cela ne peut être que violent, cela débouche forcément sur une compétition acharnée.

« Dire que tout le monde a sa chance, c’est dire que tout le monde est à égalité. Mais en réalité, cela signifie qu’il y aura un vainqueur et plein de perdants »

Le mensonge est de dire que tout le monde a sa chance dans l’économie de marché, dans le libéralisme, et donc dans la compétition. Dire que tout le monde a sa chance, c’est dire que tout le monde est à égalité. Mais en réalité, cela signifie qu’il y aura un vainqueur et plein de perdants. Et ce sera violent parce que de toute façon les gens vont se battre pour être vainqueur. Personne n’a envie d’être perdant, parmi les gens qui vont se faire opprimer, qui vont se retrouver sans rien. C’est d’autant plus violent si tout le monde se dit que c’est une bonne idée de vivre en compétition permanente et que ce système est accepté.

LVSL — Justement, dans votre roman, situé dans une époque « post-apocalyptique », vous écrivez en référence à une période antérieure à celle-ci : « Les mots sont importants ; et ils étaient volés. République, pacifisme, progrès, socialisme, internationalisme, les grands noms de Jaurès et de Blum n’avaient plus aucun sens ; on vendait tout au plus offrant. L’ultralibéralisme était si bien ancré dans toutes les cervelles qu’il était devenu quasi totalitaire ». Est-ce que ce roman est aussi une arme contre ce que vous appelez l’ultralibéralisme ?

AN — Bien vu, on ne m’avait pas encore sorti cette citation, ça fait plaisir de la voir sortir une fois. Un mot sur le vocabulaire volé : c’est un scandale. On ne peut plus s’exprimer si les mots sont volés. « République » a un sens, et cela ne peut pas avoir le sens d’être de droite. C’est radicalement opposé à la droite, c’est radicalement opposé au libéralisme. La République est une idée de gauche, qui ne peut être qu’une idée de gauche, et politiquement orientée. Quand on prononce « République », on ne peut pas penser « libéralisme », quand on dit « République », on signifie que l’ensemble des citoyens éduqués se préoccupe collectivement du bien commun représenté par l’État républicain. Donc les mots volés, c’est un scandale ! République a un sens, socialisme a un sens. C’est un scandale que le Parti Socialiste ne soit pas socialiste et qu’il entretienne ainsi une confusion générale. Et cela conduit les gens à dire : « La droite et la gauche, c’est la même chose, les gens sont tous pareils, les politiques sont tous pareils ». Alors que c’est tout à fait faux. Le fait de voler les mots, de les salir, empêche d’expliquer le système. Que nous reste-t-il comme mots à partir du moment où on ne peut plus dire « République », « socialisme » ou « capital » ? Comment fait-on pour décrire le libéralisme ? Comment fait-on pour en faire une critique constructive ? Il est très difficile d’être contre le libéralisme avec des mots qui sont tous salis, volés ou détournés. Comment fait-on pour dire que La République En Marche ! n’est pas républicaine ? Ou que Les Républicains ne sont pas républicains ? Comment peut-on opposer, par exemple, « capitalisme » et « communisme » alors que le communisme est assimilé au stalinisme ? C’est très compliqué et je le dénonce. Je crois que reconquérir les mots est absolument indispensable pour structurer notre pensée. En effet, on ne peut pas penser quelque chose si on n’a pas le mot pour le désigner.

D’autre part, je dis que le libéralisme est devenu quasi totalitaire : il se trouve que c’est vrai parce qu’un régime totalitaire est un régime où le pouvoir dirige et surveille chacun des aspects de la vie d’un citoyen, d’un membre du groupe. De fait, il se préoccupe tellement de chacun des aspects de la vie d’un citoyen qu’il se mêle de ce que l’on a le droit de penser ou de ne pas penser. Les journalistes sont quasi univoques sur à peu près tous les sujets, les gens ont strictement la même opinion et l’opposition est très mal tolérée ; le fait de critiquer est très mal toléré. Donc oui, totalitaire, car à partir du moment où l’on affirme des valeurs comme une évidence en permanence, et que tout le monde les accepte, il n’y a plus de démocratie. La démocratie intervient quand on n’est pas d’accord et qu’on tranche par le vote, par le nombre, par la conviction et par le débat. En général, quand tout le monde est d’accord, c’est le signe d’un régime qui n’est pas démocratique.

https://www.lisez.com/ebook/la-purge/9782260034377
Première de couverture de La Purge Illustration © Richie Faret                    © Éditions Julliard, Paris, 2018

LVSL — En quoi ce roman est-il populaire ?

AN — J’ai surtout dit que je voulais que ce soit un roman populaire. Un roman populaire se détermine d’abord par le fait que ce soit un roman qui est un best-seller (rires). En tout cas, c’est un roman qui se veut populaire parce que, clairement, il prend position pour le camp du peuple ; c’est très clair et sans ambiguïté. Je n’irai pas jusqu’à dire un roman « populiste » qui essaie de décrire avec réalisme la vie du peuple à la façon du roman Les Misérables, parce que ce n’est pas le sujet ici. On est dans un lieu extrêmement clos, tout se passe au même endroit sur une année… Ce roman se veut populaire, parce que, très clairement, il prend position pour le peuple. Alors « pour le peuple » ça veut dire contre l’oligarchie. Mais encore une fois, il y a quelque chose de dramatique dans le fait qu’on ne puisse plus dire que l’on est contre quelque chose parce qu’à partir de ce moment, on voit se répandre des éléments de novlangue absolument insupportables qui sont des non-sens intellectuels du style : « Il faut arrêter d’être contre, il faut être pour ! » Cela sous-entend : « Pour quoi ? Pour nous bien sûr, pour nous, l’oligarchie… » Alors que nous sommes pour des choses aussi belles que le partage, la Sécurité sociale… C’est avec le partage du pouvoir en particulier que va se faire le partage des richesses… Voilà, je ne suis pas seulement contre… Je suis aussi pour d’autres choses. Cela implique que quand on est pour quelque chose et qu’il y a quelque chose d’autre en place radicalement différent, on est contre ce qui est en place. Fatalement, quand je dis que je veux que ce soit un roman populaire, c’est parce que dans mon esprit, le peuple est opposé à l’oligarchie. Les gens qui détiennent le pouvoir à la place de ceux qui le subissent, c’est-à-dire les gens qui détiennent le pouvoir au lieu de représenter le peuple, n’ont pas leur place dans notre société. Cela ne devrait pas fonctionner comme ça.

« Les gens qui détiennent le pouvoir à la place de ceux qui le subissent, […] qui détiennent le pouvoir au lieu de représenter le peuple,
n’ont pas leur place dans notre société »

Bien sûr, il y a aussi les éléments de novlangue qui contribuent à vider les mots de leur sens. On martèle des mots un peu comme des concepts opérants. Quand un préfet parle, il doit dire : « État, sécurité » ; quand un ministre parle, il doit dire « budget économique, essor, relance par l’austérité ». C’est absolument incroyable ! Surtout quand un représentant parle, il va parler de compétitivité, il va parler d’attractivité, c’est-à-dire des concepts qui sont extrêmement orientés en fait, et il va les marteler jusqu’à ce que ça paraisse évident qu’on doive être compétitif, qu’on doive faire de la croissance, produire, être attractif pour les entreprises. Dire que la compétition n’est pas une fin en soi est quelque chose qui n’est pas du tout évident dans notre organisation sociale, surtout dans les représentations culturelles comme à la télévision, dans les journaux, à la radio ; il faut d’abord commencer par faire admettre un vocabulaire qui n’est pas le vocabulaire du libéralisme.

« Dire que la compétition n’est pas une fin en soi est quelque chose
qui n’est pas du tout évident dans notre organisation sociale »

On ne peut pas critiquer le libéralisme avec son vocabulaire. C’est complètement absurde. Si je veux critiquer l’oppression dans l’entreprise, je suis obligé d’utiliser des termes qui signifient l’oppression dans l’entreprise : je vais dire qu’il y a l’oppression de l’entreprise sur des gens qui ne possèdent pas leur outil de travail qu’on va appeler les prolétaires, c’est un vocabulaire extrêmement typé. C’est tout à fait normal, c’est le vocabulaire typique des gens qui sont contre l’oppression dans l’entreprise. En revanche, si je critique le libéralisme en disant que dans la start-up nation, il y a des défavorisés qui n’ont pas eu le mérite de fonder eux-mêmes leur entreprise et de montrer leur valeur sur le marché parce qu’ils n’étaient pas assez attractifs et compétitifs, cela a l’air absurde de critiquer le libéralisme. On en déduit que le libéralisme est quelque chose qui fonctionne très bien et que le seul fautif dans l’histoire, c’est ce pauvre type qui n’a pas eu de chance et, surtout, qui n’a pas eu de mérite. Je ne crois pas au mérite, je ne crois pas que le droit de vivre et d’avoir une vie digne se mérite. Je crois que c’est quelque chose que tout le monde a le droit d’avoir : c’est d’ailleurs ce qu’affirment les Droits de l’Homme. Mais on a bien inculqué aux gens que la place qu’on occupait dans la société devait être indexée sur le mérite.

