Les leçons de la mobilisation étudiante contre la loi ORE et Parcoursup

Mobilisations étudiantes, mai 2018 © Julian Calfuquir

Le printemps dernier a été marqué par une mobilisation inédite des étudiants contre les projets de loi ORE (Orientation et réussite des étudiants) et Parcoursup. Avec une intensité qui n’avait pas été vue depuis plusieurs années, ce mouvement social a permis de cristalliser l’engagement des jeunes contre les politiques de plus en plus ouvertement néo-libérales du gouvernement. Cette mobilisation étudiante a pris corps dans un climat social sous tension, marqué par la grève des cheminots, les mobilisations contre la loi Asile et immigration et la grève des personnels des services hospitaliers. Aujourd’hui, le projet de loi d’augmentation des frais d’université pour les étudiants étrangers ravive les débats du printemps dernier et interroge plus largement les menaces qui pèsent sur le système public de l’enseignement supérieur et de la recherche. Alors, quelles leçons tirer de la mobilisation du printemps dernier ? Par Julian Calfuquir-Henriquez et Manon Coléou.


 

Aux origines de la mobilisation

Les contours de la loi qui a donné naissance au dispositif Parcoursup ont été annoncés en octobre 2017 par la ministre de l’enseignement supérieur Frédérique Vidal. Son annonce a d’emblée entraîné le mécontentement des étudiants et du corps enseignant. En effet, un parallèle s’est rapidement dessiné avec la mobilisation Devaquet de 1986 : tout comme le gouvernement de l’époque, celui d’Edouard Philippe souhaitait mettre en place une sélection sociale à l’entrée de l’université. La logique aurait a priori voulu que les premiers concernés, les lycéens qui formulent leurs vœux d’orientation post-bac, soient en état d’alerte et mobilisés à l’annonce du vote d’une telle réforme. L’attente d’une mobilisation lycéenne était d’autant plus forte qu’un mouvement étudiant d’importance semblait peu probable. En effet, la déception de la mobilisation contre la loi travail de 2016 qui n’avait pas empêché l’amendement de la loi El-Khomri. Le temps de respiration avant une nouvelle mobilisation semblait insuffisant. Cependant, la mobilisation a touché principalement le milieu étudiant, alors qu’elle n’a au contraire que très peu atteint les lycéens. Bien que les premières actions annoncées officiellement par des organisations de jeunesse sont issues des organisations lycéennes, la mobilisation a pris racine dans les universités dès le mois de janvier. Il a néanmoins fallu attendre la rentrée universitaire de février pour voir apparaître des assemblées générales d’ampleur notable.

Les premières assemblées générales se sont ainsi organisées dans des universités culturellement habituées aux mobilisations. On recense parmi elles Paris 1 – Tolbiac, Rennes 2 ou Toulouse – Le Mirail, qui comptent beaucoup d’étudiants venus des classes moyennes ; mais aussi, à l’inverse, des universités comme Nanterre ou Paris 8, plus diverses sociologiquement. Plus ponctuellement, certains climats de tension sociale ont donné lieu à une contestation plus ample, comme à l’université du Mirail à Toulouse qui était déjà en plein débat interne sur le projet de fusion et d’IDEX, ou encore Paris 8 qui se mobilisait à l’époque pour l’accueil des personnes migrantes.

Néanmoins, certaines actions de répression du mouvement ont aussi encouragé sa diffusion, comme par exemple à Montpellier, où un commando cagoulé a tabassé des étudiants lors d’une occupation. De même, l’intervention des CRS dans les universités de Bordeaux et de Nanterre lors d’assemblées générales, ou la mise sous tutelle du Mirail ont pu participer à la consolidation de la mobilisation.

