À Valence, les insoumis revendiquent l’avant-garde de l’opposition à Emmanuel Macron

Discours de clôture des Amfis 2024 à Valence (Drôme) © LVSL

L’édition 2024 des « Amfis » (universités d’été de la France Insoumise – LFI) s’est tenue du 22 au 25 août à Valence. Plus de 5.000 militants et sympathisants y étaient présents selon les organisateurs. Ponctués de prises de parole des leaders de l’organisation, ils ont servi de tribune au mouvement pour s’afficher à l’avant-garde de l’opposition à Emmanuel Macron. Quant aux multiples conférences et ateliers qui s’y trouvaient, ils illustrent la variété idéologique que cherche à synthétiser LFI.

« Cette mobilisation massive démontre que nous restons un pôle d’attraction majeur pour ceux qui aspirent à un changement radical », se félicite Manuel Bompard, coordinateur national de LFI. L’affluence de cette édition semble confirmer la force mobilisatrice du mouvement. Et son succès électoral relatif : si le score de la liste menée par Manon Aubry aux européennes demeure modeste (9,9%), les « insoumis » rappellent qu’elle a rassemblé un million de voix supplémentaires par rapport au scrutin précédent. « S’il n’y avait pas eu les élections européennes, le Nouveau Front Populaire (NFP) n’aurait pas gagné ces élections [législatives] », ajoute Manuel Bompard.

« Tenir le cap » de l’opposition à Emmanuel Macron

La question de l’unité de la gauche a été au centre des échanges. La candidate commune du NFP au poste de Première ministre, Lucie Castets, a donné un grand entretien dans un amphithéâtre plein à craquer. Elle y a réaffirmé sa volonté d’appliquer « un programme de rupture idéologique », et répété que les électeurs insoumis pouvaient « compter sur elle ». Appel à la confiance retourné par Jean-Luc Mélenchon, affirmant « [qu’elle] n’est pas une insoumise mais [qu’elle] le mériterait ».

Dans la droite ligne de ces échanges, le leader insoumis a ainsi ouvert la voie à un « soutien sans participation » du mouvement à un éventuel gouvernement NFP. Une manière de pousser Emmanuel Macron à sortir de l’ambiguïté – en l’occurrence, à révéler qu’il ne souhaitait pas laisser le NFP gouverner. Tout en réaffirmant la nécessité d’une motion de destitution du Président de la République, à l’encontre du Parti socialiste (PS), qui s’y oppose, et du Parti communiste français (PCF) et des Écologistes (EELV), qui temporisent. Une posture « dégagiste » qui semble porter ses fruits, puisque 49% des Français se déclarent favorables à la destitution du chef de l’Etat. Si la procédure en tant que telle n’a aucune chance d’aboutir – elle suppose une majorité des trois cinquièmes à l’Assemblée nationale et au Sénat – elle permet de mettre la pression sur le locataire de l’Elysée. Si cette procédure va jusqu’au vote, elle peut par ailleurs fragiliser le RN, en forçant Marine Le Pen et Jordan Bardella à expliquer à leur électorat pourquoi ils ne souhaitent pas destituer un Président largement rejeté dans leurs rangs (50% souhaitent sa destitution).

La posture « dégagiste » de la France insoumise semble porter ses fruits, puisque 49% des Français se déclarent favorables à la destitution du chef de l’Etat.

A Valence, cette opposition à Emmanuel Macron permet en tout cas de fédérer les troupes. Tous les militants présents savent gré à Jean-Luc Mélenchon d’avoir « tenu le cap » de l’opposition systématique à Emmanuel Macron – et à la résurgence du hollandisme. Mais au-delà de ce dénominateur commun, l’histoire militante des participants est résolument hétérogène. Et c’est même leur diversité qui frappe au premier abord. Sympathisants de la première heure, « anciens » du mouvement ou cadres de longue date y côtoient des primo-militants. Certains ont voté pour la première fois en 2024 en raison de leur jeune âge. D’autres, plus âgés, sont entrés dans le militantisme avec le NFP, tirés d’un long sommeil politique par le risque d’une victoire du RN. Et désormais grisés par le score de la coalition.

Le contraste avec les participants aux Universités d’été du PCF – où LVSL était également présent – est net : plus d’enthousiasme et moins d’ancienneté. Des références idéologiques moins précises, mais plus diverses. Là où le « parti » tente de sédimenter des décennies d’expérience militante, le « mouvement » cherche davantage à agréger les luttes du moment, aussi éparses fussent-elles. Une hétérogénéité qui trouvait satisfaction dans la grande variété des conférences et table-rondes qui ont émaillé le week-end.

Marquer l’identité insoumise dans un contexte unitaire 

La diversité thématique visait à refléter les temps forts et les mouvements d’opinion qui ont secoué la France au cours de la dernière année. Pour les Insoumis, outre la crise politique en France métropolitaine et Nouvelle-Calédonie, la donne demeure marquée par l’assassinat du jeune Nahel Merzouk l’an dernier et les massacres de civils commis par l’armée israélienne à Gaza. Aussi de nombreuses tables ont-elles porté sur les thématiques antiracistes, la lutte contre l’extrême-droite, les problèmes qu’affrontent les quartiers populaires ou le néo-colonialisme. Un éventail en phase avec le discours de Jean-Luc Mélenchon axé sur la « Nouvelle France » – le vendredi soir, le leader insoumis prenait la parole sur la thématique de la « créolisation ».

Au détriment  d’autres enjeux, notamment industriels ou géopolitiques ? Un temps domaine de prédilection du mouvement, l’international occupe un peu moins d’espace. Hormis une table ronde intitulée « Quand la gauche gouverne » réunissant des politiques et des observateurs des gouvernements latino-américains et espagnol et une autre sur « la révolution citoyenne au Sénégal » avec la présence remarquée du secrétaire général du PASTEF (parti nouvellement au pouvoir), on comptait cette année peu d’invités internationaux par rapport aux précédentes éditions des « Amfis ». On compte peu de table-rondes dédiées à la politique étrangère – hors question palestinienne – ou aux enjeux européens. Volonté de ne pas marquer une trop forte divergence avec les autres forces du NFP, alors que Lucie Castets affirme sa communauté de vues avec Emmanuel Macron sur « la politique européenne et l’Ukraine » ?

La diversité thématique visait à refléter les temps forts et les mouvements d’opinion qui ont secoué la France au cours de la dernière année.

Jean-Luc Mélenchon ne s’est cependant pas départi de ses analyses habituelles sur la question russo-ukrainienne. Au cours d’une longue intervention d’une trentaine de minutes, il a mis en garde contre l’escalade consécutive aux événements récents – et notamment la pénétration sur le territoire russe de troupes ukrainiennes, ainsi que l’intensification de la production d’armement de l’Allemagne. De la même manière, on comptait une table-ronde d’une grande densité autour de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, animée par le député FI Arnaud Le Gall, spécialiste des questions internationales. Sans angélisme sur la nature du régime chinois, l’importance de la poursuite de la politique « un pays, deux systèmes » (favorable au statu quo sur Taïwan) et de ne pas suivre l’hostilité américaine chaque jour grandissante face à la Chine y ont été martelées.

Sur les questions économiques enfin, plusieurs débats sont venus rappeler la nécessité d’une « rupture » avec le système néolibéral défendue par la France insoumise depuis ses débuts : nouvelles formes d’exploitation au travail, annulation des dettes et politique monétaire, logement social, services publics… Autant de thèmes investis par le mouvement insoumis depuis son commencement. Reste à savoir si ce socle idéologique parfois éclectique et la ferveur militante – Manuel Bompard ayant revendiqué le chiffre de 100.000 militants actifs dans des groupes d’action – suffiront à faire face à l’autoritarisme croissant d’Emmanuel Macron et la progression spectaculaire du RN.


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Europe : la lubie française du saut fédéral

Macron - Europe fédérale - Le Vent Se Lève
© Parlement européen

Le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en avril 2024 était clair : l’avenir de la France est irrémédiablement lié au projet continental. La « souveraineté européenne » était alors portée en étendard par le président de la République, qui rêvait d’une union toujours plus étroite. C’est ici que le bât blesse : ce projet est loin de faire l’unanimité. Il est de bon ton d’incriminer les dirigeants « populistes » – de la Hongrie à l’Italie – qui freinent des quatre fers face aux velléités fédérales. Mais ils ne sont pas les seuls. Les « bons élèves » de l’Allemagne, des Pays-Bas aux pays scandinaves, manient plus subtilement l’art de plaider pour le projet européen tout en refusant – voire sabotant – toute initiative pouvant compromettre leurs intérêts. Un pragmatisme qui détonne avec l’idéalisme béat des dirigeants français. À force de vouloir faire de l’Union européenne l’outil de sa puissance, la France n’est-elle pas devenue l’outil de la puissance européenne ?

La France en cavalier seul

Le « couple franco-allemand » a longtemps été sur toutes les lèvres. Et pour cause : le projet européen a – pour partie – été pensé sur le mode de la réconciliation entre deux puissances rivales. Cette union nouvelle n’a pourtant pas empêché l’un des deux partenaires de rester plus proche de ses intérêts et jaloux de son indépendance. Déjà en 1963, le Général de Gaulle essuyait un premier revers lors de la signature du traité de l’Elysée par lequel l’alliance européenne souhaitée, loin du bloc américain, comme du bloc soviétique, avait été compromise par l’ajout de la mention de l’OTAN par l’Allemagne à l’insu des représentants français.

Les plus grandes étapes de la construction européenne vont alors régulièrement être promues par la France, en manque de nouvelles inspirations. Faisant le constat d’un affaissement relatif mal adapté à un idéal de grandeur hérité des temps napoléoniens, François Mitterrand avait déjà en tête un nouvel idéal mobilisateur. Il allait instrumentaliser les conséquences nullement alarmantes pour l’économie française des chocs pétroliers afin d’enterrer définitivement l’idéal socialiste. Ce vide idéologique étant insoutenable, il est alors rempli par l’alibi européen. Mitterrand pouvait ainsi affirmer que si « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Première concrétisation de ce projet : l’Acte unique de 1986, où « quatre libertés » fondamentales de circulation (pour les capitaux, les travailleurs, les marchandises et les services) ont été instituées. 

Le « rapport Delors » de 1989 prévoyait les conditions de réussite d’une monnaie unique continentale. Et à l’issue des pourparlers avec Helmut Kohl, qui exprimait quelques réticences, François Mitterrand devait accepter que l’euro devienne un nouveau Deutsche mark – soit une monnaie forte, permettant de lutter contre l’inflation, mais structurellement inadaptée à l’économie française. En parallèle, des programmes de « convergence » drastique devaient être adoptés et les budgets nationaux étroitement contrôlés et surveillés. L’Europe allemande souhaitée par la France était née.

Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est formel : la volonté allemande de neutraliser le concurrent industriel français a encouragé un sabotage de la filière nucléaire.

Cet engouement pour le projet européen devait être capable de dépasser les intérêts nationaux des Etats-membres. Du moins, c’est ce qu’espérait la France. La réalité lui a pourtant donné tort, son enthousiasme ayant finalement été fort peu communicatif.

« Partenaires » européens aux intérêts bien compris 

L’Allemagne, à ce titre, a toujours maintenu son cap, refusant de se laisser contaminer par l’euphorie de son voisin. Elle est ainsi restée à l’écart du projet français d’Union pour la Méditerranée qui aurait pu réorienter la priorité européenne sur le flanc sud, alors que l’Allemagne convoitait les pays de l’Est en vue d’en faire son Hinterland. Le grand élargissement de l’UE à l’Europe centrale en 2004 permet ainsi à l’Allemagne de disposer d’une base-arrière de travailleurs bon marché pour son industrie. De la même manière, toute indulgence pour la situation grecque a été mise de côté de sorte à préserver un ordo-libéralisme forcené s’assurant d’une rigueur budgétaire mettant en péril des actifs stratégiques européens, à l’exemple du port du Pirée racheté par un fonds d’investissement chinois. 

Plus inquiétant encore pour l’autonomie stratégique européenne, l’adhésion absolue de l’Allemagne au libre-échange. Les récents accords avec le Kenya, la Nouvelle-Zélande et le Chili ont ainsi largement été dictés par la volonté exportatrice de Berlin, de même que le futur accord avec le MERCOSUR. La balance commerciale foncièrement excédentaire du pays – plus de 200 milliards d’euros par an sur la dernière décennie – impose aux homologues européens de demeurer passifs face à cette fuite en avant libre-échangiste, toute mesure protectionniste pouvant pénaliser les carnets de commande de l’industrie allemande. C’est notamment cette intransigeance allemande qui explique l’échec de la mise en œuvre d’une taxe sur les GAFAM au niveau européen [mise en place seulement en France, elle a été remplacée par la taxe internationale à 15% de l’OCDE cette année NDLR], ou des mesures ambitieuses de protection face aux pratiques anti-concurrentielles chinoises. Et la France dans tout cela ? Son modèle social est mis en cause par ce libre-échange forcené, tandis que l’euro crée un différentiel de compétitivité nuisant à ses exportations. Aucun sacrifice ne semble suffisamment grand pour l’idéal européen. 

Certains « partenaires » cherchent même à nuire à leurs voisins, voire au projet européen, en vue de préserver leurs intérêt. L’Allemagne déploie ainsi des fondations (Rosa Luxembourg, Heinrich Böll) afin de faire pression sur les politiques français de sorte à éviter une relance du nucléaire. Ce dernier pourrait alors menacer l’avantage compétitif outre-Rhin, mis à mal par un gaz de plus en plus onéreux. Ces fondations financent également des associations (Greenpeace France, Les Amis de la Terre…), des lobbys et organisent des formations pour les élites. Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est ainsi formel : la volonté de neutraliser le concurrent industriel français est la principale raison à ce sabotage de la filière nucléaire. Le budget consacré à ces fondations s’est ainsi élevé à 690 millions d’euros en 2023 et est en augmentation constante. Une autre illustration de cette ambivalence allemande dans le projet européen réside dans ce lobbying exercé par le constructeur de satellites allemands OHB pour que les lanceurs proviennent de l’entreprise américaine SpaceX plutôt que de l’entreprise européenne Arianespace après l’impossibilité d’utiliser les lanceurs russes.

Les pays dits « frugaux » à l’exemple des Pays-Bas ou de l’Autriche manifestent des réticences à l’approfondissement européen pour des considérations essentiellement économiques. Il n’est pas possible pour ces pays d’envisager une mutualisation des dettes ou des mécanismes de sauvetage trop ambitieux, l’orthodoxie budgétaire étant au cœur de leur identité. Dans le cadre de la pandémie, les Pays-Bas proposaient ainsi un « don » à destination de l’Espagne ou de l’Italie. Seul l’assentiment de l’Allemagne les a fait changer d’avis, avec la promesse d’une solvabilité de l’endettement européen par les ressources propres de l’UE.

A leur tour, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) font montre d’une ambivalence certaine. Rejetant les acquis de l’État de droit mais dépendants des subventions européennes, ils n’hésitent pas à paralyser les institutions supranationales quand leurs intérêts sont menacés. Viktor Orban a ainsi empêché le début des négociations pour l’adhésion de l’Ukraine, jusqu’à ce qu’en décembre 2023, la Commission débloque 10,2 milliards d’euros pour la Hongrie. En parallèle, le président hongrois bloque les projets de sanctions pouvant porter préjudice au secteur nucléaire russe au grand dam de ses partenaires européens.

l’Allemagne achète massivement des avions F-35 aux Américains, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : en 2023, le pays a commandé pour pas moins de dix milliards de dollars de matériel américain de défense

Le projet fédéral est alors loin de faire l’unanimité. La France, prise dans une vision messianique de son destin, se sent alors comme contrainte d’endosser un rôle trop large pour ses épaules. Il se pourrait pourtant bien qu’une telle fonction d’impulsion soit très coûteuse, tant pour les intérêts stratégiques nationaux, qu’au vu du risque d’envenimement des relations avec ses homologues européens.  

La France victime de sa propre illusion

L’Union européenne, nouveau cadre politique pour déployer la puissance française perdue ? Les appels tonitruants d’Emmanuel Macron pour de nouvelles impulsions fédérales sont loin de rencontrer l’écho recherché. De 2017 à 2020, l’Allemagne a ainsi, par la voix de la Cour de Karlsruhe, contesté le programme de rachat massif de titres de dette par la Banque centrale européenne au prétexte que celui-ci outrepasserait son mandat. Ces joutes juridiques ne font que témoigner encore des réticences face à un projet fédéral européen ambitieux.

Pendant ce temps, les acquis français au sein de l’Union européenne sont mis en cause. La politique agricole commune, une des rares politiques européennes dont bénéficie la France, est menacée de renationalisation. Les États se trouveraient alors gestionnaires de ces aides, et le volume financier accordé dépendrait pour partie du bon-vouloir de chaque Etat-membre. La seule politique européenne qui avait pu motiver le Général de Gaulle à paralyser les institutions européennes par la politique de la chaise vide dans les années 1960 se trouve alors potentiellement compromise. Ce sont ainsi plus de neuf milliards d’euros par an dont la France bénéficie qui sont mis en péril.

L’Europe de la défense est certainement la thématique pour laquelle le jeu de dupes est le plus manifeste. La guerre en Ukraine et les menaces – contradictoires – de Donald Trump d’abandonner la protection apportée aux pays de l’OTAN, auraient pu motiver une action ambitieuse en la matière. Emmanuel Macron a alors tendu la main à cette nouvelle étape pour la construction européenne en proposant en avril 2024 l’ouverture d’un débat sur la mutualisation de l’arme nucléaire française. Le revers de ces grandes déclarations est tout autre : Berlin est accusé de bloquer l’exportation de l’avion de transport A400M « Atlas » ; met une pression maximale sur les industriels français pour qu’ils cèdent plus de commandes aux industriels allemands dans le cadre du programme SCAF [futur avion de chasse élaboré principalement par la France et l’Allemagne, NDLR]…  Dans le même temps, l’Allemagne achète massivement des avions F-35 – pourtant notoirement inefficaces et hors de prix – aux Américains pour leur interopérabilité, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : de 2017 à 2020, le pays a commandé pour au moins dix milliards de dollars à l’industrie de défense américaine. Et la dynamique va en s’accélérant. En 2023 le pays a ainsi fait l’achat entre autres de lance-roquettes Himars de production américaine pour un total de 10 milliards d’euros.

Ces achats non coordonnés amènent l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Louis Gautier, à craindre l’impossibilité pour l’UE de rationaliser des panoplies militaires disparates. Emmanuel Macron aura alors beau appeler à une « préférence européenne dans l’achat de matériel militaire », rares seront les États-membres prêts à engager un bras de fer avec les Etats-Unis. Cela s’expliquant par la peur des mesures de rétorsion, tant en matière commerciale que géopolitique, notamment par des menaces de non-intervention en cas de conflit ou de retrait de troupes au sol. Ainsi, depuis le début de la guerre en Ukraine, 68% des achats des pays européens se sont portés hors de l’Europe selon un étude de l’IRIS. Ici aussi le saut fédéral pourrait être trop exigeant pour des Etats encore aussi dépendants commercialement et géopolitiquement du géant américain.

