Au Royaume-Uni, le grand retour de la lutte des classes

Manifestation dans les rues de Londres le 1er octobre 2022. © Compte Twitter du mouvement Enough is enough

Écrasés par une inflation à 10%, les Britanniques sont de plus en plus nombreux à ne plus pouvoir payer leurs factures et à se rendre dans les banques alimentaires. Vénérant l’idéologie thatchérienne, le nouveau gouvernement de Liz Truss préfère cependant multiplier les cadeaux fiscaux aux plus riches et déréguler encore davantage l’économie. Un programme de guerre sociale qui a conduit à une chute spectaculaire des conservateurs dans les sondages et que même le Fonds Monétaire International et les marchés financiers jugent inapproprié. Si le Labour bénéficie de son statut de parti d’opposition, la timidité de ses propositions déçoit largement. Face à cette crise politique, les syndicats paralysent depuis plusieurs mois le pays par des grèves largement soutenues.

« Enough is enough ! » (« trop c’est trop ! »). Samedi dernier dernier, plus de 100.000 personnes ont manifesté au Royaume-Uni autour de ce slogan et réclamé des mesures fortes pour faire face à l’explosion du coût de la vie. Avec une inflation à plus de 10% et des salaires qui n’ont augmenté que d’environ 5%, de très nombreux Britanniques connaissent en effet un appauvrissement rapide. 

Un appauvrissement à grande vitesse

Comme dans le reste de l’Europe, les prix de l’énergie sont le principal moteur de l’inflation. Mais le choc est plus fort qu’ailleurs : selon les statistiques officielles, en août 2022, le prix du gaz s’est envolé de 96% en un an et celui de l’électricité (produite à environ 40% grâce au gaz) de 54%. En cause : l’arrêt des exportations russes et la spéculation qui l’accompagne bien sûr, mais aussi de faibles capacités de stockage et une production particulièrement faible en Mer du Nord en raison d’opérations de maintenance et de l’épuisement progressif des gisements exploités. Grand importateur de nourriture, le Royaume-Uni subit aussi une forte hausse du prix des aliments : +13% sur un an.

Ces augmentations sont d’autant plus violentes qu’elles percutent un pays où beaucoup peinaient déjà à finir le mois. Depuis plusieurs décennies, et notamment suite à la privatisation des logements sociaux par Margaret Thatcher, le coût exorbitant des logements absorbe en effet une part considérable du budget des britanniques. Cette situation s’est encore aggravée depuis 2010, date du retour au pouvoir des conservateurs, avec l’enchaînement des politiques d’austérité qui ont décimé les services publics et les aides sociales. Le regroupement de six prestations sociales majeures (crédit d’impôt parental, allocation chômage, allocation logement…) en un seul « universal credit » a notamment plongé de nombreux ménages précaires dans la pauvreté. D’une complexité incroyable, son déploiement, toujours pas terminé, devrait au total coûter 12 milliards de livres…

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, la pauvreté touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population.

Ainsi, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine et de ses conséquences en chaîne sur le niveau de vie, la pauvreté était déjà particulièrement élevée : en janvier, celle-ci touchait déjà 14,5 millions de personnes, soit 22% de la population, un chiffre qui monte même à 31% chez les enfants. De même, le Trussell Trust, une ONG humanitaire responsable de nombreuses banques alimentaires, annonçait au début de l’année une augmentation de 81% du recours à l’aide alimentaire sur les cinq dernières années. Autant de chiffres qui ont sans aucun doute encore augmenté depuis.

Enfin, contrairement à la France, le Royaume-Uni n’a pas mis en place de bouclier tarifaire sur les prix de l’énergie, ce qui explique donc l’envolée des factures. Pendant des mois, les Tories ont en effet augmenté régulièrement les plafonds des factures, leur gel étant considéré trop coûteux pour les finances publiques. Face à la contestation grandissante, notamment du mouvement Don’t Pay UK, qui invitait à refuser de payer ses factures d’énergies, les prix ont finalement été plafonnés très récemment à 2.500 livres par an pour un ménage moyen, soit tout de même le double de la facture de l’an dernier. Si les superprofits des entreprises énergétiques sont certes taxés à 25% – avec une possibilité de déduire des investissements de cette taxe – ce plafonnement des coûts énergétiques, en place pour deux ans, devrait coûter une fortune au gouvernement britannique : entre 130 et 150 milliards de livres selon les estimations