De nouvelles modalités d’organisation pour une mobilisation inédite

Les syndicats étudiants ont traditionnellement toujours joué un rôle central dans l’organisation des mobilisations sociales. Or, la spécificité de la contestation étudiante du printemps 2018 vient de l’absence notable des syndicats étudiants. Elle est visible aussi bien dans les lieux de déclenchement des mobilisations que dans les formes de représentation à l’échelle nationale dont se dotent les étudiants mobilisés. L’une des conséquences a été une plus grande difficulté pour faire pression sur le gouvernement, mais aussi l’émergence de nouvelles formes de contestation. En effet, le mouvement n’a pas manqué de militants organisés et formés pour faire naître ou maintenir les mobilisations. Ainsi, cette mobilisation à la forme inédite a permis la naissance d’organisations autonomes, désireuses d’indépendance, alors que les organismes traditionnels peinaient à convaincre. Le militantisme étudiant s’est donc structuré autour de réseaux indépendants, et non d’une organisation centrale. La mobilisation de 2016 avait justement permis ce changement de mode de coordination et favorisé l’émergence de ces réseaux dans les manifestations, les débats universitaires, et le mouvement Nuit Debout. Si ces mobilisations étudiantes successives ont formé des « agitateurs professionnels » selon les termes employés par le gouvernement, celles-ci ont également renforcé la rigidité des moyens de répression de celui-ci. Les administrations d’universités ont su combiner des épisodes de répression puis de communication post-répression, ce qui témoigne de l’acquisition nouvelle d’un savoir-faire pour gérer et rationaliser les mobilisations.

La CNE, véritable structuration du mouvement étudiant ?

Les organisations traditionnelles ont certes été dépassées, mais remplacées par un cadre nouveau : la Coordination nationale étudiante, déjà en place lors des précédentes mobilisations. Avec un fonctionnement de mandatement, les étudiants envoyaient des délégations en fonction de la taille de leurs assemblées générales afin de décider d’une stratégie nationale pour le mouvement, appelant principalement à des dates de mobilisation déjà définies par l’agenda syndical des cheminots ou bien en soutien à diverses luttes comme « Justice pour Adama Traoré », ou la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Bien que les délégations soient majoritairement composées de membres d’organisations politiques, la CNE n’est pas parvenue à imposer son rôle politique. Tout d’abord, elle ne représente pas l’ensemble des étudiants. Elle est ainsi devenue le bureau d’enregistrement des revendications de la gauche radicale et le terrain de lutte entre groupes politiques pour remporter une place fantôme de leader du mouvement. La CNE a néanmoins voté de nombreuses initiatives, comme les marches du 5 et du 26 mai, mais elle se rendait parfois inaudible en se concentrant uniquement sur les groupes politiques lui accordant de l’intérêt, et non pas sur les étudiants en lutte ou tout simplement intéressés par la contestation de Parcoursup. C’est donc finalement autour d’événements ponctuels, ou au niveau local que la mobilisation a pris forme, et non à travers un bras de fer national contre le gouvernement.

C’est un mouvement davantage désordonné et réduit qui a fait face à l’administration de Frédérique Vidal. Néanmoins, le mouvement a permis l’émergence de débats intéressants avec le gouvernement. Le cas de Tolbiac vient l’illustrer parfaitement. En effet, l’occupation de ce campus a probablement été l’événement le plus médiatisé de ce mouvement étudiant pour une raison particulière. Elle s’est déroulée sur le site des premières et deuxièmes années de l’Université Paris I. Or, on sait aujourd’hui que la politique néo-libérale se doit de distinguer deux choses : les bonnes et les mauvaises facultés. Dans cette répartition, Paris I se veut, en tant qu’université reconnue de la Sorbonne, un laboratoire idéal pour ce clivage social. D’ailleurs, dans la répartition des « bons élèves » Parcoursup, Paris I ambitionnait de sélectionner les meilleurs élèves au détriment des autres universités qui n’avaient pas aussi bonne réputation.