Cette grande attente que place la France dans ses homologues européens peut lui coûter cher et rapidement ternir ses relations bilatérales. Cela a notamment été le cas concernant l’accostage du bateau de migrants Ocean Viking refusé par l’Italie et que la France a fini par accepter sous la pression de Bruxelles. Le ministre Gérald Darmanin avait alors annoncé que la France « tirera aussi les conséquences » de l’attitude italienne. Le rêve fédéral que fantasme la France n’en finit plus de percuter les intérêts bien installés d’Etats-membres décidés, amenant l’idéal à sombrer d’illusion en illusion et à se transformer, progressivement, en amertume.

Chaque jour dévoile davantage l’impasse que constitue cet irénisme. Le saut fédéral ne se fera jamais seul mais bien dans l’unanimité, or cette dernière semble bien difficile à trouver. Dans l’interlude, l’Hexagone ne cesse de brader ses savoir-faire à ses « partenaires » dans l’espoir de poursuivre une intégration européenne à tout prix. La candeur d’une France qui se rêve capitaine d’un vaisseau européen uni derrière elle fait frémir d’allégresse mais ne convainc plus grand monde. L’idéal impose de passer par le réel – comme le rappelait Jean Jaurès. Il appartient d’écouter les coups de semonce de celui-ci, plutôt que de s’enfermer dans un fantasme suranné. Une Europe des coopérations, fondée sur la libre participation des États à des projets communautaires, serait à même d’éviter le déchaînement des frustrations nationales. Pour préserver l’harmonie d’une union dans la diversité, il n’y a d’autres choix que de concilier les divergences sans forcer constamment leur confrontation agressive.


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Vague bleu marine : le RN conquiert-il la France d’outre-mer ?

Marine Le Pen en meeting à Mayotte en avril 2024. © Capture d’écran Mayotte la 1ère

Depuis 2017, Marine Le Pen a considérablement augmenté ses scores dans la France d’outre-mer, longtemps très réticents à voter pour l’extrême droite. Bien que le vote pour la France insoumise et l’abstention demeurent les principaux choix des électeurs ultra-marins, cette progression, particulièrement marquée au second tour de la présidentielle 2022, illustre la normalisation du Rassemblement National. Pour le parti dirigé par Jordan Bardella, ce basculement de territoires marqués par la traite négrière et la colonisation représente une victoire symbolique majeure.

Alors que le Rassemblement National pourrait remporter une majorité pour la première fois de l’histoire dans quelques jours, la généralisation du vote RN dans toutes les couches de la société fait l’objet d’âpres débats dans les médias et les cénacles politiques. Comme souvent, une partie de la France est ignorée par ces analyses : la France d’outre-mer. Pourtant, la bascule y a déjà eu lieu : il y a deux ans, au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a largement battu Emmanuel Macron dans presque chaque territoire d’outre-mer. Si chaque territoire ultra-marin a ses spécificités, la dynamique de progression du RN ces dernières années y est spectaculaire. Comment comprendre cette percée ?

Jusqu’aux années 2010, le vote d’extrême droite dans la France d’outre-mer reste toujours cantonné à un chiffre. Sans surprise, l’histoire de ces territoires, durement marqués par l’esclavage et la colonisation, explique largement le rejet des idées portées par le Front National. Au-delà du souvenir de la conquête coloniale et de la traite négrière, d’autres événements plus contemporains restent ancrés dans la mémoire collective des populations ultra-marines. Pour ne citer qu’un seul exemple, en Guyane et dans les Antilles françaises, et tout particulièrement en Martinique, le régime dictatorial de l’amiral Robert, représentant de l’Etat sous le régime de Vichy, est encore dans toutes les têtes. An tan Robè (au temps de l’amiral Robert), les humiliations sont en effet généralisées, les pénuries et disettes omniprésentes et toute contestation politique violemment réprimée.

En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion.

Durant de nombreuses années, la famille Le Pen n’a donc pas droit de cité outre-mer. En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion. Dix ans plus tard, en 1997, une seconde tentative donne lieu à de violentes altercations avec les militants indépendantistes locaux. La figure du fondateur du Front National, défenseur de l’inégalité entre les « races », fait figure de repoussoir absolu.

Dans les années 2010, une forte montée des eaux bleu marine

Lorsqu’elle succède à son père en 2011, Marine Le Pen fait de la « dédiabolisation » de son parti sa priorité. A cet égard, la France d’outre-mer fait figure de laboratoire. Si les scores de Marine Le Pen restent particulièrement faibles lors de la présidentielle de 2012 (8 % en moyenne), une première percée intervient en 2017. La candidate du Front National arrive première lors du premier tour, avec une moyenne (21,9 %) légèrement supérieure à score national. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Mayotte, elle approche déjà les 30 %. Si elle est sèchement battue par Emmanuel Macron au second tour, ses scores restent comparables à ceux observés en métropole. Le rejet catégorique de l’extrême droite par l’outre-mer n’est plus d’actualité.

Les nombreux renoncements et trahisons du Parti Socialiste de François Hollande, qui avait été plébiscité par les ultra-marins, ont pesé lourdement dans ce premier basculement. Le sentiment d’abandon s’est notoirement amplifié avec l’absence de réponse aux mouvements sociaux inédits en Guyane (2017), à Mayotte (2016), à La Réunion (2009) ou encore en Guadeloupe (2009). Dans chacun des territoires paralysés par des grèves générales, les habitants réclament un meilleur pouvoir d’achat (le coût de la vie en outre-mer étant supérieur à celui en métropole) et des investissements dans les services publics pour assurer leur bon fonctionnement. La question de l’eau, fortement polluée par l’usage du chlordécone (pesticide utilisé sur les cultures de bananes jusqu’en 1993 dans les Antilles, alors que sa toxicité était connue depuis longtemps, ndlr) et extrêmement chère, est également un enjeu majeur.

Plus largement, les citoyens exigent une égalité réelle avec la France métropolitaine. Du fait de leur éloignement géographique avec la métropole, ils sont en effet largement perdants de la mondialisation néolibérale. La nécessité d’importer de nombreux produits depuis l’Europe et la dépendance à la voiture – les transports en commun restant très peu développés – conduit ainsi à un coût de l’alimentation et des carburants hors de prix. En outre, les inégalités restent considérables : quelques grandes familles, dont le pouvoir remonte souvent à la période coloniale, continuent d’exercer un pouvoir considérable sur l’économie locale et de prélever leur rente, tandis que le reste de la population peine à vivre. Alors que la départementalisation de l’après-guerre avait été accompagnée d’un certain rattrapage économique, depuis les années 1980, l’Etat français n’a cessé de se désinvestir et de compter sur le marché pour faire progresser l’outre-mer.

Le premier mandat d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la continuité totale de ces politiques condamnées à l’échec. Alors que les besoins en service public sont criants et qu’une vraie planification est indispensable pour diversifier ces économies périphériques, le Président s’y refuse. De manière plus générale, il semble totalement méconnaître et mépriser l’outre-mer. Cet abandon est sanctionné dans les urnes dès les élections européennes de 2019 : la liste de Jordan Bardella arrive largement en tête dans l’outre-mer, avec 11 points d’avance sur le camp présidentiel.

La déflagration du second tour de la présidentielle 2022

Durant les deux années qui suivent, la crise sanitaire marque un tournant. Du fait de la déliquescence et de l’éloignement des services de santé, la mortalité y est beaucoup plus forte que dans l’Hexagone. Le manque d’accès à des ressources de bases comme l’eau y rend aussi plus difficile l’application des gestes d’hygiène recommandés. Complètement dépassé, le gouvernement y impose des mesures répressives – confinement, couvre-feux… – encore plus dures et longues qu’en métropole. Fin 2021, des émeutes interviennent pour dénoncer les restrictions de liberté et l’abandon de l’outre-mer à son sort par Paris. En Guadeloupe, le gouvernement dépêchera le GIGN en seulement 48h pour rétablir l’ordre, alors que l’envoi de bouteilles d’oxygène pour les hôpitaux a pris plusieurs semaines ; tout un symbole.

Après cette gestion calamiteuse, Emmanuel Macron est très sévèrement sanctionné par les ultra-marins lors des élections présidentielles de 2022,. D’abord, l’abstention reste très forte, entre 50 et 70 % selon les territoires, témoignant avant tout de l’absence de confiance dans les institutions. Au premier tour, Jean-Luc Mélenchon réalise en moyenne un score de 40 % – loin devant Marine Le Pen – et même de plus de 50 % en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe. Au second tour, contrairement à cinq ans auparavant, la candidate du RN bat nettement le président sortant, avec des scores atteignant jusqu’à 70 %. Même en Martinique où la résistance au RN est habituellement plus virulente, le RN termine avec plus de 60%.

Etant donné les scores de la France insoumise au premier tour, en particulier dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion, il est difficile de conclure à un vote d’adhésion au programme du Rassemblement national. Vraisemblablement, les électeurs votent surtout contre Emmanuel Macron plutôt que pour Marine Le Pen. Ce vote est motivé par l’abandon économique et l’obligation vaccinale. Cette dernière est rejetée plus fortement dans l’outre-mer qu’ailleurs en raison d’une forme de suspicion généralisée contre l’Etat et d’une concurrence des thérapies (traditionnelles vs occidentales). En effet, la crise sanitaire a été un moment marquant l’expression d’une forme de résistance identitaire, mêlée aux conséquences et à la crainte de l’empoissonnement généralisé en lien avec le scandale du chlordécone. Ce contexte a convaincu une partie de la population que l’extrême droite pouvait être un meilleur rempart pour leur dignité.

Le rôle symbolique de l’outre-mer pour le RN

Résumer la percée de l’extrême-droite dans l’outre-mer au seul rejet du macronisme serait toutefois trompeur. Plusieurs territoires, notamment la Guyane et Mayotte, sont confrontés à une immigration de subsistance importante, qui fragilise encore davantage des services publics et des infrastructures déjà sous-dimensionnés. Marine Le Pen l’a bien compris et a fait de l’outre-mer un avant-poste de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales. Bien que représentant une part modeste de l’électorat national, l’outre-mer jouent ainsi un rôle crucial pour le RN. D’une part, en réalisant une percée dans ces territoires marqués par l’esclavage et la colonisation, le parti tente de sortir des stigmates de parti raciste. D’autre part, en plaidant pour des mesures d’exception extrêmement strictes en matière migratoire et sécuritaire, il en fait un terrain d’expérimentation pour les mesures destinées à s’appliquer ensuite sur tout le territoire national.

Marine Le Pen a fait des Outre-Mer des avant-postes de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales.

Un exemple frappant est Mayotte, où les problématiques d’immigration et d’insécurité sont particulièrement criantes. Le 101ème département français, totalement dépassé par la situation car abandonné par la République, montre depuis longtemps une adhésion plus forte au RN que les autres Outre-Mer. Le Rassemblement national y a remporté une vraie victoire en début d’année, lorsque Gérald Darmanin a annoncé une réforme constitutionnelle pour y supprimer le droit du sol, revendication de longue date de l’extrême-droite et de certains élus locaux de l’archipel qui remet en cause le principe même de la citoyenneté française. Cette mesure, bien que non encore votée en raison de la dissolution, illustre comment le RN utilise ces territoires comme laboratoires politiques pour des idées autrefois marginales.

Comme sur la loi immigration, l’extrême droite a là encore réussi à rendre ses revendications majoritaires au Parlement, grâce au suivisme des Républicains et de la majorité présidentielle. Cette course à la fermeté a pourtant déjà des effets particulièrement néfastes : au nom de la lutte contre l’immigration illégale et les bidonvilles, le gouvernement a fait fermer plusieurs points d’eau indispensables à la population de Mayotte, qui subit déjà des coupures très fréquentes. Une mesure draconienne qui empêche les habitants de pratiquer une hygiène élémentaire et a conduit, selon des documents du ministère de la santé dévoilés par L’Express, à l’émergence de l’actuelle épidémie de choléra, qui a déjà fait deux morts. Un prélude aux conséquences de la fin de l’aide médicale d’État que réclame le RN depuis des années ?

Si l’Outre Mer fait donc figure de laboratoire de l’extrême droite française, un doute important demeure pour ces élections législatives anticipées : un député ultramarin avec l’étiquette RN sera-t-il élu ? Nonobstant les résultats du RN dans les élections nationales, le parti n’a en effet jamais su s’implanter localement et aucun parlementaire issu des territoires d’outre-mer n’a jamais siégé avec le RN. A l’Assemblée nationale, la plupart des députés ultra-marins se retrouvaient plutôt, avant la dissolution, dans les groupes communiste, insoumis et LIOT. Alors qu’elle se prépare à affronter frontalement le RN, la gauche, et notamment la gauche radicale incarnée par la France insoumise, a donc une occasion de faire mentir le pronostic d’un basculement de l’outre-mer vers l’extrême droite. Réponse le 8 juillet prochain.


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Souveraineté industrielle : le triste bilan de sept ans de macronisme

Macron réindustrialisation
© Compte twitter de l’Élysée

Souveraineté, réindustrialisation, planification : depuis la pandémie, la rhétorique présidentielle a pris une étrange inflexion étatiste. Face au chaos globalisé, le temps est à la protection du tissu productif français et la défense des fleurons nationaux. En même temps, la majorité présidentielle continue de vanter l’attractivité de la France pour les capitaux étrangers. La communication de l’Élysée ne tarit pas d’éloges sur cette politique, qui mêlerait ouverture au monde et planification industrielle, en multipliant les « coups de com » – récemment, le rachat des turbines Arabelle au géant américain General Electrics. La réalité dit tout autre chose. En 2017, la part de l’industrie dans le PIB était de 13,8 % ; elle avait chuté à 12,7% en 2022. Des entreprises hautement stratégiques ont continué d’être rachetées par des puissances étrangères. Et les subventions d’État, censées propulser les secteurs d’avenir, ont surtout consisté en un transfert massif d’argent public vers des capitaux privés – sans conditions.

Le bilan d’Emmanuel Macron était peu reluisant, avant même son élection. Ministre de l’Économie en 2014 et 2015, il avait cédé la branche « énergie » d’Alstom à General Electric alors que des alternatives existaient1. La perte de souveraineté industrielle était considérable : les usines et les brevets permettant de produire les turbines des centrales nucléaires, des barrages hydroélectriques et des centrales à gaz, des éoliennes en mer et les équipements pour les réseaux électriques avaient été abandonnés aux Américains. La suite est connue : suppressions d’emplois dans toutes les branches, fermeture de plusieurs sites et retour – dans la douleur et au prix d’une perte de souveraineté – de la capacité de produire les turbines Arabelle. Mais cet exemple n’est pas le seul : les entreprises Technip, Ecopla et Gad font les frais du manque d’intérêt du ministre Macron pour l’industrie.

Ce n’était pas le fruit du hasard : son programme de 2017 ne mentionnait pas l’industrie. La start-up nation faisait miroiter un tout autre horizon aux « entrepreneurs » : « innover » pour vendre un concept à de grandes entreprises (américaines de préférence) et devenir millionnaire sans avoir rien produit.

La pandémie de Covid a montré la faiblesse stratégique d’un pays qui n’a plus la capacité de produire des objets utiles pour la vie quotidienne ni pour le fonctionnement des chaînes de production. Quelle fut la réaction du président Macron ? Des discours vibrants, l’ajout du concept de « souveraineté industrielle » dans la titulature du ministre de l’Économie et des Finances, et d’énormes baisses d’impôts s’ajoutant aux précédentes baisses décidées depuis 2014.

Le nombre d’entreprises exerçant une activité relevant des « intérêts fondamentaux de la nation » acquises par des capitaux étrangers progresse chaque année : 124 en 2021,131 en 2022 et 135 en 2023

Une certaine politique industrielle a bien été mise en place, fondée sur la priorisation de certains secteurs jugés stratégiques. Cette sélection est, au mieux, discutable. L’hydrogène est un secteur énergétique dont le cycle de production-transport-usage n’est pas compatible avec l’impératif de sobriété énergétique. Les usines de batteries, malgré les plantureuses subventions dont elles ont bénéficié, ne sont pas compétitives face aux productions chinoises ou américaines dans un marché globalisé. Quant au quantique : est-ce la priorité, quand des Français ne parviennent plus à se soigner faute d’antibiotiques et que le curare a manqué en 2020 pour les unités de réanimation ?

Au-delà de ces choix contestables, l’inflexion « industrielle » de la politique du président ne brille pas par ses résultats.

Pillage industriel maquillé en « attractivité »

Les partisans de la majorité présidentielle ne cessent de vanter « l’attractivité » de la France pour les capitaux étrangers. Derrière cette apparente bonne nouvelle, il faut lire l’acquisition d’entreprises françaises par des milliardaires et des fonds de pension étrangers. Vallourec, fabriquant de tubes en acier destinés aux infrastructures énergétiques, a été acquis par le fonds Apollo, basé aux États-Unis. Peugeot Société Anonyme (PSA) a été de facto racheté par l’italien Fiat et son siège social installé… aux Pays-Bas ! Quant à Exxelia, une PME produisant des équipements de très haute technologie pour le Rafale, le médical ou les télécommunications, elle a été acquise par une entreprise américaine2

Le rapport annuel de 2023 de la Direction générale du Trésor, chargée de contrôler les investissements étrangers en France, ne peut qu’inquiéter3. En 2023, pas moins de cent trente-cinq investissements étrangers ont été autorisés, portant sur des entreprises contribuant à « l’exercice de l’autorité publique » ou susceptibles de « porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la Défense nationale ». 67 % de ces investissements proviennent d’un État hors Union européenne.

Si la Direction générale se veut rassurante en indiquant qu’elle a imposé des conditions à soixante de ces investissements, celles-ci sont, au mieux, très limitées. Elles ne peuvent, par exemple, porter sur le maintien de l’emploi en France. Et il faut ajouter que les investissements étrangers dans des secteurs stratégiques vont bien au-delà d’un simple changement juridique de propriété : le transfert potentiel d’informations ou de technologies vers un pays étranger est considérable. Et on ne connaît que trop les pratiques d’espionnage industriel du Parti communiste chinois et de l’administration des États-Unis, intimement liées à leurs grandes entreprises, et au fait de tous leurs investissements étrangers.

Alors qu’autour de cent trente « entreprises stratégiques » sont acquises par des investisseurs étrangers chaque année, combien d’investissement sont bloqués ? Deux seulement depuis la création du dispositif.

