Rachat des turbines Arabelle : la soumission française aux États-Unis continue

© Joseph Édouard pour LVSL

Deux ans après le discours de Belfort d’Emmanuel Macron au cours duquel le Président de la République annonçait un accord d’exclusivité entre EDF et General Electric (GE) pour l’acquisition des activités nucléaires de GE afin de garantir le plein contrôle de la technologie de turbine Arabelle, rien ne se passe comme prévu. Ce qui apparaît comme la poursuite d’un échec industriel, débuté avec la vente de la branche énergie d’Alstom à GE en 2014, est révélateur de l’inefficacité de la politique industrielle du chef de l’État.

Depuis dix ans, Emmanuel Macron tente de faire oublier ses responsabilités dans la funeste décision de vendre la division énergie du groupe Alstom à l’américain General Electric. Sa validation d’une telle vente en tant que Ministre de l’Économie de François Hollande a en effet conduit la France à ne plus disposer d’une technologie clé : les turbines Arabelle, qui équipent nos centrales nucléaires. Au-delà de ces turbines, cette vente a également privé la France d’un savoir-faire et de capacités de production utiles dans les domaines de l’éolien en mer, des barrages hydroélectriques, du porte-avion nucléaire et d’équipements pour les réseaux électriques (disjoncteurs, transformateurs, etc.). Bref, des activités hautement stratégiques.

Durant son premier quinquennat, Emmanuel Macron a compté sur l’oubli de cette affaire. Peine perdue : les suppressions d’emplois dans les usines passées sous pavillon américain et la commission d’enquête parlementaire présidée par le député Olivier Marleix (LR) – qui a accusé le Président de faire partie d’un « pacte de corruption » – ont montré que le sujet ne pouvait être mis sous le tapis. Finalement, en pleine campagne pour sa réélection, Macron s’est rendu à Belfort pour annoncer en grande pompe le rachat des fameuses turbines. Une décision qui attend toujours d’être concrétisée.

La dernière phase de l’acquisition des activités nucléaires de GE par EDF devait être close le 1er décembre 2023. Mais l’événement a été reporté sine die sans aucune communication officielle. La presse rapporte qu’EDF s’inquiéterait des effets des sanctions américaines envers la Russie sur le carnet de commandes de GE Steam Power. D’après le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, cette volonté des États-Unis de sanctionner Rosatom, principal acheteur des turbines, cache en réalité une guerre industrielle entre les États-Unis et la France. Rappelons que l’industrie nucléaire russe a échappé aux sanctions américaines et européennes jusqu’à présent du fait de la dépendance de l’Occident aux capacités d’enrichissement d’uranium de la Russie. Les États-Unis ont peut-être dorénavant des capacités d’enrichissement suffisantes pour envisager de sanctionner Rosatom.

La vente des turbines, une erreur historique

Cette guerre économique n’a rien de nouveau : cela fait des années que les États-Unis tentent de mettre la main sur les savoir-faire français et y parviennent. En 2014, GE rachète la branche énergie d’Alstom dans un contexte où l’entreprise française était engluée dans des affaires de corruption à l’étranger. Succinctement, Frédéric Pierucci, cadre dirigeant d’Alstom, est arrêté en avril 2013 aux États-Unis, Patrick Kron (PDG d’Alstom) négocie avec la direction de GE la cession de la branche énergie du groupe en 2014 sur fond de promesse américaine d’abandonner les poursuites contre Alstom et ses cadres dirigeants, Arnaud Montebourg, alors ministre du redressement productif, préfère d’abord un rapprochement entre Alstom et Siemens et accuse Patrick Kron de négocier dans son dos. Alors que les négociations avec Siemens sont abandonnées, Arnaud Montebourg se rallie à l’option GE tout en cherchant une solution pour maintenir les activités nucléaires sous pavillon français. Nommé le 26 août 2014, Emmanuel Macron valide la cession de toute la branche énergie d’Alstom à GE en novembre 2014. La même semaine, Frédéric Pierucci est libéré sous caution aux États-Unis.

Lors de la vente, GE n’était plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été, mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain.

S’il est évident que la décision d’Emmanuel Macron d’autoriser cette cession a conduit à une perte de souveraineté française sur un secteur stratégique, le choix de GE était également mauvais. En effet, lors de la vente, GE n’était alors plus le conglomérat industriel glorieux qu’il a été mais un fonds d’investissement industriel agissant en lien étroit avec le gouvernement américain. La division la plus importante de GE au début des années 2000 était GE Capital. Cette filiale a participé au scandale financier des subprimes – pour lequel le groupe a payé une amende de 1,5 milliard de dollars aux États-Unis en 2019 – dont la bulle a lourdement endetté le groupe.

Après l’absorption de la branche énergie d’Alstom, GE licencie donc à tout va dans les usines françaises afin de rentrer dans ses frais et d’éponger ses dettes. Finalement, pour des raisons financières, le conglomérat américain va décider de se séparer de ces activités et Emmanuel Macron y verra une occasion de « réparer » l’erreur commise en 2014. Certes, le retour de la production des turbines Arabelle sous pavillon français est évidemment une bonne nouvelle pour la souveraineté économique du pays. Pour autant, EDF était-il le bon acheteur ? EDF est un producteur d’électricité mais n’est pas un producteur d’équipements : faire fonctionner une centrale nucléaire, ce n’est pas le même métier qu’usiner une turbine plus longue qu’un Airbus A380, pesant 1100 tonnes, déployant une puissance maximale de 1,7 GW et disposant d’une fiabilité de 99,96 %. 

EDF, acheteur par défaut

Si l’État a imposé à EDF d’entrer en négociation avec GE pour l’acquisition de cette activité, c’est parce qu’il n’existe aucune entreprise française ayant les compétences industrielles et financières pour opérer une telle activité. La production des turbines les plus puissantes et les plus efficaces en circulation suppose une compétence industrielle incomparable chez les salariés et dans la direction. Leur vente nécessite de pouvoir négocier d’égal à égal avec les gouvernements des pays concernés, le soutien de l’État français ne fait pas tout. Cette activité est éminemment risquée car l’usine n’est rentable qu’à la condition qu’elle produise deux turbines chaque année, tout creux de commande ou tout retard dans la production ou dans la livraison entraînant des coûts fixes importants qui ne peuvent être supportés que par un groupe industriel solide et diversifié.

L’État ne pouvait donc solliciter aucune entreprise privée à cette fin et encore moins lui imposer d’acquérir une activité dont les perspectives ne sont pas assurées sans une contrepartie financière substantielle. Et les solutions alternatives ayant émergé, notamment celle proposée par Frederic Pierucci, permettaient difficilement d’assurer l’avenir de l’usine de Belfort. EDF a donc été l’entreprise publique ayant la surface financière suffisante pour acquérir cette activité. 

La branche nucléaire de GE qu’EDF pourrait acheter recouvre la production et la maintenance des turbines Arabelle, des alternateurs Gigatop et de leurs auxiliaires ainsi que du contrôle commande de ceux-ci. Cela inclut l’usine principale de Belfort (la seule capable de produire des turbines Arabelle) mais également des usines à Rugby (Royaume-Uni) et Sanand (Inde) ainsi que des centres de maintenance en France et à l’étranger. Le groupe français pourrait ainsi intégrer l’ensemble de l’activité de construction d’une centrale nucléaire après l’acquisition de Framatome en 2018, génie civil mis à part.

Malgré le rachat, une dépendance aux Américains

Toutefois, la branche nucléaire qui pourrait revenir sous pavillon français va être singulièrement américanisée. Comme l’a rapporté Marianne, l’État s’est rendu compte que GE avait remplacé le contrôle commande historique d’Alstom (nommé ALSPA) par son propre contrôle commande (Mark) pour assurer la supervision de la turbine par l’opérateur. EDF n’a pas découvert cette information à l’occasion de ces négociations puisque l’entreprise française achète des turbines Arabelle pour ses projets d’EPR en France et à l’étranger. Dès lors, EDF a déjà accepté d’être livrée de turbines Arabelle avec le contrôle commande propriétaire de GE. Peut-être est-il aujourd’hui plus performant qu’ALSPA, mais GE a-t-il suffisamment investi pour le maintenir au plus haut niveau d’excellence ? En tout état de cause, EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE. Ainsi, les États-Unis disposent d’un levier d’influence sur les nouveaux EPR français et devront valider chaque projet d’exportation français. L’État va-t-il attendre une nouvelle humiliation des États-Unis, comme le refus de livrer des catapultes utilisées par le porte-avion Charles de Gaulle en 2003, pour se rendre compte que la souveraineté nationale doit être assurée par tout moyen sur les technologies sensibles ?

EDF et l’État ont accepté que les turbines Arabelle soient opérées par un logiciel dont le brevet est américain et dont les évolutions seront assurées par GE.

Dans l’hypothèse où EDF acquiert effectivement cette activité, l’entreprise française devra faire face à deux difficultés majeures : les sanctions américaines et la concurrence avec Rosatom. Le conglomérat russe est tout à la fois le principal client des turbines Arabelle et l’un des concurrents d’EDF pour la construction de centrales dans le monde. Si les États-Unis imposent des sanctions contre la Russie, il est probable qu’EDF ne pourra livrer des turbines Arabelle à Rosatom qu’en transgressant les sanctions américaines. En effet, les turbines Arabelle contiennent des pièces dont les brevets appartiendront toujours à GE car l’entreprise américaine continuera à produire les mêmes pièces ou à utiliser les mêmes brevets pour des turbines utilisées dans d’autres types de centrale (à charbon, à biomasse ou à gaz par exemple). Si elle souhaite continuer à travailler avec les États-Unis et éviter un procès, EDF devra suivre les sanctions et renoncer à plus de la moitié de son carnet de commande actuel représenté par Rosatom, payer des pénalités à l’entreprise russe et abandonner les relations futures avec ce client fidèle. Que ferait le gouvernement français dans cette hypothèse ?

Même si les relations commerciales avec Rosatom devaient se poursuivre, EDF et Rosatom seront amenés à être concurrents ou partenaires pour la construction de centrales nucléaires dans de nombreux pays souhaitant développer ce type d’énergie. Est-il possible que se fassent concurrence une offre d’EDF et une offre de Rosatom intégrant la turbine Arabelle produite par EDF ? La seule hypothèse permettant d’imaginer une poursuite des commandes de Rosatom à l’usine de Belfort serait celle d’un accord entre EDF et Rosatom incluant probablement une prise de participation de l’entreprise russe dans l’usine française pour limiter la distorsion de concurrence entre les deux acteurs. Si Rosatom a besoin de turbines Arabelle parce que certains clients internationaux la demandent eu égard à ses performances et que l’usine de Belfort a besoin des commandes de Rosatom, le rapport de forces semble être plus favorable à Rosatom dès lors qu’elle construit des réacteurs sur sol et à l’étranger avec d’autres modèles de turbines, notamment celles produites par l’entreprise russe Power Machines ayant de solides références à l’export. 

