Réindustrialisation : tout miser sur les « industries du futur » est une erreur

Emmanuel Macron lors de la présentation du plan France 2030 le 12 octobre 2021. © Capture d’écran Youtube

La désindustrialisation de la France est désormais reconnue par la grande majorité de la classe politique comme un problème majeur pour notre économie, en raison de la perte d’emplois industriels, de notre déficit extérieur et des relations de dépendance dans lesquelles elle place notre pays vis-à-vis du reste du monde. Depuis la crise sanitaire, du plan de relance au plan France 2030 en passant par les sommets « Choose France », Emmanuel Macron multiplie les annonces de nouveaux sites industriels. Si le déclin de l’industrie française semble enfin s’être arrêté, la spécialisation sur des industries de pointe néglige d’autres secteurs tout aussi stratégiques et empêche de reconstituer un tissu industriel global. Pour l’essayiste Benjamin Brice, auteur de L’impasse de la compétitivité (Les liens qui libèrent, 2023) cette focalisation sur les « industries du futur » est une erreur. Extrait.

Après des décennies de déclin, n’assiste-t-on pas enfin à la progressive réindustrialisation du pays ? Hélas, nous en sommes encore très loin. Certes, depuis le choc de la pandémie, nos dirigeants ont pris conscience de notre vulnérabilité. Emmanuel Macron affirmait en mars 2020 que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». Mais où sont donc les mesures structurantes capables de nous sortir de l’ornière ?

Mis à part quelques projets de relocalisation, notamment pour le paracétamol, nos dirigeants restent en réalité prisonniers de leur logique de compétitivité. À leurs yeux, l’urgence serait d’exporter davantage, car rien ne servirait de se battre pour des industries où nous sommes concurrencés par des pays avec un faible coût de la main-d’œuvre. Quand Emmanuel Macron parle de réindustrialisation, il pense aux batteries, à l’hydrogène ou au « Plan Quantique », certainement pas à ce qu’il dénigrait comme des « secteurs en difficulté » (août 2020). Un conseiller de Bruno Le Maire exprimait franchement les choses en novembre 2021 : « L’avenir industriel n’est pas dans le masque ou dans la fringue, mais dans la montée en gamme [1] . »

Tout le monde, ou presque, semble avoir enfin compris l’importance de l’industrie pour l’économie d’un pays; l’illusion d’une société sans usine s’est à peu près dissipée. Cependant, nos dirigeants ne sont pas du tout sortis de la logique d’intégration accrue de la France à la mondialisation, avec montée en gamme et spécialisation dans quelques domaines à forte valeur ajoutée (en particulier l’aéronautique et le luxe). C’est-à-dire la logique qui nous a fait abandonner naguère, sans trop de remords, le cœur même de notre appareil industriel… Avec pour résultat de nous avoir rendus aujourd’hui tellement dépendants des importations pour notre consommation intérieure.

L’investissement dans les domaines industriels de pointe est certainement nécessaire et l’exécutif a raison d’y consacrer moyens et énergie (à condition d’intégrer les contraintes géopolitiques et environnementales dans l’équation); toutefois, ce n’est pas cela qui permettra de compenser demain la hausse tendancielle de nos besoins extérieurs pour les industries de base. Ne nous le cachons pas, notre spécialisation est structurellement déficitaire. 

Quand on additionne le surplus dans l’aéronautique (+  23 milliards en 2022), dans les produits agricoles et les boissons (+  21 milliards), dans les parfums et cosmétiques (+ 15 milliards) et dans les produits pharmaceutiques (+ 3 milliards), cela permet à peine d’équilibrer le déficit pour l’automobile (-  20 milliards), pour les machines (-  11 milliards) et pour tous les matériaux : bois, plastique, caoutchouc et produits de la métallurgie (-  34 milliards). Rajoutons également le secteur du tourisme – qui se trouve dans les services – dont le solde positif fait contrepoids au solde négatif du secteur textile (- 11 milliards). Mais, après cela, il reste encore à régler le déficit pour les appareils numériques (- 22 milliards), pour les équipements électriques (-  11 milliards), pour les meubles (- 7 milliards), pour les fruits et les légumes (- 4 milliards), pour la viande et le poisson (- 7 milliards), pour les jouets et les articles de sport (- 4 milliards), et ainsi de suite. Tout cela sans même évoquer la facture énergétique, qui a été en moyenne de 50 milliards d’euros dans les années 2010 et a atteint 115 milliards d’euros en 2022 d’après les Douanes et la Banque de France !

