Javier Milei, le dollar et les BRICS : le vrai tournant dans la politique argentine

Javier Milei - Le Vent Se Lève
Le président argentin Javier Milei représenté sur un dollar américain © Marielisa Vargas

Propos outranciers, style débraillé, slogans fantaisistes, propositions délirantes : la presse occidentale a dépeint le président argentin Javier Milei comme un OVNI. Pourtant, par bien des aspects, le « Trump argentin » s’inscrit dans la parfaite continuité de la « caste » qu’il a conspué durant sa campagne. Coupes dans les aides sociales et libéralisation du droit du travail, mais aussi allégeance au dollar et alignement sur les États-Unis contre les BRICS : autant d’orientations programmatiques que réclament une fraction des élites. Derrière sa rhétorique incendiaire et ses provocations multiples, Javier Milei est plus classique qu’il n’y paraît. Moins qu’une plongée dans l’inconnu, sa présidence semble préfigurer un retour aux années 1990…

Javier Milei est un « OVNI politique devenu président », pour France 24. Le président argentin, pouvait-on lire dans le New York Times, se démarque par « un style impétueux et des théories conspirationnistes qui rappellent celles de Donald J. Trump ». Les propos orduriers de Javier Milei ont retenu l’attention de la presse, tout comme sa chevelure : « lorsque la responsable de la communication [de Milei] a conçu sa coupe hétérodoxe, elle avait deux inspirations en tête : Elvis Presley et Wolverine », relatait The Guardian.

Wolverine au World Economic Forum ?

D’une coupe hétérodoxe à une politique hétérodoxe il semble n’y avoir qu’un pas, que de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de franchir. Aussi Javier Milei a-t-il été dépeint, à la suite de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, comme l’énième avatar d’un « populisme » issu des masses et venu perturber le consensus libéral et démocratique qui prévalait.

Dans le New Stateman, l’historien Quinn Slobodian offre un son de cloche différent : « En 2014, Javier Milei a pris la parole au World Economic Forum, invité par Ricardo Hausmann, professeur à la Kennedy School de Harvard. On l’a introduit en détaillant son CV impeccablement mainstream, étant l’auteur de plus de cinquante articles académiques. Il était présent en tant qu’économiste en chef de Corporación América, l’une des plus importantes multinationales de l’Argentine ».

Si Javier Milei était d’une certaine manière un outsider lors de la campagne présidentielle de 2023, force est de constater qu’il n’était aucunement étranger à la « caste » qu’il dénonçait. De quoi cet enfant maudit de l’establishment est-il le nom ?

Un système d’ancrage strict au dollar (currency board) a été expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous le haut-patronage du FMI. L’option de dollarisation intégrale portée par Milei ne constitue qu’une étape supplémentaire sur cette voie

À y regarder de plus près, on peinerait à voir dans son programme une seule orientation qui n’ait pas d’abord émergé dans les think tanks libéraux, été promue dans la presse et brandie comme un remède miracle par les institutions financières internationales. Effectuer des coupes massives dans les dépenses budgétaires (symbolisées durant sa campagne par une tronçonneuse). Privatiser des entreprises publiques. Libéraliser le droit du travail et restreindre le rôle des syndicats. Ces éléments, continue Quinn Slobodian, sont des « caractéristiques tout à fait ordinaires du consensus de Washginton ».

Pour caricaturale que soit la manière dont Javier Milei défende ces orientations, elles font toutes partie du bréviaire des dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) ou de la presse financière. Et elles ont connu un commencement de réalisation sous la présidence du néolibéral Mauricio Macri (2015-2019). Ce même Macri que Javier Milei assimilait un temps à « la caste », qualifiait de « maléfique » (evil) et de « populiste de pacotille »… avant d’accepter, sans sourciller, son soutien électoral au second tour. « Macri voit dans la présidence de Milei une deuxième chance à sa tentative ratée de guérir l’économie argentine », rapporte le directeur d’un groupe de consulting argentin cité par le Financial Times.

Dollariser l’économie : révolution ou business as usual ?

Sur la question du dollar, le programme de Javier Milei semble plus hétérodoxe. Ses propositions en la matière – suppression de la Banque centrale et dollarisation totale de l’économie – ont été soulignées par la presse occidentale comme la marque d’une démagogie destinée à plaire aux masses, en vertu du bon sens économique le plus élémentaires. Mais ici encore, force est de constater que Milei ne fait que s’inscrire dans une dynamique déjà existante – la dollarisation de facto d’une grande partie des économies latino-américaines – et radicaliser des orientations économiques déjà hégémoniques au sein des élites argentines.

L’Amérique latine est l’une des zones les plus dollarisées au monde. Non que le billet vert y ait cours légal – sauf dans trois pays : Équateur, Panama et Salvador -, mais il est présent en abondance sur les marchés noirs. Il constitue une valeur-refuge vers laquelle les habitants se tournent à la moindre crise monétaire, et qu’ils thésaurisent dans cette éventualité. Il est particulièrement prisé de la bourgeoisie latino-américaine, qui s’en sert dans ses activités d’import-export, ou pour le placer dans des titres financiers juteux aux États-Unis.

Face à cet état de fait, certains courants politiques choisissent d’aller à l’encontre des contraintes du dollar, et préconisent d’utiliser leur monnaie nationale à des fins prioritairement internes – au risque d’une dépréciation. D’autres, soutenus par les économistes néolibéraux, préfèrent accepter la domination de la devise américaine, et prônent un ancrage ferme de leur monnaie nationale sur celle-ci.

