Plus Keir Starmer se rapproche du pouvoir, plus le Labour s’éloigne du monde du travail

Keir Starmer, leader du Labour Party au Forum Economique Mondial de Davos en 2023. © World Economic Forum

Le bilan catastrophique des Conservateurs britanniques, qui a conduit à deux changements de Premier ministre l’an dernier, promet une victoire électorale aux travaillistes l’an prochain. Mais si le parti se prétend toujours de « gauche », sa récente conférence annuelle, gangrenée par les lobbyistes en tout genre, donne le ton sur le programme que Keir Starmer entend mettre en oeuvre : le Labour se présente comme une équipe de secours compétente pour les capitalistes britanniques, tout en disant au citoyen lambda que ses besoins sont trop coûteux pour être satisfaits. Par Coll McCail, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon [1].

Il y a cinq ans, la conférence du Parti travailliste était une mer de drapeaux palestiniens. Les délégués avaient alors voté à une écrasante majorité en faveur de la suspension des ventes d’armes à Israël, en solidarité avec le peuple palestinien. Cette année, lors de la conférence du Labour à Liverpool, ces mêmes fabricants d’armes ont été accueillis à bras ouverts. Boeing, qui a accepté en début d’année de fournir vingt-cinq avions de combat à l’armée de l’air israélienne, a sponsorisé les événements organisés en marge de la conférence par le magazine de gauche New Statesman. Ils ont été rejoints par un ensemble d’entreprises du secteur des énergies fossiles, par des banques et par des lobbyistes de l’industrie déterminés à courtiser le « gouvernement en devenir ». L’époque où un activiste anti-guerre dirigeait le parti semble bien lointaine.

Les représentants d’entreprises forment désormais près d’un tiers des participants à la conférence. Les délégués syndicaux, quant à eux, ne représentent plus guère que 3 % des participants, alors même que le parti a été fondé par les syndicats et que des liens forts avaient été rebâtis sous l’ère Corbyn. Malgré ce déséquilibre, les dirigeants continuent à limiter l’influence des membres. Il y a quelques semaines, le comité exécutif national (NEC) du Parti a décidé que, l’année prochaine, seules les motions considérées comme « contemporaines » seraient autorisées au programme. Cette mesure, qui constitue un pas de plus vers une véritable mise en scène de l’événement, permettra aux dirigeants de réduire la place accordée aux points de vue qui ne correspondent pas aux leurs.

Avec un débat muselé et un pouvoir confisqué aux membres, quel est l’objectif de la conférence de cette année ? Un examen plus approfondi des sponsors qui participent aux événements organisés en marge de la conférence par le New Statesman nous apporte des éléments de réponse. Pour Ovo Energy et SSE, l’objectif est sans aucun doute de rappeler le rôle important du marché privé de l’énergie dans la lutte contre le réchauffement climatique. Le fournisseur privé de soins de santé Bupa cherche quant à lui à séduire Wes Streeting, probable futur ministre de la santé, qui s’est exprimé sur la possibilité de privatiser davantage le National Health Service (NHS), l’équivalent britannique de la Sécurité sociale. Des groupes financiers tels que TheCityUK, Santander et TSB tentent eux de mettre la main sur le fonds d’investissement vert de 28 milliards de livres promis par le Parti travailliste – une tâche qui s’annonce relativement facile.

La conférence de cette année confirme le virage à droite de Keir Starmer et représente bien plus qu’une trahison de la confiance des membres du Parti travailliste ou des principes énoncés au dos des cartes d’adhérent. C’est la question politique elle-même qui a été bannie du Parti travailliste.

La politique se résume au fond à la confrontation d’intérêts divergents. Historiquement, le Labour porte un conflit entre le grand nombre de ceux qui produisent la richesse et le petit nombre de ceux qui en profitent, c’est-à-dire la lutte des classes entre le travail et le capital. C’est ce que Starmer est déterminé à ignorer. Content de se laisser porter par les vents politiques dominants, le Parti travailliste annonce aux classes populaires qu’il ne lui appartient pas de « prendre parti » dans les conflits sociaux, dont l’ampleur est pourtant inédite depuis l’ère Thatcher. Les militants pour le climat sont priés de « se lever et de rentrer chez eux ». Alors que certains maires tentent de lutter contre la grande précarité qui touche environ 30% des enfants en leur offrant des repas gratuits à l’école et que de nombreux parents réclament cette mesure d’urgence, Starmer la rejette en arguant que « la crédibilité économique du pays doit d’abord être reconstruite ».

Starmer se déclare prêt à réparer la « Grande-Bretagne brisée », mais freine les aspirations des citoyens à un véritable changement en rétrécissant constamment les horizons du Parti. Sans jamais expliquer ce qu’elles sont, ni qui les fixe, les politiciens travaillistes évoquent des « règles fiscales » qui les contraignent à respecter les engagements budgétaires déjà pris par le gouvernement conservateur de Rishi Sunak. Leur promesse à l’électorat est de maintenir le cap, et non pas d’en changer.

L’après social-démocratie

Il s’agit également d’un changement plus large dans la manière de faire de la politique, le modèle traditionnel des partis de masse étant mis à mal. La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation. Les dirigeants actuels sont prêts à accélérer ce processus de dissociation avec la politique des classes et à éloigner encore davantage le Parti travailliste de sa base historique, la classe ouvrière. Derrière la promesse du Labour visant à une meilleure gestion se cache un vide quant à l’identité que le parti entend représenter, ce vide étant maintenant prêt à être occupé par le plus offrant. L’offre politique du Labour a été bien résumée par une question posée à un membre du gouvernement fantôme de Starmer sur la chaîne britannique Channel 4 : « donc, ce que vous offrez c’est juste plus de compétence, c’est bien ça ? ».

La politique des classes a été remplacée par un clientélisme éphémère, l’identité du Parti travailliste étant mise sur le marché comme n’importe quel bien de consommation.

Cet été, l’équipe de Starmer a réalisé son vœu de rencontrer des représentants du Parti démocrate américain. Loin d’être une simple rencontre avec des progressistes partageant les mêmes idées, cet épisode témoigne de l’adhésion des travaillistes à la cause atlantiste et donne un aperçu de la manière dont les dirigeants entendent gérer le Parti. Il est bien clair qu’ils sont déterminés à abandonner les principes fondamentaux de la social-démocratie.

Certes, ce processus est antérieur à l’élection de Starmer et s’est rapidement accéléré au cours des années du New Labour. Souvenons-nous de Tony Blair qui criait « Modernisez-vous ou mourez » tandis que la machine centralisée de son parti rompait ce qui restait du lien du Labour avec les communautés de la classe ouvrière, prenant les militants et l’électorat pour acquis. En 2004, après sept ans de gouvernement travailliste, le nombre de membres avait diminué de moitié.

Le leadership de Jeremy Corbyn, entre 2015 et 2020, a inversé cette tendance et le nombre de membres du Parti travailliste est passé à plus d’un demi-million. Toutefois, depuis ce pic, plus de 170.000 personnes ont annulé leur prélèvement automatique et le nombre d’adhérents est tombé à 385.000. Depuis son élection en 2020, Keir Starmer s’est fixé comme priorité de réduire le nombre de membres du Parti travailliste, en reprenant le flambeau laissé par Blair. Le NEC du Parti a approuvé une série de mesures visant à restreindre l’influence des membres. Leur dernière proposition vise à réduire le nombre de cadres locaux du parti, considérés comme peu utiles. En bref, le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

Le Labour de Keir Starmer ne veut que des adhérents passifs, qui frapperont aux portes pour rallier les électeurs au moment des élections, mais qui ne diront pas grand-chose sur la façon dont le parti est dirigé.

On peut déjà voir les effets de l’approche de Starmer en consultant les comptes du Parti travailliste. Lorsqu’il a été élu à la tête du parti en 2020, le financement par les syndicats représentait 80 % des dons au parti. Ce chiffre n’était plus que de 11 % au dernier trimestre, et les donateurs privés ont pris le dessus. Des pans entiers de la City estiment désormais qu’un gouvernement travailliste serait le résultat électoral le plus « favorable au marché ».

Les dirigeants ont exclu les questions politiques du Parti travailliste, comme en témoigne le dernier congrès. En cette ère « post-politique », comme l’a écrit l’essayiste Mark Fisher dans Le réalisme capitaliste, « la guerre des classes se poursuit, mais elle n’est menée que par un seul camp : les riches ».

Abattre le plafond de classe ?

Un récent épisode illustre parfaitement la mue du parti. Élu plus jeune député de Westminster à la faveur d’une élection partielle, le travailliste Keir Mather a été interrogé le soit de son élection sur le projet du Labour de maintenir le plafonnement punitif des allocations familiales mis en place par l’ancien ministre des Finances conservateur George Osborne, limitant l’aide à deux enfants par famille. « Nous allons devoir prendre des décisions extrêmement difficiles », a répété le jeune homme de vingt-cinq ans en apportant son soutien à la position de la direction du Parti travailliste.

La célèbre député travailliste Tony Benn, mentor de Jeremy Corbyn et figure de l’aile gauche du parti durant les années 1970, distinguait deux catégories d’hommes politiques : les balises qui indiquent clairement la voie à suivre et les girouettes qui oscillent au gré des vents de l’opportunisme. Mather semble avoir opté pour cette dernière catégorie dans les heures qui ont suivi son élection. Au début du mois, son homonyme et chef de parti a insisté sur le fait que, même si l’abolition du plafonnement fixé à deux enfants permettrait à 250.000 enfants de sortir de la pauvreté, sa décision manifestement « dure » de le maintenir était la bonne.

Malheureusement, Mather est loin d’être une exception. Les candidats parlementaires potentiels du parti travailliste sont prêts à suivre sans discussion la ligne de conduite des dirigeants. Une grande discipline professionnelle certes, mais un chemin sans vision politique ni curiosité intellectuelle. Alors que Starmer promet que son gouvernement « brisera le plafond de classe », la composition des candidats travaillistes indique plutôt le contraire, de nombreux candidats ayant déjà perfectionné leur savoir-faire dans les couloirs de Westminster en tant que conseillers politiques.

En effet, l’aile droite du Parti travailliste a sauté sur l’occasion offerte par les changements de délimitation des circonscriptions parlementaires pour éliminer des députés issus des classes populaires, tels que Beth Winter et Mick Whitley. Dans ces deux cas, ils ont réussi à réduire la taille du Socialist Campaign Group, les trois douzaines de députés de l’aile gauche du parti.

Néanmoins, Starmer a une conception biaisée de la notion de classe. Ce récit sur un supposé « plafond de verre » compense l’incapacité des travaillistes à promettre un changement transformateur en faveur de la collectivité. La notion d’ascension sociale avec sa classe a été supprimée. Il faut donc s’élever hors de celle-ci.

Lorsqu’on l’interrogeait sur le risque de perdre l’électorat populaire suite à des revirements du même ordre, Peter Mandelson, le communicant phare de Tony Blair, répondait qu’« ils n’ont nulle part où aller ». Cette complaisance se retrouve totalement dans le leadership actuel, dont Mandelson est d’ailleurs proche. L’autre scénario est que les électeurs traditionnels du Labour, à qui l’on ne promet pas grand-chose en échange de leurs votes, se détournent de la politique parlementaire et ne votent plus.

La dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire.

En abandonnant la politique des classes et en adoptant une position de distanciation, les dirigeants travaillistes contribuent à l’aliénation des seules forces sociales capables de renverser le paradigme politique après treize années de règne des conservateurs. Mais la dépolitisation est en réalité exactement ce que cette cabale de technocrates désire. S’ils parviennent à placer l’économie hors du contrôle des politiciens qui, dans l’imagination du public, s’en mêlent trop, alors leur mission d’abandonner complètement les questions politiques sera assurée, le conflit des classes sera exclu du débat au profit d’une neutralité.

Repolitiser le Labour

Face à une direction désireuse d’effacer l’objectif historique du Labour, le flanc gauche du parti doit impérativement défendre ce que les soutiens de Starmer veulent abandonner : la dynamique politique. Un gouvernement travailliste qui se prépare à mieux gérer le déclin des services publics n’est pas à la hauteur de la crise qui s’accélère. Mais renoncer au pouvoir de l’État est tout aussi inacceptable, surtout après les coups portés aux services publics au cours de la dernière décennie.

Dans l’état actuel des choses, Starmer entrera à Downing Street avec les voix d’un public désengagé et peu enthousiaste, convaincu qu’une rupture radicale avec l’orthodoxie économique n’est pas envisageable. En rejetant ce paradigme, les membres et les non-membres du parti doivent s’efforcer d’élever le niveau d’imagination du public et de montrer de nouvelles possibilités. L’histoire nous enseigne qu’au fur et à mesure que les crises s’intensifient, ce malaise d’impuissance se dissipe. Notre tâche consiste à créer les conditions d’une résistance de ceux que les dirigeants sont déterminés à ignorer.

Malgré tout son cynisme et son caractère anti-politique, le Parti travailliste fait preuve d’une certaine maladresse en passant que les crises peuvent être simplement gérées. Les intérêts matériels frustrés qui n’ont pas eu droit à un siège à la table de Starmer peuvent-ils simplement être renvoyés au second plan ? Ceux qui, selon Mandelson, n’ont « nulle part où aller » se réfugient pour l’instant dans des événements tels que The World Transformed, un festival politique socialiste organisé en parallèle du congrès officiel du parti, où des groupes pour la justice climatique côtoient des délégués syndicaux, et où l’on organise des séances de réflexion sur le potentiel de la politique des classes au XXIe siècle.

Pour faire pression sur un nouveau gouvernement travailliste, il est essentiel de nouer des alliances avec ceux qui opèrent en dehors du parti. Tony Benn, bien sûr, avait lui-même une bonne connaissance de la politique extraparlementaire et comprenait que la gauche est la plus forte lorsqu’elle a un pied dans le parti et l’autre dans la rue. Toutefois, comme l’a dit Benn, on aura besoin d’« un peu plus de balises et un peu moins de girouettes ».

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Keir Starmer’s Anti-Politics Is Taking the Labour Party Further From Workers ».

Industrie alimentaire : « Faites les sortir par la porte, ils reviennent par la fenêtre »

Après dix ans d’information indépendante, le média Mr Mondialisation fait paraître son premier ouvrage Vous êtes l’évolution. Au sommaire : préface de Guillaume Meurice, dossiers de fond, textes inédits, illustrations d’artistes, guide des voies d’action. Afin d’en accompagner la sortie, LVSL publie l’extrait d’une enquête consacrée à l’industrie alimentaire. Le travail de Mélissa Mialon, ingénieure en agroalimentaire et docteure en nutrition, auteure de Big Food and Cie, démontre que les grands noms de notre alimentation (Coca-Cola, Nestlé, Danone…) sont responsables d’une intoxication massive des populations. La généralisation des produits ultra-transformés a en effet entraîné une forte hausse des maladies liées à l’alimentation, tandis que les milliards d’euros investis en lobbying et communication perpétuent l’empire agroalimentaire de ces grands groupes. Face à ce business lucratif, les politiques de santé publique préfèrent pourtant mettre en cause les choix des consommateurs, au lieu de veiller à la régulation de ce marché gargantuesque.

Pour s’assurer un marché d’envergure, « les industriels dépensent en effet des millions de dollars dans des appareils permettant de scanner nos cerveaux à des fins marketing » explique Big Food & Cie. Cet investissement massif qui forge l’efficacité de la publicité, explicite ou cachée, trouve d’ailleurs en Edward Bernays un ancêtre dévoué. Neveu de Sigmund Freud, il devient rapidement le père fondateur de la propagande de masse, fraîchement rebaptisée « relations publiques » actualise Mélissa Mialon. Son idée : transformer en profondeur nos désirs, en créer de nouveaux, et les modeler en « besoins ». Son pendant le plus élaboré s’incarne aujourd’hui dans une discipline largement sollicitée et inquiétante : le neuro-marketing.

