Emmanuel Macron veut achever l’école de la République

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Décembre 2015 ©Jeremy Barande

Depuis deux semaines, on en sait un peu plus sur le programme d’Emmanuel Macron, notamment en matière d’éducation. Si, comme pour le reste de son programme, les idées viennent de partout, et surtout de nulle part, elles peuvent toutes être placées sous le même signe : un libéralisme destructeur qui viendrait achever l’œuvre de démantèlement de l’Ecole de la République entamé par les gouvernements précédents.

 

Recruter des enseignants tout en supprimant des postes : vers des conditions de travail dégradées

 

Les soutiens du gouvernement actuel, à l’heure du bilan, se plaisent à mettre en avant la création de 60 000 postes au sein de l’Education nationale. Si le chiffre est exact, ces créations de postes se sont révélées nettement insuffisantes, dans la mesure où elles ont à peine permis de limiter les dégâts causés par les suppressions de postes massives effectuées sous Sarkozy. Ces mesures au rabais sont pourtant encore trop ambitieuses pour Macron qui, en homme politique responsable, pense que la France saura se satisfaire de 4 à 5000 nouveaux postes d’enseignants.

Si cette mesure apparaît peu audacieuse et bien en deçà des embauches nécessaires à la revitalisation de l’Education nationale, il faut aussi souligner que les autres propositions de Macron l’annulent. En effet, il prévoit de supprimer 120 000 postes de fonctionnaires : le ministère de l’Education Nationale étant celui qui en emploie le plus, on peut prévoir qu’il y aura des suppressions de postes, notamment au sein du personnel administratif des établissements scolaires. Dès lors, les quelques créations de postes promises se retrouveront annulées par le fait que de nouvelles charges administratives vont devoir être accomplies par les enseignants, au détriment de leur travail devant les élèves. Il s’agit donc, pour Emmanuel Macron, de créer des postes d’enseignants au rabais, qui partageront leur temps de travail entre l’enseignement et des tâches de secrétariat qu’ils seront obligés d’accomplir faute de personnel disponible pour le faire à leur place.

Mais les conditions de travail des enseignants ne semblent de toute façon pas être l’une des priorités d’Emmanuel Macron. En effet, la seule proposition faite concernant la rémunération de ceux-ci est de tripler la prime que les enseignants touchent lorsqu’ils exercent dans un établissement classé en zone prioritaire : cette prime serait alors de 1000 à 3000€ annuels. Or, cette mesure pose deux problèmes. D’une part, ces primes ne rentrent pas en compte de le calcul de la retraite des enseignants. D’autre part, cela permet à Macron de ne pas parler du cœur du problème, à savoir la revalorisation des salaires de tous les enseignants qui sont nettement inférieurs à ceux de leurs collègues européens.

A rebours de ces propositions inefficaces, il faut donc poser réellement la question des salaires et mener une politique de recrutement ambitieuse afin de redonner à l’Ecole les moyens d’accomplir ses missions.

Le règne de l’utilitarisme

Mais Emmanuel Macron ne se contente pas d’avancer des propositions sur des questions aussi techniques que la rémunération des enseignants. Il prétend aussi développer une vision de long terme de ce que doit être l’Ecole, des évolutions qu’elle doit subir, notamment à propos de ce que l’on y enseigne. Comme pour le reste de son programme, les contradictions sont légion.

L’une de ses propositions phares est de rétablir un véritable enseignement des lettres classiques (latin et grec ancien). Il faut rappeler que cet enseignement essentiel qui, dans de nombreux établissements, a pu jouer un rôle éminemment émancipateur pour certains élèves, a été vidé de sa substance par Najat Vallaud-Belkacem. Elle y a substitué un enseignement de « Langues et Cultures de l’Antiquité » où l’on apprend ni les langues, ni les cultures de l’Antiquité. Si la proposition de Macron peut être accueillie favorablement de prime abord, rappelons qu’elle est en opposition totale avec le reste de son projet éducatif qui se caractérise par un utilitarisme débridé. En effet, comment trouver de nouveaux enseignants de lettres classiques quand cette filière d’étude est constamment dévalorisée ? Macron prône une autonomie accrue des universités or, c’est précisément cette autonomie qui amène progressivement à la destruction des filières jugées non-rentables, notamment en lettres et en sciences humaines. Les résultats sont déjà là : l’an dernier, moins de la moitié des postes d’enseignants de lettres classiques ouverts ont trouvé preneurs. La filière est en crise : Macron compte bien l’achever. Après tout, quelle importance à ses yeux ? Lui qui déclarait récemment qu’il n’y a pas de culture française doit avoir bien peu de considération pour la culture gréco-romaine.

Sa vision utilitariste de l’éducation se retrouve également dans son projet de réforme du baccalauréat, qu’il propose de « simplifier » comme on simplifie le code du travail, en le réduisant à quatre épreuves. Là encore, Macron part d’un constat que l’on peut partager : des options fantaisistes, notamment en matière sportive, se sont multipliées et ne présentent pas d’intérêt pédagogique particulier. Mais réduire le baccalauréat à quatre épreuves, c’est affirmer que seuls certains savoirs sont réellement nécessaires à la formation de futurs citoyens, au détriment notamment de la culture artistique et littéraire. Peut-être est-ce, ici encore, lié au fait que la culture française n’existerait pas…

Emmanuel Macron dans l’émission “Au tableau”. Capture d’écran

Expulser la République des écoles pour y faire entrer le marché

 

Le point le plus dangereux du projet éducatif de Macron est qu’il entend s’attaquer à la dimension républicaine de l’Ecole française, notamment en matière de recrutement des enseignants. Actuellement, ces derniers sont recrutés via des concours nationaux : après leur admission, les nouveaux enseignants peuvent être affectés dans tous les établissements du pays. C’est le principe même de l’Ecole républicaine : les enseignants sont tous recrutés de la même manière et ont vocation à exercer sur l’intégralité du territoire, là où l’on a besoin d’eux.