Il s’agit donc d’un symbole de l’excellence tant désirée qui veut attirer les meilleurs bacheliers, les enfants de classe moyenne ou supérieure pour renforcer les clivages sociaux. Elle a l’ambition d’être une fac d’élite en compétition directe avec les grandes écoles ou les classes préparatoires dans la logique de concurrence entre les établissements du supérieur. Cette occupation a donc eu un important retentissement médiatique car elle venait directement se heurter aux projets du gouvernement dans les lieux de reproduction de l’élite étudiante. On peut par ailleurs remarquer que l’occupation de Paris 8 a duré plus longtemps que toutes les autres, avec très peu d’échos médiatiques. Au contraire, quand les occupations concernent la Sorbonne, la préfecture n’a pas hésité à envoyer deux groupes distincts de CRS, l’un à Tolbiac pour faire diversion, l’autre à la Sorbonne pour déloger les étudiants qui voulaient commencer une occupation. Il s’agit bien d’un effort conséquent de la préfecture pour qu’aucune occupation ne démarre sur le site historique et réputé de la Sorbonne. Le même phénomène s’est produit lors des tentatives d’occupation de Sciences Po Paris, où l’occupation a elle aussi été interrompue instantanément.

Les raisons et les conséquences de la mobilisation

Lorsque les mots d’ordre ne sont pas clairs, le risque d’un mouvement extrêmement divisé et qui ne répond plus à la demande initiale des étudiants devient très grand. Entre les agendas des occupations, ceux des examens, les contextes locaux de fusion, l’absence d’une organisation au sens premier, remplacé par une structuration locale, chaque comité de mobilisation s’est ainsi trouvé seul face à lui-même et maître de son propre agenda. Les rapports de force ont donc pris une tournure plus locale que nationale. Il y a plusieurs raisons à cela, à commencer par une plus grande facilité de mobilisation sur place, et la préoccupation directe pour l’avenir de son université. L’éveil des consciences a été au rendez-vous, néanmoins l’organisation des militants est un autre défi. D’autres sujets de mécontentement n’ont été ainsi abordés que trop tard, comme par exemple la question des algorithmes locaux de Parcoursup ou encore la composition des commissions qui auraient pu être un objectif concret de la mobilisation. De plus, l’essentiel des assemblées générales d’étudiants faisaient déjà le constat de leur impuissance en déléguant la question des manifestations aux cheminots ou à une hypothétique convergence des luttes.

Néanmoins, ce mouvement a aussi rappelé les souvenirs de l’échec de la mobilisation de 2010 contre la loi LRU. Malgré l’intensité de la mobilisation, les réformes contestées ont tout de même été entérinées à la fin de l’année scolaire. Face à ce constat, on ne peut que redouter les futures réformes du gouvernement Macron en termes d’éducation, comme la hausse des frais d’inscription pour les étudiants étrangers.

Une communication limitée et un traitement médiatique ambigu

Si les trois quarts des universités se sont mobilisées contre la loi ORE et Parcoursup, la plupart des citoyens français n’en ont pourtant pas eu conscience. Seuls quelques « coups de buzz », souvent limités au milieu étudiant ou politisé ont permis une diffusion virale des informations, mais principalement sur les réseaux sociaux. Les actions menées contre la mobilisation, comme le commando cagoulé, ou l’expulsion de Tolbiac ont ponctuellement été médiatisées. Le relai de l’information a donc pêché, et cela s’explique par plusieurs facteurs.

Tout d’abord, la présence de mouvances autonomes a influencé la direction de la mobilisation. Le principe même de ne pas prendre de photographies lors des assemblées générales ou des manifestations a largement limité la communication autour des actions mises en place. Tandis que les médias étaient sur le qui-vive à la rentrée de septembre 2017, ils semblent s’être ensuite progressivement désintéressés de cette question quelques mois plus tard lorsque celle-ci a commencé à prendre de l’ampleur. En effet, alors que des assemblées générales rassemblaient plus de 3000 personnes, et que des universités étaient occupées, les grands médias nationaux passaient ces rassemblements sous silence. Ces informations réapparaissent sporadiquement lorsque les opposants au mouvement s’agitaient. Il a fallu un laps de temps pour que l’action du commando cagoulé soit mise en lumière, mais la poursuite de la mobilisation montpelliéraine n’a pas été suivie ni retransmise.