Profitant de la désinformation générale, les industriels ont pour intérêt financier de créer des ambiguïtés sur leurs intentions et de construire un écran de fumée familier et addictif entre nous et leur véritable fonctionnement. Les marques, aidées des distributeurs et autres partenaires, ont ainsi massivement communiqué sur leur soi-disant bienveillance et leurs « atouts ». Ils ont attaqué nos cerveaux via de multiples supports, à plusieurs niveaux et simultanément : la publicité, partout, tout le temps, bien entendu, mais aussi les placements de produits, dont l’influenceur se faisant passer pour un ami est le dernier adhérent, sponsorings en tout genre, « war rooms » (des cellules de surveillance et influence des réseaux sociaux), démarchages auprès de décideurs, interventions scolaires, diffusions massives de sites de conseils aux allures neutres et médicales, fausses campagnes de prévention qui sont des spots publicitaires, greenwashings ou ethical-washing propres à semer une confusion difficile à cerner, philanthropies d’influence et organisations d’évènements sportifs ou caritatifs pour contrecarrer leur image malsaine, lobbyisme auprès des députés, gouvernements, scientifiques, sans parler du pantouflage, cette pratique qui consiste à passer de hautes fonctions publiques à une direction privée et inversement… 

La liste est longue des actions qui ont permis aux industriels de parasiter nos connaissances, notre réalité et nos sources d’information. À un point d’opacité tel que la vérité paraît suffisamment hors de portée pour qu’on se résigne à se fier à eux.  Et les preuves ne manquent pas non plus qui prouvent cette volonté de confusionnisme : « De Heineken qui se mêle de prévention routière, à Nestlé qui livre ses aliments ultra-transformés par bateau aux populations indigènes, en passant par Ferrero (Nutella) qui nous donne des leçons d’équilibre alimentaire, le catalogue des offensives contre la santé publique donne le vertige » nous interpelle l’auteure. 

Publicité parue en 2018 dans Paris Match.

Dans une mise en scène soignée, « Mélanie C., nutritionniste chez Ferrero », nous présente fièrement la gourmandise phare de l’entreprise italienne dans une publicité parue en 2018 dans Paris Match. Pour n’aborder que l’influence scientifique, les industriels ont publié de nombreuses fausses études par le biais de pseudo instituts aux noms classieux, prend le temps de développer Mélissa Mialon. Parmi les précurseurs de ce procédé : les lobbyistes du tabac. Dès les années 50, ils fondent notamment une officine pour semer l’incertitude, précieuse incertitude : le Council for Tobacco Research (CTR) située à New York (Etats-Unis). « En un peu plus de quarante ans, le CTR a dépensé 282 millions de dollars pour soutenir plus de 1 000 chercheurs qui ont publié quelque 6 000 articles “scientifiques”. Nombre de ces travaux ont permis de fabriquer et d’entretenir le doute sur les effets du tabac sur la santé, ou encore de changer l’image de la nicotine en mettant l’accent sur ses aspects positifs »retranscrit Le Monde dans son dossier « Comment le lobby du tabac a subventionné des labos français ».

Des pratiques d’antan ? Les pressions du lobby du tabac continuent plus timidement ici grâce aux mesures restrictives exigées par les associations, mais sans ménagement ailleurs : comme en Afrique, à travers intimidations et soudoiements. La pratique a par ailleurs fait son bonhomme de chemin jusqu’à, en outre, Coca-Cola qui finançait la science pour vendre ses sodas, ou l’industrie pharmaceutique, sclérosée en 2015 par près de 244 millions de dollars de soudoiement aux laboratoires. 

Des industriels qui ont pleinement conscience des risques liés à leurs produits ultra-transformés ont donc délibérément soumis leurs marchandises toxiques à une population inavertie et ont activement poussé à leur consommation. Pourtant, à cette réalité, comme pour le reste, combien répondent que les consommateurs sont seuls responsables de leurs sorts ? Aux débats d’opinions, Mélissa Mialon préfère substituer l’observation.

Finance reine et argent sale : La City de Londres, aux origines d’un pouvoir exorbitant

La City de Londres. © Jamie

La City est à la fois un quartier d’affaires, une entité administrative à part et une instance de représentation des intérêts de la finance britannique. Selon l’ancienne et éphémère Première ministre Liz Truss, elle est un « joyau de la Couronne ». Mais elle pourrait tout autant s’avérer être une malédiction pour l’économie britannique. Reportage au cœur du centre d’affaires londonien.

Des employés grisonnants d’une compagnie d’assurance britannique se lançant, tels des pirates, sur les hautes mers de la finance internationale : ainsi débutait Le Sens de la vie, film des Monty Pythons sorti sur les écrans en 1983. L’immeuble néo-baroque de la compagnie, transformé en navire, jetait l’ancre depuis la City de Londres et partait à l’abordage des gratte-ciels new-yorkais. Une allégorie burlesque de l’époque où la vénérable finance britannique se retrouvait plongée dans le grand bain de la mondialisation financière.

Quarante ans plus tard, c’est un tout autre paysage qui se présente au regard des promeneurs dans les rues du cœur historique de Londres. Les bâtiments victoriens ont fait la place à un faisceau de gratte-ciels modernes, dont les formes ont inspiré aux habitants des surnoms facétieux – le « Cornichon », le « Scalpel » ou encore la « Râpe-à-fromage ». Depuis la Tamise, la ligne d’horizon de la City évoque désormais celle des plus grands quartiers d’affaires internationaux. Et pour cause : la densité de banques et d’institutions financières au mètre carré y atteint des records.

Les chiffres donnent le tournis : avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour. Près de la moitié des opérations mondiales de change (43%) ont lieu à Londres, où il s’échange deux fois plus de dollars… que sur les marchés de change américains1. Le tout sur d’une superficie d’un mile au carré – d’où le surnom de Square Mile attribué à la City – à laquelle il convient d’ajouter l’enclave plus récente de Canary Wharf, qui borde la Tamise plus à l’Est. Chaque jour de la semaine, une foule cosmopolite en costume et tailleur remplit dans les rues, les bureaux et les pubs des quartiers d’affaires londoniens. Près de 420 000 personnes y travaillent dans le secteur des services financiers. Une population supérieure à celle de villes comme Bordeaux ou Montpellier.

Avec près de 250 établissements, Londres représente la plus grande concentration de banques étrangères, surpassant les centres financiers de New York ou de Singapour.

Malgré ses allures modernes de quartier d’affaires international de premier plan, la City est également le centre historique de Londres. L’assemblage entre buildings modernes et édifices multiséculaires y surprend. Au croisement de Leadenhall Street et de Saint Mary Axe s’élancent cinq tours gigantesques dont le Lloyd’s building, à l’architecture industrielle évoquant le centre Pompidou2, et le futuriste Gherkin – le fameux « Cornichon ». Et puis, au milieu de ce décor gigantesque, une petite église du XVIe siècle semble s’être égarée. Plus loin, à une centaine de mètres à peine, l’ancien marché victorien de Leadenhall daté du XIVe siècle – l’un des plus vieux de Londres – accueille désormais restaurants et pubs qui égayent les afterwork des travailleurs de la finance. Il jouxte les travaux du prochain gratte-ciel, 40 000 m² de bureaux à la clé, dont l’achèvement est prévu en 2024.

Ce mélange étonnant n’a rien d’une simple curiosité. Il est une clé de compréhension du pouvoir économique, politique et symbolique concentré au fil des siècles dans le périmètre de Square Mile. La City a plusieurs visages : elle est à la fois un quartier d’affaires accueillant les banques du monde entier, et l’ancien cœur historique de l’Empire britannique. Infrastructure essentielle de la finance mondiale, elle abrite également des institutions d’origine moyenâgeuse dont l’influence s’étend bien au-delà du Royaume-Uni. De quoi La City est-elle donc le nom ? Pour le comprendre, un premier détour par l’histoire semble inévitable.

L’âge d’or de la finance londonienne

Aujourd’hui encore, les traces de l’époque où la City émergeait déjà comme un des moteurs du capitalisme mondial sont encore présentes dans le quartier d’affaires. Notre premier rendez-vous nous mène dans le quartier de Cornhill où, perdu dans un dédale d’allées médiévales, se tient un pub plébiscité par la faune locale. Il occupe la place de ce qui fut au XVIIe siècle la Jamaica Coffee House, un café dont le nom évoquait une des premières colonies britanniques des Caraïbes. « Il n’y avait alors qu’un simple étal où l’on servait le café » explique Nick Dearden, directeur de l’organisation Global Justice Now, qui accepté de nous servir de guide. « Puis les coffee houses sont devenus des lieux spécialisés pour discuter des affaires, en particulier des allées et venues des navires marchands ».

Le développement de la finance londonienne avait alors partie liée avec celui du commerce colonial. Au XVIIe siècle, le financement des expéditions vers les Indes orientales ou des Amériques était une activité aussi risquée que lucrative. Les investisseurs avaient la possibilité de ne prendre qu’une simple participation à ces expéditions. « Si le navire revenait, le profit était partagé. Et bien sûr dans le cas contraire, la mise était perdue » explique Dearden. Les biens produits dans les plantations esclavagistes, comme le tabac, le café ou l’indigo, étaient prisés en Europe. Mais c’est tout particulièrement le sucre, considéré comme un véritable « or blanc », qui a alimenté par son succès la machinerie financière coloniale. À Londres, sucre et café étaient consommés dans des établissements comme le Jamaica Coffee House, à l’endroit même où se discutaient les prochaines affaires. Le commerce d’esclaves était également une activité lucrative, sur laquelle la Compagnie royale d’Afrique, basée à La City, a longtemps régné en maître.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs.

Le commerce de produits coloniaux et d’esclaves a contribué à faire la fortune des banquiers de la City, qui finançaient marchands et investisseurs. Plus tard, d’autres négoces prendront le relais, comme celui de l’opium. L’accumulation de capital dans le centre de Londres est allée de pair avec le développement d’une diversité de services financiers et juridiques, comme le courtage d’actions. Les entreprises coloniales – comme la puissante Compagnie britannique des Indes orientales, la Compagnie des mers du sud ou encore la Compagnie royale d’Afrique – émettaient des participations sous forme papier. Souscrire ou acheter les actions de ces entreprises était d’autant plus lucratif qu’elles bénéficiaient, par l’intermédiaire d’une charte royale, de monopoles d’exploitation sur des marchés ou zones géographiques. Et de la protection de la flotte royale britannique, la Royal Navy. Investisseurs et courtiers avaient l’habitude de se retrouver dans les coffee houses, qui étaient « autant de petites places boursières », explique Dearden.

Une autre activité financière va se développer dans le sillage du commerce colonial : celle des assurances. Un autre café londonien, situé à Tower Street, servait alors servait de lieu de rencontre pour les marchands, capitaines et propriétaires de navires. Ces derniers pouvaient souscrire des contrats pour se couvrir contre d’éventuelles pertes auprès d’un club d’investisseurs connu sous le nom de Lloyd’s market, du nom du tenancier de l’établissement, Edward Lloyd. Par la qualité de ses informations et services, Lloyd’s market a rapidement gagné de la notoriété au point de devenir une référence en termes d’assurance maritime. Au XVIIIe siècle, Lloyd’s était déjà l’assureur de prédilection des marchands européens, y compris espagnols et français. Aujourd’hui, il s’agit de la plus grande bourse aux assurances du monde, et un des plus grands acteurs mondiaux du secteur de l’assurance. Son siège se situe dans la tour de Lloyd’s qui s’élance depuis Leadenhall Street, à l’endroit même où se situait la East India House, le quartier-général de la Compagnie orientale des Indes britanniques, et non loin de l’emplacement de la Africa House, le siège de la Compagnie Royale d’Afrique. « Cela montre l’interconnexion entre le développement de l’Empire britannique et celui de la City comme puissance financière naissante » résume Dearden.

Le « second Empire britannique » et le rôle de la Banque d’Angleterre

Notre second rendez-vous nous mène non loin de Leadenhall Street, devant le siège de la Banque d’Angleterre (la « Vieille Dame ») dont le colossal bâtiment a été achevé en 1833. Nous évoquons avec Nicholas Shaxson et John Christensen, respectivement journaliste et économiste spécialistes de la finance britannique, une autre période cruciale dans l’évolution de La City : les décennies qui suivirent la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les nuages s’accumulaient alors au-dessus de la place financière londonienne. Les contrôles des capitaux et des changes mis en place par les accords de Bretton Woods remettaient en cause l’essence même de la finance britannique. « Avant leur mise en place à partir de 1946, les financiers de La City étaient en mesure d’opérer dans le monde entier », explique Christensen. « Les accords de Bretton Woods ont sévèrement restreint les mouvements d’argent à l’échelle internationale ».

La décolonisation, imposée au Royaume-Uni à partir de 1947, constituait une seconde menace existentielle. « La City était le cœur financier de l’Empire britannique » explique Shaxson. « Elle a commencé à perdre son rang avec le déclin de l’Empire ». La crise du Canal de Suez, en 1956, marque la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène mondiale. Le retrait des troupes d’Égypte va aller de pair avec d’importantes sorties de capitaux et une spéculation fragilisant la clé de voûte de l’influence britannique : la livre sterling. Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont dès lors développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux. Un réseau offshore qui a posé les bases du système financier moderne3.

Pour permettre à la place de Londres de retrouver son rang dans le nouvel environnement financier mondial, les financiers de la City vont développer, aux marges de l’ancien Empire, une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux.

La première opportunité va prendre la forme d’un vide réglementaire laissé – à dessein ? – par la Banque d’Angleterre. Celle qui se nommait Banque de la City de Londres, nationalisée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, était censée remplir le rôle d’autorité de supervision bancaire. Mais à ses yeux, les activités des banques pour le compte de clients non-résidents et en devise étrangère ne relevaient pas de sa juridiction : ces opérations se déroulaient simplement… « ailleurs ». La porte était ouverte pour que les transactions réalisées en dollars par les banques de La City échappent à toute supervision ou contrôle. C’est ainsi que fut créé le marché des Eurodollars de Londres : un marché où s’échangent et se prêtent des dollars offshore – hors du contrôle des autorités étatsuniennes et affranchi de tout contrôle de capitaux. Autrement dit, un marché de devises complètement dérégulé, qui a attiré à partir des années 1960 des détenteurs de dollars et des banques du monde entier – y compris américaines. Il offrait à ces dernières la perspective de profits élevés et la possibilité d’échapper aux régulateurs nationaux, d’accéder à de nouveaux clients et de nouveaux emprunteurs à l’échelle internationale.

L’afflux d’Eurodollars à Londres va aller de pair avec la création, par les institutions de La City, de filiales dans plusieurs juridictions britanniques d’outremer comme les îles Caïmans, les Bermudes ou encore les îles anglo-normandes de Jersey et Guernesey. « Ces institutions vont y créer de toute pièce des centres financiers offshore proposant une garantie solide de secret financier » explique Shaxson. L’objectif ? Attirer ainsi dans ces anciennes marges de l’Empire britannique les capitaux de « non-résidents » en quête de discrétion : pétrodollars du Moyen-Orient ou d’URSS, pactole des cartels de la drogue, revenus de tous types de trafics, évasion fiscale… Ces capitaux offshore n’étaient pas seulement soustraits au contrôle des Etats : ils pouvaient être recyclés – ou blanchis – sans difficulté par les institutions de la City via le marché des Eurodevises.

La connexion entre le centre financier de Londres et une myriade de juridictions d’Outre-mer – désignés plus tard comme paradis fiscaux – va constituer le socle de l’expansion exponentielle de la finance offshore. Ce « second Empire financier », selon le terme de Nicholas Shaxson, n’aurait pas pu voir le jour sans le soutien tacite de la Banque d’Angleterre. Avec ses allures de forteresse impénétrable, située au centre géographique de Square Mile, elle semble aujourd’hui encore veiller sur le quartier d’affaires. « La banque d’Angleterre est demeurée loyale envers les institutions de la City » note Christensen, « son personnel est d’ailleurs souvent issu de ces mêmes banques ». La « Vieille Dame » n’a pas seulement rendu possible la création du marché des Eurodollars, elle a accompagné le développement de la finance offshore, considéré avec bienveillance. Dans un rapport confidentiel daté de 1969, la Banque affirmait n’avoir « pas d’objection » à l’accumulation des capitaux offshore – tant que les paradis fiscaux n’étaient pas employés à des fins de fuite de capitaux britanniques.

Dans la concurrence avec New York, la complaisance de la Banque d’Angleterre – et des autorités britanniques – à l’égard des activités financières les plus suspectes a été un des atouts de la place de Londres. « Au Royaume-Uni, aucun banquier ne va en prison, les banquiers sont une espèce protégée », explique Shaxson. « Cela fait partie intégrante du modèle de business offshore : vous transférez vos capitaux chez nous et nous vous laisserons libres d’agir comme bon vous semble, sans risque de poursuites ». A cela s’ajoute la tradition réglementaire britannique laissant une place importante à l’informel et aux réseaux de sociabilité. Dans les années 1970, en guise de supervision, les banquiers étaient de temps en temps invités à la Banque d’Angleterre pour prendre le thé et expliquer leurs activités, comme le rapporte l’historien David Kynaston4.

