Amérique latine : le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes

Manifestation chiliens à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

« Le néolibéralisme est né au Chili et il mourra au Chili », peut-on lire sur la pancarte que brandit fièrement une manifestante à Santiago. Le pays se soulève contre l’administration Piñera, le président milliardaire dont la politique économique semble en bien des aspects calquée sur celle des « Chicago boys » qui ont entouré Augusto Pinochet. Longtemps adoubé par les économistes libéraux, le « modèle » chilien rencontre aujourd’hui une opposition populaire d’une ampleur historique. Plus au Nord, c’est l’Équateur qui s’embrase lorsque le gouvernement de Lenín Moreno décide de supprimer les subventions au carburant ; si l’ordre est rétabli, le président a été contraint de fuir Quito, pour faire de Guayaquil la capitale temporaire du pays… Ces soulèvements ont pris à rebours la plupart des observateurs, qui considéraient le Chili et l’Équateur comme deux îlots de prospérité, à l’abri des antagonismes qui partout ailleurs fracturent l’Amérique latine. Par Vincent Arpoulet, Randy Nemoz, Nicolas Netto Souza et Pablo Rotelli.


Les contextes diffèrent. Un pouvoir néolibéral solidement en place depuis 1973 au Chili ; un État marqué par dix ans de « socialisme du XXIe siècle » sous la présidence de Rafael Correa dans le cas de l’Équateur, qui expérimente tout juste ses premières années de réformes dictées par le FMI depuis 2006. Un point commun cependant : la présidence de Sebastian Piñera et celle de Lenín Moreno ont toutes les deux été présentées par les médias occidentaux comme des modèles de gouvernance stable et responsable, chacun à leur manière. 

« Papa, retire ton uniforme et viens lutter avec tes enfants », peut-on lire sur la pancarte de cette manifestante chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL.

La présidence de Moreno allait permettre aux Équatoriens d’en finir avec la décennie « corréiste », caractérisée par une politique trop étatiste. Quant au Chili de Piñera, c’était le contre-modèle radieux au désastre vénézuélien. Croissance en hausse constante, accroissement spectaculaire des indicateurs sociaux, taux d’extrême-pauvreté officiellement proche de 0… Dans le cas de Moreno comme dans celui de Piñera, d’importants succès électoraux semblaient confirmer l’appui de la population à leurs réformes.

Ces protestations apparaissent comme la manifestation du rejet, longtemps refoulé, des systèmes en place en Équateur et au Chili, l’exutoire de populations soumises à des réformes impopulaires, auxquels les canaux institutionnels classiques n’ont pas donné de moyens ordinaires d’opposition.

De l’Équateur au Chili, les racines communes de la révolte

Au Chili, c’est la troisième augmentation du prix des transports en commun dans la capitale en deux ans qui est venue embraser tout un pays. Cette annonce, qui aurait pu demeurer sans conséquences, a résonné comme un véritable coup de tonnerre, révélant un malaise bien plus profond.

Comment, dans ce pays du « miracle économique » souvent mis en avant par les grandes institutions mondiales comme un modèle de stabilité économique et politique, une telle colère populaire a-t-elle pu éclater et donner à voir aux yeux du monde une population vent debout contre tout un système ?

Manifestations au Chili © Carolina Guimaraes pour LVSL

Ce sont les structures mêmes du système chilien qui sont remises en cause. Le pouvoir au Chili, depuis 1973, est caractérisé par l’alliance d’une oligarchie de propriétaires conservateurs, d’entrepreneurs étrangers, d’une caste militaire encore puissante et d’intellectuels néolibéraux qui ont voulu façonner le pays au gré de leur vision du monde. Cette alliance de circonstances, qui s’est imposée avec l’arrivée au pouvoir de Salvador Allende en 1970, a procuré au Chili un héritage dont il ne s’est pas défait : une Constitution autoritaire toujours en vigueur, la privatisation d’une très grande partie des secteurs d’activité et un État complice de prédations sur les ressources, l’environnement et certaines populations minoritaires.

À la fin de la dictature, c’est la « concertation » : le retour à une société de compromis fondée sur la volonté de refonder un pays profondément meurtri – le taux de pauvreté avoisinait les 40%, contre 28% en 1973. Les gouvernements de centre-gauche ou démocrates-chrétiens qui se succèdent alors ne remettent pourtant pas en cause l’héritage néolibéral et autoritaire de la période dictatoriale. Bien au contraire : un processus de privatisation de la santé, de l’éducation et du système de retraites est progressivement mis en place.

Le système de santé se divise entre une partie privée (les « Isapre », Instituts de santé prévisionnels) et son pendant public, qui croule sous l’endettement et souffre cruellement d’un manque de moyens. Un troisième système de santé privilégié, destiné aux seules forces armées, a vu le jour sous la dictature de Pinochet. 18% des Chiliens accèdent au système de santé privé, tandis que 70% dépendant de Fonasa, l’institution public de moindre qualité, et que 3% n’ont accès à aucun soin.

Le système des retraites creuse lui aussi les inégalités. Les Chiliens cotisent obligatoirement à hauteur de 10% de leur salaire dans un fonds de pension privé par capitalisation individuelle. Mais en moyenne, un retraité ne reçoit que 200 000 pesos – un peu plus de 250€, avec des prix proches de ceux qui ont cours en France – par mois, une somme largement jugée insuffisante pour vivre décemment.

Il faut ajouter à cela un système éducatif marchandisé qui vient lui aussi fractionner la société, et qui commence par une division entre collèges publics et privés ; dans l’imaginaire collectif, elle instaure l’idée selon laquelle l’enseignement supérieur n’est accessible que si l’on est passé par le privé. Tandis que le coût élevé des études supérieures oblige de nombreuses familles à s’endetter, l’État subventionne des établissements privés qui dépensent des fortunes dans la publicité censée leur faire gagner les parts de marché que sont devenus les étudiants en devenir. L’idéal de concurrence, porté par les « Chicago boys », a donc fini par pénétrer jusque dans le secteur de l’université.

Dans une société ouverte à la mondialisation, marquée par des réformes présentées comme des réussites économiques incontestables, les frustrations des catégories populaires et des classes moyennes se sont donc peu à peu cristallisées. Malgré un PIB par habitant élevé, le pays reste largement marqué par de très fortes inégalités. De nombreux indicateurs le démontrent : le coefficient de Gini est l’un des plus élevés au monde ; la redistribution par l’impôt ne vient réduire les inégalités que de moins de 5%, contre 20% dans un tiers des pays de l’OCDE ;  le 1 % des Chiliens les plus riches détient 33 % des revenus

Manifestation dans la capitale chilienne © Carolina Guimaraes pour LVSL

En Équateur, les mesures économiques annoncées par Lenín Moreno le 1er octobre 2019 ont suscité une vague d’indignation similaire, engendrant treize jours de grève nationale. 

Afin de bien comprendre la situation, il est nécessaire de se pencher en détails sur le contenu de ces annonces. La mesure la plus contestée concerne la suppression des subventions à la consommation de combustibles, qui permettaient jusqu’alors de maintenir le tarif de l’essence à un niveau relativement bas. Leur suppression entraîne une augmentation significative du prix des carburants, mais également des transports. En effet, suite à l’adoption de ce décret, le tarif d’un gallon d’essence augmente en moyenne d’un dollar, ce qui entraîne par conséquent une hausse de 10 centimes du ticket de bus, immédiatement appliquée par la majorité des transporteurs afin de compenser la hausse du prix des carburants.

Si cette mesure impacte en premier lieu les populations les moins aisées, le gouvernement la justifie en avançant deux principaux arguments. D’une part, Lenín Moreno affirme que ces subventions favorisent la contrebande de pétrole avec les pays frontaliers, le coût des combustibles étant bien moins élevé en Équateur qu’en Colombie notamment. D’autre part, il met en avant la nécessité de mettre un terme à la dépendance importante de l’État équatorien vis-à-vis de l’extraction des hydrocarbures. S’il est vrai, comme l’affirme la Loi adoptée le 27 juillet 2010 réformant la Loi des Hydrocarbures de 1971, que « les hydrocarbures constituent la principale source de revenus économiques pour l’État équatorien », il faut également noter que cette annonce suit de près la décision prise par le président équatorien de quitter l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP) à compter du mois de janvier 2020. Or, dans le cadre de l’OPEP, les États sont sommés de respecter des quotas d’exploitation du pétrole et s’accordent sur les modalités d’attribution des concessions aux sociétés pétrolières, ce qui permet la régulation de l’extraction pétrolière.

Des manifestants équatoriens à Quito © Vincent Arpoulet pour LVSL

Depuis le début de l’année 2017, l’OPEP a demandé à ses États membres de réduire leur production pétrolière, afin de soutenir les cours mondiaux, ce que l’État équatorien refuse. La sortie de l’Équateur de l’OPEP ouvre ainsi la voie à une augmentation significative des pratiques extractives sur les nombreux gisements d’hydrocarbures présents sur son territoire. D’autre part, cette annonce s’inscrit dans la perspective de la mise en place de plusieurs contrats de partage de production visant à favoriser l’implantation de sociétés pétrolières privées, à rebours de la politique d’étatisation du secteur des hydrocarbures mise en place par le gouvernement de Rafael Correa, son prédécesseur, qui a notamment instauré une taxe de 25% des bénéfices pour chaque baril de pétrole produit.

Si cette mesure est la plus contestée, elle s’inscrit dans le cadre de l’adoption d’un ensemble d’autres mesures d’inspiration néolibérale – notamment une réduction des salaires de 20% pour l’ensemble des nouveaux contrats de travail signés au sein des entreprises publiques, ainsi que la suppression de quinze jours de congés pour les salariés de la fonction publique.

Le troisième volet de cet ensemble de mesures économiques annoncées comprend des réductions fiscales à l’importation de tablettes, ordinateurs et téléphones portables, auxquelles s’ajoute un abaissement des taxes à la sortie des capitaux. Or, l’économie équatorienne étant dollarisée depuis 2000, l’État n’a pas les moyens d’émettre sa propre monnaie. La réduction des taxes à la sortie des dollars risque ainsi de favoriser la fuite de capitaux, au détriment de l’équilibre interne de l’économie équatorienne. 

Des manifestants arborant le drapeau de la République d’Équateur et des communautés indigènes © Ever Orozco pour LVSL

L’ensemble de ces mesures s’inscrit dans la lignée d’un prêt de 10,2 milliards de dollars de crédits octroyés par des organismes internationaux tels que le Fonds Monétaire International (FMI) ou la Banque Mondiale, entre autres, en vue d’encourager le gouvernement équatorien à créer une économie « plus dynamique » par le biais de mesures visant à assouplir la fiscalité et renforcer les structures de l’économie dollarisée, pour paraphraser Anna Ivanova, chef de mission du FMI pour l’Équateur. Cela vient appuyer la nouvelle orientation géopolitique impulsée par Lenín Moreno, qui se traduit notamment par le retrait du droit d’asile à Julian Assange le 11 avril 2019, l’autorisation de l’installation d’une nouvelle base aérienne étasunienne sur l’île Bartolome dans l’archipel des Galapagos, ou encore, la sortie de l’UNASUR (Union des Nations Sud-Américaines) au profit de la création du PROSUR (Forum pour le Progrès de l’Amérique du Sud), impulsée par plusieurs gouvernements conservateurs du continent, tels que celui de Sebastian Piñera.

La voie de l’insurrection populaire face à la rigidité des institutions

De quoi le « miracle chilien » est-il le nom ? On a bien assisté à une baisse significative du taux de pauvreté depuis la fin de la dictature. On peut cependant le relativiser étant donné qu’il correspond au niveau de revenu inférieur à la moitié du revenu médian, lequel est résolument faible dans un pays aussi inégalitaire. Le Chili a connu de nombreuses contestations toujours plus virulentes depuis les années 2000. À la pointe de cette synergie contestataire : les étudiants, qui luttent inlassablement pour une éducation gratuite. Le pouvoir en place, qu’il s’agisse de la droite de Sebastian Piñera ou des sociaux-démocrates de Michele Bachelet, n’applique que des mesures palliatives sans en remettre les fondements en cause. La question des retraites est également structurante ; le modèle par capitalisation individuelle privée, qui fait reposer toutes les cotisations sur les seules épaules des salariés (il n’y en a aucune pour les employeurs), n’a pas été modifié. De nombreuses autres contestations se sont multipliées dans le pays depuis deux décennies, dans de nombreux secteurs, allant de la protection des terres de certaines minorités à la lutte pour l’accès à l’eau, en passant par divers combats syndicaux sectoriels.

Les événements actuels apparaissent comme le point d’orgue et de convergence de ces colères populaires qui s’agrègent. En résultent des méthodes d’actions très hétérogènes. Partis de la lutte pour le prix des transports, les étudiants sont d’abord venus bloquer les stations de la capitale, quand bien même ils étaient exonérés de cette augmentation. La répression se faisant de plus en plus dure, les classes moyennes, excédées de vivre à crédit, et les classes populaires en souffrance, ont joint les cortèges étudiants.

Les casseroles, emblèmes de la protestation des Chiliens contre le président Piñera © Carolina Guimaraes pour LVSL.

Piñera riposte alors en lançant l’armée dans les rues – une première depuis la fin de la dictature. Loin de mater la contestation, cette décision a mis le feu aux poudres. Les syndicats sont aussi rentrés dans la danse, jusqu’à appeler à la grève générale. Derrière le bruit terrible des tirs à balles réelles – 19 morts sont à déplorer – , c’est le son des casseroles qui s’est fait entendre dans les cortèges. Ce soulèvement aura également vu la destruction de nombreux biens et le pillage de magasins, autant de signes d’une société à bout de souffle.

L’acmé de tous ces moyens d’action fut l’invasion par les manifestants des rues de la capitale, et les images impressionnantes de ce million de personnes venues occuper tout l’espace de la ville. À la vision d’une telle mobilisation, Piñera, après avoir annoncé un plan social incapable de calmer la colère populaire, sacrifie son gouvernement. 

Si les causes à l’origine des protestations possèdent des similarités frappantes au Chili et en Équateur, leurs modalités divergent cependant. Le système politique chilien, malgré son caractère autoritaire et répressif, autorise l’existence d’une opposition organisée, qui s’est notamment cristallisée autour du mouvement Frente amplio. Ce n’est pas le cas en Équateur, où l’ancien président Rafael Correa et ses alliés politiques subissent une persécution politique sous couvert de lutte contre la corruption. À plusieurs reprises, le Conseil national électoral équatorien a invalidé la création d’un mouvement issu de la « Révolution citoyenne » qui aurait été mené par Rafael Correa, avant de l’autoriser à se constituer, dans des conditions résolument défavorables. Face aux réformes menées par Lenín Moreno, les Équatoriens se sont donc longtemps trouvés sans aucun mouvement électoral alternatif. Quant aux mouvements indigènes, sans visées électorales pour la plupart, Lenín Moreno a d’abord parlementé avec eux, incorporant certaines de leurs revendications les plus inoffensives pour son agenda extractiviste et libéral – jusqu’à l’annonce du paquetazo. Privés des canaux classiques que sont les partis politiques et la presse (sinon critique de Moreno sur sa droite, du moins favorable à sa politique), les Équatoriens ont donc trouvé dans la rue et les protestations extra-institutionnels les moyens de faire entendre leurs revendications.

Des volontaires étudiants apportant leur soutien aux manifestants équatoriens blessés © Ever Orozco pour LVSL

Les réformes ont suscité des mobilisations massives à l’appel de syndicats de transports et de conducteurs de taxis, qui ont notamment bloqué pendant deux jours la majorité des axes de circulation dans les principales villes du pays, telles que Quito et Cuenca. Les deux autres forces les plus mobilisées sont la Confédération nationale des indigènes d’Équateur(CONAIE), derrière laquelle se regroupent différents mouvements indigènes, et le Mouvement pour la révolution citoyenne réunissant les soutiens de Rafael Correa. Le mot d’ordre de ces manifestations est clair. Dans un communiqué publié le 7 octobre 2019, la CONAIE écrit ainsi que «Nous rejetons les mesures économiques, réunies sous le nom de paquetazo, et nous demandons le retrait intégral de la lettre d’intention signée avec le FMI ». Face aux mesures de dérégulation et de privatisations adoptées dans le cadre du prêt octroyé par différents organismes internationaux, les moyens d’action utilisés témoignent ainsi d’une volonté de réappropriation des lieux de pouvoir. En effet, les manifestations se concentrent principalement devant le palais présidentiel et l’assemblée nationale. Le 9 octobre, des manifestants pénètrent même dans l’enceinte du parlement équatorien.

Face à ces mobilisations, le gouvernement équatorien décrète l’état d’exception et met en place un couvre-feu autour des lieux jugés stratégiques. Cependant, sous la pression populaire, Lenín Moreno finit par accepter un dialogue avec les principaux représentants des mouvements indigènes et il s’engage, le 14 octobre, à retirer le décret ayant provoqué la hausse du prix des combustibles. 

Si cette annonce conduit à l’arrêt des manifestations, les représentants indigènes dénoncent les violences commises par les forces de l’ordre dans le cadre de l’état d’exception. Au terme de treize jours de manifestations, le Défenseur du peuple, organisme public de défense des droits, fait en effet état de huit morts et 1340 blessés. Par ailleurs, 1192 personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles figurent 54 étrangers, dont notamment des Vénézuéliens. 

L’après-mouvement social : la possibilité étroite d’une sortie de crise institutionnelle

Les Chiliens – surtout les jeunes – votent peu. Lors des dernières élections, l’abstention atteignait 50%. Le résultat de ces élections pouvait tout de même préfigurer le haut degré de colère sociale dans le pays avec l’émergence du mouvement anti-néolibéral Frente Amplio venu flirter avec le second tour [2] (20% des suffrages). Marqueur significatif dans cette période de soulèvement : le projet de loi porté par la députée communiste et figure de la révolte étudiante de 2011, Camila Vallejo. Elle propose de passer la semaine de travail de 45 à 40 heures. Cette mesure vient d’être approuvée en pleine crise en première lecture par la chambre des députés, le 24 octobre dernier. Au-delà de cette influence idéologique, le Frente Amplio est très largement constitué de militants actifs dans les différentes luttes sociales. À l’avenir, s’il arrive à capter un électorat jeune qui a déserté les urnes, il peut espérer devenir le débouché institutionnel de ce soulèvement. Dans ses revendications, on trouve notamment la réécriture d’une nouvelle Constitution, destinée à mettre fin aux structures institutionnelles héritées de la dictature. 

Manifestation à Santiago © Marion Esnault (http://marion-esnault.com/)

Pour autant, dans un contexte de mobilisation sociale aussi intense où la population parvient à obtenir des avancées sociales et faire tomber un gouvernement sans passer par les urnes, on peut prévoir que la participation électorale n’en sortira pas grandie.

Le gouvernement équatorien sort quant à lui très affaibli de cette crise sociale. À deux reprises au cours de leur histoire, les manifestations de rue ont conduit à la destitution du président en place. Le 21 janvier 2000 le président Jamil Mahuad, artisan de la dollarisation de l’économie équatorienne, est destitué suite à une semaine de manifestations menées par les communautés indigènes. Le même processus conduit à la destitution de Lucio Gutierrez, au mois d’avril 2005. C’est dans la foulée de ces fortes mobilisations qu’émerge le mouvement Alianza Pais conduisant Rafael Correa au pouvoir. Ce parti politique a donc représenté le débouché institutionnel des divers mouvements de contestation du néolibéralisme. Cette fois-ci, la mobilisation sociale a contraint Lenín Moreno à quitter la capitale pendant plusieurs jours mais elle n’a connu aucun débouché institutionnel, malgré sa durée et son intensité.

Cela s’explique en grande partie par l’importante division entre les deux composantes majeures des manifestations, à savoir le Mouvement pour la révolution citoyenne et la CONAIE. Cette dernière ne cache pas son hostilité à l’égard de Rafael Correa, à qui elle reproche une politique extractiviste et anti-écologique. Face à ses détracteurs, Correa explique qu’il estimait nécessaire, dans un premier temps, d’impulser une étatisation du secteur des hydrocarbures afin d’orienter la majorité des revenus générés par ces activités vers l’État, dans le but d’améliorer les conditions matérielles de la majorité de la population, tout en impulsant une diversification de la structure productive, de sorte à créer les conditions de sortie de la dépendance à l’extractivisme. Aujourd’hui encore, les forces d’opposition au néolibéralisme restent fortement divisées autour de la conception d’une politique économique alternative en Équateur. 

Par ailleurs, plusieurs membres de l’opposition politique sont actuellement sous le coup d’accusations judiciaires et marginalisés de la scène politique. Paola Pabon, préfète de la province de Pichincha, officiellement accusée de rébellion à l’encontre de l’État dans le cadre des manifestations, a notamment été arrêtée le 14 octobre. De même, plusieurs proches de Rafael Correa tels que Ricardo Patino, ancien chancelier de l’État équatorien, ou Gabriela Rivadeneira, parlementaire, ont récemment reçu l’asile politique de la part du gouvernement mexicain.

Toujours est-il que les dernières mesures économiques annoncées par Lenin Moreno le 18 octobre ne suscitent pas l’unanimité. Elles incluent notamment un ensemble de réductions fiscales. À cela s’ajoute le fait que le FMI maintient sa pression sur l’État équatorien. L’organisme financier estime que le gouvernement équatorien doit renforcer les mesures d’ajustement fiscal et de réduction des dépenses publiques afin de compenser le maintien des subventions au secteur des combustibles.

D’après une enquête d’opinion réalisée par l’institut de sondage Click Report, Lenin Moreno ne récolte actuellement que 16,03% d’opinions favorables, tandis que 68,46% de la population affirme toujours soutenir les revendications des mouvements indigènes à l’heure actuelle. Par ailleurs, le Front uni des travailleurs appelle déjà à une nouvelle mobilisation face au refus du gouvernement de changer d’orientation économique.

Une file d’attente de manifestants équatoriens en attente de ravitaillement © Ever Orozco pour LVSL

Ainsi, la possibilité d’une sortie de crise par la voie institutionnelle classique paraît aujourd’hui étroite dans ces pays. Avec la victoire électorale du tandem péroniste Alberto Fernandez – Cristina Fernandez de Kirchner, elle ne peut pour autant pas être totalement écartée dans une région où les vagues de mécontentement se multiplient. Les Argentins viennent d’en faire la démonstration en renversant dès le premier tour le Président néolibéral Macri, et en venant par la même clamer dans les urnes ce que les Chiliens et les Équatoriens ont exprimé dans la rue.

Cette vague de contestation du modèle néolibéral dans ces pays proches mais structurellement différents n’est pas sans rappeler ce que Karl Polanyi annonçait dans son ouvrage phare La grande transformation (1944) : les populations cherchent à se protéger des effets délétères d’une société où la sphère marchande « désencastrée », finit par dominer toutes les autres sphères de la cité et de la vie, exacerbant les inégalités au profit d’une infime minorité.

L’Amérique du Sud, laboratoire de réformes néolibérales radicales durant plusieurs décennies, puis terrain d’expérimentation des alternatives institutionnelles et extra-institutionnelles qui y ont été apportées, semble plus que jamais requérir l’attention de qui s’intéresse à l’impact du néolibéralisme sur les sociétés contemporaines.

Argentine : le retour de la faim dans la sixième puissance agricole mondiale

Argentins comparant les prix dans un supermarché de Rosario, 13 septembre 2019 © Arnaud Brunetière pour Le Vent Se Lève

Plus de cinq millions d’Argentins souffrent d’une insécurité alimentaire « grave » selon les critères de la FAO, alors qu’un changement de pouvoir vient de survenir dans la sixième puissance agricole mondiale. Tandis que les récoltes du pays n’ont jamais été aussi importantes, ce chiffre témoigne du désastre provoqué par les politiques libérales du gouvernement Macri et du FMI.


De nouveau, le Parlement vote « l’urgence alimentaire »

Il y a encore 5 ans, « l’urgence alimentaire » n’évoquait en Argentine que de très mauvais souvenirs de la crise de 2001. Cette mesure avait en effet été prise pour tenter de répondre à l’explosion de la pauvreté et des pillages de magasins, au lendemain de la plus importante crise économique qu’ait alors connue le pays et qui avait mené le président Fernando de la Rúa à fuir le palais présidentiel en hélicoptère.

Bien que l’Argentine soit enfoncée dans la crise depuis plusieurs années, les PASO du 11 août dernier – Primaires Ouvertes Simultanées et Obligatoires de la présidentielle du 27 octobre prochain – ont joué le rôle de détonateur. En effet, dès le lendemain de l’élection, la monnaie connaissait une dévaluation de 20%, passant de 50 pesos l’euro, le vendredi 9 août, à 61 le lundi 12, puis 67 le mercredi.

Trop loin des deux principaux candidats – le président sortant, Mauricio Macri, et son rival Alberto Fernández –, Roberto Lavagna, arrivé troisième aux primaires1, avait suspendu sa campagne dès le 15 août pour demander au gouvernement l’adoption de mesures « d’urgence alimentaire ». Deux semaines plus tard, l’Église catholique argentine lui emboîtait le pas, alors que Standard & Poor’s classait le pays en situation de « défaut sélectif ».

Mi-septembre, sous pression de la mobilisation sociale, les parlementaires argentins ont finalement adopté à l’unanimité le projet de loi présenté par l’opposition2. En pratique, le texte prévoit une augmentation de 50% des dépenses publiques consacrées à l’aide alimentaire et aux cantines scolaires.