Cette prise de participation ne semblant pas crédible aujourd’hui, le risque est réel qu’EDF doive opérer une usine amputée de la moitié de son carnet de commande. Une déconvenue directement dûe à l’inconséquence de Macron, ministre de l’économie en 2014 et Président de la République depuis 2017.

Une politique industrielle inexistante

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français. La lecture de la presse locale et nationale rappelle la casse sociale et la destruction des compétences opérées par GE partout en France, dans la branche gaz, dans l’éolien en mer, les réseaux électriques et les activités support. Il n’y a plus de production de turbines hydrauliques en France depuis 2019. Comment être exhaustif face à une telle casse sociale depuis 2015 ? En 2021, GE a annoncé la scission du conglomérat en 3 entités dédiées à la santé, à l’aéronautique et à l’énergie. Les salariés de la branche énergie, dénommée GE Vernova, craignent une poursuite de la casse sociale et une nouvelle perte de souveraineté de la France dans le domaine de l’industrie de l’énergie. 

Les autres activités de la branche énergie de GE en France (hydraulique, éolien, réseaux électriques et gaz) ont quant à elles été complètement sacrifiées par le gouvernement français.

Au-delà de GE, toute l’industrie de l’énergie française subit les errements de la politique industrielle de l’État. Des secteurs indispensables à la lutte contre le changement climatique, dans lesquels la France dispose de salariés très compétents et de technologies de pointe, sont sacrifiés sans que la politique industrielle du gouvernement ne permette d’arrêter l’hémorragie. Alors que certaines entreprises font croire qu’elles vont produire des usines de panneaux photovoltaïques sous réserve d’énormes subventions à l’investissement et d’une hausse des tarifs d’achat du photovoltaïque. Ainsi, une filiale de Total ferme ses dernières usines de panneaux photovoltaïques en France et livrera la France depuis le Mexique et la Malaisie…

Pourtant, l’État a mis en œuvre une politique économique dont l’objectif affiché est la réindustrialisation. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de covid 19 dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir, souvent sans autre condition que celle de ne pas être une entreprise en difficulté… 

Même si le gouvernement se targue de l’ouverture d’usines, la part de l’industrie dans le PIB est inférieure en 2022, 13,3% (dernière valeur consolidée publiée par l’INSEE), à ce qu’elle était en 2017, 13,8%, lors de l’accession de M. Macron au pouvoir et en 2014, lorsque GE a acquis la branche énergie d’Alstom (14,1 %).

Il manque une évaluation quantitative de l’ensemble de la politique industrielle mise en œuvre par les derniers gouvernements auto-désignés comme « pro-business » mais il est manifeste que les fortunes déversées sur les entreprises privées sont sans commune mesure avec les résultats obtenus. Le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), symbole de la politique économique libérale de M. Hollande, a créé entre 100 000 et 160 000 emplois selon France Stratégie, bien loin du pin’s « 1 million d’emplois » arboré par M. Gattaz. Pour un coût de 18 Md€/an, chaque emploi créé grâce au CICE a coûté entre 112 500 et 180 000 € d’argent public. 

Des milliards distribués sans aucune vision

D’un point de vue qualitatif, le gouvernement a initié un semblant de politique industrielle verticale avec les plans France Relance et France 2030. Il a en effet choisi plusieurs filières telles que l’hydrogène vert, les batteries ou les petits réacteurs nucléaires (SMR). Pour prendre l’exemple des batteries, l’État subventionne directement les usines, indirectement via divers crédits d’impôts (comme le récent crédit d’impôt industrie verte, C3IV) et solvabilisera les acheteurs de batteries sur la base de prix permettant une rentabilité élevée aux producteurs. Profitant d’un rapport de forces très favorable, les industriels concernés mettent en concurrence les pays européens et les États-Unis pour l’installation d’une usine. En France, l’entreprise ACC réclame les mêmes conditions que Prologium pour la construction d’une usine de batteries. Et ACC a raison de s’émouvoir, l’État va subventionner 40 % de l’investissement de Prologium alors qu’elle-même ne recevra que 20 % de son investissement. Quelle rentabilité ces entreprises vont-elles atteindre lorsqu’elles toucheront le C3IV en plus et qu’elles pourront vendre leurs batteries très chères à des clients subventionnés par l’État ?

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale.

Si cette politique est si coûteuse et inefficace, c’est parce que le gouvernement français est le bon élève de la globalisation libérale. Dans ce cadre, les entreprises mettent en concurrence les États pour sélectionner ceux proposant les subventions les plus importantes, les salaires les plus bas et le cadre juridique le moins protecteur des salariés et de l’environnement. De plus, comme les entreprises ont un intérêt à la concentration des activités industrielles comme le démontre l’économie géographique, la France, très désindustrialisée, doit subventionner d’autant plus les entreprises pour qu’elles aient un intérêt à s’installer. A ce désavantage s’ajoute celui d’une indifférence totale des capitaines d’industrie français pour leur pays, contrairement à leurs homologues allemands ou italiens, comme le montrent les données sur la délocalisation des entreprises françaises.

Réparer des erreurs aussi graves commises depuis des décennies prendra incontestablement beaucoup de temps. Néanmoins, les solutions sont connues depuis des années. En premier lieu, cesser de brader les entreprises stratégiques, dont Atos n’est que le dernier avatar, et abandonner la naïveté face aux conséquences des choix « du marché » et de la guerre économique menée par des pays hostiles mais aussi par nos alliés et partenaires, américains comme européens. Ensuite, recréer une véritable politique industrielle et des entreprises publiques fortes sur le fondement d’une analyse sérieuse de nos besoins et de nos dépendances. Si un appui sur le privé peut être nécessaire pour différentes raisons, il faut alors encadrer beaucoup plus strictement les subventions qui peuvent être distribuées, pour s’assurer de réels bénéfices sur l’emploi, les savoir-faire, la souveraineté et l’environnement. Un cap de planification incompatible avec le libre marché mondialisé ardemment défendu par Macron et ses alliés.

Ruffin, Binet, Mercier : le choix du mal-travail

© LHB pour LVSL

Quels sont les coûts et les causes de ce mal-travail ? Qui en sont les coupables ? Comment en sortir et obtenir de nouveaux droits pour l’ensemble des salariés au sein de l’entreprise ? Comment faire en sorte que les habitants de ce pays puissent bien vivre de leur travail, et surtout, bien le vivre ? LVSL reçoit Sophie Binet (secrétaire générale de la CGT), Isabelle Mercier (secrétaire nationale de la CFDT en charge du travail) et François Ruffin (député de la Somme) pour un grand débat autour de ces questions, modéré par Léo Rosell (doctorant spécialiste de la sécurité sociale et responsable éditorial LVSL). Retrouvez la captation vidéo de la conférence ci-dessous.

Manifestations des agriculteurs : la FNSEA dépassée ?

Des agriculteurs déversent du fumier, du lisier et des déchets devant la préfecture d’Agen et y allument des feux, le 24 janvier 2024. © Capture d’écran – vidéo du compte Twitter Anonyme Citoyen

« Agriculteurs en colère », « on marche sur la tête », «on veut nourrir, pas mourir », « on est sur la paille »… Cet automne, les banderoles de ce type se sont multipliées dans la France rurale, notamment aux abords des axes routiers. Depuis quelques jours, les actions des agriculteurs se sont intensifiées et le gouvernement craint un embrasement général. Les racines de la colère sont en effet profondes : incapacité à vivre de leur travail, exaspération face à la bureaucratie, rejet des accords de libre-échange et parfois aussi opposition aux normes environnementales jugées trop contraignantes. Si la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, défenseurs de l’agro-industrie, tentent de canaliser le mouvement, celui-ci semble leur échapper. Une occasion de pointer enfin l’hypocrisie de ces syndicats, qui prétendent défendre les agriculteurs en les enfermant dans un modèle en échec.

Durant l’automne, les habitants des campagnes françaises ont vu les panneaux d’entrée de commune être retournés et les banderoles de détresse des agriculteurs se multiplier. Dans les préfectures et sous-préfectures rurales, le monde agricole déployait son répertoire d’action habituel : manif en tracteurs, déversement de fumier devant les bâtiments officiels, actions « caddies gratuits » ou lancers d’œufs sur les supermarchés accusés de faire de trop grosses marges… Pourtant, les médias nationaux ont peu couvert ces manifestations. Si l’actualité nationale et internationale était alors chargée, le fait que Paris n’était touché par aucune manifestation, doublé d’un certain mépris pour les « bouseux » des campagnes, expliquent sans doute aussi en partie ce désintérêt médiatique.

De la colère à la révolte

Désormais, le mouvement fait la une des médias. L’intensification des actions, avec le blocage d’axes routiers et autoroutiers, d’abord dans le Sud-Ouest puis dans toute la France, et la multiplication des actions spectaculaires y est sans doute pour quelque chose. Ces modes d’action, qui rappellent ceux des gilets jaunes, inquiètent de plus en plus le pouvoir. Alors que certaines figures de la contestation menacent de boycotter le salon de l’Agriculture et qu’un blocage de Paris est désormais annoncé, la tension est montée d’un cran. La crainte du gouvernement de voir les blocages de grande ampleur observés en Allemagne, aux Pays-Bas, en Roumanie et en Espagne être imités en France est en train de prendre forme. Il tente donc de contenir l’incendie en envoyant ministres et préfets à la rencontre des agriculteurs, mais ne parvient pour l’instant pas à convaincre.
L’empressement du gouvernement à négocier tranche avec l’approche habituelle des macronistes vis-à-vis des mouvements sociaux, qui consiste à les caricaturer et à les réprimer. Une démarche surprenante, alors que les actions des agriculteurs prennent parfois un tournant violent, comme lors de lancers de projectiles contre des policiers à Saint-Brieuc le 6 décembre dernier ou l’explosion d’un bâtiment – vide – de la DREAL à Carcassonne revendiquée par le Comité d’Action Viticole le 19 janvier. Le déversement massif de fumier et de déchets agricoles sur les préfectures est quant à lui généralisé.

Alors que les médias s’empressent habituellement de dénoncer le moindre feu de poubelle ou des barricades érigées avec des trottinettes, ils se montrent cette fois-ci bien plus conciliants. Le double décès dans l’Ariège, où une agricultrice et sa fille présentes sur un barrage ont été percutés par une voiture, aurait également pu servir d’argument au gouvernement pour demander la levée des blocages. Gérald Darmanin demande au contraire « une grande modération » aux forces de l’ordre, qui ne doivent être utilisées « qu’en dernier recours ».