Notre spécialisation dans quelques secteurs à très forte valeur ajoutée ne contrebalance pas du tout la perte de notre base manufacturière. Et notre déficit commercial structurel finit par nous rendre de plus en plus dépendants des financements étrangers. Certes, le débat médiatique est monopolisé par la question de l’endettement public. Mais le plus important, en termes de stabilité et de résilience, est notre endettement par rapport au reste du monde. En 20 ans seulement (2002-2022), la position extérieure nette de la France – soit la différence entre les actifs et les dettes des résidents français vis-à-vis de l’étranger – est passée de + 6 points de PIB à – 27 points selon Eurostat. Il y a là une vraie source de vulnérabilité.

Il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement.

Cette situation est d’autant plus dangereuse qu’elle s’entretient elle-même, puisque les différentes industries sont liées les unes aux autres. D’un côté, les pays disposant des industries de base cherchent peu à peu à remonter la chaîne de valeur (en amont et en aval). De l’autre, il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement. Ambitionner de produire de l’hydrogène vert est une chose, mais il faut aussi avoir la capacité de construire les équipements de production de ce vecteur énergétique, les infrastructures de transport qui vont avec et les camions qui utiliseront ce gaz pour rouler [2] . Il paraît difficile de prendre pied dans les technologies de pointe sans revitaliser en parallèle le tissu industriel français, avec son écosystème de PME.

Quant à la création d’emplois, la stratégie actuelle n’a pas encore produit de miracle. Voici les chiffres. Entre le 2e trimestre 2017 et le 4e trimestre 2022, la France a créé 90 000 emplois salariés dans l’industrie, alors qu’elle en avait détruit plus de 500 000 dans les dix années précédentes. Cela est évidemment un progrès dont il faut se réjouir. Cependant, cela n’empêche pas l’industrie de reculer encore dans l’emploi total (- 0,5 point au cours de la période), car l’industrie ne représente qu’une toute petite partie des créations d’emplois salariés. De plus, il faut noter que les emplois créés se concentrent dans l’industrie agroalimentaire et dans la gestion de l’eau et des déchets. Si l’on s’intéresse à l’industrie de fabrication – un secteur qui représente selon les douanes les trois quarts des échanges commerciaux de la France, y compris l’énergie –, la hausse n’est que de 15 000 postes, soit + 0,7 % en presque six années d’après l’INSEE.

En résumé, la France est sortie de la phase de désindustrialisation accélérée qu’elle a connue au cours des décennies précédentes, même s’il faut se montrer prudent, car il reste à mesurer l’impact sur la localisation des unités de production de la hausse du coût de l’énergie et des mesures protectionnistes américaines. Néanmoins, nous sommes très loin d’assister à une réindustrialisation du pays, comme l’indiquent assez clairement le léger recul de l’emploi industriel (en valeur relative) et la dégradation du solde manufacturier.

En concentrant toute l’attention sur les exportations – et plus précisément sur les exportations à forte valeur ajoutée –, les politiques de compétitivité nous enferment dans une impasse, car le véritable potentiel en termes d’emplois et de déficit commercial, mais aussi en termes de résilience et de diminution de notre empreinte écologique, se trouve du côté des importations. Ce dont la France aurait besoin pour se redresser, c’est de la relocalisation d’une partie de la consommation des ménages, des administrations publiques et des entreprises.

Beaucoup d’économistes, inquiets face à la remise en cause du libre-échange, insistent sur les bénéfices matériels de notre insertion dans le marché mondial: « La mondialisation permet d’accroître le pouvoir d’achat des consommateurs en faisant baisser les prix et en accroissant la qualité des produits. » [3] Voilà une réalité qu’il ne faut certainement pas négliger : une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas. Toutefois, il est d’autres réalités dont on doit également tenir compte si l’on entend juger les choses de manière raisonnable.

Une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas.

D’abord, notre abondance matérielle se paie au prix fort. Notre économie devient de plus en plus dépendante du reste du monde, pour l’importation de biens et pour le financement du déficit qui en découle. En parallèle, cette abondance s’accorde assez mal avec nos objectifs écologiques et ne nous prépare pas du tout à un monde dans lequel un certain nombre de ressources vont probablement devenir plus rares et plus chères. 