A rebours de cette logique, Macron entend libéraliser le recrutement des enseignants en s’en remettant aux chefs d’établissement, qui pourront choisir ceux qui deviendront, à terme, leurs employés. Or cette démarche est profondément injuste dans la mesure où elle va accentuer les inégalités en matière d’accès à l’éducation. Si les enseignants peuvent postuler où ils le souhaitent, les meilleurs d’entre eux n’auront aucun mal à être embauchés dans des établissements situés dans des quartiers favorisés. A l’inverse, les chefs d’établissements moins attractifs devront composer avec des enseignants parfois moins bons, là où les élèves ont au contraire besoin des professeurs les plus qualifiés.

Au-delà de ces conséquences très concrètes, c’est un vrai changement de paradigme : l’Etat se désengage du secteur éducatif et laisse les chefs d’établissement agir en gestionnaires et, in fine, en patrons, ce qu’ils n’ont pas vocation à être. A fortiori dans un contexte où des initiatives telles que Teach for France, une entreprise qui envoie des diplômés de grandes écoles non formés aux métiers de l’enseignement dans des établissements dits « difficiles, se développe et serait certainement soutenue par un Macron président.

Finalement, le programme d’Emmanuel Macron en terme d’éducation est assez emblématique de son projet global : se nourrissant du vide politique et intellectuel creusé par le désastreux quinquennat de François Hollande, il propose tout et son contraire afin de ratisser large. Mais à force de vouloir plaire à tout le monde, on finit par être peu crédible, incohérent, et dangereux.

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Vous avez dit progressiste ?

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©U.S. Air Force photo by Senior Airman Joshua R. M. Dewberry/RELEASED

L’adjectif est furieusement à la mode. On l’entend sur toutes les ondes, dans les meetings, les interviews, les réunions. Jean-Christophe Cambadélis, Manuel Valls et, surtout, Emmanuel Macron, s’en sont, entre autres, faits les chantres. “Progressiste”. Elle est comment, ta politique ? Elle est progressiste. Cela sonnerait presque comme un un slogan du MJS ; c’est désormais un leitmotiv chez bon nombres d’hommes et de femmes politiques tantôt classés à gauche de l’échiquier, tantôt plus hybrides (suivez mon regard). On ne le rappellera jamais assez : en politique, les mots ont toujours un sens et leur utilisation est souvent révélatrice de certaines logiques. Que se cache-t-il donc derrière cette notion si floue qui, sous couvert d’une infaillible modernité, ne date pas d’hier ? De quelles manoeuvres politiques est-elle le symptôme ? De quoi le progressisme version XXIème siècle est-il le nom ?

 

L’héritage ambigu des Lumières

Le Progrès, cette grande idée. Le XVIIIème siècle, les Lumières, ont provoqué un séisme dans la vie des idées dont les répliques se sont enchaînées durant les siècles suivants. Parmi elles, cette idée de progrès, que l’humanité avance inexorablement vers du meilleur, que toute avancée est bonne à prendre puisqu’elle témoigne d’une marche incessante et salutaire : progrès de la science, de “l’esprit humain” (formule empruntée à l’ouvrage de Condorcet[1]) avant tout. Lentement, mais sûrement, l’Homme – en tant qu’individu bien plus qu’en tant qu’élément d’une société – s’acheminerait vers un environnement plus clément, des conditions de vie améliorées et toujours perfectibles. Séduisant, et pour cause : le progrès en tant qu’amélioration nous apparaît presque naturellement comme quelque chose de souhaitable. Ne vivons-nous pas mieux qu’il y a deux cents ans ?

Le progressisme s’incarne pourtant dans une ambiguïté absolue. Le cas français est à cet égard particulièrement intéressant. Depuis la IIIème République, la notion est mobilisée par des familles politiques très éloignées les unes des autres, englobant de façon apparemment surprenante les libéraux les plus forcenés et les staliniens les plus convaincus. L’historien Maurice Agulhon a parfaitement montré que les Républicains modérés de la IIIe République se réclament constamment de cette idée de progrès[2]. En parcourant ainsi les discours de Léon Gambetta, on s’aperçoit qu’il n’a de cesse de se référer au progrès, porté, évidemment, par l’instruction publique. Les radicaux, le centre, en tant que famille politique qui s’est voulue héritière de cette tradition, tout en épousant entièrement le libéralisme, a totalement adopté cette notion de progressisme – Emmanuel Macron en est aujourd’hui l’exemple le plus saillant.

Parallèlement, et de plus en plus dans le premier XXème siècle, le progressisme s’incarne dans une gauche plus affirmée : on le retrouve fièrement porté par les communistes et les socialistes. Précisons néanmoins tout de suite les choses : ici, le progrès n’est pas érigé comme une valeur en soi ; ce qui compte, c’est le progrès social. On attribue forcément un adjectif à la notion, on la précise. On se bat certes pour le progrès, mais pas n’importe lequel : celui qui se façonne en faveur des plus faibles, des couches populaires, des ouvriers. Ainsi, seront qualifiés de “progressistes” les politiques ou les actions qui prennent position en faveur de l’émancipation du peuple. Littérature prolétarienne, réalisme socialiste (Aragon, Nizan, Barbusse…), tous ces écrits qui fleurissent notamment dans l’entre-deux-guerres sont par exemple regroupés sous l’expression “littérature progressiste” par le PCF et ses proches en France. Cette vision du progressisme s’est solidement ancrée dans la culture politique française, plaçant le concept à gauche de manière visiblement durable, l’associant même le plus souvent dans l’entre-deux-guerres et durant la Guerre froide aux partisans de l’Union soviétique et de ses zones d’influence. Je suis progressiste car je défends le progrès social, l’amélioration des conditions de vie des travailleurs : rien de plus naturel pour un homme ou une femme de gauche.

