Dominique Simonnot : « Le consensus actuel sur l’hôpital psychiatrique est mortifère »

Dominique Simonnot, © T.Chantegret pour le CGLPL

Comment s’assurer que les droits fondamentaux des personnes placées en prison ou dans un hôpital psychiatrique soient respectés ? Depuis sa création le 30 octobre 2007, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) assure un contrôle sur les conditions de prise en charge des personnes privées de liberté comme les patients psychiatriques, les détenus ou les enfants délinquants. Cette autorité indépendante, peu connue du grand public – et semble-t-il trop peu écoutée -, constitue une garantie indispensable à l’État de droit. « On ne sort pas toujours soigné de l’Hôpital psychiatrique » nous a avoué Dominique Simonnot, Contrôleure générale, que nous avons rencontrée pour Le Vent Se Lève. Propos recueillis par Gaspard Bouhallier.

LVSL – Votre parcours professionnel est atypique. Vous avez été éducatrice dans l’administration pénitentiaire et, à partir des années 1990, vous avez commencé une carrière dans le journalisme, d’abord à Libération puis au Canard enchaîné. Depuis octobre 2020, vous avez remplacé Adeline Hazan à la tête du CGLPL. Comment passe-t-on de journaliste spécialisée dans les comparutions immédiates à Contrôleure général des lieux de privation de liberté ?

Dominique Simonnot – Le fait est que je n’ai pas postulé du tout. Je n’ai jamais pensé ni même rêvé d’arriver là. Être Contrôleure, cela ne m’a pas effleuré du tout dans ma carrière de journaliste et un jour ça m’est tombé dessus. Après réflexion, je me rends compte que ce poste est une conclusion cohérente à ma carrière parce qu’il s’agit de l’ensemble des sujets que j’ai toujours traités en tant que journaliste. C’est pour moi une belle manière de conclure mon travail.

LVSL – Pouvez-vous dire en quelques mots comment vous concevez votre mission actuelle en tant que Contrôleure des lieux de privation de liberté ?

D. S. – Je trouve que c’est le plus beau métier que j’ai exercé. Parce qu’il s’agit de faire respecter les droits fondamentaux des plus vulnérables d’entre nous. Les prisonniers – même si l’on peut dire qu’ils ont fauté, qu’ils ont commis des infractions et qu’ils sont punis pour ça, une fois qu’ils sont en prison – se retrouvent tout de même dans un état de grande vulnérabilité. Je ne parle évidemment pas des grands caïds, mais pour la majorité d’entre eux c’est un fait incontestable.

Tous les gens dont on est chargé d’examiner le respect des droits sont parmi les plus vulnérables qui soient. Les malades mentaux, les enfants dans les centres éducatifs fermés et dans les prisons, les prisonniers, les étrangers enfermés dans les centres de rétention, les gardés à vue sont tous à un moment donné en situation de faiblesse par rapport à nous, par rapport à toute la société. Ils sont en même temps des gens que les autres n’aiment pas voir, qu’on n’aime pas tout court et que l’on rejette.

Je trouve donc que c’est un beau métier que de participer à leur acceptation dans la société et à diffuser l’idée dans la sphère publique que leurs droits doivent absolument être respectés parce qu’autrement nous sortons de la civilisation humaine et de l’espace démocratique. Une société qui ne respecte pas ses prisonniers est au fond une société méprisable.

LVSL – Justement, comment faites-vous pour faire respecter ces droits les plus élémentaires ? Quels sont les moyens techniques, humains et légaux du CGLPL ? Ces moyens sont-ils suffisants au regard de la surpopulation des institutions carcérales et de la crise de la pédopsychiatrie que vous évoquez dans votre rapport d’activité de 2022 ?

D. S. – Le CGPLP dispose d’un ensemble de moyens significatifs. Tout d’abord nous sommes une autorité administrative indépendante. Ce qui fait que la parole du CGLPL est entièrement libre. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je n’ai pas été nommée pour plaire au pouvoir politique ni pour plaire à quiconque d’ailleurs.

Concrètement, nous sommes une équipe constituée de soixante-six personnes, au sein de laquelle on trouve des contrôleurs permanents, des chefs de mission qui partent sur le terrain quinze jours tous les mois à la tête d’une équipe. Pendant ces quinze jours, mes collègues sont confrontés à des réalités difficiles. En ce qui me concerne, je vais autant que je peux sur site.