« Je ne crois pas que le droit de vivre et d’avoir une vie digne se mérite »

À partir du moment où l’on vole le vocabulaire et où l’on martèle ces concepts opérants via les médias et via la culture, il est très difficile de lutter. Modestement, mon travail est d’attaquer ce processus. Parce qu’en tant qu’écrivain, mon boulot est principalement de travailler la langue, de travailler à partir de dictionnaires, de grammaires et de donner une nouvelle connotation aux mots ou de reconquérir le sens des mots, donc de proposer une vision du monde par le langage et de créer ce qui permettra de visionner ce monde-là, tel que je le vois, c’est à dire le monde violent que je dénonce.

LVSL — Est-ce que le prochain livre est un roman ? Quand sortira-t-il ? Quel sera son sujet ?

AN — Si tout va bien, il sortira en août prochain. Le sujet : l’oppression sociale, l’oppression des puissants, la dignité des petits… Mon prochain roman dira beaucoup de l’emprise de la finance sur le pouvoir. C’est une contre-utopie. Il me reste un certain nombre de thèmes à aborder. Ce roman sera toujours aussi travaillé du point de vue de la langue, du point de vue du style et je vais continuer dans la lancée du premier. Je n’ai pas changé et je n’oublie pas d’où je viens.

Au début de l’entretien, la question était de savoir quelle était la place du roman dans la bataille culturelle, eh bien, je rajoute que le roman dans la bataille culturelle a la même place que toutes les autres formes d’art, mais il y a quand même une différence entre les arts car certains arts demandent beaucoup de moyens. Et il est donc plus facile de les censurer : par exemple, il est difficile de monter un film parce qu’un film demande beaucoup de moyens, il est difficile de faire un jeu vidéo pour les mêmes raisons. Je pense que certains arts comme la littérature ou la musique sont davantage accessibles parce qu’on peut les pratiquer même quand on n’a pas les moyens. En effet, concrètement, pour écrire, il faut un stylo et un cahier. Alors que des formes d’art qui demandent beaucoup de moyens nécessitent aussi beaucoup d’investissement financier. À noter que la qualité technique dans le métier d’écrire est tout aussi exigeante que celle des autres formes d’art. Je fais le pari, et ça ne m’étonnerait pas, que le roman sera à l’avenir une forme d’art abondante, subversive. Je précise que je n’écris pas des romans parce que je fais des paris ; je le fais parce que je suis romancier, que c’est mon métier et que c’est ça que je sais faire. Mais je pense que dans les années à venir nous, les romanciers subversifs, révolutionnaires, serons beaucoup plus nombreux à avoir un regard critique sur la société, à proposer de s’indigner contre le monde dans lequel on vit par la littérature. Et dans d’autres formes d’art, peut-être que ce sera plus difficile.

On vient de voir le roman à la croisée des chemins de l’art et de la bataille culturelle. Je suis sûr que l’art dans la bataille culturelle a une importance primordiale. Seul l’art peut sensibiliser autant les gens à qui l’on s’adresse et provoquer des sentiments sains. Je considère que l’indignation et la colère sont saines. Former l’imaginaire collectif par l’art est absolument indispensable pour reconquérir les concepts qui nous permettent de critiquer le monde dans lequel on vit. C’est un travail qui est bien sûr de première importance mais qui n’est pas forcément supérieur au travail conceptuel que font les chercheurs, les sociologues, les scientifiques. C’est un travail complémentaire, il ne sont pas opposables. Simplement, moi, c’est ce que je sais faire, donc c’est ce que je fais.

2022 : le péril Maréchal

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©Gage Skidmore

Privée de débat à l’université d’été du Medef suite à la polémique soulevée par son invitation, Marion Maréchal a choisi de livrer une tribune à Atlantico qui s’apparente à un manifeste politique clairement libéral. De son retrait de la vie politique à son progressif retour, tout laisse penser que l’ex-députée du Vaucluse prépare une union des droites en vue de la prochaine échéance présidentielle. Sa victoire est possible.


Il était une fois Le Pen

« Libéralisme découle du mot liberté. De fait, s’il est bien une question fondamentale pour moi en économie, c’est celle de la liberté. »[1]

Il y a un an, Maréchal tuait Le Pen. Un choix de communication judicieux pour rompre une bonne fois pour toute avec l’héritage lourd à porter du diable de la République. Si la petite-fille a tiré un trait sur son second patronyme, elle semble pourtant renouer avec le corpus idéologique du père fondateur.

En totale rupture avec les idées sociales de sa tante, Marion Maréchal retourne aux racines national-libérales du Front national. Dans sa tribune publiée à Atlantico le 29 août, la cheffe d’entreprise aborde tout ce qu’elle n’a pas pu dire de par son absence à l’université d’été du syndicat patronal. Celle que l’on qualifiait de figure de proue de l’aile libérale du Rassemblement national assume son positionnement idéologique et, par un habile jeu d’équilibriste, renvoie dos à dos « socialisme étatique » et « néolibéralisme » en prônant une « troisième voie ».

À l’orée de son grand raout libéral-conservateur qu’elle veut calquer sur celui du Parti républicain américain (GOP), Marion Maréchal expose un manifeste politique : elle est libérale (sans être « néo »), pro-business et patriote. Un logiciel idéologique identique à celui prôné dans son école, l’ISSEP.

L’ISSEP, au service des idées libérales-conservatrices

Fondée l’an dernier, l’Institut des sciences sociales, économiques et politiques avait un double objectif : donner une légitimité à Marion Maréchal tout en formant une jeune garde libérale-conservatrice. Ainsi, la petite-fille et nièce de n’est plus l’héritière d’une dynastie politique emblématique de la Ve République, elle est une entrepreneuse. Pour ce faire, Marion Maréchal a réuni tout un aréopage d’intellectuels très droitiers couvrant l’ensemble du spectre idéologique de la droite française, allant du royalisme (Yves-Marie Adeline, ex-président de la peu connue Alliance Royale) au libéral-conservatisme. On retrouve ainsi parmi les enseignants Jean-Yves Le Gallou : ex-frontiste, il fut l’un des cofondateurs du Club de l’Horloge, un cercle de réflexion national-libéral qui a pour autre cofondateur connu un certain Henry de Lesquen, connu pour ses saillies racistes, plusieurs fois condamnés pour incitation à la haine raciale et qui, dans son libre journal sur Radio Courtoisie, recevait des associations telles que Liberté Chérie, le Cercle Bastiat ou encore le Parti libéral démocrate.[2] Le Gallou donnera également naissance, en 1985, à la Fondation pour la recherche sur les administrations publiques, un think tank ultralibéral plus connu sous l’acronyme iFRAP et aujourd’hui dirigé par Agnès Verdier-Molinié.

L’iFRAP est visiblement en odeur de sainteté chez Marion Maréchal puisque parmi ses enseignants on y retrouve également Édouard Husson, membre du conseil d’administration, du collège des personnes qualifiées et du conseil scientifique du think tank.[3] Ajoutons que cette officine fut longtemps dirigée par Bernard Zimmern à qui l’on doit également Contribuables Associés, une autre association qui ne cache ni son inclination libérale, ni son conservatisme : Alain Dumait, qui figure parmi les cofondateurs de l’association, a appelé à voter Jean-Marie Le Pen en 2002 et 2007. Une époque où le programme du candidat Le Pen visait à « recentrer l’État sur ses missions régaliennes », « désétatiser la France », « échapper à la spoliation étatique » ou encore instaurer le « chèque scolaire ». Appelé aussi voucher, il est une idée chère à l’économiste libéral et chef de file de l’école de Chicago Milton Friedman.[4] Si cette proposition fut âprement défendue par Jean-Marie Le Pen, elle est également soutenue par une association libérale-conservatrice nommée SOS Éducation et fondée par Vincent Laarman, neveu de François Laarman, également impliqué dans la création de Contribuables Associés aux côtés de Zimmern… Une affaire de famille au cœur d’une nébuleuse qui inclut Sauvegarde retraites ou encore l’Institut pour la justice.

Ce petit monde libéral-conservateur gravite autour de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS). Longtemps courroie de transmission du patronat[5], on doit à cette association d’autres émanations telles que l’IREF (Institut de recherches économiques et fiscales) ou encore L’école de la liberté, enregistrés à la même adresse que leur vénérable ascendante. Jacques Garello, son président d’honneur, n’a jamais caché son opposition à l’IVG[6] ou son inclination révisionniste en ce qui concerne la colonisation[7] : un discours que l’on retrouve aujourd’hui à l’IREF[8], mâtiné de références au controversé Jacques Marseille.[9]

Face à une droite libérale historique laminée et grevée par ses querelles et dissensions, Marion Maréchal s’est visiblement entourée de manière à pouvoir tous les réunir sous une même bannière et cette bannière ne sera pas celle du Rassemblement national.

L’union des droites

Depuis le ralliement de Thierry Mariani et de Jean-Paul Garraud, le cordon sanitaire entre Les Républicains et le Rassemblement national continue de se rompre au fil des défections. Après la présidence calamiteuse de Laurent Wauquiez et la défaite cuisante des européennes, la droite connaît la même déshérence que le Parti socialiste. L’aile droite du parti ne cache plus son attirance pour le Rassemblement national : on retrouve ainsi chez Racines d’avenir une jeune garde plurielle (LR/RN/DLF/PCD) qui prône l’union des droites pour l’emporter en 2022 et qui, dans son corpus de valeurs, se dit « contre l’État nounou ». Un motto on ne peut plus libéral.