Le nombre d’entreprises exerçant une activité relevant des « intérêts fondamentaux de la nation » acquises par des capitaux étrangers progresse chaque année : 124 en 2021,131 en 2022 et 135 en 20234. Et avant 2021 ? Le mystère demeure : ces rachats n’étaient tout simplement pas comptabilisés. On peut bien reconnaître au gouvernement le mérite d’avoir publié un rapport annuel permettant de documenter la perte de souveraineté industrielle dans des domaines relevant des « intérêts fondamentaux de la nation » – la loi PACTE en a créé l’obligation.

Alors qu’autour de cent trente « entreprises stratégiques », selon la catégorisation de l’administration, sont acquises par des investisseurs étrangers chaque année, combien d’investissement sont bloqués ? Deux seulement depuis la création du dispositif : le spécialiste de l’optronique pour la défense Photonis5 et les entreprises Velan SAS et Segault fabriquant de la robinetterie pour le nucléaire (toutes deux filiales françaises du groupe canadien Velan)6. Mais si des investissements étrangers sont susceptibles de porter atteinte à « l’ordre public » ou aux « intérêts de la défense nationale », selon les termes des rapports annuels sur la souveraineté industrielle, pourquoi ne pas en interdire davantage ? Derrière la rhétorique « souverainiste » de l’Élysée, c’est bien l’abandon de l’industrie aux forces déchaînées du marché qui perdure.

Subvention du privé grimée en planification industrielle

Autre argument mis en avant par la majorité présidentielle : le budget de l’Etat a été mis à contribution pour limiter la pression désindustrialisante du libre-échange. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment celle les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de Covid, dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir – souvent sans autre condition que celle de ne pas être en difficulté. Si Bruno le Maire ne cesse d’affirmer que la réindustrialisation est en marche, les agrégats macroéconomiques démontrent le contraire : la part de l’industrie dans le PIB a chuté de 13,8 % en 2017 à 12,7% en 2022.

Le Premier ministre Gabriel Attal a annoncé, dans son discours de politique générale du 30 janvier 2024, que « notre industrie revient avec 100 000 emplois industriels créés et la réouverture de 300 usines ! ». 100 000 emplois créés – d’une pérennité variable – pour plusieurs centaines de milliards d’euros d’aides publiques : motif de réjouissance ou manifestation supplémentaire de la collusion entre la majorité présidentielle et les intérêts financiers ?

Derrière ces effets d’annonce en grande pompe, une réalité demeure : la vague de délocalisations subie par la France continue de grever son tissu productif. Du fait de la structure de son économie, elle y est particulièrement exposée : les très grandes entreprises (plus présentes en France qu’ailleurs) ont une propension supplémentaire à délocaliser que celles de taille intermédiaire7 . Qui peut douter qu’une véritable politique de réindustrialisation passera par un rapport de force avec ses propriétaires ?

Notes :

1 Lien vers l’article https://lvsl.fr/rachat-des-turbines-arabelle-la-soumission-francaise-aux-etats-unis-continue/

2 Si l’Etat a acquis une action de préférence de l’entreprise, les droits associés n’empêchent en aucun cas l’entreprise d’être soumise à l’extraterritorialité du droit américain, et notamment à la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations)

3 https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/c7ec36f3-6df0-4cf8-82aa-9c772917afeb/files/249123ae-5a3b-45dd-8f6f-5f84b2fc0c0a

4 Les investissements faisant l’objet de la police administrative des investissements étrangers en France relèvent de secteurs comme la défense, la cybersécurité, la sécurité ou la continuité de l’approvisionnement en énergie et en eau, de l’exploitation des réseaux et des services de transport, à la protection de la santé publique, ou encore à la sécurité alimentaire, et les investissements dans les activités de recherche et développement qui leur sont liés et qui portent sur certaines technologies critiques ou sur des biens et technologies à double usage.

5 https://www.lesechos.fr/finance-marches/ma/lexecutif-a-bloque-pour-la-premiere-fois-un-investissement-etranger-1277655

6 https://www.usinenouvelle.com/article/bercy-bloque-definitivement-la-vente-de-segault-et-de-velan-sas.N2179877

7 « Réindustrialisation : comment impliquer les multinationales françaises ? », http://www.cepii.fr/blog/fr/post.asp?IDcommunique=919


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Comment le « en même temps » mémoriel d’Emmanuel Macron sert l’extrême-droite

Discours d’Emmanuel Macron lors de la cérémonie de panthéonisation des époux Manouchian en février 2024. © Capture d’écran Public Sénat

Panthéonisations, hommages à la Résistance, volonté de tourner la page de la colonisation… mais aussi réhabilitation partielle du maréchal Pétain et de Napoléon. Depuis sept ans, Emmanuel Macron n’a cessé d’instrumentaliser l’histoire française pour réaliser des coups de com, au point que sa politique mémorielle est devenue illisible. Mais derrière cette apparente inconstance, le Président et son conseiller mémoire Bruno Roger-Petit auront finalement réussi à grandement affaiblir le récit d’une France des Lumières et à faire entrer le Rassemblement national dans l’arc républicain. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, Macron aura été le marchepied de l’extrême droite.

« 643 suppliciés dont 207 enfants et 246 femmes. Non pas simplement victimes, mais bien martyrs parce qu’ils ont été pris pour bouc émissaire de la liberté. […] Les massacres d’Oradour sont de l’ordre de l’impensable, l’indicible, l’imprescriptible. » 80 ans après le meurtre des habitants d’Oradour-sur-Glane par des membres de la division « Das Reich » le 10 juin 1944, l’heure est au recueillement et à la commémoration des victimes. Devant une foule de Limousins venus honorer leur mémoire, Emmanuel Macron rappelle l’horreur de l’événement avec gravité. Puis, se tournant vers son homologue allemand, Frank-Walter Steinmeier, il insiste sur la nécessité du pardon, du dialogue et de la réconciliation des peuples européens. Solennel et endeuillé, le ton du président lors de son discours officiel est à mille lieues de l’ironie obscène avec laquelle il évoque la dissolution de l’Assemblée nationale. Entre deux cérémonies, lorsqu’un de ses proches lui demande si les derniers jours n’ont pas été trop durs, Emmanuel Macron répond « Mais pas du tout ! Je prépare ça depuis des semaines, et je suis ravi. Je leur ai balancé ma grenade dégoupillée dans les jambes. Maintenant on va voir comment ils s’en sortent… ». Après avoir rendu hommage aux civils fusillés, aux femmes et aux enfants morts dans l’église du village « mitraillée, dynamitée, incendiée », le Président estime donc la métaphore guerrière tout à fait appropriée pour qualifier son coup de poker de la veille. Mise à part leur indécence évidente, ces propos sont révélateurs du rapport qu’il entretient avec les cérémonies mémorielles. 

Pour Emmanuel Macron, la mémoire des Français, et les célébrations qui y sont liées, sont avant tout des outils politiques qu’il faut savoir utiliser à bon escient, des occasions à saisir au moment opportun.

Pour Emmanuel Macron, la mémoire des Français, et les célébrations qui y sont liées, sont avant tout des outils politiques qu’il faut savoir utiliser à bon escient, des occasions à saisir au moment opportun. Réaliser la dissolution de l’Assemblée dans les meilleures conditions exigeait, pour l’Elysée, de préparer le terrain en amont en organisant une communication efficace. Le 80e anniversaire de la Libération tombait à point nommé. Les visites du Président en Bretagne et en Normandie lui ont permis de raffermir son image de dirigeant digne, respectable, profondément attaché à la République et à ceux qui l’ont fait renaître à partir de 1944. En célébrant la bravoure des maquisards et des soldats américains dans leur combat contre l’Occupant – ce qui, par ailleurs, est légitimement attendu de tout Président de la République –, Macron établit aisément des liens avec la situation contemporaine. Alors que le vote Rassemblement National est plus élevé que jamais, le rappel inquiet des années noires et les discours à la gloire des patriotes « [dressés] contre l’infamie et la barbarie » lui permet de se présenter comme le seul rempart contre le danger des « extrêmes ». 

Commémorations, hommages et panthéonisations : les coups de com historiques du Président

Après s’être rendu à Plumelec, à Caen et à Saint-Lô, Emmanuel Macron était en « visite à Bayeux » le 7 juin dernier pour y célébrer le « retour de la souveraineté républicaine ». L’évènement est hautement symbolique. Huit jours après l’opération Overlord, pendant que les troupes alliées chassent l’armée allemande du territoire, le général de Gaulle s’adresse publiquement aux Français depuis l’une des premières villes libérées. Décidé à faire de la France une puissance victorieuse à part égale avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, le chef de la Résistance y réaffirme son vœu d’indépendance nationale et exhorte les combattants à poursuivre la lutte « jusqu’à ce que la souveraineté de chaque pouce du territoire français soit rétablie ». S’imaginant sans doute marcher dans les pas de l’Homme du 18 juin, le chef de l’État prend la parole après la récitation du discours par un comédien. 

Aux louanges de son prédécesseur, de son courage et de sa détermination à sauver l’honneur de la patrie, suivent rapidement les dithyrambes sur la France régénérée, rétablie dans sa grandeur par le retour de la République. « La France renaît », martèle le président tout au long de son discours, avant d’établir un parallèle peu subtil avec l’actualité politique. « Ce jour-là, à Bayeux, rien n’était écrit » affirme- t-il, « mais par la volonté d’un homme et l’intuition d’un peuple, tout s’est réinstallé et nous sommes tous ensemble, chacun, chacune, les dépositaires de cette histoire plus grande que nous, de ces femmes et ces hommes que je viens ici d’évoquer devant vous et qui ont eu le courage, au milieu du chaos, de restaurer l’autorité de l’État pour que revive la nation libre et indépendante ». La portée politique d’un tel discours est évidente : à deux jours du scrutin européen, tandis que la France est en proie à la montée de l’extrême-droite et alors qu’il a déjà en tête la « grenade » qu’il s’apprête à dégoupiller, Macron souhaite incarner la seule solution raisonnable à l’impasse des deux « extrêmes ». La commémoration de Bayeux lui en donne l’opportunité par la filiation républicaine qu’il peut établir entre lui et le Général. 

Comme toutes les cérémonies qui l’ont précédé depuis avril, l’hommage au général de Gaulle est un moyen pour Macron de se construire une identité politique à moindre frais, de s’inscrire dans la lignée des grandes figures républicaines de l’histoire et donc de rendre crédible sa posture de rempart face à l’extrême-droite.

Plus qu’un devoir mémoriel, cet événement est une véritable aubaine pour la stratégie de campagne du président. Comme toutes les cérémonies qui l’ont précédé depuis avril, l’hommage au général de Gaulle est un moyen pour Macron de se construire une identité politique à moindre frais, de s’inscrire dans la lignée des grandes figures républicaines de l’histoire et donc de rendre crédible sa posture de rempart face à l’extrême-droite. Dès lors, le chef de l’État devient, dans l’esprit de ses électeurs, principalement des retraités et des cadres aisés, le gardien des institutions et des valeurs républicaines ; solide, intègre et intransigeant face aux agitateurs de tous bords.     

L’utilisation politique de la mémoire n’est pas une chose nouvelle pour Emmanuel Macron. Depuis le début de son mandat, celui-ci a déjà procédé à quatre panthéonisations, et celle de Robert Badinter a été annoncée en février dernier. Tant le choix de la personnalité qui entre au « temple de la nation » que les modalités de la cérémonie répondent à des objectifs politiques précis. A la suite de Simone Veil et de Maurice Genevoix (respectivement panthéonisés en 2018 et en 2020), c’est Joséphine Baker qui y est inhumée en novembre 2021. Danseuse et chanteuse afro-américaine, naturalisée française en 1937 puis résistante sous l’Occupation ; le gouvernement ne pouvait trouver meilleur symbole pour redorer l’image du président, ternie par son autoritarisme. A la fin de l’année 2021, la répression aveugle des Gilets Jaunes et les mesures liberticides prises pendant la crise sanitaire sont encore dans tous les esprits. Dans ces circonstances, le vernis progressiste que confère la panthéonisation de Joséphine Baker au quinquennat Macron est tout à fait bienvenu, d’autant que l’échéance présidentielle approche.

La cérémonie, organisée le soir du 30 novembre, est une ode à l’universalisme, à l’humanisme et à la liberté. « Joséphine Baker ne défendait pas une couleur de peau, elle portait une certaine idée de l’homme, et militait pour la liberté de chacun. Sa cause était l’universalisme, l’unité du genre humain. » affirme le Président. Telle une nouvelle Marianne, elle donne chair à la devise républicaine tout en symbolisant l’anticolonialisme et le combat contre le racisme. L’hommage qui lui est rendu est donc stratégique pour le chef de l’État, qui tient à placer son mandat sous le signe de l’inclusion, de la diversité et de la fraternité, pour regagner du crédit auprès des électeurs de gauche. Certes, malgré cet élan progressiste, Macron rappelle aux étrangers aspirant à la citoyenneté française que « Joséphine Baker ne considère pas sa nouvelle nationalité comme un droit, mais avant tout comme un devoir, une conquête de chaque jour. » Or, s’il est évident que l’obtention de la nationalité suppose de respecter les lois françaises, on devine aisément dans les propos du Président une réprobation tacite à l’égard d’une partie de la population française d’origine étrangère qui, régulièrement accusée de communautarisme ou de séparatisme, serait indigne de sa nationalité. Le meilleur exemple en est la loi immigration adoptée en décembre dernier avec les voix du RN, qui durcit singulièrement les conditions de naturalisation et d’obtention de titre de séjour, et dont les débats ont largement tourné à la surenchère xénophobe.  Ainsi, à travers la panthéonisation de Joséphine Baker, Macron allie plus ou moins habilement les ambitions assimilatrices de la gauche institutionnelle aux inquiétudes sécuritaires de son électorat droitier.

Moins d’un mois après la promulgation d’une loi qui complique considérablement l’accès au statut de réfugié, le chef de l’État se sent en mesure de jouer les redresseurs de torts et de s’ériger en protecteur des exilés.

L’entrée des époux Missak et Mélinée Manouchian au Panthéon s’inscrit également dans la conjoncture politique de ce début d’année 2024. En ayant proposé, puis voté, la loi Darmanin, qui facilite les expulsions et durcit les conditions d’accueil des réfugiés, le camp macroniste s’est plus que jamais compromis avec l’extrême-droite, Marine Le Pen allant jusqu’à saluer une « victoire idéologique ». Injonction au « réarmement démographique », durcissement de la politique migratoire, demande d’une « pause » en matière de règles environnementales, instauration du SNU… Macron s’arrime de plus en plus aux thèmes chers au Rassemblement national, à tel point qu’il apparaît désormais aux yeux de nombreux citoyens comme le défenseur de la « vieille France ». Soucieux de préserver son électorat de centre-gauche, le Président donne à son discours une orientation plus radicale que celle de son hommage à Joséphine Baker. Aux louanges des étrangers qui ont fait la France s’ajoute la dénonciation de la IIIe République finissante et de ses manquements. « Pour servir ce drapeau, Missak Manouchian demande par deux fois à devenir Français. En vain, car la France avait oublié sa vocation d’asile aux persécutés. » Moins d’un mois après la promulgation d’une loi qui complique considérablement l’accès au statut de réfugié, le chef de l’État se sent en mesure de jouer les redresseurs de torts et de s’ériger en protecteur des exilés. Mais les bons sentiments et les grandes envolées lyriques sur « l’idéal communiste » cachent mal la tolérance de l’exécutif envers l’extrême-droite.

Pétain, colonisation, esclavage : le « en même temps » mémoriel de la macronie 

« Vichy a protégé les juifs français et donné les juifs étrangers » soutient sans trembler Éric Zemmour, interrogé à l’antenne de Cnews le 26 septembre 2021. Deux mois plus tard, comme en réponse aux propos du candidat Reconquête, Emmanuel Macron se rend à Vichy en compagnie du couple Klarsfeld, où il honore la mémoire des juifs raflés au Vélodrome d’Hiver et des quatre-vingt parlementaires ayant refusé de voter les pleins pouvoirs à Pétain. L’été suivant, à l’occasion des 80 ans de cette rafle, il reconnaît pleinement la responsabilité de l’État et de l’administration française dans la déportation des juifs. Prenant la parole dans l’ancienne gare de Pithiviers, le président réaffirme que « l’État français manqua de manière délibérée à tous les devoirs de la patrie, des Lumières et des droits de l’homme. » En conclusion, il avertit contre le révisionnisme et la falsification de l’histoire. Nul doute que se trouvent ciblés en priorité Éric Zemmour et ses partisans. 

Mais alors qu’il se montre intransigeant face à la négation du rôle de Vichy dans la destruction des juifs d’Europe, Macron semble nourrir une certaine sympathie, du moins de la déférence, à l’égard du Maréchal. Alors que l’opinion publique avait été outrée par la possibilité d’un hommage à Philippe Pétain, le président l’avait estimé « légitime » dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre. « Le maréchal Pétain a été pendant la Première Guerre mondiale un grand soldat, c’est une réalité de notre pays, c’est aussi ce qui fait que la vie politique, comme l’humaine nature, sont parfois plus complexes que ce qu’on pourrait croire, on peut avoir été un grand soldat et avoir conduit à des choix funestes durant la Deuxième [Guerre mondiale] » s’était-il justifié avant d’ajouter « je ne fais aucun raccourci, mais je n’occulte aucune page de l’Histoire. » Il faudrait donc faire la part des choses ; célébrer le « grand soldat » tout en se contentant de regretter ses « choix funestes », chérir le héros national tout en déplorant ses errements de vieillard. La formule est pour le moins maladroite, mais elle est symptomatique, chez Emmanuel Macron, d’un souci de réconciliation mémorielle cohérent avec l’image qu’il souhaite renvoyer depuis 2017. Ni de droite, ni de gauche, homme de la nouveauté et du changement, le candidat des médias représentait, en somme, une troisième voie, un dépassement des positionnements politiques traditionnels.

Cette posture du « ni l’un ni l’autre » est rapidement devenue un « en même temps » généralisé qui ne satisfait au final à peu personne et sème le doute sur les intentions réelles du Président. Cette insatisfaction est manifeste concernant les relations entre la France et ses anciennes colonies. Durant sa première campagne présidentielle, Emmanuel Macron avait fortement mis en avant sa volonté de réconcilier ces rapports. Lors d’un déplacement en Algérie en février 2017, il avait notamment qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». En visite à Ouagadougou le 28 novembre 2017, le chef de l’État fraîchement élu transpose sa maxime de campagne en déclarant reconnaître « les crimes de la colonisation européenne » comme étant une « partie de notre histoire » et en annonçant l’ouverture « [d’] une nouvelle page de la relation entre la France et l’Afrique ». Si quelques initiatives en ce sens ont eu lieu – reconnaissance de la persécution des harkis, création de la commission Stora sur la colonisation et la guerre d’Algérie, restitution d’objets d’art africains – les rapports néocoloniaux, tant en matière économique que militaire, sont restés quasi-identiques. En 2021 puis en 2023, le chef de l’État est même revenu sur ses propos, estimant ne pas avoir à demander pardon et refusant catégoriquement de s’adonner à la « honte de soi et à la repentance ». Certes plus modérés, ces propos ne sont pas sans rappeler ceux d’un François Fillon ou d’une Marine Le Pen.