Juste avant l’accueil de la CNE dans ce qui est devenu “la Commune Libre” de Tolbiac, les médias ont ainsi mis en avant la “violence” des occupants. Georges Haddad, le président de l’université Paris 1 a ainsi déclaré sur le plateau d’Elkabbach qu’au sein de l’antenne de l’université occupée on trouve « de la violence, de la drogue, du sexe », voire même de la « prostitution ». Quelques jours plus tard, Tolbiac était évacuée très tôt dans la matinée alors que les étudiants mobilisés sur place dormaient encore. L’évacuation a donné lieu à de nombreux heurts avec la police, mais la préfecture a pourtant déclaré que l’évacuation s’était déroulée sans violence. Malgré les images saisissantes, l’idée que tout pourrait se passer dans le calme sans les étudiants qui bloquent “pour le plaisir de faire des barbecues” et “dégrader les lieux” est la plus médiatisée. Par ailleurs, l’incompréhension ou le manque de volonté de comprendre les enjeux de la sélection et de Parcoursup ont joué en faveur du traitement médiatique du gouvernement. La dimension politique de la mobilisation était totalement occultée des analyses des journalistes de plateaux télé. La décrédibilisation et le manque de relai ont donc participé à la difficile mise en place d’un espace de dialogue.

Si la médiatisation du mouvement a pêché, celui-ci s’est grandement organisé sur les réseaux sociaux. La réflexion autour d’une nouvelle communication et d’une structuration par les réseaux sociaux est désormais devenue un outil fondamental de visibilisation les luttes sociales.

L’apport du mouvement et ses perspectives futures

Ce mouvement a tiré sa force d’événements de grande ampleur et médiatisés, comme les blocages d’universités ou d’examens, les assemblées générales massives, ou les occupations. Cependant, son manque d’élargissement au-delà de la sphère de ce qui compose habituellement la gauche radicale est regrettable. En effet, cette mobilisation est plus ou moins parvenue à toucher les étudiants selon leur faculté d’origine. Par exemple, la filière STAPS, très touchée par le phénomène de sélection et le manque de moyens, n’a vu que très peu d’étudiants de ses filières se mobiliser au niveau national. Il en va de même pour les filières de droit. L’échec technique de Parcoursup dès la rentrée 2018 a ainsi confirmé que les revendications entendues pendant ces mois de mobilisation avaient déjà cerné les défauts de ce principe de sélection à l’université.

Aujourd’hui, les réseaux de militants convaincus de la nécessité d’une alternative pour les universités reprennent leurs mantras. On voit déjà apparaître des campagnes sur la question des frais d’inscription pour les étudiants étrangers, tandis que la mobilisation contre la sélection à l’université et la réforme du bac reviennent au cœur du débat. Cependant, ici encore, la structuration autour d’organisations qui n’ont rien de traditionnel doit aussi interroger ses débouchés possibles afin de répondre aux attentes des étudiants.

La mise en place de Parcoursup nous conduit dans le mur

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

La réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche est fortement contestée depuis de nombreuses semaines. Malgré la communication du gouvernement autour de la loi ORE, les critiques se multiplient dans le champ universitaire. Tribune de Clément Fradin et de Pierre-Yves Modicom.

Parcoursup : pour qui ?