Quand on lui parle d’union des droites, Marion Maréchal ne cache pas ses intentions. Encore officiellement « en retrait », l’ex-députée déclarait chez LCI en juin que « le RN est nécessaire […] mais pas suffisant. » et qu’elle « cherche à réfléchir comment, demain, aller au-delà du RN. »[10] L’union passerait-elle par un grand mouvement capable de fédérer toutes les chapelles de la droite ?

Dans le même temps, on observe une Marine Le Pen en retrait : n’en déplaise à celles et ceux qui ne cessent de parler de « guerre familiale », celle qui hier donnait le tempo de la vie politique française se fait beaucoup plus discrète qu’auparavant et se contente de récupérer les déçus des Républicains tout en entreprenant un rajeunissement du parti. Pour les européennes, elle a fait confiance à un jeune loup inconnu du grand public : Jordan Bardella. À 23 ans, il a réussi à damer le pion à La République en marche. Désormais député européen et vice-président du Rassemblement national, il suit une trajectoire similaire à celle de Marion Maréchal, qui fut la plus jeune députée de l’histoire de la République française : être jeune n’est plus un défaut quand on aspire à être aux responsabilités.

Ce plafond de verre avait déjà été brisé par l’actuel locataire de l’Élysée, élu à 39 ans et que d’aucuns jugeaient « trop jeune » pour briguer la présidence de la République. Emmanuel Macron avait utilisé cette critique comme une arme en jouant la carte de la jeunesse et du renouveau. Au micro de France info en avril 2018, l’ancienne ministre Rachida Dati s’était risquée à un pronostic au sujet de Marion Maréchal : « Elle va faire son Macron de droite. Si Marion Maréchal Le Pen revient, elle va faire l’union des droites en disant ”je suis nouvelle, j’incarne le renouveau.” Elle va faire un strike. »[11] Un pronostic qui pourrait se révéler exact.

Maréchal, nous voilà !

Marion Maréchal a un boulevard devant elle : personne à droite ne semble en mesure de lui faire de l’ombre et sa tante n’aspire visiblement pas à rejouer le débat du second tour avec Emmanuel Macron. Si Donald Trump est réélu l’an prochain, elle pourra dénoncer à l’envi l’establishment qui prédisait le désastre et instrumentaliser les bons chiffres de l’économie américaine. Si Emmanuel Macron déçoit son électorat le plus droitier, elle aura les arguments pour les rallier à sa cause : elle capitalisera sur son programme libéral et pourra compter sur la PMA pour déclencher l’ire des catholiques, pour l’instant majoritairement acquis à la cause d’Emmanuel Macron.[12]

Parmi les Républicains, les séditions se font de plus en plus nombreuses et bruyantes : les mutins qui avaient ripaillé en juin avec la jeune ambitieuse se structurent et se préparent à créer un courant conservateur au sein même de leur parti.[13] Si, officiellement, il n’est pas question d’alliance, force est de constater que le mot d’ordre « plutôt Marion que Macron » laisse augurer une volonté d’union qui se ferait au-delà des partis.

Dans le monde médiatique, l’entreprise de lepénisation des esprits est en marche. De  l’heure des Pros de CNews aux Grandes Gueules de RMC, la doxa libérale réactionnaire est omniprésente. Ainsi, dans sa revue trimestrielle début 2018, Contribuables Associés exprimait son satisfecit à l’égard d’Éric Brunet – animateur de Radio Brunet et Carrément Brunet sur RMC), lequel déclamait : « Vous êtes l’association qui a tapis rouge en permanence ici. J’adore Contribuables Associés. C’est une association qui défend les contribuables de France et qui n’a pas assez voix au chapitre dans ce pays, je le dit [sic] à chaque fois. »[14]Précisons par ailleurs que le journaliste avait une chronique intitulée « Les Français sont sympas » dans laquelle il traquait les « gaspillages de l’argent public ». Une chronique élaborée en collaboration avec l’association.

Du côté de la presse, c’est le journal l’Opinion qui se fait le premier porte-voix des idées libérales. Parmi les habitués des colonnes de ce canard, on y trouve Olivier Babeau. Ce professeur à l’Université de Bordeaux et libéral assumé est également co-fondateur de l’Institut sapiens avec un certain docteur Laurent Alexandre, lequel ne cache pas non plus son goût pour libéralisme, ni son rejet de l’immigration de masse[15]. Celui qui est aussi le père du site doctissimo.com ne paraît pas ressentir d’animadversion à l’égard de Marion Maréchal puisqu’il a déjà donné une conférence à l’ISSEP et est monté à la tribune à l’occasion de l’université d’été des parlementaires du Rassemblement national à Fréjus[16] Difficile donc de ne pas croire qu’une candidate Maréchal aurait le soutien plus ou moins affiché de ces nombreux relais d’opinion.

En parallèle au journal dirigé par Nicolas Beytout, le Figaro fait lui aussi figure de promoteur du courant libéral/libertarien : le journal fait ainsi la part belle à l’IREF (Jean-Philippe Delsol, Nicolas Lecaussin…), à l’iFRAP ou encore à Contribuables Associés, en témoigne le Figaro Magazine du 7 septembre 2019 qui porte en Une l’« enquête » de Contribuables Associés sur le gaspillage de l’argent public : une enquête qui jouxte une interview de Marion Maréchal.

Federbusch candidat à Paris : le premier adoubement

L’acte fondateur de cet aggiornamento libéral est probablement l’investiture officielle par le parti de Marine Le Pen du libéral Serge Federbusch. L’énarque, fondateur du Parti des Libertés, devient ainsi le premier véritable symbole de la mue libérale du Rassemblement national voulue par Marion Maréchal. L’homme, bien qu’inconnu du grand public, n’est pas un anonyme au sein de la mouvance libérale française : souvent reçu par Contribuables Associés (que ce soit dans leurs tribunes ou sur les ondes de Radio Courtoisie), le libéral semble fort bien intégré au sein de la nébuleuse, en témoigne le satisfecit affiché par l’économiste ultralibéral (et ex-frontiste) Philippe Herlin, qui déclare sur sa page Facebook : « Serge Federbusch lance avec succès “Aimer Paris” pour disputer la mairie en 2020, Charles Beigbeder préside le comité de soutien (ParisTribune) Une initiative à suivre ». Les fréquentations communes des deux hommes semblent aller de Patrick de Casanove (président du Cercle Bastiat) au blogueur H16 en passant par Eudes Baufreton (Contribuables Associés) : force est de constater qu’il s’agit d’un petit monde où tout le monde se connaît… Un monde qui commence à converger au grand jour mais la gauche reste passive et ne semble pas prendre conscience du danger.

Que fait la gauche ?

Sous le regard bienveillant du patronat et des officines libérales, Marion Maréchal bâtit petit à petit les fondations d’un projet d’unification des droites qui pourrait siphonner jusque dans l’électorat de La République en marche. De l’autre côté du spectre politique, les querelles intestines persistent en dépit du dialogue entamé lors du Festival des idées ou à l’occasion du projet de référendum ADP. Déchirée de toute part, la gauche est aujourd’hui incapable de fédérer pour faire face à la menace qui s’annonce. Il reste deux ans pour faire maison commune et construire une alternative face à celle qui pourrait devenir la première femme à exercer la fonction suprême de l’État.


[1] Marion MARÉCHAL : “Ce que j’aurais dit au Medef si on m’avait laissé y aller”, Atlantico.fr, 29 août 2019.
[2] « Le libéralisme est-il condamné ? », radio-courtoisie.over-blog.com, 16 février 2009
[3] Fondation iFRAP : « Qui sommes-nous ? »
[4] Milton FRIEDMAN, « Capitalisme et liberté », chapitre 6, p. 151
[5] Kevin BROOKES, « Le rôle des clubs et des réseaux d’intellectuels libéraux dans la diffusion du néo-libéralisme en France. Le cas de l’ALEPS et du groupe des Nouveaux Économistes ». Précisons que Kevin BROOKES est aujourd’hui à « l’école de la liberté ».
[6] Jacques GARELLO, « L’enfant sans père », libres.org, 3 juillet 2017
[7] Jacques GARELLO, « Cet homme est dangereux », libres.org, 21 février 2017
[8] Extrait du débat entre Ferghane AZIHARI (chargé d’études à l’IREF) et Monique PINÇON-CHARLOT sur le plateau de Fréderic Taddeï chez RT France, twitter.com, 16 juillet 2019
[9] Sur le sujet, cf. « Le négationnisme colonial, de l’Université à la littérature de gare » de Francis ARZALIER.
[10] « Marion Maréchal appelle à “dépasser” le RN pour une “grande coalition” des droites », lejdd.fr, 2 juin 2019
[11] « Rachida Dati : “Si un jour Marion Maréchal Le Pen revient, elle va faire une union des droites” », youtube.com, 23 avril 2018
[12] « Européennes 2019, les catholiques pratiquants ont largement rallié Macron », la-croix.fr, 27 mai 2019
[13] « Les Républicains : des élus Maréchal-compatibles veulent se structurer », leparisien.fr, 30 août 2019
[14] Tous contribuables !, décembre 2017 – février 2018, p.9
[15] Laurent Alexandre : « La France sera demain café au lait et musulmane. C’est le choix que nous avons fait en acceptant l’immigration de masse », fdesouche.com, 31 mars 2019
[16] Tweet de Marion Maréchal, 25 mars 2019 et site du Rassemblement national

La dimension néo-coloniale des accords de libre-échange Union européenne-Tunisie

© Pixabay

Plus de huit ans après la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie n’a pas su apporter une réponse politique aux causes de la révolution de jasmin : chômage persistant, pauvreté croissante, corruption des élites claniques etc. Pire, à quelques mois des élections présidentielles, le gouvernement semble décidé à emprunter pleinement les voies du néolibéralisme : l’ALECA, en négociation avec l’Union européenne, ouvrira le marché tunisien aux investisseurs européens, ce qui ne manquera pas de renforcer sa position officieuse de protectorat de l’Union. Ce traité sonne comme un nouveau coup porté aux intérêts tunisiens : loin d’atténuer la crise socio-économique en cours, il n’aura d’autre conséquence que d’attiser la colère d’un peuple aux aspirations déçues.