Un écran de fumée pour masquer l’abdication face au néolibéralisme

Et pourtant, l’ambiguïté ne s’est pas évaporée ; aujourd’hui, plus la notion est mobilisée, plus l’opacité de son sens s’épaissit. Une grande partie de la gauche non-radicale la brandit comme un étendard, dans des formules préconçues et vides de sens. Cette soupe sémantique nous est servie pour masquer (inefficacement) les concessions et renoncements réguliers d’une partie de la gauche face au rouleau-compresseur du libéralisme économique. Mais quel progrès nous vendent ces autoproclamés progressistes ? Il ne faut pas chercher bien loin pour le trouver : ce progrès se traduit dans les “réformes”, constamment présentées comme des nécessités asbolues, qu’il faut mettre en place pour faire avancer le pays. Être progressiste, ce serait donc soutenir la loi El-Khomri, au nom de la réforme, au nom du mouvement. Comme si la réforme était une valeur en soi, et non pas une notion neutre qui peut s’incarner à droite comme à gauche. A cet égard, l’exemple de Macron est encore une fois emblématique : il multiplie les envolées lyriques totalement creuses sur la nécessité de réformer, de se mettre en marche, et brille parallèlement par son absence de programme. On assiste alors à la naissance d’une étrange idéologie qui manque cruellement de substance puisqu’elle poursuit un objectif précis : ne pas affirmer trop fort son affiliation au libéralisme afin de ne pas brusquer à gauche. Mais le message demeure clair : le progressisme, c’est la réforme, c’est le mouvement, quelle qu’en soit la direction. Vous vous battez contre la réforme ? Vous êtes donc un méchant et obscur conservateur – on flirte avec le sophisme.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la tentative de déplacement du clivage politique – ou du moins de ses représentations – d’une division “droite-gauche” à une dualité “conservateurs-progressistes”, qui ne résiste pas à une étude plus approfondie des forces en présence. La réalité politique est autrement plus complexe : on peut évidemment être très conservateur sur les plans social et sociétal, et libéral à l’extrême économiquement (François Fillon l’illustre parfaitement) ; à l’inverse,  il est tout à fait possible et cohérent de défendre le progrès social tout en refusant le système économique libéral. Cette tendance va de pair avec une déstabilisation profonde de la gauche, de son identité et de son socle de valeurs. Elle constitue surtout un véritable écran de fumée qui occulte l’opposition de plus en plus saillante entre, d’un côté, ceux qui s’accommodent de la pensée néolibérale dominante voire la promeuvent, et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il est encore possible de la combattre pour transformer la société (ne touche-t-on pas ici à l’essence de la gauche ?). Le progressisme, en tant que notion fourre-tout, imprécise qui remplace peu-à-peu l’utilisation du terme “gauche” comme identification politique des individus, symbolise parfaitement la confusion qui règne dans cette famille politique ; il est l’autel sur lequel une partie de la gauche sacrifie ses idéaux en renforçant la position hégémonique du néolibéralisme.

La gauche doit renouer avec elle-même pour retrouver son électorat

Mais pourquoi cette notion semble-t-elle rencontrer une telle popularité ? Le progressisme est à certains égards efficace car il semble porter en lui l’idée d’un rassemblement de diverses forces politiques qui se retrouvent dans leur volonté d’une amélioration de la société. Cependant, il oublie l’essentiel, c’est-à-dire de préciser quel progrès, quelles améliorations nous voulons. Le progrès, est-ce baisser les “charges” ou obtenir de nouveaux droits pour les travailleurs ? Le progressisme, si tant est qu’il incarne un projet politique, peut séduire un électorat sociologiquement défini, celui des grandes villes, d’une partie des classes moyennes et supérieures, des “gagnants de la mondialisation” pour qui le progrès social n’est pas nécessairement une priorité par rapport au progrès sociétal par exemple. Notion floue, mais toujours connotée positivement, le progressisme séduit ceux qui se reconnaissent dans certaines valeurs perçues comme liées à la gauche tout en s’accommodant plutôt bien des effets du néolibéralisme. Bref, une fraction de la population relativement éloignée de ce qui est à l’origine l’électorat des forces de gauche, électorat abandonné qui vote aujourd’hui pour le clan Le Pen.

Il ne s’agit pas ici de rejeter catégoriquement la notion de progrès – laissons à Christopher Lasch et Jean-Claude Michéa l’analyse approfondie des rapports entre progrès et abandon de la lutte contre le système capitaliste à gauche[3]. Leurs travaux ont notamment mis en lumière la nécessité de remettre en cause le progrès en tant que valeur suprême pour sa participation à l’avènement de l’ère individualiste, au démantèlement de certaines solidarités : on retrouve ici l’importance de l’individu au coeur d’une certaine philosophie des Lumières.

Mais l’urgence réside ailleurs : ce que la gauche doit entreprendre, c’est la réaffirmation du progrès qu’elle vise et pour lequel elle se bat ; un objectif qui est le produit de décennies de luttes sociales pour l’amélioration des conditions de vie des classes populaires et intermédiaires et la réduction des inégalités qui deviennent de plus en plus criantes. Que la gauche ne s’excuse plus d’être elle-même ; qu’elle abandonne les sophismes et les terminologies vides de sens, qu’elle réaffirme son identité et elle renouera avec son électorat. On lui conseillerait bien, pour cela, de se replonger dans sa propre histoire pour y puiser son inaltérable richesse. Au risque d’être traitée de conservatrice.