Les éléments de langage distillés sur les antennes de France depuis des semaines par la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche (ESR) et ses relais médiatiques ou syndicaux pour vendre la loi Orientation Réussite Étudiants (ORE) et la plate-forme Parcoursup qui l’accompagne, reposent sur des éléments simples et apparemment évidents : meilleure gestion des flux, une orientation choisie et donc réussie face à l’échec en licence, des moyens pour l’accompagnement des étudiants les plus faibles, de nouvelles places ouvertes dans les cursus en tension, etc. Face à l’insuffisance des contre-argumentaires journalistiques sur un sujet il est vrai assez technique, une vague conséquente d’analyses, venues le plus souvent d’universitaires, a montré les non-dits ou les grossiers mensonges de cette communication tout en soulignant le but non-avoué : sélectionner et en finir avec le baccalauréat comme premier grade universitaire. Un fort mouvement étudiant, suivi plus qu’accompagné par une mobilisation timide du côté enseignant, a dans la foulée achevé de mettre en avant la réalité des universités françaises, sous-dotées et mal considérées, où le malaise des étudiants fait pendant à celui de nombreux personnels.

Cette critique – à nos yeux juste et légitime – de la loi ORE est balisée et bien connue. En tentant de comprendre la logique générale de la loi et ses ressorts idéologiques on retrouve en réalité le fil du temps long, celui dans lequel s’inscrivent les prescripteurs d’opinion et les idéologues derrière les réformes successives de l’ESR et, en dernière instance, c’est sous le chapeau de l’Union européenne et de l’OCDE qu’on débusque le diable.

Décentrer le regard

L’actualité européenne offre parfois des télescopages intéressants : tandis que l’université française est secouée par un mouvement contre la généralisation de la sélection à l’entrée en premier cycle et le démantèlement des cursus de licence, en Espagne, une pétition contre l’étranglement financier de l’enseignement supérieur et de la recherche par les gouvernements successifs recueille plusieurs centaines de milliers de signatures, une grève historique des personnels enseignants touche les universités anglaises en même temps que les scandales de mauvaise gestion de l’argent des frais d’inscription s’y multiplient, et enfin, en Autriche, le gouvernement de coalition des droites radicales présente un projet de généralisation de la sélection et d’augmentation des frais d’inscription.

Partout, lorsqu’on y regarde de plus près, on retrouve les mêmes ingrédients, souvent regroupés hâtivement sous l’étiquette de « marchandisation du savoir » : on pense notamment à la restriction de l’accès à l’université, à l’assèchement financier des organismes de service public, voire à leur fermeture dans certains cas (en France, l’exemple le plus actuel est la liquidation programmée de l’ONISEP, le service public de l’orientation), et au passage à une logique de contractualisation des relations entre l’État et les opérateurs et entre ceux-ci et les étudiants, cette dernière prenant le plus souvent la forme d’une augmentation des frais d’inscription.

Mais il ne faudrait pas oublier un élément central des conflits en cours dans des pays comme la France ou la Grande-Bretagne : le rôle d’une strate managériale académique notoirement surpayée, comme cela a particulièrement été relevé en Angleterre (les émoluments mirobolants des présidents de ComUe français tentent vaillamment de donner le change de ce côté de la Manche). Ces managers échappent bien évidemment à tout contrôle par leurs pairs. Ce mandarinat d’un nouveau genre, qui n’a rien à envier à celui que le 1968 européen pensait avoir mis à bas, est en réalité engagé dans une fuite en avant vers « l’excellence », « l’innovation » plus ou moins creuse, et en dernière instance la différenciation du paysage universitaire et scientifique entre un service public paupérisé qui recueille le tout-venant et des poches élitistes engagées dans une compétition mondiale pour les meilleurs talents. Il est d’ailleurs significatif de voir que les acteurs de cette couche managériale en Europe se cooptent volontiers dans des comités stratégiques ad hoc : si l’Europe de l’émancipation par le savoir patine, celle des nouveaux mandarins fleurit à l’ombre de deniers publics dont le flux ne se tarit pas pour tout le monde, et que les incitations venues de l’Union européenne ne font que renforcer.