Un mirage économique

Depuis l’autre rive de la Méditerranée, le discours caractérisant la Tunisie fut un temps élogieux à l’égard de celui qui passait alors un « bon » dirigeant, qui parvenait à stabiliser le pays, tant et si bien que les observateurs parlaient de « miracle » économique. Les partenaires financiers de la Tunisie, Banque mondiale et Fonds monétaire international en tête, s’extasiaient devant un fort taux de croissance, un niveau de vie supérieur à celui de ses voisins maghrébins, l’attrait du pays pour les investisseurs étrangers et la capacité du gouvernement tunisien à réformer efficacement le pays. Ce discours sur-évaluait d’ores et déjà la situation réelle de la Tunisie et reposait sur des comparaisons avec les autres pays du Maghreb et du Moyen-Orient, mettant en avant le fort taux d’alphabétisation en Tunisie, ainsi que la sécurité et la qualité du niveau de vie. Destination prisée des Européens, en particulier des Français, la Tunisie était parée d’un voile d’illusions qui lui donnait des airs de pays développé, qui ne laissait pas présager, au nord de la Méditerranée, l’imminence d’une révolution.

La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Pour autant, les difficultés mises en lumière quelques années après la révolution préexistaient au renversement de Ben Ali. En 2009, le taux de chômage des jeunes de 18 à 29 ans avoisinait les 30% – 45% pour les diplômés de l’enseignement supérieur. La pauvreté, dans les régions du Sud et du centre du pays, frôlait les 30%. La révolution n’a fait que mettre en lumière une fracture régionale immense entre l’élite économique du Sahel tunisien et son centre, point névralgique de la révolution et des tensions qui subsistent aujourd’hui, notamment dans la région de Gafsa.

Le départ du président Zine el-Abidine Ben Ali aurait pu laisser présager l’ouverture d’un débat concernant ce miracle économique, cependant, il n’a toujours pas eu lieu, ni en France, ni en Tunisie. Aujourd’hui, le Printemps arabe apparaît encore comme synonyme d’ouverture à la démocratie, fondé sur le respect des libertés et du développement économique.

Les désillusions de la révolution

La révolution du 14 janvier 2011 avait alors mis en lumière les difficultés socio-économiques qui n’ont cessé de s’accroître ces huit dernières années. Les Tunisiens dénoncent la pauvreté croissante, le taux de chômage élevé et un système sclérosé par la prédation des clans en particulier celui de la femme du président, le clan Trabelsi, souvent comparé à un clan quasi-mafieux, notamment pour s’être accaparé les anciennes terres domaniales, qui avaient été récupérées par la Tunisie lors de son indépendance en 1956, mais également pour avoir la mainmise sur les exportations et les importations. Ce discours est d’ailleurs repris par l’Union européenne, tant et si bien que les causes qui ont mené à la révolution sont souvent imputés au clientélisme. Si cette réduction est totalement insuffisante pour expliquer le soulèvement de 2010-2011, elle l’est encore plus au regard de la corruption qui sévit encore aujourd’hui en Tunisie.

Par ailleurs, que la classe dirigeante soit islamiste ou moderniste, les deux sont ultralibéraux et empêchent l’ouverture d’un débat concernant les mesures économiques au sein de la société.

La classe dirigeante, dont l’immobilisme est dénoncé par Sophie Bessis[1], ne parvient toujours pas à trouver de solution face au chômage de masse, qui ne cesse d’augmenter depuis la révolution. Qu’elle soit islamiste ou moderniste, elle empêche l’ouverture d’un débat concernant les orientations économiques à prendre au sein de la société. Les régions du centre restent marginalisées en Tunisie ; les jeunes, particulièrement concernés par le chômage, quittent le pays : entre 2011 et 2017, 95 000 Tunisiens avaient choisi de partir, dont 84 % en Europe, d’après un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Le gouvernement tunisien ne parvient plus à offrir des perspectives d’avenir prometteuse pour ses cerveaux, cette fuite concernant en grande majorité les médecins et les ingénieurs. Selon l’Association des Tunisiens des grandes écoles (ATUGE), un départ sur trois est lié aux dégradations du niveau de vie, un ingénieur en début de carrière touchant environ 800 dinars par mois (soit 270 euros, contre 3 000 euros en France). Les Tunisiens diplômés ne sont pas les seuls à quitter le pays. Selon un rapport du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), environ 6 000 Tunisiens sont arrivés sur les côtés italiennes en 2018…pour 569 en 2015.

Dans le bassin de Gafsa, dont les soulèvements avaient été à l’origine de la révolution, la situation demeure inchangée et les émeutes perdurent. Dans ces régions agricoles, et vivant de l’extraction du phosphate, la crise sociale s’éternise également. Entre l’automne 2018 et l’hiver 2019, les Tunisiens ont dû faire face à une pénurie des produits laitiers. Autosuffisant, le pays a dû faire face à une augmentation massive des coûts de production en 2018, ce qui a mené les agriculteurs à demander une hausse des prix à l’État qui a préféré se tourner vers les pays européens pour importer ces denrées. Oubliés du gouvernement, les Tunisiens des régions agricoles continuent les émeutes : le 29 avril 2019, ils étaient 5 000 à Sidi Bouzid, suite à la mort de douze employées agricoles, protestant contre les conditions de travail et de sécurité insuffisantes.

Huit ans après la révolution, le changement de modèle économique n’a toujours pas eu lieu en Tunisie.

L’interventionnisme croissant de l’Union européenne

Au lendemain de la révolution de jasmin, l’Union européenne n’a pas tardé à prendre parti pour le tournant démocratique, tournant le dos à son ancien partenaire. La Tunisie faisant partie de la périphérie de voisinage, elle bénéficié de prêts allant jusqu’à 800 millions d’euros par an jusqu’en 2020 de la part des institutions financières de l’Union (Banque européenne d’investissement, Agence française de développement, Banque européenne de reconstruction et de développement) [2]. L’Union a également accordé 200 millions d’euros pour les petites entreprises tunisiennes.

Le partenariat entre l’Union européenne et la Tunisie n’a rien d’innovant : avant même la révolution, la Tunisie était d’ores et déjà fortement dépendante de l’Europe (78% des exportations, 65% des importations et 73% des investisseurs étrangers étaient européens). Dans les années 1990, l’adoption de la PMG, Politique méditerranéenne globale, affirmait la volonté de s’engager dans des relations commerciales durables avec le pays. En 1995, l’intégration de la Tunisie à l’Organisation mondiale du commerce lors du processus de Barcelone l’avait déjà rendue dépendante des intérêts internationaux en signant un premier accord de libre-échange avec l’Union européenne, qui ouvrait son industrie à la concurrence et qui avait, déjà, à l’époque, provoqué une augmentation du chômage. En 2011, l’Union européenne avait proposé à la Tunisie une politique d’ouverture de leur marché économique et d’intégration à la mondialisation. Endettée par la suite par les nombreux prêts demandés au FMI (1,74 milliards de dollars en 2013 puis 2,9 milliards en 2016), la Tunisie s’est vue imposer un plan d’austérité par celui-ci, notamment par la réduction de la masse salariale dans le service public, l’abaissement des aides aux retraités et l’augmentation massive des prix du carburant.

Par cet accord, l’Europe souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises.

Cette logique s’est accrue ces dernières années, sans qu’aucun parti politique ne puisse apporter d’alternative, jusqu’à l’ouverture des négociations de l’Accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA), dont le quatrième volet s’est tenu du 29 avril au 3 mai 2019. Par cet accord, l’Union européenne souhaite ouvrir le marché tunisien à ses entreprises. L’ALECA vise à ouvrir les secteurs de l’agriculture, des marchés publics et des services en Tunisie.

Accord très polémique au sein de la société tunisienne, la première critique émise est celle d’un retour au protectorat et de néocolonialisme économique. En effet, depuis son indépendance en 1956, la Tunisie avait récupéré les terres agricoles exploitées par les Français auparavant, dès 1964, le président Habib Bourguiba avait promulgué une loi dite « d’évacuation agricole », celle-ci interdisant aux étrangers de posséder des terres du sol tunisien. Cependant, elles restaient attachées à une élite, celle des proches du pouvoir, notamment sous Ben Ali. Tandis que la révolution de 2010-2011 était portée par le souhait de voir ces terres redistribuées aux agriculteurs tunisiens, elles sont aujourd’hui menacées par l’ALECA qui voudrait les faire exploiter par des multinationales européennes. Loin d’apporter des solutions au chômage de masse en Tunisie, cette domination économique menacerait près de 250 000 agriculteurs, le but étant de faire absorber les excédents agricoles des pays de l’Union, alors que la Tunisie est auto-suffisante en matière d’élevage et de céréales.

