Quand les géants pétroliers appuyaient le Club de Rome

L'ère de la pénurie -- Le Vent Se Lève
© Joseph Edouard pour LVSL

La thématique de la finitude des ressources et des « limites à la croissance » n’est pas neuve. Aux États-Unis, le spectre d’un épuisement imminent du pétrole – démenti par les faits – est apparu à plusieurs reprises au cours du siècle passé. Ses implications politiques sont ambivalentes : s’il a permis de dénoncer la folie d’un système ultra-productiviste, il a aussi servi de justification aux pratiques de certaines fractions des élites économiques. Ainsi en va-t-il du secteur pétrolier dans les années 1970, qui se livrait à des opérations de cartel pour faire monter les prix ; et qui a mis en avant les prédictions de géologues du Club de Rome sur l’épuisement prochain de l’or noir, afin de fournir une cause alternative au renchérissement du pétrole. Ainsi en va-t-il des producteurs d’armes, trop heureux que la finitude des ressources justifie des conflits pour leur appropriation. Par Vincent Ortiz, auteur de L’ère de la pénurie – capitalisme de rente, sabotage et limites planétaires (Cerf, 2024). Ces lignes ont été extraites de cet ouvrage et éditées.

« En l’an 2000, l’Angleterre n’existera plus » : florilège de prédictions manquées

Le « rapport Meadows » du Club de Rome Halte à la croissance ?, qui souhaite attirer l’attention sur la finitude des ressources, émerge dans le sillage de nombreuses prédictions malthusiennes. Sa parution fait écho à celle The Population Bomb de Paul R. Ehrlich, autre best-seller fortement médiatisé. Ce biologiste est un compagnon de route des époux Meadows, qui le citent à plusieurs reprises.

Publié en 1968, son ouvrage s’ouvre sur les mots suivants : « La bataille pour nourrir l’humanité toute entière est perdue. Dans les années 1970, des centaines de millions de personnes mourront de faim malgré tous les programmes de secours qui ont été initiés. Il est à présent trop tard : rien ne peut empêcher un accroissement substantiel du taux de mortalité global » – qui, comme on le sait, allait précisément diminuer1 ! Il dresse un portrait pessimiste de l’avenir de la planète, confrontée à une population grouillante et une insécurité alimentaire exponentielle.

Avec gravité, Ehrlich alerte sur la submersion démographique qui s’abattra sur les nations développées si rien n’est fait, et développe une série de prescriptions pour la prévenir, comme la dissémination d’un agent stérilisant dans les produits alimentaires exportés dans l’hémisphère sud. Pour fantaisistes qu’ils soient, ses écrits accompagnent l’intérêt que portent les pays émergents pour les politiques anti-natalistes. Des plus incitatives – politique de l’enfant unique en Chine – aux plus coercitives – stérilisation de huit millions de femmes en Inde.

Même si nous diminuons notre consommation, nous connaîtrons une pénurie de sources d’énergie traditionnelles au début des années 1990.

Guido Brunner, Commissaire européen à l’Énergie, 1978

Face à cet accroissement démographique, les ressources, limitées, viendraient prochainement à manquer. C’était l’opinion du commissaire européen à l’Énergie Guido Brunner, autre soutien du « rapport Meadows » : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous faisons face à la finitude des matières premières […] Il était grand temps de ralentir l’extraction du pétrole. Mais une réalité demeure : même si nous diminuons notre consommation, nous connaîtrons une pénurie de sources d’énergie traditionnelles au début des années 1990. » De graves problèmes d’approvisionnement énergétique allaient bientôt frapper les pays occidentaux, estimait-il dans un discours en 19782. Et de rappeler combien les décennies précédentes avaient été dispendieuses : « En vingt ans, notre consommation d’énergie a doublé. Notre consommation de pétrole a quadruplé. Cela ne pouvait pas continuer ainsi. »

Les mécanismes salutaires du marché n’ont certes pas tardé à intervenir : « Le prix du pétrole brut a été multiplié par six » depuis quelques années. Ce brutal accroissement des cours n’est hélas pas suffisant par rapport à l’ampleur de la crise : « Cette correction est traumatisante, mais elle est en réalité survenue trop tard. Les prix du pétrole sont demeurés trop bas pendant trop longtemps. » Guido Brunner n’était pas isolé lorsqu’il tenait de tels propos. De nombreux Nostradamus prophétisaient une ère de privations liée à l’épuisement du liquide noir.