Parfois on peut observer des modes de gestion et des conditions de traitement qui nous rassurent un peu. Malheureusement le plus souvent nous sommes confrontés à des situations qui nous effraient, qui nous révoltent et qui nous donnent l’occasion de proposer de profonds changements. Toute notre activité est publique. Après chaque visite nous produisons un rapport. J’essaie de peser de toutes mes forces pour qu’il soit rendu le plus rapidement possible. Nous avons d’ores et déjà réussi à raccourcir certains délais.

Enfin, par ordre croissant de gravité, nous disposons de modes d’interpellation des pouvoirs publics tels que la lettre au ministre quand la situation nous paraît grave et qu’elle doit être soulignée, les recommandations simples et les recommandations d’urgence. Dans ce dernier cas, les ministres sont obligés de nous répondre ce qui peut parfois les embarrasser. C’est pour cela que je dis que notre institution n’est pas là pour plaire. Dernièrement, nous avons semble-t-il agacé le ministre de l’Intérieur en faisant part de nos réflexions sur les gardes à vue liées aux manifestations contre la réforme des retraites.

LVSL – Comment êtes-vous amenée à contrôler telle ou telle structure psychiatrique ou pénitentiaire ? Qui vous saisit ? Les patients, l’administration pénitentiaire ?

D. S. – Tout d’abord, il y a les endroits que nous n’avons pas visités depuis longtemps. Ensuite, il y a les endroits qui nous sont signalés par les lettres. Par exemple, des lettres des patients, des détenus, de leurs proches, des associations, des visiteurs de prison. Nous intervenons le plus rapidement possible et sans prévenir.

LVSL – Et c’est une pratique systématique de ne pas prévenir les établissements ?

D. S. – Oui, sauf dans certains hôpitaux. Dans certains cas, il est nécessaire de prévenir parce qu’il peut y avoir des contextes dramatiques dans lesquels il faut à tout prix éviter de faire dysfonctionner le service. La problématique des déserts médicaux est également critique dans le secteur psychiatrique. Dans les hôpitaux où l’on traverse des services où il y a moins de 30 % de soignants, il y a forcément des conséquences sur la qualité de la prise en charge des patients et notre présence ne doit pas constituer un problème supplémentaire. Dans tout autre cas, nous ne prévenons jamais. Dans les prisons, nous ne prévenons jamais de notre venue.

LVSL – On vous connaît pour vos prises de position critiques sur les prisons et notamment sur la surpopulation carcérale. Qu’en est-il de la psychiatrie publique ? Quel regard portez-vous sur la situation actuelle des établissements hospitaliers et médico-sociaux en psychiatrie ?

D. S. – Il faut considérer ces situations dans leur ensemble. Si vous y pensez bien les racines du problème se forment dès l’enfance. Une proportion considérable des gens que l’on retrouve sur les bancs des comparutions immédiates ou en prison sont des gens jeunes qui sont passés par les centres éducatifs fermés, les centres pour enfants, mais qui avant venaient de l’aide sociale à l’enfance et qui avaient été placés dans des foyers. Des foyers qui, bon sang, ne sont pas ce qu’ils devraient être, parce que dans notre pays, les familles d’accueil, les foyers, la jeunesse en difficulté, ne bénéficient pas de tout le soin et l’attention que la communauté nationale leur doit. D’autre part, ces espaces sont très mal contrôlés. Je rappelle au passage que les enfants enfermés bénéficient de trois quarts moins d’heures de cours d’enseignement que leurs camarades du dehors.

C’est à peu près du même ordre en ce qui concerne la pédopsychiatrie. Il y a des territoires entiers qui sont dépourvus de services de pédopsychiatrie et de pédopsychiatres tout court. Quand les troubles ne sont pas pris en charge chez les jeunes, ne sont pas détectés, ne sont pas soignés, il ne faut pas s’étonner qu’ils deviennent de plus en plus graves et qu’arrivés à un certain âge, à l’adolescence, à l’âge adulte, cela produise des décompensations tragiques pour eux et pour la collectivité. Si aucune mesure, aucun geste n’est fait avant ou fait de façon aléatoire, trop parcellaire, il est évident qu’on laisse advenir les catastrophes. Or, la psychiatrie publique devient elle-même une sorte de catastrophe sociale du fait du manque de moyens en pédopsychiatrie, du fait du manque de soignants et de médecins hospitaliers aussi, eux qui sont souvent remplacés par des formes de praticiens mercenaires… Tout cela ne permet pas de construire une société du soin et du respect dû à la souffrance humaine.