L’ALECA propose également une clause d’arbitrage, placée au-dessus de la justice tunisienne, gérée par un tribunal international privé, qui permettrait aux multinationales d’attaquer le gouvernement tunisien si celui-ci viendrait à faire passer des lois qui seraient considérées comme contraires à l’intérêt des investisseurs étrangers. Cela pourrait surtout concerner des mesures de protection sociale (comme le système des retraites, la création d’emplois ainsi que le système de santé en Tunisie).

L’exportation d’un tel modèle, que l’on pourrait qualifier d’européen, menace le pays à long terme : la libéralisation des marchés publics et des échanges agricoles pourrait favoriser une augmentation du chômage et de la pression sociale au sein de la Tunisie rurale. L’extrême précarité et les déséquilibres économiques dont souffre aujourd’hui le pays, risqueraient de s’accroître en privilégiant des produits européens au détriment des produits locaux.

Malgré l’opposition de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et d’autres organisations syndicales tunisiennes, aucune concertation ou débat public n’a encore été ouvert en Tunisie. Les communiqués de l’UGTT ne cessent de remettre en cause la politique ultralibérale ayant entraîné l’endettement des Tunisiens en général. Demandant également l’arrêt de la hausse des prix et d’augmenter les aides (telles que le SMIG et l’allocation de vieillesse en plus des primes de retraite), leurs revendications sont, encore aujourd’hui, ignorées par le gouvernement.


[1] Historienne et chercheuse à l’Institut des relations internationales et stratégiques, Sophie Bessis s’était exprimée le 30 avril 2019 sur les plateaux de Mediapart concernant l’ « exception » tunisienne https://youtu.be/Ck1jgBos_Ks

[2] Abderrazak Zouari, « Pour une refonte des relations tuniso-européennes ou comment permettre à la Tunisie de réussir sa transition démocratique », Maghreb-Machrek, 2018, n°237-238.

Taxer les GAFA ne sera pas suffisant

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Jeff Bezos, patron d’Amazon © Seattle City Council

Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, lance des promesses intenables sur une future taxation française des GAFA, alors qu’on apprend qu’en 2017, Google aurait déplacé aux Bermudes près de 20 milliards de bénéfices réalisés en Europe et aux États-Unis. Avec Google, Amazon, Facebook et Apple, ces champions d’internet, de la Bourse et de l’optimisation fiscale, on commencerait presque à se lasser de ce genre de scandales. Pourtant, leur récurrence ne peut que nous amener au constat simple de l’incapacité de nos États à intégrer ces géants dans une juste redistribution des richesses. La question doit alors évoluer vers celle de leur contrôle.


« Dans le futur, nos relations bilatérales avec Google seront aussi importantes que celles que nous avons avec la Grèce. » Ces paroles ont été prononcées début 2017 par Anders Samuelsen, ministre des affaires étrangères du Danemark. Elles font suite à l’annonce de la création d’un poste d’ambassadeur numérique auprès des multinationales de la Silicon Valley dans le pays. Et le ministre danois poursuit, « Ces firmes sont devenues un nouveau type de nation et nous avons besoin de nous confronter à cela. »

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Anders Samuelsen, Ministry of Foreign Affairs, Denmark © Raul Mee

Ce qui saute aux yeux, c’est d’abord la puissance financière de ces nouvelles « nations », ainsi que la fulgurance de leur ascension. En 2008, notre CAC 40 national était valorisé en bourse à 1600 milliards de dollars ; il pèse, dix ans plus tard, 1880 milliards. Dans le même temps, la valorisation des GAFA est passée de 300 milliards de dollars à près de 3500 milliards. Les deux « A » de cet acronyme (Apple et Amazon) ont tous les deux dépassé la barre symbolique des 1000 milliards. Au-delà de ces chiffres vertigineux, il est nécessaire d’identifier les particularités de ces géants pour sortir de la stupéfaction première, voire de l’émerveillement qu’ils suscitent, pour comprendre les conséquences politiques des changements sociétaux engagés par les GAFA. Car leur croissance économique exponentielle ne saurait cacher l’idéologie qu’ils sous-tendent. Si la face visible de l’iceberg, celle de la réussite financière et du progrès par la technologie, est en effet la plus encensée, nombreuses sont les voix qui alarment sur la face cachée : celle d’un nouveau rapport au travail, à l’information et aux marchés, mais surtout, celle d’un nouveau rapport entre nos représentations démocratiques et ces multinationales.

La question de la taxation de ces acteurs est évidemment essentielle, mais elle ne doit pas éluder celle de leur contrôle. Nous le savons, ces entreprises américaines n’ont que peu d’estime à l’égard des systèmes fiscaux des pays dans lesquels elles travaillent. Google et Apple sont domiciliés en Irlande, Facebook n’a payé que 1,6 millions d’euros d’impôts en France en 2016, Amazon s’arrange avec le Luxembourg, et toutes sont engagées dans un semblant de bras de fer fiscal avec l’UE, sur fond de désaccord franco-allemand. La centralité de cette problématique n’est pas à remettre en cause puisqu’elle montre avant tout l’opportunisme de ces géants, bien contents de profiter d’un marché européen de plus de 500 millions de consommateurs éduqués et en bonne santé, de profiter des infrastructures maritimes et routières, toutes ces choses qu’ils semblent considérer comme gratuites, ou du moins, dont ils ne souhaitent pas aider à l’entretien, à travers l’impôt.

« Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez»

Le constat de l’inefficacité des mesures fiscales engagées doit nous permettre de dépasser cette problématique première pour nous concentrer sur celle de la relation qu’entretiennent les GAFA avec nos représentations démocratiques. Ces géants redoublent d’imagination lorsqu’il s’agit d’orienter ces dernières dans le sens de leurs intérêts. « Imaginez que vous ne puissiez plus voir les vidéos que vous aimez» C’est de cette manière que commence la page sobrement intitulé #SaveYourInternet, que Youtube a dédiée à la lutte contre l’Article 13 de la directive sur les droits d’auteur votée par le Parlement européen. Google mobilise directement sa communauté contre cette loi européenne, qu’il considère contraire à ses intérêts. D’une autre manière, le schéma est le même lorsque les GAFA mettent en concurrence les territoires pour faire monter les enchères en termes de cadeaux fiscaux accordés lors de leurs implantations. Ils se jouent de nos juridictions dont ils exploitent les moindres failles, grâce à des armées d’avocats d’affaires sur-rémunérés, contre des systèmes juridiques et fiscaux obsolètes.

Comment donc ne pas faire le constat de l’inefficacité de la quasi-totalité des forces mobilisées pour recadrer ces puissances grandissantes ? Les sermons du congrès américain lors de l’audition de Mark Zuckerberg sont loin d’avoir ébranlé la puissance de Facebook. Tout juste ont-ils ralenti la croissance de son action en bourse.

L’HYDRE DES GAFA

Le constat premier est celui d’une stratégie monopolistique et dominatrice. La stratégie des GAFA est bien souvent complexe sur certains aspects spécifiques, mais semble globalement simple : capturer le marché, et s’étendre.

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Mèches noires (Grand vent) 2015 © Laurent Gagnon

Amazon, connu pour sa plate-forme de vente en ligne, fait bien plus de bénéfices grâce à AWS, son service d’hébergement de données. Il investit massivement dans la production de contenus audiovisuels, dans la grande distribution alimentaire, dans les assurances santé américaines. Facebook est en première ligne de l’innovation sur l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale et la publicité. Google domine le marché des OS smartphone avec Android, développe la voiture autonome, investit massivement dans le cloud…

La diversification, permise par une accumulation de capitaux sans précédent, construit leur puissance économique et leur mainmise sur un vaste ensemble de marchés. Parallèlement, cette diversification permet la consolidation de leur position dominante sur leur marché d’origine respectif. Google favorise ses propres innovations en les mettant en avant sur son moteur de recherche, utilisé par 90% des internautes. Amazon n’hésite pas à utiliser massivement la vente à perte par ses capacités techniques et financières pour réduire la concurrence, comme il l’a fait en 2009 avec Zappos. Ce très rentable marchand de chaussures en ligne avait doublé ses ventes entre 2004 et 2007 et refusait une offre de rachat d’Amazon. Quelques mois plus tard, Amazon lança un site concurrent (Endless.com), qui vend des chaussures à perte et livre gratuitement sous 24 heures. Zappos dû s’aligner sur son nouveau concurrent pour ne pas perdre ses parts de marché et a commencé à livrer aussi rapidement. Mais il perdait alors de l’argent sur chaque paire vendue. Amazon perdit plus de 150 millions de dollars dans cette affaire mais finit par gagner en 2009. Le conseil d’administration de Zappos accepte de vendre.

La réussite des GAFA, et sa consécration par les marchés financiers, permet le développement de mastodontes, qui s’infiltrent progressivement dans tous les secteurs de l’économie. Toutes ces tentacules numériques deviennent très concrètes lorsque, par exemple, Facebook s’associe avec Microsoft pour investir massivement dans les câbles sous-marins qui transportent des données à travers l’Océan. Loin d’être cantonnés au monde immatériel de l’internet, les GAFA s’arment pour s’implanter et se développer partout. Avec un objectif évident de rentabilité, mais aussi avec cette vision claire d’expansion et cette représentation d’eux-mêmes comme marqueurs de l’Histoire.