L’époque s’y prêtait. Les années 1970 sont celles où l’on expérimente des pénuries d’essence dans les stations services ; où, aux États-Unis, on dévalise les magasins pour faire des stocks de papier hygiénique. La période de vaches grasses est terminée, austères sont les temps qui viennent : l’idée fait son chemin. C’est la décennie de Mad Max et d’une série de navets oubliés, qui mettent en scène la lutte à mort de quelques survivants dans un monde post-apocalyptique, sur une planète aride et désolée.

À l’origine de cette nouvelle ère, le choc pétrolier de 1973 : cette année-là, les majors pétrolières américaines, alliées aux pays de l’OPEP, se sont entendues pour décupler le prix de l’essence. Les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord – en réaction au soutien américain à Israël durant la guerre du Kippour – proclamaient avec fracas un « embargo » contre l’Occident. Mais en Occident, les multinationales réduisaient elles-même leur production, plus discrètement, pour accompagner cette hausse des cours. Les réactions en chaîne se multiplient, l’inflation s’affole, l’économie s’affaisse.

« Il est clair que cet épisode de croissance industrielle exponentielle ne peut que constituer une époque transitoire. Elle n’aura compté que pour trois siècles dans la totalité de l’histoire humaine », écrit M. King Hubbert à la même époque. Ce personnage hybride, géologue issu de l’industrie pétrolière, est proche du Club de Rome. Ses prédictions alarmistes faisaient écho aux préoccupations environnementales relatives à la finitude des ressources, que le choc pétrolier semblait révéler.

Derrière l’horizon des limites planétaires, la réalité du cartel pétrolier

Quelques décennies plus tard, il est possible de prendre du recul sur la séquence qui s’est ouverte en 1973. Si une récession brutale a bel et bien frappé les économies occidentales, de nombreuses prophéties ont été démenties. Il n’y a pas eu d’épuisement absolu du pétrole. Nulle raréfaction réelle n’a été à l’origine de cette hausse considérable des prix qui a mis un coup d’arrêt à la prospérité occidentale. Comment, dès lors, comprendre cette floraison de prédictions apocalyptiques qui ont marqué la décennie 1970 ?

L’ouvrage du Club de Rome Halte à la croissance ? (The Limits to Growth) était publié en octobre 1972. En octobre 1973, les pétroliers – États et entreprises – imposaient au monde une première crise énergétique. Le Club de Rome alertait sur la pénurie des ressources à venir. Les pétroliers l’imposaient. Le Club de Rome prônait la décélération des économies occidentales. Les pétroliers l’imposaient. Le Club de Rome s’enquérait de la consommation tous azimuts des Occidentaux. Les entreprises pétrolières allaient se charger de modérer leurs appétits.

Cette coïncidence entre émergence des préoccupations environnementales et récession économique était trop belle pour n’être pas exploitée par ceux qui la généraient. Aussi comprend-on le paradoxe apparent souligné par l’historien Timothy Mitchell : « de manière contre-intuitive, les compagnies pétrolières elles-mêmes ont aidé à faire émerger “l’environnement” comme objet politique, concurrent de l’économie3 ».

Si l’inflation et le chômage atteignaient de nouveaux sommets, ces hausses étaient risibles par rapport à l’explosion des profits pétroliers. En 1972, un baril de pétrole était vendu à 3$. En 1974, il atteignait 12$. En 1979, il devait monter à près de 40$. La thématique des « limites à la croissance » tombait à pic. Les géants de l’or noir avaient procédé à cette hausse des prix par le biais d’une technique classique, mais inavouable : le cartel – soit un accord tacite pour limiter la production afin de conduire à une hausse des prix.

Dennis Meadows, l’un des principaux rédacteurs du « rapport » éponyme, voyait dans le choc pétrolier une corroboration de ses prédictions

Leurs gains insolents ne passaient pas inaperçus. Les multinationales proclamaient leur impuissance par rapport à un « embargo » supposément imposé par les pays de l’OPEP. Mais elles ne parvenaient pas à emporter la conviction. Leur responsabilité assez évidente dans le ralentissement de l’économie en faisait une cible privilégiée. L’avocat Paul Bloom, proche du président Jimmy Carter, résumait l’esprit du temps lorsqu’il déclarait : « le peuple américain, dans son ensemble, préfère encore la peste noire aux majors pétrolières4 ». On comprend donc que le rapprochement tactique effectué par l’industrie pétrolière vis-à-vis du Club de Rome.