LVSL – Vous devenez Contrôleure général en octobre 2020, quelques mois après le premier confinement. Pouvez-vous nous dire qu’elles ont été les conséquences de la Covid 19 et des mesures de confinement sur les droits fondamentaux des patients en psychiatrie, et plus généralement des détenus ?

D. S. – Dans les prisons il y a eu tout un tas de restrictions apportées aux visites des proches. Dans les parloirs tout d’abord, puis évidemment les listes d’objets que l’on pouvait apporter de l’extérieur aussi, enfin le fonctionnement des cantines. L’ensemble de la vie quotidienne dans ces lieux a été heurtée de plein fouet. Dans les hôpitaux psychiatriques également, il y a eu beaucoup de restrictions et qui ont perduré après la fin du confinement. Cela a eu une influence significative sur les droits fondamentaux.

À ce moment-là, je débutais dans cette fonction, donc je découvrais tout avec des yeux novices, car quand vous êtes journaliste, ce sont des endroits qui vous sont interdits. La presse n’accède à la prison qu’à travers des visites guidées. Quant à l’hôpital psychiatrique, je l’ai connu, mais il y a très longtemps, il a beaucoup changé depuis. Les centres de rétention étaient purement et simplement interdits d’accès aux médias. J’ai le sentiment de tout redécouvrir aujourd’hui.

LVSL – Quand on lit de vos rapports de visite de 2021, on a l’impression que les mesures d’isolement et de contention en psychiatrie, si elles sont inégales selon les établissements, sont souvent réalisées dans des conditions dégradantes et ne respectant pas l’intimité des patients. De surcroît, on a l’impression que les équipes soignantes peinent à les réduire. Quel est votre avis sur ces mesures ? Accompagnez-vous par ailleurs les équipes pour les réduire, du moins celles qui veulent les réduire ?

D. S. – Il est vrai que sur place on se retrouve face à des équipes très accueillantes, qui ont envie d’échanger avec nous sur leurs pratiques et qui se rendent compte chemin faisant, qu’elles peuvent être prises dans des routines dysfonctionnelles. On a croisé des choses effarantes. Des mineurs isolés enfermés dans des chambres avec un grand hublot qui les laissaient à la vue de tous quand on passait dans le couloir, ou bien même des mineurs en contention. Autant d’individus pour lesquels il faut bien se rendre à l’évidence que le consentement n’est souvent pas respecté. Il faut bien voir qu’il y a également un gros problème avec les mineurs qui sont placés à la demande de leurs parents. On considère pratiquement que leur consentement est admis à travers leurs parents. Nous voulons que les choses soient plus précises sur le consentement des mineurs car ce sont des personnes à part entière.

Il y a également des endroits où nos équipes constatent que la loi sur l’isolement et la contention est détournée. C’est-à-dire que la contention ou l’isolement sont fractionnés de façon à ne pas passer devant le juge. Par ailleurs, je pense qu’en sus de la répugnance envers ces pratiques, les magistrats n’aiment pas trop s’embarrasser de ce type de procédures. Les médecins aussi. Ces audiences leur prennent du temps, diluent leur activité dans des monceaux de paperasse.

Il n’empêche qu’un regard extérieur sur ce qu’on peut appeler le pouvoir médical est essentiel et que le simple fait qu’il y ait ce regard du juge participe à restreindre ces mesures d’isolement et de contention. Il est vrai cependant que souvent je me suis trouvée, non pas durant les visites, mais pendant des colloques face à des médecins psychiatres assez remontés contre nos contrôles et qui disaient qu’on n’y comprenait rien et nous vantaient les vertus thérapeutiques de l’isolement et de la contention. Ce que je conteste totalement!

Vidéosurveillances des chambres d’isolement, © T.Chantegret pour le CGLPL

LVSL – Le 19 juin 2020, le Conseil constitutionnel a censuré une partie de l’article L-3222-5-1 du Code de la santé publique qui encadre les mesures d’isolement et de contention en psychiatrie. Ce n’est toutefois que depuis les débats sur la loi portant sur le financement de la Sécurité Sociale pour 2022 qu’un article a été rajouté de façon à renforcer le pouvoir du juge des libertés. Avez-vous interpellé le gouvernement ou les élus sur ce sujet ?