En effet, bien que l’Argentine soit le 6ème exportateur mondial de produits agricoles, « beaucoup d’enfants dépendent exclusivement des programmes scolaires d’alimentation pour recevoir leurs rations quotidiennes », selon Hilal Elver, Rapporteuse Spéciale des Nations Unies (RSNU) sur le droit à l’alimentation.

La Bérézina libérale

Un mois après la déroute de Mauricio Macri aux PASO et à un mois et demi de l’élection présidentielle, ce vote officialise ainsi la Bérézina des politiques libérales menées depuis 4 ans par le gouvernement. Celles-ci ont en effet, pour la seconde fois en moins de 20 ans, conduit la deuxième économie d’Amérique du Sud au désastre.

Quatre Argentins sur dix sont aujourd’hui en-dessous du seuil de pauvreté, selon la chaîne nationale C5N. L’inflation cumulée dépasse les 54% sur les 12 derniers mois et les 237% depuis le début du mandat de Mauricio Macri.

Selon la FAO, 5 millions d’Argentins souffraient d’une « insécurité alimentaire » grave, sur la période 2016-2018. Ce qui représentait une multiplication par deux par rapport à la période 2014-2016, et dépassait, déjà, le nombre de personnes « sous-alimentées »3 lors de la crise de 2001. Et tout porte à croire que ces sinistres chiffres se sont encore accrus depuis.

Mais ces statistiques, comme le dénonce Martin Caparrós – écrivain argentin, journaliste pour El País et le New York Times – évitent de « penser aux personnes ». Ils rendent la faim « abstraite pour lui enlever son potentiel de violence ». Pour l’auteur de La faim4, cette réalité, que le capitalisme n’a toujours pas su résoudre, « n’est pas un problème technique, mais un problème politique ».

Plus que l’erreur d’un gouvernement, en effet, ce que certains qualifient désormais de « Macrise » est aussi celle du FMI. Comme l’explique Jean Feyder, ex-ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève et auteur de La faim tue5 : « Comme ses prédécesseurs avant 2001, le président Macri a appliqué des politiques néo-libérales inadaptées avant de se confier au FMI quand la crise fut venue, qui a lié l’octroi de ses crédits massifs à des conditions similaires à celles du passé ».

L’éternelle répétition des mantras libéraux du FMI

Les conditions imposées par le FMI de Christine Lagarde rappellent ainsi fortement les Programmes d’ajustement structurel (PAS) appliqués par l’institution dans les années 80. Selon Jean Feyder, ceux-ci « ont largement déséquilibré les économies et les sociétés de ces pays qui ne s’en sont jamais vraiment remis. Les PAS ont impliqué une réduction drastique des dépenses publiques, une sévère privatisation des entreprises publiques au profit du secteur privé et une libéralisation sans frein du commerce ».

Jean Feyder, ambassadeur du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève, de 2005 à 2012, auteur de La faim tue © Jean Feyder

Ils ont ainsi conduit à « une suppression de toute aide aux paysans et à une forte incitation des agricultures à s’orienter vers les marchés d’exportation ». Pour l’ambassadeur, « ceci a entraîné une réduction de la production alimentaire vivrière et locale. Du coup, ces pays ont été ouverts aux importations (…). Cette inondation des marchés des pays en développement a détruit de nombreux emplois ruinant les conditions d’existence d’un très grand nombre de petits paysans et de leurs familles. Tant la Banque mondiale (BM) que le FMI se sont montrés insensibles aux impacts économiques et sociaux très négatifs de leurs politiques ».

Si dans son rapport sur la mission menée fin 2018 en Argentine, Hilal Elver attire « l’attention sur une clause de l’accord signé par l’Argentine et le FMI qui appelle à protéger le niveau des dépenses sociales, compte tenu des expériences passées avec les mesures d’austérité », selon Jean Feyder « ni la Banque [mondiale] ni le FMI n’ont vraiment changé de politique ».

L’ambassadeur reconnaît que « formellement, les deux organisations veulent prendre leurs distances vis-à-vis des PAS. Certes, l’élimination de l’extrême pauvreté et la promotion du bien-être commun figurent parmi les objectifs formels de la BM. Mais dans les faits, l’octroi de crédits aux pays en développement reste toujours lié à des engagements en faveur de réformes structurelles proches de celles des PAS ».

Ainsi, « une large place est toujours réservée au secteur privé, aux investissements privés et à la libre circulation des capitaux. Leur politique ne favorise pas le respect des droits humains ni surtout des droits économiques, sociaux et culturels. L’accent qu’elles mettent sur la croissance n’est guère compatible avec un développement durable et les défis de la crise climatique. »

L’une des meilleures années agricoles qu’ait connu l’Argentine

Cette situation alimentaire dramatique n’a, paradoxalement, rien à voir avec la productivité agricole du pays. Sixième exportateur de produits agricoles au monde, en 2018, derrière l’Union européenne, les États-Unis, le Brésil, la Chine et le Canada, l’Argentine connaîtra cette année des récoltes record.

Ces statistiques font dire à Miguel Pichetto – candidat à la vice-présidence, au côté du président sortant Mauricio Macri – que l’Argentine (pays de 45 millions de personnes), qui « produit des aliments pour plus de 800 millions d’habitants (…) n’est pas un endroit où les gens meurent d’inanition ».

En effet, comme en témoigne la photo illustrant cet article, les supermarchés sont loin d’être vides. Mais l’explosion de l’inflation rend le panier de base de plus en plus inaccessible au commun des Argentins, qui comparent désormais les prix de tous les produits. Comme le note Hilal Elver, le problème n’est pas un problème de production, mais « d’accessibilité économique ».

Le traditionnel asado argentin (énorme barbecue où sont cuites différentes viandes), encore très courant il y a 3 ans, devient de plus en plus un signe distinctif de richesse dans l’Argentine de Mauricio Macri.

Parallèlement, « durant les entretiens avec des responsables du ministère de l’Agro-industrie, la Rapporteuse Spéciale [Hilal Elver] a observé une plus grande tendance de ces derniers à appuyer le modèle agro-industriel, au détriment de l’agriculture familiale et à petite échelle ».

La production alimentaire du pays apparaît ainsi totalement déconnectée de la consommation de ses habitants. Selon l’experte de l’ONU, si « 60% des terres cultivées sont dédiées à la production de soja (…) seulement 2% de ce soja est consommé dans le pays et le reste est broyé et exporté vers la Chine ».

Selon elle, « ces politiques économiques ont permis à l’Argentine de devenir l’un des principaux exportateurs de produits agricoles et ont également perpétué un modèle agricole industriel qui compromet la sécurité alimentaire et la nutrition de la population ». Risque qui a été révélé l’an passé, lorsque, suite à une importante sécheresse, la production de soja a subit une chute exceptionnelle, grevant tant les conditions de vie des petits producteurs que l’économie du pays.

Urbanisme et pauvreté : faim ou obésité

La RSNU mentionne deux facteurs importants de la crise alimentaire que connaît le pays. Tout d’abord, même si l’Argentine est l’un des principaux producteurs agricoles du monde, « plus de 90% des Argentins vivent en zone urbaine ». Ceci a pour conséquence « évidente » de rendre les personnes pauvres vivant dans ces zones plus sujettes à l’insécurité alimentaire que celles des zones rurales. Elles sont, en effet, plus « vulnérables à l’augmentation des prix des aliments », du fait de leur incapacité à produire leur nourriture.

Cet éloignement des campagnes est doublé d’un autre phénomène, rare en Amérique Latine : les principales villes argentines ne disposent pas – ou de manière marginale – de marché central où les petits producteurs viennent vendre leurs productions. En plus de la déconnexion entre la production et la consommation argentine, il y a donc aussi une déconnexion entre l’alimentation et la matière première brute.

Hilal Elver note ainsi que « l’Argentine est le pays de la région qui consomme le plus de produits ultra-transformés par an, par habitant et c’est le leader de la consommation de sodas ». Ce qui contribue, en plus de son régime carné – en diminution – à en faire « le pays de la région avec les indices les plus élevés d’obésité, chez les enfants comme chez les adultes » (60% des adultes et 40% des enfants). L’experte rappelle alors que « les études ont démontré qu’il existe une corrélation entre la condition socioéconomique et les indices d’obésité ».

Le fondamentalisme libéral du président mis en cause

Ainsi, alors que les PASO devaient identifier les candidats des différents partis postulant à la présidentielle d’octobre et sélectionner ceux réunissant plus de 1,5% des voix, elles se sont transformées en véritable référendum pour ou contre Mauricio Macri. Si les analystes envisageaient une différence de 6 points, les 15% ayant séparé Mauricio Macri d’Alberto Fernández suffiraient à élire ce dernier dès le premier tour, s’ils devaient se répéter fin octobre6.

Graffitis « Macri c’est la faim », « Macri non » sur les murs de Rosario, Argentine © Arnaud Brunetière

Mauricio Macri refuse toutefois de reconnaître la victoire de l’opposition dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années et qu’il accuse, aujourd’hui encore, alors qu’arrive la fin de son mandat, d’être responsable de la crise actuelle.

Alberto Fernández affirmait ainsi sur C5N, que « la faim recommence à être un problème en Argentine ». Avant d’ajouter « le problème, c’est Macri. Ce sont ses politiques, et son incapacité à donner des réponses intelligentes aux problèmes qui existent ». « Et le monde l’a déjà compris » poursuivait-il, en rappelant sa tournée dans la péninsule hispanique et ses échanges productifs avec l’ambassadeur des États-Unis.

Le candidat qui « ne croit pas en la liberté des marchés », n’a pas non plus oublié la coresponsabilité du FMI, qui a prêté 57 milliards de dollars au gouvernement Macri et imposé ses conditions. S’il nie que cette accusation signifie qu’il ne rembourserait pas le prêt, s’il devait être élu en octobre – comme l’Argentine l’avait fait suite à la crise de 2001 –, Alberto Fernández précisait, toutefois, que « le Fonds doit assumer la responsabilité qu’il a dans ces résultats et dans ces conséquences ».

Une question est de savoir quelle position adoptera le nouveau gouvernement argentin vis-à-vis de sa dette auprès du FMI. Une autre est d’interroger la réalité de la compétence prêtée au FMI et à Christine Lagarde, qui peuvent, raisonnablement, être considérés comme coresponsables du désastre argentin.

« Je ne pense pas qu’elle [Christine Lagarde] soit la personne dont l’Europe a besoin, disait encore Jean Feyder, évoquant sa récente nomination à la tête de la BCE. Il nous faudrait des dirigeants (…) qui, sur le plan économique et monétaire, sachent contribuer à mettre fin aux politiques d’austérité qui depuis bien des années, (…) affectent dramatiquement les économies, l’emploi et les sociétés au sud de l’Europe en particulier en Grèce et que le FMI, sous Christine Lagarde, a coparrainées. De telles politiques ne favorisent pas la nécessaire création d’emplois ni l’orientation vers une autre économie qui soit vraiment durable et adaptée au changement climatique ».

En 2019 encore, comme le disait Martin Caparrós à son collègue d’El País, « la faim est un problème de richesse » …

1 Le 11 août dernier, lors des PASO, Alberto Fernández a réuni 47 % des voix, Mauricio Macri 32 % et Roberto Lavagna, 8%.

2 La Chambre des représentants a voté le projet de loi présenté par l’opposition le jeudi 12 septembre et le Sénat, le mercredi 18.

3 La « sécurité alimentaire » est la facilité d’accès d’une population à une alimentation suffisante en qualité et en quantité. Elle dépend de l’autoproduction et/ou de l’accessibilité économique de la nourriture. Elle se distingue ainsi de la « sous-alimentation », qui est le fait d’avoir une alimentation habituelle insuffisante, pour maintenir une activité normale et une vie saine. « L’insécurité alimentaire » peut ainsi se comprendre comme le signal d’une « sous-alimentation » à venir.

4 Martin Caparrós, La faim, Buchet Chastel, Paris, 2015, 784 p.

5 Jean Feyder, La faim tue, L’Harmattan, Paris, 2011 (réédition en 2015), 308 p.

6 Le candidat obtenant 45% des votes ou 40% avec 10 points d’écart avec le second étant déclaré vainqueur de l’élection, dès le premier tour.

Argentine, spéculations sur la présidentielle

Pesos argentins
© Arnaud Brunetière

Alors que l’image des arbres enflammés de l’Amazonie voisine imprègne encore tous les esprits, d’autres pyromanes ont de nouveau mis le feu à l’Argentine, provisoirement déclarée en « défaut sélectif » par Standard & Poor’s mercredi 28 août, moins de 20 ans après la crise de 2001 et deux mois avant la prochaine élection présidentielle. La crise a révélé les faiblesses de l’économie argentine, soumise à des réformes néolibérales à marche forcée, depuis l’élection de Mauricio Macri en 2015. Elle témoigne également de la pression que les marchés financiers sont prêts à exercer sur un peuple récalcitrant. Retour sur un mois d’août incendiaire pour l’économie … et la démocratie argentine.


Les « PASO », une répétition générale de la présidentielle du 27 octobre

Les PASO – primaires ouvertes simultanées obligatoires – jouent, en Argentine, la double fonction de primaire des partis politiques, qui souhaitent présenter des candidats à une élection nationale, et d’habilitation de ces partis pour le scrutin (le seuil de 1,5% des suffrages exprimés étant la condition requise pour leur participation). Mais les résultats obtenus par les différents partis donnent aussi une idée des capacités des candidats à rassembler les électeurs en leurs noms.

La crise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Les plus aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables.

Ainsi, dimanche 11 août, c’est le couple péroniste formé par Alberto Fernández (candidat pour la présidence de la nation) et Cristina Kirchner (vice-présidence) qui l’a emporté, avec 47% des suffrages exprimés, devant celui du président libéral actuel, Mauricio Macri (32%). La marge de 15 points donnée par les urnes laisse dès lors envisager une victoire, dès le premier tour, d’Alberto Fernández à la présidentielle du 27 octobre prochain1.

Ce suffrage constitue un camouflet pour le président sortant, désormais condamné à présider un pays en terminant une campagne déjà perdue. Pire, ce résultat, s’il se confirmait en octobre, ramènerait au pouvoir le « kirchnerisme »2 dont il s’était fait le pourfendeur depuis des années.

La « macrise » sanctionnée

L’effondrement de la monnaie argentine, accompagné des remèdes néolibéraux classiques (libéralisation des marchés, baisses des dépenses liées à la fonction publique, des aides sociales, etc.) et de nouveaux prêts du FMI – conditionnés à ses sempiternels ajustements structurels – ont fait exploser les inégalités. Roberto Lavagna – arrivé troisième aux PASO avec 8% des voix – et l’Église argentine demandaient ainsi au gouvernement, fin août, un programme « d’urgence alimentaire », à destination des plus pauvres, comme cela avait été fait suite à la crise de 2001. La brèche, sans cesse croissante, entre le prix de la monnaie et le prix réel des biens de consommation courants rend la vie aussi difficile pour les Argentins les plus précaires, qu’avantageuse pour les plus aisés.

En effet, la macrise n’est pas vécue de la même manière par tous les Argentins. Ainsi, si l’euro valait 17 pesos, en janvier 2017, une bouteille de vin argentin correct pouvait alors s’acheter pour 70 à 80 pesos dans un supermarché. Aujourd’hui, avec un euro à 65 pesos, le même vin coûte, dans le même supermarché, entre 140 et 180 pesos. Il y a deux ans, un touriste européen qui allait en Argentine avec 100 euros pouvait alors acheter – en moyenne – 22 bouteilles. Aujourd’hui, avec ces mêmes 100 euros, il peut en acheter une quarantaine.

Les Argentins aisés peuvent ainsi spéculer sur le prix de la monnaie et réaliser des gains dépassant les meilleurs taux d’intérêts bancaires imaginables. Mesure phare du gouvernement Macri, prise moins d’une semaine après son élection, l’annulation du cepo – contrôle étatique créé en 2011 par Cristina Kirchner, pour freiner la chute du peso argentin, limitant l’achat de devises étrangères à 2000 dollars mensuels – a en effet autorisé les plus fortunés à changer jusqu’à 2 millions de dollars par mois. La macrise profite ainsi aux personnes disposant d’économies en monnaies étrangères. Ce qui explique, en partie, que 32% des électeurs aient apporté leur voix au président actuel, malgré l’état désastreux de l’économie du pays.

Confusion entre marchés et démocratie

Face à la victoire d’Alberto Fernández le 11 août dernier, les marchés ont répondu, dès le lendemain, par une nouvelle baisse de la monnaie argentine. Celle-ci est passée à 59 pesos l’euro avant d’atteindre 67 pesos deux jours plus tard et de revenir à 60 en fin de semaine. Mauricio Macri a alors pris note, dès le 12 août, de cette réaction, en affirmant que « le problème majeur [qu’ont], aujourd’hui, les Argentins, c’est que l’alternative au gouvernement, l’alternative kirchneriste, n’a pas de crédibilité dans le monde (…) elle n’a pas la confiance nécessaire pour que les gens veuillent venir investir dans le pays ».

Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour). Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement.

Ainsi, Mauricio Macri fait de son adversaire – le  kirchnerisme – le responsable de tous les maux de l’Argentine. La crainte du retour supposé des méthodes kirchneristes – qui ont mené l’Argentine à sortir de la crise de 2001 et à poursuivre une croissance de son PIB dont sont pourtant, généralement, friands les libéraux – pesant, selon lui, plus lourd dans la balance des marchés que les politiques du président en exercice.

Renvoyant sans cesse son adversaire à un « passé », selon lui révolu, Mauricio Macri oublie avec empressement qu’avant Néstor et Cristina Kirchner, c’étaient, déjà, les politiques très libérales de Carlos Menem, puis les saignées exigées par le FMI, sous le mandat de Fernando de la Rúa, qui avaient mené l’Argentine dans le gouffre en 2001 … Si le kirchnerisme évoque un passé révolu, que dire, alors, du libéralisme et des « Plans d’ajustement structurel » du FMI ?

Quoiqu’il en soit, cette désignation de la possibilité d’une alternance comme responsable d’un effondrement économique et l’insistance de Mauricio Macri sur le fait que « les marchés espéraient [des PASO] une information qui valide que le changement [entrepris par son gouvernement] avait plus d’appui chez les Argentins » posent question quant à la possibilité de refuser démocratiquement le libéralisme.

La position, toute en nuances, des partisans du président, est claire : le marché a ses raisons que le peuple ignore. Plusieurs patrons ont ainsi reconnu avoir promis une prime à leurs employés, dans le cas où Mauricio Macri accéderait au ballottage (second tour) contre Alberto Fernández3. Un intérêt de classe, que l’actuel président – lui-même homme d’affaires – confirme régulièrement. Fin août, il recevait ainsi des représentants du grand patronat au palais présidentiel pour leur expliquer personnellement ses projets pour reconquérir l’électorat perdu.

Accusation de manipulation des marchés et démission du ministre de l’économie

Dans ce contexte très tendu, l’accusation, par l’ex-président de la Banque Centrale Argentine, Martín Redrado, vendredi 16 août, d’une « instruction politique [par le gouvernement Macri], pour laisser courir le titre de change » ordonnant « à la Banque centrale de s’écarter du marché » contre les engagements pris auprès du FMI, a fait l’effet d’une bombe. Les ministres Nicolás Dujovne (Économie) et Dante Sica (Production et travail) se sont alors hâtés de la désamorcer en qualifiant cette insinuation « d’irresponsable ». Avant que, le lendemain, le premier donne sa lettre de démission et conclue ainsi une semaine apocalyptique pour la deuxième puissance économique d’Amérique du sud.

Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Depuis, le FMI est venu rencontrer le nouveau ministre de l’Économie ainsi que le candidat sorti vainqueur des PASO, identifié par l’institution – comme par l’ensemble des observateurs argentins et internationaux … à l’exception notable de Mauricio Macri et de son équipe – comme le futur président du pays. Le gouvernement a ensuite annoncé unilatéralement un rééchelonnement de la dette, qui a mené l’agence Standard & Poor’s à déclarer, mercredi 28 août, l’Argentine en « défaut sélectif », avant de se rétracter.4

Les « mesures d’allègements » de Mauricio Macri : l’hommage du vice à la vertu ?

Anéanti par les résultats des PASO, Mauricio Macri est, depuis, condamné à gouverner les 3 mois restants jusqu’à la passation de pouvoir, en sachant que ses politiques ne seront pas reconduites par son successeur. Refusant toutefois de se reconnaître vaincu, le très libéral gouvernement Macri annonce depuis lors des mesures interventionnistes – toutes kirchneristes – qu’il décriait depuis des années.

Ainsi, il annonçait le 14 août : 2 000 pesos de plus pour les plus pauvres et une réduction équivalente des cotisations sociales de certains salariés, 5 000 pesos supplémentaires pour les fonctionnaires, une augmentation du salaire minimum, une hausse de 40% de la bourse pour les étudiants, le gel du prix de l’essence sur les trois prochains mois, etc.

Puis, c’était au tour, dimanche 1er septembre, du monstre honni – le cepo tant décrié – de ressusciter. « Après avoir critiqué pendant des années un régime d’administration du marché des changes, ce qui avait été dénoncé par les économistes et une grande partie des médias comme un « cepo » (carcan), le gouvernement de Macri termine en imposant des contrôles sur l’accès aux dollars pour essayer de parvenir jusqu’au 10 décembre », écrivait ainsi Alfredo Zaiat, lundi dernier, dans Página12.

Se posera donc le problème, pour le futur président, de la sortie de crise. Les méthodes de 2003 pourront-elles être répétées par le couple kirchneriste ? Les réévaluations des pensions et du salaire minimum (aujourd’hui de 12 500 pesos, pour un panier de base chiffré à 31 000 pesos) souhaitées par Alberto Fernández, pour relancer la consommation, la production et le travail, semblent répondre à « l’urgence alimentaire ».

Rien ne garantit, cependant, que celui-ci marquerait une rupture franche avec son prédécesseur. Connu pour sa modération au sein du camp péroniste, Alberto Fernández n’a cessé de jurer qu’il romprait avec les « excès » du kirchnerisme – comprendre des dépenses publiques trop élevées et un interventionnisme économique trop fort. Une posture qui laisse présager une continuation du paradigme dominant, à l’heure où les cendres de l’Amazonie confirment funestement sa nocivité et celle du productivisme.

 

Notes :

1 Les candidats réunissant plus de 45% des voix, ou 40% avec plus de 10% de différence avec le second, étaient déclarés élus dès le premier tour.

2 Cristina Kirchner, présidente aade l’Argentine de 2007 à 2015, avait succédé à ce poste à son mari Néstor Kirchner, élu en 2003. Ce dernier étant le premier président argentin à terminer son mandat suite à la crise économique de 2001 qui avait vu le départ en hélicoptère du président Fernando de la Rúa et la succession de 6 présidents en 18 mois.

3 Voir, notamment : Melisa Molina, « Los patrones compran votos para Macri », dans Página12, 27 août 2019, ou El destape, « Elecciones 2019 : un legislador macrista también prometió pagar $5000 si Macri llega al balotaje », dans El destape, 28 août 2019

4 Ces catégorisations, ayant un pouvoir éminemment important sur des dizaines de millions de personnes, sont régulièrement critiquées. Voir notamment : L’Économiste, « Le diagnostic de Standard & Poor’s débattu », dans L’Économiste, 14 novembre 2011 ou Anna Villechenon, « Standard & Poor’s : erreurs et tremblements », dans Le Monde, 5 février 2013.

Un an après : qu’en est-il de l’avortement en Argentine ?

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©Lara Va

Le 8 août 2018, malgré la pluie et le froid, les rues de l’Argentine étaient parsemées de bleu et de vert. Euphorie pour certains, défaite cuisante pour les autres, le projet de loi visant à légaliser l’avortement s’est arrêté court suite à un vote défavorable du Sénat. Il avait été proposé le 6 mars, débattu pour la première fois et approuvé par la chambre des députés le 14 juin : une première victoire pour un texte qui avait déjà été proposé six fois depuis 2007, sans jamais atteindre la phase de discussion.


Jusqu’alors, le sujet de l’interruption volontaire de grossesse (IVG) était consciencieusement évité par la plupart des représentants politiques, qui s’accordaient tous pour clamer en chœur : “ce n’est pas le moment”. Ce fut le cas de la plupart de ceux qui aujourd’hui défendent le projet. En 2003, alors que Cristina Fernández de Kirchner était première dame, elle avait été questionnée sur ce point par une avocate française : “les sociétés avancent à leur rythme et je ne crois pas que l’Argentine soit prête pour ça”, avait-t-elle répondu, avant de se déclarer personnellement opposée à la légalisation. En 2018, devenue sénatrice après ses deux mandats présidentiels, elle déclare avoir changé de position et soutient résolument le projet législatif.

Si le sujet divise toujours autant, il est devenu inévitable. Un an après la défaite, dans le métro de Buenos Aires, les foulards verts sont toujours accrochés aux sacs à dos, occasionnellement aux cheveux et aux porte-clefs. Cette véritable “vague verte” tarde à refluer. Elle a surfé sur celle du féminisme, dans toutes les bouches depuis les manifestations massives du Ni Una Menos (“pas une de moins”). Ce mouvement né en 2015 contre les violences sexistes avait propulsé l’Argentine sur le devant de la scène du féminisme international. Aujourd’hui, la “révolution des filles” a rejoint celle des mères, pionnières qui menaient un combat moins fructueux depuis les années quatre-vingt. Les foulards bleu ciel, symbole des opposants, se font plus discrets, confortés peut être par leur victoire.