L’intérêt pour la finitude des ressources allait permettre de fournir une cause alternative à ce renchérissement du pétrole : l’épuisement physique des réserves d’or noir. Les prix du pétrole montaient en flèche ? C’était le reflet de sa raréfaction ! Ainsi, l’intérêt du secteur pétrolier convergeait temporairement avec celui du Club de Rome. Les prédictions inquiétantes du second légitimaient et voilaient la stratégie économique du premier, tandis que celle-ci, provoquant inflation, récession et pénuries, semblait accoucher du monde décrit dans Halte à la croissance ?

Dennis Meadows, l’un des principaux rédacteurs du « rapport » éponyme, voyait dans les derniers événements une corroboration de ses prédictions : « Si j’avais dit, lors de la parution du livre, que l’on assisterait bientôt à une crise énergétique, à des famines de masse, à l’apparition d’un marché noir du bœuf […] à l’érosion des standards environnementaux, la plupart des gens ne m’auraient pas cru5. » Désormais, il était écouté.

Quand l’industrie du pétrole alerte sur la finitude des ressources

L’industrie du pétrole, quant à elle, effectue un pas vers le Club de Rome. Elle favorise l’ascension du géologue M. King Hubbert, qui cherche à alerter l’opinion quant à la finitude des ressources pétrolières. Une féroce controverse l’oppose à Vincent McKelvey, directeur de l’Institut géologique des États-Unis, l’organisme gouvernemental de référence sur les enjeux pétroliers. Malgré le contexte de crise énergétique, McKelvey maintient des estimations optimistes, qui étaient celles de l’industrie pétrolière quelques années plus tôt : entre 500 et 600 milliards de barils, contre 290 milliards pour Hubbert.

Les décennies suivantes devaient confirmer les prédictions pessimistes de Hubbert concernant les réserves de pétrole conventionnel. En revanche, il avait largement mésestimé les réserves non-conventionnelles – pétrole de schiste, sables bitumineux, etc. -, que d’onéreuses et polluantes révolutions technologiques allaient permettre d’extraire.

McKelvey est publiquement critiqué par John Moody, vice-président pour l’exploration et la production de Mobil Oil, la troisième major pétrolière américaine. Il lui adresse une lettre ouverte, conférant pour la première fois une ampleur nationale à cette controverse6. Si tant de pétrole reste à découvrir, « où diable est-il ? », demande-t-il. En juin 1974, le National Petroleum Council, qui représente les grands intérêts du pays en la matière, s’aligne sur les pronostics de Hubbert à l’occasion d’une réunion de l’Académie nationale des sciences7. En 1977, McKelvey est limogé. Hubbert a eu gain de cause.

En accord avec leurs intérêts bien compris, les majors rejoignent, d’une manière ou d’une autre, ses estimations8. Avant Mobil, le géologue en chef de British Petroleum avait déjà déclaré : « dans moins de trente ans, les réserves probablement découvertes ne seront plus à même de satisfaire une demande croissante »9. Son directeur des explorations ajoutait que le monde atteindrait son pic de production pétrolier au début des années 198010. Plus tard, un rapport officiel de Chevron note qu’au « commencement du siècle suivant, on peut raisonnablement anticiper un sommet dans la production du pétrole conventionnel, avant un lent déclin ». Le son de cloche d’Exxon n’était guère différent11.

Cette hantise d’un épuisement géologique du pétrole avait un autre versant : puisque la fin des réserves occidentales approchaient, sécuriser les zones pétrolifères du Moyen-Orient devenait un impératif de premier ordre.

Le plafond de production était souvent placé en aval de celui de Hubbert, et les majors ajoutaient qu’il pouvait être dépassé par des techniques non-conventionnelles. Mais l’essentiel lui était à présent accordé : les ressources conventionnelles étaient limitées ; un sommet serait atteint. Un âge de production sans douleur et de consommation sans frein s’achevait.