À partir des années 1980, cette tradition de « réglementation légère » va prendre la forme d’un élan de dérégulation du secteur financier, sous l’égide de Margaret Thatcher. C’est le « Big bang » de 1986, qui va faciliter davantage l’installation de banques étrangères et supprimer les obstacles réglementaires au développement exponentiel du marché des services financiers. Le succès de la place financière de Londres ne s’est pas démenti depuis : le Royaume-Uni est désormais le premier exportateur mondial de services financiers, avec plus de 60 milliards de livres de surplus5.

La Corporation : une « vénérable institution »

Cet essor, ou plutôt ce renouveau de La City comme place financière mondiale n’aurait pas été possible sans de solides relais au sein de l’élite politique et administrative du Royaume-Uni. Depuis des siècles, la finance britannique est organisée pour défendre ses intérêts au plan national et international. Une institution incarne tout particulièrement l’influence et le prestige dont les financiers de Square Mile sont les dépositaires : la Corporation de la City de Londres (City of London Corporation). C’est à son siège que nous mène notre prochain rendez-vous.

À quelques rues seulement de la Banque d’Angleterre se tient le Guildhall, sorte d’hôtel de ville de La City, qui expose fièrement sa façade néo-gothique. De l’édifice original remontant au XVe siècle, seules quelques salles demeurent, dont le cérémonial Great Hall où l’on peut entrevoir, nichée dans une alcôve, la statue de Winston Churchill. Le reste du bâtiment a été plusieurs fois reconstruit après le grand incendie de 1666 et après les bombardements de la seconde guerre mondiale. Le Guildhall abrite également des restes du mur d’enceinte de la cité de Londres datant du XIe siècle ; ainsi que les vestiges de l’amphithéâtre de l’ancienne colonie de Londinium, ancienne capitale de la Bretagne romaine fondée en l’an 43.

Ici se tiennent les bureaux de la Corporation de la City. Cette institution d’origine médiévale remplit aujourd’hui encore le rôle de gouvernement local. Mais ses prérogatives sont bien plus larges que celles d’une simple municipalité. « Nous sommes en charge du gouvernement de Square Mile, mais également de défendre les intérêts de la City auprès des gouvernements et de représenter et promouvoir l’ensemble du secteur financier britannique », nous explique Chris Hayward. Dans son costume-cravate parfaitement ajusté, l’affable Policy Chairman de la Corporation – l’équivalent de chef de l’exécutif local – semble tout droit sorti d’un conseil d’administration de grande entreprise.

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance.

Pour expliquer cet étrange mélange des genres entre les fonctions d’un conseil municipal et celle de représentation du secteur financier, Hayward évoque l’histoire de la Corporation de la City. Celle-ci ne remonterait pas moins de dix siècles en arrière. Entré en vainqueur dans Londres en 1066, le roi normand Guillaume le Conquérant aurait consenti à reconnaître le statut à part de la cité marchande – dont les anciens remparts dessinent aujourd’hui les limites de Square Mile – par l’adoption d’une charte royale. Ces droits et privilèges associés seront perpétués et parfois étendus au fil des siècles par les monarques, soucieux de ne pas s’aliéner les commerçants et financiers londoniens, source précieuse de prêts et de fonds pour la couronne britannique.

Les hôtes de Guildhall ne manquent pas de vanter les vertus démocratiques du fonctionnement de la Corporation, hérité du Moyen-Âge. A l’attention des visiteurs est exposé un exemplaire original de la Magna Carta de 1297, qui réaffirme les libertés accordées par la royauté aux marchands et artisans londoniens. Un document considéré par certains historiens comme une des premières pierres de l’Etat de droit. « La Corporation est la plus ancienne démocratie du monde » s’enthousiasme ainsi Hayward. Une démocratie en réalité bien singulière. Car si des élections municipales sont bien organisées tous les quatre ans, elles intègrent parmi les votants les représentants des entreprises actives dans la City en proportion de leurs effectifs. Les quelques 9000 résidents de Square Mile peuvent également voter, mais ils représentent une minorité des 20000 électeurs qui se sont prononcés aux dernières élections de mars 2022. En d’autres termes : ce sont bien les plus grands groupes financiers de la City qui dominent les élections du conseil de la Corporation.

Le système électoral de la City repose par ailleurs sur la cooptation : pour candidater à l’équivalent du conseil municipal, il est nécessaire de bénéficier du statut de « citoyen libre » (freeman of the City). Cet acte de citoyenneté garantissait jadis différents droits, comme celui de participer aux élections et de faire des affaires au sein de la cité. La voie traditionnelle pour l’obtenir implique d’être coopté par plusieurs dignitaires de la Corporation, ou par les représentants d’une de ses 110 guildes médiévales (livery companies). Ces anciennes associations de marchands et artisans participent encore activement au fonctionnement de la Corporation6. Certaines fonctionnent encore comme d’authentiques associations professionnelles, mais la plupart – dont les métiers ont disparu – remplissent désormais un rôle de sociabilité au sein de la bonne société de Square Mile, et d’organismes caritatifs7. C’est le cas, par exemple, de la vénérable compagnie des fabricants de souliers en bois (Worshipful Company of Pattenmakers), dont Hayward était le grand-maître avant d’être nommé Policy Chairman.

Une puissante instance de représentation de la finance

Sous des dehors parfois saugrenus, la Corporation apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une instance de représentation de la finance. Et son pouvoir est loin d’être symbolique. Depuis ses origines, la Corporation a accumulé une richesse, une influence et un prestige uniques dans l’histoire britannique. « Elle est à la fois ce vestige étrange de traditions d’un autre temps et une des forces motrices du capitalisme britannique » explique Owen Hatherley, essayiste et spécialiste de l’urbanisme londonien. La Corporation bénéficie encore de nombreux privilèges : outre ses compétences municipales en termes de services publics et de développement urbain, elle bénéficie d’une exemption qui lui permet de définir son propre taux d’imposition des entreprises. La Corporation dispose aussi de sa propre police, indépendante de la police métropolitaine de Londres.

Ses ressources financières sont par ailleurs considérables. « La Corporation est incroyablement riche, elle est de loin la collectivité la plus riche du Royaume-Uni » explique Hatherley. Le City’s Cash est un fonds municipal destiné à gérer le patrimoine de la Corporation. En 2021, ses actifs étaient estimés à 3,4 milliards de livres. Les terrains et biens immobiliers détenus à travers le City’s Cash représentent près de 2 milliards de livres, et les placements gérés via des fonds d’investissement 932 millions de livres8. S’y ajoutent d’autres propriétés gérées par un second fonds, le City’s Fund, dédié au prélèvement des taxes et à la gestion des services municipaux9. En 2013, le patrimoine immobilier de la Corporation était estimé à 579 278 m² à Londres et au-delà (Essex, Kent, Surrey, Buckinghamshire) dont près de 80 000m² de bureaux10.

La Corporation n’est pas seulement un des plus grands propriétaires terriens de Londres… Elle est aussi l’autorité de planification urbaine de Square Mile. Et son urbaniste en chef de 1985 à 2014, Peter Rees, a largement contribué à façonner le quartier d’affaires. « C’est à son goût pour le “paysage urbain” que l’on doit cet assemblage artificiel de gratte-ciels modernes dans des allées médiévales » explique Hatherley. « Les promoteurs présentent leur projet et la Corporation décide s’il est conforme à ses lignes directrices en matière d’architecture ». Les gratte-ciels doivent par exemple éviter certains « couloirs » de sorte à ne pas obstruer la vue sur le dôme de la Cathédrale Saint-Paul. Pour autant, « mis à part quelques bâtiments médiévaux, tout peut être détruit et reconstruit. Le centre-ville évolue à une grande vitesse, on est plus proche de ce qui se fait à Hong-Kong ou Singapour ». L’architecte du « Gherkin », Ken Shuttleworth, n’hésite pas à comparer l’impact de l’urbaniste de la Corporation à celui… des bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale : « Il n’existe pas de forces qui aient eu plus d’impact sur la ligne d’horizon de Londres que la Luftwaffe et Peter Rees11 ».

Pour mener à bien sa mission de promotion de la finance, la Corporation peut compter sur un autre atout : son propre représentant à la Chambre des communes. Ce lobbyiste-en-chef, le Remembrancer, est autorisé depuis 1685 à siéger en observateur dans la chambre basse du Parlement britannique pour y défendre les intérêts de la City. Il dirige une équipe de juristes passant en revue les projets de lois débattus à la Chambre des communes qui pourraient affecter le secteur financier britannique. Le Remembrancer et les autres dignitaires de la Corporation ont à leur disposition les ressources financières du City’s Cash : le budget annuel dédié à leurs activités s’élevait à 13,7 millions de livres en 2021. Un montant supérieur aux dépenses du plus important lobby financier à l’échelle de l’Union européenne, la puissante Association for Financial Markets in Europe (AFME). Cette enveloppe annuelle couvre les dépenses du Remembrancer ; les frais de représentations du Lord Mayor, maire de la City et véritable ambassadeur de la finance londonienne à l’échelle nationale et internationale ; et les dépenses du Policy Chair, à la tête de l’exécutif local.

Quand La City détermine l’agenda du gouvernement

Dans le sillage de la crise financière mondiale, la vénérable Corporation de La City a contribué, en 2010, à doter le secteur financier d’une vitrine plus « moderne ». TheCityUK est un lobby créé avec la bénédiction du travailliste Alistair Darling et du conservateur Boris Johnson, qui étaient alors respectivement ministre des Finances et maire de Londres. C’est dans les bureaux de ce porte-voix de la finance britannique que nous poursuivons notre enquête, dans un immeuble élégant d’à peine cinq étages situé en plein dans le cœur de la City.

Son représentant, Jack Neill-Hall, est un fringant trentenaire à la barbe ciselée et aux lunettes épaisses. Son allure évoque moins l’image d’un financier ancienne école que celle du jeune cadre dynamique. Nous évoquons avec lui le rôle de son organisation, et l’agenda du secteur financier de La City. « Notre organisation est une sorte d’ONU de la finance britannique », plaisante-t-il entre deux gorgées de café. Dans son conseil de direction se côtoient les représentants de la finance mondiale, représentatifs de la diversité des groupes qui occupent Square Mile : les américains JP Morgan, Goldman Sachs et BlackRock ; les britanniques HSBC, Barclays, Citigroup et Lloyd’s ; et les françaises Société Générale, BNP Paribas, Crédit Agricole et Axa ou encore la Deutsche Bank et la japonaise Nomura. Sans compter les consultants Ernst and Young, KPMG, PwC et les représentants de la Corporation de la City12.

« Nous permettons aux entreprises du secteur d’échanger et de s’exprimer d’une seule voix dans les périodes de crise » explique Neill-Hall. Il faut dire que les secousses n’ont pas manqué ces dernières années. En particulier, celles liées au Brexit. « C’est déjà de l’histoire ancienne » balaie Neil-Hall. « Nous sommes allés de l’avant depuis : le paysage a évolué, l’industrie s’est adaptée ». TheCityUK a pourtant longtemps été un acteur majeur dans les discussions sur la réglementation financière à l’échelle de l’Union européenne. Raison pour laquelle la majorité du secteur financier, à l’exception de quelques richissimes propriétaires de fonds spéculatifs, était opposée au Brexit. « Depuis des décennies, la City et ses bataillons de lobbyistes ont contribué à façonner le débat réglementaire à Bruxelles » explique Kenneth Haar, spécialiste du lobbying au sein de l’Observatoire de l’Europe Industrielle (Corporate Europe Observatory). « Le dernier Commissaire européen du Royaume-Uni avant le Brexit, Jonathan Hill, était d’ailleurs lui-même un ancien lobbyiste de TheCityUK ».

Pour Neil-Hall, l’enjeu consiste désormais à saisir de l’opportunité offerte par la séparation avec l’UE : celle de remettre en cause les standards européens jugés trop prescriptifs, et d’adopter une réglementation « souple » et « sur-mesure » pour l’industrie britannique. Le Brexit pourrait s’avérer à cet égard une opportunité pour demeurer « compétitif » dans un marché mondial toujours plus turbulent. « L’UE est comme un super tanker, énorme et difficile à manœuvrer » avance Neill-Hall, « alors que le Royaume-Uni est désormais un navire d’une envergure certes moindre mais plus facilement manœuvrable. » Et de filer la métaphore navale : « Dans un monde où les affaires et les vents changent à une allure folle, nous avons la possibilité d’aller plus vite ». L’objectif ? Concurrencer la place financière de New York, « le seul concurrent de Londres à l’échelle mondiale ».

Pour Neil-Hall, soigner les intérêts du secteur financier relève simplement du bon sens, compte tenu de son importance pour l’économie britannique. L’argumentaire est rodé : « le secteur représente 12 % du PIB du Royaume-Uni, il emploie 2,3 millions de personnes dans le pays, et il exporte plus que toutes les autres industries réunies » déroule Neil-Hall, enthousiaste. Des chiffres quelque peu surestimés, s’il on en croit le rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique commissionné par la Chambre des communes13. Quoiqu’il en soit, les montants témoignent du poids considérable de la finance britannique, avec un excédent commercial estimé 46 milliards de livres.

L’appel de la City à « assouplir » la réglementation semble avoir été entendu par le gouvernement conservateur : le 20 juillet 2022, il présentait une nouvelle loi sur les services financiers, avec l’objectif d’opérer un « Big Bang 2.0 » de la finance londonienne – en référence à la période faste qui a suivi les lois de déréglementation de la période Thatcher. Un de ses instigateurs, l’ancien ministre des finances de Boris Johnson et actuel Premier Ministre Rishi Sunak, affirmait déjà en mai la nécessité de « réduire le fardeau réglementaire dans le secteur financier14 ». Au programme notamment : l’introduction d’une nouvelle exigence, pour les régulateurs, de promouvoir la « compétitivité internationale » des services financiers. De quoi graver dans le marbre la supériorité de l’agenda de la City sur toute autre considération, et accélérer la course au moins-disant réglementaire en matière de régulation financière. Cette orientation a été reprise à son compte avec enthousiasme par l’éphémère Première ministre Liz Truss, qui place ses pas dans ceux de la « Dame de fer », Margaret Thatcher : le 6 septembre, jour de sa nomination par la reine, elle annonçait qu’elle protégerait la City comme un « joyau de la couronne », et qu’elle s’attacherait à « dynamiser » le quartier d’affaires « pour mieux favoriser la croissance15 » . Le gouvernement de Liz Truss aura certes tenu moins de deux mois, mais son successeur Rishi Sunak s’inscrit parfaitement dans la continuité de cet agenda.

Paradis financier, enfer social

Il est une catégorie de la population de Londres qui partage certainement l’enthousiasme des conservateurs les plus dérégulateurs quant à l’aubaine que représente une place financière florissante : celles des ultra-riches. De bien des manières, la City a contribué à façonner la ville comme un havre pour les milliardaires du monde entier. Dans son ouvrage, Alpha City, le sociologue Rowland Atkinson, spécialiste de la gentrification, dresse le portrait édifiant d’une capitale britannique « colonisée » par les ultra-riches, où « la ville ne fonctionne plus pour les gens, mais pour le capital ».

A Londres, tout semble être fait pour faciliter la vie des plus riches. Premier avantage : les services financiers fournis par les institutions de la City et en particulier pour placer son capital et ses biens offshore, à l’abri du contrôle des autorités. Nul risque de voir ces dernières faire preuve d’un quelconque zèle pour combattre la fraude : l’environnement juridique est taillé sur mesure pour les plus riches. Ces derniers y sont en sécurité pour investir – il en va de « l’attractivité » ou de la « compétitivité » de la capitale britannique – comme pour y habiter. Les milliardaires du monde entier peuvent acheter leurs résidences ou simples pieds à terre auprès de promoteurs immobiliers peu regardants, en liquide ou par l’intermédiaire d’un trust dans un paradis fiscal. « Dans le quartier central de Westminster, une habitation sur dix est détenue dans un paradis fiscal » avance le sociologue Rowland Atkinson. Ils peuvent également les vendre rapidement au besoin. « S’ils le souhaitent, les riches peuvent même acheter leur citoyenneté britannique » note Atkinson, « et ils ne se privent pas d’aller et venir en jets privés, depuis les nombreux aéroports prévus à cet effet ». Londres est d’ailleurs la seconde destination sur le marché du jet privé après New York.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse.