Pourquoi le mouvement n’est pas réprimé (pour l’instant)

Si ce traitement peut surprendre, il se comprend à l’aune de plusieurs facteurs : l’image des agriculteurs dans l’opinion, les spécificités de ce groupe social et la symbiose entre la FNSEA et le gouvernement. 

D’abord, incarnant une France rurale travailleuse et dont l’utilité sociale est évidente, les agriculteurs bénéficient d’une forte sympathie dans l’opinion. Un sondage réalisé le 23 janvier chiffre d’ailleurs le niveau de soutien au mouvement actuel à 82%, soit 10 points de plus que les gilets jaunes au début de leur mobilisation. De même, bien que le nombre d’exploitants agricoles ait fortement diminué au cours des dernières décennies et se situe désormais autour de 400.000 personnes, le vote de cette profession reste fortement convoité par tout le spectre politique, ne serait-ce que pour ne pas apparaître comme des urbains déconnectés du reste du pays.

Les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer.

Ensuite, les agriculteurs forment un groupe social difficile à réprimer. Lorsque les manifestations ont lieu à la campagne, il est fréquent que les gendarmes et les agriculteurs se connaissent, ce qui incite moins les forces de l’ordre à les affronter. Les combats seraient d’ailleurs compliqués : la taille imposante des tracteurs et le fait que leurs cabines soient difficiles à atteindre protègent les agriculteurs d’une potentielle répression. Enfin, beaucoup d’agriculteurs sont également chasseurs et donc armés.

Enfin, le pouvoir est en très bons termes avec les deux syndicats agricoles majoritaires. La Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA) et le mouvement des Jeunes Agriculteurs, alliés dans presque tous les départements, ont obtenu ensemble 55% des voix aux élections des chambres d’agriculture en 2019. Leur vision productiviste et tournée vers l’export s’accorde en effet pleinement avec celle des macronistes, qui souhaitent une agriculture toujours plus mécanisée, robotisée et digitalisée pour augmenter la productivité. Le soutien de la présidente de la FNSEA à Emmanuel Macron lors de la première réforme des retraites en 2019 et la création de la cellule Demeter, une unité de renseignement de la gendarmerie destinée à la traque des militants écologistes opposés à l’agro-industrie, en témoignent. Ainsi, lorsque la FNSEA et les JA appellent à la mobilisation des agriculteurs, ce n’est que pour mieux renforcer leur position de négociation avec le gouvernement.

Les racines de la colère

C’est bien dans cette perspective que les deux syndicats ont initié les mobilisations de l’automne. Leur objectif principal était d’arracher des concessions à l’Etat dans la future Loi d’Orientation de l’Agriculture, de nouveau reportée suite aux mobilisations, et à l’Union européenne, sur le Green Deal et la loi de restauration de la nature. En filigrane, la FNSEA et les JA ont aussi en tête les élections de 2025 dans les chambres d’agriculture. En démontrant leur capacité à peser dans le rapport de force avec les responsables politiques, ils espéraient renforcer encore leur pouvoir sur le monde agricole. Si cette stratégie a plutôt fonctionné à la fin 2023, le mouvement actuel semble toutefois leur échapper. Il faut dire que les agriculteurs ne manquent pas de raisons pour se mobiliser.

Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’aux agriculteurs.

Tous font le même constat : il est extrêmement difficile, même en travaillant sans relâche tous les jours, de vivre de leur travail. Alors que les prix de l’alimentation ont bondi depuis deux ans, cette manne n’a pas « ruisselé » jusqu’à eux et reste captée par les négociants qui spéculent sur les prix agricoles, les industriels et la grande distribution : entre fin 2021 et le deuxième trimestre 2023, la marge brute de l’industrie agroalimentaire est passée de 28 à 48% ! Pendant ce temps, beaucoup d’agriculteurs vendent leur production à perte. C’est notamment le cas du lait, dont la filière, dominée par quelques gros acteurs comme Lactalis, refuse de communiquer ses taux de marge. Le racket s’organise aussi en amont, avec quelques gros fournisseurs de produits phytosanitaires, d’engrais, de semences ou de matériel agricole. Ceux-ci ont fortement augmenté leurs prix dernièrement, certes pour des raisons exogènes comme la guerre en Ukraine, mais aussi par pure rapacité.

Pour survivre, les agriculteurs sont donc sous perfusion constante de subventions. Aides à l’investissement, aides aux revenus de la Politique Agricole Commune (PAC) en fonction du nombre d’hectares cultivées ou de la taille du cheptel, aide à la conversion et au maintien en bio, aide à l’entretien des bocages… Il en existe pour à peu près tout. Encore faut-il pouvoir remplir une montagne de formulaires pour en bénéficier et espérer que l’administration parvienne à les traiter dans les temps. Or, des années d’austérité et de complexification des procédures ont rendu la bureaucratie incapable d’assurer ses fonctions. En réalité, les plus gros agriculteurs sont souvent les seuls à capter les aides. On comprend alors pourquoi les bâtiments administratifs sont particulièrement visés par les contestataires.

Alors que l’équation économique est déjà intenable pour les petits agriculteurs,  une nouvelle vague de libre-échange est en train de déferler sur eux. Après la concurrence espagnole sur les fruits et légumes ou celle des éleveurs allemands et polonais sur le porc, ils vont devoir faire face à celle de la Nouvelle-Zélande, avec laquelle l’Union européenne vient de signer un accord de libre-échange. En pleine urgence écologique, l’importation de viande et de lait de moutons de l’autre bout de la planète était sans aucun doute la priorité. L’UE finalise également les démarches pour supprimer les barrières douanières avec le Mercosur, le grand marché commun sud-américain. Face aux fermes-usines du Brésil ou de l’Argentine, qui exploitent le soja ou les bœufs sur des surfaces immenses, il est pourtant clair que l’agriculture française, excepté les filières haut de gamme, ne pourra pas faire face. Le fait que ces pays utilisent des antibiotiques, des hormones de croissance, des pesticides et toutes sortes de produits interdits en Europe est vaguement reconnu par la Commission européenne, qui met en avant des « clauses miroirs » dans l’accord, mais sans aucune précision sur le fond. Enfin, l’UE ne cesse d’accélérer le processus d’adhésion de l’Ukraine, dont les produits agricoles qui ont envahi les marchés d’Europe centrale et ont déjà conduit à la ruine d’agriculteurs polonais et hongrois.

Les agriculteurs sont-ils vraiment anti-écolos ?

Pourtant, si ces motifs de colère sont extrêmement partagés par les agriculteurs, ils ne constituent pas le cœur des revendications de la FNSEA et des Jeunes Agriculteurs. Les deux syndicats focalisent plutôt leur opposition sur des mesures tournées vers la transition du secteur à des modes de production plus écologiques. Ils ont notamment dénoncé la hausse d’une taxe sur les pesticides et d’une redevance sur l’eau utilisée pour l’irrigation. Visant à financer le Plan eau du gouvernement et à réduire l’épandage de pesticides afin de préserver cette ressource de plus en plus rare, ces deux taxes ont été abandonnées dès décembre. La fin progressive de l’exonération fiscale sur le gazole non routier, carburant des engins agricoles, a elle aussi été dénoncée, bien que la FNSEA soit quelque peu en difficulté sur ce terrain : dans un deal avec le gouvernement cet été, elle a accepté cette hausse en échange d’une réforme de la taxation des plus-values agricoles qui avantage les gros agriculteurs.

Au-delà des taxes, la FNSEA et les JA attaquent particulièrement de nouvelles normes environnementales européennes, comme la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » et le « Green Deal ». La première vise notamment à ce que 25% des surfaces agricoles utilisées soient en bio d’ici 2030, tandis que le second a déjà été largement vidé de sa substance. Pour Arnaud Rousseau, le patron de la FNSEA, cette transition – pourtant timide – vers l’agro-écologie conduirait en effet à une « agriculture décroissante » qui serait alors incapable d’assurer les besoins alimentaires de la France. En agitant cette peur du retour de la faim, il espère faire échouer les tentatives limitées de convertir le secteur à des modes de production plus durables. Pour la FNSEA, la solution aux problèmes de productivité posés par l’épuisement des sols, le changement climatique, la multiplication des épidémies ou la crise de la biodiversité se situe uniquement dans le progrès technique, à coup de drones, de digitalisation, de méga-bassines, de robotisation ou d’organismes génétiquement modifiés (OGM).

En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle.

Le mépris flagrant du syndicat majoritaire pour l’environnement n’est pourtant pas représentatif de la vision de tous les agriculteurs. En première ligne face aux effets du réchauffement climatique, premières victimes des pesticides et témoins de l’épuisement des terres et de la raréfaction de l’eau, nombre d’entre eux adhèrent à l’idée d’un changement de modèle. Mais alors que le passage au bio demande des années et que les prêts à rembourser sont souvent considérables, aucune transition n’est possible sans aide conséquente des pouvoirs publics. Or, les aides à la transition et au maintien dans l’agriculture biologique sont notoirement insuffisantes et rarement versées à temps. Sans parler de la chute du marché du bio de 4,6% en 2022, qui s’est poursuivie pour 2023. Trop chers – en raison notamment des sur-marges pratiquées par la grande distribution – ces produits sont de plus en plus boudés par des consommateurs aux moyens érodés par l’inflation. 

Au-delà du bio, les injonctions à aller vers plus d’agro-écologie ne sont pas non plus accompagnées de moyens suffisants. En témoigne par exemple la mobilisation conduite par la Confédération Paysanne et les CIVAM en Bretagne l’automne dernier pour plus de financements dédiés aux mesures agro-écologiques et climatiques (MAEC), qui encouragent les éleveurs à dédier une plus grande part de leur exploitation aux prairies, afin de préserver l’environnement. Ainsi, beaucoup d’agriculteurs souhaiteraient avoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement – mais aussi du bien-être animal – mais n’en ont tout simplement pas les moyens.

La FNSEA, fausse alliée du monde agricole

Au lieu d’allier le nécessaire tournant écologique de l’agriculture avec des mesures permettant de le réaliser – protectionnisme et hausses des rémunérations des agriculteurs – la FNSEA et dans une moindre mesure les JA, préfèrent donc rejeter cette transition. Cela n’a rien de surprenant : bien que prétendant représenter tous les agriculteurs, la FNSEA ne défend que les plus gros d’entre eux. Les salaires des dirigeants du syndicat, dévoilés en 2020 par Mediapart, témoignent de leur déconnexion avec les paysans : le directeur général de l’époque émergeait alors à 13.400€ bruts par mois, soit plus que le ministre de l’Agriculture, tandis que l’ancienne présidente, qui ne travaillait que trois jours par semaine, touchait en un mois autant qu’un agriculteur moyen en un an !