Liz Truss, le retour du thatchérisme au pire moment

Si la réaction du gouvernement, bien que très insuffisante, a tant tardé, c’est aussi en raison de la crise interne du parti conservateur. A la suite de plusieurs scandales, notamment l’organisation de soirées arrosées en plein confinement, Boris Johnson a dû se résoudre à la démission début juillet. De plus en plus critiqué par les députés de son propre parti, « BoJo » traînait en effet une image de menteur arrogant largement méritée. L’été a donc été marqué par le scrutin interne aux Tories, où les 170.000 membres du parti ont dû se prononcer sur le successeur de Johnson. Surfant sur son image de « Dame de fer » et sur l’impopularité de son adversaire Rishi Sunak, perçu comme un traître par certains conservateurs pour avoir abandonné Johnson qui l’avait nommé ministre des finances, Liz Truss l’emporta assez facilement. Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Élue avec 81.000 voix, l’héritière proclamée de Margaret Thatcher a en effet d’emblée connu une crise de légitimité. Pour séduire son camp, elle a promis un retour aux grandes heures du néolibéralisme, à travers des baisses d’impôts drastiques et une dérégulation de l’économie. Un projet qui s’inscrit dans la dérive libertarienne d’une frange du parti, qui voit dans le Brexit une opportunité de se défaire de toutes les normes précédemment imposées par l’UE et de signer des accords de libre-échange à tout-va. Leur objectif ? Transformer la Grande-Bretagne en un gigantesque duty free, où les businessmen pourront mener leurs affaires sans entraves et où la finance pourra s’épanouir sans aucune limite, transformant Londres en « Singapour sur Tamise ».

Si Truss n’a eu aucun mal à convaincre les membres de son parti grâce à ses promesses thatchériennes, l’électorat britannique est cependant beaucoup plus sceptique à son égard, voire franchement opposé.

Après l’annonce d’un bouclier tarifaire sur l’énergie et une courte pause en raison des funérailles de la reine Elizabeth II, Liz Truss a choisi de marquer les esprits en annonçant des mesures fortes. Kwasi Kwarteng, nouveau chancelier (équivalent du ministre des finances) a donc présenté un « mini-budget » prévoyant la fin du taux d’imposition à 45% sur les plus hauts revenus et du plafond sur les bonus des traders. Pour répondre aux besoins d’énergie, Truss a par ailleurs levé le moratoire sur la fracturation hydraulique afin d’exploiter au plus vite les réserves de gaz de schiste, qu’importe les conséquences environnementales. La surenchère devrait se poursuivre : 570 règles relatives aux pesticides, à la qualité de l’alimentation et à la santé des consommateurs doivent être abrogées prochainement. Le nouveau ministre de l’économie, Jacob Rees-Mogg, multimillionnaire gestionnaire de hedge fund et figure de l’aile libertarienne des Tories, souhaite quant à lui supprimer toutes les lois s’appliquant aux entreprises de moins de 500 salariés. Comblé de voir ses propositions les plus délirantes être reprises par le nouveau gouvernement, l’Institute of Economic Affairs, qui se décrit comme « le think tank originel du libre marché » réfléchit déjà à la suite, par exemple en organisant des conférences avec des climatosceptiques pour pousser l’exécutif à renoncer à l’objectif de neutralité carbone en 2050.

Les Tories dans une impasse politique

En pleine crise sociale, l’annonce de nouveaux cadeaux fiscaux aux plus riches a évidemment excédé la population. Plus surprenant, ces mesures ont aussi suscité des réactions très négatives des marchés financiers. En effet, les baisses d’impôt et les nouvelles dépenses considérables du bouclier énergétique doivent être financées uniquement par l’emprunt. Un choix pour le moins hasardeux en pleine période de remontée des taux d’intérêt des banques centrales. Inquiets de cette fuite en avant par la dette et de l’absence d’investissements parmi toutes ces nouvelles dépenses, les marchés ont vivement réagi. La valeur de la livre sterling a plongé à son plus bas niveau, pratiquement à parité avec le dollar. Une chute qui a cependant permis à un proche de Kwasi Kwarteng d’empocher plusieurs millions. Les taux d’intérêt sur la dette britannique se sont eux envolés, obligeant la Bank of England à intervenir en urgence en rachetant pour 65 milliards de livres d’obligations, avec des résultats limités. Dans la foulée, le Fonds Monétaire International a officiellement demandé au gouvernement de « reconsidérer » son budget, jugé inflationniste et trop inégalitaire. Un désaveu d’autant plus violent qu’il émane d’institutions éminemment néolibérales.