La quasi-absence de contrôle sur l’origine des capitaux investis à Londres contribue également à faire de la ville un centre de prédilection pour la circulation de fonds d’origine criminelle ou frauduleuse, ou plus généralement pour la dissimulation de capitaux. « L’agence nationale de lutte contre le crime organisé estime à près de 100 milliards de livres la somme d’argent sale blanchie chaque année au Royaume-Uni » rapporte Atkinson. Londres est en particulier un lieu de choix pour des dirigeants étrangers et d’oligarques, notamment russes, soucieux de disposer d’une base arrière pour sécuriser leur fortune et se replier en cas de complications dans leur pays d’origine.

« Avec la crise ukrainienne, le gouvernement a été contraint d’agir sur la question de la criminalité économique » affirme Atkinson, « mais les mesures prises sont très faibles et présentent de nombreux échappatoires ». De fait, les responsables politiques de tous bords ne sont pas empressés à remettre en question le modèle londonien. « Pour accueillir toujours plus de capitaux du monde entier, les membres du parti conservateur comme du parti travailliste en viennent à anticiper les souhaits des super-riches » explique Atkinson. Les responsables politiques acquis à la cause de la « compétitivité » de Londres, parfois eux-mêmes évadés fiscaux, font partie des groupes sociaux dont l’intérêt s’aligne avec celui des très riches. Tout comme d’autres « facilitateurs » dans le secteur des services financiers, juridiques, de l’immobilier ou encore de l’art, de la restauration ou du luxe.

« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des riches » écrivait Victor Hugo. De fait, pour le reste de la population, le modelage de la ville en faveur des ultra-riches s’avère une malédiction. La capitale britannique est depuis des décennies le terrain de jeu des spéculateurs immobiliers. « Pour les gens ordinaires, se loger est devenu extraordinairement cher » explique Atkinson, « des centaines de milliers de logements sociaux ont été démolis pour faire la place aux projets des promoteurs ». La gentrification de Londres ne date pas d’hier. Le développement de la City depuis le « Big Bang » de 1986, puis de l’enclave de Canary Wharf dans les années 2000 est allée de pair avec la construction, dans des quartiers populaires tels que celui de Tower Hamlets, d’appartements de luxe et d’infrastructures à destination des plus riches ou des travailleurs de la finance. Ces opérations de « régénération » urbaine ont contribué à tirer les prix vers le haut et à expulser les anciens habitants.

A Londres, les prix de l’immobilier ne cessent de battre des records – plus de 10 % d’augmentation des prix sur un an en 2022 – alors même que la capitale figure déjà parmi les villes les plus chères au monde. Cela se répercute sur le prix des loyers, qui ont bondi sur la même période de 20 %16. D’autant que les locataires jouissent de moins d’égards que les riches propriétaires et sont peu protégés par la loi : les baux étant généralement signés pour un an, les loyers peuvent librement augmenter tous les ans. Les locataires peuvent même, au bout de six mois, voir leur bail résilié par le propriétaire. Au-delà des prix des loyers et de l’immobilier, le coût de la vie est élevé de par la faiblesse des politiques sociales et la cherté de la livre. A l’été 2022, Londres figurait au quatrième rang du classement des villes les plus chères au monde17. La situation est telle qu’elle affecte même les salariés les mieux nantis. « Entre le coût de la vie et l’absence de protection sociale, il est financièrement difficile d’envisager de fonder une famille à Londres » témoigne Pablo. Venu il y a dix ans à Londres pour travailler dans la finance, il cherche désormais à quitter la capitale britannique.

La malédiction de la finance

Pour John Christensen, le mal économique et social qui frappe Londres et le Royaume-Uni est bien identifié : c’est celui de la « malédiction de la finance ». Ce terme, qu’il a forgé de pair avec Nicholas Shaxson, s’inspire du principe de la « malédiction des ressources » qui frappe les pays en développement exportateurs de matières premières précieuses. La dépendance de leur économie vis-à-vis de l’exploitation de ces ressources précieuse conduit paradoxalement à son appauvrissement.

Le surdéveloppement de la finance britannique conduit à des maux identiques. La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente. La dépendance excessive vis-à-vis du secteur financier a pour conséquence une capture des responsables politiques et des régulateurs, la faiblesse des investissements productifs et dans la recherche et développement, et la concentration des richesses à Londres. La surévaluation de la livre, conséquence de l’afflux de capitaux, contribue à affaiblir davantage l’industrie et enchérir coût de la vie.

La « malédiction de la finance » se traduit par la captation des ressources du pays par une économie tournée essentiellement vers l’extraction de rente.

« Les responsables politiques considèrent que la City est la poule aux œufs d’or » avance Christensen, « mais il serait grand temps d’en finir avec ce discours ». Selon l’économiste, la place financière exerce surtout une forme de parasitisme : « On dit que la City permet d’attirer des capitaux de Chine, des Etats-Unis, d’Europe et de les investir au Royaume-Uni » poursuit Christensen. « Mais quelle est la nature des investissements ? L’immobilier, la bourse ou encore des fusions et acquisitions. C’est-à-dire rien qui ne bénéficie à l’économie productive ». L’afflux de capitaux alimente en revanche le gonflement du prix des actifs sur les marchés boursiers ou immobiliers. La City serait ainsi, selon l’économiste, le symbole parfait d’un capitalisme rentier, tourné vers l’extraction de richesse, proche de celui qui existait déjà au XIXème siècle.

Pour Mareike Beck, spécialiste de la City au King’s College de Londres, le problème réside dans le fait que les intérêts de la finance sont profondément enracinés dans la société et l’économie britanniques – ce qui alimente son « pouvoir structurel ». Le modèle social anglo-saxon y contribue grandement : avec le recul de l’Etat providence et des prestations, les britanniques doivent recourir à des alternatives de marché pour assurer leur sécurité sociale : le recours à des fonds de pension ou encore à l’investissement immobilier pour préparer sa retraite ou encore des prêts à la consommation pour assurer leur subsistance dans les périodes difficiles. Quitte à s’endetter fortement et très tôt. Une grande partie de la population a ainsi partie liée, de contrainte ou de gré, avec le secteur financier.

Le pouvoir de la finance procède de son emprise sur la vie quotidienne, mais également de son influence sur la culture et les imaginaires – auquel participe sa capacité à modeler la ligne d’horizon de la ville. Et de son influence sur les responsables politiques, déjà reconnue en 1937 par le futur Premier ministre travailliste Clement Attlee : « Encore et toujours, nous voyons qu’il y a dans ce pays un autre pouvoir qui siège à Westminster. La City de Londres, ce terme bien commode pour désigner un ensemble d’intérêts financiers, est en mesure de s’imposer face au gouvernement. Ceux qui contrôlent l’argent peuvent mener à l’intérieur du pays et à l’étranger une politique contraire à celle qui a été décidée par le peuple18. »

Aujourd’hui la City semble plus que jamais en mesure d’imposer ses vues aux forces politiques britanniques – du parti conservateur au parti travailliste dirigé par Keir Starmer. « Avec Jeremy Corbyn, nous avions démontré qu’il était possible et populaire de remettre en cause le pouvoir de la finance » avance James Schneider, membre de l’aile gauche du parti travailliste. « Mais la direction actuelle a tourné le dos à toute critique à l’égard de la City ». Invitée à la conférence annuelle 2022 de TheCityUK, la députée travailliste Rachel Reeves, en charge de l’économie et des finances dans la direction du parti travailliste, ânonnait le discours lénifiant des lobbyistes de la City : « Le Royaume-Uni devrait être incroyablement fier du succès international de son industrie des services financiers, qui en est la première exportatrice mondiale ».

La crise qui vient

Et pourtant, le pouvoir de la City pourrait bien prochainement trembler sur ses bases. Car le modèle de croissance financiarisé qu’il a promu est fragile. Il dépend l’afflux de capitaux du monde entier à Londres pour alimenter l’investissement dans des activités non productives (immobilier, marchés financiers) et susciter une consommation de luxe… ou à crédit. Les crises récentes pourraient bien faire s’écrouler ce château de cartes. La crise énergétique initiée par l’invasion de l’Ukraine, l’inflation et le resserrement monétaire engagé par la Fed a conduit à une « fuite vers la sécurité » des capitaux vers les valeurs américaines, dopant le dollar et pénalisant les autres monnaies.

Alors que la marée des capitaux bon marché se retire, la faiblesse de l’économie de rente britannique, accentuée par le Brexit, apparaît au grand jour : mauvais fondements économiques, industrie exsangue, surévaluation des actifs … La chute de la livre accroit davantage une inflation élevée. Les investisseurs sont inquiets quant à la perspective de la récession et de sévères corrections à venir dans la valeur des actions et obligations. Après deux décennies de hausse continue des prix, l’immobilier a commencé à chuter. Mais aussi d’une résurgence du mouvement social face à la flambée du coût de la vie, avec des grèves massives dans de nombreux secteurs, d’une ampleur sans précédent depuis des décennies.

Face à ce scénario catastrophe, le (bref) gouvernement mis en place par Liz Truss, entre le 6 septembre et le 25 octobre 2022, semblait vouloir radicaliser la politique d’attraction des capitaux, celle-là même qui a mené le Royaume-Uni dans l’impasse. Le 23 septembre, son ministre des Finances annonçait un plan de réductions fiscales massives en direction des plus aisés – pour près de 45 milliards de livres. Mais celui-ci a été accueilli plus que froidement par les marchés : il a conduit à un nouveau plongeon de la livre, et a contraint la Banque d’Angleterre d’intervenir massivement pour enrayer la flambée des taux de la dette britannique. Le début d’une profonde crise du modèle britannique d’économie ? En tout cas, le successeur de Liz Truss, Rishi Sunak, ne montre pas de velléité de rompre avec la domination de la City. Au contraire, avec son projet de « Big Bang 2.0 », il s’apprête à programmer une nouvelle vague de dérégulation financière — ce qui revient à jouer avec des allumettes assis sur un baril de poudre.

Note : ce texte est une version enrichie d’un article paru dans Le Monde diplomatique de mai 2023.

Notes :

[1] « Key facts about the UK as an international financial centre 2022 », TheCityUk, janvier 2023, et « Key facts about UK-based financial and related professional services 2023 », mars 2023.

[2] Et pour cause : le Lloyd’s Building a été conçu par un des architectes du Centre Pompidou, Richard Rogers.

[3] Le documentaire The Spider’s Web réalisé avec le concours de John Christensen et Nicholas Shaxson revient sur la mise en place de ce réseau financier offshore.

[4] David Kynaston, Till Time’s Last Sand: A History of the Bank of England 1694-2013, Bloomsbury Publishing PLC, 2017.

[5] « State of the sector : Annual review of UK financial services 2022 », rapport conjoint du Trésor britannique et de la Corporation de la Cité de Londres, juillet 2022.

[6] A titre d’exemple, les représentants des guildes élisent plusieurs représentants honorifiques et sélectionnent les candidats au rôle de Lord Mayor.

[7] A l’instar de la vénérable compagnie des banquiers internationaux, qui a la particularité d’accueillir des membres de toutes nationalités, ou encore celle vénérable compagnie des conseillers fiscaux.

[8] « City’s Cash annual report and financial statements », Corporation de la Cité de Londres, 2021.

[9] « City of London funds », Corporation de la Cité de Londres, 2022.

[10] « Operational Property Portfolio Report 2013 », Corporation de la Cité de Londres, 2 octobre 2013.

[11] « Peter Rees: The man who reshaped the Square Mile », Evening Standard, 20/03/2014.

[12] « Leadership Council», site de TheCityUK (consulté le 2 octobre).

[13] Selon ce rapport sur la contribution du secteur financier à l’économie britannique, celui-ci contribuerait « seulement » à hauteur de 8,6% au PIB (deux fois plus qu’en France et en Allemagne), pour un total d’emplois de 1,1 million.

[14] « Rishi Sunak to weaken City regulation in post-Brexit nod to Tory donors », The Guardian, 10/05/22.

[15] « New PM Liz Truss will protect ‘crown jewel’ City of London », City A.M., 06/09/22.

[16] « These Are the World’s 20 Most Expensive Cities for Expats », Bloomberg, 08/06/22.

[17] Ibid.

[18] C. R. Atlee, The Labour Party In Perspective, Londres, Hesperides Press, 1937, 2008

Nouveaux visages de la guerre économique et impuissance volontaire de la France

© passyria

Guerre économique. L’expression fait florès depuis l’élection de Donald Trump, mais elle recouvre une réalité qui structure le monde occidental depuis des décennies. ONG, fondations privées et réseaux médiatiques sont autant de pions avancés par les grandes puissances, États-Unis en tête, pour asseoir leur domination économique. Dans cette guerre aux méthodes nouvelles mais aux objectifs anciens, la France se trouve en piteuse posture. C’est la thèse que défend Nicolas Moinet dans Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique. Spécialiste de l’intelligence économique, professeur des universités à l’IAE de Poitiers, Nicolas Moinet a contribué au rapport Martre de 1994. Il a travaillé avec Christian Harbulot dans le groupe parapublic Défense Conseil International, qui a développé l’Intelligence économique de 1993 à 1998. Dans le sillage de cette structure appelée Intelco sont nées deux formations : le master Intelligence économique de l’Université de Poitiers et l’École de Guerre Économique.

Les échiquiers invisibles

 « Des Normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l’intérieur d’un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d’une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. (…) Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu’il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s’opère par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ».

Le rôle de l’influence dans la guerre économique est devenu majeur et, pour bien planter le décor de cette guerre qui ne dit pas son nom, je commence généralement mes conférences par cette citation de Jacqueline Russ. Ainsi, la prise du pouvoir passe-t-elle d’abord par le désordre puis une reprise en main par un ordre qui soit sous contrôle via des systèmes d’information, des normes, des stratégies ouvertes et des dominations masquées et déguisées. Les récentes stratégies mises en œuvre par les GAFAM ne disent pas autre chose et croire, par exemple, que Google ou Amazon seraient de simples entreprises commerciales – aussi puissantes soient-elles – serait se tromper sur leurs objectifs et leur volonté de puissance.

Prenons pour exemple Amazon. Tout d’abord, cette entreprise est née d’un projet politique, celui des hippies californiens rêvant de vivre en autarcie et, pour cela, de disposer d’un système de vente par correspondance permettant de tout acheter où que l’on se trouve. Tel est d’ailleurs le rêve américain et il suffit de regarder certains documentaires sur la construction de maisons dans les forêts d’Alaska pour s’en convaincre. L’équipement sophistiqué de ces hommes et femmes qui bâtissent leurs futures demeures au milieu de nulle part sous le regard intrigué des ours est étonnant. Mais il est vrai que contrairement à la France, la logistique est une préoccupation première aux États-Unis (chez nous, il est généralement admis que « l’intendance suivra » même si dans les faits elle suit rarement !). Ensuite, Amazon va s’appuyer sur Wall Street pour financer son activité de commerce en ligne, non rentable au départ et qui va allègrement détruire deux emplois quand elle en crée un. Son fondateur, Jeff Bezos – aujourd’hui la première fortune du monde – est un stratège doué d’une véritable intelligence politique, comprenant que les élus ne se soucieront pas des petits commerces qui ferment ici et là dès lors qu’ils peuvent inaugurer un centre Amazon, visible et donc électoralement payant. Avec à la clé des centaines de créations d’emplois peu qualifiés permettant de faire baisser le chômage de longue durée.

Car ne nous leurrons pas. Avec son empire, Jeff Bezos veut le pouvoir économique, mais également le pouvoir politique. En fait, le pouvoir tout court. Aussi va-t-il s’opposer à la taxe Amazon votée par la ville de Seattle après avoir fait mine de l’accepter. Celle-ci est censée financer des logements sociaux car, dans cette ville américaine, de nombreux travailleurs ne peuvent plus se loger, finissant par dormir dans des hangars ou sous des tentes tels des SDF. Le géant du commerce en ligne va donc organiser en sous-main des manifestations contre cette taxe et faire revoter le conseil municipal qui se déjugera. Pour ne pas payer. Même pas ! Car il annoncera par la suite créer un fonds d’aide au logement beaucoup mieux doté. Mais on le comprend bien : ceux qui en bénéficieront alors le devront à Amazon. Et pour être sûr de ne plus avoir, à l’avenir, de mauvaise surprise, une liste de candidats va même être soutenue pour l’élection à la mairie. Est-on seulement dans le commerce en ligne ? D’autant que les gains financiers et la véritable puissance du géant se trouvent désormais dans son activité de Cloud – Amazon Web Services – qui représente déjà plus d’un tiers du stockage mondial et vient fournir les serveurs de la CIA. Désormais, le pouvoir est à l’interface.

Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé

Bas les masques !