D. S. – Non. Mais on a donné nos avis pour que le champ du juge soit le plus grand possible. On rencontre énormément d’avocats impliqués, notamment les avocats de Versailles. Ils sont une quarantaine et ont formé un groupe qui intervient énormément dans les hôpitaux psychiatriques. Ce genre d’initiative est salutaire et la spécialisation des avocats me paraît essentielle car j’ai déjà eu l’occasion d’assister à des séances où tant le juge que l’avocat semblaient perdus devant les subtilités de ce type de situation.

LVSL – Perdu ? Voulez-vous dire qu’ils ne connaissaient pas la procédure ?

D. S. – Il faut comprendre que les magistrats sont noyés sous les ordonnances et les prescriptions. Ils se demandent souvent si ils sont bien légitime moralement à statuer sur des restrictions de libertés aussi particulières. Cette gêne morale bien compréhensible, complique beaucoup les procédures.

LVSL – En dehors des professionnels de santé et des associations de patients, la situation de la psychiatrie publique ne fait l’objet que d’une attention relative de la part des parlementaires. Pourtant, et vous l’avez bien décrit, c’est un secteur en crise structurelle, notamment en pédopsychiatrie. Estimez-vous qu’un débat national sur la psychiatrie serait nécessaire pour la régler ?

D. S. – Oui ! À condition que ce ne soit pas l’énième débat sur la psychiatrie se concluant par un satisfecit trompeur. Tous ces débordements de la prison et de la psychiatrie, tous ces manques, toutes ces carences, tous ces défauts, toute cette façon de ne pas prendre les problèmes à bras le corps, vont nous coûter très cher sur le temps long. Plus cher que de construire un hôpital, plus cher que de désincarcérer les gens, c’est-à-dire de juguler les entrées et de favoriser les sorties. Parce que les troubles psychiques qui ne sont pas pris à temps empirent, ce qui paraît logique ! Tout cela va nous coûter en termes de récidive, de risques psycho-sociaux. Si les pathologies ne sont pas prises à temps peut être qu’elles dureront plus longtemps, peut être que cela se traduira par des hospitalisations plus longues et donc plus coûteuses. Ce sont des calculs à la petite semaine qui sont fait à travers les logiques austéritaires actuelles.

Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas un vaste plan de recrutement des psychiatres et des soignants ni pourquoi on ne rend pas ce métier plus attractif. Et je ne comprends pas qu’on ne puisse pas dire cela sans se voir rétorquer que le Contrôle n’avait qu’à ne pas ajouter de la paperasse avec l’isolement et la contention. Il faut agir pour restaurer une institution et pas chercher à tout prix à sauvegarder un consensus aujourd’hui mortifère.

« Ne parlez pas de violences policières » : bref historique d’un déni politique

© Pierre Selim

Alors que le cadavre de Steve Caniço venait d’être retrouvé, le Premier ministre, s’abritant derrière un rapport de l’IGPN d’ores et déjà obsolète et contredit par de nombreux témoins et vidéos, déclarait le 30 juillet qu’il « ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police et la disparition » du jeune homme. Quelques jours auparavant, l’IGPN avait déjà fait parler d’elle à l’occasion de la conclusion de son enquête sur l’interpellation controversée des lycéens de Mantes-la-Jolie. Les images de ces 151 mineurs à genoux, mains sur la tête, filmés dans un terrain vague sordide par un policier hilare (« en voilà une classe qui se tient sage »), avaient choqué l’opinion. Les plus anciens y avaient reconnu, consternés, comme le lointain reflet d’images d’un autre temps. En total décalage, le gouvernement s’enferme dans un déni chaque jour plus flagrant des violences policières auxquelles il expose ses citoyens.


Passée l’émotion, on sait maintenant que certains mineurs sont restés, sinon dans cette position, du moins immobilisés pendant près de quatre heures. D’autre part, sur les 151 interpellés, 142 (soit l’écrasante majorité) n’ont fait l’objet que d’un rappel à la loi. Quiconque connaît le système judiciaire sait que le rappel à la loi est l’arme la plus facile à la disposition des procureurs et des officiers de police judiciaire – OPJ (dont on est en droit de questionner l’impartialité politique [1]), et qu’elle a été massivement utilisée pour intimider les gilets jaunes en particulier et les empêcher de retourner manifester [2]. 142 lycéens sur 151 n’ont donc pas fait l’objet de poursuites judiciaires, alors que la police avait d’abord justifié l’emploi de ces méthodes par le caractère apocalyptique de la situation à Mantes : deux de choses l’une donc, ou bien les policiers ont exagéré la gravité de la situation, ou bien ils sont incompétents, et n’ont pas interpellé les bonnes personnes [3].