La personnalité de l’actuel président du syndicat résume à elle seule les intérêts réellement défendus par la fédération : diplômé d’une école de commerce, Arnaud Rousseau commence sa carrière dans le négoce des matières premières, c’est-à-dire la spéculation… Il reprend ensuite l’exploitation céréalière familiale de 700 hectares, une parfaite incarnation de l’agriculture productiviste gavée de subventions de la PAC. Au-delà de sa ferme, Rousseau est également le directeur général d’un groupe de méthanisation, administrateur du groupe Saipol, leader français de la transformation de graines en huiles, président de Sofiprotéol, une société qui propose des crédits aux agriculteurs et d’une douzaine d’autres entreprises. Surtout, il est le PDG d’Avril, un énorme groupe industriel, qui possède notamment les huiles Puget et Lesieur. En 2022, le chiffre d’affaires de ce mastodonte de l’agroalimentaire et des agrocarburants atteignait 9 milliards d’euros tandis que son résultat net a explosé de 45% ! Un groupe dont était déjà issu l’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin, entre 2010 et 2017.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française.

Patron d’un groupe agro-industriel qui fait son beurre sur le dos des paysans, promoteur de l’endettement des agriculteurs et ancien trader, Arnaud Rousseau a des intérêts dans presque tous les secteurs responsables de la mort de l’agriculture française. Il ne manquait guère que les semenciers et les vendeurs de matériel agricole et le compte y était. Aucune surprise, dès lors, à ce que la FNSEA ne se contente que de maigres communiqués contre les accords de libre-échange sans appeler à se mobiliser pour les faire échouer ou à ce qu’elle défende ardemment une PAC qui ne bénéficie qu’aux plus gros. Il en va de même avec la défense des « méga-bassines » par le syndicat majoritaire : présentées comme une solution face à la généralisation des sécheresses, ces bassins bénéficient aux plus gros agriculteurs qui refusent de changer leurs méthodes et accaparent l’eau aux plus petits pour produire des denrées souvent destinées à l’exportation.

Quel débouché au mouvement ?

Habituellement, les trahisons de la FNSEA et des JA auprès de leur base ne suscitaient guère de réaction de la part de cette dernière. Cette fois-ci, il semble cependant que leurs tentatives pour contrôler le mouvement ne prennent pas. A Toulouse, un représentant du syndicat invitant les agriculteurs à rentrer chez eux et à laisser son syndicat négocier en leur nom a été copieusement hué. En Haute-Saône, le blocage d’une usine Lactalis à l’aide de fumier et de déchets, suffisamment rare dans ce type de mouvement pour être souligné, est une action que n’aurait probablement jamais soutenue la FNSEA. Plus largement, les agriculteurs en révolte préfèrent généralement ne pas afficher leur appartenance syndicale – quand ils en ont une – et se montrent très soucieux d’échapper à toute récupération politique. 

Que proposent justement les différents camps politiques ? Du côté du gouvernement, la ligne n’est pas claire et le bilan des sept dernières années au pouvoir difficile à assumer. Il est cependant probable que les macronistes finissent par conclure un accord avec la FNSEA autour d’aides d’urgences et de suppression de règles environnementales dans l’espoir de calmer la colère. Si des évolutions législatives sont nécessaires pour les appliquer, cela ne devrait pas poser de problèmes : dans leurs prises de parole, Les Républicains, alliés non-officiels du gouvernement, s’alignent totalement sur les revendications de la FNSEA

Le Rassemblement National (RN) se montre lui plus critique du syndicat majoritaire, mais reprend la plupart de ses arguments sur le fond. Seule différence notable : la question du libre-échange, fermement combattu par l’extrême-droite. Un point qui la rapproche de la Coordination Rurale, un syndicat agricole qui se positionne depuis longtemps pour une « exception agriculturelle » dans le cadre de la mondialisation. Si Marine Le Pen et ses troupes tentent évidemment de récupérer le mouvement et ciblent directement l’Union européenne dans leurs critiques, dans le but de gonfler leur score aux élections de juin prochain, ils n’ont en revanche pratiquement rien à proposer en matière de régulation des prix, de réforme de la PAC, de revenu paysan ou sur le plan environnemental.

La gauche parviendra-t-elle à convaincre ?

Quant à la gauche, elle se trouve plus ou moins dans la même situation que la Confédération Paysanne, incarnation de ce camp politique parmi les syndicats agricoles. Bien que les manifestations des agriculteurs fassent écho à nombre d’alertes émises par la « Conf’ » depuis des années (traités de libre-échange, folie de la libéralisation des marchés et de la fin des quotas de production, injustice des aides, impossibilité de verdir l’agriculture sans soutien financier, adaptation des normes aux réalités des petites fermes …), cela n’entraîne pas nécessairement un soutien aux propositions de ce syndicat. Pour la gauche, l’enjeu de cette séquence est de réparer son image auprès du monde agricole en cassant le discours autour de « l’agri-bashing » ou du bobo urbain végétarien donneur de leçons.

Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas.

De récentes interventions de députés de gauche dans les médias et à l’Assemblée nationale donnent l’espoir de rompre avec cette image. Les députés insoumis François Ruffin, Mathilde Hignet (ancienne ouvrière agricole) et Christophe Bex, ainsi que la députée écologiste Marie Pochon (fille de vignerons), ont clairement ciblé les vrais adversaires du monde agricole, à savoir les distributeurs, les industriels de l’agro-alimentaire, les fermes-usines étrangères et la FNSEA. Prix plancher, encadrement des marges, protectionnisme, révision des aides pour les simplifier et soutenir un modèle plus écologique, révision des critères de commande publique dans les cantines pour favoriser l’agriculture française… Les propositions ne manquent pas. Rappelons d’ailleurs que la France Insoumise avait justement proposé l’instauration d’un prix plancher sur les produits agricoles le 30 novembre dernier, qui a été rejeté à seulement 6 voix. A plus long terme, l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation, qui fait petit à petit son chemin à gauche et dont les expérimentations locales se multiplient, pourrait constituer un nouveau cadre pour sortir vraiment l’agriculture du marché. 

Certes, cet horizon peut paraître lointain. Bien sûr, il est probable que le mouvement actuel finisse par retomber, entre fatigue des personnes mobilisées en plein hiver sur les routes, nécessité de faire tourner les fermes pour rembourser les crédits et probable accord entre la FNSEA, les JA et le gouvernement pour calmer la foule. Le fait que ce mouvement social reste pour l’instant très sectoriel ne plaide pas non plus pour sa longévité. Toutefois, il a déjà permis de rouvrir des débats fondamentaux sur notre alimentation, la mondialisation, le travail et la répartition très inégalitaire de la valeur. En cela, il a brisé le cadre libéral dans lequel la FNSEA veut enfermer toute pensée politique du monde agricole. C’est déjà une grande victoire.

Réforme des prix de l’électricité : tout changer pour ne rien changer

Nucléaire LVSL Le Vent Se Lève
© Édition LHB pour LVSL

« Nous avons réussi à trouver un équilibre vital entre la compétitivité de notre industrie, la stabilité pour les ménages et le développement d’EDF ». A la mi-novembre 2023, après deux ans de crise sur le marché de l’électricité, Bruno Le Maire était fier d’annoncer un accord entre l’Etat et EDF. A l’entendre, tous les problèmes constatés ces dernières années ont été résolus. Le tout en restant pourtant dans le cadre de marché imposé par l’Union européenne. En somme, la France aurait réussi l’impossible : garantir des prix stables tout en permettant une concurrence… qui implique une fluctuation des prix. 

Alors que la crise énergétique n’est toujours pas vraiment derrière nous et que les investissements pour la maintenance et le renouvellement des centrales électriques dans les années à venir sont considérables, cet accord mérite une attention particulière. Devant la technicité du sujet, la plupart des médias ont pourtant renoncé à se plonger dans les détails de la réforme et se sont contentés de reprendre les déclarations officielles. Cet accord comporte pourtant de grandes zones d’ombre, qui invitent à relativiser les propos optimistes du ministre de l’Économie. Alors qu’en est-il vraiment ?

Une réforme qui n’a que trop tardé

D’abord, il faut rappeler à quel point une réforme des prix de l’électricité était urgente. Depuis l’ouverture à la concurrence du secteur imposée par l’Union Européenne (UE) à la fin des années 90, le système est devenu de plus en plus complexe, EDF s’est retrouvée de plus en plus fragilisée et les prix pour les consommateurs ont explosé, contrairement aux promesses des apôtres du marché. En transformant l’électricité d’un bien public au tarif garanti en un bien de marché échangé sur les places boursières, son prix a été largement corrélé à celui du gaz, correspondant au coût marginal de production, c’est-à-dire au coût pour produire un MWh supplémentaire. Une absurdité alors que nos électrons proviennent largement du nucléaire et des renouvelables, notamment l’hydroélectricité.

Complexification du système électrique français depuis la libéralisation européenne. © Elucid

Dès la fin 2021, l’envolée des prix du gaz entraîne de fortes hausses des prix de marché de l’électricité, qui se répercutent ensuite sur les consommateurs. Pour la plupart des entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du tarif réglementé, l’augmentation a été brutale : +21% en 2022 et +84% en 2023 en moyenne selon l’INSEE., soit un doublement des factures en à peine deux ans ! Et cette moyenne cache de fortes disparités : les exemples d’entreprises ou communes ayant vu leur facture tripler ou quadrupler, voire multipliée par 10, sont légion. Les conséquences de telles hausses sont catastrophiques : faillites, délocalisations, gel des investissements, dégradation des services publics, hausse de l’inflation… Pour les particuliers, la hausse a été moins brutale, mais tout de même historique : après +4% en 2022, le tarif réglementé a connu une hausse de 15% en février 2023 et une autre de 10% en août. Soit presque +30% en deux ans, avant une nouvelle hausse de 10% prévue pour cette année.

Face aux effets dévastateurs de cette envolée des prix, l’Etat a bricolé un « bouclier tarifaire»  pour les particuliers et divers amortisseurs et aides ciblées pour les collectivités et les entreprises. Un empilement de dispositifs considéré comme une « usine à gaz » par un rapport sénatorial et qui aura coûté 50 milliards d’euros entre 2021 et 2023 rien que pour l’électricité. L’Etat français a ainsi préféré payer une part des factures lui-même pour acheter la paix sociale plutôt que de taxer les superprofits des spéculateurs ou de reprendre le contrôle sur l’énergie. Privatisation des profits et socialisation des pertes.