Ce titre de chapitre a bien failli ne pas exister. Mais un virus et une pénurie de masques vont en décider autrement. En plein confinement face à l’épidémie de Covid-19, une de mes anciennes étudiantes chinoises dont je n’avais plus de nouvelles depuis presque dix ans m’envoie un courriel très attentionné pour me proposer l’envoi de masques à moi et à ma famille. Bien entendu, cette touchante proposition dénote, d’un côté, une empathie dont il serait malvenu de se plaindre. Mais d’un autre côté, ce message me met en colère. Comment accepter l’aide d’un pays dont je reste persuadé qu’il a caché le plus longtemps possible la gravité de l’épidémie en truquant ses chiffres et en bâillonnant ses lanceurs d’alerte ? Pompier-pyromane, le voilà qui développe un soft power sanitaire, pensant faire oublier sa responsabilité dans la crise, ou reléguer au second plan la bataille sur la 5G ou les révélations d’affaires d’espionnage économique qui se multiplient depuis peu… Mais surtout, quelle honte pour mon pays – la France – de n’être pas en mesure de faire face à une situation de crise pourtant prévisible et surtout parfaitement prévue. Alors que faire ? Se résigner ? Non. Continuer à se battre pour mettre dans la lumière des stratégies masquées…

Ne pouvant lutter à armes égales avec l’influence culturelle américaine ni même japonaise, la Chine a mis en œuvre un pouvoir feutré utilisant la première de ses armes, l’argent, via le financement d’infrastructures ou la prise de participations et de contrôle de sites ou d’entreprises stratégiques, profitant avec intelligence de l’absence de politique de sécurité économique au niveau européen. Ainsi faudra-t-il même l’intervention des États-Unis pour empêcher l’OPA du groupe public China Three Gorges sur Energias de Portugal (EDP), première entreprise du pays, en raison des conséquences que cela aurait pu avoir sur sa branche énergie renouvelable présente sur le territoire américain ! En d’autres termes, le soft power américain sera venu contrer le soft power chinois sur un pays de l’Union européenne, reléguant cette dernière à n’être plus qu’un champ de manœuvre parmi d’autres de la guerre économique Chine versus États-Unis. Attristant, non ?

Small World !

Pour influencer la majeure partie des décideurs, un petit monde suffit. Ainsi, le soft power idéologique fonctionne-t-il sur le mode de la viralité et nous retrouvons là le fameux point de bascule cher à Malcom Gladwell. Rappelons-en les modalités. Pour obtenir un effet boule de neige similaire aux contagions, trois ingrédients sont nécessaires : un contexte, un principe d’adhérence et des déclencheurs. La guerre froide et sa lutte entre deux blocs idéologiques vont fournir le contexte au développement d’un néolibéralisme pensé dès les années 30 par le théoricien américain Walter Lippmann. Le principe d’adhérence est celui d’un retard quasi structurel et d’une nécessité de changement permanent qui permet ainsi de recycler le libre-échangisme (en fait relatif) d’Adam Smith pour le rendre compatible avec l’idée d’un État régulateur dirigé par un gouvernement d’experts. Cette généalogie a été particulièrement bien décryptée et reconstituée par la philosophe Barbara Stiegler dans un ouvrage de haute volée au titre évocateur :  Il faut s’adapter. Au-delà, Yuval Noah Harari rappelle dans son magistral Sapiens, une brève histoire de l’humanité, le lien organique existant entre la « secte libérale » (sic) et l’humanisme chrétien, ce dernier ayant également enfanté l’humanisme socialiste, autre secte et surtout grande rivale de la première. Autrement dit, le néolibéralisme n’est pas qu’un ensemble de règles rationnelles visant l’efficacité du système économique capitaliste, mais bien une religion avec son église, ses adeptes, ses prêtres et surtout son idéologie.

Les sentiers de la guerre économique, second volet de Soft powers.

« Open sociey », really ?

En ce qui me concerne, j’ai véritablement commencé à entrevoir la manière dont l’influence et le soft power pouvaient manœuvrer sur les échiquiers invisibles en travaillant sur les fondations Soros en Europe de l’est, une étude réalisée pour le Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique du Secrétariat Général à la Défense Nationale (SGDN devenu SGDSN). Sans doute avez-vous déjà entendu parler du milliardaire américain George Soros, car, trente ans après, il reste toujours actif et la polémique bat son plein, notamment dans son pays natal, la Hongrie. A la tête de cette nation membre de l’Union européenne, le premier ministre Viktor Orban a fait du « mondialiste » Soros et de ses fondations l’ennemi public numéro un expliquant que ces dernières « opèrent comme le faisaient les activistes du département d’agit-prop de l’ancien parti communiste », précisant que « nous vieux chevaux de guerre, savons heureusement les reconnaître à l’odeur ». Bien entendu, il faut se méfier de ne pas emboîter le pas à un courant nationaliste fortement empreint d’antisémitisme. Mais il faut aussi savoir faire la part des choses. Alors, qu’en est-il réellement des actions philanthropiques de l’homme d’affaires ?

« La guerre économique systémique, rappelle Christian Harbulot, s’appuie sur un processus informationnel visant à affaiblir, à assujettir ou à soumettre un adversaire à une domination de type cognitif. L’impératif de l’attaquant est de dissimuler l’intention d’attaque et de ne jamais passer pour l’agresseur. Dans cette nouvelle forme d’affrontement informationnel, l’art de la guerre consiste à changer d’échiquier, c’est-à-dire à ne pas affronter l’adversaire sur le terrain où il s’attend à être attaqué. » Côté américain, le soft power permet de répondre à ces objectifs sous couvert de société ouverte au moyen d’un dispositif qui s’est construit dans la durée sur une véritable synergie public-privé.

De fait, les actions très décriées – désormais en Afrique – du milliardaire américain George Soros ne datent pas d’hier et c’est bien là toute sa force : travailler dans la durée et cacher dans la lumière en s’appuyant sur la théorie du complot pour stopper court à toute analyse en profondeur. Pourtant, les actions d’influence récentes des Open Society Foundations, comme le soutien financier de groupes militant pour l’indépendance de la Catalogne ou le financement, dans nos banlieues françaises, d’associations communautaristes, ne doivent rien au hasard et suivent parfaitement les voies tracées par la politique étrangère américaine. Revenons quelques décennies en arrière, lorsqu’après la chute du mur de Berlin, le réseau du spéculateur-philanthrope américain finance déjà de nombreux programmes liés à la formation des élites dans les ex-pays de l’Est comme l’Université d’Europe Centrale à Prague et à Budapest. En Russie, de nombreux chercheurs ne travaillent plus à cette époque que grâce aux subventions de l’International Science Foundation qui financera même l’arrivée de l’Internet. Mais s’agit-il là simplement d’actions philanthropiques fort louables ?

La guerre pour, par et contre l’information

Suivant cette typologie, et une large panoplie de manœuvres à disposition, on constate que si certaines relèvent de la guerre secrète (avec parfois même l’appui de services spécialisés), la tendance est à l’usage de méthodes légales d’intelligence économique où la transparence va jouer un rôle clé. Ce n’est donc pas nécessairement le plus puissant qui l’emporte, mais bien le plus intelligent, l’intelligence devant alors être comprise comme la capacité à décrypter le dessous des cartes pour mieux surprendre l’adversaire puis garder l’initiative afin d’épuiser l’autre camp. De ce point de vue, la récente victoire des opposants à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes est un modèle du genre dans la continuité de la bataille du Larzac quarante ans plus tôt. Car au-delà des caricatures, cette victoire démontre combien l’agilité déployée par les zadistes a pu paralyser une pseudo-coalition arc-boutée sur l’usage de la force et du droit quand l’autre camp utilisait la ruse et les médias. La trame de fond de la guerre économique est celle de sociétés post-modernes où l’usage de la force est de moins en moins accepté avec un système composé de trois pôles : un pôle autocratique, un pôle médiatique et un pôle de radicalités.

Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie.

Le pôle autocratique appelle un pouvoir politique fort où les décisions sont concentrées dans les mains d’une poignée de décideurs qui fait corps (d’où le préfixe « auto »). On pense tout de suite à certains régimes autoritaires, mais cette autocratie peut également prendre les aspects d’une démocratie dès lors que c’est la technostructure qui gouverne et possède les principaux leviers du pouvoir (« la caste »). Nous retrouvons bien là l’idée de la philosophe Jacqueline Russ pour qui « le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte ». D’où la nécessité de « contrôler » les médias classiques qui appartiennent le plus souvent aux États ou à des puissances économiques quand ils ne survivent pas grâce aux subventions publiques. Une histoire qui n’est pas nouvelle certes. Mais ce qui est nouveau, c’est la nécessité à la fois de créer du désordre et de le gérer « par des systèmes de communication, par des normes, par des stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées ». Le secret va donc devoir se cacher derrière le voile de la transparence. Et ce, dans un écosystème médiatique qui se complexifie, notamment avec l’arrivée des réseaux sociaux numériques, et qui se trouve être également le terrain de jeu du troisième pôle, celui des radicalités. Celles-ci peuvent être organisées (zadistes, black block, féministes, vegans, etc.) sous un mode le plus souvent éphémère et agile ou être le fait d’individus qui se rebellent et se révoltent tels les lanceurs d’alerte.

Le triangle de l’influence radicale

Sur le fond, l’usage de technologies nouvelles à des fins subversives est ancienne mais ce qui modifie la donne, c’est l’étendue du champ d’action et la fulgurance des manœuvres. Le tout sur fond de crise de l’autorité et d’une « tentation de l’innocence », lame de fond remarquablement analysée dès 1995 par l’essayiste Pascal Bruckner pour qui l’homme occidental fuit ses responsabilités en jouant sur l’infantilisation ou la victimisation. Et quand on y réfléchit, cette grille de lecture explique nombre de comportements individuels et collectifs vécus ces dernières décennies… Autrement dit, si l’histoire de l’humanité a souvent été marquée par le combat d’un individu ou d’un petit groupe contre l’ordre établi, jamais l’effet de levier n’a été aussi fort. La fronde de David est désormais réticulaire et les projectiles pleuvent de toutes parts sur notre « pauvre » Goliath souvent aveuglé par l’arrogance du puissant. Colosse au pied d’argile, chêne qui se croit indéracinable à l’heure où les roseaux triomphent. Il faut plus que jamais relire La Fontaine ! L’histoire ne bégaie pas, elle radote. « Les progrès de l’humanité se mesurent aux concessions que la folie des sages fait à la sagesse des fous » écrivait en son temps Jean Jaurès. Disons qu’aujourd’hui, ces concessions s’obtiennent le plus souvent au bras de fer, l’un des pôles devant en faire basculer un second pour l’emporter sur le troisième.

La course aux étoiles

Avez-vous déjà entendu parler de l’IDS, l’Initiative de défense stratégique ? En pleine guerre froide, ce programme américain, appelé communément « guerre des étoiles » par les médias, avait été lancé par le président Ronald Reagan afin de doter son pays d’un bouclier antimissile. Après la chute de l’URSS, nombre d’experts es géopolitique estimeront que l’IDS a joué un rôle non négligeable, en entraînant l’empire soviétique dans une course à l’armement perdue d’avance qui l’asphyxiera économiquement. Dans le domaine du soft power académique, la course aux étoiles pilotée par les États-Unis n’est guère différente. D’ailleurs, pourquoi changer une stratégie qui s’est avérée gagnante ? Nous sommes dans le grand amphithéâtre d’une école de commerce française. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le personnel est réuni pour assister à la présentation du processus d’accréditation du label américain délivré par l’Association to Advance Collegiate Schools of Business. Dans l’amphithéâtre, chaque personnel, convoqué pour cette séance solennelle, doit se présenter. Un enseignant de l’école se lève :

« Je suis professeur dans cette école depuis vingt ans après une première carrière de dirigeant d’entreprise ».

« Monsieur, demande l’auditeur qui regarde sa fiche, êtes-vous titulaire d’un Doctorat ? »

« Non Monsieur. ».

« Alors, à l’avenir nous vous demandons de ne plus vous nommer Professeur lorsque vous vous présenterez ».

L’homme, apprécié depuis vingt ans de ses étudiants, se rassoit. S’il s’est présenté comme professeur, c’est tout simplement parce que c’est devenu son métier et que c’est ainsi que le considèrent ses étudiants. Alors, à quoi peut-il songer à cet instant ? À ce vieux système qui consistait à faire enseigner le management par des professionnels mus, dans une seconde partie de carrière, par le désir de transmettre ? À ce bon vieux Socrate qui doit se retourner dans sa tombe devant la victoire des sophistes ? Ou à Nietzsche qui expliquait simplement qu’il n’y a pas de maîtres sans esclaves ? Demain, il se replongera dans les écrits d’Henry Mintzberg et notamment de son fameux « Des managers des vrais ! Pas des MBA », une pierre dans le jardin de ces écoles qui enseignent le management et la prise de décision. Alors, préférer de jeunes PhD qui n’ont que rarement mis les mains dans le cambouis des organisations à de vieux briscards qui ont fait leurs classes, en alternant succès et échecs, sous prétexte que ces derniers ne publient pas dans des revues académiques classées, que presque personne ne lit réellement, a de quoi poser question et même faire frémir.

Précisons, d’emblée, que le principe de la labellisation est tout à fait louable et qu’il permet généralement d’améliorer la qualité des formations. Mais il en existe d’autres, qui plus est européens… Cela dit, la course aux étoiles impose d’en avoir autant, si ce n’est plus, que les concurrents et de collectionner les labels comme d’autres collectionnent les vignettes autocollantes sur leur vitre arrière. Non seulement chaque directeur d’école veut pouvoir afficher autant, voire plus, de labels que ses concurrents, mais il sait également que ses petits copains dépenseront des sommes importantes pour communiquer sur l’obtention de ces labels… après avoir fait aussi un gros chèque pour l’obtenir. Car tout ceci à un prix. Non rassurez-vous : les associations qui les délivrent ne font pas de profit, mais il faut tout de même rémunérer leur service. On sait d’ailleurs peu de choses de ces accréditeurs qui restent plutôt discrets sur leur business model. Quant à ces directeurs d’école qui visent ces accréditations, il serait futile de leur jeter la pierre tant ils sont pris dans un système dont on ne peut s’extraire seul. Aux stratégies collectives ne peuvent effectivement répondre que d’autres stratégies collectives. Mais qui va oser prendre l’initiative ?

Lobby or not lobby ?

Pour ce qui est de la France, les ouvrages ou articles sur le lobbying regorgent d’exemples d’entreprises ou d’institutions publiques françaises n’ayant pas su s’y prendre avec Bruxelles : absence de stratégie, mauvaise gestion des ressources humaines, arrogance, manque d’informations et de réseaux. Comme pour le développement de l’intelligence économique, dont il est une dimension essentielle, le lobbying va appeler une véritable révolution culturelle… et éthique ! Récemment, deux rapports critiques vont ainsi venir mettre des coups de pied dans la fourmilière en proposant des pistes d’action concrètes : celui de Claude Revel remis en 2013 à Nicole Bricq, ministre du Commerce extérieur, et intitulé « Développer une influence normative internationale stratégique pour la France » ; celui, en 2016, des députés Christophe Caresche et Pierre Lequiller sur « L’influence française au sein de l’Union européenne ». Un rapport parlementaire qui commence par la perte d’influence de la France dans l’Europe des vingt-huit. Encore… Et je ne peux que vous inviter à lire ces documents clairvoyants et instructifs, preuve de la qualité des réflexions institutionnelles. Mais quid du passage à l’action ?

« Les Britanniques veulent gagner quand nous, Français, voulons avoir raison » m’explique Nicolas Ravailhe. Et de me confier un facteur clé de succès (ou d’échec) majeur : « J’ai compris au Parlement européen qu’une victoire numérique peut devenir une défaite politique si elle n’est pas partagée, expliquée et sécurisée. Car le jour où tu gagnes numériquement ton vote, tu vas, en fait, insécuriser tes intérêts. Tes adversaires vont n’avoir, en effet, de cesse de préparer leur vengeance. Et le jour où ils gagneront la partie suivante, cela va te coûter plus cher que si tu avais perdu la première fois ». Avoir raison plutôt que gagner. Cette posture me rappelle nos échecs répétés dans l’organisation des Jeux olympiques jusqu’à ce que nous fassions appel au meilleur lobbyiste dans ce domaine, l’anglais Myke Lee.