Ensuite, en dépit de notre abondance matérielle, le pouvoir d’achat est devenu la préoccupation numéro un de la population française, surtout dans les classes populaires. C’est peut-être le signe qu’il y a un vice quelque part! À force de tout miser sur les prix bas, les importations ont remplacé la production locale, ce qui détruit des emplois dans les territoires, augmente les besoins de transferts et joue à la baisse sur les salaires. Le consommateur y a gagné en volume de consommation, c’est indéniable, mais le travailleur est soumis à une très forte pression, au nom de la compétitivité, le locataire des métropoles a du mal à se loger et le contribuable voit son imposition non progressive s’alourdir. Au bout d’un certain temps, même le consommateur ne s’y retrouve plus, car l’écart entre ce que la société le pousse à acquérir – notamment via la publicité – et ce qui lui reste à la fin du mois devient énorme et alimente l’insatisfaction. En abandonnant la définition de nos besoins de consommation au marché mondial, on crée finalement un engrenage de surconsommation qui nous endette vis-à-vis du reste du monde tout en multipliant les frustrations.

Notes :

[1] Poursuit-on la chimère d’une restauration de l’industrie d’antan ou prépare-t-on la transition vers l’industrie du futur ? Elie Cohen, Souveraineté industrielle, vers un nouveau modèle productif ?, Odile Jacob, 2022.

[2] Anaïs Voy-Gillis dans le podcast Sismique, «Industrie: le déclin français, et après?» (2e partie), 28/02/2023.

[3] Xavier Jaravel et Isabelle Méjean, « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? », Note du Conseil d’analyse économique, no 64, avril 2021, p. 11.

L’impasse de la compétitivité, Benjamin Brice, Les Liens qui libèrent, 2023.

Hôtel-Dieu, ou comment transformer un hôpital en hôtel de luxe

Hôtel-Dieu de Marseille © Margarita Lukjanska

La crise sanitaire que nous traversons a révélé des hôpitaux au bord de l’effondrement, laminés par des cures d’austérité budgétaire à répétition. Après des décennies de délabrement au service de l’enrichissement privé, et au-delà de quelques mesures de façade et autres distribution de médailles en signe de récompense, il semble essentiel de repenser les services publics. Les services de santé doivent notamment faire l’objet d’une attention particulière, car leur capacité à répondre à des crises comme celle du Covid 19 a été fortement amoindrie. Ils constituent autant d’organes vitaux indispensables au bon fonctionnement d’une société équitable et respectueuse de l’humain. 


Les hôpitaux publics souffrent régulièrement de coupes budgétaires au profit de cliniques privées concurrentielles, jusqu’à parfois disparaître complètement. L’Hôtel-Dieu en est un exemple emblématique. Le terme générique « Hôtel-Dieu » s’est imposé à partir de la fin du Moyen Âge pour désigner l’hôpital principal des grandes villes, établissement charitable placé en général près de la cathédrale, fondé et géré par l’évêque pour accueillir tous les indigents, les infortunés, les vieillards impotents et les malades. S’il fût un temps où l’Hôtel-Dieu était là pour soigner, de nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

L’Hôtel-Dieu converti en complexe hôtelier de luxe à Lyon et Marseille

Dans les deuxième et troisième ville de France, Lyon et Marseille, l’Hôtel-Dieu a été reconverti en complexe hôtelier de luxe pour le groupe InterContinental Hotels. À Marseille, le bâtiment construit à la fin du XVIIIe siècle a été acheté par la ville en 2007, avant d’être loué pour 99 ans au géant français de l’immobilier AXA Real Estate Investment Managers, qui a investi 120 millions d’euros pour la réhabilitation. Axa REIM a ensuite confié la gestion de l’hôtel, personnel compris, au groupe InterContinental Hotels Group. Après trois ans de travaux, l’ancien Hôpital-Dieu classé monument historique a cédé la place en juin 2013 à un Hôtel Intercontinental cinq étoiles flambant neuf, avec une vue imprenable sur le Vieux-Port.

Fût un temps, l’Hôtel-Dieu était là pour soigner. De nos jours son bâtiment sert d’hôtel de luxe, voire de galerie marchande.