En Argentine, l’IVG est autorisé depuis 1921 en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Pourtant, l’accès légal à cette procédure reste difficile et l’immense majorité des avortements pratiqués est clandestine. Beaucoup de médecins du secteur public font recours à l’objection de conscience, épaulés par des associations militantes et religieuses opposées à l’avortement. Pour les personnes les plus aisées, ces refus – tout comme les limites fixées par la loi – sont peu contraignants : à condition d’y mettre le prix, cliniques privées et gynécologues de confiance sont souvent prêts à pratiquer des avortements dans des conditions sanitaires optimales et dans le plus grand secret. Les femmes issues de milieux défavorisés n’y ont pas accès. Elles ont recours à des méthodes à l’efficacité douteuse et aux résultats dangereux : en 2013, elles ont entraîné 50 décès et 49 000 hospitalisations.

Les mouvements qui réclament sa légalisation complète existent, eux, depuis le retour de la démocratie en 1983. Ils s’expriment d’abord au sein des sphères militantes, qui se rassemblent annuellement lors des Encuentros Nacionales de Mujeres (“Rassemblements Nationaux de Femmes”). En 2003, la dix-huitième édition de ces rendez-vous féministes marque un tournant dans le débat : l’objectif n’est plus de savoir si l’avortement devrait être légalisé, mais quelle stratégie construire pour obtenir sa légalisation. Cet événement massif est également l’occasion pour les féministes d’articuler leurs luttes : les premières militantes sont rejointes par des collectifs de grévistes, d’ouvrières et de chômeuses. Le mouvement s’enclenche. En 2005 naissait la campagne nationale pour le Droit à l’avortement légal, sûr et gratuit, qui parviendrait treize ans plus tard à faire approuver son projet par la chambre basse du Parlement et à convoquer les masses dans les rues.

Malgré l’élan, pourquoi cet échec ? Les regards extérieurs qui tentent de l’expliquer désignent souvent les mêmes coupables : une société conservatrice où la religion semble régner en maître, faisant obstacle au droit des femmes à disposer de leur corps. Cette analyse, appliquée à la va-vite à toute l’Amérique Latine, uniformise des réalités hétéroclites. Les revendications féministes en Argentine ne sont pas portées par une élite minoritaire et laïque, et l’échec législatif de leurs demandes est dû tout autant à leurs opposants qu’aux caractéristiques démographiques et institutionnelles du pays.

Un pays chrétien mais contrasté

N’en déplaise à la projection de Mercator, l’Argentine est un pays de 2,78 millions de km² pour 44,27 millions d’habitants: un territoire plus de quatre fois plus grand que celui de la France, pour une population qui parvient à peine aux deux-tiers des 67 millions de Français. Une grande partie de ce territoire est dépeuplé, résultat d’une histoire coloniale et d’un développement agricole qui ont favorisé la concentration de la richesse autour de la ville portuaire de Buenos Aires. Aujourd’hui, 38,9 % des habitants vivent aux alentours de la capitale.

Ces contrastes s’étendent jusqu’aux croyances. Dans leur ensemble, 88% des Argentins se déclarent religieux, dont 76,5% de catholiques et 9% d’évangélistes. Pourtant, 20% des habitants de la province de Buenos Aires n’ont pas de religion. Le Nord-Ouest, aux antipodes, est catholique à 91,7%, tandis que 21,6% du Sud est évangéliste. L’appartenance religieuse prend également des formes moins intenses en milieu urbain, où les trois-quarts des fidèles déclarent se rendre peu ou jamais dans les lieux de culte. Des enquêtes récentes semblent également indiquer que même parmi les croyants, le soutien pour la légalisation est majoritaire dans la capitale. 

Un système législatif biaisé

C’est alors qu’entre en jeu l’organisation institutionnelle du pouvoir législatif, influençant l’échec du projet à son arrivée au Sénat. L’Argentine possède un système bicaméral, au sein duquel le nombre de députés attribué à chaque ensemble électoral est proportionnel à sa population, et le nombre de sénateurs est fixé à trois par province. Par conséquent, la région de Buenos Aires ne peut élire que six sénateurs sur un total 72, tandis qu’elle élit 95 des 257 députés nationaux. Le Sénat, dont l’organisation était pensée comme un contrepoint au poids de la capitale, a rempli son rôle. Les provinces pour lesquelles la majorité des sénateurs a voté favorablement à la loi représentent 63,3% de la population nationale, tandis que les provinces opposées concentrent seulement 28,8% des habitants du pays. Pourtant, le projet de légalisation a reçu 38 voix défavorables pour 31 le soutenant.

Il est difficile d’évaluer avec exactitude le soutien réel que suscite la lutte pour le droit à l’IVG. Les chiffres à ce sujet datent d’avant 2018 et son introduction au premier plan du débat public. Ils concernent des échantillons à la représentativité questionnable étant donné la variété du territoire. Cependant, il semble évident que si la religion a pu jouer un rôle dans la mobilisation des opposants, la structure du système législatif a produit une décision qui n’est pas nécessairement représentative de la majorité de la population.

Un nouveau projet à l’horizon

Un an après leur victoire, les foulards bleus ont repris les rues pour célébrer celle qu’ils ont déclarée comme la “Journée internationale d’action pour [sauver] les deux vies” – celle de la femme enceinte et celle du fœtus qu’elle porte. En réponse, les féministes ont diffusé le hashtag #LaClandestinidadNoSeFesteja (“la clandestinité ne se fête pas”) et ne perdent pas espoir de voir leur lutte aboutir. Après avoir pris en compte les arguments qui ont été opposés au premier texte, le projet de 2018 a été revu et réécrit en mars dernier au cours d’une assemblée qui rassemblait plus de 190 représentants de la campagne pro-IVG issus de tout le territoire.

Si ce nouveau projet devait aboutir, l’avortement serait légal dans tous les cas jusqu’au troisième mois de grossesse et devrait être effectué dans un délai maximum de cinq jours à partir de la date de sa demande. Dans les cas de viol ou de danger pour la santé de la mère, ce délai n’aurait pas à être respecté. Grande nouveauté, ce projet supprime également l’objection de conscience et propose des peines de prison pour les professionnels de santé qui font volontairement obstacle à l’exercice de ce droit, notamment dans les cas où cette objection entraînerait la mort de la femme enceinte. Parmi d’autres mesures polémiques, le texte demande à ce que l’avortement soit enseigné comme un droit dans le programme d’éducation sexuelle en milieu scolaire. Il fait par ailleurs référence au droit à l’IVG pour “toute personne ayant la capacité d’enfanter”, formulation qui vise à inclure les identités de genre trans et non-binaires.

Ce texte de vingt articles, huitième version depuis 2007, a été proposé le 28 mai. Malgré les demandes des militantes, il ne sera pas débattu en 2019 en raison des élections générales du 27 octobre, au cours desquelles les Argentins éliront une nouvelle tête de l’exécutif mais également de nouveaux représentants aux deux assemblées. Traditionnellement, la période électorale marque une diminution du rythme de réunion du Parlement, étant donné que le gouvernement en place rechigne à offrir une tribune à l’opposition. Cette année ne fait pas exception, d’autant plus qu’avec la superposition des élections présidentielles et législatives, les campagnes locales occupent l’emploi du temps des représentants.

Certaines sphères militantes espéraient que la loi serait débattue entre les élections et le 10 décembre, date de la nouvelle investiture, d’autant plus que les enquêtes indiquaient que le nouveau Parlement pourrait être encore plus défavorable à la légalisation. Le résultat des primaires – les “PASO”* – révélé ce dimanche, semble leur donner tort. Les estimations de part et d’autre plaçaient le candidat au pouvoir, Mauricio Macri, à peu près à égalité avec son principal adversaire, Alberto Fernández, marchant sur les traces des Kirchner. Même le Front de Tous, coalition électorale de Fernández, n’avait pas anticipéune telle victoire : dimanche soir, face à un public de journalistes abasourdis, les résultats ont affiché 47,77% pour le candidat de l’opposition contre 32,08% pour l’actuel président.  Parmi les forces politiques majoritaires, le kirchnerisme est globalement celle qui soutient le plus la légalisation. Seulement une sénatrice sur les neuf les représentant a voté contre le projet, tandis que Fernández et Cristina Kirchner, candidate à la vice-présidence, soutiennent tous les deux la fin de la clandestinité. Cette victoire aux urnes, bien que préliminaire, pourrait présager un résultat différent lors de la prochaine considération du projet législatif. Une chose est sûre : ce résultat ne peut que revigorer la vague verte et maintenir le débat, durement acquis, dans la sphère publique.

*: de leur acronyme en espagnol, qui signifie “primaires ouvertes, simultanées et obligatoires”

En Argentine, des « gilets jaunes » défilent contre les réformes néolibérales de Macri

Photo publiée sur le compte Instagram “Chalecos Amarillos Arg”

Depuis l’acte I des Gilets Jaunes, plusieurs pays ont vu émerger des mouvements populaires apparemment similaires sur leurs territoires respectifs. Ainsi tantôt yellow jackets, tantôt chalecos amarillos, des manifestations de gilets jaunes se produisent régulièrement en Hongrie, en Bulgarie, en Pologne, en Allemagne, au Portugal, en Belgique, au Royaume-Uni, aux Pays Bas, en Israël et tout dernièrement en Argentine. Les gilets jaunes argentins défilent contre les réformes néolibérales du gouvernement de Mauricio Macri, qui ont plongé les secteurs populaires dans une crise sociale majeure.


Chaque mouvement est si particulier que l’on ne devrait pas parler d’un mouvement mais plutôt de mouvements : les gilets jaunes israéliens qui réclament le départ de Netanyahou, non pas en raison de l’injustice fiscale ou des mauvaises conditions de vie mais en raison de la corruption gouvernementale, n’ont pas grand-chose à voir avec les gilets jaunes français par exemple, si ce n’est le fait qu’ils arborent un de ces gilets à présent devenus le symbole d’un mécontentement.

De l’autre côté de l’Atlantique, en Argentine, un groupe de plus en plus massif de gilets jaunes se réunit en face du parlement argentin tous les samedis à partir de 18h, depuis plus d’un mois. Si pour le moment il ne s’agit que de quelques centaines de personnes qui manifestent le gilet sur le dos, leur page Facebook, Chalecos Amarillos de Argentina, compte déjà plus de 9000 abonnés. L’exemple français y est mis en avant, une photo de gilets jaunes face à l’Arc de Triomphe a été mise en guise de couverture. L’idée de lancer cette initiative est apparue au cours de manifestations populaires contre les tarifazos, terme qui désigne la hausse vertigineuse des prix des services publics en Argentine. Depuis l’accession au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en 2015, le prix du gaz a augmenté de 930%, celui de l’eau courante de 638% et celui de l’électricité de 920% (source : BBC). Tout cela se produit dans un contexte de crise économique auquel s’ajoute une inflation de l’ordre de presque 50% pour la seule année 2018. Ces manifestations rappellent celles de l’année 2001, lorsque le pays a fait face à la pire crise bancaire de son histoire, qui s’est soldée par une profonde récession et le départ du président Fernando De la Rua en hélicoptère. A cette époque comme aujourd’hui des milliers d’Argentins défilaient dans la rue, généralement en dehors de toute structure syndicale ou politique -même si elles n’ont cessé d’accompagner le mouvement- pour réclamer le départ de leurs dirigeants. Le caractère désorganisé de ces manifestations a constitué un terrain favorable pour qu’un mouvement tel que celui des gilets jaunes français puisse être importé dans ce pays. Cependant les processus historiques sont uniques, irreproductibles et ne peuvent pas être copiés tels quels à n’importe quel endroit ni à n’importe quel moment. C’est la raison pour laquelle derrière les similitudes apparentes entre les mouvements français et argentins se cachent des différences majeures qui sont le reflet des différences structurelles entre ces deux sociétés. C’est à ce stade que l’intérêt de la comparaison prend tout son sens [1]. Alors qu’en France, le mouvement des gilets jaunes peut se lire comme le produit de la faillite des organisations politiques et syndicales traditionnelles, en Argentine, il semblerait plutôt que les Gilets Jaunes tentent de se superposer à ces organisations plutôt qu’à les supplanter. Un rapide passage en revue du rapport des gilets jaunes français et argentins aux partis et organisations traditionnelles permet de rendre compte de la spécificité du mouvement argentin.

Les gilets jaunes, produits de la faillite des partis et des syndicats traditionnels : la situation en France

En France, les mouvements des gilets jaunes surgissent suite à quatre décennies d’avancée du néolibéralisme qui a eu tendance à produire deux effets, dont les réponses peuvent se lire dans les principales revendications des manifestants.

D’un côté, les processus de marchandisation des sociétés – dont Karl Polanyi rend magnifiquement compte dans La Grande Transformation (1944) – provoquent généralement un réencastrement de la sphère marchande en voie d’autonomisation dans la sphère sociale. Si ce processus a pris des formes souvent destructrices par le passé, notamment avec l’accession au pouvoir de Hitler et de Mussolini, il a aussi pu revêtir des formes constructives. La France par exemple a su stopper la marchandisation de sa société à la sortie de la deuxième Guerre Mondiale avec l’instauration de la Sécurité Sociale, dont les logiques d’allocation des richesses diffèrent des logiques marchandes. Les revendications des gilets jaunes, qui concernent une meilleure répartition de l’impôt, le rétablissement de l’ISF et plus largement une meilleure répartition des richesses, peuvent se lire comme une volonté de remettre en question la prépondérance des institutions de marché sur le reste des institutions sociales et politiques en mettant en cause la logique de maximisation des profits individuels.

D’un autre côté, l’accaparement du pouvoir politique par la sphère marchande résumé par le « There is no alternative » de Thatcher a tendance à contribuer au rapprochement programmatique des principaux partis cartellisés en vue de pérenniser un partage du pouvoir. Cela produit une crise de la représentation qui se traduit par exemple par des taux d’abstention de l’ordre de 25% au second tour de l’élection présidentielle de 2017 et de 51% aux législatives qui ont suivi. Les mouvements des gilets jaunes français prospèrent précisément sur le terrain abandonné par les institutions traditionnelles de représentation. En ce sens le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), l’autre principale revendication des gilets jaunes –dont l’héritage idéologique, les inconvénients et la portée sont analysés dans l’article de Vincent Ortiz- fait état d’un besoin de réappropriation populaire du pouvoir politique et témoigne également de l’espace de représentation délaissé par les partis politiques.

En Argentine, une tentative de se superposer aux organisations traditionnelles plutôt que de les dépasser

De l’autre côté de l’Atlantique, le contexte est tout autre. Cette sorte d’espace vide qu’occupent les gilets jaunes français n’est pas disponible pour leurs homologues argentins. En effet, le maillage associatif, militant, syndical et politique est d’autant plus puissant que le clivage de la société argentine et les enjeux de celui-ci sont importants. Ce dernier sépare principalement principalement deux camps. D’un côté se trouve celui des péronistes [2] et des kirchnéristes [3], industrialisateur, plutôt progressiste, soutenu par le mouvement ouvrier organisé, par une partie du secteur industriel –notamment celle qui bénéficie du développement du marché intérieur- ainsi que par la plupart des organisations populaires telles que les mouvements de travailleurs de l’économie informelle et les organisations de travailleurs autogérés. D’un autre côté, le camp des anti-péronistes et anti-kirchnéristes rassemble une large coalition marquée par certaines alliances objectives entre un secteur du PS, les secteurs de droite conservateurs, les néolibéraux, un secteur du Parti Radical[4] et les grands propriétaires terriens qui monopolisent le secteur agro-exportateur. Le camp péroniste, souvent autoproclamé « camp populaire », qui parie sur le développement du marché intérieur, et le camp anti-péroniste, qui a tendance à privilégier l’ouverture de l’économie et le libre échange, semblent irréconciliables sur la politique économique à mener, ce qui se comprend parfaitement au regard des intérêts objectifs de leurs soutiens. Autrement dit, les enjeux des élections sont d’une telle magnitude que cela pousse certainement à la politisation de la société argentine. Si le taux d’abstention n’est pas un bon indicateur pour rendre compte de cela -le vote est obligatoire-, d’autres signaux montrent que la politique prend une place très importante dans la vie quotidienne des Argentins, et que l’espace disponible pour l’émergence de nouvelles manifestations politiques est très réduit. En effet, un électeur sur quatre est adhérent d’un parti en Argentine. En France au contraire, si l’on additionne les adhérents déclarés LREM, LFI, LR, le PS et le RN on trouve le chiffre de 1 384 000 membres. Cela représente à peine 3% des inscrits sur les listes électorales en 2017.

Du côté de la représentation des travailleurs, l’espace semble également mieux occupé en Argentine, où le taux de syndicalisation frôle les 40%, alors qu’il n’atteint que 11% en France, ce qui rend compte de leur impuissance face aux effets délétères de la mondialisation, tels que les délocalisations, la compression du « coût du travail » ou le chômage de masse.

Finalement, si les syndicats traditionnels délaissent les secteurs informels dont les travailleurs ne s’inscrivent pas dans des logiques salariales classiques, ces derniers s’organisent tout de même en créant leurs propres structures de représentation mêlant représentation politique et ouvrière, telles que la Confederacion de trabajadores de la economia popular, ou les structures de représentation d’entreprises récupérées par leurs travailleurs qui produisent en autogestion.

Dans ces conditions, les gilets jaunes argentins –forcément moins nombreux que les français[5]- ne sont pas en mesure de s’approprier un espace au sein du champ politique et syndical qui aurait été délaissé par d’autres institutions de représentation. Ils semblent au contraire opérer plutôt une superposition vis-à-vis de structures pré existantes. En effet, si à première vue les lignes directrices sont similaires aux françaises, le caractère apartisan et asyndical du mouvement et la volonté de voir le président démissionner sont clairement proclamés, les discours que tiennent les gilets jaunes argentins ainsi que leur composition semblent confirmer cette hypothèse.

Né au cœur de la crise actuelle et suite à plusieurs manifestations contre les hausses des prix des services publics, le mouvement de gilets jaunes argentin est en grande partie composé de votants kirchnéristes, de militants de diverses causes de gauche, de syndicalistes, de quelques anarchistes, d’une minorité de nationalistes de droite[6] mais aussi de « voisins et de retraités appauvris par les politiques néolibérales mises en place par le gouvernement de Mauricio Macri »[7]. Les porteurs de cette initiative, pour le moment pacifique, revendiquent ce qu’ils perçoivent comme un exemple d’insurrection en France et ce n’est pas un hasard si les deux mouvements apparaissent suite à l’avancée de politiques d’austérité d’inspiration libérale.

Toutefois les différences structurelles des deux pays, dont les constitutions des mouvements respectifs sont tributaires, transparaissent dans le cas argentin à travers deux indices. En effet, si en France la critique du néolibéralisme et de l’austérité au sein des Gilets Jaunes sont plutôt l’apanage des secteurs les plus à gauche, les Gilets Jaunes argentins en font un point de ralliement indiscuté et reproduisent à ce sujet le discours des différents composants du « camp populaire », qui se construit en opposition à ce qui est identifié comme « l’oligarchie ». A cela s’ajoute l’absence du RIC dans leurs revendications, ce qui témoigne d’une certaine confiance dans une issue politique qui passera par les rouages de la démocratie représentative. Ces deux éléments semblent également confirmer l’hypothèse selon laquelle les gilets jaunes argentins sont plutôt issus d’organisations préexistantes auxquelles ils se superposent et semblent par là adresser une injonction de combativité aux dirigeants traditionnels. Cette mobilisation peu structurée qui n’emprunte pas les canaux habituels de représentation inquiète un délégué syndical péroniste : « j’ai peur que ce soient des trolls de droite qui soient là pour nous piquer des voix en 2019 »[8]. L’exemple de la liste Jaune aux européennes lui donnerait-il raison ?

Crédits :

© page Instagram des Gilets Jaunes argentins @chalecosarg

 

Notes :

[1] Comme l’expliquait Lévi-Strauss à propos du structuralisme à son interlocuteur lors d’un entretien, les choses ne peuvent se définir qu’en fonction d’autres choses car elles sont nécessairement situées. En effet, il est très difficile de décrire sans comparer. Comment expliquer ce qu’est être riche sans comparer avec une personne pauvre, ou avec la distribution des revenus dans une économie, sans prendre en compte finalement les positions relatives des individus ou en d’autres termes, leur place dans une structure sociale ? Ce type de comparaison est un moyen par exemple de faire apparaître la structure économique d’une société donnée. Lévi Strauss donne l’exemple d’un visage. Comment le décrire sans faire appel à la comparaison avec d’autres visages? On se voit immédiatement obligé de formuler des phrases telles que “le nez est plutôt rond” ou “les yeux sont plutôt clairs”, ce qui sous entend nécessairement une comparaison puisque la rondeur d’un nez ne peut être que relative et est mise en contraposition avec un nez plutôt pointu par exemple. Suite à un léger déplacement l’anthropologue passe à la comparaison entre sociétés. Si chacune prise séparément apparaît comme étant extrêmement compliquée c’est en les comparant que peuvent apparaître leurs spécificités, leurs différences structurelles. Il aurait été impossible pour Karl Marx par exemple de caractériser les sociétés britanniques et allemandes comme hautement industrialisées sans sous entendre qu’elles l’étaient par rapport à d’autres sociétés. La comparaison internationale fait non seulement apparaître les structures nationales, mais pousse l’observateur à les caractériser et à les situer. Par exemple, le fait de rendre compte des inégalités dans deux sociétés différentes fait déjà apparaître les structures de revenus au sein de chacune, mais si l’on compare les deux structures on peut être en mesure de caractériser un pays comme étant “très inégalitaire” ou “peu inégalitaire”.

[2] Juan Domingo Perón a été le premier président élu au suffrage universel direct de l’Argentine de 1946 à 1955, date à laquelle il subit un coup d’Etat conservateur. Suite à son exil en Espagne, il remporte de nouvelles élections et gouverne le pays entre 1973 et 1974, année de son décès.

[3] Nestor Kirchner et Cristina Fernandez de Kirchner, se réclamant héritiers du péronisme ont remporté à tour de rôle les élections présidentielles de 2003 (Nestor), de 2007 (Cristina) et 2011 (Cristina). La victoire électorale de Mauricio Macri en 2015 met fin à l’étape Kirchnériste en Argentine.

[4] Parti de centre droit.

[5] Si aucun chiffre officiel n’existe en France ou en Argentine, les gilets jaunes argentins sont assurément moins nombreux, les témoignages faisant état de « quelques centaines » réunis pour le moment uniquement à Buenos Aires.

[6] En l’absence de statistiques officielles je me base sur des entretiens que j’ai réalisé à distance auprès de plusieurs gilets jaunes argentins.

[7] Entretien réalisé auprès de Pablo Doublier, membre de la commission communication du mouvement et délégué syndical.

[8] Propos recueillis auprès d’un délégué syndical de télécommunications qui a préféré garder l’anonymat.

 

L’Argentine des artivistes : quand l’art reprend la rue

Alors que le gouvernement de Mauricio Macri vient d’accueillir en grande pompe le G20 en Argentine, incitant les habitants de Buenos Aires à partir en week-end[1] tout en militarisant la ville[2], des artistes refusent de quitter la place publique et l’investissent par leurs masques, leurs mots, leurs cris et leurs corps, s’inscrivant en faux depuis plusieurs mois déjà contre cette manifestation. Ce sont, ici, les activistes de la Fuerza Artística de Choque Comunicativo[3] ; là, ceux de Fin de UN Mundo[4], deux collectifs parmi les plus médiatisés. Mais ils ne sont pas les seuls et ce genre d’actions ne date pas d’hier. Tant pour dénoncer les crimes de la dictature que pour porter les revendications du féminisme, en passant par le souci de rendre visible la lutte des travailleurs de la culture, praticiens de l’art et citoyens lambda se rejoignent, à travers les époques et au détour des rues, pour de retentissants happenings. Retour sur la truculente mouvance de l’artivisme argentin et sur ses manifestations actuelles.


Pour beaucoup d’artistes, l’élection de Mauricio Macri en décembre 2015 à la présidence de l’Argentine a représenté une catastrophe politique. En effet, l’essentiel de la vie culturelle à Buenos Aires est animée par un vaste réseau – l’un des plus denses au monde – de centres culturels et de théâtres indépendants, de clubs de musique et de milongas (clubs de tango), régis par une économie précaire[5]. Touchés de plein fouet par la réforme du tarifazo qui a entraîné, dès janvier 2016, l’augmentation drastique des tarifs de l’eau, de l’électricité, du gaz et des transports et par diverses formes de persécutions politiques telles que de récurrentes fermetures arbitraires qu’on nomme les « clausuras », ces espaces culturels sont devenus le foyer d’une intense mobilisation expliquant en partie le regain local de l’artivisme[6] ces dernières années. Ana Longoni décrit l’activisme artistique argentin comme un ensemble de « mouvements diffus intégrés par des artistes et des non artistes, qui socialisent des savoirs et mettent à disposition des ressources pour tous »[7]. Si, dans les années 2000, la démocratisation des nouvelles technologies et des réseaux sociaux a transformé les pratiques artivistes, leur offrant plus de visibilité, leur histoire est bien plus ancienne en Argentine.