[1] Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 1795.

[2] La République de 1880 à nos jours (I), 1990.

[3] Michéa, Les Mystères de la gauche : de l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, 2013 

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Michel Houellebecq et la politique : le grand malentendu

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© Fronteiras do Pensamento | Luiz Munhoz

A chaque publication d’un roman de Michel Houellebecq, le débat est vif entre les journalistes, mais aussi entre les militants politiques de tous bords et entre de nombreux citoyens. Une chose est sûre, son oeuvre ne laisse personne indifférent et les critiques à son encontre sont nombreuses, jusque sur LVSL. Mais au lieu de réduire Michel Houellebecq au statut dépassé d’écrivain engagé, ne faudrait-il pas s’appuyer sur ses écrits pour penser la société libérale ?

La légende de l’écrivain engagé

A droite comme à gauche, de nombreux commentateurs cherchent dans l’œuvre de Michel Houellebecq les marques d’une pensée politique. Il est vrai que de Soumission à Extension du domaine de la lutte, Houellebecq décrit avec acidité la société libérale occidentale. L’affirmation selon laquelle il serait un auteur engagé a pris de l’ampleur à la faveur de la parution de son dernier roman, Soumission, paru le jour des attentats islamistes qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Le roman décrivant la lente ascension d’un parti islamiste qui finit par gagner les élections en France entrait douloureusement en résonance avec l’actualité, si bien que certains ont voulu faire de Houellebecq un « visionnaire », tant pour servir l’absurde théorie du Grand Remplacement que pour fustiger la montée d’un sentiment anti-musulmans en France.

En réalité, cette volonté de faire de Houellebecq un écrivain engagé remonte au début de son succès littéraire, notamment suite à la publication de Plateforme en 2001. Comportant des réflexions critiques envers l’islam, on avait cherché à démontrer que Houellebecq prenait parti à travers ses romans. C’est que le milieu littéraire français a du mal à s’imaginer qu’un grand écrivain, qui rencontre un succès critique et commercial, n’ait pas de volonté d’agir sur la société de son temps. De Zola à Camus, la tradition de l’intellectuel engagé était trop forte pour que l’on n’essaye pas d’y faire entrer Houellebecq contre son gré.

Or, comme souvent, un simple retour à l’œuvre de l’écrivain suffit à se rendre compte que son projet littéraire n’est pas de se positionner par rapport à l’ordre du monde : il s’agit surtout de le décrire, à la manière d’une autopsie. Houellebecq et ses personnages regardent la politique de manière lointaine, comme un amusement. Le personnage principal de Soumission est à ce titre extrêmement révélateur : il regarde les débats de la présidentielle comme il regarderait une émission de téléréalité, pour le spectacle, en mangeant des plats surgelés. Ce même héros affirme d’ailleurs être « aussi politisé qu’une serviette de toilette » : dans une société occidentale où le mal-être est le lot commun, la politique n’apparaît que comme une forme de divertissement particulièrement grotesque voire incompréhensible. C’est ce qui fait dire au narrateur d’Extension du domaine de la lutte : « Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amoureux, tandis qu’un dépressif patriote paraît franchement inconcevable. » La fiction de l’écrivain engagé, militant, ne résiste pas à la lecture de son œuvre.

L’impossible retour au religieux

Mais les écrits de Michel Houellebecq n’en restent pas moins utiles pour penser la société contemporaine, notamment en ce qui concerne la place du religieux au sein de celle-ci. On observe à ce titre une évolution intéressante au fil de sa carrière. A la parution d’Extension du domaine de la lutte, son premier roman, en 1994, le narrateur rejette la religion : il voit parfois un ami, prêtre dans une paroisse difficile, qui cherche à le persuader que la dépression qui le frappe, et qui frappe en réalité l’intégralité de la société, est liée au fait que le monde occidental a rejeté l’idée d’une transcendance divine au profit de la main invisible du marché.

A l’autre extrémité de son œuvre, on trouve Soumission, dont le seul titre montre que c’est un roman imprégné d’une réflexion sur la religion. Spectateur désabusé et quelque peu craintif face à la montée en puissance d’un parti islamiste modéré, le narrateur prend d’abord peur lorsque ceux-ci arrivent au pouvoir. Mais dans les dernières pages du livre, il se convertit à l’islam et ses problèmes personnels semblent disparaître, dans un contexte où chaque aspect de sa vie est désormais marqué par des rites religieux qui le dépassent. L’ouvrage laisse une impression contrastée : si le narrateur semble promouvoir l’islam comme moyen de retour à une société épargnée par les ravages du libéralisme, tout le reste de l’ouvrage semble empreint d’une sourde hostilité envers cette religion, quoique le narrateur en vante régulièrement les mérites, notamment en terme de contrôle des femmes.

En réalité, Houellebecq n’a fait que fantasmer cette histoire, il n’a jamais voulu jouer au lanceur d’alerte voulant prévenir la France d’une prétendue montée en puissance de l’islam politique : il le dit lui-même, Soumission est une fable. C’est d’ailleurs l’avis d’Agathe Novak-Lechevalier, Maître de Conférences à Paris-X et spécialiste de l’oeuvre de Michel Houellebecq, qu’elle développe notamment dans la dernière livraison des Cahiers de l’Herne consacrée  à l’écrivain.

« Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»

Or c’est bien sous le prisme de la fiction, de l’irréel, qu’il faut aborder le religieux chez Houellebecq : l’intégralité de son œuvre peut être lue comme une quête de sens sans cesse inaccessible. Et la recherche de ce sens passe, en partie, par la recherche de Dieu. Mais dans le même temps, Houellebecq comme ses personnages sont conscients que cette quête est vaine, et qu’un retour au religieux est impossible. Il le dit d’ailleurs dans l’un de ses poèmes : « Nous voulons retourner dans l’ancienne demeure / Où nos pères ont vécu sous l’aile d’un archange, / Nous voulons retrouver cette morale étrange / Qui sanctifiait la vie jusqu’à la dernière heure. / Nous voulons quelque chose comme une fidélité, / Comme un enlacement de douces dépendances, / Quelque chose qui dépasse et contienne l’existence ; / Nous ne pouvons plus vivre loin de l’éternité.»

Un moyen de penser la société libérale

Le grand thème de l’œuvre de Michel Houellebecq, c’est la société libérale. La critique de ce système est explicite dans son premier roman, où de longs passages tiennent plus de l’essai que du romanesque. Certains ont d’ailleurs voulu voir en Houellebecq l’un des principaux penseurs antilibéraux de notre temps, comme son ami économiste Bernard Maris qui a publié, en 2014, un Houellebecq économiste où, en s’appuyant sur son œuvre, il réactualisait la pensée de grands économistes.

Mais le principal intérêt de l’analyse Houellebecq est qu’elle fait du libéralisme un fait social total, au sens où ce système mobilise l’intégralité de la société, et pas seulement la sphère économique ou l’Etat. Le postulat du narrateur d’Extension du domaine de la lutte permet de lire toute l’œuvre de Michel Houellebecq au prisme de cette critique du libéralisme : « Tout comme le libéralisme économique sans frein, et pour des raisons analogues, le libéralisme sexuel produit des phénomènes de paupérisation absolue. Certains font l’amour tous les jours; d’autres cinq ou six fois dans leur vie, ou jamais. Certains font l’amour avec des dizaines de femmes ; d’autres avec aucune. C’est ce qu’on appelle la « loi du marché ». » Dans notre société, la sexualité et, plus largement, les rapports sociaux codifiés par une culture de masse américanisée, sont devenus un système de différenciation sociale aussi puissant que la différenciation par l’argent.

Certes, Houellebecq n’a rien inventé à ce sujet. La société qu’il décrit a notamment été théorisée par le philosophe marxiste Michel Clouscard qui, pour décrire l’occident post-mai 68, parlait de « libéralisme-libertaire ». Dans cette optique, libéralisme économique et libéralisme social vont de pair, le second servant à mieux faire accepter le premier. Au fur et à mesure que l’on fait progresser le marché sur le plan économique, on l’introduit également dans la sphère sociale, sous la bannière d’un prétendu progrès social vidé de sa substance. Dans les faits, il s’agit d’étendre la compétition qui a lieu dans la sphère économique à la sphère des rapports sociaux. De ce point de vue, on peut considérer que les sites de rencontres qui fleurissent aujourd’hui se posent en intermédiaires pour gérer l’offre et la demande de rapports humains, afin de connecter des personnes trop occupées par leur travail ou trop découragées pour faire de vraies rencontres.

Nous l’avons dit, Houellebecq n’est ni un écrivain engagé, ni un révolutionnaire. Dès lors, son œuvre n’a pas pour but de donner des moyens à ses lecteurs de contrer la société libérale, précisément parce que Houellebecq estime que cette société du mouvement perpétuel, où l’on oublie de penser, est impossible à renverser. Néanmoins, si l’on veut changer le monde, il faut commencer par le comprendre : en ce sens, les écrits de Michel Houellebecq sont une source précieuse. Au-delà des chiffres monstrueux que produit le système libéral (taux de chômage, de pauvreté, de suicide), Houellebecq met un visage et des sentiments sur une réalité si mouvante qu’elle est parfois difficile à appréhender au quotidien. A travers des personnages souvent touchants, parfois violents, constamment en lutte contre eux-mêmes et contre les autres, il insuffle une dose de réalité et d’humanité dans la critique du libéralisme.

Pour aller plus loin :

HOUELLEBECQ M., NOVAK-LECHEVALIER A., Cahier Houellebecq, Editions de l’Herne, 2017, Paris

MARIS B., Houellebecq économiste, Flammarion, 2014, Paris

MONVILLE A., Le néocapitalisme selon Michel Clouscard, Editions Delga, 2016, Paris

Crédits:

http://www.newstatesman.com/culture/books/2015/01/michel-houellebecq-france-s-literary-provocateur

https://www.understandfrance.org/France/FrenchLiterature.html

 

 

“Emmanuel Macron veut liquider le modèle social français” – Entretien avec Frédéric Farah

Frédéric Farah

Frédéric Farah a publié avec Thomas Porcher un ouvrage sur Emmanuel Macron, intitulé Introduction inquiète à la Macron-économie, publié en 2016 aux éditions Les petits matins. Nous avons pu nous entretenir avec lui sur l’avenir que nous propose Emmanuel Macron, et sur les liens de l’homme avec le patronat.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Thomas Porcher, d’une Introduction inquiète à la macron-économie, sortie en 2016 aux éditions Les petits matins. Dans cet essai, vous décryptez douze déclarations d’Emmanuel Macron et en faites la critique argumentée. Moderne, l’homme fustige les « corporatismes » et les « rigidités » au profit de la souplesse et de la liberté. Vous réhabilitez ces « corporatismes » et ces « rigidités », pouvez-vous nous en dire plus ?

Frédéric Farah – Ces corporatismes et ces rigidités sont souvent invoqués mais sans que jamais on ne dise de quoi il s’agit vraiment. Plane au-dessus d’eux un halo de significations qui pourrait se résumer à mon sens par la dénonciation des syndicats, des protections des travailleurs sur le marché du travail, et du statut de la fonction publique. En somme et à en croire certains dont Emmanuel Macron, le pays se meurt économiquement car régnerait une culture du conflit, une fonction publique sclérosée et un marché du travail insuffisamment réactif.  Ce contexte écraserait la mentalité d’entreprise.