Cet ancrage monétaire (currency peg) a pour vertu non négligeable de garantir la stabilité de la monnaie, et donc des prix nationaux par rapport aux prix étrangers. En retour, il limite considérablement la souveraineté économique du pays : puisque la valeur de la monnaie nationale doit être indexée sur le dollar, il faut en limiter la circulation sitôt que le risque d’une dépréciation point. Aussi des taux d’intérêt structurellement élevés et l’impossibilité de dévaluer la monnaie sont-ils des caractéristiques fréquentes des économies qui ont fait ce choix.

Certains gouvernements ne se sont pas contentés de cet arrimage informel. Ils l’ont institutionnalisé, en obligeant légalement la Banque centrale à réprimer toute surémission monétaire par une hausse des taux. Ce système de « caisses d’émissions » (currency board) a été précisément expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous la présidence de Carlos Menem et le haut-patronage du FMI. Les conséquences sociales désastreuses de cet épisode – explosion du chômage et de la pauvreté -, ainsi que la crise financière qu’il a contribué à générer – la stagnation du pays ayant entraîné une difficulté à rembourser la dette – marquent, encore aujourd’hui, l’imaginaire argentin.

L’ampleur de la rupture diplomatique reste à établir. Il est probable que l’Argentine s’aligne sur Washington dans sa guerre économique contre le Venezuela, mais douteux qu’elle bouleverse ses relations avec la Chine, choyée du puissant secteur agro-exportateur argentin

L’option de dollarisation intégrale de l’économie ne constitue que l’étape supplémentaire sur la voie du currency board. Par la radicalité de cette réforme, Javier Milei s’écarte bien de l’orthodoxie néolibérale, qui demeure dubitative face à cette option1. Mais qui pourrait dire qu’il ne prolonge pas des décennies d’activisme en faveur de l’abandon de la souveraineté monétaire, du contrôle gouvernemental sur les Banques centrales et de régulation des taux d’intérêt par le pouvoir politique ?

Rompre avec la Chine et le « communiste enragé » Lula

Le dollar n’est pas seulement un enjeu national. Son rôle dans la limitation de souveraineté qu’elle impose aux pays latino-américains avait conduit de nombreux gouvernements à rallier les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans leur agenda de dé-dollarisation. Si le Brésil est un membre fondateur de cette organisation, l’Argentine devait la rejoindre en 2024. Et c’est sans surprises que Javier Milei a brutalement mis fin à ce processus.

Le programme international de Javier Milei s’inscrit dans la doxa pro-américaine qui domine la presse et les cercles de réflexion occidentaux – mais d’une manière particulièrement caricaturale. Durant sa campagne, Milei avait ainsi promis, en des termes vagues, de rompre avec la Chine, dirigée par « des assassins », et de prendre ses distances vis-à-vis du « communiste enragé » Luiz Inácio « Lula » da Silva.

Ce dernier changement d’orientation est significatif. Avec le Brésil, ce pays était à la pointe des efforts affichés de dé-dollarisation du continent. Au début de l’année 2023, le président brésilien Lula et son homologue argentin Alberto Fernandez avaient officialisé leur volonté d’instituer une devise commune, le « sur ». Ensemble, ils réactivaient une vieille idée du nationalisme latino-américain, pour qui la prédominance du dollar dans les échanges internationaux est un levier impérialiste aux mains des États-Unis. Les nombreuses difficultés et contradiction de cette démarche rendaient déjà son issue incertaine. Désormais, ce projet est enterré.

L’ampleur réelle de cette rupture avec les membres des BRICS reste à établir. Il est probable que l’Argentine se retire de tous les projets d’intégration régionale portés par le Brésil et s’aligne désormais sur Washington dans sa guerre économique contre Cuba et le Venezuela. Il est en revanche douteux qu’elle bouleverse ses relations commerciales avec la Chine. Le puissant secteur agro-exportateur argentin compte en effet sur celle-ci pour absorber sa production. En 2023, la Chine avait importé pas moins de 93 % du soja argentin. Le président Mauricio Macri (2015-2019), pour soumis aux injonctions de Washington qu’il fut, avait dû se plier aux réquisits des multinationales du blé et du soja qui réclamaient le statu quo avec la Chine.

Et Mauricio Macri tiendra sans doute un rôle important dans la structuration du gouvernement de Milei, selon de nombreux propos rapportés. En l’absence d’une majorité parlementaire et d’une équipe prête à gouverner, celui-ci devra nécessairement se tourner vers les membres les plus conservateurs de la « caste ». Au prix de l’abandon de ses propositions les plus farfelues – suppression de la Banque centrale, rupture des liens diplomatiques avec la Chine -, Milei pourrait gouverner avec le soutien de la haute-administration, des grands médias et de Washington. Les pouvoirs économiques, quant à eux, ne seraient que trop heureux d’appuyer un défenseur si zélé de leurs intérêts.

Note :

1 L’Équateur est le seul pays latino-américain à avoir adopté conféré au dollar le statut d’unique monnaie nationale en 1999. Tandis que cette réforme était réclamée par les élites du pays, en quête d’une stabilité financière face à l’inflation qui rongeait leur épargne, elle était considérée avec peu d’enthousiasme par le gouvernement américain, la FED et le FMI, qui ont fini par l’accepter.