Que cet imaginaire de pénurie ait été commun au Club de Rome et au secteur pétrolier n’est paradoxal que si l’on perd de vue la détestation dont il faisait l’objet, et la nécessité pour lui de détourner l’attention de ses manœuvres de cartel. La pénurie de pétrole était une fiction, écrit l’économiste Morris Adelman, « mais la croyance en une fiction est un fait. Elle a conduit la population à accepter la hausse des prix comme si elle avait été imposée par la nature, alors qu’elle découlait d’une simple collusion12. » La pénurie du pétrole étant naturalisée, on pouvait alors expliquer la hausse du cours du pétrole par sa raréfaction. Les stratégies de cartel avaient un bel avenir.

Le retour sur les sentiers de la guerre

Cette hantise d’un épuisement géologique du pétrole avait un autre versant. Puisque la fin des réserves occidentales approchaient, sécuriser les zones pétrolifères du Moyen-Orient devenait un impératif stratégique de premier ordre. Du moins, c’est ce que clamait haut et fort l’administration Carter : les pays de l’OPEP détenaient une « arme décisive », et il fallait les empêcher de l’utiliser.

D’autant qu’ils semblaient dangereusement perméables à l’influence soviétique ; et que l’Union soviétique elle-même, ajoutait Zbigniew Brzeziński, conseiller à la sécurité nationale du président Carter, était menacée par une pénurie similaire d’or noir. C’est ce qui ressortait d’un rapport officiel (« PRM-10 Net Assessment ») publié par Samuel Huntington, professeur à l’Université de Harvard : les réserves soviétiques encouraient une déplétion intense, et le Kremlin portait son dévolu vers le Moyen-Orient.

Peu importait alors que de multiples faits contredisent cette vision des choses. Que des géologues soviétiques établissent la permanence de confortables réserves à disposition de l’URSS. Que Moscou entame la construction de nouveaux pipelines. Que des rapports internes à la CIA – censurés – mettent en cause les analyses de Huntington et Brzeziński, concernant les réserves soviétiques aussi bien que l’impossibilité, pour le Moyen-Orient, de mener à bien un « embargo » énergétique intégral contre l’Occident13. Du reste, la centralité des pays de l’OPEP dans la fourniture de pétrole tendait à diminuer dans les années 1970.

C’est ainsi que la « doctrine Carter » allait voir le jour, produit de la hantise du pic pétrolier et de la crainte d’un tournant anti-occidental du Moyen-Orient – dont l’unité politique autant que le caractère incontournable dans la fourniture d’énergie étaient manifestement exagérés. La où les présidences de Nixon et de Ford (1969-1977) étaient marquées par un désengagement militaire de cette zone, celle de Carter (1977-1981) allait signer le retour de l’interventionnisme, au nom des « intérêts stratégiques » du pays en matière énergétique. Avant Ronald Reagan, c’est Carter qui engage les États-Unis sur la voie du soutien militaire aux moudjahidines d’Afghanistan et de l’escalade avec la jeune République islamique d’Iran.

Les pétroliers n’étaient pas les seuls gagnants de cette séquence. La nébuleuse militaro-industrielle, en position inconfortable depuis la fin de la Guerre du Vietnam, allait bénéficier d’un nouvel afflux de commandes publiques. Au nom de la précarité énergétique des États-Unis, que les prix élevés du pétrole semblaient établir, on allait ressusciter une économie de guerre14. Abandonnant ses promesses de baisse d’impôts et de lutte contre le déficit, Reagan allait procéder à la hausse des premiers et mener le second vers de nouvelles abysses pour réarmer les États-Unis – et participer à de sanglantes guerres par procuration contre l’Iran et l’Union soviétique au Moyen-Orient. Sans qu’un épisode établisse jamais que l’approvisionnement énergétique de l’Occident ait été menacé par la donne géopolitique des années 1980. Et alors même que l’embrasement du Moyen-Orient, encouragé par les États-Unis, était sans doute une cause bien plus prégnante de la hausse des prix du pétrole15.

La vieille alliance entre le pétrole et l’armement était ressuscitée. Ces deux secteurs bénéficiaient à divers degrés des discours alarmistes sur le pic pétrolier. L’idée d’une pénurie naturelle détournait l’attention de la rareté artificiellement créée par les géants de l’or noir. Et pour les vendeurs d’armes, la sensation d’un épuisement des ressources justifiait les discours bellicistes visant à contrôler les régions qui demeuraient encore pétrolifères.