Cet état de fait n’est pas pour surprendre : les systèmes universitaires et scientifiques européens convergent de longue date vers une situation alliant les logiques de marché (la fameuse « marchandisation », qui n’est pas qu’une affaire de profit mais aussi de fixation des mécanismes de détermination de la valeur comme fait social) et un glissement autoritaire et bureaucratique de plus en plus marqué. Il s’agit même d’un programme, dont le libellé européen fut formulé à Lisbonne en 2000 (après une première ébauche à Bologne en 1998) sous le concept d’économie de la connaissance, emprunté à des modèles économiques dérivés de la théorie du capital humain.

D’où viens-tu, Parcoursup ?

Parcoursup n’est en réalité qu’une étape – décisive il est vrai – dans l’alignement de l’université publique française sur les recommandations de l’OCDE et de l’UE en matière d’ « économie de la connaissance » : la loi « Orientation et réussite des étudiants », au-delà de la sélection, est d’abord et avant tout une loi de différenciation du paysage universitaire entre des établissements dorénavant autorisés à sélectionner ad libitum en réduisant leurs capacités d’accueil en première année et d’autres qui se spécialiseront dans un créneau d’ « universités de bassin », faiblement sélectives, destinées à recueillir la population jeune d’une zone d’activité économique spécialisée. Dans tous les cas, et notamment dans le second, il s’agit de proposer des enseignements « modulaires et capitalisables » « dans une perspective de formation tout au long de la vie » (pour reprendre les termes d’un amendement Les Républicains à la loi ORE voté comme un seul homme par le groupe LaReM). Le patron de la Conférence des Présidents d’Université a récemment parlé du rapprochement entre formations de premier cycle et formation continue comme de la « mère de toutes les batailles » : on reconnaît là un grand principe de la théorie du capital humain promue par la triade Banque Mondiale-OCDE-UE : l’essentiel est de former une main-d’œuvre selon des modules de compétences ajustables en fonction des aléas d’une activité économique dont le présupposé veut qu’elle se concentre de plus en plus dans des métropoles interconnectées et en concurrence globale – les villes qui auront l’heur d’accueillir les « universités d’excellence ». La fin de l’égal accès au service public va donc de pair avec l’abandon du principe de continuité territoriale.

Des étudiants mobilisés à l’occasion de “la fête à Macron” ©Vincent Plagniol

On reconnaît là un des mantras des « réformes structurelles » tant vantées par les dirigeants européens (Wolfgang Schäuble en parlait encore dans une interview au JDD le 29 avril dernier), et dont la restructuration de l’hôpital public fournit un autre exemple saisissant – y compris d’ailleurs sur le plan de la « marchandisation », puisque la tarification des inscriptions universitaires au module de compétence voire au crédit ECTS, telle qu’elle a été instaurée en Espagne et qu’elle menace en France, n’est pas sans rappeler le principe de la tarification à l’acte dans les hôpitaux. La cohérence de ces réformes est indéniable, et renvoie à la formule qui avait fait florès lors du débat français sur la constitution européenne en 2005 : la « concurrence libre et non faussée » comme seul mode de relations entre les personnes, mais aussi entre les territoires, les groupes sociaux et les institutions.

Un chemin qui ne mène nulle part

Mais notre propos n’est pas de verser dans une déploration complaisante de la puissance et de la cohérence de « l’ennemi » qui mènerait à une forme de tétanisation face au « cauchemar qui n’en finit pas ».

Notons par exemple que plusieurs travaux récents montrent en réalité une tendance globale à la déconcentration de la recherche et de « l’innovation » qui place les partisans de la spécialisation des territoires et de la mise en concurrence des métropoles en porte-à-faux vis-à-vis d’évolutions qu’ils prétendent accompagner. De même, depuis quinze ans que le mouvement de concentration et de différenciation a été amorcé en France, ses résultats à l’aune des « classements internationaux » censés légitimer le projet sont restés nuls. Sans rentrer dans le déclinisme de certains, on pourrait même dire que les universités et les instituts de recherche français ont pâti des réformes enchaînées depuis 2003 et particulièrement des lois Pécresse de 2007/2008.