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« La concurrence, c’est pour les losers » : Peter Thiel, le libertarien qui défend les monopoles

Peter Thiel © Gage Skidmore

Il n’est pas aussi riche que Jeff Bezos, ni aussi populaire qu’Elon Musk, et c’est encore moins une icône comme Bill Gates, mais il est le plus intéressant des magnats de la Silicon Valley tant il incarne la nouvelle idéologie des maîtres de la tech. Celui qui veut émanciper les capitalistes de « l’exploitation qu’ils subissent de la part des travailleurs », est un libertarien et un monarchiste auto-proclamé. Ce pourfendeur de l’État tire la plus grande partie de sa fortune de Palantir, dont la capitalisation boursière a explosé grâce… à des investissements de la CIA. Cet homme, c’est Peter Thiel. Article du journaliste Marco d’Eramo publié par la New Left Review, traduit par Albane le Cabec.

Allemand de naissance, américain et sud-africain par son parcours, il pèse, selon le magazine Forbes, 4,2 milliards de dollars. Et contrairement à ses pairs, il a une licence de philosophie et un doctorat en droit dont il use à outrance pour jouir d’une posture d’intellectuel. Dans sa publication la plus ambitieuse, The Straussian Moment, parue en 2004, il esquisse une sorte de Geistes Weltgeschichte à la lumière du 11 septembre et fait étalage de sa culture en citant de nombreux auteurs – Oswald Spengler, Carl Schmitt, Leo Strauss, Pierre Manent, Roberto Calasso… ou encore Machiavel, Montaigne, Hobbes, Locke, Hegel, Nietzsche et Kojève.

« L’idéal moteur de PayPal était de créer une nouvelle monnaie mondiale, libre de tout contrôle gouvernemental, qui signerait la fin de la souveraineté monétaire. »

Depuis ses années universitaires, Thiel, qui est un grand admirateur de Reagan, s’est amusé à soutenir des positions toujours plus conservatrices. Selon son biographe Max Chafkin, Thiel estime que « la gauche traditionnelle a accepté les communistes tandis que les conservateurs ont refusé de s’associer avec des membres de l’extrême droite… Thiel souhaitait que les conservateurs s’inspirent davantage de la gauche. »

S’inscrivant à Stanford, la plus réactionnaire des universités d’élite, Thiel a consacré la plupart de son temps à dénoncer ce qu’il considérait comme le progressisme endémique de l’institution. Il co-fonde alors la Stanford Review avec la bénédiction du gourou conservateur Irving Kristol et le soutien financier de la Fondation Olin, une entité-clé dans le financement et l’organisation de la contre-offensive néolibérale aux Etats-Unis.

Il milite également contre le multiculturalisme, le « politiquement correct » et l’homosexualité. Sans surprise, le comité de rédaction de son journal était composé exclusivement d’hommes (à ce jour, une seule femme a été rédactrice-en-chef ; elle a ensuite travaillé pour la secrétaire à l’éducation de Donald Trump : il s’agit de la milliardaire ultraconservatrice Betsy DeVos).

Des thèses réactionnaires à PayPal

Concernant les droits des LGBT, la revue affirmait que « le vrai fléau était l’homophobie-phobie, c’est-à-dire la peur d’être qualifié d’homophobe… Le préjugé anti-gay devrait par ailleurs être rebaptisé “miso-sodomie” – la haine du sexe anal – afin d’insister sur le caractère “déviant” de cette orientation sexuelle ». Selon The Economist, un article de la revue a même défendu un étudiant en droit, Keith Rabois, qui a décidé de tester les limites de la liberté d’expression sur le campus en se tenant devant la résidence d’un enseignant et en criant « Pédé ! Pédé ! J’espère que tu mourras du SIDA ! ».

Celui-ci allait d’ailleurs devenir l’un des partenaires de business les plus proches de Thiel… Le milliardaire co-écrit ensuite The Diversity Myth: Multiculturalism and the Politics of Intolerance at Stanford (1995), publié par un think-tank d’extrême droite, l’Independent Institute, et financé une nouvelle fois par la Fondation Olin. En redoutable joueur d’échecs, Thiel a déjà compris que pour mener efficacement la bataille des idées, il fallait un financement adéquat. Il s’est plaint que « seul un diplômé de Stanford sur quatre soit millionnaire » – preuve ultime, à ses yeux, de l’inutilité du programme universitaire traditionnel…

Après une brève carrière d’avocat et de négociant en produits dérivés au Credit Suisse, Thiel retourne en Californie en 1998 et créé son propre fonds d’investissement, Thiel Capital Management, avec 1 million de dollars levés grâce aux « amis et à la famille ». Tous les biographies du milliardaire passent avec une étonnante pudeur sur cet épisode pour cacher ce que chacun sait : le premier million est toujours le plus dur. Le tournant se produit en 1999, lorsque Thiel fonde PayPal avec un groupe d’amis, parmi lesquels Max Levchin, un cryptographe d’origine ukrainienne qui a imaginé l’algorithme de base du système de paiement en ligne.