À Lyon, le prestigieux Hôtel-Dieu, fondé au XIIe siècle en bordure du Rhône, est agrandi au XIXe siècle pour abriter près d’un millier de malades. Le premier hôpital lyonnais va connaître lui aussi une profonde transformation, bien éloignée de ses aspirations premières. En septembre 2009, le maire de Lyon Gérard Collomb présente la feuille de route du projet de réhabilitation. Celui-ci « doit permettre l’accueil d’un hôtel de classe internationale (4 ou 5 étoiles) et des services associés (restaurants, centres de remise en forme et de séminaires), l’installation d’activités commerciales (axées sur le design et la décoration), la prise en compte de surfaces dédiées aux activités tertiaires (avocats, banques, assurances…) »[1]. Définitivement fermé, le bâtiment reste désaffecté de 2010 à 2015, avant d’être complètement réhabilité. À la fin des travaux, cet ensemble ouvre enfin ses portes en juin 2019 et le site du flambant neuf Grand Hôtel Dieu de Lyon, invite alors à la flânerie : « Hier hospice, hôpital ou maternité, il brillait par ses techniques médicales à la pointe. Aujourd’hui, c’est un lieu aux multiples facettes, mais toujours tourné vers l’hospitalité. C’est un Hôtel 5 étoiles, un espace de shopping tendance, un parcours imaginé autour de 4 univers traversant dômes, cours et jardins historiques. »

Hôtel-Dieu de Lyon en 1901 © E. de Rolland & D. Clouzet

La disparition programmée du plus ancien hôpital de France à Paris

Situé au cœur de l’île de la Cité, bordant le parvis de Notre-Dame-de-Paris, l’Hôtel-Dieu fondé en 651 par l’évêque parisien Saint Landry, est le plus ancien hôpital encore en activité dans le monde. En mai 2019, un mois à peine après l’incendie de Notre-Dame, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) annonce par la voix de son directeur général Martin Hirsch céder plus d’un tiers de la surface du patrimoine exceptionnel de l’Hôtel-Dieu au privé. Le promoteur immobilier Novaxia récupère ainsi près de 20 000 m² donnant sur le parvis de Notre-Dame, pour un bail de quatre-vingts ans moyennant 241 millions d’euros[2] – un montant qui semble bien faible au regard du prix du mètre carré dans le quartier – pour y installer des commerces, cafés et restaurants, ainsi qu’un incubateur d’entreprises de santé et, sans doute pour faire bonne figure, une maison du handicap et une crèche[3].  « Nous sommes fous de joie, c’est un lieu mythique, le berceau de Paris » s’enthousiasme le président de Novaxia, Joachim Azan, dans le journal Le Monde.

Plusieurs soignants réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19.

Pour sa part, l’hôpital, qui comptait près de 400 lits il y a une dizaine d’années, en est désormais dépourvu. Plusieurs soignants, dont l’urgentiste Christophe Prudhomme, réclament la réquisition de l’espace encore chauffé et vide (puisque les travaux n’ont pas encore démarré) pour y installer des lits afin de prendre en charge les patients atteints du Covid-19. Pendant ce temps, le service des Urgences vient de fermer ses portes le 15 mars dernier pour ouvrir un centre de dépistage Covid-19, alors qu’il existe d’autres espaces hospitaliers pour cela à Paris. Les malades doivent dorénavant s’orienter vers le service des urgences de l’hôpital Cochin.

La Maire de Paris Anne Hidalgo – pourtant membre du jury avalisant le projet de transformation de l’hôpital – semblait avoir entendu l’appel de l’urgentiste Patrick Peilloux, rejoint par plusieurs personnalités politiques, lorsqu’il lançait un cri d’alarme début avril face à la crise sanitaire en cours : « il faudrait ouvrir immédiatement 500 lits de réanimation et soins continus, soit en ouvrant de nouveau l’hôpital des armées du Val de Grace [lui aussi fermé], soit l’Hôtel-Dieu de Paris ». Elle répondait alors : « Des projets sont à l’étude, je les soutiendrai en intégrant si besoin Hôtel-Dieu et le Val de grâce. »[4] Des projets qui tardent pourtant à se concrétiser en pleine crise sanitaire où le personnel soignant mal équipé s’épuise dans des infrastructures souvent saturées.