L’IDÉOLOGIE LIBERTARIENNE

« Nous sommes si inventifs que, quelque soit la réglementation promulguée, cela ne nous empêchera pas de servir nos clients », affirme Jeff Bezos, PDG fondateur d’Amazon. C’est avec M. Bezos que « l’idéologie GAFA » est la plus claire. Rien, même pas une quelconque législation démocratiquement imposée, ne pourra faire plier son entreprise. L’homme le plus riche du monde se revendique volontiers adepte de certaines idées libertariennes. Le développement de la liberté comme principe fondamental, le refus de toute forme de violence légale ou d’expropriation, le respect le plus total des volontés individuelles. Toutes ces idées qui impliquent le recul, l’adaptation, voire la disparition pour certains, du principale obstructeur de liberté : l’État.

“Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales.”

Si la promulgation de cette idéologie est moins nettement affichée chez les autres GAFA, le dénominateur commun de ces entités reste celui du bras de fer constant avec les autorités publiques. Les GAFA sont de petits voyous devenus grands. Dès qu’ils en ont l’occasion, ils s’affranchissent de l’impôt, contournent les règles et écrasent leurs concurrents dans le mépris le plus total des règles commerciales. Leur existence même dépend de leurs capacités à optimiser. Les barrières imposées par telle ou telle juridiction ne sont que des obstacles temporaires sur le chemin de leur hégémonie. Tel est le danger et la nouveauté de cette situation. Au moment de la libéralisation du secteur financier, les banques privées ont imposé progressivement leur influence sur le fonctionnement des marchés financiers. Notamment sur la fixation des taux, au détriment des Banques Centrales qui ont, par la même occasion, perdu progressivement leur rôle de régulateur. De la même manière, les GAFA, qui ont profité de l’absence de régulations dans le monde en ligne originel, savourent le recul du rôle régulateur des seules entités capables de les contrôler : les États. Ils souhaitent s’imposer sur leur marché d’origine, e-commerce, réseau social, moteur de recherche ou informatique, pour y dicter leurs règles. Mais en développant leurs tentacules dans tous les secteurs de l’économie, ils augmentent du même coup leur capacité à dicter les règles du jeu bien plus largement.

Amazon n’a pas pour but de devenir un acteur du marché du e-commerce, il souhaite incarner ce marché. Au vu de la concurrence, notamment en provenance de la Chine, il n’est pas évident que cette stratégie fonctionne, pourtant tous les mécanismes sont étudiés en ce sens par la marque au sourire. Fidéliser le consommateur et l’enfermer dans un écosystème commercial à travers ses dispositifs phares comme Alexa, son assistante vocale présente dans de plus en plus de dispositifs (enceintes, voitures ou box internet ; il n’a jamais été aussi facile de consommer sur internet). Ou Prime, son cercle de clients les plus fidèles… et les plus coûteux puisqu’une étude a démontré que le coût réel d’un abonnement Prime (au vu de tous les services proposés) serait de près de 800 dollars.

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Amazon, cette inexorable machine de guerre qui étrangle la concurrence, dégrade le travail et menace nos centres-villes © ILSR

Mais qu’importe, perdre de l’argent n’est pas un problème pour Amazon dont l’objectif n’est pas la rentabilité de court terme. Devenir le marché, voilà l’objectif. Pour cela il faut d’abord éliminer tous les concurrents, en passant donc par un enfermement des consommateurs et une pressurisation des prix. Et tant pis si les intérimaires se tuent à la tâche dans les entrepôts du monde entier. En imaginant Amazon réussir à s’imposer réellement sur le marché du e-commerce, certains voient déjà son influence comme celui d’une nouvelle forme de régulateur de ce marché. Les commentaires et avis seraient une forme de contrôle qualité ; pourquoi s’encombrer de règles sanitaires européennes ? Les comptes vendeurs sur la Marketplace seraient une forme de registraire commerciale ; pourquoi s’encombrer de l’INSEE ou de numéro SIRET ? Les commissions du groupe seraient finalement une nouvelle sorte d’impôts sur la consommation, lorsque les services de stockage de données qu’elle facture aux entreprises seraient un impôt sur les sociétés. Pourquoi continuer de faire confiance à un État si Amazon, cette belle entreprise philanthrope qui construit des forêts artificielles et veut explorer l’espace, peut nous en libérer ? Un système d’assurance-santé est même en cours d’expérimentation aux États-Unis. Sur sa Marketplace régneront bien les règles concurrentielles du libéralisme, mais pas pour Amazon qui, à l’image d’un État, se verrait volontiers chapeauter la situation, depuis sa position d’intermédiaire global.

“les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne.”

Évidemment cette perspective est pour le moment loin de la réalité, mais il est important de noter que M. Bezos aurait bien du mal à désapprouver cette vision d’avenir. Et que les comportements de l’ensemble des GAFA nous rapprochent chaque jour un peu plus d’un monde où les citoyens n’auraient plus la légitimité de réguler la manière dont leur économie fonctionne. À l’inverse, ce serait ces nouvelles entités supra-étatique qui détermineraient, directement ou non, nos manières de consommer. Le plus terrifiant réside dans le fait que ce basculement est de plus en plus imaginable à mesure de la montée d’une forme de défiance envers les États, que leur rôle historique de régulateurs est attaqué par l’idéologie libérale et que l’image altruiste des GAFA se développe.

FACE À UNE ASYMÉTRIE DES POUVOIRS

L’idée n’est pas celle d’une grande conspiration mondiale des GAFA, qui auraient prévu depuis des années de contrôler le monde, mais bien celle d’un basculement progressif des pouvoirs. Ce n’est pas non plus celle d’une disparition des États, mais plutôt celle d’un renversement hiérarchique partiel entre multinationales, devenues par endroit capables de dicter leurs lois à des représentations démocratiques souveraines, et autorités publiques en recherche aveugle de croissance et d’emplois.

Lorsque M. Macron reçoit Mark Zuckerberg, les deux hommes parlent à l’unisson d’un “nouveau schéma de régulation” pour le plus grand réseau social du monde. Tout cela semble en bonne voie puisque de l’avis de Nick Clegg, vice-président des affaires globales de Facebook, c’est de régulation dont son entreprise a besoin ! « Nous croyons qu’avec l’importance croissante prise par Internet dans la vie des gens, il y aura besoin d’une régulation. La meilleure façon de s’assurer qu’une régulation soit intelligente et efficace pour les gens est d’amener les gouvernements, les régulateurs et les entreprises à travailler ensemble, en apprenant les uns des autres et en explorant de nouvelles idées. Nous sommes reconnaissants envers le gouvernement français pour son leadership dans cette approche de corégulation. » Outre l’idée saugrenue que l’on puisse construire une régulation efficace main dans la main avec le régulé, ne nous méprenons pas : la régulation évoquée ici est celle des utilisateurs et non celle de la plateforme. Les accords passés entre la France et Facebook portent sur la création d’une entité commune de modération des « contenus haineux ». En arguant qu’il est « complexe » de réguler les contenus partagés par plus de 2 milliards de personnes, Facebook, en plus d’éviter l’impôt national, « sous-traitera » donc en partie cette régulation à un groupe qui sera payé directement par les deniers publics. Cette question reste complexe et pose d’autres problèmes, notamment celui de la manière dont Facebook modère ses contenus. Il n’en reste pas moins qu’ici, le groupe américain, sous couvert de co-construction responsable, parvient à imposer la gestion des dommages collatéraux de sa plateforme à la collectivité.

Les GAFA jouent du pouvoir que leur confère leur gigantisme, parfois de manière moins subtile. Lorsqu’en 2014 l’Espagne tente d’imposer à Google une rétribution pour les auteurs d’articles de presse que son service « News » reproduit et diffuse, le géant décide tout simplement de suspendre Google News dans le pays. Fort de la centralité de sa plateforme et de l’obligation d’être référencé sur Google pour exister sur internet, il menace aujourd’hui de faire de même à l’échelle européenne. Dans le combat (déjà évoqué précédemment) que mène l’entreprise américaine contre la loi européenne sur les droits d’auteur, l’argument du retrait pur et simple est de vigueur pour faire plier l’UE. Si le lobbying n’est évidemment pas chose nouvelle, cette confrontation directe et assumée avec les représentations démocratiques nous renseigne sur la manière dont les GAFA voient leur place dans la société. Ce ne sont plus de simples entreprises, mais bien de « nouvelles formes de nations » comme le disait Samuelsen. Des nations d’actionnaires avec pour seul but l’expansion et la rentabilité.

Que penser alors du manque de contrôle, voire de la soumission, de nos démocraties face à ces entités ? Le dernier exemple sera à nouveau celui d’Amazon. L’affaire “HQ2” démontre avec brio l’absurdité de la situation dans laquelle nous conduit l’absence de régulation des GAFA. Fin 2017, le géant du commerce en ligne annonce sa volonté d’ouvrir un second siège social nord-américain, un « Headquarter 2 », sans préciser la localisation de ce projet. À travers une forme « d’appel d’offres », l’entreprise propose très officiellement aux villes et territoires de « candidater » pour l’obtention de cet investissement faramineux de plus de 5 milliards de dollars. Subventions et aides publiques sont expressément demandées dans ce court document. Amazon profitera de la mise en concurrence territoriale engendrée pour faire monter les enchères, jusqu’à des propositions incroyables comme celle de Stonecrest, petite ville américaine proche d’Atlanta, qui souhaitait donner un vaste terrain à l’entreprise, et créer une nouvelle ville nommée « Amazon City » dont Jeff Bezos serait Maire à vie. D’autres propositions plus sérieuses des 200 villes candidates sont tout aussi inquiétantes, du remodelage urbain autour d’Amazon à la promesse d’un crédit d’impôt de plus de 8 milliards de dollars par le Maryland.