Cette entreprise revendiquait une motivation idéologique : « l’idéal moteur de PayPal était de créer une nouvelle monnaie mondiale, libre de tout contrôle gouvernemental, qui signerait la fin de la souveraineté monétaire ». Sur une photo qui est ensuite devenue célèbre, on peut voir une bande de jeunes audacieux habillés en gangsters italo-américains de l’époque de la prohibition. Six d’entre eux sont devenus milliardaires ; trois ont eu un passé dans l’Afrique du Sud de l’apartheid – Thiel, Musk et Roelof Botha, directeur financier de PayPal, plus tard associé du fonds d’investissement Sequoia. Mais Thiel et Musk allaient développer une relation difficile – le premier allait démettre le second de ses fonctions de PDG de PayPal alors qu’il était en pleine lune de miel…

Thiel a gagné 55 millions de dollars avec PayPal en 2002, le propulsant dans le monde du capital-risque. La liste des entreprises dans lesquelles il a investi est longue : Airbnb, Asana, LinkedIn, Lyft, Spotify, Twilio, Yelp et Zynga. Il fait sa renommée en tant que capitaliste clairvoyant en 2004 lorsqu’il donne 500 000 $ à Mark Zuckerberg en échange de 10,2 % des actions de Facebook. Cet investissement lui a rapporté plus d’un milliard de dollars. Mais s’il avait participé à la recapitalisation de Facebook, il possèderait désormais 60 milliards de dollars.

À la croisée du libertarianisme et de l’apologie des monopoles

Enchaînant les erreurs, il refuse également d’investir dans Tesla et YouTube en 2004 (tous deux fondés par d’anciens membres de la mafia PayPal). Et lorsque Musk sollicite des fonds pour développer les voitures électriques de Tesla quelques années plus tard, Thiel laisse de nouveau passer l’opportunité – un choix coûteux, étant donné que la capitalisation a dépassé 2 milliards de dollars en 2010 et a culminé à 1 061 milliards de dollars en 2021, soit une croissance de 50 000 %. Musk attribuait le refus de Thiel à des raisons idéologiques, ce dernier « n’adhèrerait pas au truc du changement climatique ».

Ce défenseur libertarien de la monarchie absolue n’hésite pas non plus à gagner de l’argent grâce à la surveillance de masse. En 2003, il fonde Palantir, une société spécialisée dans l’analyse de données, et reçoit immédiatement un financement du fonds d’investissement de la CIA In-Q-Tel

Mais alors, où Thiel investit-il ? Entre 2004 et 2014, il a activement exposé sa vision du monde lors de conférences. D’abord dans des articles pour le Wall Street Journal ; puis en publiant The Straussian Moment et des essais comme « The Education of a Libertarian » (2009) pour le Cato Institute, un groupe de réflexion financé par les frères Koch, « The End of the Future » pour la National Review ainsi que Zero to One: Notes on Startups, or How to Build the Future (2014).

Da manière tout à fait attendue, Thiel se présente souvent lui-même et ses alliés comme des victimes. Les riches sont harcelés par les pauvres. Et comme tout réactionnaire, il dénonce la décadence : le monde connaîtrait un déclin culturel, « allant de l’effondrement de l’art et de la littérature après 1945 au doux totalitarisme du politiquement correct dans les médias et le monde universitaire, en passant par les mondes sordides de la télé-réalité et du divertissement populaire ».

La cause ? La démocratie, et plus particulièrement son extension aux femmes et aux pauvres (notons l’association entre les deux). Il écrit : « Les années 1920 ont été la dernière décennie de l’histoire américaine au cours de laquelle on pouvait être véritablement optimiste à propos de la politique. Depuis 1920, la forte augmentation des bénéficiaires de l’aide sociale et l’extension du droit de vote aux femmes – deux électorats notoirement défavorables aux libertariens – ont transformé la notion de “démocratie capitaliste” en une oxymore. »

Selon lui, l’élargissement de l’électorat aurait entravé les progrès technologiques et scientifiques qui par le passé permettaient de généraliser une certaine qualité de vie, même à ceux qui ne la méritaient pas. Depuis les années 1970 – à l’exception de l’industrie technologique – les progrès stagnent. Aucune grande innovation n’aurait d’ailleurs été enregistrée dans les transports, l’énergie ou même la médecine. Thiel conclut que le progrès est « rare » dans l’histoire humaine. Il propose néanmoins une solution, celle de revenir à un régime monarchique ; selon lui toujours, les grandes inventions de l’histoire auraient été produites par des entreprises fonctionnant comme des monarchies absolues ou des monopoles.

Thiel s’est principalement consacré à vanter les vertus communes de la monarchie et du monopole en ces termes : « Les entrepreneurs en situation de monopole peuvent se permettre de penser à autre chose qu’à gagner de l’argent ; les non-monopolistes ne le peuvent pas. Dans une concurrence parfaite, une entreprise est tellement concentrée sur les marges à court-terme qu’elle n’a pas de vision d’avenir. La seule chose qui peut permettre à une entreprise de transcender la lutte quotidienne brutale pour sa survie, ce sont les profits monopolistiques ». Dans une intervention pour le Wall Street Journal qui caractérise bien sa pensée, il soutient que « la concurrence, c’est pour les losers », car elle produit des copies ou des améliorations de ce qui existe déjà, mais jamais de véritable nouveauté » – un fait qui l’amène à affirmer qu’« en fait, le capitalisme et la concurrence sont antithétiques ».

Vitupérer contre l’État, faire fortune grâce à la CIA

Il semble presque vain de noter les incohérences logiques de ces arguments. Thiel soutient que le progrès est rare dans l’histoire humaine bien que les monarchies absolues aient été la norme. De même, les monopoles ne viennent pas de nulle part mais surviennent précisément lorsqu’une entreprise bat ses concurrents. On pourrait en fait dire que, dans un marché non régulé, le monopole est un résultat inévitable de la concurrence puisque la concurrence implique des gagnants et des perdants, et à mesure que le gagnant remporte de plus en plus de succès, il devient plus facile pour lui de dominer. C’est pourquoi, dans les débuts du capitalisme de chaque pays, on voit émerger des monopoles. C’est pour éviter leur formation que les États ont toujours mis en place des lois anti-trust car les monopoles cessent d’innover et tendent à se suffire de la rente générée dès qu’ils s’établissent.