Ce discours n’a rien de neuf. Si on relit par exemple « La science économique et l’action » de Pierre Mendes France et Gabriel Ardant publié en 1954  qui fait entre autres retour sur la crise des années 1930, on ne peut qu’être frappé par le propos : «  la rigidité de l’économie est un fait réel et il n’était pas inutile de le souligner ni, dans une certaine mesure et dans certaines conditions, de la corriger. Ce qui était erroné, c’était d’en faire la cause unique, exclusive, de la dépression et du chômage : c’était méconnaitre les autres facteurs de déséquilibre économique ».

A mon sens, un double effort conceptuel et historique est nécessaire pour comprendre comment ce discours d’inspiration libérale est devenu un peu l’air qu’on respire. Si l’on prend la question des rigidités pour commencer, une grille économique et sociologique s’impose pour saisir les enjeux de la question.

Introduction inquiète à la Macro-Économie
Introduction inquiète à la Macro-Économie, Les petits matins, 2016

Économiquement, l’appel à la flexibilité revient, selon la logique de l’économie standard, à attendre des prix flexibles qu’ils régulent l’activité économique. Ainsi si le marché du travail était flexible selon les canons de la théorie néo-classique, c’est-à-dire, si la résolution des déséquilibres, comme la pénurie de main d’œuvre ou le chômage, se faisait uniquement en fonction des prix (ici les salaires), alors le problème du chômage serait résolu. En gros, cela veut dire que s’il y a du chômage, c’est que le SMIC est trop élevé.

L’objectif essentiel de la flexibilité sur le marché du travail est de modérer les salaires qui ne sont perçus que comme un coût. A en croire les Macron et autres Fillon pour ne citer que ceux-là, nous aurions à faire à un marché du travail ultra rigide.

Nous montrons dans le livre qu’il n’en est rien. Depuis 1980 , le recours aux emplois temporaires a été multiplié par 5 pour l’intérim, par 4 pour les CDD et par 3 pour les CDD et les contrats aidés.  Pire encore, la littérature scientifique révèle clairement qu’il n’est pas possible d’établir de lien positif entre une plus grande flexibilité et une création d’emplois ou une réduction du chômage.

L’OCDE pourtant chantre du libéralisme est revenu sur sa croyance en la flexibilité. En 2004, elle reconnaissait que les mesures de flexibilisation n’étaient pas la martingale en matière d’emploi. La flexibilité permet parfois des ajustements plus rapides des besoins en main d’œuvre mais ne crée pas d’emplois. Il ne faut pas oublier le rôle que jouent demande globale, c’est-à-dire le carnet de commande des entreprises, et les contraintes de l’euro.

Le marché du travail français est largement flexible et la loi El Khomri ne créera probablement aucun emploi. Lorsque l’autorisation administrative de licenciement a été supprimée en 1987, combien d’emplois ont été crées dans la foulée ? Tout simplement aucun. Au cours des Trente glorieuses, le marché du travail a vu naitre le SMIC, les contrats à durée indéterminée, une protection sociale élargie, le chômage a-t-il cru ? Absolument pas.

La modération salariale ne nous parait pas une bonne chose loin de là. Le dernier rapport du BIT s’inquiète de la modération salariale dans le monde et reconnait des vertus aux divers salaires minimums comme le SMIC. Par ailleurs en France entre 2003 et 2014, le niveau de vie des 10% les plus pauvres a diminué. Plus de flexibilité n’apportera guère plus d’emplois et encore moins de pouvoir d’achat.

La lecture uniquement économique des choses n’est pas suffisante. Il faut inscrire notre propos dans une approche sociologique pour montrer combien un emploi stable et protégé contribue à l’intégration sociale des individus. Le travail n’est pas qu’une marchandise comme les libéraux veulent nous le faire entendre, mais le travail doit demeurer un projet.

Repartons si vous le voulez du sociologue Robert Castel,  penseur clef de la société salariale dont le livre les « Métamorphoses de la question sociale » reste fondateur. Robert Castel affirmait que l’individu n’existe pas tout seul, qu’il doit  s’inscrire dans des collectifs. C’est un beau paradoxe et pour le dire avec les mots de Norbert Elias, pour être «  je » il faut en passer par un «  nous ». Il employait le terme de supports. Il s’agit d’une série de droits que Castel nomme à la suite d’Alfred Fouillé : la propriété sociale et la propriété des non propriétaires (protection contre les risques sociaux). C’est de la sorte que le salariat, loin d’être uniquement une source d’exploitation, peut devenir source de droits. Dans cette perspective, les conditions de travail et les conditions du travail sont essentielles. Les conditions du travail renvoient à la nature de contrat dont on dispose ( CDI, CDD etc). Ces supports sont fondamentaux et en leur absence les individus peuvent connaître des situations de désaffiliation sociale.

Pour nous, l’important est de renverser la perspective et d’insister sur la nécessité de garantir aux citoyens les conditions qui permettent de se projeter dans le temps. Le travail, pour qu’il reste ce grand intégrateur, a besoin de garanties et de protection. Il n’est pas qu’un coût à réduire, ou l’objet d’un chantage à l’emploi. La mobilité vantée par les libéraux comme Macron est bien souvent synonyme de précarité pour beaucoup de travailleurs.

Aujourd’hui on voit bien combien ces supports au sens de Castel  sont essentiels. Le récent conflit Uber montre que la question sociale reste d’actualité et n’a rien perdu de son acuité. Il apparait nécessaire, comme cela a été fait avec l’affirmation de la société salariale, d’imaginer un statut protecteur des salariés à l’ère du numérique et du monde post-industriel. Les mutations économiques ne doivent pas être le moment du triomphe du précariat sur le salariat.