Le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

De manière absurde, alors que les prix étaient au plus haut, EDF a enregistré des pertes historiques en 2022 (18 milliards d’euros). Une situation qui s’explique par des erreurs stratégiques et une faible disponibilité du parc nucléaire, qui l’a obligée à racheter à ses concurrents les volumes vendus dans le cadre de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (ARENH). Concession de la France aux fanatiques européens de la concurrence, ce système force EDF à vendre 120 TWh par an, soit environ un tiers de sa production nucléaire, à ses concurrents à un prix trop faible de 42€/MWh. Si la situation de l’énergéticien s’est depuis améliorée, le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

Un « tarif cible » encore très flou

Après un tel échec du marché et alors que le mécanisme de l’ARENH doit prendre fin au 1er janvier 2026, une réforme devenait indispensable. Suite à des mois de négociations, un accord a finalement été trouvé entre l’Etat et EDF pour la période 2026-2040 pour « garantir un niveau de prix autour de 70€ le MWh pour l’électricité nucléaire » selon Bruno Le Maire. Si certains ont jugé la hausse trop forte par rapport aux 42€/MWh de l’ARENH, il convient de relativiser. D’une part, l’ARENH ne concernait qu’une part de la production nucléaire, le reste étant vendu bien plus cher. D’autre part, le tarif de l’ARENH était devenu trop faible par rapport aux coûts de production du nucléaire, estimés autour de 60€/MWh dans les années à venir, et aux besoins d’investissement d’EDF. Une hausse conséquente était donc inéluctable.

Le nouveau tarif paraît donc élevé, mais pas délirant. Mais voilà : ces 70€/MWh ne sont en fait pas un tarif garanti mais un « tarif cible » que se fixe le gouvernement, « en moyenne sur 15 ans et sur l’ensemble des consommateurs ». Cette cible repose sur des prévisions d’évolution des prix de marché absolument impossibles à valider et sur un mécanisme de taxation progressive des prix de vente d’EDF aux fournisseurs, qui démarre à 78 €/MWh. A partir de ce seuil, les gains supplémentaires seront taxés à 50%, puis à 90% au-delà de 110€/MWh. Rien qui permette de garantir un prix de 70 €/MWh aux fournisseurs… et encore moins aux consommateurs puisque la marge des fournisseurs n’est pas encadrée. Si l’Etat promet que les recettes de ces taxes seront ensuite reversées aux consommateurs, le mécanisme envisagé n’est pas encore connu. S’agira-t-il d’un crédit d’impôt ? D’une remise sur les factures suivantes ? Sans doute les cabinets de conseil se penchent-ils déjà sur la question pour concevoir un nouveau système bureaucratique.

Ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes.

En attendant, une chose est sûre : les factures vont continuer à osciller fortement, pénalisant fortement les ménages, les entreprises et les communes, à l’image de la situation actuelle. On est donc loin de la « stabilité » vantée par le gouvernement. Enfin, ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes : si les tarifs français sont plus attractifs que ceux d’autres pays européens – par exemple, ceux d’une Allemagne désormais largement dépendante du gaz américain particulièrement cher – rien ne garantit que ceux-ci ne portent pas plainte auprès de l’UE pour distorsion de concurrence. Quelle nouvelle concession la France fera-t-elle alors aux gourous du marché ?

En revanche, le fait que les fournisseurs et producteurs privés continuent à engranger des superprofits sur le dos des usagers ne semble gêner personne. Imaginons par exemple une nouvelle période de flambée des prix durant laquelle TotalEnergies, Eni, Engie ou d’autres vendent de l’électricité à 100 ou 150€/MWh : si les consommateurs ne percevront pas la différence – le mécanisme de taxation prévoyant une redistribution indépendamment de leur fournisseur – les profits supplémentaires n’iront pas dans les mêmes poches suivant qui les réalisent. Chez EDF, d’éventuels dividendes iront directement dans les caisses de l’Etat, désormais actionnaire à 100%. Chez ses concurrents, ces profits sur un bien public enrichiront des investisseurs privés.

EDF, gagnant de la réforme ?

Pour l’opérateur historique, la réforme ouvre donc une nouvelle ère incertaine. Certes, en apparence, EDF semble plutôt sortir gagnante des négociations. Son PDG Luc Rémont n’a d’ailleurs pas hésité à menacer de démissionner s’il n’obtenait pas un tarif cible suffisant. Une fermeté qui doit moins à son attachement au service public qu’à sa volonté de gouverner EDF comme une multinationale privée, en vendant l’électricité à des prix plus hauts. Or, EDF doit faire face à des défis immenses dans les prochaines décennies : il faut non seulement assurer le prolongement du parc existant, notamment le « grand carénage » des centrales nucléaires vieillissantes, mais également investir pour répondre à une demande amenée à augmenter fortement avec l’électrification de nouveaux usages (procédés industriels et véhicules notamment). Le tout en essayant de rembourser une dette de 65 milliards d’euros, directement causée par les décisions désastreuses prises depuis 20 ans et en essayant de se développer à l’international.

A première vue, le tarif cible de 70€/MWh devrait permettre de remplir ces différents objectifs. D’après la Commission de Régulation de l’Énergie, le coût de production du nucléaire sur la période 2026-2030 devrait être de 60,7€/MWh. La dizaine d’euros supplémentaires ponctionnés sur chaque MWh devrait servir à financer la « politique d’investissement d’EDF, notamment dans le nouveau nucléaire français et à l’export », indique le gouvernement. Selon les calculs d’Alternatives Economiques, cette différence par rapport aux coûts de production permettrait de financer un réacteur EPR tous les deux ans. Que l’on soit pour ou contre la relance du programme nucléaire, cet apport financier supplémentaire pour EDF reste une bonne nouvelle, les énergies renouvelables nécessitant elles aussi de gros investissements.

Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ?

Cependant, l’usage exact de ces milliards par EDF reste entouré d’un grand flou. L’entreprise est en effet le bras armé de la France pour exporter son nucléaire dans le reste du monde. Or, les coûts des centrales atomiques construites à l’étranger ont eu tendance à exploser. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où EDF construit la centrale d’Hinkley Point C. Un projet dont le coût est passé de 18 milliards de livres au début de sa construction en 2016 à presque 33 milliards de livres aujourd’hui. Des surcoûts que le partenaire chinois d’EDF sur ce projet, China General Nuclear Power Group (CGN), refuse d’assumer. EDF risque donc de devoir assumer seule cette facture extrêmement salée, ainsi que celle de la future centrale de Sizewell C, également en « partenariat » avec CGN. Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ? Si rien n’est encore décidé, le risque existe bel et bien.

La France osera-t-elle s’opposer à l’Union Européenne ?

Enfin, EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne. Étant donné la position ultra-dominante de l’opérateur national, les technocrates bruxellois cherchent depuis longtemps des moyens d’affaiblir ses parts de marché. Le nucléaire intéresse peu le secteur privé : il pose de trop grands enjeux de sécurité et est trop peu rentable. Les concurrents d’EDF espèrent donc surtout mettre la main sur le reste des activités du groupe, c’est-à-dire les énergies renouvelables et les barrages hydroélectriques, amortis depuis longtemps et qui garantissent une rente confortable. Si un pays européen venait à se plaindre de la concurrence « déloyale » d’EDF, la Commission européenne pourrait alors ressortir des cartons le « projet Hercule », qui prévoit le démembrement de l’entreprise et la vente de ses activités non-nucléaires. Bien qu’ils disent le contraire, les macronistes ne semblent pas avoir renoncé à ce scénario. En témoignent la réorganisation actuelle du groupe EDF, qui ressemble fortement aux plans prévus par Hercule, et leur opposition intense à la proposition de loi du député Philippe Brun (PS) qui vise, entre autres, à garantir l’incessibilité des actifs d’EDF.

EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne.

Etant donné la docilité habituelle de Paris face aux injonctions européennes, le retour de ce « projet Hercule » est donc une possibilité réelle. La France pourrait pourtant faire d’autres choix et désobéir à Bruxelles pour pouvoir appliquer sa propre politique énergétique. L’exemple de l’Espagne et du Portugal montre que des alternatives existent : en dérogeant temporairement aux règles européennes pour plafonner le prix du gaz utilisé pour la production électrique, les deux pays ibériques ont divisé par deux les factures des consommateurs bénéficiant de tarifs réglementés. Quand le Parti Communiste Français et la France Insoumise, inspirés par le travail du syndicat Sud Energie, ont proposé que la France revienne à une gestion publique de l’électricité, les macronistes ont agité la peur d’un « Frexit énergétique », estimant que la sortie de la concurrence reviendrait à cesser tout échange énergétique avec les pays voisins. Un mensonge qui témoigne soit de leur mauvaise foi, soit de leur méconnaissance complète du sujet, les échanges d’électricité ne nécessitant ni la privatisation des centrales, ni la mise en concurrence d’EDF avec des fournisseurs nuisibles.

Si cette réforme s’apparente donc à un vaste bricolage pour faire perdurer l’hérésie du marché, l’insistance sur la « stabilité » des prix dans le discours de Bruno Le Maire s’apparente à une reconnaissance implicite du fait que le marché n’est pas la solution. Les consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des collectivités et organismes publics, souhaitent tous de la visibilité sur leurs factures pour ne pas tomber dans le rouge. De l’autre côté, les investissements menés sur le système électrique, tant pour la production que pour le réseau, ne sont amortis que sur le temps long. Ainsi, tout le monde a intérêt à des tarifs réglementés, fixés sur le long terme. Un objectif qui ne peut être atteint que par un retour à un monopole public et une forte planification. Exactement l’inverse du chaos et de la voracité des marchés.

Note : L’auteur remercie la syndicaliste Anne Debrégeas (Sud Energie) pour ses retours précis et ses analyses sur la réforme en cours.

Le blanc-seing des grandes puissances à l’Azerbaïdjan

Azerbaidjan - Le Vent Se Lève
Le chef d’État azéri Ilham Aliev en compagnie d’Emmanuel Macron. Celui-ci l’a critiqué à de nombreuses reprises, avant d’entériner l’invasion du Haut-Karabagh, décrétant que « l’heure [n’était] pas aux sanctions » © réseaux sociaux d’Ilham Aliev.