Si néanmoins on accordait un semblant de crédit à cette bouillie théorique, on verrait à l’oeuvre une contradiction encore plus fondamentale – entre l’apologie du libertarianisme et d’une forme de monarchie. La liberté pour un très petit nombre, l’esclavage pour la grande majorité ? Beaucoup ont disserté de l’influence de Nietzsche sur Thiel, mais c’est peut-être à Max Stirner qu’il faut en revenir – référence prisée d’une partie des élites de la Silicon Valley. Ce n’est pas pour rien que « l’Unique » ou « l’Ego » de Stirner est défini par « sa propriété », et cet Unique peut utiliser n’importe quel moyen pour maximiser son pouvoir. Pour le philosophe, la libre concurrence est une limitation de la liberté, étant donné qu’elle ne peut être assurée que par un État qui restreint la liberté des individus.

Mais pourquoi dénoncer la tyrannie de l’État et défendre ensuite la monarchie absolue ? Pour résoudre cette contradiction, il faut comprendre Stirner et sa notion d’« instrumentalité absolue de chaque position ». L’Unique peut tout utiliser si cela lui est utile. Si l’on voulait absolument justifier les incohérences et contradictions de Thiel, il faudrait puiser à la source de l’individualisme extrême et nihiliste d’un Stirner.

La manifestation la plus frappante de cette contradiction permanente réside dans l’obsession de Thiel pour le dénigrement de Stanford et de l’enseignement supérieur en général (finançant même, en grande pompe, une fondation pour les étudiants qui ont abandonné l’université pour fonder leur propre startup – avec des résultats extrêmement limités) alors qu’il a ensuite payé pour enseigner dans cette même université. Cette position d’enseignant lui a même permis de publier un livre qui a tiré son succès de sa publication par la marque de Stanford bien que le nombre réel d’exemplaires vendus reste incertain (un million, un million et demi, voire trois millions selon diverses allégations, mais le nombre réel pourrait être bien inférieur).

Cette impulsion séparatiste motive son investissement dans Space X avec Elon Musk : Thiel est beaucoup plus emballé par l’idée de s’isoler dans l’espace que par « le truc du changement climatique ».

Ce défenseur libertarien de la monarchie absolue n’hésite pas non plus à gagner de l’argent grâce à la surveillance de masse. En 2003, il fonde Palantir, une société spécialisée dans l’analyse de données, et reçoit immédiatement un financement du fonds d’investissement de la CIA In-Q-Tel. Contradiction ? Dans The Straussian Moment, alors qu’il fondait Palantir, Thiel écrivait : « Au lieu des Nations Unies, remplies de débats parlementaires interminables et peu concluants qui ressemblent à des contes shakespeariens racontés par des idiots, nous devrions considérer Echelon, la coordination secrète des services de renseignement mondiaux, comme la voie décisive vers une Pax Americana véritablement mondiale », Echelon étant le mécanisme de surveillance planétaire le plus intrusif jamais conçu dans l’histoire de l’humanité.

Les Lumières sombres

Palantir n’a décollé qu’en 2011 grâce à une rumeur selon laquelle l’entreprise avait « aidé à tuer Oussama ». Dès lors, les contrats se multiplient et la police allemande recherche même ses services qui comprennent non seulement des logiciels mais aussi la main-d’œuvre pour les utiliser. Paradoxe de la rentabilité capitaliste, Palantir est évalué à 17,6 milliards de dollars – sans jamais générer de profits – et constitue aujourd’hui la part la plus importante de la fortune de Thiel. D’un côté, le milliardaire gagne son argent en aidant l’État à espionner les gens ; de l’autre, il promeut le Bitcoin et les crypto-monnaies comme instruments d’émancipation de la tyrannie des États. Ce n’est pas qu’une question d’incohérence ou de contradiction, c’est du cynisme pur et simple. Même son image d’idéologue « à contre-courant » est cynique, le but étant de se présenter comme une minorité opprimée, un outsider, un anticonformiste – un anticonformiste qui veut devenir riche et puissant. Même la défense du monopole s’inscrit parfaitement dans l’air du temps : pensez à la réhabilitation du monopole par les néolibéraux, véritable « révolution du droit des sociétés » menée par Henry Manne.

Certes, cette absence totale de scrupules rappelle l’attitude de l’Übermensch nietzschéen pour qui tout est permis. En particulier, la jérémiade de Thiel contre le politiquement correct fait écho à la lamentation de Nietzsche dans De la généalogie de la morale à propos de la révolte de la morale des esclaves : « plus l’homme supérieur est liquidé, plus la moralité de l’homme ordinaire sort victorieuse ». Son désir est de mener une sécession permanente de la plèbe et du patriciat comme cela s’est produit dans la Rome antique. C’est ainsi qu’il faut interpréter son acquisition d’un domaine de presque 200 hectares en Nouvelle-Zélande et le financement de Seasteading, un projet de communauté autosuffisante en marge des eaux internationales qui, après s’être heurté au principe de réalité, est devenu un projet à 25000 kilomètres de la côte avant d’être totalement abandonné. Cette impulsion séparatiste motive son investissement dans Space X avec Elon Musk : Thiel est beaucoup plus emballé par l’idée de s’isoler dans l’espace que par « le truc du changement climatique ».