Cette coalition était amenée à durer, tout comme le discours sur la « sécurité énergétique » qu’elle promouvait – étrange hybridation d’un réalisme géopolitique paranoïaque et d’un malthusianisme à coloration prétendument écologiste. Cette hantise du pic pétrolier allait être ressuscitée au sein de l’administration Bush, qui promettait à demi-mots de l’énergie moins chère comme contrepartie de l’invasion de l’Irak16. Aujourd’hui encore, les discours bellicistes contre les pays pétroliers ne sont-il pas souvent accompagnés d’une conception implicitement malthusienne de la finitude des ressources ?

Notes :

1 Paul Ehrlich, The Population Bomb, New York, Ballantine Books, 1968, p. xi. Il a reconnu s’être trompé, mais son nom figure encore aux côtés des époux Meadows deux décennies plus tard dans un recueil d’articles coordonné par l’économiste du Club de Rome Herman Daly (Valuing the Earth. Economics, Ecology, Ethics, Massachussets, MIT Press, 1991).

2 Guido Brunner, « Discours de M. Guido Brunner devant le Centre européen de l’entreprise publique, Madrid, 1er juin 1978 », Archive of European integration, juin 1978.

3 Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Political Power in the Age of Oil, Londres, Éd. Verso, 2011, p. 189.

4 Cité dans Rich Jaroslovsky, « Reagan and Big Oil », The New Republic, 2 mai 1981.

5 Ibid.

6 Gary Bowden, « The Social Construction of Oil Validity Estimates », Social Studies of Science 15, 2, 1985.

7 Mason Inman, The Oracle of Oil, Londres, Éd. Norton and Company, p. 257.

8 Gary Bowden, op. cit. Il met en évidence la systématicité du tournant des majors à partir de l’année 1973 quant aux estimations de réserves pétrolières restantes.

9 T. Mitchell, Carbon Democracy, p. 261.

10 Louis Turner, Oil Companies in the International System, Londres, Éd. Allen & Unwin, 1983, p. 172.

11 M. Inman, The Oracle of Oil, p. 297. La citation précédente est extraite de la même source.

12 Morris Adelman, « Is the Oil Shortage Real? Oil Companies as OPEC Tax-Collectors », Foreign Policy, Hiver 1972–73. Cet économiste a été critiqué, à raison, pour sa négation de l’idée même de limites des ressources pétrolières. Il apporte cependant des éléments empiriques utiles pour étudier le choc de 1973. Pour nuancer sa perspective, lire Akram Belkaïd, « 1973 : un choc pour prolonger l’ère du pétrole », Le Monde diplomatique, juin 2022.

13 Roger J. Stern, « Oil Scarcity Ideology in US Foreign Policy, 1908–97 », Security Studies 25, 2, 2016

14 Le budget de la Défense américaine avoisine l’équivalent de 8 % du PIB (et 25 % du budget total) au pic de l’ère Reagan.

15 Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, « Putting the State in its Place : US Foreign Policy and Differential Accumulation in Middle-East “Energy Conflicts” », Review of International Political Economy 3, 4, décembre 1996.

16 John Bellamy Foster, « Peak Oil and Energy Imperialism », Monthly Review, juillet 2008.

« L’ère de la pénurie » par Vincent Ortiz

L'ère de la pénurie - Vincent Ortiz
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Les injonctions gouvernementales à la « sobriété » ont-elles pour fonction de justifier l’austérité ? Derrière le spectre des limites planétaires, ne trouve-t-on pas la réalité des limites économiques et sociales imposées par le système dominant ? Dans son livre L’ère de la pénurie, Vincent Ortiz, rédacteur en chef adjoint au Vent Se Lève, s’intéresse à ces convergences contre nature entre un capitalisme de monopoles et une « écologie » d’inspiration malthusienne. Il répondait aux questions de Théophile Kouamouo au micro du Média (https://lemediatv.fr).