Agilité ou paralysie…

Compte tenu de notre difficulté culturelle à appréhender l’influence et à l’accepter comme consubstantielle aux relations humaines, j’ai fini par me demander si la guerre économique n’était pas définitivement perdue. Après tout, ne suis-je pas un Français, c’est-à-dire avant tout « un Italien triste » ? Pour me rassurer, je regarde le globe terrestre, qui trône dans le salon, et voyant la disproportion entre la taille de la France et sa capacité à faire parler d’elle dans le monde, je me rassure. Mais pour combien de temps ? Car certains indicateurs sont là qui m’inquiètent et, plus grave encore, l’absence de réaction face à une guerre économique qui a changé de braquet, appelle une révolution dans les têtes.

L’affrontement entre la Chine et les États-Unis est, à cet égard, édifiant et il serait temps de s’interroger sur ce que, nous Européens, voulons dans une telle configuration ? Mais y a t-il encore un « nous » ? Ceux qui nous dirigent sont-ils réellement conscients de la situation et des enjeux ? Ou ont-ils simplement peur de voir le monde dans sa cruelle réalité ? Croient-ils vraiment à ce qu’ils disent quand ils invoquent leur naïveté, année après année ? Agir sur le monde passe d’abord par la prise de conscience des réalités, par un effort de la pensée pour voir les choses telles qu’elles sont, et non telles qu’on souhaiterait qu’elles soient. C’est à cette condition, et à cette condition seulement, que le soft power peut alors être un levier de la puissance et un instrument pour une souveraineté retrouvée.

D’autant que, n’en déplaise à ceux qui invoquent systématiquement les instances supranationales pour justifier leur inaction, le soft power n’est pas qu’une question de taille. Et dans la guerre économique, de « petits » pays arrivent à tirer subtilement leur épingle du jeu. Dans la problématique du faible, l’encerclement cognitif consiste en effet, d’une part, à renverser le rapport de force par le développement de systèmes éphémères ou durables de contre-information et, d’autre part, à user de la force de frappe subversive des réseaux sociaux dans la recherche de légitimité. Ainsi, l’effet Greta Thunberg relève-t-il bien d’une forme de soft power. Tout aussi intéressant est le discret soft power norvégien qui, par petites touches, fait de ce pays producteur d’hydrocarbures, et grand utilisateur de pesticides pour l’élevage du saumon un modèle d’écologie. Une agilité qui s’appuie sur des ONG, un réseau médiatique efficace et un fonds souverain qui pèse plus de 1 000 milliards de dollars ! Et nous pourrions poursuivre notre panorama en passant par le Qatar ou « Cyber Israël ».

Classique, mais complet, le soft power britannique s’appuie sur l’héritage de son empire, ses universités (Oxford, Cambridge), le British Council, la BBC, la musique pop et le football. Sans oublier James Bond, toujours au Service de Sa Majesté. Plus discret, compte tenu de l’histoire du XXe siècle, le soft power allemand s’appuie sur un réseau de fondations, Konrad Adenauer et Friedrich Ebert en tête, et d’ONG dont l’écologie est le cheval de bataille. Mais avec le retour de l’Allemagne sur le devant de la scène internationale, ne doutons pas d’une montée en puissance de son influence.

Et la France dans tout ça ?

Ndlr : cet article est issu de l’ouvrage de Nicolas Moinet Soft Powers, deuxième volet des Sentiers de la guerre économique

La privatisation du système carcéral : l’économie libérale du temps suspendu

journalistsresource.org

Les détenus ont-ils une valeur marchande ? La privatisation du milieu carcéral dans de nombreux pays a enrichi une kyrielle de multinationales. Force de travail à moindre frais, consommateur enchaîné, la politique d’incarcération de masse a été soutenue par de puissants lobbys. De la prison ferme à l’immigration, en passant par la liberté conditionnelle, la privatisation s’attaque à l’ensemble du système correctionnel pour en tirer profit, au détriment de l’intérêt sociétal. Par Arthur Deveaux-Moncel et Florian Mattern.


Dans Surveiller et Punir, Michel Foucault date l’apparition du phénomène carcéral massif à la Révolution française, et plus précisément à la Constituante de 1791. « Entre le crime et le retour au droit et à la vertu, la prison constituera un espace entre deux mondes, un lieu pour les transformations individuelles qui restitueront à l’État les sujets qu’il avait perdus », écrit Jonas Hanway en 1775 dans The Defects of Police. Auparavant, la prison occupait une place résiduelle dans la hiérarchie des peines : l’ordonnance criminelle de 1670 limite son rôle aux lettres de cachet et à l’incarcération de mauvais débiteurs. Le changement faisant suite à la Révolution française est soudain et foudroyant, comme en témoigne le projet de Code criminel présenté à la Constituante par Le Peletier, qui proposait encore une diversité des châtiments : un « théâtre des peines ». En quelques années, la détention devient la forme essentielle du châtiment, transformation consacrée par le Code pénal de 1810. À cette époque, on assiste à une « colonisation de la pénalité par la prison » en Europe, écrit Foucault. Cette mutation touche en effet tant le Saint-Empire de Joseph II que la Russie de Catherine II, qu’elle dote d’un « nouveau code des lois ». À partir de la Restauration, 40 à 43 000 détenus peuplent les prisons françaises, soit un prisonnier pour 600 habitants.

Cette solution uniforme prête le flanc à de nombreuses critiques : « De manière que si j’ai trahi mon pays on m’enferme ; si j’ai tué mon père, on m’enferme ; tous les délits imaginables sont punis de la manière la plus uniforme. Il me semble voir un médecin qui pour tous les maux a le même remède », écrivait par exemple le parlementaire Charles Chabroud[1].

Les besoins issus de cette révolution pénale sont immenses et l’État s’en remet donc à des entreprises privées, « les renfermées ». En échange d’un prix de journée payé par l’État, l’entrepreneur pourvoit à tout : le système de « l’entreprise générale » est mis en place, bien que violemment critiqué. De Tocqueville à Jaillant, on s’émeut de l’insalubrité de lieux qui permettent à certains de s’enrichir : « Le détenu devient l’homme… ou plutôt la chose de l’entrepreneur… l’affaire de l’entrepreneur est de gagner de l’argent ; et le gouvernement, en traitant avec lui, a nécessairement soumis plus ou moins l’intérêt public à l’intérêt privé ». « Jusqu’à présent le service des maisons centrales a été organisé principalement du point de vue financier », dénonce Jaillant en 1873 à l’occasion d’une  commission d’enquête parlementaire. La Troisième République, et plus généralement la première moitié du XXe siècle, seront l’occasion d’une prise en main de la gestion des prisons par le pouvoir public.

La Troisième République, et la première moitié du XXe siècle seront l’occasion d’une prise en main de la gestion des prisons par le pouvoir public.

Néanmoins, cette dynamique s’inverse à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Les systèmes carcéraux de nombreux pays subissent le déferlement de privatisations des années 1980, en premier lieu les États-Unis, victimes du durcissement des politiques pénales amorcé par Nixon dès 1969. Ce changement de ton de la politique américaine en matière de criminalité va faire exploser le nombre de prisonniers et mettre à mal les prisons gérées par les États et le gouvernement fédéral. Face à cette incessante War on Drugs des autorités américaines en pleine explosion néolibérale reaganienne, la solution privée s’impose : la cession de certaines prérogatives d’État en matière carcérale à des entreprises privées. S’établit alors rapidement une industrie carcérale privée dont la survie économique s’appuie sur le nombre de détenus pris en charge dans ses établissements. Ce sont au total 7 millions d’individus qui vivent sous le joug correctionnel dont plus de 2,3 millions de détenus et de prisonniers, et ce sur le seul territoire américain. Le modèle étasunien est un cas à part entière : les  États-Unis détiennent à eux-seuls ¼ de la population carcérale mondiale, alors qu’ils représentent moins d’1% de la population globale.

Déléguer pour économiser, la stratégie des États

Le modèle carcéral privé est très différent en fonction du pays dans lequel il s’exerce. Environ 11 pays, essentiellement anglo-saxons, sont concernés par un certain niveau de privatisation, dans une proportion plus ou moins notable. On compte aussi parmi eux le Japon, l’Allemagne, la France, mais aussi le Chili, qui devient le premier pays d’Amérique du Sud à signer un contrat complet avec des compagnies pénitentiaires, ou encore le Pérou en 2010. Si le phénomène de privatisation carcérale affecte les États-Unis plus que tout autre pays dans le monde, celui-ci s’est bien propagé en particulier en Angleterre, en Écosse ou encore en Australie. En 2011, ces deux derniers détenaient respectivement 17 et 19% de leurs prisonniers dans des établissements privés. En Australie, ce pourcentage est le résultat d’une augmentation de 95% de la population carcérale privée entre 1998 et 2011[2].

Les partenariats public-privé fleurissent depuis 2008, date à laquelle Rachida Dati signe avec Bouygues un contrat concernant la construction, la gestion et l’entretien de trois nouvelles prisons.

La France n’est pas non plus épargnée par le mouvement de privatisations. Ainsi, les partenariats public-privé fleurissent en particulier depuis le 19 février 2008, date à laquelle Rachida Dati, alors ministre de la Justice, signe avec Bouygues un contrat concernant la construction, la gestion et l’entretien de trois nouvelles prisons. La chancellerie plaide pour une diminution des coûts, idée largement critiquée par la Cour des comptes dans un rapport paru en 2010 qui pointe du doigt d’une part les généreuses marges réalisées par les prestataires au détriment de l’intérêt des détenus, d’autre part un coût de la formation professionnelle des détenus inefficient (7,28€ en gestion publique, contre 17,23€ en gestion déléguée).

Aux États-Unis, la première prison privée est créée en 1984 au Texas. Aujourd’hui, un dixième des quelques 2,3 millions de prisonniers étasuniens le sont dans un établissement entièrement géré par le privé. Une moyenne fédérale qui cache d’importantes disparités puisqu’une vingtaine d’États interdit l’existence de prisons privées, tandis que le record est détenu par le Nouveau-Mexique, qui en compte 43,1%. En échange de la construction et de la gestion des prisons, le gouvernement s’engage par des « clauses d’occupation » à ce que les lits soient occupés entre 80 et 100%, sous peine de pénalités. GEO group et Core Civic (anciennement Corrections Corporation of America ou CCA) se partagent les 3,5 milliards de revenus annuels issus de ce marché.

Le gouvernement s’engage par des « clauses d’occupation » à ce que les lits soient occupés entre 80 et 100%.

Au Royaume-Uni, le marché est tenu par deux grandes multinationales : d’un côté G4S, entreprise active dans 125 pays, employant 657 000 personnes et dont le chiffre d’affaires en 2014 culminait à 6,8 milliards de livres sterling. Toutefois, en 2018, le ministère de la Justice a repris la gestion de la prison de Birmingham à l’opérateur privé G4S, après qu’une inspection des services pénitentiaires ait révélé un état “épouvantable” de l’établissement qui accueille plus de 1 200 détenus. De l’autre côté se trouve Serco, surnommée “la plus grosse entreprise dont vous n’avez jamais entendu parler[3]“.

Le tableau général est esquissé : la prison est devenue un marché à conquérir dans de nombreux pays, bien que certains, en particulier l’Allemagne, aient décidé de faire marche arrière. De plus, cette privatisation s’accompagne de politiques d’exploitation, et prône une désastreuse politique d’incarcération de masse.

Les politiques de profit, les stratégies des entreprises

Le prisonnier, un travailleur exploité aux États-Unis

La notion de travail est intrinsèque à l’idée de rédemption du prisonnier. La prison Rasphuis à Amsterdam, ouverte en 1596 et destinée aux mendiants et jeunes malfaiteurs, rend le travail obligatoire contre un salaire. L’objectif de la prison étant la réinsertion, l’oisiveté, mère de tous les vices, doit être combattue, et il faut apprendre aux jeunes personnes de nouvelles compétences. Néanmoins, des failles juridiques ont permis de faire des prisonniers une main d’œuvre quasiment gratuite.

Aux  États-Unis, le 13e amendement de la Constitution adopté par le Congrès le 6 octobre 1865 abolit l’esclavage. Il laisse cependant un vide juridique dans lequel vont s’engouffrer les intérêts privés. Il dispose en effet : « Ni esclavage ni servitude involontaire, si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura été dûment condamné, n’existeront aux États-Unis ni dans aucun des lieux soumis à leur juridiction ». Cette subtilité juridique sert de base constitutionnelle à l’exploitation en milieu carcéral. Ainsi, le salaire moyen horaire en prison aux États-Unis est de 0,63$ par heure. Une moyenne qui cache de fortes disparités puisque dans les États du Texas, de Géorgie ou d’Alabama les prisonniers ne sont pas payés du tout, et sont même obligés de travailler sous menace de sanctions disciplinaires. L’esclavage ne se définit pas autrement.

Et pour quel travail ? La majorité des détenus sert à entretenir la prison, ce qui permet aux entreprises gestionnaires de diminuer leurs coûts puisque l’impact du facteur travail est négligeable. Toutefois, il ne s’agit pas toujours de travaux d’entretien. Ainsi, en Californie, 11,65% des pompiers de l’État sont des prisonniers, travaillant pour un salaire de 3 à 4$ par jour[4]. Ironie du sort, ces aptitudes seront inutiles sur le marché du travail puisque la loi californienne interdit de recruter des pompiers ayant un casier judiciaire. Phénomène résiduel mais néanmoins révélateur, certains détenus, endettés, rejoignent l’industrie du spectacle, servant de distraction dans des corridas. En effet, environ 90% des prisonniers aux États-Unis ne sont pas passés devant un juge[5], puisque tout le monde ne peut pas s’offrir un avocat et que le procureur enquête uniquement à charge ; ceux-ci ont donc fait l’objet d’un accord à l’amiable avec le procureur : pas de procès contre une demande de peine réduite.

https://www.youtube.com/watch?v=AjqaNQ018zU&t=421s
En Louisiane, des jeux de poker de prisonniers au milieu d’une corrida sont désormais la meilleure source de revenus pour certains détenus. © “Prison Labor”, Last Week Tonight with John Oliver (HBO, 5 août 2019)

Par ailleurs, de nombreuses entreprises privées les utilisent comme main d’œuvre à faible coût. Ainsi, l’entreprise d’élevage de volaille Kock Foods a fait l’objet d’une enquête sur l’utilisation du travail de prisonniers dans l’industrie de la volaille d’Alabama par le Southern Poverty Law Center (SPLC) qui estime que, dans au moins sept États, « des dizaines d’entreprises de la volaille » tirent avantage de la main d’œuvre carcérale. Les conditions dans l’industrie sont brutales pour tous les travailleurs du secteur de la volaille. Selon des données fédérales, les usines de transformation des volailles comme celles d’Ashland ont des taux de blessés parmi la main d’œuvre qui atteignent presque le double de la moyenne nationale. Les maladies liées au lieu de travail sont environ six fois plus élevées que la moyenne nationale : traumatismes liés à un stress répétitif, problèmes respiratoires en raison de l’exposition à des produits chimiques, etc. Depuis 2015, 167 cas d’accidents, comprenant huit morts et plusieurs amputations, ont officiellement fait l’objet d’une enquête par les autorités fédérales. Dans les données produites par les États de Géorgie et de Caroline du Nord, le SPLC a découvert qu’au «moins deux dizaines de détenus ont été blessés depuis 2015 dans leur emploi au sein du secteur de la volaille».

Plus connus du grand public, de grandes enseignes comme McDonald’s, Walmart ou encore Victoria’s Secret, par l’intermédiaire de son sous-traitant Third Generation, embauchaient des détenus avant que le scandale n’éclabousse la célèbre marque de lingerie. Le secteur carcéral produit approximativement 1,5 millions de dollars de valeur marchande dans le textile. Pour dénoncer cette exploitation, les prisons étasuniennes ont subi une grève largement suivie du 21 août au 9 septembre 2018, les prisonniers n’ayant plus de syndicats pour les défendre depuis une décision de la Cour suprême de 1977[6].

Enfermement et consommation, les chaînes du prisonnier privé

Si la stratégie initiale de privatisation du système carcéral semble être un reflet des politiques budgétaires en vigueur, celui-ci a ouvert un véritable marché, pléthore d’opportunités économiques que les investisseurs n’ont pas ignorées. Dès l’ouverture de la première prison privée américaine en 1984, les entreprises ont commencé à développer un modèle économique spécifique, propre au système judiciaire et carcéral en place. Plus de 4 000 entreprises américaines ont donc conquis ce nouveau marché, infiltrant chaque branche du secteur carcéral pour y remplacer l’État. S’il est évident que les nouvelles entreprises privées ont d’abord assumé la direction, la construction, et l’entretien d’établissements carcéraux classiques et privatisé l’aspect sécuritaire, le secteur privé s’est aussi accaparé les secteurs médicaux, des télécommunications, de surveillance mais surtout des libertés surveillées et conditionnelles[7].