L’activisme artistique argentin après la dernière dictature militaire

Au sortir de la dernière dictature militaire (1976 – 1983), des groupes d’artistes s’échinaient déjà à se ressaisir des rues de Buenos Aires. Nourri d’actions spontanées telles que le Siluetazo[8], qui témoigna des premiers élans de participation populaire dans une performance artistique à portée politique, l’artivisme argentin trouve ses origines dans les milieux de la contre-culture.

http://revistamutt.com/visuales/el-siluetazo-ponerle-el-cuerpo-a-la-desaparicion/
Le “Siluetazo” du 21 septembre 1983. © Revista MUTT

Les années 1980 : de l’après-dictature à l’hyperinflation

La mouvance under des années 1980, animée d’artistes aux disciplines hybrides, électrise les caves de la capitale argentine par des concerts déjantés, des spectacles burlesques et un art de vivre où se mêlent drogues, libertinage et inventivité. Elle a pour lieux emblématiques le Cafe Einstein, la discothèque Cemento ou le Parakultural, viviers des plus talentueux artistes argentins de cette génération. Ce sont les années de La Organización Negra[9], groupe célèbre pour avoir réalisé des performances provocantes évacuant les mots et plaçant le corps au centre de l’action : alors que le pays s’extirpe tant bien que mal de la terreur, des dizaines de performeurs viennent se “freezer” (s’immobiliser, comme gelés) en pleine rue, simulent des scènes de fusillades dans l’espace public, tombent comme morts sur les trottoirs ou se jettent sur le capot des voitures pour leur vomir du yaourt sur le pare-brise. La performance Uorc work écrit tel qu’il se prononce en espagnol – sera particulièrement retentissante. Des suites de l’action Tirolesa en 1989, où le groupe demanda l’autorisation à l’État de réaliser sa performance sur l’obélisque de Buenos Aires, La Organización Negra abandonnera peu à peu son caractère transgressif et sera dissoute en 1992[10].

Les artivistes du groupe Escombros[11], ces « artistes de ce qui reste », tels qu’ils se présentaient alors, s’illustrèrent également dès 1988, dans cette période d’hyperinflation qui inspira son nom au collectif : à la question « Que restera-t-il de ce pays ? », ils répondaient : « Des décombres ». Par des interventions plastiques de rue ou via des expositions, ils s’efforcèrent d’exprimer la réalité sociopolitique de leur époque.

Les années 1990 : néolibéralisme et réconciliation forcée

En 1996 est constitué le mouvement HIJOS (Hijos por la Identidad y la Justicia contra el Olvido y el Silencio) à l’initiative des fils des disparus de la dernière dictature militaire. Il opère alors sous forme d’escraches[12], ces techniques agressives qui consistent à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime et qui ont contribué à la « revitalisation de la lutte pour les Droits de l’Homme dans l’adversité de la conjoncture en rendant publiquement visible l’impunité des oppresseurs et en contribuant à générer une condamnation sociale devant l’absence d’une quelconque lueur de condamnation légale »[13]. Par la radicalité de son geste, HIJOS ouvre une brèche dans une séquence politique, celle du président néolibéral Carlos Menem, soucieuse de réconcilier le pays avec son passé en amnistiant les anciens officiers du régime.

“HIJOS opère alors sous forme d’escraches, ces techniques agressives consistant à saccager la façade des domiciles d’anciens tortionnaires du régime”

Mais la mise en scène d’une revendication politique ayant pour objet les affres de la dictature a un antécédent célèbre en Argentine : les Mères de la Place de Mai (Madres de Plaza de Mayo) qui depuis 1977, parées de leurs langes blancs, défilent sans relâche chaque jeudi devant la Casa Rosada, siège de la présidence argentine, afin de commémorer l’assassinat de leurs enfants qui sont pour la plupart d’anciens militants opposés à la dictature. Elles réclament la condamnation des tortionnaires et demandent la restitution de leurs petits-enfants accaparés par les militaires.

https://archive.org/details/GacPensamientosPracticasYAcciones/page/n97
Les panneaux du GAC, “Justice et punition”, en 1998. © GAC

L’activisme de HIJOS et le legs des Mères de la Place de Mai ont stimulé, dans les milieux artistiques, la création de plusieurs groupes parmi lesquels le GAC (Grupo de Arte Callejero)[14], né en 1997 à l’initiative d’étudiants des Beaux-Arts et Etcétera, formé par des artistes de théâtre, renommé en 2005 Internacional Errorista dans le cadre de la venue du président américain Georges W. Bush au 4ème Sommet des Amériques[15]. Ces deux groupes ont apporté les marques artistiques visuelles et théâtrales les plus poignantes aux escraches développés par HIJOS. Quand le GAC, qui imita les panneaux de signalisation, indiquait en pleine ville la localisation des anciens centres de détention, des maternités clandestines ou des domiciles de tortionnaires relaxés, Etcétera se chargeait de représenter, devant les dits domiciles et grâce à des marionnettes, des costumes et des masques, des scènes de torture, des vols de bébés ou des moments de confessions de militaires éplorés devant des curés burlesques.

Les années 2000 : de la crise aux recompositions

Le 19 décembre 2001 se déclenche la tristement célèbre crise argentine. Devant l’ampleur de la mobilisation populaire, des émeutes qui la caractérisent et de la violente répression policière qui fit 35 morts, le président Fernando de la Rúa démissionne et s’enfuit par hélicoptère du palais présidentiel assiégé par la foule. Entre décembre 2001 et mai 2003 s’écoule une période marquée par un climat inédit d’instabilité institutionnelle et de perpétuelle agitation dans les rues. Un nouveau paradigme social émerge à travers des assemblées populaires, des piquets de grèves, des entreprises récupérées par leurs travailleurs et des mouvements de chômeurs, les piqueteros, dont le mode de protestation consiste à couper les principales voies d’accès à la capitale. Dans ces moments d’intense mobilisation et de créativité ont surgi de nouveaux modes d’activisme social et culturel ayant impulsé une grande quantité de groupes d’artistes visuels, de cinéastes et de vidéastes, de poètes, de journalistes alternatifs et d’intellectuels.

Après l’élection de Néstor Kirchner en avril 2003[16], deux raisons ont contribué à affaiblir la dynamique de l’activisme artistique en Argentine. La première concerne la relation des artivistes avec la sphère politique : en s’inscrivant dans la ligne d’une reconnaissance des droits de l’Homme par la réouverture des procès contre les criminels de la dictature, le gouvernement Kirchner a fragmenté le mouvement qui luttait au nom de ces revendications. Pour le bicentenaire de la révolution argentine en 2010, il a notamment fait appel au GAC et à Fuerza Bruta pour réaliser, contre rémunération, l’impressionnante manifestation de commémoration[17]. La seconde a trait au rapport que les artivistes entretiennent avec l’institution artistique : du fait de l’attractivité dont a fait l’objet l’Argentine au cours de la conjoncture 2001 – 2003, ses pratiques artistiques collectives ont acquis une soudaine légitimité dans les circuits internationaux de l’art. Des groupes comme le GAC et Etcétera, qui étaient restés jusque-là à la marge des circuits conventionnels, se sont vus invités dans des biennales et des expositions internationales.

 

Des artistes et des luttes dans la conjoncture macriste

L’élection du futur président Mauricio Macri comme maire de Buenos Aires en 2007 commence à générer de nouvelles insatisfactions et des colères qui culmineront en 2015 lorsque l’État et la capitale fédérale lui sont désormais acquis. Une nouvelle crise de la représentation politique, doublée de la démocratisation d’internet et de l’usage des réseaux sociaux, conduisent des acteurs à parler désormais de « nouvel activisme », comme l’analyse l’artiste activiste et chercheur Maximiliano de la Puente : les pratiques se réinventent, les objets de lutte se transforment et de nouveaux collectifs émergent[18], pour beaucoup héritiers de l’effervescence de la crise de 2001.

Les artistes, ces « travailleurs de la culture », peinent à être représentés par les syndicats du pays. Ils ont alors recours à leurs meilleurs outils pour rendre visible leur lutte[19], usant de divers registres. Le style dit « ludico-ironique », proposé par Bleuwenn Lechaux pour décrire la théâtralité des collectifs new-yorkais, pourrait convenir pour qualifier les actions des Argentins ; il s’agit alors de se demander « dans quelle mesure ces mises en formes musicales et théâtralisées de la contestation, qui usent du registre de l’ironie, ont-elles, pour les militants, la faculté de remettre en jeu les convictions politiques, d’armer les convertis et de convertir les indécis, voire de sensibiliser les opposants ? »[20].

Les artistes et l’institution culturelle

Les artistes s’attaquent parfois seuls à leurs propres institutions, celles de la culture, pour en révéler les dysfonctionnements et faire valoir leurs droits. Ainsi, des groupes se sont employés à ridiculiser la gestion, jugée calamiteuse, du Complexe Théâtral de Buenos Aires, cet ensemble des cinq plus importants théâtres publics de la capitale, en venant s’asseoir sur des chaises, armés de banderoles ironiques, face à certaines de leurs portes closes depuis beaucoup trop longtemps pour « cause de travaux »[21].

https://www.laizquierdadiario.com/Ser-o-no-ser-asi-esta-el-teatro
Devant le théâtre public Sarmiento, en 2015. © Maru Sapriza

De même, suite à la hausse soudaine des prix de l’électricité en janvier 2016 et devant l’absence de réponse de l’État à la demande d’instauration d’une tarification spéciale pour le secteur fragile de la culture indépendante, des acteurs ont réalisé l’action dite de l’« Apagón » qui consista en une extinction synchronisée des lumières dans cinquante institutions culturelles. Puis ils firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités[22]. Pour sa part, le groupe ATACA[23] réalisa deux actions pour rendre visible la condition des travailleurs des musées publics. La première eut lieu sur la Place de Mai, à minuit – sans prise de parole syndicale, précise Marcos Kramer, employé du Musée d’Art Moderne de Buenos Aires – le jour où se terminaient les contrats de cinq cents travailleurs non reconduits. La seconde se déroula devant le musée des Beaux-Arts, un samedi à midi : les employés mobilisés installèrent sur la voie publique un grand cadre dans lequel ils s’assirent à tour de rôle, accessoires en main, posant comme sur un célèbre tableau du musée datant du XIXème siècle où l’on peut voir une famille affamée et sans travail, tout en invitant avec succès les passants à en faire de même.

“Des artistes firent irruption, théâtralisant un hold-up, dans les locaux du Ministère de l’Énergie, transformant le bâtiment en une scène où se déployèrent monologues, chansons et chorégraphies, telles une « interpellation sarcastique » à l’attention des autorités”

Il arrive aussi – pour un impact médiatique et politique décuplé – que les artistes s’associent à d’autres secteurs et à d’autres causes pour parvenir à leurs fins. Le 25 janvier 2016, Dario Lopérfido, alors ministre de la culture de la ville de Buenos Aires, nie dans une entrevue le chiffre officiel des 30.000 disparus de la dernière dictature argentine. Accusé de négationnisme, sa déclaration soulève l’indignation et devient l’argument d’une vaste campagne, menée conjointement par les travailleurs de la culture et les associations des droits de l’Homme, visant à obtenir sa démission. La mobilisation prit notamment la forme d’escraches, relativement pacifiques, dont l’efficacité a résidé dans leur répétition incessante, comme l’explique le metteur en scène et activiste Juan Pablo Gómez. Pendant plusieurs mois, le ministre ne pouvait se présenter dans un lieu officiel sans qu’une action de groupes masqués à son effigie[24] ne vienne interrompre ses discours[25]. Par un jeu de pièges médiatiques et grâce à l’extension virale du mouvement, répercuté à l’international, Dario Lopérfido fut contraint de démissionner successivement de toutes ses fonctions (il en occupait trois à la fois).

https://www.laizquierdadiario.com/Loperfido-es-un-simbolo-de-todo-lo-que-no-queremos-en-la-Cultura
Manifestations contre Dario Lopérfido, en 2016. © La Izquierda Diario

L’artivisme dans le mouvement féministe argentin

Mais c’est le mouvement féministe argentin qui semble incarner le meilleur exemple de cette fusion entre luttes sociales et recours artistiques. Suite à la création, le 3 juin 2015, du mouvement Ni Una Menos[26], des mobilisations organisées sans appui syndical et grâce aux réseaux sociaux mirent officiellement à l’ordre du jour, aiguillonnées par le thème du féminicide, une série de mots d’ordre. La campagne nationale pour le droit à l’avortement est la plus emblématique d’entre elles : en reprenant le symbole des Mères de la Place de Mai, les manifestations de l’été 2018, où les langes sont désormais de couleur verte, ont débordé les avenues de Buenos Aires, donnant lieu à des actions saisissantes telles que l’Operación araña (Opération araignée), dans le métro, le 31 juillet[27].

Plusieurs collectifs sont récemment apparus en Argentine, parmi lesquels Las Rojas, les Mujeres de Artes Tomar – détournement de l’expression « hombre de arma tomar », qui désigne un homme sachant se défendre, le groupe ayant substitué arma par arte – et Aulla (hurlement de louve)[28]. L’artivisme féministe, pour la militante Cora Fairsen, a d’autant plus de sens qu’il met en scène le corps, lui-même objet de la revendication : « S’il n’apporte rien de particulièrement nouveau dans le discours, il doit pouvoir changer les manières de faire et notamment s’emparer, pour la détourner, de la traditionnelle marche syndicale », selon elle « typiquement masculine ». Un groupe comme Pan y Rosas (Du pain et des roses)[29], par exemple, se décrit comme socialiste et anticapitaliste et insiste sur le cadrage international de son combat, au-delà du seul sujet de l’avortement et du seul cas de l’Argentine, considérant que la lutte féministe est partie intégrante de la lutte des classes[30].

L’une des tâches de ces groupes est de se réapproprier les jours symboliques comme le 28 septembre (jour international pour le droit à l’avortement), le 8 mars (journée internationale des droits des femmes) ou le 24 mars (anniversaire du dernier coup d’État argentin) lors duquel, en 2016, les Mujeres de Artes Tomar, sous le mot d’ordre Mujer, Marzo y Memoria, s’approprièrent ladite marche pour « la mémoire, la vérité et la justice » et conduisirent une performance intitulée La Marcha de las Escobas (La Marche des Balais), balayant en dansant l’avenue à l’unisson[31].

https://emergentes.com.ar/tagged/operaci%C3%B3n-ara%C3%B1a
L’Opération “araignée”, le 31 juillet 2018. © Emergentes

Certaines revendications des membres du collectif Aulla – vêtues de noir et parées de masques de louves colorés et brillants[32] – ciblent le champ culturel. Selon Cora Fairsen, si la parité existe globalement dans le circuit du théâtre indépendant, il y a parmi les artistes programmés dans le théâtre public deux femmes pour dix-huit hommes. Début 2018, au cours de la troisième assemblée de Ni Una Menos, le collectif Aulla dénonce les fermetures arbitraires de salles de spectacle indépendantes et attire l’attention sur la profonde inégalité qui règne au sein du Complexe Théâtral de Buenos Aires où, entre les différences de salaires et les assignations à des tâches genrées, la très faible représentation des artistes féminines au cours de la dernière saison laisse à désirer[33].

 

Les nouveaux collectifs artivistes argentins

Armés des nouveaux outils numériques pour se rencontrer, s’organiser et diffuser leurs actions, les artivistes des années 2010 ont trouvé matière à mobiliser autrement d’anciens et de nouveaux acteurs en produisant des actions en dehors des cadres institutionnels, s’appropriant les rendez-vous officiels ou faisant irruption là où on ne les attendait pas pour rendre audibles et partageables des problématiques collectives.

Cette mobilisation des émotions, tant pour celui ou celle-ci qui exécute l’action que pour celui ou celle-là qui y assiste de loin ou la vit de près, cherche à donner accès, par le seuil du sensible, aux batailles politiques en cours, aux scandales qui les sous-tendent et aux rêves sociétaux qui les animent. Deux collectifs, ces dernières années, ont particulièrement bien illustré ces perspectives en Argentine.

La Fuerza Artística de Choque Comunicativo (FACC)

L’esthétique angoissante, parfois ironique, mais plus souvent violente ou macabre de la FACC s’est déclinée depuis 2015 en plusieurs interventions dans des lieux-clés de Buenos Aires et de l’Argentine[34]. Définis sous l’égide de mots d’ordre éloquents[35], les faits d’armes symboliques de ces performeuses et performeurs prennent des formes variées. L’action Promotoras[36], sous couvert d’une campagne publicitaire consistant en une distribution de flyers par des jeunes filles souriantes, vêtues de courtes robes bleues, devant des centres commerciaux ou le Congrès de la nation, maquillait ironiquement la promotion de la campagne pour le droit à l’avortement. L’action Puente[37] fut donnée sur un pont : les acteurs, grimpés sur la rambarde au-dessus de l’avenue Córdoba, hurlaient, couverts de farine, simulant une fusillade avec des ballons jaunes – symbole du parti PRO de Mauricio Macri – attachés autour du cou. Une autre action, dans la tradition de l’escrache et intitulée Genocida suelto[38] (Auteur de génocide en cavale) consista en une performance devant les domiciles des tortionnaires en liberté dite « surveillée » et au cours de laquelle un texte de dénonciation fut proclamé au mégaphone tandis que des comédiens s’agenouillaient dans la rue et que d’autres, masqués, leur recouvrait la tête de sacs poubelles. L’une des actions les plus retentissantes fut celle intitulée Esto no es Independencia[39] (Ceci n’est pas l’indépendance), un dénuement collectif sur fond de fanfares suivi d’un entassement de corps ensanglantés, piqués de drapeaux nationaux (Espagne, Argentine, États-Unis) évoquant colonialismes et néocolonialismes, et accompagné d’une profération au mégaphone du poème Hay cadáveres de Néstor Perlongher. Elle eut lieu à plusieurs reprises, devant le palais présidentiel, sur l’avenue 9 de Julio et devant le Congrès de la nation, accompagnée des banderoles Macri go home ou Obama no sos bienvenido, le 24 mars 2016, lorsque pour le jour du quarantième anniversaire du dernier coup d’État militaire, Mauricio Macri invita Barack Obama à Buenos Aires. Mais l’action la plus frappante fut peut-être celle intitulée Femicidio es genocidio[40] (Le féminicide est un génocide) au cours de laquelle des dizaines de performeuses se dénudèrent et s’entassèrent devant le Congrès de la nation, reproduisant l’image d’un charnier, tandis qu’un texte qui énumérait les différentes façons de tuer une femme était prononcé, là encore, au mégaphone.

https://www.lavaca.org/notas/independencia-y-arte-cuando-el-cuerpo-habla/
L’action “Ceci n’est pas l’indépendance” de la FACC. © Emergente

L’ambitieuse action Quién elige ? (Qui choisit ?)[41] consista en octobre 2017 à faire advenir quatre événements dans la même journée, sur quatre sites du territoire argentin très éloignés les uns des autres. Sous des bannières qui indiquaient Dictature corporative, Exploitation assassine et Terrorisme d’État, qui choisit ?, elle mobilisa près de 400 personnes, vêtues de costumes noirs et portant des masques à long nez aux multiples connotations : à la fois masque du docteur dans la Commedia Dell’Arte – qui se protège ainsi de la peste – et masque à gaz ; bec rappelant le corbeau, oiseau de mauvais augure, et le vautour, symbole en Argentine des fonds spéculatifs agressifs, dits « fonds vautours ». Les quatre actions furent filmées et retransmises en direct, puis montées avant d’être diffusées sur internet accompagnées de commentaires.

Le collectif Fin de UN Mundo (FUNO)

Plus inclusif et coloré, volontiers plus festif quoique souvent cynique voire qualifié de « trash », le groupe Fin de UN Mundo, ou FUNO[42], brille pour son aptitude à rassembler de nombreux participants aux provenances diverses. Carolina Wajnerman, l’une des fondatrices du groupe, le présente ainsi : « Fin de UN mundo, c’est apporter dans l’espace public des métaphores. En poursuivant l’objectif de rendre visible certains thèmes par la voie artistique, on pense que les gens peuvent l’interpréter de plusieurs manières. Et nous ne prenons pas en charge la manière avec laquelle l’autre va l’interpréter ». La démarche est ici similaire à celle des groupes new-yorkais observés par Bleuwenn Lechaux et dont l’auteur décrit un « activisme non prédicateur » qui, grâce à l’ironie et à la participation ludique des publics à l’action, serait censé « transmuer à la fois socialement et médiatiquement les connotations dépréciatives associées au militantisme de gauche en représentations gratifiantes »[43] afin de sensibiliser au-delà des cercles de militants déjà convertis.

La participation aux actions du groupe se fait à travers des convocations. Certains de ces événements rassemblent jusqu’à 300 performeurs. L’action inaugurale du collectif eut lieu le 12 octobre 2012, jour de la Diversité Culturelle instauré dans toute l’Amérique latine. « Ce jour se fêtait les 10 fois 52 ans du 12 octobre 1492 », explique très sérieusement Carolina Wajnerman, dévoilant la mythologie sur laquelle s’est construit le groupe : « On parlait de la fin du monde selon la légende maya. Donc nous on a dit : fin d’un monde pour la naissance d’un autre. L’action s’est appelée Proyecto 10/52[44] ». Pour sa part, le projet Radio FUNO, dorénavant mis en place tous les ans pour la marche commémorative du 24 mars, se compose de « chansons qui se dansent », réinterprétées par le groupe. Les thèmes abordés par FUNO sont nombreux : la mauvaise gestion de la ville de Buenos Aires, le féminisme (avec l’action Perras[45]), les peuples autochtones ou encore la violence institutionnelle.

https://www.minutouno.com/notas/299562-una-protesta-zombi-contra-el-pro-recorrio-la-ciudad#fotogaleria-id-405447
L’action PROMBIES de FUNO. © MinutoUno

L’action PROMBIES – association de PRO, le parti de Mauricio Macri, et de zombies – consista en une déambulation urbaine grotesque dans le métro et les centres commerciaux d’acteurs déguisés en zombies et dans le crâne desquels était planté une pancarte PRO[46]. Après l’élection de Mauricio Macri à la présidence, le collectif mit les bouchées doubles avec l’action OAMA (pour Organisation des amis de l’Amérique, dont l’acronyme sonne comme Obama) : « les PROMBIES attaquaient directement le PRO, alors que OAMA va à la racine : il attaque le modèle », explique l’activiste. L’action consista en un canular, dans le style des Yes Men, mis en place pour le bicentenaire de l’indépendance en 2016. Bien habillé, un groupe de personnes se présenta comme une supposée organisation d’argentino-étatsuniens venue fêter l’événement, avec le slogan « 200 ans, plus proches que jamais » : « Ils dansaient le pericón, la danse nationale, avec des foulards aux couleurs des États-Unis, il y avait des cheerleaders, des gens qui chantaient du gospel, et puis ils chantèrent l’hymne argentin, mais en anglais, près de la scène officielle, et des gens ont réagi », raconte Carolina Wajnerman. L’action, filmée puis diffusée sur une page Facebook de OAMA créée pour l’occasion, permit de maintenir l’équivoque jusqu’à ce que le collectif révèle le canular, sans conclure : « La semaine suivante, dans la vidéo, quelqu’un a demandé : « OAMA, c’est réel ? ». Et on répondait « C’est réel si on veut que ça le reste ».

 

[1]Voir : https://www.pagina12.com.ar/155881-los-portenos-que-se-vayan

[2]Voir : https://www.pagina12.com.ar/156734-una-cumbre-de-locos

[3]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OAwVu7yV6-Q et : https://www.youtube.com/watch?v=Nx0JSdT1uLE

[4]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=u0kYLag9-1s

[5]L’étude de ce réseau et de ses mobilisations militantes a fait l’objet de notre mémoire de master à l’Institut des hautes études de l’Amérique Latine (IHEAL), réalisé à l’appui d’une étude de terrain en 2017 et 2018, et dont sont issus les entretiens cités dans cet article.

[6]L’activisme artistique, ou artivisme, héritier des diverses avant-gardes et mouvements sociaux du XXème siècle, émerge à l’échelle internationale au milieu des années 1990 : il pourrait se définir comme un ensemble de pratiques, de productions et d’actions, la plupart du temps collectives, s’inscrivant dans un champ situé à la croisée de l’art et du militantisme car mobilisant des ressources artistiques avec la volonté d’influer sur le politique, tout en vouant une défiance face à l’institutionnalisation. Voir notamment : LEMOINE Stéphanie et OUARDI Samira, Artivisme. Art, action politique et résistance culturelle, Paris, Alternatives, 2010 ; PORTE Sébastien et CAVALIÉ Cyril, Un nouvel art de militer. Happenings, luttes festives et actions directes, Paris, Alternatives, 2009 ; LINDGAARD Jade, « Artivisme », in Vacarme, vol. 31, no. 2, 2005, pp. 30-33 ; We are everywhere : the irresistible rise of global anticapitalism, Verso, 2003.

[7]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », conférence prononcée le jeudi 17 décembre 2009 à La Casa de las Américas à La Havane (Cuba). Voir :  http://laventana.casa.cult.cu/noticias/2009/12/17/activismo-artistico-en-la-ultima-decada-en-argentina/.

[8]Moment qui consista, le 21 septembre 1983, et alors que l’Argentine est toujours sous le joug de la dictature, en une « participation, au sein d’un immense atelier improvisé à l’air libre qui dura jusqu’à minuit, de centaines de manifestants qui peignirent sur papier des silhouettes, se servant de leurs propres corps pour en esquisser les contours, et qui allèrent les coller sur les murs, les monuments et les arbres, et ce malgré la menace de la répression policière, […] pour marquer la présence d’une absence, celle des milliers de disparus de la dernière dictature militaire » in LONGONI Ana, « ¿Quién le teme a los escraches? », in América, Cahiers du CRICCAL, numéro 51 (pp. 20-32), 2018, en ligne : http://journals.openedition.org/america/1904

[9]Voir notamment : GONZÁLEZ Malala, La Organización negra. Performances urbanas entre la vanguardia y el espectáculo, Buenos Aires, Interzona Editora, 2015. Le documentaire de Julieta Rocco paru en 2006, “La Organización Negra. Ejercicio documental”, retrace leur parcours. Voir : https://cinefreaks.net/2016/12/02/la-organizacion-negra-ejercicio-documental-cuerpo-riesgo-y-alma/

[10]Certains de ses membres se reconvertirent dans le groupe De la Guarda, qui lui-même se divisa en 2002 entre deux autres groupes, Ojalá et Fuerza Bruta, ce dernier s’étant alors dédié à des actions spectaculaires commerciales.