Comme le souligne l’économiste James Meadway, le nouveau gouvernement britannique pensait sans doute pouvoir imiter les Etats-Unis et s’endetter sans compter. Mais si les Etats-Unis peuvent s’appuyer sur le « privilège exorbitant » du dollar, monnaie de référence mondiale, le Royaume-Uni ne peut pas en dire autant. Sous la pression des marchés, Kwarteng a donc dû se résoudre à renoncer à son projet de supprimer la tranche supérieure d’impôt à 45%. Exaspérés par l’incompétence d’un gouvernement aux manettes depuis moins d’un mois, des députés conservateurs ont déjà envoyé des lettres pour demander le départ de Truss et de son équipe. L’inquiétude des parlementaires conservateurs se comprend aisément : les derniers sondages indiquent environ 50% d’intentions de vote pour le Labour, contre environ 20 à 25% pour les Tories ! Si une élection avait lieu prochainement, les travaillistes obtiendraient donc la plus forte majorité de l’histoire et les Conservateurs perdraient près de 250 sièges.

D’ores-et-déjà, de nombreux conservateurs regrettent Boris Johnson. Si ce dernier était sans aucun doute un personnage fantasque et un tartufe, il a néanmoins toujours été doué d’une certaine clairvoyance politique. En 2016, sentant l’ampleur du rejet de l’Union européenne, il se rangea du côté des Brexiters dans le seul but de sa propre ascension politique. Cette stratégie sera payante : trois ans plus tard, remplaçant une Theresa May impuissante car dépourvue de majorité, il écrase Jeremy Corbyn en axant presque tout sa campagne sur la nécessité de respecter le verdict du référendum. Par ailleurs, s’opposant à la frange austéritaire de son parti, il prit soin de promettre des investissements importants dans le NHS (service de santé public), la police et les infrastructures nécessaires pour développer le Nord de l’Angleterre, particulièrement pauvre. Malgré ses nombreux défauts, Johnson avait ainsi créé une offre politique populiste répondant aux demandes de l’électorat, ce qu’aucun politicien de son camp ne semble capable de faire aujourd’hui. Là encore, les sondages sont cruels pour Truss : 30% des électeurs pensent que Johnson serait meilleur qu’elle (contre 13% dans l’autre sens), un chiffre qui monte à 48% (contre 19%) chez les électeurs conservateurs.

Le Labour, nouveau parti préféré des élites

Pour le Labour de Keir Starmer, le départ de Boris Johnson offre une opportunité sans précédent. Étant donné les niveaux d’impopularité de Liz Truss, le leader travailliste n’a pas à promettre grand chose pour être plus attirant. Un rôle qui convient tout à fait à Starmer, qui n’a eu de cesse de renoncer au programme radical de Jeremy Corbyn et d’attaquer la gauche de son parti en l’accusant d’antisémitisme depuis qu’il est devenu le chef de l’opposition en avril 2020. Pendant près de deux ans, la stratégie centriste de Starmer n’a guère fonctionné : ses différences avec les politiques menées par Boris Johnson étaient minces et les conflits internes au Labour donnaient l’impression que le parti n’était pas prêt à gouverner. Avec le départ de Johnson et avec la folie thatchérienne de Liz Truss, le contexte devient soudainement très différent : Starmer peut se targuer d’être l’opposition de bon sens, représentant le « centre de la vie politique britannique » comme il l’a affirmé lors de son discours au congrès de son parti en septembre.