Si la couverture santé publique américaine était loin d’être performante auparavant, la stratégie des coûts réduits pratiquée par le secteur privé pousse des entreprises – comme Corizon et Wexford – à réduire le personnel présent mais surtout à faire payer l’accès à la santé encore plus cher que ne le fait déjà l’État américain. Les témoignages d’abus de la part des médecins et infirmiers engagés dans ces contrats sont innombrables, en plus de la difficulté d’accès aux onéreux premiers soins et aux premières nécessités pour les détenus. C’est le cas notamment de l’accès aux protections hygiéniques féminines, payantes pour toute détenue sauf en cas d’ordonnance de la part du médecin de la prison. Le hic ? La consultation du médecin de garde de l’établissement est elle aussi payante.

Le secteur des télécommunications, et plus particulièrement de la téléphonie, a été investi par des entreprises comme JPay et Securus afin de rentabiliser les appels passés par et pour les détenus. Bien qu’il soit impossible d’établir un coût moyen des appels passés tant les entreprises impliquées dans ce secteur sont nombreuses, il n’est pas rare de voir le prix dépasser le dollar par minute. Ces frais téléphoniques faramineux pénalisent en particulier des familles souvent très précaires, qui doivent ainsi lutter chaque mois pour se payer un appel téléphonique régulier afin de ne pas perdre le contact avec un membre de la famille en prison ou en maison d’arrêt.

Si le terme  « prison » évoque avant tout une image de cellule avec des barreaux aux fenêtres, l’essentiel du système carcéral – plus des deux tiers aux États-Unis – ne coïncide pas avec cet imaginaire collectif de la geôle. En effet, l’immense majorité du système correctionnel consiste en une forme de liberté partielle, qu’elle soit surveillée ou conditionnelle. Puisqu’il est impossible de garder 2% de la population américaine derrière les barreaux, les entreprises privées ont largement augmenté l’utilisation des libertés conditionnelles – et ce depuis 1976 -, sans oublier d’en faire un secteur économiquement rentable. L’opportunité de sortir de prison plus tôt ou d’éviter une incarcération – que de nombreux procureurs proposent pour éviter un procès ou lorsque la caution est trop élevée, tout particulièrement dans le cas de délits mineurs -, devient alors un fardeau économique pour les détenus. Les entreprises sont alors dans la capacité d’imposer de nombreux frais obligatoires aux condamnés, que ce soit des frais de supervision, d’éthylotests, de tests de drogue, etc. Et en cas d’impayés, le détenu en liberté conditionnelle risque de retourner en prison, ce qui le pousse à tout faire pour payer l’entreprise en question, qui peut, dès lors, fixer les prix souhaités.

Mais le « succès économique » de la liberté conditionnelle pour les acteurs du carcéral privé s’explique aussi par l’explosion des méthodes de surveillance des détenus, comme la pose de bracelets de chevilles électroniques afin de géolocaliser en permanence les détenus. Si cette méthode a été initiée dans les années 1960, la privatisation carcérale en a fait un élément majeur de son modèle de fonctionnement, augmentant ainsi de plus de 65% entre 1998 et 2014 son utilisation, ce qui génère par ailleurs plus de 300 millions de dollars par an aux entreprises pratiquant cette méthode. Et depuis 2009, 49 États américains (à l’exception de Hawaï) autorisent les entreprises à facturer le port de ces bracelets de cheville à leurs porteurs. Mais si l’idée des dispositifs GPS pour lutter contre la surpopulation carcérale ou simplement comme alternative pour des délits mineurs est intéressante, ses résultats, hormis les logiques financières plus que contestables, sont très mitigés. Un très grand nombre d’alertes déclarées par ces appareils – plus de 70% dans une étude de 2007 faite en Arizona – se révèlent être erronées, simplement provoquées par des zones blanches, et poussent ainsi une forme de laxisme de la part des agents chargés de cette surveillance. Ces appareils de surveillance ont de surcroît fait l’objet de très nombreuses plaintes de douleurs physiques quotidiennes (brûlures, abrasions, infections, enflures, céphalées, etc.), et créent une réelle stigmatisation sociale – tant l’image du criminel est forte au vu de la taille du bracelet.  En ce sens, Erving Goffman, définit le « stigmate » par la possession d’un attribut susceptible de jeter le discrédit sur celui qui le porte[8].

Le détenu se retrouve alors prisonnier d’un modèle de consommation extrêmement sournois qui lutte contre toute velléité de réinsertion.

L’ensemble de ces stratégies entrepreneuriales a notamment été qualifié de « McDonaldization »[9] des prisons privées, une recherche perpétuelle du bas coût et de la rentabilité immédiate au détriment de la juste supervision des détenus et des conditions de travail du personnel. Le détenu se retrouve alors prisonnier d’un modèle de consommation extrêmement sournois qui lutte contre toute velléité de réinsertion et qui pousse à la récidive et donc à l’augmentation globale de la criminalité.

Le secteur carcéral privé, un marché d’influences politiques

Immigration et privatisation, le marché de l’enfermement des étrangers

Lorsque l’on parle du secteur carcéral privé, on a souvent tendance à oublier que la pénalisation de l’immigration rend nécessaire la construction de centres de détention. Ici encore, un intérêt privé émerge, avec un incroyable potentiel de croissance dont s’emparent les multinationales de la prison.

D’après la sociologue Louise Tassin, l’Europe développe une tendance à un “marché de l’enfermement des étrangers”[10]. En effet, concernant l’incarcération de migrants en Italie, c’est l’entreprise française GEPSA (qui gère 16 prisons et vend ses services à 10 centres de rétention administrative en France), filiale de Cofely appartenant au groupe GDF Suez, qui investit dans les Centres d’identification et d’expulsion (CIE), en échange d’un loyer versé par l’État. Pour gagner plus de parts de marché, GEPSA met en place une politique de concurrence par les prix, au détriment des demandeurs d’asile.

© Lethbridge, Jane “Privatisation des services aux migrants et aux réfugiés et autres formes de désengagement de l’État, (2017), Public Services International & European Public Service Union.

Au Royaume-Uni, le marché est dominé par une poignée de multinationales de sécurité, se répartissant 73% des migrants détenus par le Service de Contrôle de l’Immigration et des Douanes, et la quasi-totalité des centres. La privatisation du secteur est amorcée dans les années 1970 sous le gouvernement conservateur d’Edward Heath et, en 2015, sur la totalité de ces établissements, seuls 2 IRC (Immigration Removal Centres, dans lesquels les migrants peuvent être enfermés indéfiniment) sont gérés par l’organisation gouvernementale Her Majesty’s Prison Service. Le reste est réparti entre G4S, GEO Group, Serco, Mitie et Tascor. Le coût annuel de détention est en moyenne de £94,56 par personne et par jour. Très critiqué, le dispositif de détention des migrants britanniques est connu pour être l’un des plus irrespectueux des droits des personnes détenues « Detained fast track » (DFT). Au total, le Home Office a passé plus de 780 millions de livres de contrats pour la détention et l’expulsion de migrants entre 2004 et 2022.

Les pays nordiques (en particulier le Danemark, la Finlande, la Norvège et la Suède) ont la réputation d’être plus généreux envers les demandeurs d’asile, mais ont eux aussi privatisé un grand nombre de services. Si, en 1990, 12 % des centres d’accueil de demandeurs d’asile en Norvège étaient privés, c’était le cas de 77 % d’entre eux en 2013. Toutefois, les prestataires de services – notamment le groupe norvégien Adolfsen – fournissaient à l’origine des services de santé et d’aide sociale et non des services pénitentiaires. Ce qui conduit à une prise en charge bien plus respectueuse des migrants.

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Le Christmas Island Immigration Detention Centre en Australie © Wikimedia Commons

En Australie, le système de détention de migrants est entièrement géré par des compagnies privées, qui privilégient une gestion délocalisée. Le scandale du camp de l’île Christmas, à 1500 km des côtes australiennes (dirigé par le contractant Transfield Services et Wilson Security), est particulièrement médiatisé puisqu’en août 2016, une série de documents contenant des plaintes et des récits de mauvais traitements infligés au sein du centre a été publiée par le quotidien The Guardian. Elle contient des preuves de violences sexuelles faites aux enfants, de traumatismes, d’automutilations et de conditions de vie inacceptables. Suite à de multiples enquêtes et rapports parlementaires, le centre est fermé en 2018, mais rouvert en 2019, suite à une défaite historique de l’exécutif, ce qui témoigne d’une volonté de durcissement de la politique migratoire, sujet particulièrement politique en Australie.

Aux États-Unis, Marie Gottschalk, professeure de sciences politiques à l’université de Pennsylvanie, dénonce une “crimmigration”, c’est-à-dire l’inflation des politiques pénales répressives contre les migrants, enfermés désormais dans des “centres de rétentions”. Ainsi, 30 jours de détention sont désormais prévus pour les migrants soupçonnés d’immigration illégale. Core Civic – qui a délaissé le nom CCA en 2016 pour se détacher des scandales qui le concernaient – gère plus de 60 complexes dans 19 États, avec un volume de « vente » de centres de rétention gonflé de 500% en 20 ans. L’entreprise a gagné d’importantes parts de marché depuis le passage de la loi SB 1070 dans l’Arizona, qui crée un nouveau délit : celui de ne pas avoir sur soi ses documents d’immigration. Si la loi prévoyait à l’origine la possibilité d’arrêter sans mandat tout individu soupçonné d’être clandestin, la Cour suprême a limité son application. Un policier peut désormais contrôler l’identité et le statut d’une personne arrêtée pour une infraction, s’il a des « soupçons raisonnables » que cette personne pourrait demeurer aux États-Unis illégalement. Cette loi, rédigée par le lobby ALEC (dont CCA était alors un membre éminent), a permis de remplir les centres de détention. De plus, en Arizona, CCA exerce un monopole dans la détention des migrants. Un marché qui représente tout de même plus de 11 millions de dollars par mois.

Lobbying et politiques d’incarcération de masse

Si la lutte contre la criminalité a pris un tournant majeur dans les années 1970 avec Richard Nixon, ardent défenseur d’une politique dure sur ce sujet, plus connue sous le nom de doctrine Law & Order, celle-ci s’est intensifiée jusqu’aux années Obama. D’abord poussée par des raisons politiques et électorales – le 37e président des États-Unis ayant notamment besoin du vote des populations blanches traditionnellement démocrates – cette doctrine s’est progressivement affinée pour devenir un pilier du système politico-judiciaire américain. La présidence de Ronald Reagan (1980-1988) a vu l’apogée du durcissement des politiques pénales en matière de trafic de drogue, ce qui a largement contribué à l’apparition du carcéral privé pour soutenir l’État. L’Anti-Drug Abuse Act, adopté en 1986, a par exemple consacré les peines minimales pour une grande partie du système judiciaire. Ces peines ont donc rapidement fait augmenter le nombre de condamnations, servant ainsi les intérêts économiques des acteurs émergents. Cependant, si la présidence démocrate de Jimmy Carter (1976-1980) avait quelque peu interrompu la tendance, Bill Clinton (1992-2000) brise le clivage démocrate/républicain en étant le premier démocrate à défendre lui aussi une fermeté sur le sujet de la criminalité. Cela culmine en 1994 avec l’Anti-Violence Strategy qui vise à lutter contre la récidive en instaurant la règle des Three Strikes, une règle qui ordonne une condamnation à perpétuité en cas de troisième condamnation avec au moins un crime majeur. Soutenues par la privatisation à marche forcée du système carcéral, les politiques pénales américaines prennent alors définitivement le chemin de la tolérance zéro et de l’incarcération de masse.

ALEC propose une moyenne de 1 000 textes législatifs par an, dont environ 20% deviennent lois.

En revanche, pour comprendre l’ampleur de la privatisation carcérale américaine, il est crucial de prendre en compte le rôle joué par les lobbyistes de ces entreprises pour orienter la législation dans un sens qui leur est favorable. À ce jeu-là, le plus grand acteur est l’American Legislative Exchange Council (ALEC), une organisation conservatrice très influente qui rédige et propose des textes de lois aux élus américains.

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L’American Legislative Exchange Council, groupe de lobbying conservateur très puissant et très influent dans le domaine pénal © Wikimedia Commons

En effet, celle-ci propose une moyenne de 1 000 textes législatifs par an, dont environ 20% deviennent lois. Fondée en 1973, cette organisation de lobbying politique prend rapidement de l’importance dans les domaines judiciaire et carcéral, au point d’être à l’origine des Three Strikes susmentionnées, ainsi que des peines minimales, mais aussi la SB-1070, les Stand Your Ground Laws (qui élargissent grandement le concept d’auto-défense en autorisant la simple suspicion de menace comme justification) et plus de 30 modèles de législation au niveau étatique et fédéral. Nombre des membres d’ALEC entretiennent des liens étroits avec le milieu carcéral, comme ce fut le cas dans les années 1990 lorsque le président de la Criminal Justice Task Force – de l’organisation chargée de rédiger des propositions de loi fermes en matière pénale – n’était autre qu’un cadre supérieur de CCA, la plus grande entreprise américaine de gestion privée de prisons.

Si les membres d’ALEC démentent continuellement toute collusion avec les géants du privé carcéral comme CCA ou GEO Group, les preuves de cette coopération ne font pas défaut. Un rapport des actionnaires de CCA de 2012 recommande par exemple de lutter contre tout laxisme et indulgence dans le cas des condamnations, des libertés conditionnelles et contre la décriminalisation de certaines activités. Par ailleurs, les entreprises comme CCA s’emploient à un lobbying extrêmement puissant et tentaculaire, dépassant l’échelle d’ALEC pour financer directement de très nombreuses institutions fédérales. CCA finance notamment le département de Justice, le US Marshall Service, le Bureau fédéral des prisons, le département pour la Sécurité nationale, l’immigration et la douane ou encore le Sénat, le département du Travail, le Bureau des affaires indiennes et l’administration pour les enfants et les familles. Pour ces institutions, les dépenses en lobbying atteignent certaines années jusqu’à quatre millions de dollars. Cependant, CCA et GEO Group font également pression sur les politiques judiciaires servant leurs intérêts en finançant directement des campagnes politiques ou des membres hauts placés de l’administration fédérale. En 2014, CCA a versé de l’argent à 23 sénateurs et 25 congressmen, et GEO Group à dix sénateurs et 28 congressmen. Ces entreprises, ainsi que Community Education Centers, Corizon Correctional Healthcare ou encore Global Tel Link, embauchent chaque année une centaine de lobbyistes dans divers États, un certain nombre d’entre eux étant même d’anciens membres du Congrès. Ce lobbying ne se limite pas à l’échelle fédérale puisque les campagnes des gouverneurs sont aussi très prisées. La campagne d’Arnold Schwarzenegger de 2003 est une des innombrables campagnes financées en partie par le carcéral privé, celui-ci ayant reçu 21 200$ pour rouvrir la prison de McFarland au nord de Los Angeles.

S’il est évident que les lobbyistes d’ALEC, de CCA et des autres entreprises s’intéressent à la rédaction de lois servant leurs intérêts, ces derniers s’attachent aussi à lutter contre toute « contre-réforme » et empêchent toute loi de passer l’épreuve camérale, comme le Private Prison Information Act de 2015,  qui aurait forcé les prisons privées à rendre publiques les informations sur la violence au sein de leurs établissements. La même année, le Justice Is Not For Sale Act du Sénateur indépendant Bernie Sanders – qui aurait aboli la privatisation carcérale dans sa totalité et à toutes les échelles, pour rendre la gestion de la criminalité et de la justice « à ceux qui répondent des électeurs et non des investisseurs » – a subi la pression des lobbyistes et n’a donc pu devenir loi.

Tout comme ALEC, CCA et GEO Group démentent régulièrement les accusations de lobbying et affirment, comme ici en 2013, « ne pas prendre position ou parti pour ou contre une réforme législative spécifique en matière d’immigration ». Toutes les dépenses de ces entreprises prouvent pourtant le contraire, leur survie économique étant largement dépendante des politiques judiciaires et migratoires.