La stratégie de Macron qui consiste à ménager la chèvre et le choux pour dépasser les clivages, loin de les abolir, ne fait que légitimer les réappropriations nationalistes de l’histoire.

Alors que l’extrême-droite remet au goût du jour la thèse du glaive et du bouclier et voue un culte aux « héros nationaux », la stratégie de Macron qui consiste à ménager la chèvre et le choux pour dépasser les clivages, loin de les abolir, ne fait que légitimer les réappropriations nationalistes de l’histoire. La célébration du bicentenaire de la mort de Napoléon en est un bon exemple : après avoir déposé une gerbe sur la tombe de l’Empereur, le président de la République prend la parole. S’il dénonce ses « fautes », comme le rétablissement de l’esclavage, il insiste également sur le fait que « Napoléon Bonaparte est une part de nous ». A travers son discours, Macron s’en prend à demi-mots au déboulonnage des statues en réaffirmant sa « volonté de ne rien céder à ceux qui entendent effacer le passé au motif qu’il ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du présent. » Faire le tri et garder le meilleur de l’Empereur, en ce qu’il est incontestablement une grande figure de l’histoire de France ; voilà, en substance, le message que fait passer Emmanuel Macron ce 5 mai 2021. Se refusant à « juger le passé avec les lois du présent », le Président se pense certainement impartial, mais il redonne en réalité une place au roman national, si cher à la droite jusque dans ses franges les plus radicales. Il lui offre, en tout cas, un espace pour s’implanter et apparaître comme la compréhension la plus sage et la plus respectable de l’histoire, par opposition aux discours de gauche qui culpabiliseraient les Français et traineraient dans la boue les hommes illustres du passé. Ainsi, si Emmanuel Macron ne rechigne pas à admettre les torts et les responsabilités de l’État français lorsque celui-ci est en cause, ses prises de positions résonnent souvent, et de plus en plus, avec celles des hommes politiques et intellectuels de droite et d’extrême-droite, notamment par son refus de la repentance

Le Rassemblement national fait son entrée dans l’arc républicain

L’ambiguïté mémorielle a certainement contribué à la banalisation du Rassemblement national dans l’opinion publique, mais son action a été renforcée par une complaisance croissante de l’exécutif à l’égard de l’extrême-droite. Le conseiller « mémoire » du président, Bruno Roger-Petit, en est l’émanation paroxystique. Bien qu’il ait été mis en cause pour son rôle dans la récente dissolution de l’Assemblée, son influence dépasse de loin la basse cuisine des coups de poker présidentiels. D’abord porte-parole du gouvernement, il occupe des fonctions mémorielles à partir de l’été 2018 et propose d’emblée la panthéonisation de Charles Péguy, figure ambivalente du socialisme qui termine sa vie dans le rejet de la modernité, de l’anticléricalisme et du pacifisme. Il ne s’arrête pas en si bon chemin et persévère dans ses propositions controversées. D’après les révélations d’Ariane Chemin et d’Olivier Faye dans Le Monde, Bruno Roger-Petit aurait mûri le projet, en 2019, de rapatrier le corps du général Gudin – mort dans les campagnes napoléoniennes de Russie – et de lui rendre hommage aux Invalides en présence de Vladimir Poutine. Un moyen, pense-t-il, de rallier une partie de l’électorat de droite et d’extrême-droite. 

Plus encore, le conseiller du président fréquente régulièrement les personnalités réactionnaires les plus en vogue. De Robert Ménard à Pascal Praud, en passant par Marion Maréchal, on ne compte plus le nombre de ces politiques et éditorialistes d’extrême-droite invités à dîner par Bruno Roger-Petit. Comment s’étonner, ensuite, que le Rassemblement national, et a fortiori son président, Jordan Bardella, soit devenu l’ennemi favori du camp présidentiel dans les dernières élections européennes ? Comment s’étonner de la reprise par Emmanuel Macron des termes de l’extrême-droite, qu’on pense à « l’ensauvagement » ou à la « décivilisation » ? Dans la vie politique quotidienne comme dans les événements mémoriels, la gauche est marginalisée tandis que le parti de Jordan Bardella prend les atours de l’adversaire respectable et républicain. A l’occasion de la panthéonisation des époux Manouchian, alors que le dernier camarade de Missak, Léon Landini, n’était finalement invité qu’à la dernière minute grâce à l’intervention du média indépendant Blast, tandis que Marine Le Pen avait reçu de longue date son carton d’invitation pour venir honorer la mémoire de deux résistants, pourchassés puis liquidés par ses ancêtres politiques. 

Dans la vie politique quotidienne comme dans les événements mémoriels, la gauche est marginalisée tandis que le parti de Jordan Bardella prend les atours de l’adversaire respectable et républicain.

Féroce contre les mouvements sociaux et intransigeant face à la gauche, Macron a essayé de regagner son capital progressiste par la panthéonisation des Manouchian ou de Joséphine Baker. Mais en parallèle, le président et ses alliés ne cessent de légitimer la présence de l’extrême-droite dans l’espace public. Ainsi, l’automne dernier, quelques députés Renaissance et la présidente de l’Assemblée Nationale ont participé à une marche contre l’antisémitisme où défilait également des membres du Rassemblement national ; parti qui a récemment investi dans le Morbihan un candidat ayant tenu des propos très peu défendables à l’égard victimes de la Shoah. A cet égard, la politique mémorielle d’Emmanuel Macron est finalement un bon résumé de son bilan politique. D’une part, en brouillant tous les repères mémoriels dans un grand fourre-tout, le Président a saboté la construction d’un récit historique centré sur les valeurs des Lumières et de la Résistance, affaiblissant ainsi les idées portées par la gauche en les dénaturant. D’autre part, en réhabilitant des figures très controversées comme le maréchal Pétain, il rend service à la droite la plus extrême, qui trouve là un relais efficace. Au vu d’un tel résultat, le Rassemblement national devrait bien trouver un poste pour recaser Bruno Roger-Petit.


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Tri social des élèves et abandon des profs : le programme commun de Macron et du RN pour l’école

© Quentin Gibert pour LVSL

Alors que l’Education nationale s’effondre, le Rassemblement National promet un « redressement » de ce service public en reprenant les mêmes recettes que le camp présidentiel. Généralisation du tri social dès le plus jeune âge, obsession pour les sanctions, destruction du collège unique, enseignement privé florissant hors de tout contrôle… Les deux partis ont pratiquement un programme commun sur la question, dont l’enjeu des moyens accordés aux enseignants est quasi-absent. A l’inverse, le Front populaire entend lancer un choc de moyens pour l’éducation dès son arrivée au pouvoir, avec le double objectif d’une école vraiment gratuite et beaucoup plus égalitaire.

« Mère de nos batailles », l’école française devait constituer une « priorité absolue » du gouvernement de Gabriel Attal, selon les mots du Premier ministre lors de sa nomination à Matignon. Après le passage éclair d’Amélie Oudéa-Castéra à la tête du ministère, le bilan en la matière est si mauvais que le camp présidentiel se refuse à l’aborder durant la campagne. La perception des Français sur ce service public consubstantiel à l’idéal républicain est en effet très négative : à la rentrée 2023, à peine 33 % des Français considéraient que le collège fonctionne bien, 35 % pour le lycée et 60 % pour le primaire. Pas de quoi enthousiasmer les électeurs pour les prochaines législatives.

Une école de plus en plus dysfonctionnelle et inégalitaire

Contrairement aux propos lénifiants des macronistes sur le « manque de pédagogie » autour de réformes qui seraient incomprises, il ne s’agit pas juste d’un avis subjectif : de nombreux indicateurs prouvent que l’état de l’Education nationale s’est dégradé ces sept dernières années, notamment du fait des réformes conduite par Jean-Michel Blanquer (ministre de l’Education nationale de 2017 à 2022, ndlr). Tout d’abord, le bilan général du niveau des élèves français n’a pas augmenté. Selon la Depp (Direction de l’Évaluation de la Prospective et de la Performance, ndlr) le dédoublement des classes de CP et CE1 – qui figure également dans le programme du Rassemblement National -, n’a eu aucun effet sur les zones d’éducation prioritaire par rapport aux autres écoles hors éducation prioritaire. Sur les programmes de mathématiques, les élèves français décrochent : du CM2 à la 3ème, les résultats sont en baisse. 

En matière budgétaire, les dépenses du ministère sont certes en hausse, mais la dépense intérieure d’éducation restait en 2021 plus faible d’un point de PIB – soit 25 milliards d’euros – que pour la génération des années 1990. En outre, comme l’a illustré l’affaire Oudéa-Castéra, l’enseignement privé est particulièrement privilégié par rapport au public. Financé à 75 % par l’argent public, le privé est en outre peu contrôlé : un rapport de l’Assemblée nationale rappelle ainsi que les établissements privés sont en moyenne contrôlés tous les 1500 ans ! Comme dans bien d’autres domaines, la Macronie n’aura donc fait qu’accentuer les inégalités, alors même que l’école est un pilier central de la citoyenneté depuis les grandes lois de la Troisième République.

La mise en concurrence généralisée des élèves a d’ailleurs été une obsession des macronistes en matière éducative depuis 2017. La réforme du baccalauréat de Jean-Michel Blanquer, avec notamment la suppression des filières du bac général, a ainsi creusé les différences entre établissements. Combinée à l’instauration de Parcoursup, ces changements ont abouti à un véritable tri social des élèves en fonction du lycée où ils ont étudié. La même logique est en train d’être mise en œuvre au collège, avec l’obligation d’obtention du brevet pour accéder au lycée dès 2025. La mesure figure également dans le programme du Rassemblement national, qui prévoit en plus un examen pour l’entrée en sixième

Tri social généralisé

En triant les élèves tout au long de leur scolarité, la concurrence entre différents enseignements – général et technologique pour les meilleurs, professionnel ou apprentissage pour les moins bons – ne fera que s’accentuer. L’enseignement professionnel reste en effet une filière particulièrement dévalorisée aux moyens insuffisants. Alors même qu’il pourrait correspondre aux souhaits et aux besoins de nombreux élèves, il est pour l’instant une « voie de garage » vers laquelle sont envoyés par défaut les jeunes ayant les moins bons résultats. Une logique dans laquelle le Rassemblement National entend persister : reçu par le MEDEF avec Eric Ciotti, Jordan Bardella a ainsi indiqué vouloir « orienter plus tôt, plus vite les élèves vers des filières professionnelles » le 20 juin.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous.

Renaissance et le Rassemblement National s’accordent également sur la volonté de mettre fin au collège unique. Hérité du ministre de l’Éducation nationale René Haby en 1975, ce modèle prévoit, dans un souci d’égalité des chances, un enseignement égal et homogène pour tous. Mais les programmes de la droite attachent une importance nette à la notion de mérite, ignorant sciemment que celui-ci est largement lié au milieu social d’origine. Roger Chudeau, le spécialiste éducation du RN et ancien conseiller de François Fillon, veut ainsi instaurer un « collège modulaire » et très fortement restreindre les dispositifs REP (réseaux d’éducation prioritaire, ndlr), qui accorde des moyens supplémentaires aux établissements situés dans des quartiers défavorisés. Du côté du parti présidentiel, le même objectif de séparation des élèves sera instauré à travers la création de groupes de niveau pour les élèves de 6ème et 5ème dès la rentrée 2024. Contre l’avis quasi-unanime des professeurs, des parents d’élèves et des chercheurs spécialistes de l’éducation, le gouvernement persiste. Faute de suffisamment de professeurs, les groupes seront trop chargés, les horaires prolongés, et la séparation des élèves accentuera les stigmatisations et les écarts de niveaux.

Cette stigmatisation des élèves les plus en difficulté irrigue d’ailleurs d’autres propositions de l’actuel gouvernement et de l’extrême-droite. Le RN propose ainsi la mise en place de sanctions financières contre les familles d’élèves trop absents – suspension des allocations familiales et des bourses scolaires – et des sanctions contre les encadrants des établissements qui ne ferait pas appliquer des « sanctions plancher » aux élèves perturbateurs. La majorité sortante a repris la même rhétorique depuis les émeutes de l’été 2023, en annonçant étudier des amendes pour manque d’assiduité – une mesure qui n’a aucun effet sur l’absentéisme lorsqu’elle fut appliquée entre 2011 et 2013 – et à travers la création de « stages de rupture » dans des internats pour les élèves « perturbateurs ». Dans un cas comme dans l’autre, l’effet de la classe sociale et des inégalités sur les comportements et résultats des élèves n’est jamais pris en compte.

Les enfants handicapés, dont le nombre a plus que triplé suite à la réforme instaurant « l’école inclusive » en 2005, sont eux aussi largement délaissés par le RN et Renaissance. Le premier n’aborde tout simplement pas leur situation dans son programme alors que plus de 400.000 jeunes sont concernés. Quant au parti présidentiel, il a continuellement rechigné à offrir de meilleures conditions de travail et rémunérations aux AESH qui aident ces élèves et s’est un temps déchargé sur les collectivités territoriales en ce qui concerne le paiement de leurs heures de travail sur la pause méridienne. Avec le RN comme avec Macron, les élèves en situation de handicap continueront donc de subir une éducation incomplète et de changer régulièrement d’AESH, tandis que ces derniers seront toujours déconsidérés.

Salaires et recrutements insuffisants

Ce refus d’accorder des moyens suffisants à l’éducation est d’ailleurs une politique globale partagée tant par l’extrême-droite que les macronistes. Lors de la campagne présidentielle 2022, le RN proposait d’augmenter les salaires des professeurs de 15% sur cinq ans, Macron l’a fait dans une moindre mesure, à travers une hausse de 10 % via différents leviers en 2023. Mais cette augmentation n’a pas couvert les pertes dues à l’inflation et au gel du point d’indice des années précédentes. Malgré ce léger rattrapage, le salaire des enseignants français reste ainsi inférieur à la moyenne de l’OCDE, particulièrement en milieu de carrière (15 % d’écart selon un rapport du Sénat). Par ailleurs, les effets de ces dernières augmentations n’ont pas eu le résultat recherché : le taux de démission des professeurs est toujours en hausse, particulièrement chez les enseignants stagiaires. Même si ce taux reste en dessous de 1%, il constitue un signal d’alarme sur la tendance. Autre alerte : le nombre de candidats aux concours de l’enseignement est en chute libre dans toutes les catégories : en quinze ans, leur nombre a baissé de plus de 30 % pour les concours du second degré (collège et lycée, ndlr) ! Des difficultés de recrutement qui ont abouti au recours aux job datings de dernière minute juste avant la rentrée.

Le manque d’enseignants ne semble pourtant inquiéter ni le RN, ni le camp présidentiel. Aucun des deux programmes ne propose en effet d’augmenter l’embauche des équipes d’encadrement des élèves. Pire : depuis les coupes budgétaires annoncées par surprise en février, le ministère de l’Éducation nationale prévoit de supprimer quelque 11.000 postes, dont 6.400 d’enseignants ! Outre les économies, le gouvernement s’appuie sur une baisse de la natalité depuis les années 2000 – qui fait mécaniquement baisser le nombre d’élèves – pour justifier sa décision. Alors que la France a déjà les classes les plus surchargées d’Europe (25,6 élèves par classe en moyenne dans le secondaire et 22,1 dans le primaire), il aurait pourtant été opportun de profiter des évolutions démographiques pour réduire le nombre d’élèves par classe afin d’assurer des meilleures conditions d’enseignement.

Le RN et Renaissance cherchent à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs.

Face aux difficultés grandissantes de recrutement, illustrées par le recours aux job datings juste avant la rentrée, Emmanuel Macron a annoncé une nouvelle réforme du recrutement des enseignants. Censée entrer en vigueur à partir de 2025, celle-ci prévoit d’abaisser le niveau de formation des professeurs de Bac+5 à Bac+3. Les nouvelles recrues poursuivront leur entrée dans le monde du professorat en devenant élèves fonctionnaires, pour deux ans, dans un « master professionnalisant ». Sous prétexte de pluridisciplinarité, les futures professeurs verraient leur spécialité disparaître au profit d’une formation généraliste au « cahier des charges » imposé, s’inquiète le syndicat Fnec FP FO. Cette nouvelle réforme ressemble également au programme de Marine Le Pen en 2022. Celui-ci prévoit notamment de supprimer les INSPE (Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) pour former les professeurs directement « sur le tas » auprès de leurs « pairs expérimentés ». Les deux partis cherchent ainsi à augmenter la main d’œuvre éducative en baissant les niveaux d’expertise des professeurs, une sorte de taylorisation de l’Éducation nationale, au détriment des travailleurs et des élèves.

Pour le Front populaire, priorité à l’égalité et au choc de moyens

En opposition frontale au projet du RN et d’Emmanuel Macron, le Nouveau Front Populaire promet au contraire un renforcement significatif des moyens alloués à l’éducation et des mesures fortes pour renforcer l’égalité entre les élèves. L’abrogation des réformes d’Emmanuel Macron, largement partagées par le RN, sera la première priorité. Parcoursup et le « choc des savoirs » instaurant les groupes de niveaux seront ainsi supprimés. Un vaste choc de moyens est également prévu, comprenant des revalorisations de salaires, une titularisation des AESH, la création d’un service public d’accompagnement du handicap et des embauches. Différentes mesures qui doivent permettre d’améliorer les conditions d’enseignement et de baisser le nombre d’élèves par classe à 19, objectif que se donne l’alliance de gauche pour sa « grande loi éducation ».

Deux choix sont proposés aux électeurs. Celui du RN et de Renaissance, autour de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Et celui du Front Populaire, qui vise une plus grande égalité entre élèves et une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine.

Au-delà de ces réformes, le Front Populaire attache aussi une grande importance à l’égalité des chances entre les élèves, en contrôlant plus fortement l’enseignement privé, dont les dotations seraient modulées en fonction du respect ou non d’objectifs de mixité sociale. Par ailleurs, il prévoit aussi de rendre l’école véritablement gratuite dès les 15 premiers jours au pouvoir s’il remporte les élections : cantine scolaire, fournitures, transports et activités périscolaires seraient entièrement pris en charge, afin de ne plus exclure les enfants dont les parents n’ont pas de moyens suffisants pour ces différentes dépenses. Ce faisant, il reprend ici la demande de très nombreux parents d’élèves et de syndicats, qui n’ont cessé d’alerter sur ces besoins d’urgence pour renforcer le service public. 