Le conflit ukrainien aura-t-il raison du Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan qui réclame l’indépendance ? Depuis quelques mois, les visées expansionnistes du chef d’État azéri Ilham Aliev sont arrivées à leur terme. Le Haut-Karabagh est occupé, et ses habitants sont privés du corridor qui les reliaient à l’Arménie. Avec le soutien implicite de l’Union européenne et des États-Unis, mais aussi – fait nouveau – de la Russie. Le gouvernement arménien avait en effet tenté de se rapprocher du bloc occidental ces derniers mois ; sans succès, mais suffisamment pour s’aliéner les bonnes grâces de la Russie. Quant à Emmanuel Macron, qui critique régulièrement le chef d’État azéri, il a décrété suite à l’annexion du Haut-Karabagh que « l’heure n’était pas aux sanctions »…

Pour comprendre le Haut-Karabagh, cette enclave arménophone en Azerbaïdjan, il faut remonter à l’année 1923. Et à la volonté du pouvoir soviétique, représenté par Joseph Staline, d’anéantir l’autonomie décisionnelle des autorités d’Azerbaïdjan et d’Arménie. Pour ce faire, de nouvelles frontières ont été tracées, faisant volontairement fi des facteurs ethniques et linguistiques. Le pouvoir soviétique a parié sur une dilution des sentiments nationalistes, afin de forcer l’identification à l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS).

Les enclaves léguées par le pouvoir soviétique suite aux réformes territoriales de 1923. Le Haut-Karabagh, majoritairement arménophone (à 56.5%) est laissé à l’Azerbaïdjan, tandis que le Syunik, majoritairement peuplé d’Azéris (à 51,6%) est maintenu au sein de l’Arménie. Le Nakhitchevan, peuplé à 70,5% d’Azéris contre 27,5% d’Arméniens, est confié à l’Azerbaïdjan mais séparé de la plus grande partie de son territoire. © Marie Pérez pour LVSL

C’est ainsi que le Haut-Karabagh, peuplé à plus de 90 % d’Arméniens, est intégré comme oblast au sein de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. Si celle-ci se voit confier la région majoritairement azérie du Nakhitchevan, conformément à ses voeux, on lui refuse celle du Syunik, à l’Est, pourtant azérie elle aussi. Le Nakhitchevan se retrouve ainsi enclavé en Arménie, tout comme le Haut-Karabagh en Azerbaïdjan. C’est en vertu de la même logique que l’Ossétie est scindée en une entité russe et une autre géorgienne.

Implosion de l’URSS et réveil nationaliste

Auparavant, Arméniens et Azéris s’étaient proclamés indépendants en 1918, et de nombreux États les avaient reconnus comme tels, malgré les conflits qui demeuraient quant à leurs frontières. Pendant les années qui ont précédé l’invasion de l’Armée rouge dans le Caucase, les Arméniens et Azéris s’étaient livrés à de violents combats dans Haut-Karabagh.

Le mastodonte gazier SOCAR, qui accueille des capitaux du monde entier, permet le réveil militaire de l’Azerbaïdjan. Celle-ci peut rapidement écouler ses hydrocarbures vers les pays riches

Les Arméniens, déjà victime du génocide auquel participèrent de nombreux Azéris, eurent à essuyer de nouveaux massacres, notamment dans le Karabagh (jusqu’à 20,000 civils assassinés à Chouchi en 1920). À Bakou, c’est sous l’autorité des communistes russes et avec la participation active de la Fédération révolutionnaire arménienne que des milliers de musulmans sont massacrés pour endiguer les aspirations à l’autodétermination de 1918.

Avec la chute de l’URSS, les sentiments nationalistes, que les autorités soviétiques avaient tenté d’éteindre, se réveillent. Rapidement, des pogroms arménophobes sont perpétrés dans les faubourgs de Bakou ; en réaction, les Arméniens de l’oblast du Haut-Karabagh décident de s’auto-proclamer indépendant par le biais d’un referendum. Le pouvoir azéri envoie l’armée ; les craintes d’un nettoyage ethnique se propagent.

Mais la supériorité militaire du Haut-Karabagh, soutenu par l’Arménie, a raison des armées azéries. Une fois cette victoire remportée, les troupes arméniennes se lancent à leur tour dans une guerre d’annexion à l’égard des districts azéris qui entourent le Haut-Karabagh. Sur les routes de l’exil, des centaines de milliers de civils azéris viennent alors rejoindre le cortège de réfugiés arméniens qui avaient dû fuir l’Azerbaïdjan… Le pouvoir de Bakou est contraint à la signature d’un accord de cessez-le-feu.

Le chef d’État azéri Heydar Aliev, connu pour son incitation aux pogroms arménophobes durant la période soviétique, n’était pourtant pas homme à se laisser défaire. Les années suivantes, il met en place une politique économique visant à créer les conditions de la reprise en main de l’ensemble des territoires convoités. Le mastodonte gazier SOCAR, dirigé par son fils Ilham Aliev, accueille des capitaux du monde entier. Prospère, l’industrie est rapidement capable d’exporter des hydrocarbures vers les pays riches – tout en laissant une grande partie de la population locale dans le marasme économique.

À l’assaut du Haut-Karabagh

Cette politique énergétique permet au pays de connaître un réarmement fulgurant. Les dépenses militaires du pays explosent, et des armes notamment israéliennes et turques fournissent à l’armée azérie une technologie de pointe.

C’est ainsi que l’on comprend les succès militaires fulgurants de l’Azerbaïdjan lors de la période récente. Lorsque la guerre commence au Haut-Karabagh en septembre 2020, il n’a fallu que quelques semaines à Bakou pour sceller le sort des Arméniens.

Le conflit ukrainien allait générer un rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, tandis que les sanctions contre le gaz russe allaient encore isoler l’Arménie

L’accord signé le 10 novembre entraîne le retrait de l’armée arménienne. Il permet le maintien d’une certaine continuité territoriale entre le territoire du Haut-Karabagh et l’Arménie grâce au corridor de Latchine (qui traverse l’Azerbaïdjan sur près de 65 kilomètres jusqu’en Arménie), surveillé par des forces russes.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie devait fragiliser ce statu quo, et affaiblit par ricochet la situation des Arméniens du Haut-Karabagh. L’aide massive apportée par les Occidentaux à l’Ukraine n’est pas sans conséquence sur la géopolitique locale : celle-ci est une allié de l’Azerbaïdjan, membre comme lui du GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement, le sigle renvoyant à ses États-membres). Ses quatre membres, la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie ont pour point commun d’avoir perdu le contrôle de leur territoire suite à des mouvements séparatistes hérités de l’époque soviétique ; de regarder avec méfiance les visées régionales russes ; et de vouloir se rapprocher des institutions occidentales, Union européenne et OTAN en tête.

Outre ce rapprochement mécanique du camp occidental avec l’Azerbaïdjan, les sanctions à l’égard du gaz russe allaient encore isoler l’Arménie. Un accord énergétique est conclus entre Ilham Aliev et la Commission européenne, dirigée par Ursula Von der Leyen, dès août 2022. Ironiquement, de nombreux observateurs constataient alors que l’Azerbaïdjan n’avait pas la capacité d’honorer le montant de ses commandes, et devrait se tourner vers… Gazprom. Ce tour de passe-passe permettait à la Russie d’exporter son gaz vers l’Union européenne, permettant au passage à SOCAR, en situation d’intermédiaire, d’empocher une confortable commission.

Ayant lié la stabilité énergétique de l’Union européenne à l’Azerbaïdjan, Bakou n’avait plus qu’à préparer l’assaut final sur le Haut-Karabagh. Et à multiplier les opérations de lobbying à l’international et les déclarations emphatiques à la presse étrangère déclarant vouloir la paix avec Erevan. En Azerbaïdjan même, l’atmosphère était toute autre.

La victoire militaire sur l’Arménie n’avait aucunement apaisé le climat arménophobe qui prédominait. Les appels publics à la haine continuaient de s’épanouir : « j’avais dit que l’on chasserait les Arméniens de nos terres comme des chiens », avait ainsi déclaré Ilham Aliev. Un temps, la capitale azérie contenait un « musée de la victoire » dans lequel des statuettes d’Arméniens vaincus étaient représentés avec des visages déformés, en fonction de stéréotypes qui évoquaient de manière troublante un tout autre imaginaire.

Moscou, en violation de ses engagements, a entériné l’invasion du Haut-Karabagh par Bakou. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe ?

Radicalisation de Bakou, trahison de Moscou

De toutes les déclarations, ce sont sans doute les appels au retour des Azéris dans le Sud de l’Arménie qu’il faut retenir. Il semble de plus en plus évident que l’armée azerbaïdjanaise ne s’arrêtera pas à la frontière, mais que Bakou poussera tôt ou tard l’aventure militaire jusque dans les frontières actuelles de l’Arménie. En agissant de la sorte, l’État azéri pourrait établir la continuité territoriale entre la République autonome du Nakhichevan et l’actuelle Azerbaïdjan. Une telle configuration ouvrirait la voie à de nouvelles routes énergétiques vers l’Europe, et faciliterait le projet turc d’expansion vers l’Asie.

En décembre 2022, l’assaut était lancé. Organisant une opération sous faux drapeaux, Bakou avait mobilisé de supposés manifestants écologistes (prétextant le non-respect de normes azéries dans une mine du Haut-Karabagh) pour bloquer le corridor de Latchine. En quelques jours, les pions du chef d’État azéri sont démasqués par de nombreux internautes… mais il n’en faut pas davantage pour remplacer les faux militants par de vrais soldats azéris.

Dès lors, ceux-ci décident de fermer progressivement la seule route qui liait encore l’Arménie au monde extérieur. En violation ouverte de l’article 6 de l’accord signé avec l’Arménie, qui dispose que « La république d’Azerbaïdjan garantit la sécurité de la circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens le long du couloir de Latchine ».

Peu à peu, de jour en jour, le destin déjà fragile de cette population se couvre de brume. Sans nourriture, sans médicaments, subissant de nombreuses coupures de gaz et électricité, Bakou lance son opération finale quelques jours après les échanges musclés entre Erevan et Moscou à la suite d’exercices militaires entre l’Arménie et les États-Unis. À l’évidence, la Russie, en violation de ses engagements, a approuvé l’opération actuelle. Espérait-elle fragiliser ainsi le pouvoir arménien, qui manifestait sa volonté de se libérer de l’orbite russe et de se rapprocher de l’Union européenne et des États-Unis ?

L’avantage militaire et stratégique de l’Azerbaïdjan est conséquent. Il peut notamment compter sur le soutien de la Turquie. Toute incursion azérie dans le territoire actuel de l’Arménie provoquerait cependant immanquablement l’entrée en guerre de l’Iran, qui a annoncé qu’il n’acceptera aucun changement de frontières dans la région susceptible de provoquer la fermeture des routes terrestres entre la Russie et l’Iran. La Russie elle-même serait alors incitée à soutenir l’axe Erevan-Téhéran contre l’alliance Bakou-Ankara ; mais sa focalisation sur le front ukrainien limiterait sa capacité d’action.

Les Arméniens se retrouvent, une nouvelle fois, dans une situation d’extrême fragilité. Encerclés par des régimes hostiles, alliée indocile d’une Russie qui se révèle erratique, les Arméniens ne peuvent compter sur aucun soutien occidental. L’appui de facto de l’Union européenne et de l’OTAN à Bakou s’est révélé constant.