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Amazon’s front door © Robert Scoble

Le fin mot de l’histoire surprendra les commentateurs. Amazon a choisi de diviser son investissement et de créer non pas un, mais deux nouveaux sièges sociaux. L’un à Long Island à New York et l’autre à Arlington en Virginie, pour un total de 5,5 milliards de dollars cumulés en subventions et avantages fiscaux. Si la recherche d’incitations financières n’est pas nouvelle, particulièrement aux États-Unis, elle est particulièrement indécente lorsqu’elle est ainsi massivement utilisée par une entreprise redoublant par ailleurs d’imagination pour éviter l’impôt.

“Les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon.”

Mais plus que cela, cette affaire démontre à nouveau la forme de retournement des pouvoirs dont profitent les GAFA. Les pouvoirs publics, avides de croissance et d’emplois se soumettent aux exigences de ces nouveaux géants qui, soutenus par les marchés financiers, sont source d’un dynamisme économique certain. Mais que cache ce dynamisme ? Souhaitons nous réellement participer à la construction de ces géants tentaculaires qui semblent chaque jour plus aptes à imposer leurs idéaux à nos sociétés ? Doit-on aveuglément favoriser la croissance sans questionner ses conséquences politiques ? Avec ces nouveaux Headquarters, les contribuables américains financent directement la construction de bureaux flambants neufs dans lesquels des centaines d’experts marketing redoubleront d’imagination pour cloisonner les consommateurs dans l’offre Amazon ; et des centaines d’experts juridiques feront de même pour positionner l’entreprise là où elle participera le moins à la compensation financière des désastres écologiques dont elle est la cause.

LA CONSTRUCTION D’UNE SITUATION PARTICULIÈRE

Monsanto et McDonald’s influent eux aussi très largement sur nos sociétés, l’un pousse vers l’utilisation intensive de pesticides qui détruisent notre biodiversité, l’autre pousse vers la malbouffe qui détruit nos estomacs. Mais la différence des GAFA se résume en trois points.

D’abord la rapidité de leur expansion qui, loin d’être le fruit du hasard, a été construite par les choix politiques de la libéralisation d’internet. Cette rapidité empêche largement les instances régulatrices de développer les actions nécessaires. La rapidité du développement de Facebook en Birmanie, ou du moins son manque de régulation, a rendu impossible le contrôle des publications haineuses à l’encontre des Rohingya, population opprimée du pays. Jusqu’à ce que l’ONU accuse officiellement le réseau social d’avoir accentué cette crise.

“Les GAFA prennent la place des États qui reculent.”

Ensuite la centralité tentaculaire de ces nouveaux acteurs, qui développent les moyens financiers et techniques de s’imposer sur un ensemble inédit de marchés. Enfin l’orientation idéologique de leur expansion. Les GAFA sont le fruit d’un capitalisme libéralisé et résilient. Ils s’adaptent, se ré-adaptent, contournent et ne se soumettent aux règles qu’en cas d’extrême obligation. Ils se passeraient avec plaisir d’un État outrepassant ses fonctions régaliennes, imposent leurs propres règles à leurs concurrents, aux consommateurs et aux marchés. Et, en profitant d’une période d’idéologie libérale qui prône partout le libre marché, commencent par endroits à prendre la place des États qui reculent.

N’est-il pas temps de réfléchir collectivement à de véritables règles ou instances réglementaires, capables d’encadrer le comportement de ces acteurs, pour ne pas s’enfoncer aveuglément dans l’idéologie libertarienne qu’ils nous proposent ? Car c’est bien de cela dont nous devons nous rendre compte, les GAFA changent le monde socio-économique en y apposant leur vision. Une vision qui, loin d’être démocratiquement construite, s’élabore dans le petit monde fermé de la Silicon Valley. Taxer quelques pourcents de leurs chiffres d’affaires sera alors loin, très loin, d’être suffisant.

Houellebecq : autopsie d’un rire « jaune »

Presque quatre années jour pour jour après la sortie de Soumission, l’écrivain français le plus lu à l’étranger signe un nouveau roman, Sérotonine. Ce roman débute à Paris mais rejoint bien vite les lieux géographiques et fictionnels avec lesquels Houellebecq est le plus à l’aise. Ce livre, comme tous les autres, parle du Français moyen et provincial, désespéré dans un monde qu’il ne comprend plus. Celui-ci se concentre sur les agriculteurs, grands « perdants » de la mondialisation. La crise des « gilets jaunes » que traverse la France actuellement trouve un écho retentissant dans ce livre — peut-être, à ce jour, le plus lucide du grand écrivain qu’est Michel Houellebecq.


Il y a deux ans, un débat m’opposait à un autre rédacteur de LVSL [1]. Je soutenais que Houellebecq n’était qu’un parangon à la verve brillante de l’extrême droite. Il défendait une approche moins clivante : Houellebecq est un grand romancier, et lui associer des propos fascistes parce qu’il parle de situations que les Français redoutent est une facilité qu’il convient d’éviter. Je pense aujourd’hui que mon camarade avait raison. Le nouveau livre de Houellebecq, Sérotonine, vient de me le démontrer.

Houellebecq est un écrivain génial, non pas parce qu’il nous parle de la France, mais parce qu’il nous parle de la « sous-France » (souffrance) [2]. Dans Sérotonine, nous avons affaire à François-Claude, un quadragénaire consultant au ministère de l’agriculture. Il n’a pas d’enfants, ne désire plus sa compagne, et se remémore ses souvenirs heureux. Dans un ultime mouvement de résistance, quoique bien faible, il décide de quitter Paris et de partir sur les routes de Normandie.

Afin de pouvoir tenir émotionnellement, il se fait prescrire un nouvel antidépresseur, le Captorix, qui stimule une molécule naturelle apaisante : la fameuse sérotonine. Celle-ci est censée libérer par un neurotransmetteur ce que Houellebecq appelle ironiquement l’« hormone du bonheur ». Mais dans le monde houellebecquien, du bonheur, il n’y en a pas, il n’y en a plus.

Un monde agricole qui s’effondre

Florent-Claude Labrouste décide de disparaître sans donner de nouvelles à personne ; il s’étonne même de la facilité avec laquelle ceci est possible. Il rend son appartement, quitte son travail, change de banque et quitte Paris au volant de sa Mercedes G-350.

En miroir de la chute du protagoniste, c’est la chute de tout le monde agricole qui se dessine. Par un habile va-et-vient narratif, ses réminiscences de jeunesse se mêlent au récit. Alors qu’il souhaite revoir les personnes qu’il a aimées, desquelles il raconte l’histoire, il entreprend de leur rendre visite. Dans cet encastrement entre le passé et le présent, une fissure bien réelle s’observe, commune à beaucoup de Français : celle de la peur de l’avenir.

Parmi ses anciennes connaissances, Aymeric de Harcourt, un agriculteur aristocrate du Calvados, producteur de lait. Ancien camarade d’Agro [3], celui-ci voit sa production mourir à petit feu à cause des lois européennes d’une part, et de sa volonté de produire un lait bio et sans OGM d’autre part.

« et maintenant j’en étais là, homme occidental dans le milieu de son âge, à l’abri du besoin pour quelques années, sans proches ni amis, dénué de projets personnels comme d’intérêts véritables, profondément déçu par sa vie professionnelle antérieure, ayant connu sur le plan sentimental des expériences variées mais qui avaient eu pour point commun de s’interrompre, dénué au fond de raisons de vivre comme de raisons de mourir. »

Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, 2019, p. 87

Par les yeux de Florent-Claude, Houellebecq critique ici les conditions déplorables d’un élevage de poules, là-bas des élites européennes qui votent des lois qui tuent l’économie agricole sans même essayer de les comprendre. Mais les élites européennes ne sont pas les seules coupables, les fonctionnaires et consultants qui sont les témoins quotidiens de ces atrocités contre les animaux et qui voient bien qu’un monde est en train de périr sont dépeints comme des complices. Florent-Claude lui-même voit son expertise et son jargon technique moqués par l’auteur. Il se réfugie derrière des formules toutes faîtes, des concepts qui sont censés expliquer pourquoi des gens, des animaux, doivent souffrir ; et ce, avec un aplomb criminel.

D’ailleurs, des agriculteurs se suicident, n’en peuvent plus de cette situation. « On a un collègue de Carteret qui s’est tiré une balle, il y a deux jours. — C’est le troisième depuis le début de l’année. » (p. 239). Il y a une trahison de la promesse européenne : « l’Union européenne, elle aussi avait été une grosse salope » (p. 259) car « le vrai pouvoir était à Bruxelles » (p. 177). La PAC (politique agricole commune) mise en place par l’UE n’a été que mensonge et une manière de plus pour déposséder les agriculteurs de leur souveraineté et de leurs biens. Dans le monde houellebecquien comme dans le nôtre, le libéralisme torture et tue.