Où mène cette quête assoiffée de pouvoir ? Da façon caricaturale, Thiel rappelle ces personnages de fiction immensément riche dont la peur de la mort est la motivation centrale. Dans Le Septième Sceau de Bergman, sorti en 1957, un chevalier joue sa dernière partie d’échecs contre la mort. Ce joueur d’échecs accompli pense que la mort n’est « rien d’autre qu’un bug dans l’ensemble des fonctionnalités de l’humanité, et qu’il peut s’en sortir ». C’est pourquoi il jette des sacs d’argent dans des entreprises telles qu’Halcyon Molecular, Emerald Therapeutics, Unity Biotechnology et Methuselah Foundation, finançant des start-up qui promettent d’allonger la vie au-delà de 120 ans ou le remède définitif contre la maladie d’Alzheimer. Et si tout cela ne fonctionne pas, il est prêt à geler son cerveau et à attendre sa réincarnation une fois que la technologie le rendra possible. Comme lui, Thiel n’est pas le seul milliardaire à espérer déjouer la mort ; Jeff Bezos et Larry Page financent tous deux la Alcor Life Extension Foundation « qui a gelé les corps et les cerveaux depuis 1970 ».

Le mépris que Thiel nourrit envers le reste de l’humanité semble presque équivalent à celui qu’il entretient pour le genre féminin. L’infini à la portée des capitalistes de la tech, l’enfer comme le seul avenir pour le troupeau. Le nom qui a été inventé pour cette nouvelle manifestation du capitalisme mondial semble plus approprié que jamais : les lumières sombres (dark enlightenment).


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Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire

City de Londres © Wikimedia Commons

« Il ne suffit en effet pas de payer pour renverser un régime politique. Pour convertir leurs intérêts économiques en un arrangement institutionnel qui pérennise leur domination, les acteurs financiers émergents doivent aussi investir la sphère des idées. À mesure qu’ils accumulent des capitaux, non seulement ils se dotent de lobbies et de mouvements politiques qui les représentent, mais ils financent également un large réseau d’intellectuels et de think tanks. » À rebours des discours dominants sur le Brexit qui analysent les patrons comme de fervents supporters du Remain, Marlène Benquet, chercheuse en sociologie au CNRS, et Théo Bourgeron, postdoctorant à l’University College de Dublin, proposent dans La Finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme (éditions Raisons d’agir) d’expliquer l’apparition d’une seconde financiarisation qui tendrait à remplacer l’ère du néolibéralisme. Bien plus pernicieux que les thuriféraires du néolibéralisme, ses promoteurs promeuvent un courant idéologique puissant mais relativement peu connu à l’extérieur des États-Unis : le libertarianisme. À partir du Brexit, les deux chercheurs ont souhaité comprendre les mécanismes qui sous tendent le développement de ce courant d’idées et comment il renforce l’instabilité économique mondiale. Les lignes suivantes sont extraites de leur ouvrage.

Comment interpréter la remise en cause du régime politique d’accumulation néolibéral ? Depuis les années 1970, ce régime avait ouvert aux acteurs capitalistes de nouvelles sources de profit par l’extension des marchés financiers à de larges pans de la société. Le néolibéralisme des pays du Nord s’était appuyé sur les institutions de la démocratie libérale, qui permettait, à peu de frais et sans danger pour l’accumulation capitaliste, de canaliser les mécontentements populaires. Au niveau international, l’Union européenne était l’une de ses institutions emblématiques. Ses traités organisaient le transfert aux marchés, en particulier financiers, de nombreux pans de l’économie des démocraties libérales qui la composent. Mais des événements récents comme le Brexit, les élections de Donald Trump, Jair Bolsonaro ou Boris Johnson bouleversent la domination du régime néolibéral. Ainsi, le Brexit a affranchi le Royaume-Uni des institutions de l’Union européenne, tandis pendant quatre ans l’administration de Donald Trump a mené les États-Unis à rompre avec d’autres institutions néolibérales comme l’OMC et les flux internationaux de marchandises qu’elle organise.

Toutefois, cette rupture avec le néolibéralisme débouche non pas sur l’instauration d’un régime d’accumulation plus social, mais avec la mise en œuvre d’un régime libertarien-autoritaire. Le libertarianisme repose sur la défense radicale de la propriété privée comme unique règle de la vie sociale, sans considération pour ses effets collectifs. Il limite le rôle de l’Etat, y compris dans ses fonctions régaliennes. Libertarien sur le plan économique, le régime qui émerge au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Brésil, est autoritaire sur le plan politique. Hostile à tout mécanisme redistributif, il fait de la répression des mouvements sociaux, de la réduction des libertés publiques, du contrôle des manifestations et de l’expression, la modalité privilégiée du maintien de l’ordre social.

Or, comme on peut s’y attendre, la mutation du régime d’accumulation des Etats-Unis, du Royaume-Uni et du Brésil, à savoir de la première, de la sixième et de la neuvième puissances mondiales, produit des effets géopolitiques majeurs. Le libertarianisme autoritaire n’est pas un isolationnisme : il articule les intérêts des classes dominantes des pays à l’avant-garde du capitalisme (et de leurs fortunes financières exubérantes) avec ceux des classes dominantes d’autres pays, plus marginaux dans l’ordre international néolibéral qui prévalait jusqu’à présent. L’émergence de régimes libertariens-autoritaires s’appuie sur des coalitions internationales, qui incluent des pays néolibéraux. Il n’est en effet pas nécessaire que les fonds de la seconde financiarisation tiennent le haut du pavé dans l’ensemble des pays pour que leurs intérêts soient défendus à l’échelle internationale. Les États convertis au régime d’accumulation libertarien-autoritaire peuvent donc conclure des accords avec des Etats dominés par d’autres forces économiques mais qui ont un intérêt commun à démanteler les régulations internationales, sociales et environnementales minimales.