Bien que trois blocs se distinguent dans l’arène politique, seuls deux choix en matière d’éducation sont proposés aux électeurs : celui de l’extrême-droite et du camp présidentiel, ou celui du Front Populaire. Le premier est celui de la séparation des classes sociales et de la course au mérite dans un monde toujours plus inégalitaire, où le service public de l’éducation est délaissé au profit du privé. Le second est celui d’une plus grande égalité entre les élèves et d’une liberté de choix de leur avenir quel que soit leur milieu social d’origine. Finalement, ce clivage revient aussi à poser la question de la finalité de l’école : doit-elle avant tout former au monde de l’entreprise et servir la reproduction sociale ou doit-elle aussi viser l’ouverture d’esprit ? Ce débat est aussi vieux que le ministère lui-même et n’a jamais été véritablement tranché : de Condorcet et Victor Hugo à nos jours, l’instruction et l’éducation sont deux choses différentes. L’Éducation évoque le domaine des valeurs, tandis qu’instruire évoque la transmission des connaissances. Comme l’indiquait Jean-Paul Rabaut Saint-Etienne, député du Tiers-État en 1789 : « L’instruction publique éclaire et exerce les esprits, l’éducation forme les cœurs ».


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Dématérialiser pour mieux régner : l’algorithmisation du contrôle CAF

Depuis près de quinze ans, la CAF emploie un algorithme pour contrôler ses allocataires. Croisant les données des administrations, il assigne à chaque allocataire un score de risque de « fraude ». Plus le score de risque est élevé, plus il est probable que la personne soit contrôlée. Des associations comme Changer de Cap et la Quadrature du Net ont documenté la manière dont ces pratiques pénalisent les plus précaires. Elles dénoncent des suspensions automatiques des droits, des contrôles à répétition, le manque de transparence autour de décisions prises et le manque de voies de recours. De quelle politique sociale cet algorithme est-il le nom ? Entre réduction des dépenses, criminalisation de la pauvreté et contrôle de la fraude, il met en lumière la face autoritaire et austéritaire du système contemporain de protection sociale.

Rencontre organisée par le Mouton Numérique avec Bernadette Nantois, fondatrice de l’association APICED, qui œuvre pour l’accès aux droits des travailleurs immigrés ; Vincent Dubois, professeur de sociologie et de science politique à Sciences Po Strasbourg et auteur de Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre (Raisons d’Agir, 2021) et les membres de La Quadrature du Net, association de défense des libertés en ligne. Transcrit par Dany Meyniel et édité par MBB.

Mouton Numérique – Depuis les années 1990, la branche « famille » de la Sécurité sociale a mis en place une politique de contrôle. En 2022, le collectif Stop Contrôles et Changer de Cap ont commencé à alerter sur la mise en place d’algorithmes de contrôle à la CNAF et sur leurs impacts : suspensions préventives des allocations, manque de justification de ces décisions, impossibilité de faire recours… Derrière ces pratiques, un algorithme de notation des personnes allocataires. Comment fonctionne-t-il ? A quoi est-il destiné ?

Noémie Levain (La Quadrature du Net) – À la Quadrature, on a commencé à travailler sur le sujet des algorithmes de contrôle à la CAF en rencontrant le collectif « Stop Contrôles ». On est une association qui se bat pour les libertés numériques et principalement contre la surveillance : d’abord la surveillance privée des GAFAM, la surveillance d’État et le renseignement, enfin la surveillance dans l’espace public et les outils de surveillance policiers installés dans les villes de France. La question de la dématérialisation et des algorithmes publics est arrivée par un cas de dématérialisation chez Pôle emploi où un demandeur d’emploi s’était fait radier parce qu’il faisait des demandes d’emploi en format papier plutôt qu’en ligne. On a fait un article dessus, ce qui nous a amené à rencontrer le collectif « Stop Contrôles » qui regroupe des syndicats et des associations et à lire le livre de Vincent Dubois sur l’histoire du contrôle à la CAF.

On sait que grâce à la dématérialisation des dix dernières années, la CAF dispose de profils très fins des allocataires. Elle dispose des données collectées par les services sociaux, partagées et interconnectées avec d’autres nombreux services. La volonté politique affichée au moment de développement de l’algorithme était de lutter contre la fraude à la CAF, en définissant un profil-type de « fraudeur » social et en le comparant à chaque allocataire. Ce profil type est constitué de plusieurs variables, qui correspondent à des caractéristiques, qui permettent d’établir pour chaque personne allocataire un score de risque qui va de zéro à un.

Plus la personne est proche du profil type, plus le score de risque est élevé ; et plus le score est élevé plus cette personne a une probabilité de subir un contrôle. Parmi ces critères, figurent par exemple le fait d’être un parent seul ou d’être né en dehors de l’UE. Pour mieux comprendre le fonctionnement et les critères de l’algorithme, on a fait des demandes d’accès à des documents administratifs auprès de la CNAF. [Voir le détail du fonctionnement de l’algorithme et la liste des critères pris en compte dans l’enquête de la Quadrature, n.d.r.].

Alex (LQDN) – Au tout début, autour de 2010, l’algorithme a été créé pour lutter contre la fraude mais il ne marchait pas trop bien : la fraude implique un élément intentionnel et c’est donc très compliqué, malgré toutes les données, de qualifier un élément intentionnel à partir de données socio-démographiques, professionnelles ou familiales. Par contre, l’algorithme détecte très bien les indus, les trop-perçus liés aux erreurs de déclaration des allocataires. La CAF a donc ré-entrainé son algorithme pour viser le trop-perçu. Et ça, ça a bien marché.

Sauf que dans leur discours, la CAF a continué de parler de son algorithme comme un algorithme de lutte contre la fraude. Ils ont même été interviewés à l’Assemblée Nationale, par la Délégation Nationale de lutte contre la fraude, une sorte de pseudo institution créée par Sarkozy pour chapeauter la lutte contre la fraude en France et qui œuvre au transfert de « bonnes pratiques » entre administrations. Ils mettaient toujours la CAF en avant et la CAF, à ce moment-là, parlait de son algorithme comme un algorithme contre la fraude alors même qu’elle savait que c’était la lutte contre les trop-perçus. Pendant dix ans elle a joué un jeu un peu flou et aujourd’hui où on lui dit : « vous notez les gens selon leur potentialité d’être fraudeur(se)s », elle se rend compte que ce n’est pas bon et fait un rétropédalage et dit : « non, nous on a un truc qui détecte les erreurs ».

En creusant le sujet de la CAF on s’est rendu compte que ce type de pratiques sont présentes à l’Assurance Maladie et à l’Assurance Vieillesse. En ce qui concerne Pôle emploi, ils ont des projets pour organiser les contrôles des chômeurs et chômeuses par du profilage. Les impôts font la même chose. C’est le même principe que la surveillance automatisée dans l’espace public que nous constatons dans Technopolice : on va confier à un algorithme la tâche de repérer un profil type avec des critères et des paramètres préétablis, qui vont être la source d’une interpellation ou d’une action policière. Chaque institution a son profil type de profils à risque : dans la rue on a des profils type de comportements suspects ; la DGSI flague les suspects en surveillant l’intégralité des flux internet ; la Sécurité Sociale a ses fraudeurs. On assiste à une multiplication des scores de risques dans les administrations dans l’opacité la plus totale. Mais elle a des implications très concrètes et très violentes pour les usagèr.es.

M.N. – Comment ces techniques de data mining ont-elles été développées dans l’action sociale ?

Vincent Dubois – En ce qui concerne la constitution des modèles et leurs données, la CNAF diligente périodiquement des enquêtes grandeur nature avec des échantillons extrêmement importants. Au début du datamining, c’était cinq mille dossiers d’allocataires sélectionnés de façon aléatoire qui ont fait l’objet de contrôle sur place, d’enquêtes très approfondies. L’idée était donc d’identifier, sur ce grand nombre de dossiers, les dossiers frauduleux.

À partir du moment où on a identifié les dossiers frauduleux et des dossiers avec des erreurs et des possibilités d’indus, on s’est intéressé aux caractéristiques qui spécifiaient ces dossiers par rapport aux autres. C’est là qu’intervient la technique de datamining qui est une technique de statistique prédictive qui modélise, calcule les corrélations entre les caractéristiques propres à ces dossiers « à problème » de façon à construire des modèles qui ensuite vont être appliqués à l’ensembles des dossiers. Une fois ces modèles réalisés, l’ensemble des dossiers des allocataires sont chaque mois passés de façon automatisée sous les fourches caudines de ce traitement statistique et là effectivement on détermine ce que l’institution appelle un « score de risque ».

Les Caisses locales reçoivent les listings avec les scores de risque et décident de lancer des contrôles sur pièces, sur place et les dossiers les plus fortement scorés font systématiquement l’objet de contrôles et ensuite on descend dans la liste en fonction du nombre de dossiers concernés et rapportés aux moyens humains déployés. Donc si on veut être précis, ce n’est pas en tant que tel un outil de contrôle, c’est un outil de détection des risques de survenance d’une erreur qui sert au déclenchement d’un contrôle.

M.N. – Si l’algorithme a été généralisé autour des années 2010, il s’inscrit dans un politique de contrôle de longue date, laquelle est-elle ?

Vincent Dubois – La longue histoire politique du contrôle commence autour de 1995, quand Alain Juppé commandite le premier rapport parlementaire et lance le premier plan de ce qui va devenir le plan de lutte contre la fraude. C’était tout de suite après l’élection de Chirac, dont la campagne avait été consacrée à la fameuse fracture sociale, plus ou moins oubliée par la suite, et à des réductions d’impôts qui n’ont pas eu lieu. Il y a alors une ambition très politique, c’est assez explicitement pour donner le change que Juppé met en avant la « bonne dépense » de l’argent public plutôt que de chiffrer le montant de la fraude dont on n’a à l’époque aucune idée.

La Cour des comptes, l’ensemble des organismes soutenaient d’ailleurs que c’était impossible à chiffrer. La politique ne sera donc pas fondée sur une évaluation a priori ni de l’importance de la fraude ni de l’augmentation de la fraude. C’est très politique, même si le sens peu changer dans le temps. Ce qu’il se passe autour de 2007, c’est que la dimension morale intervient. On ne fait pas seulement rogner sur la protection sociale : autour de 2007, le grand projet de société proposé par Sarkozy – je personnalise mais Sarkozy n’est pas le seul – c’est le travail, la valeur travail. Tous les sociologues savent que pour qu’une norme existe il faut aussi identifier son contraire. Le contraire de la valeur travail c’est l’assistanat, et le comble de l’assistanat c’est l’abus des prestations sociales. Mon hypothèse est que si à l’époque de Sarkozy on a autant mis l’accent là-dessus, c’est que c’était un moyen de, par contraste, de promouvoir ce qui était au cœur du projet de société sarkozyste.

À la Caisse Nationale des Allocations Familiales, il y a trois formes essentielles de contrôle.Je vais les détailler pour permettre de comprendre la place qu’occupe effectivement le datamining. La première, c’est le contrôle automatisé par échange de données entre administrations. Lorsque les allocataires déclarent leurs ressources à la CAF, on les croise avec celles déclarées à l’administration fiscale ; si ça ne correspond pas, cela débouche sur une suspicion de fausse déclaration ou d’erreur de déclaration. La pratique s’est développée grâce à l’autorisation de l’usage du NIR[Numéro d’Inscription au Répertoire, n.d.r.], le numéro de sécurité sociale.

Pour la petite histoire, la licitation de l’usage du NIR pour ce genre de pratiques, auparavant interdites, est le produit dans les années 90 d’un amendement déposé par un député, ancien maire ex-communiste de Montreuil, qui l’avait déposé pour la lutte contre la fraude fiscale1. Depuis 1995-1996, les échanges de données se sont démultipliés par petites touches successives, de convention bilatérale en convention bilatérale entre la CNAF et les Impôts, la CNAF et Pôle emploi, la CNAF et les rectorats pour l’inscription des enfants dans les établissements scolaires, les autres caisses nationales de sécurité sociale, etc. Cette complexité est bien faite pour empêcher toute visibilité publique du développement de ces échanges.

Celles et ceux qui s’intéressent à ce sujet connaissent l’historique classique de la loi informatique et libertés et le fichier Safari, un grand projet de concentration des données personnelles détenues par les administrations de l’État. Au milieu des années 1970, il a induit un grand débat donnant lieu à la Loi Informatique et Libertés et la création de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés) pour encadrer, réguler et vérifier les usages du numérique dans les administrations. Avec le croisement de données grâce au NIR il n’y a pas eu de débat, parce que ce sont des mesures techniques qui ont eu lieu institution par institution. Résultat : une prolifération de techniques et un volume de données personnelles détenues par les administrations sans commune mesure avec le projet Safari.

Le deuxième volet du contrôle, avec son outil le plus classique, c’est ce qu’on appelle le contrôle sur pièces : l’appel de documents complémentaires ou de justificatifs lancé par les techniciens conseil dans les CAF qui demandent de leur envoyer une fiche de paye, un certificat de scolarité ou autres. Le troisième outil est le contrôle sur place. Des contrôleurs assermentés et mandatés pour aller vérifier sur place les situations des personnes avec toute une série de techniques qui se pensent comme quasi policières avec d’ailleurs des prérogatives qui sont plus importantes que celle d’un officier de police judiciaire qui n’agit que sur commission rogatoire et qui ne peut pas rentrer dans le domicile des personnes alors que les contrôleurs de la CAF le peuvent. Ça prend souvent la forme d’une enquête de voisinage, une visite au domicile avec un interrogatoire qui a changé un petit peu de forme et puis de statuts durant ces dernières années entre autres sous l’effet du datamining.

Ces trois outils sont inégalement appliqués en fonction des caractéristiques sociales des allocataires. Schématiquement, une personne allocataire ou une famille qui ne perçoit que les allocations familiales et/ou un peu d’allocation logement, qui a un foyer stable, un emploi stable etc., n’est contrôlée que de façon distante et invisible, par des échanges de données informatisées. Les appels sur pièces sont un peu plus ciblés sur des cas un peu plus difficiles et les contrôles sur place, les plus intrusifs sont quasiment exclusivement réservés aux dossiers les plus complexes, qui sont en fait les dossiers des allocataires aux situations les plus précaires. Il y a une différenciation sociale dans la manière d’être contrôlé et dans l’exposition aux sanctions.

M.N. – En quoi consiste cette différenciation sociale du contrôle et de l’exposition aux sanctions ? Et en fonction de quelles catégories socio-démographiques ou prestations le contrôle à la CNAF va-t-il varier ?

Vincent Dubois – En règle générale, on peut dire que datamining intensifie la différenciation sociale du contrôle déjà à l’œuvre avec les techniques antérieures. La politique de contrôle de la CNAF a été formalisée au milieu des années 90, de manière de plus en plus rationalisée avec des objectifs contractuellement définis dans les Conventions d’Objectifs et de Gestion (les COG, qui lient contractuellement les branches de la Sécu et l’État2) avec une batterie d’indicateurs : indicateurs de performance, de réalisation, d’intéressement, indicateurs de risque, indice de risque résiduel, etc.

C’est là qu’a été établi un plan annuel de contrôles avec des objectifs chiffrés : « objectif fraude », « objectif fraude arrangée », etc. Le déclenchement des contrôles sur pièces et sur place reposait précisément sur ces cibles. Avant cette politique, les cadres de la CNAF proposaient des cibles de contrôle sur la base des résultats des politiques antérieures. Tout ça a disparu au profit du datamining qui est une déduction ex-post des types de dossiers susceptibles d’erreurs et donc objets de contrôle. C’est important, parce que ça permet à l’institution de se dédouaner complètement de ses choix. Ça lui permet de soutenir que personne ne décide de surcontrôler les bénéficiaires du RSA, que c’est juste le calcul algorithmique qui établit que le niveau de risque est plus important pour les bénéficiaires du RSA. « C’est la machine qui le dit. »

La technique de data mining a, de fait, un effet discriminatoire et conduit à surcontrôler les plus précaires. Plus les situations sont précaires, plus les personnes qui les vivent sont éligibles à des prestations dont les critères sont extrêmement complexes et nombreux. Pour le RSA par exemple, il y a énormément de critères pris en compte et une déclaration trimestrielle à remplir. De façon mécanique, plus il y a de critères et plus il y a d’échéances, plus il y a de risques d’erreur, de non-déclarations intentionnelles ou non, de retards dans la déclaration…

Ce qui ne veut pas du tout dire que les bénéficiaires du RSA trichent davantage que les bénéficiaires de l’allocation logement, mais que la structure même de la prestation qu’ils reçoivent les conduisent à être surcontrôlés. Ajoutez que les personnes dans des situations de précarité sont définies précisément par l’instabilité de leurs revenus, de leurs statuts d’emploi, parfois de leurs situations familiales et de leurs logements… Elle sont sujettes à davantage de changements et il y aura forcément davantage de risques d’erreurs qui justifient techniquement le surcontrôle.

Il est possible de prouver tout ça statistiquement, avec les données mises à disposition par la CNAF et les CAF, qui sont en fait des institutions assez ouvertes, du moins pour des éléments statistiques. J’ai pu avoir et mettre ensemble des données sur les types de contrôle rapportées aux caractéristiques des allocataires et constater de façon extrêmement claire que les chances de statistiques d’exposition au contrôle croissent linéairement avec le niveau de précarité. Autrement dit, plus on est précaire plus on est contrôlé.

M.N. – Comment interpréter le type de politique sociale qui se dégage de ces pratiques de contrôle ? Est-elle guidée par une volonté de contrôle ? Ou bien, plus classiquement, par une ambition de réduction des dépenses ?

Noémie Levain (LQDN) – Le livre de Vincent illustre comment les enjeux de fraude ont été créés dans les années 90. C’est aussi le moment où s’installe l’idée que les personnes précaires qui demandent des aides sont redevables à l’égard de la société – comme avec le RSA, où ils et elles sont redevables de quinze ou vingt heures de travail. Demander des aides a une contrepartie : on va te surveiller, tu es sur le fil constamment, tu n’as pas le droit à l’erreur avec la vieille rengaine du « Si tu n’as rien à cacher, ce n’est pas grave ». Surveiller les demandeurs et demandeuses d’aide est en fait très grave et lié à une forme de criminalisation de la pauvreté.

Bernadette Nantois – Outre cette dimension de surveillance, il y a clairement une logique néo-libérale de réduction des dépenses publiques. Elle n’est pas assumée et opère de fait, par la complexité du système. C’est le cas dans les différentes branches de la Sécurité sociale : je pense qu’il y a une véritable volonté de réduire les dépenses sociales par l’introduction d’obstacles de l’accès aux droits.