Pourtant, le 27 juillet, l’enquête préliminaire sur ces interpellations de Mantes, confiée à l’IGPN par le parquet de Nanterre a été classée sans suite. En réalité, dès le 16 mai, la nouvelle directrice de l’IGPN, Brigitte Jullien, auditionnée par une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, affirmait qu’il n’y avait « pas de faute » ni de « comportements déviants » (sic) de la part des policiers dans cette affaire. Quelques temps après, le 13 juin, dans une interview donnée au Parisien, cette même Brigitte Jullien déclarait sans rire : « Je réfute totalement le terme de violences policières. Il y a eu des blessures commises à l’occasion de manifestations durant lesquelles la police a fait usage de la force. Notre travail est de chercher à savoir si cet usage était légitime et proportionné. Nous devons évaluer la proportionnalité et la légalité de la riposte. Il y a peut-être eu des situations où cela n’a pas été le cas. Mais il est encore trop tôt pour le dire. » Une prudence des plus louables.

En réalité, ce refus obstiné d’attribuer aux choses leur véritable nom (« je réfute le terme ») est l’écho exact des propos devenus célèbres du président Macron, dès le 7 mars 2019, au cours d’un de ses talk-shows fleuves requalifiés en Grand débat national, à Gréoux-les-Bains : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un État de droit. […] Je refuse ce terme. » Ou encore : « Je n’aime pas le terme de répression, parce qu’il ne correspond pas à la réalité. » En fait, tout le discours de Macron se place au niveau des noms, des étiquettes qu’on met sur les choses, dans un jeu de langage destiné à occulter, précisément, la réalité — à ne pas se prononcer dessus. Et c’est sous la forme d’un syllogisme aberrant, digne de Lewis Carroll, qu’il oppose tous ces vocables entre eux, comme s’il s’agissait de signifiants vides, sans réalité concrète (yeux ou mains arrachés, traumatismes, vies brisées [voir le reportage réalisé par Salomé Saqué : Les blessés qui dérangent]) : « La France se nomme État de droit. Les violences policières sont des mots inacceptables dans un État de droit. Donc ne parlez pas de violences policières ».

Mais ce déni présidentiel s’inscrivait lui-même dans une longue suite de dénis de réalité : ainsi, sur TV Carcassonne, le 14 janvier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner affirmait déjà : « Moi, je ne connais aucun policier, aucun gendarme qui ait attaqué des gilets jaunes […] Je n’ai jamais vu un policier ou un gendarme attaquer un manifestant ou attaquer un journaliste ». Castaner ici ne se bat plus seulement sur les termes, la qualification des faits : avec l’aplomb grossier de l’ex-joueur de poker, il va jusqu’à mettre en doute leur existence — non certes en affirmant haut et fort que les violences policières n’existent pas, mais en se contentant d’un hypocrite « je ne connais pas », « je n’ai jamais vu ». Castaner prétend ne jamais avoir vu ce qui est pourtant offert sur Internet au tout venant — des heures et des heures de vidéos de violences policières [4]. Rappelons qu’au 21 juillet, selon le décompte indépendant de David Dufresne, on était pour la répression du mouvement des gilets jaunes à 860 signalements sur Twitter, 1 décès [5], 24 éborgnés et 5 mains arrachées. Or pour qui veut bien voir, comme l’avait vigoureusement montré Frédéric Lordon dès l’affaire Benalla, c’est le visage le plus brutal, policier et autoritaire du néolibéralisme qui transparaît de plus en plus sous les traits juvéniles du président Macron.