À travers l’Europe, ce qui se joue n’est pas seulement la montée plus ou moins rapide des nouveaux acteurs financiers, c’est aussi l’émergence d’alliés potentiels pour les tenants du nouveau régime politique d’accumulation, y compris dans des pays peu financiarisés.

L’extension des conflits au Nord

La bascule des régimes politiques d’accumulation de ces grands pays est lourde de conséquences. Elle approfondit la financiarisation des sociétés, qui fait revenir les inégalités de revenu et de patrimoine à un niveau équivalent à celui du début du XXe siècle. Elle transforme en nouvelles sources de profit des pans de la vie quotidienne des individus, des politiques sociales et environnementales qui jusqu’ici en étaient préservées. Il en résulte des phénomènes aussi disparates que le remplacement des subventions publiques à l’éducation par la dette étudiante privée, la transformation du tiers-secteur des associations et des entreprises sociales en centres de profit financier, la marchandisation des espaces naturels et agricoles.

Mais à ces conséquences sociales s’ajoutent des effets environnementaux vertigineux. Entre les subventions et les baisses d’impôts qu’il réclame, le secteur financier pèse d’un poids lourd sur les budgets publics. L’accès à certains biens communs comme l’eau est remis en cause : les 100 000 habitants de la ville américaine de Flint, en banlieue de Detroit, ont ainsi été exposés entre 2014 et 2017 à une eau courante contaminée au plomb du fait de la crise budgétaire qui frappait leur commune. En France, certains territoires sont exposés à des crises d’accès à l’eau similaires, elles aussi directement liées aux restrictions budgétaires, qui touchent en priorité les territoires d’Outre-mer, mais aussi les quartiers populaires, au point que l’association Coalition Eau estime qu’un million de personnes n’ont pas accès à l’eau en France. Plus généralement, le retrait des Etats-Unis du traité de Paris sur le climat et la volonté du gouvernement britannique de ne pas adhérer aux objectifs climatiques de l’Union européenne ne produisent pas seulement des incendies en Californie et des glissements de terrain en Angleterre, mais des événements extrêmes dans l’ensemble des autres pays, au sujet desquels les principaux pollueurs n’entendent participer à aucune forme de réparation collective.

La crise du Covid-19 a montré à quel point le basculement d’un pays dans un nouveau régime politique d’accumulation pouvait avoir des conséquences dans des domaines inattendus de la vie sociale. Au Royaume-Uni, les intellectuels du nouveau régime d’accumulation étaient déjà présents dans le débat politique britannique bien avant le référendum du Brexit, soutenus par certaines franges du parti conservateur et les acteurs de la seconde financiarisation. Économistes comportementalistes et think tanks libertariens avaient dès le début des années 2010 pesé sur la définition de la politique britannique en matière de pandémie. Ceux-ci défendaient déjà des politiques sanitaires appuyées exclusivement sur la privatisation et la responsabilité individuelle et se montrent très critiques envers toute politique de gestion centralisée de l’épidémie. Lorsque le virus fait irruption en Europe, le gouvernement de Boris Johnson s’appuie pleinement sur ces nouveaux intellectuels, allant jusqu’à élaborer (avant de l’abandonner en discours) une politique sanitaire fondée sur « l’immunité collective ». Parallèlement, ces États s’engagent dans une guerre commerciale avec leurs anciens partenaires et voisins pour s’approprier les ressources matérielles nécessaires à la lutte contre le virus. C’est ainsi qu’en pleine pandémie, l’administration de Donald Trump cherche à racheter CureVac, une entreprise pharmaceutique allemande impliquée dans un projet de vaccin prometteur, afin d’assurer aux citoyens américains les premières doses, tandis que le gouvernement de Boris Johnson décide de ne pas participer à l’appel d’offre groupé européen en matière de respirateurs artificiels et de matériel de protection, qui visait à éviter des comportements de prédation entre pays européens, pour conclure des contrats indépendants.

En modifiant les rapports de force mondiaux, ce nouveau régime d’accumulation libertarien-autoritaire participe à la définition d’une nouvelle situation géopolitique. L’ordre international néolibéral instaurait une bipartition du monde radicale. D’un côté, les pays dits du Nord, liés entre eux par des accords de toutes sortes, militaires à travers l’OTAN, économiques à travers les grands traités commerciaux régionaux, politiques à travers l’Union européenne et le G7. De l’autre, les pays dits du Sud, terrain de jeu des forces capitalistes du Nord, poussés aux conflits de toute sorte : conflits commerciaux à travers un dumping social et fiscal sans fin, mais aussi conflits militaires soutenus par le Nord pour l’accès aux ressources, aux marchés et à la main d’œuvre. L’ordre international qui monte annonce la fin de cette bipartition du monde. Seulement ce ne sont pas les conflits du Sud qui cessent : c’est le pacte de non-agression tacite entre les États du Nord qui est rompu.