Peu importe l’intention précise des dirigeants CNAF : le non-recours est budgété chaque année dans les budgets de l’État. Ce que les organismes sociaux appellent le « non-recours » c’est le fait que des gens qui auraient droit à des prestations ne les réclament pas. Or, une partie du budget est prévue comme étant non-dépensée ; c’est inclus et calculé. Cela signifie que l’on affiche la lutte contre le non-recours alors qu’on l’organise dans la pratique. Ça n’élimine pas cette dimension de surveillance mais qu’il y a aussi une logique purement politique froide, économique, claire qui consiste à dire que « les pauvres ont un coût et ils coûtent trop cher » même si en réalité ils coûtent beaucoup moins que d’autres dépenses. Mais ça, c’est un autre sujet…

Vincent Dubois – Quelques chiffres pour avoir un ordre de grandeur au sujet de la fraude et du non-recours. Le montant de la fraude détectée dans la branche famille et sécurité sociale se situe entre 300 et 320 millions d’euros par an3 [le montant s’élevait à 351 millions d’euros pour l’année 2022, n.d.r.]. L’évaluation qui est faite du non-recours au seul RSA dépasse les 3 milliards. Dans tous les cas, le montant de fraude évaluée reste inférieur au montant du non-recours évalué pour le seul RSA. On pourrait ajouter à cela de nombreuses comparaisons avec les montants et les proportions en matière de travail non déclaré, le défaut de cotisation patronale, sans parler de l’évasion fiscale, pour laquelle on est dans des ordres de grandeur qui n’ont rien à voir. C’est ce qu’en tout cas disent des institutions aussi furieusement libertaires et gauchistes que la Cour des Comptes !

En ce qui concerne les objectifs politiques de la CNAF, je ne suis pas à l’aise à l’idée de donner un grand objectif à ces politiques parce que c’est en fait – c’est un mot de sociologue un peu facile – toujours plus compliqué que ça. En matière d’objectif proprement financier, on constate que le contrôle en tant que tel ne produit pas tant de rentrées d’argent que ça, rapporté et au volume global des prestations et surtout rapporté aux autres formes de fraude.

Ce qui est intéressant cependant, c’est qu’alors qu’on renforçait le contrôle des bénéficiaires de prestations sociales, qu’on adoptait une acception de plus en plus large de la notion même de « fraude » dans le domaine de la Sécurité sociale, on a largement assoupli le contrôle fiscal. Le travail du sociologue Alexis Spire le montre très bien. De même, alors qu’en 2005 on a fait obligation légalement, dans le code de la Sécurité sociale, aux caisses de Sécurité sociale de déposer plainte au pénal dans les cas de fraudes avérées qui atteignent un certain montant.

Avec le « verrou de Bercy » – certes un peu assoupli par la loi de 2018 – on est dans le cas symétriquement inverse [le « verrou de Bercy » définit le monopole du Ministère du budget en matière de poursuites pénales pour fraude fiscale, n.d.r.] Enfin, on a doté les corps de contrôleurs d’effectifs supplémentaires, passant de 500 à 700 controleurs ; ça ne semble pas beaucoup mais dans un contexte de réduction des effectifs, c’est une augmentation nette. Pendant ce temps, les moyens alloués au contrôle fiscal ont décliné…

Dernier élément : je vous parlais de l’explosion du nombre d’indicateurs (de performance, de réalisation, d’intéressement, de risque, etc.). On calcule vraiment beaucoup de choses, sauf une : le coût du contrôle, c’est étonnant… Le coût du contrôle n’est jamais calculé, sauf pour le contrôle sur place.

La culture du contrôle a essaimé au sein des institutions et ça fait partie du rôle quotidien d’un grand nombre d’employés qui ne sont pas spécifiquement dédiés au contrôle, du guichetier aux techniciens conseil en passant par l’agent comptable, etc. Donc l’argument financier qui voudrait que ce soit de bonne gestion, en fait, ne s’applique pas si bien que ça. Je dirais qu’il y a davantage une logique de mise en scène de la gestion rigoureuse qu’une logique véritablement comptable de limitation des dépenses dans le cadre de la lutte contre la fraude.

M.N. – On a parlé des pratiques, des techniques et des objectifs du contrôle. Qu’en est-il de ses conséquences du point de vue des allocataires ? On sait qu’un contrôle conduit souvent à la suspension des allocations, à des sanctions envers les allocataires, qui sont par ailleurs très difficiles à contester.

Bernadette Nantois – Je vais reprendre ce qui a été dit à un niveau peut-être plus concret, en partant du point de vue des allocataires. En 2022, il y avait 13,7 millions de personnes allocataires à la CAF et 31,1 millions de personnes concernées par les prestations versées4. Concrètement, la plupart des prestations versées par les CAF le sont sous condition de ressources ; c’est notamment le cas du RSA, de la prime d’activité et de l’AAH, qui représentent 7,43 millions de bénéficiaires sur un total de 13,7 millions foyers allocataires. Elles sont soumises à des déclarations de ressources trimestrielles (DTR).

Cela permet une grande collecte de données par le dispositif de ressources mensuelle, DRM, mis en place pour permettre le croisement entre administrations5. Les CAF reçoivent des données qui viennent de Pôle emploi, de l’assurance maladie, de la CNAV, des Impôts, qui viennent des URSSAF via la DSN (Déclaration Sociale Nominative) par les employeurs et toutes ces données sont mises en écho avec les données déclarées par les personnes allocataires. C’est ce qui aboutit aux fameux contrôles automatisés dont parlait Vincent Dubois, qui sont extrêmement fréquents et les allocataires n’en ont connaissance que quand il y a une incohérence, qui peut avoir plusieurs raisons.

Les raisons peuvent être des erreurs des allocataires, puisqu’effectivement pour chaque allocation la base ressource à déclarer n’est pas la même, mais aussi un retard dans des feuilles de paye ou des heures en plus ou en moins qui causent une incohérence… Une variation de 50 à 100 euros suffit à déclencher un contrôle.

Ça se traduit dans les faits sur ce qu’on appelle une « suspension préventive » des droits. Concrètement, la personne découvre tout simplement que le cinq du mois, l’AAH ne tombe pas… et généralement ce n’est pas que l’AAH qui ne tombe pas c’est aussi l’allocation logement, ou la prime d’activité, les allocations familiales sous condition de ressources et l’APL ne tombent pas.

Selon la CNAF, il y a 31,6 millions de contrôles automatisés par an – pour 33 millions de personnes bénéficiaires et 13,7 millions de foyers6. Ce qui signifie qu’un foyer peut faire l’objet de plusieurs contrôles en même temps. Il y a 4 millions de contrôles sur pièces – en gros la moitié des bénéficiaires du RSA, de la prime d’activité et de l’AAH, et 106 000 contrôles sur place. Les contrôles sur place ont quelque chose de pervers et de malhonnête – je ne peux pas le qualifier autrement. Ce dont on se rend compte, c’est qu’ une partie de ces contrôles sur place sont faits de façon inopinée, c’est-à-dire qu’on le découvre quand on est au contentieux face à la CNAF. L’allocataire n’est pas mis au courant qu’il y a eu le passage d’un contrôleur à son domicile, et de fait si par hasard, il n’était pas à son domicile, on décide qu’il s’est volontairement soustrait à un contrôle. C’est comme ça que la CAF argumente quand on se retrouve devant le pôle social du tribunal judiciaire lorsqu’on conteste la suspension du versement des prestations.

Les contrôles automatisés – avec les scores de risque derrière- sont le cas le plus massif de contrôle. Le plus souvent, les personnes allocataires ne seraient pas informées s’ils ne se traduisaient pas par la suspension des droits. Cette suspension peut durer des mois et des mois. Lorsque c’est la seule ressource dont elles disposent, les situations deviennent assez vite extrêmement dramatiques ; concrètement on peut avoir des ménages avec deux/trois contrôles par an, avec suspension des droits. Ce n’est pas rare : c’est la moyenne de ce qu’on constate au quotidien depuis les sept/huit dernières années de travail avec les personnes allocataires.

Ces contrôles peuvent aussi être déclenchés du fait du dysfonctionnement interne de ces organismes – c’est fréquemment le cas en Ile-de-France – en raison des les pertes de documents et en raison des délais de traitement des documents. À Paris, c’est six mois de délai… Ce délai signifie qu’il y a deux déclarations de ressources trimestrielles qui ne sont pas arrivées. L’allocataire va s’apercevoir qu’il n’a pas eu de versement sur son compte. Conséquence : une famille avec trois enfants qui a une allocation soutien familial, si elle fait l’objet d’un contrôle automatisé dont elle n’est pas informée, va se trouver confrontée à la suspension des droits qui est corrélative. Cela va suspendre aussi l’allocation adulte handicapé et l’allocation logement, a minima.

Ce sont vraiment des situations assez dramatiques et qui peuvent durer : il faut au minimum trois ou quatre mois pour arriver à rétablir une suspension de droits. Au mieux, ça se dénoue moyennant intervention d’une association ou d’un juriste, sans en arriver au contentieux total. Pendant ce temps, impossibilité de payer le loyer, d’assurer les dépenses courantes, de payer l’électricité, endettement, frais bancaires, emprunts auprès des proches, etc. Ça créé des situations de profonde détresse. Les suicides ne sont pas rares.

En cas de trop-perçus, les allocataires ne reçoivent pas non plus de notification.Ils ne sont pas informés des modalités de calcul, de comment l’indu a été identifié, des possibilités qu’ils ont de rectifier – alors qu’il y a quand même cette fameuse loi du droit à l’erreur de 2018 – et quand il y a des notifications, elles sont sommaires, automatiques et ne permettent en rien d’organiser la défense de la personne. Pour les montants des retenues c’est exactement la même chose, ils ne sont pas calculés en prenant en compte la situation de l’allocataire et de ce qu’on appelle le reste à vivre, le minimum à lui laisser pour qu’il puisse s’en sortir.

En revanche, ni les rappels, ni les suspensions, ni les dettes ne sont prises en compte pour demander d’autres droits, comme la Complémentaire de Santé Solidaire (C2S) ou la prime d’activité. Pour faire une demande de C2S, ça se fait sur la base des revenus de l’année précédente, sur le montant total reçu, sans prendre en compte les rappels et les suspensions. Ça génère des cumuls de précarité pour les personnes. Et ce, sans oublier que les rappels et suspensions sont souvent liées à des dysfonctionnements internes et pas seulement à des erreurs, voire intention de fraude.

Que faire pour se défendre ? Face à une suspension de droits, la première des choses est de faire une demande de motif pour la suspension. Généralement il n’y a pas de réponse, donc on essaie d’avoir des arguments pour organiser la défense sans réponse sur les motifs. Il faut d’abord faire un recours amiable devant la commission de recours amiable : c’est obligatoire pour aller au contentieux. Et les commissions de recours amiable ne répondent jamais. Au bout de deux mois sans réponse, on va aller au contentieux, soit devant le tribunal administratif, soit devant le pôle social du tribunal judiciaire. Et là se pose le problème des délais. Le recours est censé être suspensif, c’est-à-dire de rétablir le versement des droits, mais le fait de faire un recours n’interrompt pas la suspension et les allocataires restent toujours sans ressources, dans une situation véritablement d’impasse.

Il faut compter quatre, six mois, voire un an dans une procédure normale pour avoir une audience. Et une fois devant la justice, les CAF sont très familières d’un procédé qui est le renvoi d’audience : dès lors qu’elles reçoivent une assignation et qu’une date d’audience est fixée, elles font généralement un rappel partiel ou total des droits pour lesquels l’allocataire a saisi la juridiction, avec une incitation vive à ce que l’allocataire se désiste.

Si ce dernier ne le fait pas et qu’il va jusqu’à l’audience, un renvoi est systématiquement demandé – les renvois c’est encore trois, quatre cinq, six, huit mois – et les CAF vont utiliser des manœuvres dilatoires, elles vont par exemple redéclencher un contrôle. Je l’ai vu dans tous les cas qui sont passés au pôle social du tribunal judiciaire. A l’issue de ce laborieux processus, on peut arriver à terme à obtenir des bons jugements et à rétablir la situation des personnes allocataires, mais elles se seront trouvées pendant huit, neuf, dix mois, un an sans ressources. Je vous laisse imaginer les situations que ça peut générer…

M.N. – Par-delà l’accompagnement des personnes allocataires, comment les associations se mobilisent-elles dans de telles circonstances ?

Bernadette Nantois – Les défenses individuelles sont un peu désespérantes. Elles sont nécessaires mais laborieuses et énormément d’allocataires se retrouvent dans une impasse complète, sans aucune assistance pour se défendre. Ce n’est pas APICED qui se mobilise toute seule, loin de là. Le collectif « Changer de Cap » a fait un énorme travail de recensement de témoignages et d’identification de ces problèmes. On essaie de mobiliser à différents niveaux : on commence à avoir un petit relai médiatique avec quelques émissions sur ces questions-là ; il y a eu une mobilisation au niveau associatif, avec la mise en place de groupes d’entraide entre personnes allocataires, et on essaie de mobiliser des grosses structures (Secours Catholique, ATD Quart Monde, Ligue des Droits de l’Homme, Fondation Abbé Pierre, etc.) pour qu’elles relayent le travail auprès des instances de concertation auxquelles elles participent, notamment au sujet des Conventions d’Objectifs et de Gestion (COG).

Au niveau des revendications, ce que Changer de Cap essaie de porter auprès de la CNAF, c’est premièrement l’égalité des pratiques et des contrôles et d’instaurer un contrôle de légalité et mise en place des évaluations des obstacles rencontrés par les allocataires. Le deuxième point c’est d’essayer d’humaniser les pratiques et les relations, de remettre un accueil physique en place avec des agents qualifiés, de restaurer un accompagnement social de qualité, de créer des postes qualifiées au sein des CAF, pour réinternaliser un certain nombre d’actions, à commencer par les services numériques et par les agents techniciens. Aujourd’hui, il y a énormément de marchés privés qui sont contractés par la CNAF. À titre d’exemple, elle a attribué 477 millions d’euros en novembre 2022 à des cabinets de conseil sur des questions de prestations informatiques et sur des questions de gestion de la relation aux usagers.

Troisième point : c’est restaurer la transparence. On demande que toutes les circulaires ou les textes internes qui ont valeur de circulaires, qui ont des effets juridiques soient publiés. On est dans une situation de dissimulations totale, alors qu’il y a une obligation légale que les organismes sociaux transmettent ces informations à l’ensemble de la population. On demande aussi de mettre le numérique au service de la relation humaine.

La formule est large mais l’idée ce serait qu’il y ait un débat public autour de ces questions et notamment autour de cette sous-traitance au privé. Enfin, associer les usagers aussi aux interfaces. Nous ne nous illusionnons pas, nous n’allons pas revenir à un traitement papier, mais que ceux contraints d’utiliser ces interfaces soient a minima associés pour pouvoir expérimenter, essayer de trouver des systèmes qui soient un peu plus fluides et un peu plus simples. Et puis, d’une manière plus large, en finir avec l’affaiblissement de la protection sociale, et revoir le budget de la protection sociale à la hausse.

Alex (LQDN) – Du côté de la Quadrature, nous allons continuer le travail de documentation. On a demandé le code source de l’algorithme, demande évidemment refusée par la CNAF. On a saisi la CADA (Commission d’accès aux documents administratifs) qui est censée dire si notre demande était légitime, et celle-ci ayant répondu qu’elle l’était, nous allons redemander le code source à la CAF. L’argument principal pour refuser le code source de l’algorithme consiste à dire qu’il permettrait aux fraudeurs et fraudeuses de le déjouer.

Si l’on considère que les principaux critères qui dégradent la note des personnes allocataires sont des critères de précarité, l’argument est simplement scandaleux. Comme si, une fois les critères connus, les gens se trouvaient un emploi bien payé et changeaient de quartier de résidence pour mieux… frauder. Mais comme on sait que ces algorithmes sont mis à jour régulièrement, on en a demandé les versions antérieures, pour lesquelles il n’est pas possible d’avancer l’argument de la fraude.

On parle actuellement de l’algorithme de lutte contre la fraude, mais il y a aussi le problème de l’algorithme de calcul des prestations sociales CRISTAL, qui est une sorte d’énorme masse informatique, fourrée d’erreurs. C’est un algorithme qui est censé prendre la loi et calculer le montant des droits, mais on finit par comprendre que le programme informatique est plein des bugs. Un certain nombre d’associations a repéré que des droits étaient régulièrement refusés ou calculés de manière erronée. Évidemment CAF a connaissance de ces problèmes-là, puisque pour les personnes qui ont la chance d’être accompagnées par des structures qui font des recours individuels ont fini par identifier les problèmes, mais elle ne change toujours pas le code de son programme.

Dernier point : Macron a beaucoup mis l’accent sur l’importance de la solidarité à la source7. Seulement, cette mesure requiert pour sa mise en œuvre la collecte et l’échanges de données entre administrations. L’idée est d’avoir une sorte d’État social automatisé où il n’y aurait plus rien à déclarer et les aides seraient versées (ou non) automatiquement. Ça implique concrètement une transparence ultra forte vis-à-vis de l’État, avec une sorte de chantage : si vous n’êtes pas transparents on ne vous donne pas d’argent. Mais la collecte de données n’est pas neutre. Ce que l’on a récemment découvert, c’est par exemple que la police peut aussi demander les données de l’URSSAF, de Pôle emploi, de la CAF… Lors des enquêtes, elle sollicite la CAF, qui a une adresse mail dédiée aux réquisitions. Par-delà la promesse d’automatisation, la solidarité à la source c’est aussi plus de transparence face à l’État, plus d’interconnections de fichiers. C’est un pouvoir que l’on donne à l’État.

Vincent Dubois – Le datamining, même s’il est initialement conçu pour identifier les fraudes et plus généralement les erreurs, peut aussi permettre identifier le non-recours. Je l’avais naïvement écrit dans mon premier rapport : pourquoi ne pas faire des modèles pour lutter contre le non-recours ? Mais voilà, le modèle de data mining date de plus de dix ans, et rien n’a été mis en place pour lutter contre le non-recours de façon systématique…

Bernadette Nantois – Au vu du niveau de dysfonctionnement actuel, je suis très réservée sur la question de la solidarité à la source. Inverser le datamining, mais l’utiliser pour repérer ceux qui ont des droits théoriquement… Sur les espaces des allocataires aujourd’hui, on a souvent des alertes rouges sur la page d’accueil : « alerte », un gros carré rouge et un message qui vous dit : « vous avez droit à la prime d’activité… » et c’est probablement lié à une programmation informatique… Le problème c’est que généralement ce n’est pas vrai et ça peut aussi être un élément de blocage pour l’allocataire qui ne souhaite pas y répondre.

Que ce soit pour des allocations sous conditions de ressources ou pour l’allocation soutien familial, une personne peut très bien ne pas souhaiter faire une procédure ou demander l’allocation pour différentes raisons. Mais s’il ne le fait pas, ça bloque… Il y a des petits indices dans la manière dont les choses se passent aujourd’hui qui font que je ne suis absolument pas favorable ni à l’inversion du datamining ni à la solidarité à la source qui s’accompagnerait d’un DRM généralisé (dispositif de déclaration des ressources mensuelles), avec la transmission totale des données entre tous les organismes de Sécurité sociale et assimilés : URSSAF, les déclarations des employeurs, ainsi que les impôts.