 

[1]« Quel avenir pour l’Hôtel-Dieu de Lyon ? », 23 décembre 2010. http://archive.wikiwix.com/cache/?url=http%3A%2F%2Fwww.pointsdactu.org%2Farticle.php3%3Fid_article%3D1448%23chapitre1

[2]Point d’étape sur le projet Hôtel-Dieu, AP-HP, 16 décembre 2019. https://www.aphp.fr/actualite/point-detape-sur-le-projet-hotel-dieu

[3]Les travaux de rénovation étaient censés démarrer en 2020, pour s’achever en 2025. http://novaxia-dev.fr/realisations/hotel-dieu-espace-parvis/

[4]Voir sur le compte Twitter d’Anne Hidalgo : https://twitter.com/Anne_Hidalgo/status/1245372906877652993

Art contemporain : pourquoi l’ouverture de la Pinault Collection à Paris est problématique

https://www.boursedecommerce.fr
Capture d’écran du site de la Pinault Collection de Paris, (l’ouverture est finalement reportée au printemps 2021)

L’ouverture de la Pinault Collection dans le bâtiment de la Bourse de commerce prévue au printemps 2021 va permettre au milliardaire français, François Pinault, d’exposer ses collections en France et de venir concurrencer la Fondation Louis Vuitton. À quelques pas du Louvre et du Centre Pompidou, ce nouveau musée semble être une bonne nouvelle pour les amateurs d’art contemporain. Cependant, il apparaît que François Pinault utilise cet espace promotionnel pour enrichir ses propres marques de luxe et la cote de ses artistes et ce, avec le soutien financier de l’État. C’est en partie grâce à la loi Aillagon sur le mécénat, qu’une nouvelle pratique d’artketing est en train d’apparaître. Une pratique qui nuit à l’art contemporain et appauvrit les finances de l’État.


La Bourse de commerce et la Pinault Collection

Les milliardaires français investissent dans l’art contemporain pour des raisons qui ne sont pas proprement financières. En effet, des économistes [1] ont calculé le taux de rendement d’une œuvre d’art considérée comme un actif financier : il s’avère que les œuvres d’art sont moins rentables que les autres actifs, à peine 3,5%. Il y a pourtant un avantage fiscal indéniable qui est permis par la loi relative au mécénat, dite loi Aillagon de 2003. En échange d’un investissement dans la culture, l’État s’engage à réduire l’impôt à hauteur de 60% du don. C’est ainsi que la Fondation Louis Vuitton, si elle a coûté 780 millions d’euros à LVMH, a donné un lieu à une réduction d’impôt de 518,2 millions d’euros [2]. En bref, elle n’a coûté que 261 millions à LVMH, pourtant leader mondial du luxe et qui a bénéficié de ce qu’on appelle un « effet d’aubaine » [3].

Concernant la Bourse de commerce de Paris, elle appartenait alors à la Chambre de commerce et de l’industrie (CCI), qui l’a cédée pour 86 millions d’euros à la Ville de Paris. La mairie a ensuite décidé de « prêter » le lieu pour une durée de 50 ans à la Pinault Collection en échange de la prise en charge des travaux de rénovation du lieu, qui s’élèvent à 120 millions d’euros. Notons que François Pinault possède à Venise deux musées : le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, ainsi que le Teatrino, petit amphithéâtre transformé en auditorium pour accueillir des colloques.

Qu’est-ce que François Pinault gagnerait à exploiter un lieu pour 50 ans afin de ne gagner qu’une dizaine de millions d’euros par an, ce qui ne rembourserait les travaux qu’au bout de 10 ans ? En fait, il faut comprendre que la Collection ne fonctionne pas comme un musée mais plutôt comme une galerie. Ses missions sont d’abord d’exposer et de vendre, contrairement au musée qui doit conserver. Si le musée est investi d’une mission d’intérêt général, les Collections Pinault ont un profil mercantile. Regardons tout cela plus en détails.

François Pinault et la Collection

François Pinault, à travers les holdings Artémis et Kering, possède de très nombreuses marques de luxe, telles que Gucci, Yves Saint-Laurent, Balanciaga et Alexander McQueen pour ne citer qu’elles. L’industriel qui a fait fortune dans le commerce de bois a mis au point un système très performant de valorisation de ses industries du luxe par ses collections artistiques, et réciproquement. En effet, s’implanter à la Bourse de commerce n’est qu’un moyen supplémentaire de valoriser la totalité des entreprises de Kering et d’Artémis.