Quant aux corporatismes, là aussi il faudrait savoir de quoi on parle dans le fond. La France affiche un taux de syndicalisation particulièrement faible. Il est de 8,7% dans le secteur marchand privé et 19,8% dans le secteur public. Sont-ce nos syndicats qui représentent des corporations étouffantes et rendent impossibles la négociation collective ? On peut en douter.

Certains sont plus prompts à dénoncer la CGT que le MEDEF. Quant à la fonction publique, elle est un acteur clef de la création de richesses dans notre pays et les administrations publiques sont loin d’être le nid protecteur des emplois protégés. La contribution au PIB des administrations publiques est de 333 milliards d’euros en 2012 comme le souligne l’économiste Christophe Ramaux.

Les emplois publics, eux aussi, sont de plus en plus marqués par la précarité. L’université française tourne grâce à 40 000 vacataires peu ou pas syndiqués et mal protégés. l’État est un des grands pourvoyeurs de précarité. C’est un drame. On contourne le statut de la fonction publique de 1946 qui est un véritable progrès, et met à l’abri les fonctionnaires de l’arbitraire politique.

En somme le discours sur les corporatismes et les rigidités veut construire un monde binaire dans lequel il y aurait un monde en marche déterminé à entreprendre face au monde des syndicats repliés sur les acquis des trente glorieuses et sur une vieille fonction publique rétive au changement et crispée sur le statut de 1946.

LVSL – Pendant son meeting du 10 décembre, Emmanuel Macron a évoqué la question des négociations collectives entre partenaires sociaux à tous les échelons. Il a néanmoins explicité sa préférence pour les accords d’entreprise, et a déclaré que « c’est comme cela que nous créerons cette République contractuelle à laquelle nous croyons » et que « dans cette République, je veux privilégier le contrat à la loi ». Contrairement aux apparences, cette déclaration est très chargée, car la République, c’est précisément la supériorité de la loi générale et égale pour tous, sur les contrats, qui, loin d’être purement volontaires, sont emplis de rapports de force, et, plus précisément, de rapports de classe. Qu’en pensez-vous ?

F.F. – Vous avez raison, cette déclaration est lourde de sens car elle porte en elle une formidable régression, et, disons le, elle exprime des rapports de classe.

L’idée du contrat est chère à un certain libéralisme. Il y a un vieil adage de droit d’Alfred Fouillé « qui dit contractuel dit juste ». Macron, par sa formule de « République contractuelle » essaie d’habiller théoriquement son entreprise de communication politique. Elle implique la croyance que deux parties en situation de parfaite égalité se donnent mutuellement des obligations. Cette conception fait fi des rapports de force.  Pour bien le comprendre, il faut se tourner vers le droit du travail. Dans ce domaine, tout le progrès social a consisté à donner une spécificité au contrat de travail qui n’est pas un contrat comme un autre. Il a cette caractéristique de contenir ce lien de subordination qui contient un rapport de force.  Imaginer faire disparaître ce rapport de force est une mystification.

Mais l’approche contractuelle d’Emmanuel Macron est quelque peu pauvre. Il reprend à son compte une théorie juridique de l’autonomie de la volonté qui reposerait – selon l’un de ses vulgarisateurs Gounot – sur le fait que «  nul ne peut être obligé sans l’avoir voulu », et sur le fait que « tout engagement libre est juste ». On retrouve le fond libéral de Macron pour qui la volonté individuelle serait tout. Cette approche fait débat en droit et l’article 1134 du code civil affirme au contraire que «  la loi sanctionne les conventions, elle leur prête leur force ». C’est toute la force de la loi qui garantit l’exécution des contrats s’ils respectent les conditions posées.

« Entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »

Macron veut procéder de la sorte à un vaste retour en arrière déjà présent dans la loi El Khomri. C’est un monde fantasmé qui ferait de l’entreprise un nœud de contrats plus à même de décider de l’avenir de ses salariés. C’est l’abandon  de la formule de Lacordaire « entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi est jugée oppressive, attentatoire à la liberté d’entreprendre dans le libéralisme mode Macron.

LVSL – On s’étonne parfois de la similitude entre les propositions du MEDEF et celles d’Emmanuel Macron. Quels liens y-a-t-il entre En Marche et l’organisation patronale ?

F.F. – Les liens avec le MEDEF me paraissent nombreux. Je dirais, si je dois caricaturer Goethe, qu’entre le MEDEF et Macron les affinités électives sont nombreuses. Il y a un discours, une philosophie qui sont voisines. La nomination de Françoise Holder comme l’une des figures de proue d’En Marche ne doit pas surprendre. Elle a cofondé avec son mari les boulangeries Paul, et surtout elle est adhérente du MEDEF.

“Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social français”

Certes il ne s’est pas rendu à l’université d’été du MEDEF en 2016, mais c’est de la stratégie communicationnelle. Lorsque Kessler affirmait en 2007 dans Challenges qu’il fallait en finir avec les idées du Conseil National de la Resistance et les réformes conduites après-guerre, Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social  français.

Le MEDEF nourrit le réformisme de droite de Macron. Il faut distinguer le réformisme de droite et celui de gauche. Ce dernier est dans les limbes et attend une réelle incarnation. Le réformisme de droite se caractérise par une croyance qu’il faut libérer les forces de marché pour mieux organiser la société et les richesses. Il y a chez Macron comme au MEDEF une absolutisation de l’économie. Le social doit suivre, il lui est subordonné. C’est une pensée somme toute assez pauvre.