[11]Voir : http://grupoescombros.com.ar/

[12]Selon Ana Longoni, escrache est un mot qui provient du lunfardo (argot du Rio de la Plata), signifiant un acte qui cherche à indiquer un fait intentionnellement occulté. Escrachar, c’est signaler, rendre évident. Pour Guillermo Almeyra, il signifie « mettre en vue publiquement », « dénoncer devant tous », « mettre au pilori ». Voir :  ALMEYRA Guillermo, Rebellions d’Argentine, Tiers État, Luttes sociales et autogestion, Paris, éditions Syllepse, 2006, p.183

[13]LONGONI Ana, « Activismo artístico en la última década en Argentina », op. cit.

[14]Voir : https://grupodeartecallejero.wordpress.com/

[15]Voir : https://www.facebook.com/Internacional-Errorista-362450190607979/. Leur manifeste est publié ici : https://reexistencia.wordpress.com/todas-las-revistas/revista-julio-2011/manifiesto-errorista/. Un entretient relate leur apologie-dénonciation de l’erreur, ici : https://jaquealarte.com/entrevista-grupo-etcetera-error-acierto-permanente/. Le groupe réalisait encore, en 2008, une action pour la Palestine : https://www.youtube.com/watch?v=d1nYWjXrGWM

[16]Voir notre article dans Le Vent se Lève : « Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une décennie gagnée » : https://lvsl.fr/argentine-lere-des-kirchner-retour-critique-sur-une-decennie-gagnee

[17]Tandis que, pour le contre-commémorer, la Internacional Errorista réalisait une action parfaitement burlesque, dans la lignée de l’événement El Mierdazo (Le merdier), perpétré en 2002 devant le Congrès de la Nation. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=OHNdqaOcuL8&list=PL6903A41D939F5510

[18]On peut citer, parmi les plus actifs, le Proyecto SQUATTERS, les Fileteadores del Conurbano, les Serigrafistas Queer, le Colectivo Artístico Intersticial, le Colectivo Alegria, le collectif Dominio Público ou encore Las Insumisas de las Finanzas (voir : https://www.youtube.com/watch?v=TCergcRuqlI)

[19]Voir notamment : SÁNCHEZ SALINAS Romina et HANTOUCH Julieta (coord.), Cultura independiente : cartografia de un sector mobilizado en Buenos Aires, Buenos Aires, Caseros, RGC Libros, Casa Sofia et Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, 2018

[20]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur à New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy » in ROUSSEL Violaine (dir.), Les artistes et la politique. Terrains franco-américains, Presses Universitaires de Vincennes, Université Paris 8, collection “Culture et Société”, Saint-Denis, 2010, p.221

[21]Le collectif ESCENA POLÍTICA, grâce auquel se perpétuèrent les activités de ces groupes – le Teatro Independiente Monotributista (TIM) et le Foro Danza en Acción (FDA) – organisa notamment un congrès hors norme – El Congreso Transversal – et créa une chaîne YouTube parodiant les publicités municipales. Voir : https://www.youtube.com/channel/UCrUZSQC_YGgBFcML0LxZcTA ; et : http://campodepracticasescenicas.blogspot.com/2017/01/de-como-hicimos-el-congreso-transversal.html

[22]SÁNCHEZ SALINAS Romina et BROWNELL Pamela, “Apuntes para un mapa de las resistencias teatrales en la ciudad autónoma de buenos aires (2015-2016)”, Observatorio de políticas culturales del Centro Cultural de la Cooperación Floreal Gorini, Publicación anual n°7, Buenos Aires, 2016

[23]Voir : https://www.facebook.com/pg/laculturanoseachica/photos/?ref=page_internal

[24]Le recours à l’effigie d’un coupable, démultipliée à l’infini sur les masques portés par les manifestants, fut aussi employée, dans le registre du martyre, pour diffuser le visage de victimes (dans la droite lignée des expositions massives des portraits des disparus de la dictature). Ce fut le cas, en 2017, lors des manifestations réclamant la réapparition du militant pour la cause des Indiens Mapuches Santiago Maldonado, disparu au cours d’une opération policière ; cela avait déjà été employé en 2007, lorsque le Colectivo Siempre utilisa le portrait de José López pour réclamer, là aussi, la réapparition de ce survivant de la dictature qui accepta de témoigner lors d’un procès contre ses tortionnaires et disparut mystérieusement le lendemain.

[25]Voir, par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=ii7pBHefYDg

[26]Voir : http://niunamenos.org.ar/

[27]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=_CtVwHDNrSw

[28]Voir leur film de présentation : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/193005434623460/

[29]Voir notamment leurs allocutions du 8 mai 2018 : https://www.youtube.com/watch?v=SRBHQud4Z7M

[30]Sur le féminisme anticapitaliste argentin, voir notamment : CAVALLERO Luci, GAGO Verónica, VARELA Paula, BARÓN Camila et MITIDIERI Gabriela, « Argentina’s Anticapitalist Feminism », Jacobin, septembre 2018 : https://jacobinmag.com/2018/09/argentinas-anticapitalist-feminism

[31]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=iTzGkZeufBM

[32]Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/171488950108442/

[33]« 94% des auteurs programmés sont des hommes, un seul texte programmé fut écrit par une femme, seules 20% de ces œuvres mises en scène le furent par des femmes », dénoncent-elles. Voir : https://www.facebook.com/aullamujeresartistas/videos/187987075125296/

[34]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=nqzNe_dQhUQ

[35]Le groupe se décrit ainsi lui-même : « Équipe non partisane d’artistes se mobilisant dans l’urgence d’affronter toutes machines de violences qui prétendent discipliner nos destins sociaux, [ayant la] certitude qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est le travail et la responsabilité de l’artiste que de mettre ses outils au service du “démantèlement” par un acte de communication, et par n’importe quelle initiative qui réponde à la liberté de l’esprit. En faisant de la rue et des édifices publics notre scène et le centre des opérations. Nous invitons à qui le décide de se déclarer en état d’urgence et à se mettre par conséquent en action. Artistes qui comprennent qu’il s’agit du moment de prendre les devants. De décider où mettre ses énergies, où investir sa force, où prendre des risques. Individus désirant un corps collectif. Disposés à transgresser et à déroger aux règles pour obtenir les effets performatifs révélant des idéaux, construisant un discours. Un discours intransigeant, par le cri puissant de l’artiste. » Voir : http://explicitoonline.com/131628-2/

[36] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=YMNmtllykyA

[37] Voir :  https://www.youtube.com/watch?v=Dke9ivPNgCQ

[38] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=1Sw9Wu-Oyd8

[39] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ZSo9BFqStHs

[40]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=BZcjU-RcoFs

[41]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=Sey_pc-4Fe0

[42]Voir : https://www.facebook.com/ProyectoFinDeUnMundo/

[43]LECHAUX Bleuwenn, « De l’activisme non prédicateur a New York. Le militantisme théâtral des Billionaires for Bush et de Reverend Billy », op. cit, p.233

[44]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=oF3upKYVNQk

[45]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=ecktLNSWRfw

[46]Voir : https://www.youtube.com/watch?v=VVom0vKwLao

Le désastre argentin ignoré par les médias français

Le déroulement du G20 à Buenos Aires aurait pu constituer pour la presse française l’occasion d’exposer l’Argentine sous un autre angle que celui du football ou des scandales de corruption. En effet, si ce pays sud américain est surtout connu pour ses stars du ballon rond, ses sites touristiques et ses pistes de tango à l’ambiance tamisée, il est aussi en proie à une crise économique et sociale d’une grande ampleur, amorcée par les mesures néolibérales prises par le gouvernement de Mauricio Macri dès son arrivée au pouvoir en décembre 2015 à la tête de la coalition Cambiemos. Les résultats sont pour le moins catastrophiques. Asphyxiés par une inflation galopante –dont le taux avoisine les 50% cette année – les Argentins ne peuvent pas compter sur les services publics pour s’en protéger. Suite à la décision du gouvernement de mettre fin aux subsides destinés aux transports, au gaz, à l’eau et à l’électricité, les compagnies privées qui en gèrent l’exploitation ont reporté ce manque à gagner sur les prix finaux dont la hausse atteint jusqu’à 930% en trois ans. Puisque les salaires nominaux ont augmenté moins vite que les prix depuis 2015, il s’en est mécaniquement suivi un appauvrissement général de la population : le taux de pauvreté s’élève actuellement à 33,6% avec plus de 2,2 millions de nouveaux pauvres pour la seule année 2018.


L’Argentine avait pourtant connu des années fastes après s’être relevée de sa terrible crise de 2001 et avait enregistré des taux de croissance proche de 9% jusqu’en 2008. La crise des subprimes fut responsable d’une récession passagère en 2009 (-5.2%) de laquelle le pays se remit dès l’année suivante (+10.1%) pour voir ensuite son taux de croissance se stabiliser autour d’une moyenne de 1.5% sur la période 2011-2015. Malgré l’amoindrissement de sa croissance depuis le début de la décennie, l’économie argentine semblait avoir atteint une stabilité suffisante pour faire oublier à la majorité des Argentins les séquelles de la crise de 2001. La situation actuelle est malheureusement bien différente : selon les estimations du FMI, le PIB argentin enregistre une chute de 2.5% pour l’année 2018 et continuera à diminuer l’an prochain selon les prévisions du gouvernement.

Pour comprendre la crise actuelle nous devons rendre compte en premier lieu de la place de l’Argentine dans la division internationale du travail – ce qui est en rapport direct avec sa structure productive – pour ensuite nous pencher sur les politiques mises en place par l’administration Macri et les conséquences qu’elles entraînent.

L’Argentine, un pays périphérique industrialisé…

Tout comme la plupart des pays latino-américains au moment de leur indépendance de la couronne espagnole, l’Argentine hérite d’une place d’exportateur de matières premières que les capitaux britanniques – ayant financé les guerres d’indépendance – ne manquèrent pas d’entériner. L’Argentine du XIXe siècle et du début du XXe, fortement dotée en terres cultivables, se construit sur un modèle exclusivement agro-exportateur et compte sur le Royaume-Uni pour ses importations de biens manufacturés. Cependant la crise de 1929 bouleverse cet état des choses et participe par la même occasion à la modification du rapport de forces économique sur le plan international entre les nations sud-américaines et européennes, mais aussi entre les secteurs économiques à l’intérieur de ces nations. En effet, la crise amoindrit premièrement la capacité des pays du Nord – le centre industrialisé – à payer leurs importations de matières premières qui viennent des pays périphériques, qui subissent dans un deuxième temps une diminution de leurs entrées de devises. De cela découle logiquement une contraction de leur capacité à payer des importations de biens manufacturés en provenance des pays du Nord (Murmis et Portantiero, 1970). Cet écart vis-à-vis des théories classiques de l’échange permit le développement d’une certaine industrie nationale dans le cadre de politiques dites de substitution d’importations, ainsi que celui d’un secteur ouvrier qui ne tarda pas à s’organiser autour de puissantes centrales syndicales.

Ce phénomène se renforça lors des premières années qui suivirent la fin de la Deuxième Guerre mondiale, car au fur et à mesure que la capacité importatrice des pays européens se rétablissait, les flux de devises dirigées vers l’Argentine permirent au premier gouvernement péroniste (1946-1952) – majoritairement soutenu par le mouvement ouvrier – d’en prélever une partie pour continuer à développer l’industrie nationale. Parallèlement à cela, le fait de produire des biens manufacturés sur place a tendance à réduire les besoins d’importations de ces mêmes biens en provenance des pays industrialisés. Ceux-ci, afin de maintenir leur balance commerciale équilibrée ont tendance à réduire en contrepartie leurs importations de produits agricoles en provenance de l’Argentine. Autrement dit, le jeu de l’offre et de la demande sur le plan du commerce international implique que le développement des secteurs industriels des pays périphériques se produise presque invariablement au détriment des secteurs dans lesquels ces pays sont initialement spécialisés.

La nationalisation du commerce extérieur et les rétentions aux exportations agricoles mises en place par Juan Domingo Perón finirent de consommer la fracture entre les grands propriétaires terriens d’un côté et les industriels – notamment le secteur ouvrier – de l’autre.

Cette grille de lecture, malgré le contexte d’après-guerre dans laquelle elle s’est forgée, demeure en partie d’actualité et permet de comprendre les politiques du gouvernement actuel en faveur du secteur agro-exportateur – dont la production est essentiellement concentrée sur le soja – et en défaveur de l’industrie nationale, jugée peu compétitive.

…en proie à la dégradation des termes de l’échange

Malgré le développement de son secteur industriel durant les années 1930 à 1970, la principale entrée de devises en Argentine demeure son secteur agro-exportateur. Cependant, avec l’enrichissement mondial observé au long du XXe siècle, la demande de produits manufacturiers à forte incorporation de capital progresse beaucoup plus rapidement que celle adressée aux biens primaires, dans lesquels les pays périphériques se spécialisent. Par conséquent les prix des biens du capital – importés par l’Argentine – augmentent plus vite que ceux de ses exportations, ce qui aboutit à une dégradation des termes de l’échange. Cet élément constitue une des faiblesses structurelles de l’économie argentine (Medici et Panigo, 2014) car si ses importations se renchérissent plus vite que ses exportations cela se traduit par un déficit structurel de sa balance commerciale.

Ceci a tendance à produire deux phénomènes conjoints. Tout d’abord, s’il est nécessaire de céder plus de devises pour payer des importations plus chères et que ce flux n’est pas compensé par celles qui proviennent des exportations alors leur stock aura tendance à diminuer. D’un autre côté, la demande adressée aux devises (les importateurs les achètent pour payer les importations) sur le marché des changes argentin augmente. Leur rareté relative fait que les offreurs de devises – que sont souvent les exportateurs qui les obtiennent par le biais de leurs exportations – demandent plus de pesos en échange : le prix des devises libellées en pesos augmente. Cela peut être perçu sous un angle différent : puisque le pays importe en valeur plus que ce qu’il n’exporte, la demande de devises  -utilisées pour payer ces importations – devient supérieure à la demande de pesos – voulus par les exportateurs pour payer leurs salariés par exemple. Ce déséquilibre commercial provoque presque inévitablement une dévaluation du peso – ou une appréciation des devises – dont les effets inflationnistes qui en découlent ont tendance à engendrer à leur tour des effets récessifs sur l’économie nationale.

Si actuellement d’autres variables structurelles – relatives à la flexibilisation du marché de capitaux amorcée dès la fin des années 1970 – peuvent également expliquer la tendance à la baisse de la valeur du peso, cette grille de lecture garde aujourd’hui toute sa pertinence et s’avère très utile pour comprendre les mécanismes de base qui opèrent sur le marché des changes argentin.

Par conséquent, les gouvernements successifs du pays doivent choisir – certainement en fonction des intérêts des secteurs qu’ils représentent – la manière de composer avec les goulots d’étranglement extérieurs de l’économie argentine qui viennent d’être présentés. Par exemple, si les gouvernements Kirchnéristes (2003-2015) ont eu tendance à bénéficier au secteur industriel, à parier sur le marché intérieur et à établir un strict contrôle des changes sur le marché des devises pour tenter d’enrayer le cycle dévaluation-inflation, le gouvernement actuel a choisi de faire exactement l’inverse, avec des résultats pour le moins catastrophiques.

Chronique d’une débâcle annoncée

Le programme économique appliqué par le président Mauricio Macri suite à sa victoire électorale contre le candidat kirchnériste Daniel Scioli ressemble très fortement aux principaux axes des politiques d’ajustement structurelles (PAS) expérimentées en Amérique Latine dans les années 1980. Il s’agit en effet d’un programme d’austérité néolibéral assez classique de réduction de la dépense publique, de dérégulation des marchés financiers, d’abaissement des barrières douanières et de baisse des salaires réels, avec toutefois de courts épisodes ponctuels de relance économique – notamment lors des périodes pré électorales – à travers la réalisation de grands travaux de rénovation urbaine financés par l’endettement public.

Toutefois si l’argument économique qui a servi à justifier les PAS dans les années 1980 était celui de la réduction des dettes publiques des pays de la région – souvent contractées en dollars, le poids de ces dettes s’était considérablement aggravé suite au relèvement des taux d’intérêt par la FED en 1979 (Aglietta, 2008) – celui-ci était devenu inutilisable en 2016 du fait du faible niveau d’endettement du pays. Après avoir atteint 152% du PIB en 2002, la dette publique argentine ne représentait plus que 55% du PIB en 2015. Ce fut alors l’un des argumentaires gravitant autour du  « combat contre l’inflation » et contre le « populisme » dont s’est saisi Alfonso Prat Gay, le premier ministre de l’économie de la coalition Cambiemos pour justifier l’imposition d’un programme d’austérité appliqué à grands coups de décrets présidentiels.

Moins de trois ans plus tard, l’Argentine, à genoux face à ses créanciers, s’est vue contrainte en juin dernier à faire appel au FMI afin d’obtenir un prêt de 50 milliards de dollars dans le cadre d’un nouvel accord Stand By (SBA).

Pourtant, ce résultat ne constitue une surprise que pour les indéfectibles soutiens de Cambiemos, bernés par des promesses électorales intenables telles que la « pauvreté zéro » ou l’arrivée d’une « pluie d’investissements » une fois que le marché du travail fut « assaini ». En effet, dès la fin 2015, Axel Kiciloff, ancien ministre d’économie sous la présidence de Cristina Kirchner, avertissait au cours d’une réunion publique informelle que l’application du programme économique de Mauricio Macri se solderait par un retour au Fonds monétaire. Et ce retour était prévisible. Passons en revue les raisons.

De la dévaluation à l’inflation, de la fuite de capitaux à l’endettement effréné

Empressé de satisfaire les demandes des exportateurs et de la classe moyenne qui l’a soutenu, Mauricio Macri a supprimé le contrôle des changes qui avait été instauré sous la présidence de Cristina Kirchner pour contenir la dévaluation du peso. L’effet fut immédiat : le peso argentin perdit en un seul jour 30% de sa valeur face au dollar au cours d’une ruée que l’intervention de la Banque Centrale (BCRA) sur le marché des changes eut du mal à contenir. Cela a eu pour effet de renchérir les importations dans les mêmes proportions et a participé, couplé aux anticipations des commerçants, à une hausse généralisée assez rapide des prix. L’inflation est alors devenue incontrôlable dans un pays où elle était déjà importante. En 2015, année qui prend en compte le mois de décembre au cours duquel se produisit cette forte dévaluation, le niveau général des prix a subi une hausse de l’ordre de 27%, pour grimper à 40% pour la seule année 2016 !

Hormis les effets récessifs que cela peut avoir sur l’activité économique – à travers la perte de pouvoir d’achat et le renchérissement relatif des importations – l’inflation provoque à son tour une dépréciation de la monnaie, ce qui a marqué le début d’un cercle vicieux que le gouvernement n’a toujours pas réussi à résoudre. En effet, la perte du pouvoir d’achat du peso – du fait de l’augmentation des prix – provoque d’un côté un report de l’épargne vers le dollar et d’un autre côté une perte de valeur des titres libellés en pesos. Les investisseurs cherchent alors à s’en défaire et à acheter des titres libellés en dollars. Dans les deux cas la demande de la monnaie nord américaine augmente en même temps que celle de la monnaie argentine diminue, ce qui aboutit à la dépréciation de la seconde.

Pour enrayer ce processus, le gouvernement argentin a mis en place une batterie de mesures d’inspiration monétariste qui se sont révélées pour le moins inefficaces et qui ont fini par faire exploser la dette publique.

Premièrement, afin de rendre la monnaie nationale plus attractive – mais aussi pour limiter la création monétaire par le crédit dans une tentative de combattre l’inflation – l’administration Macri a fait relever les taux directeurs par la BCRA et  aordonné d’émettre des bons du Trésor à faible durée de vie appelés Lebacs. Si cela a permis d’attirer des investisseurs qui demandaient des pesos – et vendaient leurs précieux dollars stoppant ainsi la dévaluation – pour acheter ces titres, cette mesure a rapidement produit un effet pervers : le « carry trade »  ou « bicyclette financière ». Il s’agit pour les détenteurs de dollars d’acheter des pesos à un certain taux, de les placer en Lebacs, d’empocher la rentabilité, de revendre leurs titres puis, étant donné que la demande adressée aux pesos empêche une forte dévaluation, de racheter des dollars à un taux proche de l’initial. Sur une année, la rentabilité en dollars de cette spéculation pouvait atteindre 20%.

Cela signifie qu’un spéculateur qui a répété ce processus pendant un an pouvait placer mille dollars le premier mois et finir l’année avec mille deux-cents billets verts, différentiel qui devait être cédé par la BCRA au détriment de ses réserves qui, rappelons le, servent à maintenir le taux de change. Afin de restaurer ces dernières, le pays a eu recours à l’endettement. Autrement dit, l’Argentine s’est endettée en dollars pour financer la fuite de capitaux. Cette bombe à retardement a explosé à plusieurs reprises lorsque les investisseurs, après s’être enrichis en spéculant sur le dos des Argentins, ont estimé qu’il était temps de placer leurs capitaux dans des titres plus sûrs, processus connu sous le technicisme de « fuite vers la qualité ». A chaque envol a correspondu une dépréciation brutale dont la gestion catastrophique par la BCRA a coûté le siège à deux de ses présidents en trois ans. En effet, lors de reports massifs sur le dollar, la BCRA peut soit relever les taux d’intérêts – ce qui est catastrophique pour l’industrie – pour ne pas avoir à laisser la monnaie se déprecier ni perdre des réserves, soit intervenir sur le marché des changes – en vendant des dollars et éviter que leur prix augmente -, ou bien laisser libre cours à la dépréciation pour ne pas relever les taux d’intérêt ni perdre des dollars.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, les trois mesures ont été appliquées simultanément mais ont abouti à une fonte du stock de devises, à des dépréciations non contenues et à une hausse des taux d’intérêts prohibitifs pour l’investissement productif. Cette dernière mesure, couplée à l’ouverture indiscriminée aux importations, a participé à détruire le secteur industriel national – plus de 100 000 emplois industriels perdus en trois ans – et par conséquent à creuser le déficit de la balance commerciale, et renforcé ainsi la dévaluation du peso.

L’application des théories monétaristes – selon lesquelles l’inflation dépend de l’augmentation de la masse monétaire – s’est avérée non pas inutile pour l’Argentine, mais catastrophique. En seulement trois ans, l’inflation cumulée a atteint la barre symbolique des 100%, tandis que le peso a subi une dévaluation supérieure à 250% depuis 2015. De son côté la dette publique s’élève actuellement à presque 80% du PIB et la fuite de capitaux atteint les 52 milliards de dollars, somme que le renflouement octroyé par le FMI ne suffit pas à compenser.

Macri, Macron, une ressemblance au-delà du nom

En toute cohérence avec ces mesures économiques, l’administration Cambiemos applique des politiques de flexibilisation et d’austérité qui ne sont pas sans rappeler celles que porte la majorité LREM en France, elles mêmes permises par les lois El Khomri et Macron.

En effet, la loi travail argentine vise également à faciliter les licenciements dans le but affiché de faciliter les embauches. Seulement, dans une économie en crise qui évolue dans un contexte international qui vire au protectionnisme, les débouchés intérieurs et extérieurs deviennent aussi rares que les embauches. À cela s’ajoute la réduction du coût du travail qui ne passe pas tant par une réduction de la part socialisée de la valeur ajoutée correspondant à la Sécurité sociale, mais par la diminution des salaires réels : pour cela il suffit de ne pas ajuster les salaires nominaux à l’inflation et de laisser celle-ci rogner le pouvoir d’achat, ce qui du point de vue des investisseurs correspond de fait à une baisse du coût de la main d’œuvre.

L’impératif de réduction de la dépense publique se traduit par la diminution des retraites en termes réels, des prestations sociales, du financement de la santé publique, de l’éducation publique, mais aussi par la hausse indiscriminée des prix du gaz (+930%), de l’eau (+638%), de l’électricité (+920%) (source : BBC) et des transports en commun. Autant de services gérés par des compagnies privées qui exigent ces hausses pour compenser les dévaluations successives et pour maintenir leur rentabilité en dollars.

Au delà de la froideur des statistiques

Si aucun indicateur ne permet par exemple de rendre compte de la souffrance d’un parent qui n’est plus en mesure de nourrir ses enfants, la dimension du désastre social peut être entraperçue à l’aune d’une effroyable statistique : seulement un an après l’accession au pouvoir de Mauricio Macri, l’Argentine comptait un million quatre cent-mille nouveaux pauvres au sein de son territoire national et quatre-cent milles nouvelles personnes ayant basculé sous le seuil d’indigence. À cela s’ajoutent les plus de 2,2 millions de personnes qui sont également passées sous le seuil de pauvreté en 2018 comme nous l’avons mentionné dans l’introduction. Cela équivaut concrètement au sacrifice de nouvelles générations d’Argentins qui n’accèderont probablement jamais à une santé et à une éducation de qualité et ne participeront que de manière marginale au processus de création de richesses futur. Le manque à gagner pour la nation en terme de capital humain et de développement à long terme est incalculable et surpasse les faibles économies que tente de réaliser le gouvernement avec sa politique d’austérité.