La création de l’enclave arménienne en Azerbaïdjan en 1923 découle d’une décision soviétique visant à affaiblir le pouvoir central de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan. L’offensive lancée le 19 septembre par Bakou a entraîné le départ des derniers Arméniens sous le regard des forces russes. L’incapacité de la République d’Arménie à défendre sa population s’explique par divers facteurs, dont le soutien de l’Union européenne et des États-Unis à la GUAM (Organisation pour la démocratie et le développement), dont font partie l’Azerbaïdjan et l’Ukraine.

À plusieurs reprises, Emmanuel Macron s’était démarqué de ses homologues en critiquant les menées annexionniste d’Ilham Aliev. Dernièrement, il a pourtant entériné l’invasion du Haut-Karabagh. « L’heure n’est pas aux sanctions » contre l’Azerbaïdjan, a-t-il décrété, alors que celles qui frappent la Russie sont toujours actives. Il a ainsi rejoint la position, plus consensuelle, de la majorité des membres de l’Union européenne et des États-Unis. Et rallié l’indignation borgne de la diplomatie occidentale, qui risque de creuser plus encore le gouffre entre l’OTAN et le reste du monde sur la question palestinienne….

Nouvel élargissement de l’UE : une folie économique et politique

Emmanuel Macron, Ursula Von der Leyen et Volodymyr Zelensky, fervents partisans d’un élargissement de l’UE. © Joseph Édouard pour LVSL

La guerre en Ukraine a relancé le processus d’élargissement de l’UE vers l’Est et les Balkans à un rythme effréné. Motivée par des raisons géopolitiques, à savoir endiguer la puissance russe sur le continent européen, cette expansion soulève pourtant d’immenses questions économiques et politiques. En intégrant en son sein des États pauvres, l’Union européenne encouragerait en effet une nouvelle vague de délocalisations et de dumping social et soumettrait les agriculteurs du continent à une terrible concurrence. En outre, le seul moyen d’éviter des blocages politiques d’une Europe à 34 ou 35 serait de renforcer le fédéralisme, en rognant encore davantage les pouvoirs de décision des États-membres. Un scénario délétère poussé par les élites européennes en dehors de tout mandat démocratique.

Après avoir attribué le statut de candidat à l’Ukraine l’an dernier, l’Union européenne s’apprête désormais à entamer les négociations officielles avec Kiev. En comparaison, la Turquie a mis douze ans à devenir candidate et les négociations sont toujours extrêmement lentes. La célérité de la bureaucratie bruxelloise pour accueillir en son sein un pays ravagé par la guerre a pu surprendre. Elle s’explique par la ferme volonté qu’affichent la Commission européenne et le Conseil européen à élargir au plus vite l’UE – idéalement d’ici 2030 – à l’Ukraine, mais aussi à la Moldavie, à la Serbie, au Monténégro, à la Macédoine du Nord, à l’Albanie, à la Bosnie-Herzégovine, voire la Géorgie.

Lors d’une soirée consacrée à la présentation d’un rapport sur l’élargissement, la secrétaire d’État chargée de l’Europe Laurence Boone reconnaissait – avec une certaine gêne – que « les écarts entre les pays de l’UE et les pays candidats sont trop importants pour que nous fassions l’économie de cette réflexion […] qui, il ne faut pas se le cacher, sera difficile ». Clairement, cette « réflexion » est bâclée, au nom d’une vague « solidarité européenne » et d’une prétendue « bataille terrible des démocraties contre la montée des autocrates ». Au-delà du deux poids, deux mesures occidental, dont peuvent témoigner, par exemple, les Palestiniens ou les Arméniens, le sacrifice des conditions d’adhésion pour des motifs géopolitiques est lourd de conséquences. S’il est bien sûr important de soutenir un pays agressé – l’Ukraine – par exemple via l’accueil de réfugiés et l’envoi d’aide humanitaire, l’intégrer dans une union économique et politique alors qu’il n’est clairement pas prêt est une véritable folie.

Vers une UE toujours plus soumise à l’OTAN

Tout d’abord, les prétentions européennes à s’affirmer géopolitiquement en s’élargissant à l’Est sont parfaitement vaines. La majorité des pays concernés par la future vague d’élargissement sont connus pour leur atlantisme forcené, aux dépens de toute autre politique étrangère. C’est notamment le cas de l’Ukraine, dont le géopolitologue Pascal Boniface estime que si elle entre dans l’UE « elle sera un relais des positions des États-Unis et sera encore plus pro-américaine et pro-OTAN que le Royaume-Uni en son temps », d’autant plus qu’« elle estimera qu’elle doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». Dès lors, l’Union européenne sera encore davantage soumise à la politique étrangère américaine, avec le risque d’être entraînée dans des décisions contraires à ses intérêts, voire nuisibles à la sécurité du continent.

Date d’entrée des pays européens dans l’OTAN. La Suède est en train d’achever son processus d’entrée.

Le renforcement de l’influence géopolitique des États-Unis sur l’Union Européenne à travers les élargissements de cette dernière n’est pas nouveau : les expansions de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ont quasi-systématiquement donné le rythme aux entrées dans l’UE. Ainsi, parmi les dix États qui intégrèrent l’UE en 2004, huit étaient entrés auparavant dans l’OTAN, en 1999 ou en 2004. Lorsque la Bulgarie et la Roumanie rejoignent à leur tour l’Union en 2007, cela fait déjà trois ans que les deux pays sont rentrés dans l’OTAN. De même pour la Croatie, dernier membre à avoir rejoint l’UE (en 2013), entrée dans l’alliance atlantique en 2009.

L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première.

Le même processus est en train de se répéter. L’Albanie, le Monténégro, et la Macédoine du Nord font ainsi déjà partie de l’OTAN depuis respectivement 2009, 2017 et 2020. L’Ukraine a quant à elle inscrit dans sa Constitution sa double aspiration à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN dès février 2019. L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première. L’Union européenne passe ainsi après la priorité sécuritaire, qui n’est envisagée qu’à travers l’OTAN, dont l’objectif depuis sa création est de former un « glacis » occidental contre l’URSS puis la Russie.

Cette priorité peut se comprendre si l’on garde à l’esprit l’histoire de ces États, et leurs relations compliquées – voire franchement hostiles – avec Moscou. Cependant, cette soumission supplémentaire de l’UE à l’OTAN va à l’encontre de la volonté de certains États ouest-européens d’avoir une politique plus indépendante des décisions de Washington. Tel est notamment le cas de l’Autriche, non-membre de l’OTAN, de la France, longtemps marquée par une politique étrangère « gaullo-mitterrandienne », voire, plus récemment, de l’Espagne, qui n’a pas hésité à critiquer fortement le gouvernement israélien, soutenu de manière inconditionnelle par les États-Unis. En faisant entrer encore plus de pays atlantistes dans l’UE, tous les discours autour de l’« autonomie stratégique européenne », défendue par Emmanuel Macron, ou de « Commission géopolitique » annoncée par Ursula von der Leyen sonnent totalement creux.

Le fait même de vouloir élargir l’Union en hostilité à la Russie – qui le lui rend bien – va à l’encontre des intérêts des pays européens. S’il est légitime de vouloir sécuriser les marges de l’Union face à une guerre et des tentatives de déstabilisation bien réelles, il ne semble en effet pas prudent pour l’avenir du continent de se couper de toute possibilité future de construction d’un système de sécurité européen écartant totalement l’immense voisin russe. Or, l’élargissement européen envisagé « coïncide opportunément avec la vision américaine du monde impliquant l’endiguement de la Russie, quand les Européens pourraient au contraire — géographie oblige — avoir intérêt à trouver des arrangements avec un puissant voisin impossible à effacer du continent ».

Vingt ans de délocalisations à venir

Déjà très discutable sur le plan stratégique, ce futur élargissement vers les Balkans et l’Est soulève également d’immenses questions économiques, pourtant quasi-absentes du débat public. Or, il est vraisemblable que cette vague d’élargissement aggravera le processus de détricotage des États-providence et du droit du travail en Europe, comme cela s’est vérifié suite aux élargissements de 2004 et 2007.

L’histoire récente des élargissements européens est là pour le prouver : les bas niveaux de protection sociale et de salaires des pays qui ont rejoint l’Union européenne dans les années 2000 ont offert aux investisseurs du Vieux contient la possibilité de pratiquer un dumping social très lucratif. Le marché unique européen reposant depuis 1986 sur le principe des « quatre libertés » – à savoir la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes –, les entreprises ne se privèrent pas de délocaliser leur production à l’Est afin d’y profiter d’un coût du travail bon marché. C’est ainsi que, de 2000 à 2017, l’emploi industriel a progressé de 5% en Pologne pendant qu’il s’effondrait sur la même période d’environ 30% en France et au Royaume-Uni, et de presque 20% en Italie et en Espagne [5].

Un travailleur ukrainien coûtera près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois).

Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, un futur élargissement de l’Union européenne aurait nécessairement les mêmes répercussions économiques et sociales désastreuses. Si aucun rapport chiffré sur l’élargissement n’a pour l’instant été publié, force est de constater que les disparités économiques entre les États-membres actuels et les pays qui s’apprêtent à les rejoindre sont tout aussi considérables que cela était le cas lors des élargissements de 2004 et 2007. Selon Eurostat, les salaires minimums dans les États candidats des Balkans sont compris entre 376 euros par mois en Albanie et 532 euros au Monténégro. En Moldavie, selon l’Organisation Internationale du Travail, il ne dépasse pas 50 euros.

Quant à l’Ukraine, de loin le plus gros pays concerné par cette vague d’élargissement avec 42 millions d’habitants avant la guerre, le salaire minimum y est fixé à 6,700 hryvnias, soit 168 euros par mois. Un travailleur ukrainien coûtera donc près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois)… Précisons enfin que le président Zelensky mène une politique très agressive pour séduire les investisseurs occidentaux : partenariat entre Blackrock et le ministère ukrainien des finances pour mener des privatisations, régressions sociales à tout va et quasi-suspension du droit de grève, attaques massives contre les syndicats, etc. De quoi attirer de nombreuses multinationales à la recherche de travail à bas coût et cherchant à réduire leur dépendance à la Chine via des « délocalisations de proximité ».