Benalla : la face cachée, honteuse du macronisme, soudainement révélée à l’été 2018 ; les violences policières du printemps 2018, chaînon capital dans la transformation de la doctrine française du maintien de l’ordre, entre la brutalité des nouvelles méthodes d’encadrement des manifestations introduites sous Valls et Cazeneuve, et la répression débridée du mouvement des gilets jaunes sous Castaner. On se souvient des auditions au Sénat à l’été 2018, qui avait tenu en haleine une partie de la population : de l’audition pitoyable de Gérard Collomb, qui déjà à l’époque n’avait rien vu, ne connaissait personne. L’une d’entre elles, malheureusement, était passée inaperçue — celle de Marie-France Monéger-Guyomarc’h, la précédente directrice de l’IGPN. Elle y avait pourtant commis un lapsus ravageur, mettant tout à coup à nu cet édifice de mensonges, d’euphémismes et d’omissions : « Cette vidéo a été visionnée par des agents de l’Inspection Générale […] le 5 ou le 6 mai. Ils ont relevé que les violences étaient légitimes ». Et se rendant soudain compte de l’énormité qu’elle avait prononcée : « Que l’usage de la force, pardon, était légitime. Ils n’ont pas détecté de violences illégitimes. […] Il s’agissait d’une action de police faite par ce qu’ils pensaient être des policiers. » Autrement dit, ce qui choque Mme Monéger-Guyomarc’h, ce n’est pas l’interpellation réalisée par Benalla en elle-même, comme par exemple le violent coup pied (avec rangers) donné verticalement dans le ventre d’un homme mis à terre, c’est simplement le fait que Benalla n’était pas policier. Sitôt démasqué comme n’étant pas policier, sa violence n’est plus légitime. Comment mieux dire l’impunité dont ceux qui sont effectivement policiers peuvent jouir dès lors ?

Ainsi, des procureurs à la ministre de la Justice (qui garde un silence assourdissant), en passant par les deux dernières directrices de l’IGPN et le ministre de l’Intérieur et jusqu’au président Macron lui-même, c’est l’ensemble de la hiérarchie, administrative et politique, à tous ses échelons, qui couvre les policiers auteurs de bavures, et sème le doute sur l’existence même de telles violences policières. Il ne s’agit pas là de déclarations isolées, de maladresses d’expression : toutes ces citations constituent au contraire une parole politique publique formidablement cohérente, destinée à conforter les policiers violents et anti-républicains dans leur sentiment d’impunité. Et à les récompenser même, pour leur sale besogne de répression.

Car comment interpréter autrement cette remise de « médailles de la sécurité intérieure », une « promotion gilets jaunes » (c’est son nom officiel) à l’ampleur insolite (9162 noms, contre une centaine habituellement, le 1er janvier et le 14 juillet), décidée par Castaner le 16 juin dernier ? Depuis 2012, ces médailles récompensent les « services particulièrement honorables, notamment un engagement exceptionnel […] et les actions revêtant un éclat particulier ». Parmi les heureux nominés, Mediapart avait révélé que se trouvaient deux commissaires mis en cause dans l’affaire Genevière Legay à Nice (23 mars), Rabah Souchi et sa compagne Hélène Pedoya (à qui le procureur de Nice avait d’abord jugé bon de confier l’enquête préliminaire sur les agissements de son conjoint…). Mais aussi Bruno Félix, le capitaine qui a commandé les tirs de grenade qui ont très certainement provoqué la mort de Zineb Redouane dans son appartement de Marseille le 1er décembre ; le commandant divisionnaire Dominique Caffin, CRS qui a personnellement pris part au tabassage de plusieurs manifestants dans un Burger King à Paris, toujours le 1er décembre et last but not least, Grégoire Chassaing, le commissaire qui, quelques jours après la prise de l’arrêté de nomination, donnerait l’ordre d’utiliser les gaz lacrymogènes lors de la charge destinée à disperser un rassemblement festif à Nantes, dans le cadre de la fête de la musique, la nuit de la mort par noyade de Steve Maia Caniço.

Que penser d’un régime à ce point complaisant avec la violence de sa police ? À ce point hypocrite, et occupé à systématiquement retirer aux choses leur véritable nom ? Lordon, qui a bien parlé de cette « défiguration par / de la langue » propre au pouvoir macroniste, avait déjà compris que l’affaire Benalla n’était pas une aberration circonstancielle, le pétage de plombs d’un collaborateur incontrôlable, mais une première étape dans la révélation progressive de la nature profonde du macronisme : « Nous attendons de voir s’il se trouve quelque média pour enfin montrer toutes ces choses, entendons : pour les montrer vraiment, c’est-à-dire autrement que comme une série d’articles factuels mais sans suite ni cohérence, par-là voués à l’oubli et l’absence d’aucun effet politique, quelque média pour connecter ce qui doit l’être, non pas donc en en restant au confortable FN, mais en dessinant enfin l’arc qui est maintenant sous nos yeux, l’arc qui emmène de Marine Épouvantail Le Pen à Valls, Collomb, Macron, qui fait le rapport entre la violence pluri-décennale dans les banlieues et celle plus récente dans la rue, ou contre les syndicalistes trop remuants, et ceci quitte, s’il le faut (on sent qu’il le faudra…), à demander aux journalistes-remparts-de-la-démocratie d’aller puiser dans leurs souvenirs d’enfance : « Relie les points dans l’ordre des numéros et tu verras apparaître une figure ». Avertissons d’emblée ces âmes sensibles : ici on va voir apparaître une sale gueule. »