Révolte et répression

Malgré le manque de combativité de la CGT, la principale centrale syndicale du pays, de nombreuses manifestations ont fait irruption dans l’espace public au cours de ces trois dernières années. Elles se sont notamment produites à Buenos Aires, où l’occupation de la mythique Place de Mai le temps d’un après-midi constitue un signal fort envoyé au pouvoir institutionnel, qui rend compte à la fois de la capacité des organisations opposantes à mobiliser, mais aussi du mal-être social dans lequel s’enlise la population. 

Toutefois, si ces démonstrations populaires sont à l’image de la situation économique du pays, les répressions qui ont suivi le sont tout aussi. Les violences policières ont atteint leur paroxysme lors de la manifestation contre la loi des retraites, durant laquelle les forces de l’ordre, non contentes de gazer des personnes âgées, des journalistes et des parlementaires se sont lancées dans une véritable chasse motorisée aux manifestants à plusieurs centaines de mètres de la zone d’affrontements, et sont allées jusqu’à rouler volontairement sur un jeune collecteur de cartons usagés.

Plus inquiétant encore, la disparition suite à une opération policière dans le sud du pays de l’activiste Santiago Maldonado, retrouvé noyé plus de deux mois plus tard en amont du lieu de sa noyade ; l’assassinat par balle de Rafael Nahuel, membre de la communauté Mapuche lors d’une opération de Gendarmerie, ou encore l’assassinat par la police de Rodolfo Orellana, militant de la Confédération des travailleurs de l’économie populaire (CTEP) constituent autant d’éléments qui marquent, de par l’impunité des assassins et de par leur récurrence un tournant autoritaire du pouvoir en place inégalé depuis l’année 2002.

Une lueur d’espoir

Malgré un panorama obscur pour la majorité des Argentins qui vivent de leur travail – formel ou informel, le pays voit se développer sur son territoire un foisonnement d’initiatives populaires nées à l’aune des crises précédentes et réactivées par la crise actuelle. Par exemple, dans certains quartiers portègnes les voisins s’organisent pour former des coopératives de consommation afin de combattre l’inflation. À côté de cela les usines fermées suite à une faillite sont récupérées par leurs travailleurs de manière récurrente et se remettent à produire en autogestion. De plus, ces formes singulières d’organisation ouvrière forment un réseau de producteurs complémentaires au sein duquel circule une crypto-monnaie locale, la monnaie Par, afin de remédier au manque de liquidité en pesos et d’y maintenir un certain niveau d’activité. Les clubs de troc d’autre part, disparus depuis plus d’une décennie refont surface et certains se saisissent de ce « bitcoin populaire » pour pérenniser leurs échanges.

Dans la même lignée, des lycées populaires sont créés et gérés par des professeurs sur la base du volontariat. Souvent logés au sein d’usines autogérées, ceux-ci y côtoient des centres culturels coopératifs, tous deux financés par la communauté. 

Les nombreuses crises qu’a traversé le pays, couplées à une très riche histoire de son mouvement ouvrier organisé, ont doté la société argentine d’un large registre d’actions collectives capable d’être mobilisé rapidement pour faire face à l’adversité.

Bref, l’Argentine résiste.

Argentine, l’ère des Kirchner : retour critique sur une “décennie gagnée”

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Cristina et Néstor Kirchner pendant les élections de 2007 en Argentine. ©Fábio Pozzebom/ABr

L’Amérique latine en question – Au fil du mois de mars, LVSL met à l’honneur l’Amérique latine à travers une série d’articles et d’entretiens. Pour mieux saisir l’ampleur des bouleversements politiques et sociaux qui agitent les pays latinoaméricains, et afin de poser un regard nuancé sur les expériences progressistes aujourd’hui remises en cause de part et d’autre du continent, nous avons souhaité croiser les points de vue de rédacteurs, de chercheurs et d’acteurs politiques.

Par Baptiste Mongis  –  Dans la poursuite du virage à droite” des gouvernements d’Amérique latine, un esprit de vengeance d’obédience libérale, tendance réactionnaire, flotte dans les pays ayant conduit durant la dernière décennie des politiques progressistes” ou plus radicalement bolivariennes, comme l’a décrit le Monde Diplomatique de décembre 2017 à propos du Brésil1], et celui de février 2018 au sujet de l’Équateur[2]Depuis l’arrivée au pouvoir du très libéral Mauricio Macri en décembre 2015 à la Présidence de l’Argentine (et des drastiques mesures prises dans la foulée de son élection[3]), on a vu apparaître sur les murs de Buenos Aires et d’ailleurs des “Más kirchnerista hoy que nunca (Kirchnériste, aujourd’hui plus que jamais”), en soutien au gouvernement précédent. Malgré cette nostalgie, largement partagée, il est également indispensable de mesurer le succès du mouvement macriste Cambiemos, confirmé par les législatives d’octobre 2017, à l’aune du complexe bilan des Kirchner. Retour sur ladite décennie gagnée” qui, loin de s’être déroulée dans l’harmonie et l’homogénéité, présente des aspects contradictoires dont nous ne ferons qu’esquisser les traits dans le cadre de cet article[4]


L’aventure du kirchnérisme à la tête de l’Argentine[5] s’est refermée il y a un peu plus de deux ans. Souvent classée centre gauche pour simplifier la complexité de ses enjeux, la singulière stratégie politique des Kirchner pendant leurs douze années de présidence (d’avril 2003 à décembre 2015) l’est avant tout pour la résurrection qu’elle a opéré du péronisme historique (1946 – 1955), période faste (quoique assez autoritaire) pour les classes populaires, et dont l’axe s’inscrivait sur une répartition 50/50 des revenus entre capital et travail.

C’est en suivant cette ligne que Néstor puis Cristina Kirchner ont respectivement affronté – parmi d’autres défis – les décombres de la crise argentine de 2001 puis l’irruption de la crise économique internationale de 2008.

Fustigé sans trêve sur sa droite, conspué sur sa gauche (notamment pour y avoir éclipsé, du moins électoralement, toutes les alternatives, du parti socialiste au trotskisme, en siphonnant des adeptes de tous bords), tantôt rallié ou répudié par les puissants syndicats du pays (CGT et CTA, entre autres), le kirchnérisme n’a eu de cesse de rebâtir en Argentine un courant dit “progressiste”, tout à la fois indéfectible soutien de la révolution bolivarienne d’un Hugo Chávez au Venezuela, quoique tenant bien plus du réformisme d’un Lula da Silva au Brésil. Néstor Kirchner eut d’ailleurs avec ces derniers de fortes relations, tant pour le projet (avorté) du grand gazoduc devant relier l’Argentine au Vénézuela via le Brésil, qu’au moment du rejet (conjointement avec le Paraguay et l’Uruguay) de l’ALCA – proposé par les États-Unis – le 5 novembre 2005 à Mar de Plata[6].

Par ses succès électoraux, son travail de terrain et ses alliances inédites, grâce à sa vision rénovée d’un pays démoli, et malgré les manœuvres discutables et les erreurs tactiques, le couple Kirchner tiendra tant bien que mal le cap qu’il s’était fixé : sortir l’Argentine de l’Enfer” dans lequel elle se trouvait en 2001 – selon l’expression de Néstor Kirchner – après une longue décennie de néolibéralisme dans les années 1990 (ladite “décennie perdue”) et le creusement d’une dette abyssale amorcé durant la dernière dictature militaire (1976 – 1983).

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Les présidents Chávez, Kirchner et Lula en janvier 2006. ©Ricardo Stuckert/PR

 

Crise et sortie de crise

Comme se le demande Charles Lancha : « Il est de fait que le kirchnérisme s’est toujours prononcé pour l’association capital-travail et qu’il s’est efforcé de concilier leurs intérêts antagonistes. Y est-il parvenu ? »[7]

Le 27 septembre 2012, la Présidente Cristina Fernández de Kirchner déclare encore ceci au journal Página 12 : « Nous ne prêchons pas l’antagonisme de classe mais la collaboration entre le capital et le travail pour parvenir à une distribution des revenus fifty-fifty »[8]. Neuf ans et demi après l’accession de son mari à la présidence, la déclaration a toujours de quoi faire fulminer les plus inconditionnels marxistes comme les moins aimables des capitalistes, tout en faisant osciller les tendances syndicales. Comme le résume Charles Lancha, « le kirchnérisme suscite autant de haine à droite qu’à gauche. La droite rejette le dirigisme du gouvernement. La gauche condamne une politique trop favorable aux grandes entreprises et aux banques »[9]. Comprendre : les plus puissantes entreprises privées s’irritent face à une ingérence étatique visant à redistribuer une partie de leurs bénéfices, et les forces sociales déplorent que cette ingérence ne soit pas plus massivement (et donc réellement) en faveur des classes nécessiteuses, durablement plongées dans le désarroi.

“Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003 (…) Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt “Néstor” avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.”

Mais recontextualisons. En décembre 2001 éclate la pire crise économique et politique qu’ait connu le pays. Avec la moitié de ses habitants sous le seuil de pauvreté et presque un tiers de sa population active au chômage, un endettement de 144 milliards de dollars et 4 mois de récession consécutifs, l’Argentine est au plus bas. L’échec des politiques libérales appliquées depuis plus d’une décennie est sans appel. Quand le ministre de l’économie tente d’imposer le corralito” – le gel des avoirs bancaires des petits épargnants, empêchant quiconque de retirer plus de 1000 pesos par mois – la misère et la faim déclenchent la mise à sac des supermarchés. Bravant l’État d’urgence imposé en conséquence par le Président De la Rúa, plusieurs dizaines de milliers de personnes déferlent dans les rues de la capitale, tapant sur des casseroles et scandant Que se vayan todos !” (“Qu’ils s’en aillent tous !”). La répression fait 33 morts et de très nombreux blessés. Fernando de la Rúa démissionne le 20 décembre, fuyant par hélicoptère le palais présidentiel assiégé par la foule, et le 23, le nouveau Président Rodríguez Saá déclare l’Argentine en cessation de paiement. Selon María Seoane, c’est « le plus grand défaut de paiement de l’histoire du capitalisme moderne »[10]. Corollairement au fiasco économique, c’est la débâcle politique. En moins de deux semaines, quatre présidents se succèdent par intérim. Sous la présidence de contention” d’Eduardo Duhalde, l’Argentine suffoque un an encore dans le chaos.

Des suites d’une élection avancée, Néstor Kirchner est élu Président en avril 2003, avec seulement 22 % des voix issues du premier scrutin car au second tour, son adversaire Carlos Menem – ni plus ni moins que l’ancien président libéral des années 1990 – renonce à l’affronter. Gouverneur d’une obscure province du sud du pays, celui que beaucoup appelleront bientôt Néstor avec affection est alors inconnu du public argentin. La tâche qui lui incombe est colossale.

Une économie à double tranchant

Un nouveau modèle keynésien

Le programme énoncé par Néstor Kirchner lors de son discours d’investiture au Congrès de la Nation, le 25 mai 2003, est pour Bruno Susani « clairement keynésien » : « Cette formule était en rupture avec toutes les déclarations de ses prédécesseurs », écrit-il, « car Kirchner revendiqua le rôle qu’il entendait redonner à l’État en tant que régulateur et acteur économique »[11]. Il appliqua « un programme de relance économique appuyée sur la demande et donna pour cela une impulsion décisive à la redistribution des revenus »[12].

Sans oublier la cauchemardesque inflation de la fin des année 1980 (jusqu’à 3000 % en 1989) qui fut fatale au Président radical Raúl Alfonsín (1983 – 1989), Néstor Kirchner rompt avec la ligne ultralibérale du péroniste Carlos Menem (1989 – 1999) et du radical Fernando de la Rúa (1999 – 2001) – sous le mandat desquels le chômage est passé de 5,3 % de la population active en 1992 à 25 % en 2002[13]  : « Menem, en bon libéral, s’en remettait au marché pour la conduite de l’économie. À l’initiative de Kirchner, l’État impulse l’activité économique dans différents domaines [avec] un double objectif : le développement et la création d’emplois »[14], écrit Charles Lancha.

Modèle hétérodoxe cherchant dans une perspective de justice sociale le compromis entre capital et travail, la théorie de John Maynard Keynes (1883 – 1946) semble la plus à même, en 2003, de pouvoir sauver une Argentine socialement saccagée et économiquement insolvable. « Lorsque la crise s’installe et que le chômage augmente », lit-on dans le numéro spécial du Monde Diplomatique consacré à l’économie dite critique, « l’école keynésienne estime qu’il revient à l’État d’intervenir. Un pilotage adapté de son budget (dépenses / recettes) lui permet d’enclencher le mécanisme multiplicateur, à savoir une hausse des dépenses publiques destinées à engendrer une augmentation bien plus importante de la richesse globale »[15].

Le plan Kirchner signifie-t-il donc la réapparition avec succès de ce modèle salvateur d’après la crise de 1929, actualisé au sein d’une conjoncture soumise au consensus de Washington ?[16]

 

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Néstor Kirchner en 2005. ©Casa Rosada

Bras de fer financiers

Quoi qu’il en soit, ce programme économique ambitieux doit, pour fonctionner, s’accompagner de décisions fermes vis-à-vis des institutions financières internationales et des créanciers. En mars 2004, Kirchner déclare que le gouvernement ne paiera pas la dette au prix de la faim et de l’exclusion de millions de ses concitoyens. Le 11 septembre de la même année, il obtient du FMI un refinancement de la dette à hauteur de 23 milliards de dollars, à payer sur trois ans, avec un surplus fiscal de seulement 3 % pour l’année 2004. « Lula, à cette époque, s’est montré plus complaisant avec le FMI, acceptant un surplus fiscal de 4,5 % et la récession qui l’accompagne »[17], précise Charles Lancha. « Ce qu’on attendait du Brésil, c’est finalement l’Argentine qui l’ose : défier le FMI », écrira Libération[18].

 Dans la foulée, le Président annonce aux créanciers privés que l’Argentine ne paiera que 25 % de sa dette. Le 25 février 2005, et non sans accrocs, son ambition est couronnée de succès : 80 % des créanciers acquiescent à l’offre proposée. Sur les 38,5 % de ces détenteurs de titres situés en Argentine, 95 % se plieront à l’exigence du Président (les 5 % ayant refusé seront qualifiés de fonds vautours). Le Monde écrira que « le président argentin Néstor Kirchner a sans doute raison lorsqu’il dit avoir mené “la meilleure négociation de l’histoire du monde”et que celle-ci “mérite d’entrer dans le Guinness des records”»[19].

“L’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.”

Avec le recul, ces décisions ont-elles porté leurs fruits ? Comme le résumera en 2011 Marie-France Prévôt-Schapira[20], l’Argentine a connu entre 2004 et 2010 des taux de croissance de l’ordre de 8 à 9 % par an. Cette croissance s’est conjuguée avec une réduction du taux d’endettement public qui tombe de 135 % en 2003 à 40,7 % du PIB en 2011. La même année, le chômage est passé en dessous de la barre des 8 %, et le salaire réel a augmenté de 72 % par rapport à l’année 2002.

 Ces quelques chiffres donnent, selon elle, la mesure du redressement spectaculaire qu’a connu le pays sous les deux premiers mandats kirchnéristes. À contre-courant de l’orthodoxie libérale des années 1990, elle estime que « les politiques économiques et sociales engagées dès 2003 […] ont façonné le nouveau modèle économique : accroissement de l’investissement public, nationalisation des fonds de pension, subventions dans le domaine des transports et celui de l’énergie, contrôle des prix, reétatisation des entreprises privatisées », « la massification des dépenses sociales [ayant] été l’un des piliers du “nouveau modèle productif avec inclusion sociale”, communément appelé “le modèle K” ».

Errances de l’inflation

 Mais les chiffres, quoique signifiants, masquent aussi la complexe réalité. En juillet 2004, constate Charles Lancha, « les plus mal lotis sont les travailleurs au noir qui, par principe, ne peuvent prétendre à l’assurance-chômage [qui par ailleurs existe depuis 1991 mais n’est pratiquement pas appliquée, ndlr]. Or, ils sont cinq millions et la moitié d’entre eux gagne en moyenne moitié moins que les salariés enregistrés, soit moins de 200 pesos par mois, en-dessous du seuil d’indigence »[21]. Il temporise : « à défaut d’assurance-chômage, les salariés argentins disposent du salaire minimum. En septembre 2004, il augmente de 50 pesos et passe à 450 pesos ». Et cependant : « D’une façon générale, les salaires sont très bas et restent en-deçà de la hausse du coût de la vie ».

L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation. S’il y a inflation – dont le taux est, par ailleurs, minoré par les chiffres officiels transmis par le gouvernement via l’INDEC, objet d’incessantes polémiques – les salaires devraient, au minimum, augmenter d’autant, disent les syndicats, dont les revendications pour les hausses salariales s’élèvent parfois jusqu’à 30 %[22]. Ces demandes, insistantes, resteront inexaucées, disqualifiant aux yeux de certains le gouvernement dans son paradigme de justice sociale.

“L’âpreté des conflits sociaux qui opposeront le kirchnérisme aux syndicats aura beaucoup à voir avec cette relation instable entre salaire et inflation.”

 Par ailleurs, le problème de l’inflation en tant que tel est le plus souvent posé à partir de deux types d’analyse en opposition : pour les uns, elle est la preuve que le gouvernement agit mal. C’est la thèse libérale, orthodoxe, rabâchée par les médias, selon laquelle « l’inflation aurait pour causes pratiquement uniques une émission monétaire et une dépense publique excessives »[23]. Pour les autres, elle est la condition sine qua non de la croissance (et notamment de cette croissance spectaculaire, entre 8 et 10 %, qu’enregistre l’Argentine de ces années-là). C’est la thèse des économistes hétérodoxes, minoritaires, « peinant à faire entendre leur voix et à soutenir le point de vue gouvernemental d’après lequel l’inflation aurait des causes structurelles ». Pour eux, donc, « l’inflation accompagne inévitablement la croissance » et, « in fine, c’est un moindre mal en Argentine » où, « en 2013, tous les indicateurs sont au vert : un taux de chômage acceptable de 7,9 %, une croissance du PIB [quasi] constante, des réserves monétaires stables dans l’ensemble […], une dette extérieure en baisse sensible et un taux d’inflation inférieur à l’augmentation des salaires selon l’INDEC »[24].

Très clivante parce qu’audacieuse, la ligne économique kirchnériste se doublera d’un repositionnement historique vis-à-vis des politiques des Droits de l’Homme, tout aussi exemplaire en matière d’exigence et de changement de cap, et donc également soumis à controverse.

 

Politique des Droits de l’Homme

Le Procès des militaires

En août 2003, l’Argentine ratifie la convention des Nations Unies de 1970 qui déclarait imprescriptibles les crimes de guerre et les délits de lèse-humanité. Dans la foulée, la Chambre des députés se prononce en faveur de l’annulation des lois de Point final (“Ley de Punto Final”, 1986) et d’Obéissance due (“Ley de Obediencia debida”, 1987), votées contre son gré” sous la présidence de Raúl Alfonsín, et qui interdisaient de juger les membres des Forces armées accusés de violation des Droits de l’homme. Le 21 août 2003, le Sénat annule définitivement ces lois qui amnistiaient les 1100 militaires auteurs d’exactions sous la dernière dictature (1976 – 1983).

Cependant, si « l’abrogation des lois d’amnistie marque une étape importante dans la lutte contre l’impunité », écrit Charles Lancha, « on peut s’interroger sur ses suites »[25]. En effet, entre 2003 et 2009, on n’enregistre que 68 condamnations et 7 acquittements. Ce retard serait principalement dû, selon le CELS que l’auteur cite à l’appui, à des « sabotages » et des « décisions » de certains juges « en fonction de calculs politiques ».

“En plus de permettre la condamnation des “génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la “théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou “Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire.”

Néanmoins, la décision présidentielle est forte. En plus de permettre la condamnation des génocidaires” (on estime à 30 000 le nombre des disparus de la dernière dictature), elle invalide également la théorie des deux démons” (stigmatisant à égalité les violences commises par l’État et par ses opposants, notamment les péronistes radicaux de gauche, ou Montoneros”) et promeut une politique de la mémoire. Comme le précise Maristella Svampa – par ailleurs très critique des Kirchner – le gouvernement a, par là même, « nettement marqué sa différence par rapport aux administrations antérieures, puisque Kirchner n’a pas hésité, au nom de l’État argentin, à solliciter le pardon de la société pour une impunité avalisée par deux décennies de gouvernement démocratique »[26].

Cette décision s’illustrera notamment au cours d’une cérémonie au Collège Militaire, le 24 mars 2004, jour d’anniversaire du coup d’État de 1976, où Néstor Kirchner ordonnera au chef de l’Armée de décrocher les tableaux des anciens généraux de la dictature Jorge Rafael Videla et Reynaldo B. Bignone dans la galerie où ils étaient alors exposés.

Par ailleurs – point névralgique pour saisir l’enjeu économique de la dictature argentine et de la plupart des régimes autoritaires latino-américains de ces années-là – « Kirchner a été le premier président à affirmer explicitement qu’il existait un lien étroit entre les atteintes aux Droits de l’Homme et le projet économique et social développé par la dictature militaire »[27]. En effet, les politiques de désindustrialisation de la dernière dictature avait permis d’imposer par la force, sous la conduite du Ministre de l’économie Martínez de Hoz, et à l’instar de la dictature de Pinochet au Chili, le socle législatif indispensable pour les plus drastiques mesures néolibérales[28]. Plus précisément, « [Néstor Kirchner] dénonça le postulat selon lequel la condition pour gouverner était de soumettre le pays et l’État au pouvoir du secteur économiquement dominant qui, de connivence avec la force militaire, voulait l’impunité de ceux qui avaient commis les atteintes aux droits de l’homme »[29].

https://www.laprimerapiedra.com.ar/2015/10/ddhh-son-ahora-entrevista-a-giselle-tepper-de-hijos-juzgar-hoy-a-los-genocidas-es-reparar-un-dano-que-se-le-ha-hecho-a-todo-el-pueblo/

 

La “purge” des secteurs “à risque”

 

 Outre la réouverture des procès de la dictature, le nouveau gouvernement élu s’attaque à une épuration des Forces armées, de la police de Buenos Aires (la Bonaerense”) et de la Cour Suprême.

 « Tout juste investi, [Néstor Kirchner] témoigne de son autorité en destituant le commandant en chef de l’Armée, le général Ricardo Brinzoni. Ce dernier est mis à la retraite ainsi que 27 généraux, 13 amiraux et 12 brigadiers. Une véritable purge », écrit Charles Lancha[30].

 Ayant à l’esprit les précédents de 2001 et 2002 où le gouvernement avait réprimé dans le sang, Néstor Kirchner se méfie de la police dont il stigmatise la gâchette facile. Il s’emploie à la défaire de ses armes à feux et à y redistribuer les postes importants : « Kirchner s’impose également auprès des forces de sécurité. Après avoir vivement dénoncé la corruption qui y sévit, la complicité de nombreux policiers avec des bandes criminelles, il décapite la police fédérale, honnie de tous. La majorité des commissaires sont relevés de leurs commandements ».

À la Cour Suprême, il pousse à la démission son Président, Julio Nazareno, acquis au ménemisme, qui avait « systématiquement rejeté » toutes les « dénonciations de corruption » du temps des privatisations des années 1990[31].

Alors que les piqueteros (groupements de chômeurs célèbres pour leurs blocages des principales routes d’accès à Buenos Aires) protestent contre la terrible ampleur de la pauvreté dans le pays, Kirchner tente d’apaiser l’inapaisable en refusant – autant que faire se peut – de réprimer[32], en créant d’urgence des approvisionnements alimentaires et des plans sociaux (jugés insuffisants par l’opposition de gauche) et en faisant entrer au gouvernement le leader piquetero Luis D’Elía (manœuvre saluée par les uns et dénoncée par d’autres comme un acte clientéliste).

Continuité et cahotements d’un modèle

 

Quel bilan tirer de la politique dite fifty-fifty” du kirchnérisme ? D’un côté, c’est indéniable : le couple Kirchner poursuit une politique sociale grâce au rôle qu’il confère à l’« État Stratège » : « Pour Buenos Aires, la défense de l’intérêt national prime sur le libre-échangisme. De novembre 2008 à novembre 2011, l’Argentine prend 192 mesures protectionnistes. En 2012, elle figure au premier rang des 12 pays les plus protectionnistes de la planète »[33]. En témoigne, entre autres, la retentissante nationalisation (à 51 %) d’YPF en 2012, champion national de l’énergie dérobé à Repsol sous l’impulsion du vice-ministre de l’économie Axel Kicillof, d’influence marxiste. Par ailleurs, en matière de dépenses sociales, et d’après un classement établi en 2013 par la CEPAL, l’Argentine fait partie des pays latino-américains les plus « performants », juste derrière Cuba et le Brésil[34].

Sur le plan démocratique, enfin, l’effort investi pour la mise en place de la Loi des Médias[35] – quoique tardif – est digne d’intérêt : visant à rétablir une liberté d’expression plurielle en limitant le pouvoir hégémonique de Clarín et de La Nación, les deux mastodontes médiatiques argentins (ouvertement libéraux et connus pour leur complicité historique avec la dictature militaire), elle sera abrogée dès l’arrivée de Mauricio Macri au pouvoir.

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail. »

« Toutefois, le gouvernement argentin est bridé dans son réformisme par l’idéologie péroniste », nuance Charles Lancha, « qui le conduit à tenir la balance égale entre le capital et le travail ». Une balance qui, selon les sources, fut bien plus réellement équilibrée du temps de Perón lui-même que durant la postérité qui se revendique de ses politiques sociales. Ainsi, « L’Argentine connaît de façon significative le taux de TVA le plus important du continent : 21 %, un impôt que subissent avant tout les classes populaires ». Autre exemple : « Les couches les plus modestes de la population paient également l’impôt sur le revenu ». Or, le système fiscal argentin, à l’instar du vénézuélien, du chilien et du brésilien, n’a « pratiquement aucune incidence redistributive »[36].