Comment s’y est-il pris? Premièrement, François Pinault s’est institutionnalisé en tant que collectionneur d’art. Après plusieurs achats isolés dans les années 1970 et 1980, il décide d’acheter la maison de vente aux enchères Christie’s en 1998. Ce n’est pas qu’une simple acquisition financière, elle permet de crédibiliser le positionnement de Pinault dans le monde de l’art. C’est aussi une manière pour Pinault d’asseoir les œuvres de sa collection personnelle à une institution sérieuse afin de pouvoir « objectiver » leur valeur. En effet, Christie’s étant la deuxième maison de vente aux enchères derrière Sotheby’s, elle a le pouvoir d’évaluer la valeur esthétique d’une œuvre et d’en apprécier, de facto, sa valeur marchande. Puis, la troisième étape est symbolisée par le recrutement de Jean-Jacques Aillagon comme conseiller de la Pinault Collection. Ancien ministre de la Culture entre 2002 et 2004, il est celui qui a porté la loi relative au mécénat, qu’il connaît donc parfaitement. Il a également un très bon carnet d’adresses dans le monde de la culture et dans la sphère publique. Enfin, dernière étape, l’achat de 8 000 m2 de lieux d’exposition à Venise, là où a lieu la prestigieuse Biennale internationale de l’art contemporain.

Pinault possède donc des structures importantes où exposer ses œuvres et accueillir des expositions, son auditorium lui permet de recevoir des colloques scientifiques liés à l’art contemporain. De plus, ses musées sont situés à Venise et Christie’s peut objectiver puis maintenir la valeur des œuvres et la cote des artistes promus par Pinault. Enfin, son conseiller Jean-Jacques Aillagon a une connaissance fine du monde de l’art contemporain grâce à son expérience de directeur du Centre Pompidou et de ministre de la Culture, un tissu relationnel très important et facilement mobilisable.

Une nécessaire artification des artistes défendus par Pinault

Le concept d’artification est, d’après Nathalie Heinich, l’institutionnalisation d’une pratique, qui fait passer un objet de son statut d’objet à celui d’objet-art de façon définitive, tout en entraînant un « déplacement durable et collectivement assumé entre art et non-art » [4].

François Pinault a recours à ce procédé d’artification afin d’augmenter la légitimité, et donc la cote, des artistes desquels il possède des œuvres. C’est le cas avec l’artiste américain Jeff Koons. Par exemple, lorsque Aillagon partit quelques années de la Collection pour aller présider le musée et le domaine du Château de Versailles, il accueillit dans la galerie des Glaces une exposition de Koons, entièrement financée par Pinault qui prêta généreusement (sic) six œuvres de l’Américain. Lorsque par la suite trois de ces six œuvres furent revendues par Pinault via Christie’s, leur cote avait augmenté suite à l’exposition à Versailles. De fait, on peut penser qu’Aillagon n’avait pas cessé de travailler pour l’industriel français. Ceci est un exemple typique d’artification dans ce qu’elle a de plus scandaleuse, car elle est basée sur des critères de popularité et de visibilité, et non pas sur des critères esthétiques.

Pourquoi ces artistes-là et pas d’autres ? En fait, ce sont des artistes qui promeuvent des valeurs libérales, décomplexées socialement, voire méprisantes ou vulgaires qui ont été « artifiés ». Les « méga-collectionneurs » milliardaires ont intérêt que l’art contemporain incorpore de nouvelles valeurs en phase avec le néolibéralisme ambiant. Ces valeurs sont incarnées par des artistes comme Jeff Koons, Takashi Murakami, Damien Hirst, ou encore Yayoi Kusama. Il n’est pas besoin d’être un spécialiste en histoire de l’art pour remarquer que cette nouvelle vague d’artistes n’incarnent pas des valeurs d’autonomie, de bon goût, de désintéressement, d’heuristique, mais plutôt celles de douceur, de consensus, de couleur, de sourire, de positif, d’enfantin, de flashy, bref de kitsch. Le kitsch est ce qui est acceptable par tout le monde, plaisant, la « négation absolue de la merde » [5], il est artificiel, faux, il est « l’ennemi principal de l’art », écrivait Milan Kundera [6].

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“Pumpkin” du Japonais Yayoi Kusama, exemple d’une œuvre kitsch

De plus, il y a en creux de cette artification une transition idéologique à l’œuvre qui a récupéré l’art (sur ce sujet, voir cet article) et sa critique possible. Cela peut expliquer pourquoi nombre d’industriels comme François Pinault ou Bernard Arnault sont tant intéressés par l’art contemporain.

La luxurisation de l’art

La « luxurisation de l’art » [7] est un mécanisme induit par la gestion des collectionneurs privés qui proviennent du monde du luxe. En fait, on applique des schèmes de rentabilité, d’exceptionnalité et d’ostentation dans l’art, qui n’allaient pas de soi et lui sont même antithétiques.