Bien sûr, face à l’angoisse du déclassement et de l’appauvrissement, Starmer a fait quelques concessions à sa gauche. En matière énergétique, il promet notamment un énorme plan d’investissement dans le renouvelable et le nucléaire pour arrêter la production électrique d’origine fossile dès 2030 et souhaite créer une nouvelle entreprise nationale de production électrique, Great British Energy. Enfin, pour se différencier des Conservateurs qui avaient privatisé la rente des gisements gaziers de la Mer du Nord dans les années 1990, il entend créer un fonds souverain sur le modèle de celui de la Norvège. Ce fonds, qui serait alimenté par les revenus issus des énergies renouvelables, permettrait de financer des investissements stratégiques pour l’avenir du pays. Un programme intéressant, mais qui se garde bien d’évoquer la renationalisation du secteur énergétique comme le proposait son prédécesseur. Pour Starmer, pas question de reprendre possession des entreprises énergétiques, il suffit que l’Etat pallie les déficiences du marché en accélérant la transition écologique. 

De même en matière de logement : Starmer s’inscrit dans le rêve thatchérien d’un pays de propriétaires. Pour que davantage de Britanniques puissent acquérir leur logements malgré des prix exorbitants, il promet par exemple des emprunts garantis par l’Etat et une préférence aux acheteurs qui ne possèdent pas déjà plusieurs logements. Des mesurettes qui évitent soigneusement d’aborder les vrais enjeux : la lutte contre la spéculation, la protection des locataires, l’encadrement des loyers et bien sûr la construction de logements sociaux. Si le discours de Starmer ne suscite pas l’enthousiasme des foules, il apparaît cependant correct face à celui, totalement surréaliste, de Truss. Les acteurs économiques et les grands médias ne s’y sont pas trompés : rassurés par la mise à l’écart de la gauche et le programme très modéré de Starmer, ils le dépeignent déjà en futur Premier ministre. Mais les prochaines élections ne devraient pas avoir lieu avant deux ans, ce qui laisse encore le temps aux Tories de corriger le tir et de remplacer Truss par quelqu’un de plus compétent, voire de faire revenir au pouvoir Boris Johnson.

Le retour en force du syndicalisme

Si les intentions de vote indiquent un vote massif pour le Labour faute d’alternative, nombreux sont les Britanniques à ne pas se satisfaire des demi-mesures proposées par l’opposition. Dans ce contexte, les syndicats sont constamment sur le devant de la scène ces derniers mois. Dans de très nombreux secteurs de l’économie, les grèves se multiplient depuis cet été, atteignant un niveau jamais vu depuis l’offensive thatchérienne il y a 40 ans. Les cheminots, les dockers, les travailleurs d’Amazon, les enseignants, les postiers, les chauffeurs de bus, les infirmières du NHS, les éboueurs, les avocats… tous se mobilisent pour exiger des hausses de salaires. Même les employés du Daily Express, un journal connu pour ses positions très hostiles aux syndicats, ont pris part à des journées de grève.

Ce niveau de contestation sociale est d’autant plus impressionnant qu’organiser des grèves est particulièrement compliqué outre-Manche : d’une part, les grèves non-déclarées et reconductibles sont totalement interdites, tandis que le droit individuel à faire grève n’existe pas. D’autre part, une grève n’est légale que si les syndicats consultent l’ensemble de leurs membres lors d’un scrutin dans lequel la participation doit s’élever à au moins 50% et le souhait de faire grève à 25% des votants (40% dans certains secteurs jugés essentiels), la voix des absents étant considérée comme une voix contre. Un processus extrêmement laborieux instauré notamment par Margaret Thatcher afin d’affaiblir le pouvoir des syndicats. Malgré ces obstacles, ceux-ci ont réussi à fédérer largement ces derniers mois et n’entendent pas s’arrêter tant que leurs revendications n’auront pas été satisfaites, notamment une hausse des salaires au niveau de l’inflation. Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Malgré les attaques habituelles des médias évoquant des blocages gênant la population, les syndicats sont pour l’instant très bien vus, leur action étant jugée légitime étant donné la situation économique.

Dépassée par l’ampleur du mouvement, Liz Truss compte compliquer encore l’organisation de grèves et réagir avec la même fermeté que Thatcher. Mais contrairement à celle dont elle se veut l’héritière, elle ne peut s’appuyer sur une base sociale solide. Sa stratégie de confrontation risque donc de galvaniser encore le soutien de la population aux grévistes. La percée médiatique de Mick Lynch et d’Eddie Dempsey, leaders du RMT (syndicat des cheminots, des travailleurs maritimes et des transports), inconnus jusqu’à il y a peu et devenus de véritables stars sur les plateaux télé, témoigne de l’inversion de la situation par rapport à celle des années 1980. Mais si la population soutient les grèves, le bras de fer social est encore loin d’être gagné : peu d’entreprises ont pour l’instant accédé aux revendications des travailleurs. Or, une grève qui s’éternise signifie l’épuisement et l’appauvrissement de ceux qui s’y sont impliqués, d’où une démoralisation et des divisions parmi les grévistes.