Pour de telles raisons, plusieurs adversaires politiques à la gauche du kirchnérisme n’en démordent pas. Pour exemple, la figure de Fernando Ezequiel Solanas, réalisateur du retentissant Memoria del saqueo[37] et fondateur du Projet Sud : pour lui, les Kirchner se sont montrés tout du long bien trop favorables aux intérêts du capital.

 Sur le plan financier, Charles Lancha parle d’une « préoccupation des kirchnéristes » qui prête, là aussi, au débat : veiller à ce que « l’Argentine cesse d’être considérée comme une pestiférée par le monde de la finance »[38]. Comme on a pu le lire dans Médiapart en 2008, « l’Argentine est toujours regardée comme un paria sur les marchés de capitaux internationaux depuis sa décision, en décembre 2001, de faire défaut sur une dette souveraine de 80 milliards de dollars, suivie en 2005 du diktat imposé aux investisseurs qui ont accepté d’échanger leurs créances contre de nouvelles obligations, en perdant au passage jusqu’à 70 % de leur mise initiale »[39]. La victoire des uns défoule la haine des autres. Quoi qu’on pense des qualificatifs assénés et des batailles politiques qu’ils escamotent, l’Argentine se devait, pour certains, de réajuster le tirpour retrouver un « accès normal au marché international des capitaux », condition sine qua non, selon l’auteur, pour que le pays puisse « financer ses grands projets d’infrastructure ». Il y parviendra partiellement en 2010 grâce à la mise en place du Fonds du Bicentenaire ayant permis « d’apurer la majeure partie de sa dette en défaut », Cristina Kirchner s’étant félicitée que cette opération « élimine la plus sévère restriction de l’économie argentine au cours des dernières décennies »[40].

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dilma_Rousseff_e_Cristina_Kirchner_em_2015.jpg
Dilma Rousseff et Cristina Kirchner en juillet 2015. ©Wilsom Dias/Agência Brasil

 

Les épineux dossiers du kirchnérisme : la question extractiviste et la question agraire

 Mais les controverses ne s’arrêtent pas là, et certains auteurs sont allés plus avant dans la critique systémique de la politique des Kirchner. Pour la sociologue Maristella Svampa, « Le kirchnérisme n’a jamais signifié une rupture avec le néolibéralisme, bien qu’il se soit approprié le discours antilibéral »[41]. L’essence de sa critique repose sur ce point : l’antilibéralisme des Kirchner se manifeste de manière conjoncturelle, lorsque cela est nécessaire au vu de la situation (comme, par exemple, au cours du conflit agraire de 2008) mais n’est en aucun cas intrinsèque à leur projet, inclus de façon structurelle. En témoignent, selon elle, « les puissants liens existant entre les partisans du modèle libéral et les défenseurs du supposé modèle néodéveloppementiste »[42] dont se réclament les Kirchner. Pour Maristella Svampa, il y a beaucoup trop d’accointances entre les politiques du gouvernement et les intérêts des grands groupes : « Les grandes entreprises – nationales et transnationales – ne sont-elles pas les destinataires des subsides et des exemptions fiscales en tous genres ? », feint-elle de demander. Ou encore : « Quelle est la position des néolibéraux et des néodéveloppementistes à l’égard de l’exploitation des ressources naturelles ? »[43]

Sur ce dernier sujet, on trouve la polémique liée à l’extraction à grande échelle de minerais, caractérisée par le fait de dégrader l’environnement et de consommer des quantités d’eau et d’énergie considérables. En 2008, le veto de Cristina Kirchner à une loi visant à protéger les glaciers est l’une des preuves que le gouvernement, pour Maristella Svampa, cède toujours face aux grands lobbys miniers : « En raison de la réglementation mise en place dans les années 1990 – tout comme dans l’ensemble des pays latino-américains – l’État s’est retiré du secteur minier, pour en laisser le contrôle et la propriété exclusive aux grandes entreprises transnationales. Malgré le caractère scandaleux de cette réglementation, sa dérogation ou la réforme de la législation minière n’intègre pas le moins du monde l’agenda du gouvernement K »[44].

“En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique.”

En 2008 également éclate le conflit agraire, exténuante bataille législative, politique et médiatique qu’eut à conduire Cristina Kirchner contre les propriétaires latifundistes exploitant le soja transgénique. Ces derniers, pourtant très favorisés par le gouvernement, s’offusquaient, en substance, de payer un impôt sur les exportations, jugé trop élevé. Pendant trois longs mois de lock out”, ils parasitèrent les accès à la capitale. Quoique Svampa distingue les enjeux de la question agraire de ceux de la question extractiviste[45], elle stigmatise le fait que « cela aurait pu être l’occasion de débattre des conséquences environnementales de l’extension de la frontière du soja et de l’utilisation des glyphosates […] Ce ne fut pas le cas ». Plus encore, « par rapport aux ressources naturelles, nous vivons en fait un net approfondissement du modèle [infléchi par le néolibéralisme des années 90] » dit-elle. Ce serait faire l’impasse sur ce que représente, économiquement, l’exploitation du soja en Argentine, poule aux œufs d’or de l’économie nationale et servant, in fine, une certaine redistribution des richesses. Si Svampa admet que « la mesure prise par le gouvernement consistant à augmenter les taxes aux exportations (retenciones) était fondée », le nœud du problème repose, pour elle, dans le fait d’avoir omis de « moduler le taux d’imposition en fonction des petits, moyens et grands producteurs ». Par ailleurs, précise-t-elle, « en réagissant avec une maladresse incroyable à la mobilisation des campagnes, le gouvernement ne fit qu’œuvrer à l’unification du camp des opposants »[46].

Pour la sociologue argentine, « L’alternative passe sans aucun doute par un projet beaucoup plus modeste, sans grand projet, minier ou autre, mais par des actions qui renforcent les économies régionales et qui sont compatibles avec la vie des populations. »[47] Pour elle, « il est absolument nécessaire que la population ait l’opportunité de dire que ce modèle de développement ne lui convient pas car il n’est pas compatible ».

De même – et ce n’est pas trop de le mentionner pour comprendre le versant social de sa critique – Maristella Svampa se montre très virulente à l’encontre des politiques kirchnéristes de « massification de l’aide sociale », perçues comme l’apanage d’un « clientélisme affectif » ayant contribué, selon elle, à un « renforcement des politiques d’assistance du modèle néo-libéral » dans le sens d’une « individualisation de la relation en ce qui concerne la contrepartie en travail », désarticulant par là même les « projets collectifs que développaient les organisation piqueteras »[48].

Kirchner, les classes moyennes et le “laisser-faire”

À l’approche d’une conclusion – qu’on laissera volontairement suspendue – Il serait difficile d’éviter la question des classes moyennes[49], pilier fragile de la bascule du kirchnérisme au macrisme. « Durant le XXème siècle, l’Argentine s’est singularisée en Amérique latine par l’importance de ses classes moyennes. La crise a eu raison de ce leadership »[50], écrit Charles Lancha. Or, lit-on dans un ouvrage argentin traitant de la question, « Le kirchnérisme a fortifié les classes moyennes typiques et a alimenté les basses classes moyennes »[51].

Si les chiffres doivent être manipulés avec précaution – comme le précise l’étude qui convoque, à l’appui, des statistiques assez précises – ils permettent néanmoins de penser « certains changements dans la culture des secteurs de la classe moyenne, alimentés par une affluence de personnes provenant de segments socioéconomiques plus précaires » durant l’ère Kirchner, et par là même de comprendre « la signification culturelle du kirchnérisme : une légère augmentation de la classe moyenne, avec ses corollaires contractions d’idéologies et de sensibilités » ayant produit un mouvement de « plaques tectoniques qui, en bougeant, génèrent quelques tremblements » ; tremblements à l’origine d’une confusion sur le fait d’y appartenir déjà – aux classes moyennes – ou d’en rêver encore ; tremblements générateurs de tensions, de désirs de distinction et d’aspirations ; tremblements, donc, à l’intérieur d’une même classe sociale et ayant préparé, ironie du sort, l’élection de Mauricio Macri (par ailleurs largement soutenu par les grands médias sans l’appui desquels sa victoire aurait été inespérée). C’est là, soit dit en passant, l’un des principaux reproches adressés aux Kirchner depuis l’opposition de gauche. Charles Lancha parle d’une « classe moyenne qui, sous le kirchnérisme, est passée, selon les données de la Banque Mondiale, de 9,3 à 18,3 millions de personnes. Paradoxalement, cette montée en puissance se retourne contre le pouvoir en place qui en est à l’origine »[52].

“Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón, n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti”

Retournement démocratique qui s’est doublé, en décembre 2017, d’un sinistre renouveau répressif… dangereusement irrépressible[53]. Tout à l’inverse, par sa bienveillance de principe pour la voix populaire et la liberté des corps, et au-delà de ce qu’elle a elle-même décidé de mettre ou non en place, la politique des Kirchner s’est illustrée par ce qu’elle a tacitement permis de faire éclore au sein de la société civile, dans la continuité des inventions et des expériences d’auto-gestion de 2002, comme en témoigne le metteur en scène Silvio Lang dans un article paru en décembre 2017 des suites de la répression par le gouvernement Macri : « Le kirchnérisme, par son élargissement des droits et son appui au consumérisme interne a produit, sans se le proposer, des potentialités débordantes, des existences dissidentes. Au-delà de la très contrôlée conduite kirchnériste, il y eut durant la décennie gagnéeun laisser-faire»[54].

Ainsi, et quel qu’en soit l’issue – virage à droite d’une partie de la classe moyenne ou approfondissement de ses convictions sociales – le kirchnérisme a favorisé un redéploiement des libertés, aux antipodes des politiques néolibérales qui s’accompagnaient et s’accompagnent désormais à nouveau de lois coercitives et normatives, d’un arsenal sécuritaire et de dispositifs répressifs des plus inquiétants.

Le péronisme, en populisme assumé, porte en grâce le portrait de ses leaders. Le couple Kirchner, comme un revival du tandem Perón (Juan Domingo et Eva, ou Evita), n’aura eu de cesse de mobiliser une imagerie partisane, très émotionnante, et parfois à raison, qui a creusé sur la fin le fossé entre les pour et les anti, enfonçant certains des plus farouches – détracteurs comme thuriféraires – dans le déni ou la bêtise. En témoigne le mantra Se robaron todo !” (Ils ont tout volé !”), répété en boucle à l’encontre des Kirchner par leurs adversaires, comme si cette seule incantation grégaire, appuyée par des arguments encore très discutés et discutables, eut suffi à effacer d’un coup d’un seul – magie des paroles performatives – douze années de gouvernement objectivement favorables aux classes moyennes et populaires et, dans la foulée, l’inculpation (sans appel, celle-ci) du Président Mauricio Macri dans l’affaire des Panama Papers.

Là où certains identifient tantôt du clientélisme, un discours bifide voire une tentative d’hégémonie culturelle[55], d’autres persistent à analyser les positions des gouvernements Kirchner à la lueur de leur tentative d’équilibrer capital et travail, avec ce que cela implique de terrains minés à défendre et d’embuscades en tous genres. Sans l’extractivisme, sans le soja transgénique et sans les concessions faites à maintes reprises aux tenanciers du capital, qu’en seraient-ils de la florissante économie argentine et de la poursuite de sa politique de justice sociale ? demanderont certains. Cela ne justifie en rien, de la part d’un gouvernement soi-disant antilibéral, l’épandage de mesures bien trop timidement sociales, dénuées de préoccupation écologique et incapables d’endiguer définitivement les excès du libéralisme, répondront les autres. Pour ne s’en tenir qu’aux débats entre progressisteset ” révolutionnaires”.

Reste à se souvenir que la radicalité des choix hétérodoxes vaut son pesant d’or. Et à s’exclamer ¡ Ojalá !” – cet intraduisible “Espérons !” ou “Souhaitons-nous !” latino-américain : souhaiter, donc, que le courage d’avoir poursuivi une telle politique pendant douze années, sous le feu des critiques et sur le fil ténu octroyé par la capricieuse conjoncture, puisse durablement affûter un agir politique par-delà les frontières.

Baptiste Mongis 


[1]https://www.monde-diplomatique.fr/2017/12/VIGNA/58174

[2]https://www.monde-diplomatique.fr/2018/02/CORREA/58392

[3]Voir : TADDEI Emilio, « Argentine. Fin de cycle kirchnériste et tournant néolibéral », in Mondes Émergements 2016 – 2017, Amérique Latine, La documentation française, Paris, 2016

[4]L’objectif étant de s’inscrire en chasse-fumées, à l’instar de nos collègues de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine qui, il y a un an dans une tribune de Politis, avaient tiré le signal d’alarme quant aux récupérations politiques de la région sud-américaine durant la campagne présidentielle française : voir Politis, « Non, l’Amérique latine n’est pas un épouvantail politique », 20 avril 2017. https://www.politis.fr/articles/2017/04/non-lamerique-latine-nest-pas-un-epouvantail-politique-36743/.

[5]Dont quelques étapes significatives étaient retracées et illustrées dans le portfolio – prêtant au débat – proposé par Le Monde en 2013 : « Argentine : après dix ans de “kirchnérisme”, l’usure du pouvoir »

http://www.lemonde.fr/ameriques/portfolio/2013/10/27/argentine-apres-dix-ans-de-kirchnerisme-l-usure-du-pouvoir_3503256_3222.html

[6]Voir : http://www.ambito.com/814621-a-10-anos-del-rechazo-al-alca-en-mar-del-plata

[7]LANCHA Charles, L’Argentine des Kirchner (2003 – 2015). Une décennie gagnée ?, Paris, L’Harmattan, 2016, p.109

[8]Ibid., p.67

[9]Ibid., p.154

[10]SEOANE María, Argentina ; el siglo del progreso y la oscuridad (1900 – 2003), Barcelone, Crítica, 2004, p.199

[11]SUSANI Bruno, Le péronisme. De Perón à Kirchner. Une passion argentine, Paris, l’Harmattan, 2014, p.181

[12]Ibid., p.182

[13]MERKLEN Denis, Quartiers populaires, quartiers politiques, Paris, La Dispute/Snédit, 2009, p.108

[14]LANCHA Charles, op. cit., p.35

[15]Le Monde diplomatique, Manuel d’économie critique, hors-série, 2016, p.34

[16]« Keynes soutient que ce ne sont pas des salaires trop élevés qui découragent les entrepreneurs d’embaucher, mais les incertitudes qui planent quant à la perspective de vendre ce qu’ils s’apprêtent à produire », écrit encore Bruno Susani. Prenant comme caisse de résonance sa lecture de la conjoncture argentine, il précise : « Keynes […] a soutenu que dans le cas où il existe un chômage important, les décideurs doivent, d’abord, avoir recours à une hausse des dépenses publiques pour relancer la demande. Cette demande ne peut provenir que des secteurs sociaux de revenus bas et moyens et doit être stimulée par une redistribution des revenus et des aides publiques », puisque « les secteurs à haut revenu ne seront pas, et ne peuvent pas être, les moteurs de la reprise, car leurs dépenses en consommation, qui ne sont pas contraintes par leurs revenus, n’augmenteront pas ». In SUSANI Bruno, op. cit., pp. 191 – 193.

[17]LANCHA Charles, op. cit., p.24

[18]Libération, 26 septembre 2003. http://www.liberation.fr/futurs/2003/09/26/coup-de-force-argentin-face-au-fmi_446218

[19]Le Monde, 2 mars 2005. http://www.lemonde.fr/international/article/2005/03/02/le-president-nestor-kirchner-prononce-la-fin-du-moratoire-sur-la-dette-argentine_400030_3210.html. L’article précise : « Hors normes, la restructuration de la dette privée argentine l’est par son ampleur : 81 milliards de dollars, plus de 100 milliards si l’on prend en compte les intérêts de retard. Elle l’est également par la décote – 70 % ! – que Buenos Aires a réussi à imposer à ses créanciers ». À la même époque, les restructurations ayant eu cours dans d’autres pays n’excédaient jamais les 36 %.

[20]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, « L’Argentine des Kirchner, dix ans après la crise », Problèmes d’Amérique latine, 2011/4 (N° 82), p. 5-11. DOI : 10.3917/pal.082.0005. URL : https://www.cairn.info/revue-problemes-d-amerique-latine-2011-4-page-5.htm

[21]LANCHA Charles, op. cit., p.37

[22]Ibid., pp.109-110

[23]Ibid., p.150

[24]Ibid., p.151

[25]Ibid., p.28

[26]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement de Kirchner : entre le renforcement du passé et les aspirations au nouveau », Revue du tiers monde, Paris, juin-juillet 2007. http://www.maristellasvampa.net/archivos/ensayo39.pdf

[27]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[28]Voir notamment SCHORR Martin, « Argentina 1976 – 1983 : la economía política de la desindustrialización », in ROUGIER Marcelo (coord.), Estudios sobre la industria argentina 3, Lenguaje claro Editora, Buenos Aires, 2013

[29]SUSANI Bruno, op. cit., p.183

[30]LANCHA Charles, op. cit., p.22

[31]Ibid., p.24

[32]« Le Président Kirchner est d’autant plus à l’écoute de la protestation sociale qu’il se refuse à pratiquer une répression aveugle », écrit Lancha à ce propos, in Ibid., p.34

[33]LANCHA Charles, op. cit., p.130

[34]Ibid., p.137

[35]« Ni durant le gouvernement de Mr Kirchner, ni pendant celui de Mme Kirchner, il n’y eut de censure ni d’atteintes à la liberté de la presse, mais une vive controverse avec les médias […]. Finalement, le gouvernement envoya au Parlement un projet pour réformer la loi sur les médias qui datait du temps de la dictature militaire. Cette loi n’est qu’une loi anti-trust, dite des trois tiers, partageant en trois le paysage médiatique, un tiers pour le secteur privé, un tiers pour le service public, et un tiers pour les associations, syndicats, églises, ce qui n’empêcha pas pour autant la poursuite des controverses entre les grands groupes et le gouvernement. » in SUSANI Bruno, op. cit., p.224

[36]LANCHA Charles, op. cit., p.138

[37]SOLANAS Fernando E., Memoria del saqueo (2003). https://www.youtube.com/watch?v=2IW2KFerGzo

[38]LANCHA Charles, op. cit., p.106

[39]RIÈS Philippe, « Dette argentine : les banquiers français s’indignent », Mediapart, 12 septembre 2008

[40]LANCHA Charles, op. cit., p.107

[41]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », in G. Couffignal. Amérique latine. Une Amérique latine toujours plus diverse, Mondes émergents, IHEAL/Documentation française, pp. 79-86, 2010

[42]Ibid.

[43]Ibid.

[44]Ibid.

[45]Alors que l’extractivisme est « un secteur de haute rentabilité qui profite à une minorité et qui ne génère pas d’activités intermédiaires, ni beaucoup d’emplois », le développement du soja transgénique est, pour sa part, avec ses 18 millions d’hectares (en 2010) et ses juteuses retombées pour le pays grâce à ses taxes à l’exportation, « un modèle assez complexe qui comprend petits, moyens et grands producteurs » (et ce, malgré l’accentuation de la concentration de son exploitation). De fait, il jouit d’une relative invulnérabilité : « Il est plus facile de mettre en question le modèle minier qui n’est pas installé dans les imaginaires alors que le modèle agraire est perçu comme la base de la réussite passée et à venir du pays. Personne ne peut penser l’Argentine sans production agraire. Alors qu’il est possible de penser une Argentine sans grands projets miniers. », in COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[46]PRÉVÔT-SCHAPIRA Marie-France, SVAMPA Maristella. « L’Argentine des Kirchner. Entretien avec Maristella Svampa », op. cit.

[47]COMBES Maxime et CHAPELLE Sophie, « Déconstruire l’imaginaire extractiviste, entretien avec Maristella Svampa », Revue Mouvements, 28 octobre 2010. http://mouvements.info/deconstruire-limaginaire-extractiviste-entretien-avec-maristella-svampa/

[48]SVAMPA Maristella, « Les frontières du gouvernement Kirchner, entre aspiration au renouveau et consolidation de l’ancien », op. cit.

[49]Un débat tourne notamment autour du critère à partir duquel on peut les définir, le plus simple (et le plus discutable) étant de les situer grâce au salaire. En ce sens, et selon Charles Lacha, « La CEPAL considère comme faisant partie des classes moyennes toute personne disposant des revenus annuels entre 1100 et 10 000 dollars », in LANCHA Charles, op. cit., p.39

[50]LANCHA Charles, op. cit., p.39

[51]VANOLI Hernán, SEMÁN Pablo et TRÍMBOLI Javier, Que quiere la clase media ?, Le Monde Diplomatique, Capital Intelectual, Serie La media distancia, Buenos Aires, 2016, p.34

[52]LANCHA Charles, op. cit., p.141

[53]Voir notamment : https://www.youtube.com/watch?v=6k01FdM_1zk. Et :

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Enorme-repression-lors-de-la-manifestation-contre-la-reforme-des-retraites

http://www.revolutionpermanente.fr/Argentine-Les-images-de-la-brutale-repression-que-cachent-le-gouvernement-et-les-grands-medias

[54]LANG Silvio, « Diarios del odio, diario del macrismo », Lobo suelto !, décembre 2017. http://lobosuelto.com/?p=18449

[55]SARLO Beatriz, « Hegemonía cultural del kirchnerismo », La Nación, 4 mars 2011. https://www.lanacion.com.ar/1354629-hegemonia-cultural-del-kirchnerismo

Iñigo Errejón : « La patrie protège contre le désordre néolibéral »

Nous publions ici la version française de l’entretien accordé par Íñigo Errejón au média argentin CrisisRéalisée par Paula Vazquez et Mario Santucho, elle a été publiée par la suite dans les colonnes du média italien Senso Comune. Au programme : la crise catalane et la nécessité de ne pas laisser le PP se réapproprier l’identité espagnole ; la difficulté pour le populisme démocratique à incarner une stabilité, un ordre et à donner un horizon nouveau aux classes moyennes sorties de la pauvreté et de la précarité ; la victoire de Mauricio Macri en Argentine ; la nouvelle stratégie de Podemos pour affronter les élections régionales de 2019 dans le cadre d’une guerre position où la situation politique est nettement moins mouvante.

L’Íñigo en chair et en os n’a rien à voir avec l’image que l’on transmet habituellement d’Errejón. On l’a décrit comme un stratège qui agit dans l’ombre, inventeur de la « machine de guerre électorale » de Podemos ; comme un Robespierre ressuscité qui écorche de sa langue aiguisée ses collègues députés au parlement espagnol ; ou comme le secrétaire politique provocateur qui a osé défier le pouvoir du leader incontesté [ndlr Pablo Iglesias] du mouvement qui suscite l’espérance de tout le progressisme européen.

En personne, Íñigo est une personne affable, voire même fragile, à la démarche maladroite et distraite. Et un grand buveur de rhum cubain. En revanche, il est vrai qu’il parle sans reprendre sa respiration. Il enchaîne des réflexions de longue portée, sans faire de pause. Et il semble avoir laissé derrière lui Vistalegre II, le congrès du parti au cours duquel il a connu la défaite, en février 2017. « Il y a une tension que nous n’avons pas su résoudre : l’inertie nous a conduits, de façon rapide et forcée, à nous transformer en parti, avec toutes les infortunes que cela suppose. Un parti est, en substance, une machine horrible. Mais je suis pas sûr que l’on puisse gagner les élections sans entrer dans des dynamiques de ce type ».

L’interview a lieu dans une voiture moderne, sur le chemin entre Belgrano et Pilar, pour se terminer à Moreno. Un reportage à travers les routes de la première couronne de la banlieue de Buenos Aires, sur le destin du populisme.

Pourquoi dis-tu que les partis sont des machines horribles ?

Parce qu’ils stimulent non pas la discussion ou la pensée, mais le calcul. Ils sélectionnent un type de militant qui vit du parti : aligne-toi sur ceux qui gagnent, apprends à ne pas remettre en question certaines choses, sois toujours en accord avec la ligne officielle, tout ce que fait le parti est bon, tout ce qui arrive en dehors de lui est dénué de rationalité. Cela engendre un renfermement, ainsi que certaines logiques bureaucratico-autoritaires consubstantielles à la forme parti et aux réseaux de loyautés produites par la répartition des emplois, des ressources et des facilités offertes par l’appareil. C’est pour ces raisons que je crois que nous avons vieilli très rapidement en tant qu’organisation.

“Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes.”

Cependant, je dois reconnaître qu’il s’est agi d’un choix conscient : nous avons fait naître un démon tout en sachant qu’il s’agissait d’un démon. Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Je suis l’auteur intellectuel de cette stratégie, dont j’ai par la suite fait les frais. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes. Notre premier congrès national [survenu en 2014, ndlr] a adopté cette ligne politique et cette forme organisationnelle. Nous sommes arrivés très loin, mais pas aussi loin que nous le souhaitions. Nous n’avons pas été capables de former un gouvernement ni de briser le bipartisme, mais nous avons empêché la restauration et le retour à une phase antérieure au 15 mai 2011 [jour où le mouvement  des Indignados a pris son essor, ndlr], nous avons réussi à rassembler 5 millions de voix, avec un impact tout à fait évident sur le système politique.

Penses-tu qu’il soit inévitable de former un parti pour faire de la politique ?