Les échecs du carcéral privé

De la condamnation à la réinsertion, en passant par les secteurs de l’immigration, de la surveillance, de la santé, de la consommation, du travail, de l’exploitation, le système carcéral privé s’empare de concepts juridiques et sécuritaires pour en faire un modèle économique inhumain dont la première commodité est l’humain. Mêlé aux considérations politiques et idéologiques, aux lobbys et aux intérêts financiers des entreprises, ce système a substitué la réhabilitation des prisonniers à l’enrichissement privé et l’incarcération de masse. En plus de considérations morales, le carcéral privé montre constamment ses lacunes face au modèle public tant ses résultats sont pauvres. Le nombre de violences (entre détenus et entre détenus et gardes) y est une à deux fois supérieur, les plaintes des détenus ne se dirigent plus contre la gestion disciplinaire ou procédurale mais contre l’accès aux soins et la violence des gardes, les familles s’endettent lourdement pour maintenir le lien avec un détenu qui n’a bien souvent même pas eu le droit à un juste procès. Si les failles juridiques du 13e amendement ne sont pas l’apanage des entreprises carcérales, celles-ci sont exploitées sans vergogne, tournant ainsi en dérision les droits constitutionnels si chers aux Américains.

Ce système a substitué la réhabilitation des prisonniers à l’enrichissement privé et l’incarcération de masse.

La privatisation carcérale à outrance dans le paysage américain – mais aussi à l’international – a notamment perverti tout un équilibre de la société qui aspire pourtant à faire baisser le niveau de criminalité. Et sur ce point, la prison s’avère inefficace et inefficiente. Si certains médias se gargarisent de faits divers macabres pour justifier une violente répression carcérale, le taux de récidive, échelle de Richter de l’efficacité du système carcéral, devrait faire entendre raison aux responsables politiques – 63% de re-condamnation en France après une première incarcération. Les errances de la privatisation du système carcéral nous amènent à soulever la question du rôle que l’État doit jouer dans la réhabilitation et la réinsertion de ses citoyens qui enfreignent la loi, et plus largement interroger le fonctionnement de la prison en elle-même.

Cependant, ce n’est visiblement pas le chemin pris par la plupart des États que nous avons cités. Entre 1987 et 2007, les États-Unis ont augmenté les dépenses pour le milieu carcéral de 127% sans que les dépenses pour l’éducation n’ait augmenté de plus 21%. La préconisation de Victor Hugo, « Ouvrez des écoles, vous fermerez des prisons », s’éloigne de plus en plus.


[1] Ch. Chabroud, Archives parlementaires, t. XXVI p.618

[2] Cody Mason, « International growth trends in prison privatization », August 2013

[3] Migreurop, La détention des migrants dans l’Union européenne : un business florissant, juillet 2016

[4] « Prison Labor », Last Week Tonight with John Oliver (HBO, 5 août 2019)

[5] The 13th, documentaire réalisé par Ava DuVernay en 2016

[6] « Jones v. North Carolina Prisoners’ Labor Union (NCPLU) ». Contre le directeur du département des services correctionnels de cet État, David Jones.

[7] La liberté surveillée correspond ici au terme « probation », qui indique que le condamné purge sa peine à l’extérieur d’une prison suite à un accord lors du procès. La liberté conditionnelle correspond ici au terme « parole », qui indique une réduction de peine après avoir été en prison.

[8] Erving Goffman, Stigmates, (1963)

[9] Terme utilisé en 2011 par Gerry Gaes, ancien Directeur des Recherches à l’Office Fédéral des Prisons

[10] Louise Tassin « Quand une association gère un centre de rétention, le cas de Lampedusa (Italie) », Ve Congrès de l’association française de sociologie, 04/09/2014

Lutte anti-lobbys en France : où en est-on ?

Une manifestation contre les lobbies durant le mouvement Occupy Wall Street en 2011. © Carwil Bjork-James via Flickr.

Le poids des lobbys est un sujet d’inquiétude récurrent dans notre pays. La seule analyse du registre mis en place auprès de la Haute autorité de la vie politique, malgré des limites et des insuffisances patentes, permet d’en approcher l’ampleur et d’identifier les entreprises particulièrement actives auprès des pouvoirs publics.


L’influence des grandes entreprises auprès des pouvoirs publics ne se limite pas au seul chantage à l’emploi. Depuis plusieurs années, et selon le modèle anglo-saxon, les entreprises se mobilisent pour influencer le plus en amont possible les évolutions législatives. Jusqu’à récemment l’ampleur de cette activité restait encore mal cernée, ne pouvant s’appuyer que sur quelques témoignages d’élus concernant les invitations, les amendements pré-rédigés et la veille des ONG. Or la loi du 9 décembre 2016 a souhaité imposer à toute entreprise ou organisation ayant au moins un salarié engagé dans des actions de représentation (dirigeant compris) la déclaration des montants engagés et du nombre de personnes impliquées dans ces actions.

Qui dépense le plus en lobbying ?

À ce titre, l’analyse des données déclaratives du CAC40 est éloquente : ces entreprises ont dépensé au moins 15,7 M€ pour des actions de lobbying, soit 462 500€ en moyenne par entreprise. Cette moyenne doit en effet tenir compte du fait qu’à la lecture du registre quatre entreprises, et non des moindres, n’ont fait aucune déclaration : deux entreprises de conseil, dont les missions auprès du gouvernement et celui de la Défense en particulier, laissent peu de doute sur leur besoin de proximité avec les pouvoirs publics, et deux entreprises industrielles dont Hermès. Au global cette activité a mobilisé pas moins de 178 collaborateurs au sein de ces entreprises, dont 22 uniquement pour Sanofi, qui précise être intervenu pour favoriser certains de ces produits, notamment des vaccins, ou pour renforcer la sécurisation des boîtes de médicaments. Bien que le texte précise que le personnel dédié doit intégrer le dirigeant, deux entreprises ne déclarent aucun salarié, à savoir Kering, dont le dirigeant est François-Henri Pinault, ou bien Vinci, ce qui reflète mal a priori les efforts de l’entreprise pour obtenir marchés et concessions publiques.

En 2018 les entreprises du CAC40 ont consacré au moins 15,7 M€ aux actions de lobbying, 462 000€ en moyenne par entreprise.

Ce registre permet également de mesurer la place prise par les GAFAM dans la vie politique française dans la start-up nation et auprès d’un gouvernement pro-business. Ce n’est pas seulement leur capacité d’innovation ou encore le contexte de la loi sur les fake-news qui expliquent leur exposition, mais également des dépenses de représentation qui ont dépassé les 2,6 M€ en 2018. En ajoutant les sommes consacrées par Twitter, Uber et Airbnb, les principales entreprises américaines du numérique ont déclaré plus de 3 M€ de dépenses pour l’année 2018.

 

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Sans surprise, le secteur bancaire fait partie des secteurs les plus dépensiers, du fait de la présence en France de plusieurs grands groupes d’envergure européenne. En retenant ces principaux établissements, les montants déployés auprès des politiques ont atteint 5,4 M€, et 57 salariés sont recensés. Et si ces montants s’avéraient encore insuffisants pour influencer la réglementation bancaire, la Fédération française bancaire, association de représentation du secteur auprès des pouvoirs publics, a ajouté au moins 1,25 M€. Ces données révèlent également les efforts, aussi financiers réalisés par le seul Crédit Mutuel Arkea, 900 K€ investis, principalement pour soutenir son projet d’indépendance vis-à-vis de la fédération nationale, une somme qui a échappé aux sociétaires de la Caisse de Bretagne

Plus embarrassant, dans un contexte de pression continue sur les coûts des entreprises publiques, les principales participations de l’État ont elles dépensé 2,75 M€ pour influencer leur propre actionnaire, activité confiée à 38 salariés, et sans succès s’il s’agissait de revenir sur les velléités de privatisations du gouvernement.

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Une transparence encore opaque

Cet aperçu permet d’estimer dans l’ensemble les montants mobilisés par les grandes entreprises pour obtenir des décisions publiques favorables. Pourtant, l’analyse plus précise du registre fait apparaître des limites béantes dans ce grand exercice de transparence. Tout d’abord, le caractère public de la base de données incite les entreprises à imputer ces montants au nom de filiales moins connues. La seule recherche de Carrefour, l’enseigne de grande distribution, fait apparaître un montant de 50 K€. Mais il faut ajouter à cela les sommes déclarées par ses filiales Carrefour France ou Carrefour management pour avoir une vision des dépenses véritables du groupe : entre 250 K€ et 475 K€.

À l’inverse, dans le cas de filiales spécialisées, il peut s’avérer opportun de regrouper les sommes dépensées par les filiales d’un groupe afin de ne pas pouvoir les associer à une seule activité, peut-être jugée plus sensible. Ainsi la répartition des dépenses au sein du groupe Bouygues apparaît surprenante, puisque si Bouygues Immobilier a déclaré plus de 100 K€ de frais de représentation, la filiale Bouygues Construction aurait engagé moins de 10 K€ alors que les activités sont proches, ce qui pose la question du véritable bénéficiaire des activités déclarées.

Le registre tel qu’il est constitué ne permet pas non plus de disposer de l’intégralité des thèmes abordés par une entreprise auprès des décideurs. Ainsi, à la question de savoir quel usage a fait EDF du million d’euros dépensé en représentation, celui-ci invoque exclusivement le fait de « favoriser le développement de la production solaire photovoltaïque par l’aménagement de son cadre réglementaire » et d’autres thème en lien avec l’environnement alors que d’autres sources d’énergies ont certainement dû être évoquées lors des échanges.

Pour prendre la pleine mesure de l’influence d’une entreprise, il faut également tenir compte des dépenses engagées par les associations et fédérations d’entreprises. En parallèle de la Fédération bancaire française, évoquée précédemment, la Fédération française de l’assurance (FFA) a dépensé plus de 1,25 M€ pour défendre les intérêts de ses membres. Dans le même esprit, Vinci, indique seulement une dépense en représentation inférieure à 10 K€ en 2018 malgré le rôle qui lui est imputé, et aucun salarié ne défendant ses intérêts, mais dans le même temps l’Association professionnelle des Sociétés françaises concessionnaires ou exploitantes d’autoroutes (ASFA) représentant les intérêts des exploitants a mobilisé au moins 100 K€ pour « proposer des solutions autoroutières en faveur des mobilités du quotidien ». Pour illustrer, on peut citer les dépenses cumulées par les organisations patronales généralistes, qui s’élèvent à elles seules à 3,5 M€ pour l’année 2018.

Le lobbying s’effectue également de manière indirecte, par l’intermédiaire de cabinets spécialisés. Certes, la législation intègre ce cas et les cabinets de relations publiques et d’avocats sont soumis à cette obligation, mais le répertoire n’impose pas à ces cabinets de dévoiler quels sont leurs clients ce qui limite la connaissance de la réalité du lobbying.

Enfin, le registre contient des données génériques qui ne permettent pas d’appréhender, pour une même entreprise, l’usage exact des dépenses réalisées. En effet, la production d’une étude juridique ou technique n’a pas le même impact que les dîners organisés en compagnie d’élus ou la commande de sondage pour influencer l’opinion. De la même façon, le rapport de force d’une entreprise du CAC40 avec un parlementaire ne sont pas de même nature qu’avec des élus locaux concernés par un projet.

Une autorité qui manque de hauteur

La mise en place de la Haute autorité de la vie politique constitue certes une avancée dans le contrôle des comportements du personnel politique, mais encore insuffisante pour garantir la « moralisation de la vie politique ». Ainsi, alors qu’en 2017 la Haute autorité prenait la charge de la surveillance des activités de représentation, ses moyens paraissent encore très limités : les effectifs sont passés de 40 collaborateurs à 52 en 2018, tandis que le périmètre à contrôler s’est nettement étendu avec 6 362 déclarations nouvelles déposées par 1 769 organisations. Ceci explique, avec la nouveauté de cet outil, la faiblesse des contrôles effectifs.

Le contenu du registre des activités de lobbying lui-même n’est pas exempt de critiques. Sa portée principale reste incontestablement de pouvoir approcher l’ampleur de ce phénomène et de le mettre en débat, au moment où tant de citoyens ont le sentiment de ne pas être entendus. Mais le débat ressort affaibli des lacunes évoquées : dispersion des informations pour un groupe, défaut de précision sur la nature des thèmes abordés, absence d’informations sur l’emploi des dépenses réalisées, absence de vision sur le périmètre exact des dépenses incluses (déjeuners, mécénats…). Pour contrecarrer cette activité qui a atteint un niveau susceptible de compromettre un fonctionnement sain de notre démocratie et rétablir la confiance, c’est l’intégralité de la documentation remise aux pouvoirs publics qui devrait être disponible et discutable.

Le législateur a instauré une limite au financement des campagnes électorales, il pourrait aussi plafonner les dépenses de lobbying.

Enfin, si le législateur a instauré une limite aux dépenses de campagne afin de limiter la capacité des plus grandes fortunes à s’offrir une élection, il apparaît plus que jamais nécessaire de plafonner les dépenses de lobbying afin d’éviter un phénomène comparable une fois l’élection passée. Enfin, il faut prendre garde à ce que la publication de ces informations ne devienne pas contre-productive en décourageant les activistes par l’ampleur des moyens de leurs adversaires et contribue à banaliser ce phénomène.

Alors que des moyens de contrôles publics sont insuffisants, la multiplication d’outils de contrôle (Commission nationale des comptes de campagne, validation des comptes par le Conseil constitutionnel, Haute autorité pour la transparence de la vie politique, Parquet national financier) semble conçue pour diluer l’effort de transparence. En l’absence d’efficacité des outils de détection des mauvaises pratiques et d’une culture de la probité, qui empêche par exemple les élus mis en cause de retrouver leur mandat même après des excès avérés, les comportements sont peu amenés à changer comme le montre plusieurs exemples récents.

Qu’est devenu l’intérêt général ?

Alors qu’un grand nombre de citoyens a récemment appelé à une démocratie active, en opposition à la captation de la puissance publique par les intérêts privés, cette exigence se heurte aux moyens mobilisés par les entreprises et leurs représentants pour dicter l’agenda de la majorité, comme le montre le cas emblématique de la suppression de l’ISF mis au jour par France Culture. C’est dans ce contexte que les associations environnementales et caritatives sont contraintes d’aligner leur pratiques sur celles des grandes entreprises pour espérer faire entendre leurs voix auprès des décideurs, ce qui les prive de ressources importantes. C’est le cas notamment de France Nature Environnement qui y a consacré plus de 3,5 M€ ou du Secours Catholique.

C’est contre ce mur de l’argent et ses conséquences sur le quotidien et la santé des populations que se dressent de plus en plus de mouvements citoyens de résistance contre le pouvoir des grandes entreprises, en parallèle des traditionnelles associations de consommateurs : associations de victimes des laboratoires pharmaceutiques, lutte contre le projet d’Auchan dans le triangle de Gonesse… Cette conception heurte frontalement le mythe libéral selon lequel le citoyen, par ses comportements d’achats, finit nécessairement par transformer l’entreprise de l’extérieur. Et, implicitement, que les mauvais comportements des entreprises sont donc validés par ceux qui continuent d’acheter leurs produits, empêchant l’émergence de toute alternative.

Cette vision semble reléguer l’intérêt général à une notion du « vieux monde » pour livrer la puissance publique au plus offrant. Cette étape incarne l’évolution dans son développement ultime de la « grande transformation » décrite par Karl Polanyi dès 1944 qui voyait le désencastrement de la sphère économique du cadre de régulation imposé par l’État pour imposer ses règles à la société. Désormais, la sphère économique, et en particulier les grandes entreprises, ont fini d’assujettir l’État et ses moyens. Bien que ce phénomène dépasse largement le cadre français, il s’appuie dans notre pays sur un régime politique qui conduit à concentrer les leviers du pouvoir dans les mains d’un nombre réduit d’individus, particulièrement vulnérables à la centralisation des décisions et à une conception verticale du pouvoir. Ainsi, les lobbys les plus influents maîtrisent parfaitement le processus de fabrication de la loi et s’y intègrent pleinement, en s’appuyant sur une connaissance fine des réseaux de pouvoir, comme l’a illustré l’affaire du registre tenu par Monsanto sur les décideurs publics.

Dans le cadre institutionnel actuel et avec l’arrivée au pouvoir, dans le sillage d’Emmanuel Macron, d’une élite technocratique familière du privé, la vigilance des citoyens et la contribution de spécialistes engagés pour l’intérêt général est plus nécessaire que jamais. Ainsi, outre l’existence de situations de conflits d’intérêt manifestes jusqu’à l’Élysée même, les grands débats de société finissent par être réduits à des arbitrages entre intérêts commerciaux concurrents et ceci dans la plus grande opacité. L’avenir dira si l’intérêt général est une notion définitivement démodée dans le nouveau monde.

Pour aller plus loin : « Académie Notre Europe » : Quand les lobbys tentent de former des journalistes, par Cyprien Caddeo.