Le problème avec la « décroissance »

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La décroissance a le vent en poupe. Il y a quelques mois, le Parlement européen accueillait un colloque intitulé Beyond growth. De nombreux « décroissants » y sont intervenus, et l’écologiste de centre-gauche Bill McKibben en a effectué un compte-rendu bienveillant dans le New Yorker. Si les principales critiques du concept de « décroissance » viennent du camp libéral, une partie de la gauche le rejette également. En posant comme objectif la réduction agrégée des flux d’énergie et de matière, les « décroissants » ignorent en effet les différences qualitatives considérables qui existent entre les différentes formes de matière et d’énergie ; ce faisant, ils font implicitement (et involontairement) l’apologie d’une forme d’austérité « verte ». C’est du moins le point de vue que défend ici Matt Huber, auteur de Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (Verso, 2022) [1].

La décroissance fait également son chemin dans la gauche radicale. Il y a deux ans, l’antenne new-yorkaise de la Fondation Rosa Luxembourg publiait un article intitulé « décroissance et organisation révolutionnaire ». L’organe de presse du mouvement Democrat Socialists of America [une organisation de gauche radicale d’une centaine de milliers de membres aux États-Unis NDLR], Socialist Forum, accueillait favorablement la publication de The Future Is Degrotwh, ouvrage majeur de Matthias Schmelzer, Aaron Vansintjan et Andrea Vetter. Au Japon, l’écologiste marxiste Kohei Saito a dépassé le demi-million d’exemplaires vendus avec Slow Down : The Degrowth Manifesto.

À présent, c’est au tour de l’une des plus anciennes publications anglophones de gauche radicale, la Monthly Review – dans son premier numéro, Albert Einstein y avait publié « Pourquoi le socialisme ? » –de franchir le pas. Son dernier numéro, intitulé « décroissance planifiée : vers l’écosocialisme et le développement soutenable », fait la part belle aux « décroissants » les plus éminents, comme Jason Hickel et Matthias Schmelzer.

Le but d’un horizon progressiste ne doit certes pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais bien dans l’institution des conditions d’une liberté maximale. L’inverse est cependant tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

Il est introduit par John Bellamy Foster, l’une des figures de proue de l’écologie marxiste. Son long et stimulant article souffre, en dernière instance, des limites propres au mouvement « décroissant », en ce qu’il tend à réduire l’horizon progressiste à un programme de réduction agrégée.

L’écosocialisme, les besoins humains et la planification

On peut lui accorder de nombreux points : il faut transiter vers une économie où la soutenabilité écologique et la satisfaction des besoins humains deviennent des priorités. Où la « valeur d’usage » l’emporte sur le profit et la valeur d’échange. De fait, les « décroissants » n’ont pas tort de rejeter la focalisation sur le PIB, au motif que cet indicateur est prisonnier de la valeur d’échange, et aveugle à sa contribution au bien-être et à la biodiversité.

On rejoindra par ailleurs Bellamy Foster sur la nécessité d’abandonner le chaos marchand propre au capitalisme pour embrasser la planification. Une partie des problèmes écologiques sont causés par un manque d’investissements en infrastructures fixes – logement, transport, électricité -, que le marché est inapte à pourvoir.

On ne rejoindra pas Bellamy Foster sur un autre point : celui du développement des forces productives. Dans une perspective marxiste traditionnelle, ce sont la propriété privée et la prévalence du profit qui obèrent le développement des forces productives – que seule une transition vers le socialisme peut accomplir pleinement. Bellamy Foster estime qu’une telle analyse était correcte au XIXème siècle, mais qu’il faut réévaluer notre position à la lueur de la crise écologique contemporaine :

« [Marx et Engels] écrivaient dans un contexte d’industrialisation précoce, étranger au « monde plein » (full-world economy) que nous connaissons aujourd’hui. Dans cette période de développement industriel, qui s’étend du début du XIXème siècle à l’année 1970, le potentiel productif industriel mondial a crû, en taille, de 1.730 fois – ce qui, du point de vue du XIXème siècle, aurait correspondu à un “développement pratiquement illimité”. Aujourd’hui, pourtant, il soulève la question du dépassement écologique. »

Foster rappelle ensuite que selon les mots d’Engels, « le but du socialisme n’était pas l’expansion de la production elle-même mais plutôt le “libre développement” de l’être humain ». Il faut lui donner raison : le but d’un horizon progressiste ne doit pas nécessairement consister dans l’accroissement de la production, mais l’institution des conditions d’une liberté maximale. Mais l’inverse est tout aussi vrai : pourquoi faire décroître la production agrégée constituerait-il un but en tant que tel ?