Par ailleurs, la traduction politique de ce mouvement social n’est pas encore évidente. Fondé par des syndicats, le Labour devrait être le débouché naturel des revendications des travailleurs dans l’arène politique. Mais depuis la reprise en main par Keir Starmer, le parti s’est montré très distant à l’égard des mobilisations sociales. Starmer lui-même est incroyablement silencieux sur les grèves qui paralysent le pays. Pour tenter de lui forcer la main, des syndicalistes, des représentants de l’aile gauche du Labour et le journal socialiste Tribune se sont réunis pour lancer le mouvement Enough is Enough, qui espère fédérer la colère sociale autour de cinq revendications phares : la hausse des salaires (avec à terme un salaire minimum à 15£/heure), la baisse des coûts de l’énergie grâce à la renationalisation des entreprises du secteur, un grand plan contre la faim, un programme de construction de logements sociaux et de protection des locataires et une taxation des grandes fortunes. Pour l’heure, le mouvement a réussi son lancement, en organisant des meetings dans de nombreuses métropoles et villes moyennes, puis une grande journée d’action nationale le 1er octobre. Mais la suite est encore incertaine : l’épuisement et la division mineront-ils le mouvement ou celui-ci sera-t-il galvanisé par quelques victoires et par la fragilité du gouvernement ? Quel que soit le dénouement du mouvement en cours, Liz Truss aura au moins réussi sur un point : être autant détestée que la « Dame de fer ».

Le Bitcoin, l’aberration monétaire rêvée par les libertariens

Les cryptomonnaies sont une aberration monétaire et écologique. © Pierre Borthiry

Après une décennie de développement en raison de l’intérêt des investisseurs, le Bitcoin est désormais à la croisée des chemins. Malgré un cours qui s’est effondré de plus de 50% depuis avril, le Salvador vient de le reconnaître comme monnaie légale. Mais au-delà de leur volatilité alimentée par la spéculation, ces nouvelles monnaies sont-elles capables de révolutionner nos échanges, comme l’affirment leurs promoteurs ? Rien n’est moins sûr. Non seulement les crypto-actifs sont incapables d’assurer les fonctions essentielles de la monnaie, mais en plus, leur développement est une catastrophe écologique.

Au beau milieu de la crise financière de 2008, un mystérieux individu – ou plusieurs ? -, connu sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto, théorise le concept de crypto-monnaie, avant de créer la première d’entre elles : le Bitcoin. L’objectif de ces nouvelles monnaies ? Assurer des échanges monétaires virtuels totalement inviolables, tout en outrepassant les banques centrales et autres intermédiaires, c’est-à-dire notamment les banques privées. Pour remplacer les registres de comptes tenus par ces institutions, les crypto-monnaies se fondent sur une infrastructure technologique : la blockchain. Concrètement, lorsqu’un échange est réalisé, tous les ordinateurs du réseau sont mobilisés pour vérifier la transaction, c’est-à-dire principalement s’assurer que le même montant est bien déduit d’un portefeuille et ajouté à un autre. Pour s’assurer que certains ne manipulent pas les portefeuilles, d’innombrables copies du registre des comptes sont stockées sur les ordinateurs, et sont en permanence comparées les unes aux autres par des algorithmes. Ceux qui mettent à disposition leur puissance de calcul pour ces opérations sont alors récompensés par la création de nouveaux bitcoins ; c’est ce que l’on appelle le « minage ».

La monnaie dont Hayek rêvait

Pour les libertariens de la Silicon Valley, cette invention est une révolution : en outrepassant la banque centrale et les intermédiaires, ce système permet d’en finir avec le pouvoir arbitraire des États qui peuvent, par exemple, geler un compte ou empêcher certaines transactions. En outre, contrairement au système monétaire actuel, l’anonymat de la blockchain et son caractère décentralisé ne permettent pas de surveiller tout le monde, c’est-à-dire de savoir d’où viennent vos revenus et comment vous dépensez votre argent. De belles promesses de liberté individuelle, qui ont tout de suite intéressé les techno-utopistes de tous bords, mais aussi le crime organisé.