On assiste en fait à une luxurisation massive et qui ne touche pas que l’art. Après avoir luxurisé les musées, on luxurise le quartier qui l’encercle, puis Paris tout entière. Cette dynamique est particulièrement visible dans les huit premiers arrondissements. Le centre de Paris est schématiquement divisé en un quartier de luxe et un quartier d’art de luxe. Le quartier de luxe est formé par un quadrilatère avenue Montaigne, avenue Matignon, Champs-Élysées et Concorde. Le quartier d’art s’étend du Louvre au Marais. Et la Ville de Paris est en train de transformer les huit premiers arrondissements en un musée grandeur nature dédiés aux touristes riches uniquement. En effet, on appelle des top-artists de l’art contemporain pour refaire le rond-point des Champs-Élysées (frères Bouroullec), l’Église de la Madeleine (James Turell), illuminer l’Arc de Triomphe (Olafur Eliasson), etc.

Capture d’écran Google Maps, avec la Bourse de commerce entourée en vert

Mais pourquoi la Ville de Paris, l’État et toutes les collectivités publiques acceptent cette dépossession de la ville afin d’attirer des touristes étrangers au détriment des habitants-mêmes ? Le Fonds pour Paris apporte une première réponse. Créé en mai 2015 à la demande d’Anne Hidalgo, cette structure de droit privé s’occupe de réunir les fonds privés à la destination de projets publics. Cette fondation réunit à elle seule Jean-Jacques Aillagon, dont on a déjà parlé, Rémi Gaston-Dreyfus, président du conseil d’administration, également membre de celui de Christie’s, qui appartient à Pinault, et Anne Meaux, directrice d’Image 7 et amie de Pinault. Alors que cette structure est censée aider les pouvoirs publics à trouver des fonds, elle a tout d’un rassemblement d’une « élite de pouvoir » [8]. Pourquoi a-t-on choisi une œuvre de Jeff Koons pour honorer les morts des attentats de 2015 [9] ? Parce que les décideurs sont proches de Pinault, que Pinault possède de nombreuses œuvres de Koons, dont il a intérêt d’accroître leur valeur, alors c’est une œuvre de Koons qui fut choisie. Avec l’exploitation de la Bourse de commerce permise gratuitement, on a sous les yeux un exemple supplémentaire de la collusion phénoménale entre les élites du privé et les décideurs publics.

On a sous les yeux une dynamique d’un État qui subventionne de moins en moins la création artistique et fait de plus en plus appel au privé, un affaiblissement symbolisé notamment par la loi de 2003 relative au mécénat, aussi appelée… Loi Aillagon. En clair : l’État et ses collectivités publiques se tirent une balle dans le pied, et c’est le privé qui a appuyé sur la détente.

L’artketing

On assiste à l’émergence d’une pratique réellement inquiétante. En faisant appel à des artistes « artifiés » afin de mettre en valeur des produits de la marque, l’industrie du luxe pratique ce qu’on appelle l’« artketing ». Par exemple, LVMH a demandé à Murakami, Kusama et à Koons de décliner selon leurs vues des produits Louis Vuitton. Par ailleurs, l’exposition, Voguez, Volez, Voyagez organisée par Louis Vuitton au Grand Palais exposait les premières malles de la marque qui datent de la fin du XIXsiècle. Le storytelling est ici axé sur la notion d’unique, d’exception, sur l’art. L’objectif est ici de faire de la marque un art à part entière, d’où l’utilisation du substantif de « créateur » pour des concepteurs et des designers, d’exposer ses produits dans un lieu normalement dévoué à l’art (le Grand Palais) ou de faire appel à de grands architectes pour construire des lieux d’expositions (Frank Gehry pour la Fondation Louis Vuitton et Tadao Andō pour les musées Pinault).

https://www.themilliardaire.com/art/balloon-venus-7515/
Jeff Koons présentant “Balloon Venus” pour accompagner le champagne rosé Dom Pérignon.

L’« artketing » est poussé par LVMH à son paroxysme. La marque a demandé à Jeff Koons de concevoir un « écrin » pour accompagner la sortie du champagne rosé de Dom Pérignon, marque qui appartient au groupe (voir ci-contre). Avec la création d’un packaging original par Koons, pour la somme de 15 000 €, on a le sentiment d’acheter une œuvre d’art, alors qu’on achète du champagne rosé. L’« artketing » n’est pas qu’une simple utilisation de l’art par une marque à des fins de marketing, il est aussi le brouillage de la frontière qui existait alors entre le luxe et l’art. En brouillant volontairement les contours de l’art par des artistes « artifiés » et les contours du luxe par des produits « artialisés », le luxe et l’art ne font plus qu’un. En d’autres termes, l’« artketing » contribue à une dépréciation de l’art et à une appréciation du luxe et ce, toujours au profit des individus les plus riches et des industries milliardaires.