Alex (LQDN) – Cette proposition de retourner le datamining, c’est aussi pour justifier l’utilisation du datamining à des fins de contrôle. Pour la petite histoire, dans les années 2012-2013, le directeur des statistiques de la CAF qui a écrit un petit article pour présenter l’utilisation du datamining par la CAF à des fins de contrôle et il finit son article en disant : « ça nous embête un peu de le faire que pour la lutte contre le contrôle, on aimerait bien aussi le faire pour utiliser le datamining à des fins de non-recours… ». Donc quand en 2022, la CAF dit ça y est, on a un peu travaillé sur l’algorithme de non-recours, ce qu’elle ne dit pas c’est que ça fait dix ans qu’elle aurait pu le faire et qu’en interne par ailleurs il y avait des demandes. Ça fait dix ans qu’ils ne le font pas et ils ne le font pas sciemment.

Personne du public – Je pense que cette idée d’inversion du contrôle n’est pas la bonne. D’une part, ça implique une collecte de données de plus en plus invasive, massive et fine. De l’autre, vous avez cité Brard, l’ancien maire de Montreuil qui a autorisé l’utilisation du NIR : c’était originairement à des fins de contrôle fiscal… Ce qu’on voit, c’est qu’il n’y a pas un mauvais ou un bon contrôle. Les gens veulent opposer fraude dite sociale et fraude fiscale, mais tout le monde est d’accord pour lutter contre les fraudeurs, seulement pas sur leur identité. C’est contrôle la logique du contrôle qu’il faut lutter. Ce contrôle-là, comme vous l’avez dit, n’est pas motivé par une raison strictement comptable : il n’y a pas énormément d’argent en jeu.

Ce que vous avez moins évoqué c’est qu’il y a une idéologie « travailliste » forte et que c’est là-dessus que le mouvement ouvrier est d’accord avec les patrons, avec les Macron : il faut que les gens aillent bosser… La première fois où j’ai entendu parler d’assistanat c’est dans la bouche de Lionel Jospin en 1998, ce n’était pas Sarkozy et la valeur travail. Ceux qui nous ont rabâché pendant des décennies avec le fait qu’on avait sa dignité dans le boulot, ce sont les socialistes.

C’est une idéologie extrêmement forte, qui lutte pied à pied contre l’idée de la solidarité collective et de l’aide sociale. Personne ne veut défendre des pratiques qui sortent de la norme, comme la fraude, donc personne ne va prendre la défense de ces catégories-là, même s’il y a peut-être quelque chose qui est en train de changer lorsqu’on arrive à dire, comme le fait La Quadrature du Net, qu’on s’oppose à la logique du contrôle.

Notes :

1 L’amendement Brard réintroduit la possibilité, supprimée par la Loi Informatique et Libertés de 1978, de réintroduire le NIR dans les fichiers, ce qui permet de rapprocher les informations détenues sur une même personne par différentes administrations. Initialement prévu pour lutter contre la fraude fiscale, cet usage va être progressivement étendu à la « fraude sociale », puis généralisé. Voir à ce sujet l’article de Claude Poulain sur la revue Terminal.

2 Conventions conclues depuis 1996 entre l’État et les différents organismes de Sécurité sociale, elles établissent sous forme d’un document contractuel les axes stratégiques et les objectifs de gestion des caisses.

3 Ce chiffre concerne la fraude détectée. Il soulève la question de savoir quelle part de fraude est effectivement détectée, et à quel point ses montants dépendent d’une augmentation de la fraude réelle ou plutôt une augmentatin des moyens consacrés à sa détection. La CNAF est le seul organise à avoir établi des projections permettant d’évaluer ce que serait la fraude réelle, au-delà de celle détectée. Elle serait comprise entre 1,9 et 2,6 milliards d’euros par an.

4 Les prestations se divisent entre allocations liées à la famille, les aides personnalisées au logement (toutes deux issues du budget de l’État) et les allocations de solidarité envers les personnes les plus fragiles (le RSA, issu des budgets des départements ; la prime d’activité en complément des revenus pour les travailleurs aux revenus modestes et l’allocation adulte handicapés, issue du budget de l’État). Le versement d’une prestation – ou sa suspension – affecte autant l’allocataire que les membres de son foyer.

5 Créée en 2019, cette base de données centralise pour chaque assuré social différentes données. Le 31 janvier 2024, l’emploi a été étendu à titre d’expérimentation, afin de permettre par exemple de cibler les contrôles à la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse ou pour commencer à mettre en place le projet de solidarité à la source.

6 En 2022, le nombre de contrôles automatisés était de 29,2 millions. Source CNAF.

7 Projet de versement automatique des aides sociales, sur le modèle du prélèvement à la source mise en place par les impôts.


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Loi sur la fin de vie : progrès ou régression collective ?

Assemblée nationale © Mathieu Delmestre (Flickr)

En mars dernier, Emmanuel Macron annonçait les grands axes du projet de loi sur la fin de vie, à l’occasion d’un entretien donné à La Croix et Libération. Le texte, préparé par l’exécutif, devait encore être soumis au Conseil d’État, avant d’être présenté en Conseil des ministres, puis examiné par les députés fin mai. Un « cheminement démocratique » et une « réflexion transpartisane » devant aboutir « de manière très pragmatique » à la légalisation de l’aide médicale à mourir (AMM). Présentée comme l’unique solution dans les cas de fin de vie « humainement difficiles », la mesure se veut à la fois progressiste, consensuelle et courageuse. Une rhétorique qui s’avère néanmoins creuse face à l’abandon du système de santé, à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Alors que près de 300.000 personnes décèdent chaque année sans avoir eu accès à des soins palliatifs (environ 50% des décès annuels) et que le nombre d’USP (unités de soins palliatifs) continue de diminuer en France, le projet de loi sur la fin de vie risque de fragiliser encore davantage ces unités indispensables à l’accompagnement des personnes malades.

La fabrique d’un consensus autour de la fin de vie

Le projet de loi s’inspirerait de l’avis du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), publié le 13 septembre 2022. Le document, intitulé « Questions éthiques relatives aux situations de fin de vie : autonomie et solidarité », évoque en effet la dépénalisation de l’AMM, tout en précisant « qu’il ne serait pas éthique d’envisager une évolution de la législation si les mesures de santé publique recommandées dans le domaine des soins palliatifs ne sont pas prises en compte ». Une précaution sur laquelle Claire Fourcade, médecin et présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) insistait, quelques jours plus tard, en rappelant que, dans l’immédiat, « nous ne manquons pas d’une loi, mais de moyens. » Pourtant, c’est précisément sur la question du « cadre d’accompagnement de la fin de vie » – autrement dit, la législation en vigueur – qu’Emmanuel Macron et sa Première ministre Élisabeth Borne, entendent intervenir, favorisant l’effet d’annonce à l’approfondissement des dispositions déjà existantes.

L’argument de l’exécutif ? Un projet de loi qui ferait consensus dans la société française. Emmanuel Macron assure avoir consulté « les patients, les familles, les équipes soignantes, la société ». Une affirmation contestée par Emmanuel de Larivière, membre du conseil d’administration de la SFAP et médecin en soins palliatifs à Bordeaux. Ce dernier nous raconte : « Il y a un an et demi, nous [la SFAP] avons créé un collectif qui réunit différentes organisations médicales pour parler de la fin de vie. Tous ces gens, qui ont été élus pour représenter les professionnels du soin, viennent apporter une réponse commune. Malgré nos sollicitations, nous n’avons été reçus qu’une seule fois par le gouvernement. La réunion n’avait pas d’ordre du jour et les personnes qui nous recevaient se sont à peine présentées. » Pour lui, « ce sont des gens qui réfléchissent seuls. »

Le 11 mars 2024, le lendemain des premières annonces, quinze associations de professionnels des soins palliatifs publiaient un communiqué commun pour dénoncer le décalage entre le projet de l’exécutif et la réalité de leur métier. Dans son entretien, Emmanuel Macron évoque un délai de deux jours pour « tester la solidité de la détermination du patient », suivis de « quinze jours maximum » pour que le médecin étudie sa demande et accepte, ou non, d’administrer le produit létal. Une proposition jugée invraisemblable par les professionnels, à plusieurs égards.

Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge.

D’une part, la rigidité du protocole ne permet pas d’appréhender « l’ambivalence du désir de mort » auquel les soignants sont confrontés au quotidien. Pour eux, la volonté d’un malade de mettre fin à ses jours ne relève jamais d’un choix individuel, clair et définitif. Dans la grande majorité des cas, les malades qui arrivent en soins palliatifs avec la volonté d’en finir changent d’avis, dès lors qu’ils ont été correctement pris en charge. Cela implique la présence et la disponibilité d’une équipe soignante (médecins, infirmiers, aide-soignants, psychologues) pour apaiser les souffrances physiques et psychiques du patient, suivre l’évolution de sa maladie et répondre à ses craintes ainsi qu’à celles de ses proches. Emmanuel de Larivière nous confie que « souvent, derrière les demandes de mort, il y a surtout des demandes de soin et d’accompagnement. La mission des soignants est de répondre à la fois à la douleur physique et aux souffrances existentielles du patient ».

D’autre part, si le projet est adopté, les soignants devront endosser la lourde responsabilité d’accepter ou non de prescrire la mort. Or, selon eux, une telle décision ne pourrait avoir lieu sans une longue phase de prise en charge, de soin, d’observation et de dialogue avec le patient. Elle devrait également être collégiale, en accord avec la loi Leonetti de 2005 qui encadre la pratique des soins palliatifs. Dans le délai prévu par l’actuel projet de loi, ces précautions déontologiques risquent d’être difficiles à respecter, assurent les équipes soignantes.

La méconnaissance des soins palliatifs

En présentant son projet de loi comme « une vraie révolution d’humanité et de fraternité en action », Emmanuel Macron néglige l’engagement et la capacité des soignants à accompagner la fin de vie. La présidente de la SFAP, Claire Fourcade, précise, à ce titre, que « l’aide à mourir est au cœur des soins palliatifs ». Pour elle, aider à mourir consiste à préserver les derniers moments de vie, à l’inverse du projet de loi qui prévoit de les supprimer. Une substance létale serait administrée « par la personne elle-même ou, lorsque celle-ci n’est pas en mesure d’y procéder physiquement, à sa demande, soit par une personne volontaire qu’elle désigne lorsque aucune contrainte d’ordre technique n’y fait obstacle, soit par le médecin ou l’infirmier qui l’accompagne ». Ces deux situations prévues dans le texte correspondent, dans la terminologie médicale, à l’euthanasie (lorsque l’intermédiaire est un soignant) et au suicide assisté (lorsque l’intermédiaire est un tiers désigné).

Le refus du chef de l’État d’employer les termes appropriés a pour effet de maintenir le flou sur les pratiques palliatives actuelles et sur les conséquences que le projet pourrait engendrer. Depuis l’adoption de la loi Leonetti de 2005, toute personne majeure a la possibilité de rédiger, à tout moment, une directive anticipée, afin de préciser les soins médicaux qu’elle souhaiterait ou non recevoir dans le cas où elle se trouverait dans l’incapacité d’exprimer sa volonté. Cette possibilité est souvent méconnue par la population française. D’après un sondage BVA, publié en février 2021 seulement 18% des sondés déclaraient avoir rédigé des directives anticipées. La loi bannit également l’obstination déraisonnable et définit les modalités des « arrêts de traitements ».

La loi Claeys-Leonetti de 2016 rend, quant à elle, possible, dans certains cas très précis et à la demande du patient, le recours à la sédation profonde et continue (SPC). Cette pratique consiste à endormir le malade dont le pronostic vital est engagé à court terme, afin de le soulager entièrement jusqu’à sa mort. Contrairement aux idées reçues, un patient sédaté ne perçoit plus aucun symptôme de sa maladie. Il ne ressent ni douleur, ni faim, ni soif. Il est comme anesthésié.

Un manque de soutien aux équipes soignantes

Il convient donc de se demander quelles sont les lacunes du système de santé français dans l’accompagnement des malades en fin de vie. D’abord, se pose la question de l’accessibilité des soins palliatifs. D’après un rapport sénatorial de 2021, 26 départements français (dont la Guyane et Mayotte) ne disposent d’aucune unité de soins palliatifs (USP) et trois départements ne disposent que d’un lit dédié aux soins palliatifs pour 100 000 habitants. Pourtant, depuis la loi du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, le nombre d’USP sur le territoire a été multiplié par trois (on est passé de 54 USP en 1999 à 164 en 2019).

En 2021, le cinquième plan national pour les soins palliatifs prévoyait d’achever le déploiement des USP afin que « plus un seul département ne soit dépourvu de structure palliative à l’horizon 2024 ». Une promesse qui ne s’est accompagnée d’aucun effort financier, au contraire. Dans son rapport de juillet 2023 consacré à l’offre de soins palliatifs, la Cour des comptes remarque qu’après une « augmentation continue du financement des soins palliatifs » ces dix dernières années, « les crédits du plan 2021-2024 ont enregistré une baisse de 10 millions d’euros ».

Aux besoins financiers s’ajoute un manque de plus en plus grand de personnel soignant. En février dernier, l’unique USP publique des Yvelines, à Houdan, fermait ses portes. Depuis un an et demi, l’unité ne fonctionnait plus qu’avec une chef de service à mi-temps. Dans un entretien au Figaro, cette dernière évoque une situation « prévisible » compte tenu des « problèmes de recrutement » et des « appels à l’aide » pendant plusieurs mois, sans réponse. Désormais, les deux seules USP du département, l’une à Versailles et l’autre à La Verrière, dépendent d’établissements privés et totalisent 22 lits pour 1,4 millions d’habitants.

Le départ massif des soignants et la difficulté de les remplacer sont symptomatiques d’une profession devenue de moins en moins attractive, en raison du manque de moyens et de la déconsidération des responsables politiques. Une fracture qui ne semble pas prête de s’apaiser : d’après une enquête réalisée par la SFAP auprès de plus de 2 000 professionnels (dont les deux tiers ne sont pas adhérents à la SFAP), 83 % des personnes se disent inquiètes face à l’évolution attendue de la loi et plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Plus d’un médecin sur cinq travaillant en soins palliatifs songerait à quitter ses fonctions si l’aide médicale à mourir était mise en place dans son service.

Le risque est grand que les compétences palliatives, développées depuis les années 1980 en France, disparaissent petit à petit, faute d’effectifs et de formation suffisante. Dans un article du Monde daté de mars 2023, Elise Perceau-Chambard, professeur en médecin palliative, confirmait qu’en formation initiale, les questions relatives à la fin de vie occupent, selon les facultés « entre six et dix heures en deuxième cycle », tandis qu’elles sont inexistantes en premier cycle. Cette lacune dans la formation des étudiants explique pourquoi de nombreuses structures qui le souhaiteraient, peinent à recruter de nouveaux soignants. Dans une étude de 2020, le Centre national des soins palliatifs et de la fin de vie établissait un décalage de 30 % entre les effectifs réels et le nombre de postes à pourvoir. Une donnée structurante pour comprendre la crise du système de santé, que la ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités, Catherine Vautrin, n’a pas évoquée lors de sa présentation du projet de loi en Conseil des ministres, le 10 avril dernier.

Des patients livrés à eux-mêmes

Réduire la question de la fin de vie à celle de la « liberté individuelle » de « choisir sa mort » reviendrait à négliger les conséquences sociales, économiques et sanitaires d’un tel projet de loi à court, moyen et long terme. À court terme, l’adoption du texte ne fera que conforter – voire légitimer – l’abdication du politique face à la dégradation du système de santé. Le volet consacré au développement des soins palliatifs témoigne en effet de l’absence d’ambition du gouvernement macroniste en matière de santé publique. Il prévoit un milliard d’euros supplémentaire dans l’organisation des soins sur dix ans, soit une augmentation de 6% par an. Un effort minime, quand on sait que 50% des malades qui décèdent chaque jour en France, n’ont pas eu accès à des soins palliatifs.

Dans son avis du 10 avril dernier, le Conseil d’État précise que « des dispositions législatives, voire réglementaires, sont insuffisantes, à elles seules, pour combler le retard constaté » et note que le texte, en tant que tel, ne comporte ni obligation de moyen, ni disposition programmatique permettant de « fixer des objectifs clairs à l’action de l’État ». Dès le mois de septembre 2023, pourtant, plusieurs députés de tous bords avaient appelé à distinguer « la criticité du développement des soins palliatifs » qui « fait aujourd’hui consensus » de l’aide à mourir, qui renvoie à des positionnements éthiques et politiques très disparates dans la société. D’après eux, voter dans le même temps pour deux projets « par essence différents » les « priverait collectivement de la liberté d’expression que [leur] confère la Constitution ».

En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

À moyen terme, le droit de « choisir sa mort » pourrait bien se transformer en « laisser mourir », notamment pour les malades les plus isolés. Au-delà des souffrances physiques ou psychiques, qui ne peuvent être apaisées sans une prise en charge adaptée, les maladies dégénératives s’accompagnent généralement d’une perte d’autonomie et d’une dégradation des compétences cognitives (mémoire, vision, langage, gestes du quotidien…) Dans ces conditions, la volonté de mourir ne peut s’expliquer à la lumière d’une simple décision individuelle. La capacité du malade à se projeter dans l’avenir, aussi court soit-il, dépend de nombreux facteurs sociaux et économiques (soutien de l’entourage, localisation et qualité du lieu de vie…) Dans une tribune publiée dans Marianne en mai 2023, plusieurs soignants s’interrogeaient ainsi sur la place et le rôle du politique : « Faudrait-il choisir de limiter les soins des personnes lourdement malades et handicapées et leur proposer l’aide à mourir ? Ou bien faudrait-il décider de se donner collectivement les moyens, certes onéreux et exigeants, pour accompagner les personnes vulnérables dans ces périodes difficiles de leur vie ? »

Face à ces questions, la Cour des comptes pointait, deux mois plus tard, un « manque de stratégie globale, à moyen et à long terme » affectant l’efficacité de l’organisation de l’accès aux soins. Au-delà des hôpitaux, le rapport insiste sur la nécessité de mieux coordonner les acteurs (soignants et aides-soignants) au sein des schémas régionaux de santé, de rapprocher les soins des lieux de vie (à domicile et en Ehpad, notamment) et de « renforcer la sensibilisation de l’opinion à notion d’accompagnement palliatif de la fin de vie ». Autant de recommandations qui ne semblent pas avoir été prises en compte dans l’élaboration du projet de loi. En proposant de « regarder la mort en face », Emmanuel Macron condamne en réalité les plus vulnérables de la société.

Vers la normalisation de la mort administrée ?

Sur le long terme, enfin, il semble difficile d’imaginer que les conditions d’accès à l’aide à mourir ne soient pas étendues, au détriment des soins et de la culture palliative. Pour le moment, l’exécutif prévoit l’octroi de l’aide à mourir aux patients « capables d’un discernement plein et entier », atteints d’une « maladie incurable » avec « pronostic vital engagé à court ou moyen terme » et subissant des souffrances « réfractaires », c’est-à-dire qui ne peuvent être soulagées. Mais ces critères reposent en réalité sur une interprétation médicale discrétionnaire. D’après Emmanuel de Larivière, ces derniers ne pourront qu’évoluer avec le temps, puisque « de nombreux cas feront jurisprudence ».

Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’exemple du Canada, où l’aide médicale à mourir (AMM) a été autorisée en 2016, dans des conditions proches de celles évoquées par Emmanuel Macron. Depuis 2021, le pronostic vital du demandeur n’a plus besoin d’être engagé à court terme. Désormais, toute personne souffrant d’une maladie ou d’un handicap qui « ne peut être soulagé selon les conditions qu’[elle juge] acceptables » peut demander l’AMM. Depuis 2023, enfin, les personnes atteintes d’une maladie neurodégénérative cognitive, comme l’Alzheimer, peuvent également y avoir accès. Entre 2022 et 2023, le nombre de demandes a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

Au Canada, le nombre de demandes d’AMM a augmenté de 31% entre 2021 et 2022.

En intégrant l’administration de la mort au sein même de la relation de soin, le projet de loi rend possible la normalisation de l’aide à mourir, sur le modèle canadien. Derrière un discours d’humanisme et de fraternité, emprunté au chef de l’État, plusieurs groupes d’intérêt réclament ainsi l’extension du droit à l’AMM au nom du principe de non-discrimination de la loi. Dans une tribune publiée dans Le Monde, le 10 avril dernier, les présidents de l’Association à mourir dans la dignité (ADMD) et de la MGEN réclamaient que la condition de pronostic vital engagé soit retirée du texte, pour « assurer une pleine égalité de tous devant la loi ». Fin janvier, la MGEN avait déjà envoyé une lettre aux députés, pour les convaincre de la nécessité d’une « évolution de la loi qui permette une fin de vie libre et choisie ».

Dans les prochaines années, le vieillissement de la population française et l’augmentation du nombre de maladies graves risquent de peser sur un système de santé publique déjà mal en point. Couplée à la réduction des dépenses publiques, y compris dans le domaine de la santé, la légalisation de l’aide à mourir pourrait bien conduire à la disparition des soins palliatifs au profit d’une solution moins coûteuse, préférant la mort individuelle à la vie collective.


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Rachat des turbines Arabelle : la soumission française aux États-Unis continue

© Joseph Édouard pour LVSL

Deux ans après le discours de Belfort d’Emmanuel Macron au cours duquel le Président de la République annonçait un accord d’exclusivité entre EDF et General Electric (GE) pour l’acquisition des activités nucléaires de GE afin de garantir le plein contrôle de la technologie de turbine Arabelle, rien ne se passe comme prévu. Ce qui apparaît comme la poursuite d’un échec industriel, débuté avec la vente de la branche énergie d’Alstom à GE en 2014, est révélateur de l’inefficacité de la politique industrielle du chef de l’État.

Depuis dix ans, Emmanuel Macron tente de faire oublier ses responsabilités dans la funeste décision de vendre la division énergie du groupe Alstom à l’américain General Electric. Sa validation d’une telle vente en tant que Ministre de l’Économie de François Hollande a en effet conduit la France à ne plus disposer d’une technologie clé : les turbines Arabelle, qui équipent nos centrales nucléaires. Au-delà de ces turbines, cette vente a également privé la France d’un savoir-faire et de capacités de production utiles dans les domaines de l’éolien en mer, des barrages hydroélectriques, du porte-avion nucléaire et d’équipements pour les réseaux électriques (disjoncteurs, transformateurs etc.). Bref, des activités hautement stratégiques.

Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a compté sur l’oubli de cette affaire. Peine perdue : les suppressions d’emplois dans les usines passées sous pavillon américain et la commission d’enquête parlementaire présidée par le député Olivier Marleix (LR) – qui a accusé le Président de faire partie d’un « pacte de corruption » – ont montré que le sujet ne pouvait être mis sous le tapis. Finalement, en pleine campagne pour sa réélection, Macron s’est rendu à Belfort pour annoncer en grande pompe le rachat des fameuses turbines. Une décision qui attend toujours d’être concrétisée.

La dernière phase de l’acquisition des activités nucléaires de GE par EDF devait être close le 1er décembre 2023. Mais l’événement a été reporté sine die sans aucune communication officielle. La presse rapporte qu’EDF s’inquiéterait des effets des sanctions américaines envers la Russie sur le carnet de commandes de GE Steam Power. D’après le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, cette volonté des États-Unis de sanctionner Rosatom, principal acheteur des turbines, cache en réalité une guerre industrielle entre les États-Unis et la France. Rappelons que l’industrie nucléaire russe a échappé aux sanctions américaines et européennes jusqu’à présent du fait de la dépendance de l’Occident aux capacités d’enrichissement d’uranium de la Russie. Les États-Unis ont peut-être dorénavant des capacités d’enrichissement suffisantes pour envisager de sanctionner Rosatom.

La vente des turbines, une erreur historique

Cette guerre économique n’a rien de nouveau : cela fait des années que les États-Unis tentent de mettre la main sur les savoir-faire français et y parviennent. En 2014, GE rachète la branche énergie d’Alstom dans un contexte où l’entreprise française était engluée dans des affaires de corruption à l’étranger. Succinctement, Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom, est arrêté en avril 2013 aux États-Unis, Patrick Kron (PDG d’Alstom) négocie avec la direction de GE la cession de la branche énergie du groupe en 2014 sur fond de promesse américaine d’abandonner les poursuites contre Alstom et ses cadres dirigeants, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, préfère d’abord un rapprochement entre Alstom et Siemens et accuse Patrick Kron de négocier dans son dos. Alors que les négociations avec Siemens sont abandonnées, Arnaud Montebourg se rallie à l’option GE tout en cherchant une solution pour maintenir les activités nucléaires sous pavillon français. Nommé le 26 août 2014, Emmanuel Macron valide la cession de toute la branche énergie d’Alstom à GE en novembre 2014. La même semaine, Frédéric Pierucci est libéré sous caution aux États-Unis.

Lors de la vente, GE n’était plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été, mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain.

S’il est évident que la décision d’Emmanuel Macron d’autoriser cette cession a conduit à une perte de souveraineté française sur un secteur stratégique, le choix de GE était également mauvais. En effet, lors de la vente, GE n’était alors plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain. La division la plus importante de GE au début des années 2000 était GE Capital. Cette filiale a participé au scandale financier des subprimes – pour lequel le groupe a payé une amende de 1,5 milliard de dollars aux États-Unis en 2019 – dont la bulle a lourdement endetté le groupe.

Après l’absorption de la branche énergie d’Alstom, GE licencie donc à tout va dans les usines françaises afin de rentrer dans ses frais et d’éponger ses dettes. Finalement, pour des raisons financières, le conglomérat américain va décider de se séparer de ces activités et Emmanuel Macron y verra une occasion de « réparer » l’erreur commise en 2014. Certes, le retour de la production des turbines Arabelle sous pavillon français est évidemment une bonne nouvelle pour la souveraineté économique du pays. Pour autant, EDF était-il le bon acheteur ? EDF est un producteur d’électricité mais n’est pas un producteur d’équipements : faire fonctionner une centrale nucléaire, ce n’est pas le même métier qu’usiner une turbine plus longue qu’un Airbus A380, pesant 1100 tonnes, déployant une puissance maximale de 1,7 GW et disposant d’une fiabilité de 99,96 %. 

EDF, acheteur par défaut

Si l’État a imposé à EDF d’entrer en négociation avec GE pour l’acquisition de cette activité, c’est parce qu’il n’existe aucune entreprise française ayant les compétences industrielles et financières pour opérer une telle activité. La production des turbines les plus puissantes et les plus efficaces en circulation suppose une compétence industrielle incomparable chez les salariés et dans la direction. Leur vente nécessite de pouvoir négocier d’égal à égal avec les gouvernements des pays concernés, le soutien de l’État français ne fait pas tout. Cette activité est éminemment risquée car l’usine n’est rentable qu’à la condition qu’elle produise deux turbines chaque année, tout creux de commande ou tout retard dans la production ou dans la livraison entraînant des coûts fixes importants qui ne peuvent être supportés que par un groupe industriel solide et diversifié.

L’État ne pouvait donc solliciter aucune entreprise privée à cette fin et encore moins lui imposer d’acquérir une activité dont les perspectives ne sont pas assurées sans une contrepartie financière substantielle. Et les solutions alternatives ayant émergé, notamment celle proposée par Frederic Pierucci, permettaient difficilement d’assurer l’avenir de l’usine de Belfort. EDF a donc été l’entreprise publique ayant la surface financière suffisante pour acquérir cette activité. 

La branche nucléaire de GE qu’EDF pourrait acheter recouvre la production et la maintenance des turbines Arabelle, des alternateurs Gigatop et de leurs auxiliaires ainsi que du contrôle commande de ceux-ci. Cela inclut l’usine principale de Belfort (la seule capable de produire des turbines Arabelle) mais également des usines à Rugby (Royaume-Uni) et Sanand (Inde) ainsi que des centres de maintenance en France et à l’étranger. Le groupe français pourrait ainsi intégrer l’ensemble de l’activité de construction d’une centrale nucléaire après l’acquisition de Framatome en 2018, génie civil mis à part.

Malgré le rachat, une dépendance aux Américains

Toutefois, la branche nucléaire qui pourrait revenir sous pavillon français va être singulièrement américanisée. Comme l’a rapporté Marianne, l’État s’est rendu compte que GE avait remplacé le contrôle commande historique d’Alstom (nommé ALSPA) par son propre contrôle commande (Mark) pour assurer la supervision de la turbine par l’opérateur. EDF n’a pas découvert cette information à l’occasion de ces négociations puisque l’entreprise française achète des turbines Arabelle pour ses projets d’EPR en France et à l’étranger. Dès lors, EDF a déjà accepté d’être livrée de turbines Arabelle avec le contrôle commande propriétaire de GE. Peut-être est-il aujourd’hui plus performant qu’ALSPA, mais GE a-t-il suffisamment investi pour le maintenir au plus haut niveau d’excellence ? En tout état de cause, EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE. Ainsi, les États-Unis disposent d’un levier d’influence sur les nouveaux EPR français et devront valider chaque projet d’exportation français. L’État va-t-il attendre une nouvelle humiliation des États-Unis, comme le refus de livrer des catapultes utilisées par le porte-avion Charles de Gaulle en 2003, pour se rendre compte que la souveraineté nationale doit être assurée par tout moyen sur les technologies sensibles ?

EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE.

Dans l’hypothèse où EDF acquiert effectivement cette activité, l’entreprise française devra faire face à deux difficultés majeures : les sanctions américaines et la concurrence avec Rosatom. Le conglomérat russe est tout à la fois le principal client des turbines Arabelle et l’un des concurrents d’EDF pour la construction de centrales dans le monde. Si les États-Unis imposent des sanctions contre la Russie, il est probable qu’EDF ne pourra livrer des turbines Arabelle à Rosatom qu’en transgressant les sanctions américaines. En effet, les turbines Arabelle contiennent des pièces dont les brevets appartiendront toujours à GE car l’entreprise américaine continuera à produire les mêmes pièces ou à utiliser les mêmes brevets pour des turbines utilisées dans d’autres types de centrale (à charbon, à biomasse ou à gaz par exemple). Si elle souhaite continuer à travailler avec les États-Unis et éviter un procès, EDF devra suivre les sanctions et renoncer à plus de la moitié de son carnet de commande actuel représenté par Rosatom, payer des pénalités à l’entreprise russe et abandonner les relations futures avec ce client fidèle. Que ferait le gouvernement français dans cette hypothèse ?

Même si les relations commerciales avec Rosatom devaient se poursuivre, EDF et Rosatom seront amenés à être concurrents ou partenaires pour la construction de centrales nucléaires dans de nombreux pays souhaitant développer ce type d’énergie. Est-il possible que se fassent concurrence une offre d’EDF et une offre de Rosatom intégrant la turbine Arabelle produite par EDF ? La seule hypothèse permettant d’imaginer une poursuite des commandes de Rosatom à l’usine de Belfort serait celle d’un accord entre EDF et Rosatom incluant probablement une prise de participation de l’entreprise russe dans l’usine française pour limiter la distorsion de concurrence entre les deux acteurs. Si Rosatom a besoin de turbines Arabelle parce que certains clients internationaux la demandent eu égard à ses performances et que l’usine de Belfort a besoin des commandes de Rosatom, le rapport de forces semble être plus favorable à Rosatom dès lors qu’elle construit des réacteurs sur sol et à l’étranger avec d’autres modèles de turbines, notamment celles produites par l’entreprise russe Power Machines ayant de solides références à l’export. 

Cette prise de participation ne semblant pas crédible aujourd’hui, le risque est réel qu’EDF doive opérer une usine amputée de la moitié de son carnet de commande. Une déconvenue directement dûe à l’inconséquence de Macron, ministre de l’économie en 2014 et Président de la République depuis 2017.

Une politique industrielle inexistante

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français. La lecture de la presse locale et nationale rappelle la casse sociale et la destruction des compétences opérées par GE partout en France, dans la branche gaz, dans l’éolien en mer, les réseaux électriques et les activités support. Il n’y a plus de production de turbines hydrauliques en France depuis 2019. Comment être exhaustif face à une telle casse sociale depuis 2015 ? En 2021, GE a annoncé la scission du conglomérat en 3 entités dédiées à la santé, à l’aéronautique et à l’énergie. Les salariés de la branche énergie, dénommée GE Vernova, craignent une poursuite de la casse sociale et une nouvelle perte de souveraineté de la France dans le domaine de l’industrie de l’énergie. 

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français.

Au-delà de GE, toute l’industrie de l’énergie française subit les errements de la politique industrielle de l’État. Des secteurs indispensables à la lutte contre le changement climatique, dans lesquels la France dispose de salariés très compétents et de technologies de pointe, sont sacrifiés sans que la politique industrielle du gouvernement ne permette d’arrêter l’hémorragie. Alors que certaines entreprises font croire qu’elles vont produire des usines de panneaux photovoltaïques sous réserve d’énormes subventions à l’investissement et d’une hausse des tarifs d’achat du photovoltaïque. Ainsi, une filiale de Total ferme ses dernières usines de panneaux photovoltaïques en France et livrera la France depuis le Mexique et la Malaisie…

Pourtant, l’État a mis en œuvre une politique économique dont l’objectif affiché est la réindustrialisation. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de covid 19 dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir, souvent sans autre condition que celle de ne pas être une entreprise en difficulté… 

Même si le gouvernement se targue de l’ouverture d’usines, la part de l’industrie dans le PIB est inférieure en 2022, 13,3 % (dernière valeur consolidée publiée par l’INSEE), à ce qu’elle était en 2017, 13,8 %, lors de l’accession de M. Macron au pouvoir et en 2014, lorsque GE a acquis la branche énergie d’Alstom (14,1 %).

Il manque une évaluation quantitative de l’ensemble de la politique industrielle mise en œuvre par les derniers gouvernements auto-désignés comme « pro-business » mais il est manifeste que les fortunes déversées sur les entreprises privées sont sans commune mesure avec les résultats obtenus. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), symbole de la politique économique libérale de M. Hollande, a créé entre 100 000 et 160 000 emplois selon France Stratégie, bien loin du pin’s « 1 million d’emplois » arboré par M. Gattaz. Pour un coût de 18 Md€/an, chaque emploi créé grâce au CICE a coûté entre 112 500 et 180 000 € d’argent public. 

Des milliards distribués sans aucune vision

D’un point de vue qualitatif, le gouvernement a initié un semblant de politique industrielle verticale avec les plans France Relance et France 2030. Il a en effet choisi plusieurs filières telles que l’hydrogène vert, les batteries ou les petits réacteurs nucléaires (SMR). Pour prendre l’exemple des batteries, l’État subventionne directement les usines, indirectement via divers crédits d’impôts (comme le récent crédit d’impôt industrie verte, C3IV) et solvabilisera les acheteurs de batteries sur la base de prix permettant une rentabilité élevée aux producteurs. Profitant d’un rapport de forces très favorable, les industriels concernés mettent en concurrence les pays européens et les États-Unis pour l’installation d’une usine. En France, l’entreprise ACC réclame les mêmes conditions que Prologium pour la construction d’une usine de batteries. Et ACC a raison de s’émouvoir, l’État va subventionner 40 % de l’investissement de Prologium alors qu’elle-même ne recevra que 20 % de son investissement. Quelle rentabilité ces entreprises vont-elles atteindre lorsqu’elles toucheront le C3IV en plus et qu’elles pourront vendre leurs batteries très chères à des clients subventionnés par l’État ?

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale.

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale. Dans ce cadre, les entreprises mettent en concurrence les États pour sélectionner ceux proposant les subventions les plus importantes, les salaires les plus bas et le cadre juridique le moins protecteur des salariés et de l’environnement. De plus, comme les entreprises ont un intérêt à la concentration des activités industrielles comme le démontre l’économie géographique, la France, très désindustrialisée, doit subventionner d’autant plus les entreprises pour qu’elles aient un intérêt à s’installer. A ce désavantage s’ajoute celui d’une indifférence totale des capitaines d’industrie français pour leur pays, contrairement à leurs homologues allemands ou italiens, comme le montrent les données sur la délocalisation des entreprises françaises.

Réparer des erreurs aussi graves commises depuis des décennies prendra incontestablement beaucoup de temps. Néanmoins, les solutions sont connues depuis des années. En premier lieu, cesser de brader les entreprises stratégiques, dont Atos n’est que le dernier avatar, et abandonner la naïveté face aux conséquences des choix « du marché » et de la guerre économique menée par des pays hostiles mais aussi par nos alliés et partenaires, américains comme européens. Ensuite, recréer une véritable politique industrielle et des entreprises publiques fortes sur le fondement d’une analyse sérieuse de nos besoins et de nos dépendances. Si un appui sur le privé peut être nécessaire pour différentes raisons, il faut alors encadrer beaucoup plus strictement les subventions qui peuvent être distribuées, pour s’assurer de réels bénéfices sur l’emploi, les savoir-faire, la souveraineté et l’environnement. Un cap de planification incompatible avec le libre marché mondialisé ardemment défendu par Macron et ses alliés.


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Ruffin, Binet, Mercier : le choix du mal-travail

© LHB pour LVSL

Quels sont les coûts et les causes de ce mal-travail ? Qui en sont les coupables ? Comment en sortir et obtenir de nouveaux droits pour l’ensemble des salariés au sein de l’entreprise ? Comment faire en sorte que les habitants de ce pays puissent bien vivre de leur travail, et surtout, bien le vivre ? LVSL reçoit Sophie Binet (secrétaire générale de la CGT), Isabelle Mercier (secrétaire nationale de la CFDT en charge du travail) et François Ruffin (député de la Somme) pour un grand débat autour de ces questions, modéré par Léo Rosell (doctorant spécialiste de la sécurité sociale et responsable éditorial LVSL). Retrouvez la captation vidéo de la conférence ci-dessous.


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