En plus de ces arguments moraux, les libertariens ont une autre raison majeure de soutenir les crypto-monnaies : l’État, via sa banque centrale, est totalement incapable d’en contrôler la masse monétaire. En effet, les banques centrales du monde entier peuvent choisir, par simple jeu d’écriture, d’augmenter autant qu’elles le souhaitent la quantité de monnaie en circulation, notamment afin de relancer l’économie. Pour l’économiste autrichien Friedrich von Hayek, ce pouvoir est à l’origine de la forte inflation des années 1970 en Europe et aux États-Unis. Dans The Denationalization of money (1976), cet ultralibéral reproche aux États de ne plus fonder la masse monétaire sur des quantités limitées de métaux précieux – principalement l’or – et donc de faire tourner la planche à billets sans limites. Selon Hayek, il est nécessaire de revenir au système de l’étalon-or, abandonné en 1971 par Richard Nixon en raison du coût de la guerre du Vietnam, et d’empêcher les États d’interférer en matière monétaire – pourtant une prérogative régalienne depuis toujours.

En l’absence de banque centrale, l’économie est laissée à elle-même, conformément aux souhaits des libertariens qui estiment que personne ne doit interférer dans son fonctionnement.

Or, le système de la blockchain permet justement de fixer une quantité totale de monnaie pouvant être « minée ». Ainsi, seuls 21 millions de bitcoins peuvent être « minés », selon un mode d’extraction qui fonctionnera jusqu’en 2140. D’autres crypto-monnaies, comme l’Ethereum, ne fixent pas de plafond au volume total en circulation, mais limitent les quantités émises chaque année. Dans les deux cas, impossible pour une autorité comme l’État de décider d’augmenter la masse monétaire selon son envie. Mais cela est-il souhaitable ? Pour Hayek et ses disciples, qui considèrent que « l’inflation est partout et toujours un phénomène monétaire », fixer une limite aux volumes de monnaie en circulation permet d’éviter l’inflation. Un argument que rejette John Meynard Keynes, qui considère au contraire que la monnaie est endogène, c’est-à-dire que sa masse dépend avant tout de la demande de liquidités de l’économie. Si les prix augmentent, alors les agents économiques auront besoin de plus grandes quantités de monnaie, d’où une plus grande demande de crédit, et donc une masse monétaire élargie. On l’aura compris, cette question d’apparence technique cache en réalité de vrais enjeux économiques et politiques.

Plus largement, on peut se demander ce qu’apporterait la disparition des banques centrales. Pour contrôler la masse monétaire en circulation, les banques centrales ne passent pas par l’impression de plus de billets ou par leur destruction, mais par d’autres outils. Le plus important d’entre eux est le taux d’intérêt directeur, c’est-à-dire le taux auquel est rémunérée l’épargne – et donc le coût que représente un crédit. En baissant ce taux, comme c’est le cas aujourd’hui avec des niveaux proches de zéro, on favorise le crédit et donc la relance de l’activité économique. Une fois l’économie repartie, il est d’usage de remonter ce taux pour éviter la formation de bulles spéculatives, phénomène que l’on constate aussi aujourd’hui. En bref, il s’agit d’un levier fondamental pour maîtriser l’activité économique. En l’absence de banque centrale, l’économie est donc laissée à elle-même, conformément aux souhaits des libertariens qui estiment que personne ne doit interférer dans son fonctionnement. Au contraire, les autres courants économiques, bien que divergents sur de très nombreux points, considèrent que l’État a un rôle à jouer et ne peut se priver de cet outil. Occulter cet aspect du débat autour des crypto-monnaies est là encore un choix politique lourd de conséquences.