Cette pratique de l’« artketing » permet aux œuvres de soutenir la marque et à la marque de soutenir les œuvres. Dans la pétition « L’art n’est-il qu’un produit de luxe ? » [10], les auteurs s’insurgaient contre « un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise ». D’après la Cour des comptes, on assiste à l’apparition « d’un nouveau type de mécénat. Ce dernier est conçu comme un vecteur essentiel de l’image de l’entreprise et s’intègre pleinement, par ses retombées médiatiques qui peuvent être considérables, dans une politique de communication globale. » [11] C’est tout cela que l’« artketing » : une façon de considérer que marchandise et art dans le domaine du luxe ne font plus qu’un, tout en bénéficiant des lois sur le mécénat afin de profiter de retombées médiatiques énormes.

En bref, l’ouverture de la Bourse de commerce de Paris n’est pas à la gloire de Kering ou de François Pinault, enfin pas directement. Il est à la gloire (et à la cote sur le marché) des artistes dont il a acquis les œuvres. Il utilise l’aura des œuvres pour nourrir l’image de ses marques. C’est ce qui se fait avec Yves Saint-Laurent et son site internet qui annonce de nouveaux vêtements comme des expositions d’art, dont l’une des collaborations avec la marque de sport Everlast consacre Warhol et Basquiat.

Concernant la personne même de Pinault, il a su se construire une image de collectionneur et de mécène, une image distanciée de celle de l’industriel milliardaire. En utilisant son réseau d’élite politique, il est parvenu à implanter un musée dans l’extrême centre de Paris, à deux pas du Louvre, du Ministère de la Culture et du Centre Pompidou et qui vient concurrencer les musées publics. Grâce à son entourage, il est parvenu à intégrer la décision culturelle en matière de politique publique. En plaçant son musée dans le 1er arrondissement, Pinault s’est offert gratuitement une vitrine exceptionnelle pour ses marques de luxe et qui va, a fortiori, lui permettre de valoriser la cote de ses artistes et donc, de l’enrichir encore plus.

Il n’y a aucun doute pour qu’au printemps 2021, la Pinault Collection réussisse un véritable tour de force et explose les records de fréquentation, tout cela, au détriment des musées publics. Avec l’aide de l’État et les impôts des citoyens français, Pinault finance un art de piètre qualité et qui véhicule une idéologie néfaste.


 

[1] cf. les travaux de William Baumol, in Françoise Benhamou, Économie de la culture, « Les marchés de l’art et le patrimoine », pp. 44-62

[2] Hervé Nathan, Alternatives économiques, « Comment le luxe a domestiqué l’art ? », Juin 2019, p. 60

[3] « Il y a effet d’aubaine si l’acteur qui bénéficie de cet avantage avait eu, de toute façon, l’intention d’agir ainsi même si l’avantage n’avait pas été accordé » (Alternatives économiques, « Dictionnaire en ligne »), consulté sur : http://www.alternatives-economiques-education.fr/Dictionnaire_fr_52__def609.html

[4] Nathalie Heinich, Nouvelle revue d’esthétique, « L’artification, ou l’art du point de vue nominaliste », 2019/2, n°24, pp. 13-20

[5] Milan Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être, Folio, p. 357

[6] Milan Kundera, L’Art du roman, Folio

[7] Nous devons l’idée de « luxurisation de l’art » et d’« artialisation du luxe » au philosophe Yves Michaud, cf. Yves Michaud, Ceci n’est pas une tulipe. Art, luxe et enlaidissement des villes, Fayard, 2020

[8] Concept du sociologue américain Charles Wright Mills

[9] Il s’agit de Bouquet of tulips, dont la laideur ne sera pas commentée ici

[10] La pétition est à retrouver ici : https://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/201014/lart-nest-il-quun-produit-de-luxe

[11] Cour des comptes, « Le soutien public au mécénat des entreprises : un dispositif à mieux encadrer », novembre 2018, cf. https://www.ccomptes.fr/system/files/2018-11/20181128-rapport-soutien-public-mecenat-entreprises.pdf