On peut, certes, ne pas l’appeler parti. Cela peut être un groupe électoral ou une initiative. Mais je crois que c’est nécessaire, non pas tant pour faire de la politique mais plutôt, pour gagner les élections. D’un autre côté, je fais de la politique depuis l’âge de 14 ans et je n’ai jamais eu besoin d’un parti. Je dirais même que j’ai eu une expérience militante marquée par l’hostilité envers les partis. Il se peut que former un parti soit indispensable pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, mais ce n’est pas la chose la plus recommandable quand l’enjeu n’est plus de lancer un assaut, mais de mener un siège plus lent, durant lequel il faut s’étendre sur le territoire, former des cadres, représenter des intérêts différents, obtenir une flexibilité.

Ce qui est sans aucun doute inutile, ce sont les réponses faciles et univoques. Sans ce modèle, nous ne serions pas arrivés aussi loin, aussi vite, mais ce modèle ne se laisse ensuite pas facilement rectifier. Se pose également un autre problème fondamental, celui de la pénurie de cadres. La plupart des cadres se concentrent sur le travail institutionnel dans les villes ou villages que nous gouvernons, et leur apport à la construction territoriale et au mouvement populaire est donc limité. Enfin, une bonne partie des personnes qui se sont impliquées au sein de notre mouvement l’ont fait avec la perspective d’une victoire rapide. Quand celle-ci ne se produit pas, une certaine démobilisation s’installe dans divers secteurs.

Est-ce là le prix à payer quand on joue avec les espoirs des gens ?

Il y a quelques jours, je lisais une histoire de la rébellion de Tupac Amaru, qui raconte comment il a organisé une très grande armée contre la couronne espagnole, sans la formation ni le comportement d’une armée régulière. Au moment de leur première avancée, les combattants étaient nombreux. Leur offensive fait place nette devant eux. Lorsqu’ils atteignent Cuzco, ils se retrouvent face à des Espagnols inférieurs en nombre, mais retranchés derrière une ceinture de murailles, mieux armés et bien entraînés. Ceux-ci résistent à un premier assaut, et obligent l’armée de Tupac Amaru à soumettre la ville à un siège de plus longue durée. A ce moment là, l’armée indienne perd le moral, la moitié de ses combattants la quittent, des disputes naissent entre ceux qui restent. Au-delà des différences énormes, il y a des parallèles.

Notre discours met l’accent sur la volonté politique : il y a des situations qui ne se résolvent pas, parce que ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas les résoudre. Nous avons promis une victoire rapide et, quand celle-ci ne s’est pas produite, cela a amené un certain désenchantement parmi les sympathisants, qui sont notre meilleure forme de contact avec la réalité sociale espagnole, parce que les militants, eux, vivent toujours dans une réalité à part. L’espoir est aussi conditionné par des logiques télévisuelles et mercantiles : en tant que porte-paroles de Podemos, nous nous sommes transformés en icônes pop, en une force politique nouvelle, sans la moindre cicatrice du passé, promettant que l’on peut gagner et tout changer. Et quand il y a un coup d’arrêt, ou que le changement ne se produit pas tout de suite, une partie des gens disent : « vous m’aviez promis qu’il s’agissait d’autre chose que d’habitude », « vous m’aviez promis que si j’achetais cet appareil, il me rendrait heureux ; en vérité, il m’a rendu heureux pendant un certain temps, mais ensuite, il n’a pas tenu toutes les promesses contenues dans le prospectus promotionnel. »

FOTOGRAFÍA: CHARO LARISGOITIA

Tu prends donc en considération d’autres types de groupements politiques, qui ne doivent pas nécessairement adopter la forme parti ?

De fait, les formes les plus riches pour expérimenter, multiplier et créer des idées nouvelles viennent presque toujours de l’extérieur des partis, parce que les partis sont coincés dans la bataille conjoncturelle et médiatique, dans une logique d’existence au jour-le-jour. Il y a dès lors des luttes que nous ne pouvons pas engager, soit parce que nous n’avons pas le temps, soit parce que nous ne pouvons pas travailler dans la longue durée. Il y a des demandes autour desquelles je peux livrer immédiatement bataille, dans le cadre de la dynamique institutionnelle et de la communication, mais il y en a d’autres, aujourd’hui minoritaires dans la société, dont nous souhaitons qu’elles fassent leur chemin, mais qui nécessitent un lent travail territorial, culturel, pédagogique. Et cela, les partis, de par leur nature même, ne peuvent pas le faire.

“Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme.” 

La raison fondamentale, soyons honnêtes, est que les partis n’ont pas la possibilité de déterminer eux-mêmes leurs propres rythmes et leurs propres actions. En Europe, au moins, c’est la télévision qui décide et impose les sujets desquels tu peux parler, quand tu peux en parler, et de quelle façon tu te positionnes. Elle catalogue également ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Si je convoque les médias pour parler d’une usine qui a ré-ouvert, les chaines de télévision viennent. Elles enregistrent quelques images et quelques sons. Je parle des travailleurs et de la nécessité de les soutenir ; les journalistes m’écoutent, par politesse, puis me posent des questions sur les sujets politiques du jour. Le message que j’ai voulu initialement transmettre ne passera pas à la télévision ; j’y apparaîtrai donnant mon opinion sur ce que les journalistes voulaient entendre, dans des petites séquences coupées pour les journaux télévisés. Ensuite, les gens m’arrêtent dans la rue et me disent : « vous devez parler d’avantage des salaires ». Je ne peux que répondre : « je le fais toujours, mais vous ne le verrez jamais ».

Tout cela transmet la sensation que tu n’es qu’une figure parmi d’autres. Les médias présentent un thème et organisent un tour des différentes opinions, parti après parti, en donnant quinze secondes à chaque porte-parole. Cela nous fait vieillir très rapidement : les gens allument la télévision, te voient, et tu es déjà mis dans une case. Très souvent, il s’agit de thèmes du jour qui perdent toute importance au bout de 24 heures. Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme. C’est comme s’il y avait deux voies : l’une, celle de la bataille immédiate, médiatique, institutionnelle et électorale, que nous calibrons en fonction des thèmes que nous voulons imposer (et à ce niveau, les partis sont toujours conservateurs, c’est-à-dire qu’ils mènent l’offensive sur des thèmes qu’ils croient pouvoir imposer) ; et l’autre, plus longue, celle de l’éducation politique, de l’enracinement dans le territoire, et d’une bataille culturelle afin que les thèmes qui paraissent aujourd’hui être des folies soient demain considérés comme plus raisonnables. Il s’agit de deux missions différentes, et nous ne pouvons pas les remplir toutes les deux à la fois.

Pour venir à Buenos Aires, Errejón a fait un détour, quittant ses vacances sur une plage de la Méditerranée, les premières depuis la constitution de Podemos – la couleur de sa peau le trahit. Quand la voiture passe devant l’ancienne ESMA (le plus grand centre de détention et de torture durant la dictature militaire de 1976 à 1983), il interrompt sa tirade et prend une pause contemplative. Íñigo est un passionné d’histoire politique argentine, et voudrait consacrer les dernières heures de son séjour dans le pays pour connaître « Los Octubres », un bar-librairie péroniste du quartier de Palermo. Pour s’y adonner, il décide d’annuler un reportage pour LN+. Il décide finalement de manger un faux-filet de bœuf à sept heures du soir, en guise d’adieu.

L’étape principale de sa courte visite a été le « Forum pour la construction d’une majorité populaire », organisé par une section de « La Campora » (organisation de gauche péroniste qui soutient Cristina Fernández de Kirchner). Malgré le caractère quasi-confidentiel de la rencontre, la faculté de médecine de l’université de Buenos Aires s’est remplie d’un public préoccupé par le succès électoral de Cambiemos (le parti du président Mauricio Macri), et désireux d’écouter le duo formé par Axel (Kiciloff, ancien ministre de l’économie de Cristina Fernández de Kirchner) et Íñigo, les deux jeunes stars de l’internationale populiste. Errejón a profité de l’occasion pour mettre un peu de piment dans son intervention : « Il y a toujours une part de vérité chez l’adversaire, que je veux combattre, mais que nous devons prendre au sérieux. En politique – et c’est là l’un des pires héritages que nous a laissé l’interprétation la plus vulgaire du marxisme – la soi-disant ‘fausse conscience’ n’existe pas. » Et encore : « Les nouvelles majorités d’orientation national-populaire et démocratique ne peuvent pas se limiter à un exercice de nostalgie, qui aspire à restaurer le passé. » Il poursuit : « Nous comprenons bien que ceux qui ont bénéficié de l’élargissement des droits aient pu nous tourner le dos. Cependant, ne nous énervons pas : il n’y a rien de pire de la part des forces progressistes que de s’irriter contre leurs propres peuples ».

A la faculté de médecine, tu as dit que la gauche doit prendre en charge le désir d’ordre qui existe dans la société : ton idée est donc de courir après le centre pour pouvoir gouverner ?

Pas nécessairement. Je pense que l’aspect le plus radical de l’événement révolutionnaire n’est pas, comme le veut la métaphore classique, la prise d’assaut nocturne du Palais d’Hiver, mais ce qui se passe le jour suivant, lorsque les bolcheviques se montrent capables de garantir l’ordre public.

Mais les révolutionnaires instaurent un nouvel ordre, ce qui est une chose très différente comparé à l’idée de gouverner l’ordre institué…

Aucun ordre n’est complètement nouveau. Je crois qu’il y a une part d’invention et une autre qui, beaucoup plus que nous n’aimons le reconnaître, relève de l’héritage. Par accident. Je suis très sceptique à l’égard du mythe de la révolution comme « table rase » qui, à l’improviste, fonde un ordre nouveau à partir du néant. Un exemple classique : la persistance de la religion dans les pays socialistes qui ont tenté de l’éliminer. L’idée de prendre en charge le désir d’ordre que transmettent les gens signifie que nos expériences au pouvoir politique ne peuvent pas être des printemps heureux, aussi courts que merveilleux. Nous sommes arrivés dans le paysage politique pour y rester. Cependant, rester ne veux pas dire se maintenir au pouvoir, mais prévoir une place pour nos adversaires. Dans ce sens, nous devons prendre en charge la relation un peu schizophrène que les gouvernements populaires entretiennent avec la classe moyenne, que ces gouvernements populaires produisent eux-mêmes grâce à leurs politiques redistributives, mais qui les abandonne très souvent par la suite.

Les classes moyennes remercient les gouvernements populaires pour l’ascension sociale que ceux-ci leur ont permis de réaliser, après quoi elles expriment des désirs nouveaux, que nos gouvernements ne semblent pas capables de satisfaire. Nous nous trouvons face à une sorte de contradiction sans issue, dans laquelle ton succès se transforme en ce qui creuse ta tombe : pour en sortir, il faut penser à la façon avec laquelle nous prendrions soin de ces gens dont nous avons changé la vie et auxquels nous disons ensuite : « vous n’êtes que des traîtres ». Il faut peut-être savoir administrer nos succès, et reconnaître les moments de crise et reflux : nous sommes arrivés jusqu’à un certain point. Des symptômes de fatigue et d’épuisement apparaissent. Il y a donc peut-être besoin d’un moment de stabilisation, que nous utiliserons pour nous préparer à relancer une nouvelle offensive.

Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin

Le kirchnérisme s’est vu reprocher d’avoir échoué à établir des intermédiaires entre les dirigeants et le peuple. Est-ce là une idée consubstantielle au populisme et la notion d’hégémonie qui l’accompagne ?

Je ne crois pas. Les populismes classiques ont par exemple reconnu – quoique difficilement – un important rôle de médiation aux syndicats. Il n’est jamais possible de se passer de médiations. Il est vrai que nous voyons la politique comme la construction d’un sens commun, considérant que les sujets ne pré-existent pas à la formation du champ politique, lui-même construit par le discours. Les discours construisent les sujets. Mais je ne crois pas que cette perspective soit incompatible avec des structures d’intermédiation et de canalisation des demandes.

“Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés, et l’emporter. Ceci dit, nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.”

Je crois que la critique qui a été faite au kirchnérisme s’explique par l’institution du présidentialisme en Amérique latine. Un autre problème auquel nous devons faire face du point de vue théorique est l’extrême difficulté à organiser la succession. Je ne pense pas que ceci soit lié à une somme d’erreurs individuelles, mais plutôt à une difficulté intimement liée à la façon dont on construit un pouvoir. Les numéros uns très forts n’engendrent pas un écosystème favorable à l’émergence de numéros deux ou trois. Et cela également parce que cette configuration active un mécanisme d’exemption des responsabilités, dans lesquels les partisans d’un numéro un l’exemptent toujours de la responsabilité de toute erreur, de telle sorte que quand quelque chose est mal fait, ce n’est jamais le ou la chef qui est responsable, mais son entourage. L’on ne peut faire l’économie de ce mode de construction du pouvoir si l’on veut briser les structures traditionnelles, faire irruption dans l’Etat et obtenir le pouvoir politique, c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous en passer. Cependant, lorsqu’il s’agit d’organiser la stabilisation, les difficultés sont légions. Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés. Et l’emporter. Mais nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.

Le mouvement de Macri a compris que les flux symboliques qui circulent sur les réseaux sociaux ont une part de plus en plus centrale dans la formation de l’opinion publique. Vous travaillez sur ce terrain ?

A un certain moment de notre ascension en Espagne, j’ai dit que notre mission était de construire une machine de guerre électorale, idée qui allait précisément dans le sens de ce type de travail. Une partie des médias a fait notre éloge, comme si nous étions une sorte de start-up : tout comme Facebook fut créé dans un garage par des jeunes en pantoufles utilisant leurs ordinateurs, nous aurions créé un parti politique. Il ont fait notre éloge pour avoir mis en mouvement une machine capable de contester à nos adversaires le succès aux élections, et ce, avec beaucoup moins d’argent et avec plus d’efficacité qu’eux. Et sans avoir d’implantation dans les territoires ni parmi les militants des organisations traditionnelles, nous avons pu entreprendre une bataille symbolique pour disputer le sens commun, qui a bien fonctionné.

Cependant, je dois reconnaître que je suis très sceptique à l’égard du marketing politique. En général, les experts dans ce domaine me semblent n’être que de merveilleux marchands de fumée. L’aspect principal du marketing politique, c’est la politique : qu’a-t-on su lire ? Interpréter ? Quelles articulations de désirs, d’attentes et de frustrations qui étaient autrefois dispersées, fragmentées, ou même pas exprimées ? Que l’on soit ensuite capable d’exprimer cela d’une manière plus innovante et efficace, de le diffuser grâce à une marque, un spot, une action, tout cela est évidemment important. Néanmoins, cela ne fonctionne pas tout seul. Ce n’est que le véhicule.

Tu dis que Macri et son mouvement gouvernent parce qu’ils ont articulé une lecture politique supérieure aux autres, et pas seulement parce qu’ils ont fait un bon usage du marketing. Tu n’envisages pas l’hypothèse selon laquelle les instruments d’analyse de la communication ont une importance dans la construction même de l’idée politique, et non pas seulement dans sa diffusion ?

Le fait est que nous ne pouvons pas faire cadeau à la droite des valeurs de différence et de liberté individuelle. Nous ne pouvons pas être porteurs d’une vision communautaire fermée, sur la base de laquelle je te parle seulement en qualité de peuple. Il est vrai que les réseaux sociaux captent mieux ce type de désir individualisé, parce qu’ils adressent des messages de façon plus segmentée, et ne s’adressent pas à un ensemble indéfini. Au fur et à mesure que l’économie segmente toujours plus les différences sociales, il faut être plus attentif à la façon dont s’orientent ces différences. Et comprendre pourquoi l’adversaire, à un moment donné, est capable de lire une partie de notre victoire.

Íñigo a l’instinct d’un provocateur. Mais, comme tout bon aspirant au rôle de politicien professionnel, il fait attention aux formes : « Il doit être clair que je fais ces critiques du point de vue de ma propre expérience, dans une formation qui m’est très proche sur le plan affectif, et non pas avec le confort de celui qui descend d’un avion et dit comment les choses doivent être menées. Nous sommes tous capables d’avoir raison quand nous analysons les expériences étrangères, et ensuite nous ne comprenons rien à nos propres pays. Si j’étais en Espagne, je mènerais une interview sur un mode très différent de celui pour lequel j’opte avec vous, car quand les gens votent pour toi, ils veulent que tu les représentes et non que tu te comportes comme un analyste. »

Une chose est sûre. Errejón semble avoir fait un pas en arrière pour en faire deux en avant, et dirige son regard vers l’objectif stratégique de l’année 2019 : la présidence de la Communauté Autonome de Madrid, équivalent espagnol de la Province de Buenos Aires. Là, il devra apporter la preuve de l’exactitude de l’idée qu’il est possible de construire des majorités fluides, en ouvrant une brèche dans électorat qui vote depuis 30 ans pour le Parti Populaire. S’il perd, il demeurera embourbé dans une assemblée régionale. Se libérer d’un rôle dirigeant pour mieux déployer ses voiles ? Ou se mettre en sourdine, comme tant de cadres de Podemos qui n’ont pas supporté l’oubli qu’implique l’aventure politique contemporaine ? Il semble s’agir d’un pari à quitte ou double.

Après la difficile bataille interne que tu as livré avec Pablo Iglesias, quelle position ta sensibilité occupe-t-elle à l’intérieur de Podemos ? Vous structurez-vous comme un courant minoritaire ?

Un nouvel équilibre des forces s’est établi entre les différentes sensibilités de Podemos après le congrès. Il nous reste 40% de la direction nationale. Mais, dès le début, nous avons pris une décision : le débat devait s’ouvrir, mais aussi se refermer. C’est une bonne chose que les organisations politiques aient des débats ouverts, francs et sincères sur le choix des camarades qui doivent les conduire, mais c’est aussi une bonne chose que les débats se referment de la même manière qu’ils s’étaient ouverts. Bien sûr, des différences subsistent, mais une fois que la discussion est refermée, il y a une direction nationale, un itinéraire, un chemin, et nous l’accompagnons.

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Et il y a un objectif stratégique commun à toute l’organisation, celui que nous avons tous en ligne de mire : l’année 2019. 2019 est le moment de confirmer nos positions dans les villes que nous gouvernons, qui sont les plus importantes d’Espagne (Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne, Cadix), d’accroître notre avantage, et de conquérir quelques unes des régions centrales, les Communautés Autonomes, qui sont les instances qui gèrent le budget de l’Etat social. Le plan prévoit que, pour arriver en 2020 dans les conditions propices à nous porter au gouvernement national, nous devons dans un premier temps atteindre l’objectif de 2019.

Tu seras candidat à la fonction de gouverneur de la communauté autonome de Madrid ?

C’est possible. La décision n’est pas encore prise, mais nous pensons consacrer les principales ressources de l’organisation à cet objectif. Nous sommes passés d’une phase de guerre de mouvement, concentrée, accélérée, brève, à un moment de guerre de position dans lequel nous voulons, à partir des villes et des régions, ne pas laisser le gouvernement Rajoy souffler une minute. Et dans le même temps, les expériences de gestion locale nous permettront de construire la certitude que le changement n’est pas une promesse que nous faisons à la télévision, mais une réalité concrète, palpable, dont des millions de citoyens font déjà l’expérience dans leur vie quotidienne, parce qu’ils sont gouvernés par des majorités d’orientation populaire et de transformation.

Si l’on te disait que Podemos n’est rien d’autre qu’une réactualisation théorique du vieux réformisme social-démocrate européen, que répondrais-tu ?

Que vous avez partiellement raison, à condition d’ajouter que ce réformisme est, dans l’Europe d’aujourd’hui, un programme anti-oligarchique.  La plus timide des réformes défendues par les partis sociaux-démocrates, et même par les partis démocrates-chrétiens des années cinquante et soixante, apparaît aujourd’hui intolérable aux oligarchies. Ceci produit la contradiction suivante : un mouvement politique qui se dote d’un programme plutôt modeste de transformation sociale et économique est traité par le système politique et médiatique comme une sorte d’excroissance anti-système, populiste, radicale, dénuée de bon sens.

“Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux.”

Pourquoi une telle contradiction se produit-elle ? D’une part, parce que l’axe politique européen s’est beaucoup déplacé vers la droite. D’autre part, parce que certaines des réformes que nous proposons ont un caractère de rupture immédiate. Pour le dire autrement : dans l’Europe d’aujourd’hui, une politique réformiste devient immédiatement révolutionnaire. Parce qu’il est impossible de faire des réformes en passant par le consensus. Il est impossible de mettre en oeuvre un programme minimal, digne d’être qualifié de réformiste, sans passer par une confrontation avec l’oligarchie nationale et les pouvoirs financiers de l’Europe néolibérale.

Ne te semble-t-il pas que la limite de cette idée est qu’elle continue à se fier à une conception de la politique comme représentation ?

Il est vrai que la politique n’est pas seulement représentation. Cependant, en substance, le pouvoir politique se conquiert avec de l’argent, des fusils, ou à travers le vote. Je ne connais aucun autre moyen. Et ce qui nous convient le mieux, ce sont les votes.

L’un des enseignements qu’ont livré les évènements récents est que la possibilité d’un changement réformiste apparaît quand elle a été précédée de l’émergence d’une critique radicale de la représentation politique, qui échappe à la fausse alternative entre démocratie et autoritarisme. En ce sens, le 2001 argentin et le 15M espagnol se ressemblent.

Il s’agit entre ces deux moments d’un dialogue difficile, car le moment destituant, le moment d’extension du champ des possibles, est magnifique. Et après lui, sa concrétisation politique nous déçoit toujours un peu. Dans notre cas, l’évolution qui a conduit de l’un à l’autre n’a pas été linéaire. Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux. Le moment avait atteint sa limite, les mobilisations étaient moins massives, les actions devenaient répétitives, et une incertitude généralisée s’était fait sentir. La question était : que faisons-nous ? Il y a eu à ce moment là besoin de passer d’une phase d’expression à une phase de construction institutionnelle. Cela semble une chose inévitable, surtout dans des endroits où il existe un pouvoir étatique fort et consolidé. La mobilisation sociale accomplit son propre cycle, et quand elle atteint sa limite, elle a besoin de se poser le défi de la conquête de l’Etat, autrement, elle périclite. Podemos est né quand tout ce magma social et culturel ne brûlait plus, mais couvait dans ses cendres, traversant une crise par manque de perspectives. Nous avons alors lancé une initiative qui, sur le moment, apparaissait comme une hérésie.

Insister sur le moment insurrectionnel, comme s’il pouvait durer pour toujours, conduit à une impasse. Néanmoins, le saut dans les institutions se conclut presque toujours par un tournant conservateur. Comme c’est le cas à présent.

C’est pour cela qu’il faudrait qu’un nouveau cycle de mobilisations surgisse maintenant. Cela ne dépend pas de nous, et si cela se produisait, cela causerait des soucis, même à Podemos. Je ne dis pas cela sur le plan esthétique. Le mouvement qui renaîtrait devrait être quelque chose qui nous remette en question, nous lance un défi. Il ne naîtra pas de l’intérieur de notre parti, parce que nous n’avons pas le temps, les personnes, l’esprit libre ni l’enthousiasme pour le susciter nous-mêmes. Ceci dit, il est vrai aussi qu’il paraît difficile qu’il naisse dans un moment de stabilisation économique comme celui que l’Espagne traverse aujourd’hui, avec, certes, une paupérisation massive de larges secteurs de la population, mais aussi une stabilisation. Ce mouvement, nous en avons besoin comme de l’air, de la nourriture, mais nous ne pouvons pas le produire. C’est pourquoi nous ne devrions pas projeter notre stratégie dans le but de le faire naître. Et s’il survient, alors qu’il nous secoue, qu’il nous renverse, qu’il nous chamboule et s’il produit quelque chose de meilleur, qu’il nous renvoie chez nous.

Le processus indépendantiste catalan n’est-il pas justement cette mobilisation qui n’était pas prévue, et qui a chamboulé Podemos ?

Au cours des dernières années, il y a eu en Espagne deux vagues de mobilisations politiques porteuses d’une démocratisation : une au niveau national (espagnol), que nous identifions habituellement avec le 15M, et une autre à l’échelle de la Catalogne, de formation d’une volonté souverainiste contre les attaques du gouvernement du PP [ndlr, le Parti populaire, la droite espagnole] et sa stratégie centralisatrice, qui a rompu dans les faits les équilibres territoriaux prévus par notre constitution. Depuis sa naissance, Podemos a eu la ferme volonté d’articuler ces deux impulsions en un projet de reconstruction nationale qui prenne en charge la nécessité de justice sociale, de modernisation économique, de démocratisation du système politique et d’intégration de la diversité plurinationale dans un nouveau pacte territorial. Nous respectons les demandes indépendantistes, même si nous ne les partageons pas. Nous considérons que la seule solution stable et durable doit passer par un référendum et un accord pour construire un futur commun, à l’intérieur duquel il y ait une place pour la Catalogne.

“Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.”

En ce moment, la mobilisation en Catalogne dépasse les limites traditionnelles de l’indépendantisme, se heurte à l’attitude fermée du gouvernement national de Rajoy, et menace d’engendrer une crise de l’Etat, à l’intérieur de laquelle je crains que le PP se trouve en position tout à fait confortable. Car, pour la première fois depuis des années, le parti qui fait des coupes budgétaires, qui brade la souveraineté nationale au pouvoir financier, qui est au centre de grands réseaux de corruption et de mise à sac des biens publics, a entrevu une opportunité pour rassembler une bonne partie de la société derrière un discours nationaliste espagnol, qui se renforce en s’opposant à l’« ennemi catalan ». Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.

Traduction de David Gallo.