La critique du libéralisme

La critique aujourd’hui courante, presque facile, du capitalisme est davantage maîtrisée par Houellebecq que par les autres écrivains français. En effet, l’écrivain né à La Réunion s’attaque aux bases idéologiques du capitalisme, c’est-à-dire au libéralisme qui a permis son expansion. En peignant dans ses romans une classe moyenne, qui a pu croire au libéralisme philosophique, sexuel et économique, Houellebecq montre dans quelles solitude et misère celle-ci s’est retrouvée, sans futur ni passé vers lequel se consoler.

En citant des objets de notre quotidien (Carrefour City, Mercedes, Jack Daniel, Pornhub, etc.), Houellebecq ne nous confie pas non plus à un monde rassurant mais plutôt à un espace qui nous désoriente et nous menace. Au-delà de ce qui nous est connu, nous sommes mis face à un monde qui se fracture dans lequel les liens sociaux se délitent, les passions amoureuses se détruisent, les relations sexuelles se virtualisent et où le bonheur n’est qu’un simple concept.

« l’argent n’avait jamais récompensé le travail, ça n’avait strictement rien à voir, aucune société humaine n’avait jamais été construite sur la rémunération du travail, et même la société communiste future n’était pas censée reposer sur ces bases, […] l’argent allait à l’argent et accompagnait le pouvoir, tel était le dernier mot de l’organisation sociale. »

Ibid., p. 135

Ce que l’auteur lauréat du Goncourt en 2010 appelle le « verrou idéologique » du libre-échangisme (p. 251), c’est une capacité théorique et idéologique du néolibéralisme de donner tort à tout propos qui le critique. La clairvoyance de Houellebecq est telle qu’après avoir lu ses mots, on a l’impression de l’évidence et qu’il a pu mettre des mots sur des choses qui demeuraient informulées. De fait, que cela soit par les intellectuels commis de l’État, les chaînes d’info en continu, ou l’argumentaire extrêmement simple d’utilisation et rabâché toute la journée, la pensée critique de l’individu est « verrouillée ».

« qui étais-je pour avoir cru que je pouvais changer quelque chose au mouvement du monde ? »

Ibid., p. 251

La misère sexuelle

La critique de la société consumériste et libérale est une constante des livres de Houellebecq — surtout dans Extension du domaine de la lutte (1994) et Les particules élémentaires (1998). Si son œuvre s’intéresse évidemment aux aspects économiques [4], la critique du libéralisme est d’autant plus forte qu’elle a pour conséquence une misère sexuelle. Que cela soit dans Soumission à travers la femme à jamais fantasmée et jamais vraiment possédée qu’est Myriam, ou cette fois dans Sérotonine et la belle Camille, tous les protagonistes houellebecquiens sont prisonniers d’une femme en particulier et d’une sphère sexuelle en général qui, pire que de ne pas tenir ses promesses, n’en fait même plus.

Au début du roman, la concubine de Florent-Claude, la japonaise Yuzu, se rend dans des soirées libertines dans de beaux hôtels particuliers de l’île Saint-Louis. Elle se filme notamment dans des gang-bangs surréalistes, copule avec des chiens, alors que Florent-Claude rencontre des problèmes érectiles. Le Captorix qui provoque l’impuissance et la perte de la libido comme effets secondaires semble être l’avatar de la société libérale qui éloigne ses citoyens de la sexualité tout en les maintenant dans un état abruti de survie passive. Ailleurs, cette belle Espagnole châtain d’Al-Alquian, dans l’incipit, apparaît comme le souvenir d’un désir sexuel réprouvé, refoulé et comme une métaphore de la libido occidentale, mâle et contemporaine. Évidemment, le « retour du refoulé » est récurrent. Et la châtain d’Al-Alquian reparaît dans les rêves, et dans toutes les femmes que Florent-Claude croise ou se remémore. Aymeric non plus ne parvient pas à retenir sa femme et ses deux filles qui partent avec un pianiste londonien. Les personnages sont renvoyés à leur triste condition de perdants, de loosers, de misérables contemporains.

Par ailleurs, la sexualité est vue comme une pulsion violente et animale, tout en se voyant superposer une dimension socialement construite. Les êtres humains sont non seulement contraints par leurs pulsions violentes de baiser tout ce qui bouge mais en plus, ce doit être nécessairement genré : des mâles avec des femelles.

« j’avais besoin d’une chatte, il y avait beaucoup de chattes, des milliards à la surface d’une planète pourtant de taille modérée, c’est hallucinant ce qu’il y a comme chattes quand on y pense, ça vous donne le tournis, chaque homme je pense a pu ressentir ce vertige, d’un autre côté les chattes avaient besoin de bites »

Ibid.,p. 159

Un autre article paru le 10 janvier dernier [5] évoque bien cette « compétition sexuelle » qui a lieu entre les citoyens qui ne sont in fine que des salariés abêtis : « La compétition sexuelle s’adjoint à la compétition salariale et devient un facteur déterminant pour la reconnaissance sociale et le bien-être de l’individu. »

Le « petit livre jaune »

Les agriculteurs sont dépassés par un monde inhospitalier, une société qui les confronte entre eux, des femmes qui les ignorent. Mais une brèche politique va peut-être s’ouvrir. Une révolte s’organise tant bien que mal avec le peu de gens qui croient encore au politique : la Confédération paysanne s’allie avec la Coordination rurale. Une autoroute est bloquée par des tracteurs, les paysans sont armés et attendent les CRS à couvert. Aymeric, « l’une des images éternelles de la révolte » (p. 258), personnifie ces agriculteurs qui sont prêts à tout parce qu’ils sont désespérés. Le parallèle avec la crise actuelle des « gilets jaunes » est évident.

« on peut vivre en étant désespéré, et même la plupart des gens vivent comme ça. »

Ibid., p. 236

La crise actuelle qui se poursuit sur les fins de semaine depuis novembre semble avoir été anticipée par l’écrivain. Pour sortir un livre début janvier, qui plus est un best-seller probable, le « bon à tirer » doit être prêt au moins en novembre. Il est donc probable que Houellebecq ait écrit cette crise fictive des agriculteurs au plus tard l’été dernier. Le ton montait déjà entre les différentes couches populaires et le Président de la République depuis un an et demi. Les étudiants, les retraités, les femmes, les ouvriers, etc. Ce que Houellebecq remarque avec justesse, c’est qu’une révolte des agriculteurs est porteuse d’une image forte : 1789 (voir l’extrait infra).

« je reconnus plusieurs fois le mot “CRS”, prononcé avec colère. Je sentais autour de moi une étrange ambiance dans ce café, presque Ancien Régime, comme si 1789 n’y avait laissé que des traces superficielles, je m’attendais d’un moment à l’autre à ce qu’un paysan évoque Aymeric en l’appelant “notre monsieur”. »

Ibid., pp. 269-270

De même que l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré : « Maintenant il y a des agriculteurs qui rejoignent le mouvement et là ils ont peur à l’Élysée, parce que les agriculteurs ça leur rappelle 1789. Et c’est pas leurs meilleurs souvenirs. » [6] Un large mouvement, qui n’est pas homogène, ce qui est pour ainsi dire la caractéristique la plus certaine d’un peuple, est en train de s’organiser.

Depuis plus d’une dizaine de week-ends, des gens sortent de chez eux pour aller manifester, vêtus de gilets jaunes. Les historiens de la Révolution française sont tous d’accord, une grande cause est toujours l’agrégation de toutes les petites. Et Sérotonine de Houellebecq est comme un grand tableau de collages des petites gens qui se battent contre le quotidien qu’on leur a imposé, qui bravent l’humiliation de tous les jours, la mort de leurs proches aussi. Sérotonine est le livre du ras-le-bol. Le livre des Français qui n’en peuvent plus de ce « racisme de l’intelligence » [7] provenant de gens qui savent tout mieux qu’eux. Le livre des Françaises qui ne supportent plus le sexisme quotidien et institutionnel. Le livre des étudiants qui veulent une université vraiment universelle et ouverte à toutes et à tous, tous pays confondus. Sérotonine est le « petit livre jaune » qui pose des mots sur ce qu’on n’arrive pas à formuler, il met des phrases dans la bouche de ceux qui n’ont pas la voix pour se faire entendre. Sérotonine est un grand livre.


[1] Le débat opposait mon article « Michel Houellebecq : Soumission du génie à la bêtise » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise) à Julien Rock et son article « Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu » (https://lvsl.fr/houellebecq-soumission-genie-et-betise)

[2] ce jeu de mots est d’Éric Fottorino, voir Le Un, mercredi 9 janvier 2019, p. 2

[3] Agro ou AgroParisTech, anciennement École nationale supérieure des industries agricoles et alimentaires, est une école d’ingénieurs en agroalimentaire située à Paris

[4] on renvoie évidemment au livre de Bernard Maris, Houellebecq économiste(Champs-Flammarion, 2016) dans lequel l’économiste assassiné dans la tuerie de Charlie Hebdo analyse l’arrière-plan économique des livres de Houellebecq

[5] https://lvsl.fr/houellebecq-materialisme-finitude

[6] https://youtu.be/DRpzY6Nht0E

[7] Cette formule est du sociologue Pierre Bourdieu, cf. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Minuit, pp. 264-268