Une monnaie pour spéculateurs et criminels, pas pour le grand public

Admettons malgré tout que la disparition des banques centrales soit une bonne chose. Cela fait-il pour autant des crypto-monnaies de bonnes monnaies, répondant aux besoins de la population ? Rien n’est moins sûr. Comme le rappellent tous les manuels d’économie, la monnaie remplit trois fonctions : il s’agit d’une unité de compte permettant de mesurer la valeur de tout bien et service, d’un moyen de paiement universel permettant d’acquérir à peu près tout, et d’une réserve de valeur liquide, c’est-à-dire qui peut être immédiatement convertie sous une autre forme – contrairement par exemple à une maison. Qu’en est-il du Bitcoin et de ses frères et sœurs ? D’abord, étant donnée leur valeur extrêmement volatile, il s’agit de très mauvaises unités de compte : un prix en bitcoin doit constamment être ajusté en fonction des fluctuations boursières, alors qu’un prix en euro ou en dollar est facilement compréhensible par tous. Ensuite, bien que de plus en plus acceptées, les crypto-monnaies ne permettent toujours pas d’acheter grand chose. La plupart du temps, ceux qui en possèdent les convertissent en monnaie classique pour pouvoir faire leurs achats, ce qui trahit l’échec des crypto-monnaies sur ce second point. Enfin, si les crypto-monnaies permettent bien de stocker de la valeur, on sait à quel point celle-ci est instable. En somme, les crypto-monnaies échouent à peu près sur tous les plans, ce qui explique pourquoi leur usage est toujours peu développé. Certains préfèrent d’ailleurs parler de crypto-actifs, considérant que ces devises virtuelles ne peuvent être comparées aux monnaies classiques.

On pourrait rétorquer qu’il s’agit là de la situation actuelle et que rien n’empêche théoriquement les crypto-actifs de remplir ces fonctions. S’ils étaient acceptés plus largement et qu’ils étaient détenus en majorité non par des spéculateurs, mais par des citoyens normaux pour leurs besoins courants, les crypto-actifs ne deviendraient-ils pas des monnaies comme les autres ? Le 9 juin dernier, le Salvador est ainsi devenu le premier pays au monde à reconnaître le Bitcoin comme monnaie légale, sous la houlette de son président néolibéral autoritaire Nayib Bukele. Mais cette reconnaissance officielle est loin d’être suffisante pour en faire une véritable monnaie utilisée et reconnue par tous. Un obstacle important est celui du coût de transaction : alors que l’échange de cash est gratuit et que les moyens de paiement électroniques sont très abordables, le coût d’une transaction bitcoin a tendance à être de plus en plus élevé. En effet, plus le nombre de transactions est important, plus il y a besoin d’une puissance de calcul exponentielle pour les inscrire dans toutes les versions du registre de comptes. Lorsque la puissance à disposition se réduit ou que tout le monde souhaite acheter du bitcoin pour spéculer, les coûts des transaction explosent.

Cette nouvelle bulle spéculative rappelle la véritable nature des crypto-monnaies : des actifs ultra-financiarisés sur lesquels misent les boursicoteurs à la recherche de profits rapides.

Plus largement, qui peut avoir envie d’utiliser une monnaie dont la valeur évolue de façon très imprévisible, sinon les spéculateurs ? À partir de fin 2020, le prix du bitcoin a explosé, suite aux annonces de grands fonds d’investissements ou d’entreprises comme Tesla de miser sur cette monnaie. Après un pic à près de 65.000 dollars à la mi-avril, le cours s’est effondré, notamment en raison de critiques d’Elon Musk sur cette monnaie et de nouvelles menaces de régulation par la Chine. Au passage, cela n’a pas empêché les spéculateurs stratèges, comme Musk ou le fonds britannique Ruffer, de réaliser d’énormes bénéfices. Rien de plus facile : en profitant de leur influence sur les marchés financiers, ceux-ci ont fait monter les cours en achetant du bitcoin, avant de s’en séparer et de déclencher une chute.

Finalement, cette nouvelle bulle spéculative rappelle la véritable nature des crypto-monnaies : des actifs ultra-financiarisés sur lesquels misent les boursicoteurs à la recherche de profits rapides. La multiplication des scandales autour des itinial coin offerings (ICO), c’est-à-dire des levées de fonds en échange d’une première émission de crypto-actifs, confirme ce fait : en 2018, une étude sur 1.500 ICO concluait au caractère frauduleux de 78% d’entre eux ! En-dehors de ces escroqueries, l’usage de crypto-actifs à des fins de blanchiment d’argent ou devise d’échange pour les trafics en tout genre n’est plus à prouver.