La quasi-totalité des analyses « décroissantes » en appellent à la réduction « agrégée » de « l’utilisation de l’énergie » et des « flux matériels ». On trouve un tel mot d’ordre dans The Future Is Degrowth : « la décroissance peut être définie comme une transition démocratique vers une société (…) fondée sur des flux de matière et d’énergie bien plus restreints ».

Dans le passage de l’Anti-Dühring cité ci-dessus, Engels appelle en réalité à la prise de contrôle sociale intégrale – la planification – sur notre relation à la nature, en opposition au capitalisme, qui demeure la proie de marchés anarchiques. Une telle perspective requiert une certaine flexibilité sur ce qui doit croître ou décroître, et non la fixation d’un cap rigide de réduction agrégée.

Les forces productives sont-elles « pleinement développées » ?

Plus concrètement, la crise climatique tend à montrer l’actualité de la thèse marxiste du « frein » imposé par le capitalisme aux forces productives. Sauver le climat requerra en effet leur développement massif – et un investissement intensif en capital.

Une modélisation de l’Université de Princeton suggère que réduire à zéro les émissions d’ici 2050 requerra, entre autres, entre 80 et 120 millions de pompes à chaleur, une multiplication par cinq des capacités de transmission électrique ou encore 250 grands réacteurs nucléaires (ou 3,800 petits). Ainsi, comprend-on pourquoi la gauche radicale, dans sa grande majorité, est en faveur d’investissements publics massifs et planifiés. Dans cette perspective, l’émergence de nouvelles relations sociales dans la production permettra le développement des forces productives nécessaire pour faire face à cette crise historique.

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de promouvoir une « austérité verte ». Pourtant, l’engagement budgétaire qu’ils défendent à respecter certaines contraintes constitue une forme d’austérité, au sens originel de cette notion.

Par-delà les enjeux écologiques, au coeur du projet socialiste historique, on trouve la volonté d’abolir la classe elle-même – et d’en finir avec la pauvreté de masse qui frappe l’homme de par le monde (les « pays riches » comme les États-Unis, aujourd’hui, ne font pas exception). Que l’on imagine ce qu’il coûterait de conférer à l’ensemble de la planète des logements abordables, un système fonctionnel de transports publics, une électricité de qualité et des service d’eau potable. Et que l’on mette en perspective cet objectif avec celui de contracter l’usage de ressources matérielles. La tâche, à tout le moins, semble ardue.

Ainsi, la gauche aurait pour simple mission historique de s’emparer des moyens de production pour prohiber le développement futur des forces productives ? Le socialisme n’est pas la stagnation. Que fait-on de la fusion nucléaire ? De la lutte contre le cancer ? L’espèce humaine n’aurait-elle donc rien de plus à accomplir, une fois les limites du capitalisme abolies ?

Limites planétaires ?

Bien sûr, les « décroissants » en appellent aux « limites planétaires » – dont les enjeux excèdent ceux du changement climatique, et intègrent ceux de la diversité des écosystèmes ou de la préservation des réserves d’eau. Bellamy Foster écrit : « la science a établi, sans l’ombre d’un doute, que dans l’économie de notre « monde plein » (full-world economy), il faut agir dans le cadre d’un budget d’ensemble du système-Terre, qui tienne compte des flux physiques à disposition ». Cette proclamation sans appel est étrangement suivie d’une citation d’un article vieux de deux décennies, dont l’auteur n’est autre que Herman Daly, partisan d’un contrôle démographique et migratoire [il s’agit d’un proche compagnon de route des fondateurs du Club de Rome et des auteurs du « rapport Meadows » Halte à la croissance ? S’il prétend que son analyse est d’inspiration marxiste, il réactualise également des thèses malthusiennes NDLR].

Mais sitôt le concept de « frontières planétaires » proposé, il fut intensément débattu et critiqué par des scientifiques de plusieurs bords. Et quand bien même on accepterait que les débats scientifiques sur cette notion soient clos, il n’est aucunement certain que la décroissance ou les réductions agrégées offrent une issue adéquate. Une fois encore : la solution au changement climatique pourra difficilement faire l’économie d’une expansion massive de la production et des investissements en infrastructure.