 

[1] Exemples les plus récents de procureurs voyous : Jean-Michel Prêtre à Nice, qui a minimiser la blessure de Geneviève Legay pour ne pas « embarrasser » le Président (mais que le Ministère de la Justice ne souhaite pas sanctionner) (https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/24/affaire-legay-pour-sa-defense-le-procureur-de-nice-ne-voulait-pas-embarrasser-macron_5492695_3224.html?fbclid=IwAR0S-F-yL-6FyciF1g6dpy7Df6me8Bb2L7RwXjP1A6KHUrGVS1gW2pqjPGw), et Bernard Marchal à Toulon, tellement servile et appliqué à défendre le commandant de police Didier Andrieux (le fameux « policier boxeur », filmé en train de porter plusieurs coups de poing à diverses personnes le 5 janvier, tout en les invitant, sûr de lui, à « porter plainte ») qu’il se retrouve aujourd’hui contredit par… l’IGPN ! (https://www.liberation.fr/france/2019/07/26/affaire-didier-andrieux-a-toulon-la-police-des-polices-contredit-le-procureur_1742250).
[2] Dans son édition du 30 janvier 2010, le Canard enchaîné nous apprenait ainsi qu’une note interne du procureur de la République de Paris, Rémy Heitz, adressée par courriel à tous les magistrats du parquet de Paris, recommandait de ne «lever les gardes à vue» des interpellés que «le samedi soir ou le dimanche matin afin d’éviter que les intéressés grossissent à nouveau les rangs des fauteurs de trouble», ou encore l’inscription de ces gardés à vue au fichier TAJ (pour «traitement d’antécédents judiciaires») commun à la police et à la gendarmerie, même «lorsque les faits ne sont pas constitués» ou que la procédure est classée sans suite. Ce Rémy Heitz, on s’en souvient, doit sa nomination à Emmanuel Macron lui-même, qui l’avait imposé contre les candidats de la Ministre de la Justice (https://www.lejdd.fr/Societe/Justice/parquet-de-paris-pourquoi-la-nomination-de-remy-heitz-fait-polemique-3771254) ; c’est le même qui, le 4 février 2019, tenterait de perquisitionner les locaux de Mediapart dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par ses soins pour atteinte à la vie privée de Benalla, après la révélation par le quotidien en ligne d’enregistrements accablant Crase et Benalla. (https://www.mediapart.fr/journal/france/040219/le-parquet-de-paris-tente-de-perquisitionner-mediapart)
http://lesaf.org/permanence-gilets-jaunes-lettre-ouverte-du-saf-au-procureur-de-la-republique-du-tgi-de-paris/
[3] On lira un fidèle résumé des arguments des policiers de Mantes dans ce papier du Point, qui se contente pour l’essentiel de recopier le PV que ceux-ci lui ont vraisemblablement transmis d’eux-mêmes : https://www.lepoint.fr/societe/mantes-la-jolie-que-s-est-il-vraiment-passe-le-6-decembre-21-12-2018-2281214_23.php
On notera au passage cette délicieuse réminiscence de scène tribale, sobrement consignée par l’auteur anonyme du rapport, et qui semble avoir marqué le plumitif du Point  : « Un groupe de jeunes dansait autour du véhicule [en flammes], note la police ».
[4] On trouvera le résumé des brutalités les plus plus médiatisées à l’encontre des Gilets Jaunes sur cette vidéo — entre tant d’autres :
https://twitter.com/Action_Insoumis/status/1107345976728186880
[5] Il s’agit de Zineb Redouane à Marseille : https://www.liberation.fr/debats/2019/07/07/aphatie-et-la-mort-de-zineb-redouane_1738580