Emmanuel Macron revendique pour lui une politique d’abaissement du coût du travail et d’augmentation des marges des entreprises, alors que celles-ci ont beaucoup remonté depuis leur plus bas de 2013. Néanmoins, la balance commerciale de la France est toujours déficitaire tandis que l’euro nous empêche de dévaluer. Quels liens y-a-t-il entre les contraintes de la zone euro, les exigences de Bruxelles, et le programme d’Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron se veut euro compatible. Son programme s’inscrit parfaitement dans la logique d’une abdication de souveraineté entreprise plus largement depuis Maastricht. De ce point de vue, son apparent pragmatisme est une manière habile de déguiser sa résignation. Il veut nous vendre les chaines de l’euro comme expression de la liberté collective.

La zone euro illustre d’abord un beau paradoxe libéral, le libéralisme économique réclame de la flexibilité à tout va mais étrangement en matière de change, il défend une rigidité terrifiante. Comme le disait Jean-Paul Fitoussi dans les années 1990, l’Union européenne est gouvernée par la doctrine. De ce fait comme il n’est pas possible d’ajuster le change de l’euro, la flexibilité perdue doit se retrouver sur le marché du travail. Il suffit de relire à ce sujet, les recommandations récentes du conseil européen de février 2016. Dans les lendemains de la ratification du traité de Maastricht, la flexibilisation des marchés du travail est devenue le maitre mot des gouvernements européens. Ces dernières années les lois s’enchaînent : loi Treu, loi Biaggi, Job act en Italie, lois Hartz en Allemagne et Loi Macron puis Loi El Khomri – en réalité Loi Macron II – en France.

L stratégie de Lisbonne souhaitait faire de l’économie européenne l’économie de plein emploi et la plus compétitive à l’horizon 2010 voulait combler cinq déficits :  déficit de productivité, déficit d’emploi, déficit d’activité, déficit de recherche et développement et déficit dans la politique environnementale.

“Il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.”

Le social n’était pas absent de cette stratégie mais il était arrimé aux besoins du marché, il ne devait en rien constituer un frein aux marchés et à leur bon fonctionnement. C’est la logique d’adaptation. Dans ce cadre, l’État et ses interventions ne disparaissaient pas mais muaient au profit du marché. Ici toute la puissance de l’ordolibéralisme se faisait sentir puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.

Cette stratégie n’ayant pas abouti, elle fut amendée mais conservée dans le fond par la stratégie Europe 2020. Cette architecture est renforcée à l’extérieur par le choix du libre échange comme l’illustre la promotion du TAFTA et du CETA. Pour s’assurer de la pérennité du dispositif, la crise dite des dettes souveraines a ouvert une fenêtre d’opportunité pour renforcer la discipline punitive avec le TSCG, le semestre européen, et autres dispositifs du genre. L’État social est alors mis au pas.  La Grèce devient le laboratoire de l’avenir social et économique du continent.

L’architecture qui s’est dessinée en plus de 20 ans laisse peu de place à d’autres politiques, car désormais le capital circule librement alors que les institutions de la protection sociale sont arrimées aux nations, et que le travail n’est pas aussi mobile que le capital. Désormais il ne reste alors que des politiques de l’offre c’est-à-dire créer des conditions favorables au capital : avantages fiscaux, moins disant social et flexibilité. Le capital aura toujours un coup d’avance. Et Macron dans tout ça me direz-vous ?

S’il souhaitait incarner une vraie rupture,  c’était sur ce point là qu’il fallait la mettre en œuvre.  C’est au regard de cette soumission à l’Europe telle qu’elle va et surtout telle que ne va pas, qu’Emmanuel Macron est à la fois un leurre politique et en incapacité à faire barrage au Front National. Son discours du dix décembre jugé par certains comme fondateur ne dit rien sur l’Union européenne. Il n’a fait que réitérer le catéchisme européen. Tant que l’architecture que nous avons décrite n’est pas remise en cause – à savoir  l’euro, le corps doctrinal de la politique monétaire, les politiques de production des normes, la financiarisation de l’économie, et le tout marché dans une optique ordolibérale – alors tout le reste ne sera que bavardage et mauvaise distraction.

“Macron n’est encore une fois que la énième expression de la soumission de nos élites à un ordre européen injuste et inefficace.”

Il poursuit la même voie suicidaire que la plupart de nos hommes politiques et de nos anciens présidents de la République. C’est-à-dire abandonner davantage de souveraineté pour gagner en influence en Europe. Sur le plan externe, il endosse les traités de Libre échange.

Cette stratégie a été perdante et depuis trente ans nous a couté très cher. Le choix de la désinflation compétitive des années 1980 et ses trois piliers – franc fort austérité et modération salariale – a été désastreux en matière de chômage, et a joué un rôle négatif pour notre industrie. La marche à l’euro dans les années 1990 nous a conduit à la croissance molle. L’euro fort de 2001 à 2008 a accéléré notre désindustrialisation.

Aujourd’hui, après 30 ans de réformes pour ne pas dire de régressions, Emmanuel Macron et autres Fillon demandent avec plus ou moins de brutalité d’épouser une voie allemande en matière sociale, c’est-à-dire d’accélérer la liquidation de notre modèle social. Pour eux, il faut désormais soumettre l’économie française à marche forcée à ce projet européen dont la forme brutale s’est exprimée dans les pays du sud et particulièrement en Grèce. Yannis Varoufakis l’a bien dit : l’objectif de Schäuble est l’État social français. Jean-Claude Juncker a quant à lui clairement dit que la loi El Khomri était le minimum que pouvait faire la France. Macron c’est la version high tech de ce projet tandis que François Fillon incarne la version Tweed et défense des clochers, mais en définitive il s’agit de la même histoire.