Que l’on se souvienne que les dangers qui pesaient sur l’une de ces « frontières », l’appauvrissement de la couche d’ozone, ont été combattus à l’aide d’un simple changement technologique initié en 1987 par le protocole de Montréal. Ne peut-on pas poser comme principe que chaque « frontière » est d’une grande complexité, et que leur respect réside une transformation qualitative de secteurs productifs spécifiques, plutôt que dans des engagements abstraits ou généralisant à « décroître » ?

Austérité verte

Les « décroissants » rejettent avec force les accusations de porter une « austérité verte ». Comme Bellamy Foster, ils en appellent à la démarchandisation des principaux besoins humains. En cela, ils rejoignent la perspective de la gauche radicale, dont l’agenda devrait être la lutte contre l’insécurité provoquée par la dépendance au marché.

Et pourtant, l’article de Bellamy Foster démontre que la « décroissance » telle qu’il l’entend constitue une forme d’austérité, dans le sens originel du terme : un engagement budgétaire à respecter certaines contraintes. Les « décroissants » ne prônent pas des coupes dans les budgets actuellement existants, mais leur discours est imprégné d’un imaginaire comptable de restrictions.

Pour Bellamy Foster, la décroissance équivaut à « une formation nette de capital équivalente à zéro », et il en appelle à quelque chose qu’il nomme « un budget pour le système-Terre ». Ainsi, il proclame que « la croissance continue qui se produirait dans certains secteurs de l’économie serait rendue possible par des réductions ailleurs ». Alors que les gouvernements cherchent à équilibrer leurs budgets en termes monétaires, les décroissants se fondent sur des concepts quantitatifs tout aussi abstraits comme les « flux matériels ».

Un tel indicateur, comme le PIB lui-même, ne serait pas d’une grande utilité pour mesurer des progrès accomplis en matière écologique. Comme l’écrit Kenta Tsuda, dans sa version la plus brute, il échoue « à rendre compte des maux écologiques différenciés en fonction des matériaux – traçant un trait d’équivalence entre du charbon réduit en cendres et des déchets alimentaires déposés dans un compost ». Un engagement quantitatif à « une formation nette de capital équivalente à zéro » induirait un cadre mental austéritaire où tout accroissement devrait être compensé.

Pointer les limites stratégiques du concept de décroissance est une chose – dans un système capitaliste caractérisé par la privation, qui voudrait soutenir un programme centré sur des restrictions supplémentaires ? Souligner ses limites conceptuelles en est une autre. Et l’un des problèmes majeurs du concept de décroissance est qu’il induit qu’un programme de gauche doit porter l’idée de profondes limitations – là où la promesse historique du socialisme est de libérer le potentiel humain de l’étroitesse du capitalisme et des impératifs marchands.

Bien sûr, il ne faut pas balayer d’un revers de la main une potentialité : les moyens de production saisis, la science pourrait nous informer qu’il est nécessaire de « décroître » collectivement – mais pourquoi en ferait-on un prérequis ?

L’article de Bellamy Foster contient d’autres affirmations étranges. Ainsi, dire que « le travail devrait se substituer à l’énergie fossile » équivaut à rien de moins que faire l’apologie d’une économie davantage intensive en travail – autrement dit, d’une économie de corvée. Au coeur du « socialisme décroissant » de Bellamy Foster, ne trouve-t-on pas une tentative comme une autre de repeindre l’idéologie environnementaliste des années 1970 dans une couleur marxiste ?

Bellamy Foster termine son article en citant l’économiste Paul Barran, qui définit le socialisme comme « la planification du surplus économique » – pour ajouter aussitôt que les impératifs écologiques devraient nous conduire à une « réduction de ce surplus économique » [Pour Paul Barran, théoricien marxiste du capitalisme de monopole, le « surplus économique » est cette partie de la production que le capitalisme bride dans l’organisation sociale actuelle pour maximiser le taux de profit, et que le socialisme pourrait libérer NDLR]. Pourtant, le concept de Barran est utile. Un monde socialiste requerrait un « surplus » : la question qui se pose est celle de son utilisation. Le capitalisme a toujours échoué à planifier un « surplus » à des fins écologiques. Le socialisme peut faire mieux.

Notes :

[1] Article traduit depuis notre partenaire Jacobin.