Parallèlement, ailleurs en Europe ou dans les pays de l’OCDE, une marche arrière s’enclenche : la parenthèse des frais d’inscription dans les universités allemandes a été refermée, et en Angleterre, le gouvernement de Theresa May, sous pression du Labour de Jeremy Corbyn qui a fait de la dette étudiante un de ses chevaux de bataille, envisage d’abaisser le montant maximal des frais d’inscription légaux.

De même, l’étude de ces réformes d’un pays à l’autre montre une forte persistance de spécificités nationales qui sapent le travail des réformateurs, notamment du côté du système français, historiquement « dual », et des grandes écoles, où pour un ensemble prêt à jouer le jeu de l’excellence pour s’arroger le titre d’ « université d’excellence » (Paris Sciences et Lettres, organisé autour de l’ENS), force est de constater que de nombreux établissements rechignent au point de mettre en péril les projets des différents gouvernementaux qui se succèdent (et se ressemblent) : ainsi, Polytechnique a préféré renoncer à l’ « Initiative d’Excellence » que de se fondre dans l’université de Paris-Saclay ; Centrale Nantes a préféré aller au conflit avec ses partenaires que de fusionner dans la Nouvelle université de Nantes tant souhaitée (et qui devrait finalement voir le jour sous une forme châtrée) ; l’Institut National Polytechnique de Bordeaux a préféré constituer un réseau avec Grenoble, Toulouse et Nancy que de passer dans l’ombre de la super-université voisine… et Sciences-Po Paris, après de longues tergiversations, a préféré renoncer au label IDEX que de renoncer au statut sui generis de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Compte tenu de la place prééminente de ces établissements en France, que ce soit dans le tissu économique ou dans la formation et la reproduction des élites administratives et politiques, leur volonté de maintenir un modèle spécifique et largement décrié pour son lien insuffisant à la recherche aux yeux des réformateurs représente un échec majeur pour ces derniers.

Du point de vue des opposants à la vague des réformes, ce constat pourrait n’être qu’une victoire à la Pyrrhus, mais il pointe surtout une des sources de résistance les plus fortes aux injonctions de Bruxelles : la tendance à l’uniformisation au moins-disant sous couvert d’universalisme trouve certains de ses adversaires les plus déterminés à l’intérieur même des institutions politiques et universitaires nationales. C’est qu’on touche là aux « masses de granit » des États européens : les structures profondes des systèmes d’enseignement supérieur sont un héritage des chemins tortueux suivis par les différents pays vers l’État-nation et la démocratie. Le paysage universitaire d’un pays est un miroir de ses pratiques politiques de long terme. Autrement dit, du point de vue matérialiste, l’université universelle ne se réalisera pas dans la dénégation des singularités sociales et démocratiques, et la défense de la diversité des systèmes d’enseignement supérieur constitue un point d’appui incontournable dans les premières étapes d’un chemin progressiste, émancipateur… et universaliste.

Quoi que l’on pense des réformes en cours, il reste que l’essentiel est là : le programme néolibéral de convergence des systèmes d’enseignement supérieur repose sur des conceptions mythologiques de l’économie, de la science et de la sociologie des élites. Il est possible que Parcoursup s’impose. Mais non seulement il ne réglera aucun des problèmes dont il prétend être la solution, cela il n’est plus guère besoin de l’étayer après les débats houleux des derniers mois, mais il échouera aussi à produire un système viable et stabilisé. À la clé, il y aura, on le sait, plus d’injustice, plus de souffrance au travail pour les personnels, plus de précarité… et plus de profits pour certains. Mais il y aura aussi l’exigence pour nous de prendre date : le monde de Parcoursup n’est pas tenable, tant à l’échelle de son univers d’application privilégié, l’ESR, que dans la société dans son ensemble, et il incombe donc dès aujourd’hui à ses critiques de travailler à construire celui qui lui succédera si nous voulons qu’il marque un retour aux idéaux de critique, de partage et d’émancipation sans lesquels la science ne peut servir l’intérêt général.