La blockchain, un désastre environnemental

On l’aura compris, les crypto-actifs ne serviront jamais à régler l’achat d’une baguette de pain. Faut-il pour autant s’en préoccuper ? Après tout, les spéculateurs n’ont-ils pas le droit de prendre des risques ? Au-delà des questions de régulation financière, un dernier aspect doit être souligné : l’énorme consommation énergétique des blockchains. En mai 2021, le Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index estimait les besoins énergétiques annuels liés au seul bitcoin à 145 Twh, soit environ 0,65% de la demande mondiale. Concrètement, cela représente approximativement la consommation annuelle d’un pays comme la Malaisie, la Pologne ou la Suède. Si les chiffres fluctuent en fonction des cours de bourse, et donc de la rentabilité du minage, la tendance est très nettement celle d’une consommation exponentielle. Sur la dernière année, cette dernière a doublé.

Capture d’écran du Cambridge Bitcoin Electricity Consumption Index, consulté le 10/06/2021. La courbe orange matérialise l’estimation, les deux autres courbes représentent les estimations basses et hautes.

Comment expliquer une telle envolée ? Encore une fois, c’est la technologie de la blockchain qui est en cause : pour « miner » du bitcoin ou d’autres crypto-actifs, il faut participer à la validation de blocs de transactions, ce qui implique de résoudre des problèmes informatiques d’une incroyable complexité. Le premier à résoudre ces problèmes reçoit alors des crypto-actifs. Pour faire face à la hausse de la demande suscitée par la spéculation, le minage s’est industrialisé : des entrepreneurs investissent des sommes considérables pour accumuler le plus de puissance de calcul et maximiser leurs chances de valider les premiers les blocs de transaction. Dès lors, on comprend que le minage soit de plus en plus énergivore. Le niveau de consommation devient de plus en plus délirant : aujourd’hui, une seule transaction en bitcoin consomme autant d’énergie que plus d’un million de transactions via le système VISA ! Certes, de nouveaux protocoles de blockchains existent, mais, comme le rappelle Le Monde, « jusqu’à aujourd’hui, aucun protocole alternatif n’a prouvé pouvoir assumer les mêmes promesses d’une cryptomonnaie décentralisée, publique et sécurisée avec une empreinte carbone négligeable ».

Une seule transaction en bitcoin consomme autant d’énergie que plus d’un million de transactions via le système VISA !

Longtemps ignoré, l’impact environnemental des crypto-actifs suscite désormais l’attention. La Chine, qui représente environ 70% des activités mondiales de minage, a ainsi constaté que certaines mines de charbon illégales avaient été rouvertes pour faire face à la demande d’énergie générée par le bitcoin. En Iran, de nombreuses fermes à bitcoin se sont installées dans des mosquées, où l’électricité est gratuite. Il est aussi de plus en plus courant d’aménager des conteneurs pour le minage, afin de pouvoir les déplacer en fonction du coût de l’électricité, comme le font les mineurs chinois pour profiter des excédents des barrages hydroélectriques du Yunnan lors de la mousson d’été. Outre la consommation énergétique, l’industrie du minage est aussi à l’origine d’un immense gâchis de composants électroniques, dont le recyclage est très difficile et dont la fabrication nécessite des terres rares.

Récemment, un groupe d’investisseurs et d’entrepreneurs du minage ont promis au milliardaire Elon Musk, qui avait critiqué la pollution entraînée par le bitcoin, de faire des efforts – notamment en utilisant davantage d’énergie renouvelable. L’hypocrisie de cette annonce mérite d’être soulignée : d’une part, seules les sources d’énergie sont amenées à changer, tandis que rien ne sera fait pour limiter la consommation exponentielle ; d’autre part, Elon Musk a beau jeu de se présenter en protecteur de la planète alors que son entreprise Tesla a réalisé un profit de plus de 100 millions de dollars grâce à ses investissements dans le bitcoin. Finalement, après une longue période d’attentisme, les États sont enfin en train de prendre des mesures contre cette gabegie : le mois dernier, la Chine a fini par interdire l’usage des crypto-actifs à toutes les institutions financières et entreprises de paiement électronique. Après d’importantes coupures d’électricité, l’Iran a, quant à lui, décidé d’interdire le minage pour au moins quatre mois, jusqu’en septembre. Si une interdiction totale du minage et de l’échange de crypto-actifs paraît impossible à mettre en œuvre au niveau mondial, espérons tout de même que d’autres pays adopteront ce type de mesures.