Pour trouver de nouvelles opportunités de profit, les tenants du nouveau régime d’accumulation ne craignent plus les conflits entre pays capitalistes développés. Tandis que la concurrence fiscale entre les États s’accroît, à la suite de la décision de l’administration Trump de baisser l’impôt sur les profits des entreprises de 35% à 21% et du plan du gouvernement Johnson de le réduire de deux points, la concurrence se durcit également sur le plan commercial. L’ordre instauré par l’OMC et les accords GATT successifs a volé en éclat avec les décisions américaines de ne plus renouveler ses juges au sein de l’organe de règlement des différends de l’OMC. Les tensions commerciales entre États, que l’OMC avait pour rôle de juguler sur un mode néolibéral afin d’éviter un retour aux politiques d’agression commerciale des années 1930, refont surface. Cela laisse aux grandes puissances incarnant le nouveau régime d’accumulation la porte ouverte pour faire pression sur leurs partenaires commerciaux dans le sens qui convient aux intérêts qu’elles représentent. C’est ainsi que le gouvernement britannique affirme vouloir se libérer des normes sociales et environnementales européennes pour offrir de nouveaux débouchés à leurs produits et capitaux nationaux partout dans le reste du monde.

Au-delà des conflits commerciaux et s’il ne s’agit pas ici de jouer les prophètes de malheur, il est impossible d’ignorer que les représentants du nouveau régime politique d’accumulation se détournent également des grandes institutions qui organisaient la paix au Nord (et souvent la guerre au Sud), qu’il s’agisse de l’OTAN et de la tradition d’interventionnisme américain, de l’Union européenne, des institutions internationales multilatérales (ONU, G7, G20) et des traités de limitation des armements hérités de la guerre froide. La paix au Nord semble être devenue un bien public trop coûteux à produire pour ces gouvernements, en premier lieu le gouvernement fédéral américain, dans un monde où les acteurs capitalistes qu’ils représentent sont désormais capables de résister voire de s’enrichir en période de catastrophes. Les acteurs de la seconde financiarisation sont loin de jouer le rôle de courtiers de la paix que Karl Polanyi attribuait à la haute finance à la fin du XIXe siècle : contrairement à ces derniers, ils ne semblent plus prêts à accepter le coût collectif du maintien de l’ordre entre États.

Cela ne signifie pas que la situation au Sud soit vouée à s’améliorer. Les gouvernements britannique et étatsunien ont très clairement fait savoir leur volonté de reprendre en main leur politique étrangère, en l’associant plus étroitement encore aux profits de leurs grandes entreprises nationales et sans plus prendre la peine d’afficher des objectifs de réduction de la pauvreté. Certains pans de leur politique extérieure passent sous le contrôle direct des secteurs financiers, comme dans le cas du remplacement progressif de l’aide au développement international par des « investissements à impact », en partenariat avec les grands fonds d’investissement privés des deux pays. Ces gouvernements n’ont pas plus qu’avant le projet de garantir la paix au Sud, mais ils n’ont en revanche plus celui de la garantir au Nord.

Ces évolutions préfigurent l’importation au Nord de problèmes jusqu’alors cantonnés au Sud : accès à l’eau et aux ressources essentielles, niveaux de pollution menaçant les habitats humains, niveaux de pauvreté extrêmes, irruption de conflits, au-delà de ce que produisaient jusqu’ici les institutions néolibérales.

De l’importance de connaître son adversaire

Le Brexit témoigne donc de l’affrontement entre les tenants du régime politique d’accumulation néolibéral européen déclinant et les tenants d’un nouveau régime en construction. Régime qui n’a rien de réjouissant : il ouvre de nouvelles perspectives à l’accumulation de profit financier par une orientation politique faite de libertarianisme, d’autoritarisme et de climatoscepticisme.

Dès lors, est-on condamné à souhaiter voir descendre dans la rue des ouvriers aux côtés des banquiers d’investissement de la City pour protéger le traité de Lisbonne ? Non. Il serait illusoire de croire que les institutions du néolibéralisme européen et leurs soutiens, parce qu’ils constituent un obstacle temporaire au projet politique des acteurs financiers montants, puissent constituer des alliés de la cause populaire. La courte histoire du Brexit montre à quelle vitesse les franges perdantes du patronat peuvent accepter leur défaite et se repositionner avantageusement dans le nouveau régime politique d’accumulation. Si un basculement similaire devait avoir lieu en Europe continentale et donc en France, les secteurs dominants du régime néolibéral, les grandes banques, les assureurs et les entreprises industrielles, négocieraient leur ralliement avec les tenants du nouveau régime. Le néolibéralisme n’offre pas de rempart solide aux conflits provoqués par les acteurs de la seconde financiarisation et il n’est de toute façon pas de retour en arrière possible. Ni le régime néolibéral ni son prédécesseur fordiste ne répondent aux défis posés par l’émergence de puissances libertariennes-autoritaires à l’heure du changement climatique, des inégalités sociales extrêmes et de la montée des conflits entre Etats du Nord. Il n’y a donc aucune bonne raison de regretter le déclin du régime d’accumulation néolibéral. Mais il est maintenant temps de connaître le nouveau visage des adversaires. Sur les continents européen et américain, ceux-ci viennent de muter et menacent désormais le minimum d’harmonie sociale, de paix et de ressources environnementales nécessaires à des sociétés libres. Mais des fronts de résistances s’ouvrent, des mouvements sociaux se développent, de nouvelles organisations se créent. Des rapports de force à venir dépendent l’état futur du monde et de nos existences.


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