Outre la délocalisation des activités industrielles, les pays d’Europe de l’Ouest – et plus encore ceux d’Europe centrale – s’inquiètent des effets d’une entrée de l’Ukraine sur le plan agricole. Immense producteur de céréales, Kiev peut en effet espérer conquérir le marché européen grâce à ces coûts défiant toute concurrence une fois entré dans le marché commun. Dans les faits, ce scénario a déjà été expérimenté entre mai 2022 et mai 2023. Afin d’acheminer les céréales ukrainiennes à destination des pays africains sans passer par la Mer Noire – où Moscou exerce un embargo, levé à certaines reprises grâce à des négociations diplomatiques – l’Union européenne a ainsi créé des « corridors de solidarité » à travers l’Europe centrale et levé les barrières au commerce (droits de douane, quotas, réglementations…). Si les produits agricoles en question devaient seulement traverser ces pays, une part s’est finalement retrouvée sur les marchés d’Europe centrale suite à l’action de gros négociants. Pour les agriculteurs de la région, ce fut une catastrophe : en avril 2023, même pas un an après l’entrée en vigueur de ce système le prix du blé avait chuté de 31% en Hongrie et celui du maïs de 28%. Après d’intenses manifestations d’agriculteurs, le mécanisme a été mieux encadré pour s’assurer que les céréales en question ne fassent que transiter. Il n’en reste pas moins que cette séquence préfigure les conséquences d’une entrée de l’Ukraine dans l’UE, qui constituerait, selon le président de la FNSEA, une « catastrophe ».

Du pain bénit pour les multinationales

Dans les cas où la production ne peut être délocalisée, l’Union européenne offre tout de même à l’investisseur la possibilité de recourir à une main-d’œuvre moins coûteuse grâce au « travail détaché ». Le travailleur en question est un salarié qui effectue une mission de court terme dans un autre pays de l’Union européenne pour une période normalement limitée à un an. Ce principe élaboré du temps de l’« Europe des Quinze » – à une époque où les économies et les réglementations sociales étaient relativement homogènes – est devenu extrêmement rentable avec l’entrée des Pays d’Europe centrale et orientale. En effet, si une directive européenne prévoit dès 1996 que le revenu soit fixé selon le minium salarial légal du lieu de détachement, et une autre adoptée en 2018 tente d’appliquer véritablement le principe « à travail égal, rémunération égal », les cotisations sociales continuent d’être réglées dans le pays d’origine. En d’autres termes, même si les travailleurs détachés et locaux reçoivent un salaire brut égal, ils ne cotisent pas au même montant et n’ont donc pas accès aux mêmes prestations sociales. Ainsi le détachement offre toujours à l’employeur des économies substantielles sur le coût salarial, ce qui s’apparente à une « délocalisation à domicile ».

Outre le chômage induit pour les travailleurs nationaux des pays ouest-européens – et peut-être bientôt d’Europe centrale – les élargissements vers des pays toujours plus pauvres participent aussi d’une stratégie visant à éroder le pouvoir de négociation des salariés, tant sur les salaires qu’en matière de conquêtes sociales. Comment exiger une hausse de salaire – ne serait-ce que pour compenser l’inflation – lorsque planent les menaces de délocalisation ? De même, la compétition étrangère sert souvent d’argument aux représentants du patronat pour exiger l’assouplissement du code du travail. Ce fut par exemple le cas pour les lois « Hartz » en Allemagne, largement légitimées par l’élargissement de 2004.

Parfois, la Cour de Justice de l’Union Européenne – dont la jurisprudence prime sur le droit national – s’en charge même directement. En décembre 2007, dans l’arrêt Viking, la CJUE donne par exemple tort au syndicat des marins finnois, qui menaçait alors de faire grève contre l’immatriculation d’un bateau en Estonie par une compagnie finlandaise qui voulait y profiter d’une convention collective plus avantageuse, limitant ainsi le droit de grève pourtant censé être « fondamental ». Nul doute que d’autres décisions de ce type devraient intervenir à l’avenir étant donné le dogme libéral des institutions européennes.

L’impossible convergence économique

Face à ce dumping social extrêmement violent, les tenants de l’élargissement cherchent à rassurer : la « convergence » des économies est-européennes avec celles de l’Ouest finira par advenir. A terme, les salaires et la protection sociale s’amélioreront à l’Est et s’aligneront sur les standards des pays les plus développés. Ainsi, les délocalisations ne seraient qu’une phase transitoire, jusqu’à ce que le « rattrapage » ait eu lieu.

Cette convergence parait toutefois impossible. Une fois entrés dans l’Union européenne, et soumis de ce fait à la concurrence par l’application des principes libéraux de Maastricht, les nouveaux pays n’auront d’autres choix pour rattraper les économies du centre que de jouer sur la compétitivité salariale – soit d’assurer un faible niveau de salaire, un faible niveau d’imposition et de cotisations sociales et la docilité des travailleurs – afin d’attirer les capitaux nécessaires au rattrapage industriel. C’est selon cette logique que les pays entrés en 2004 et 2007 se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui dans un sous-développement social. L’exemple de la Pologne, dont le poids démographique est comparable à celui de l’Ukraine, est éloquent : entre 2008 et 2022, selon les données d’Eurostat, le coût horaire du travail moyen n’a augmenté que de 7,6 à 12,5 euros en Pologne. Alors que le coût horaire moyen d’un travailleur polonais par rapport à un Français était 4,1 fois moins cher en 2008, il était encore 3,2 fois moins cher l’an dernier. L’hypothétique « convergence » risque donc de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.

L’hypothétique « convergence » risque de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.

Plutôt que d’attendre que leurs salaires rattrapent ceux des autres États, de nombreux travailleurs issus des pays entrés dans l’UE depuis 20 ans préfèrent émigrer. Un exode qui conduit à d’immenses problèmes démographiques pour les pays de départ, les populations en question étant généralement de jeunes actifs. A titre d’exemple, entre 2013 et l’épidémie de Covid, 200.000 Croates ont migré vers un autre pays de l’UE, pour une population actuelle inférieure à quatre millions d’habitants. Le problème se pose particulièrement en Moldavie, où est estimée à 25% la part de la population qui vit en dehors des frontières du pays. En facilitant l’émigration et en faisant obstacle à une véritable amélioration des conditions de vie, l’élargissement risque d’empirer grandement le problème de dépopulation du pays.

Comme l’expliquent Coralie Delaume et David Cayla dans leur ouvrage 10 questions + 1 sur l’Union européenne (Michalon, 2019), « quand bien même l’UE parviendrait, on ne sait comment, à se doter de règles communes strictes pour rendre impossibles les stratégies de dumping, quel modèle de développement alternatif resterait-il aux pays périphériques ? L’uniformisation des règles sociales et fiscales proposée par certains par-dessus un marché unique (c’est-à-dire sans sortir de ce cadre dérégulé) ne tient aucun compte de la spécificité des différents pays ». Cela aurait ainsi pour conséquence l’effondrement économique des régions les plus fragiles. Seules de « gigantesques compensations financières [pourraient] éviter un désastre social et un dépeuplement rapide », en assurant un rattrape industriel sans dumping social. Mais là encore, cela apparaît très hypothétique.

Vers une explosion du budget européen

Au vu des sacrifices nécessaires, il est difficile d’imaginer les pays riches de l’Union consentir à des transferts financiers massifs vers l’Est, et que les pays d’Europe du Sud, durement frappés par l’austérité des années 2010, acceptent de recevoir moins, voire de devenir contributeurs nets. Sans même imaginer de vastes plans d’investissements et d’expansion de la protection sociale à l’Est, les récentes estimations quant à l’évolution du budget communautaire d’une Europe élargie font froid dans le dos. D’après une estimation du secrétariat du Conseil européen auquel pu avoir accès le Financial Times, l’entrée de neuf nouveaux pays dans l’Union (Ukraine, Moldavie, Géorgie et six pays des Balkans) alourdirait le budget de l’Union de 257 milliards d’euros.

« Tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins. »

Rapport du secrétariat du Conseil européen.

Les conséquences de cette hausse historique du budget européen (+21%) sont décrites dans le rapport en question. D’une part, « tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins », en particulier les pays les plus riches tels que l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. D’autre part, « de nombreux États membres qui sont actuellement des bénéficiaires nets deviendront des contributeurs nets », tels que la République tchèque, l’Estonie, la Lituanie, la Slovénie, Chypre et Malte. Sur le plan agricole, en plus de la violente concurrence ukrainienne, les agriculteurs des États-membres actuels devraient faire face à une coupe de 20% de subventions au titre de la Politique Agricole Commune (PAC).

Enfin, étant donné la précipitation dans laquelle se déroulent les négociations actuelles, on peut émettre de sérieux doutes sur le bon usage de ces fonds. En effet, si des efforts sont certes réalisés, les pays candidats sont particulièrement touchés par la corruption et il est probable qu’une part des crédits européens atterrissent dans les poches des oligarques ou politiciens locaux au lieu de financer des projets utiles. L’exemple de l’ancien Premier Ministre tchèque Andrej Babiš est à ce titre assez éloquent : propriétaire d’Agrofert, un grand groupe actif dans la chimie, l’agroalimentaire, la construction, l’énergie, la logistique et les médias, cet oligarque est soupçonné d’avoir fait bénéficier illégalement une de ses fermes d’une subvention de deux millions d’euros. Un montant ridicule par rapport aux détournements qui pourraient avoir lieu en Ukraine, classée 116ème au niveau mondial en matière de corruption par l’ONG Transparency International (sur 180). A tel point que même Jean-Claude Juncker, ancien président luxembourgeois de la Commission Européenne qui n’est pourtant pas connu pour son intégrité, a jugé que « l’Ukraine est totalement corrompue » et n’a pas sa place dans l’Union.

Le retour du fédéralisme par la petite porte

Improbable et donc risquée, l’augmentation massive du budget européen qui irait de pair avec une nouvelle vague d’élargissement soulèverait aussi la question du fédéralisme budgétaire. La gestion des fonds structurels et de cohésion – qui servent à financer le fameux « rattrapage » – étant une compétence de l’Union, la Commission européenne verrait ses ressources budgétaires augmenter sensiblement. Etant donné les réticences probables des Etats-membres actuels à contribuer davantage au budget européen, certains envisagent déjà de financer les nouveaux besoins en renforçant les « ressources propres » de l’UE, c’est-à-dire les impôts et taxes directement affectés à l’échelle européenne. Historiquement, l’UE a d’ailleurs disposé d’importantes « ressources propres » à travers les droits de douane prélevés sur les importations issues de l’extérieur de l’Union. Mais la multiplication des accords de libre-échange, directement liée à l’action de la Commission européenne, a réduit ces recettes à peau de chagrin.

Etant donné que la Commission n’entend nullement revenir en arrière sur ce point, créer de nouvelles « ressources propres » revient à transférer à l’UE – au moins en partie – la compétence fiscale des Etats. Un rapport d’un groupe de travail franco-allemand sur l’élargissement recommande ainsi de « créer de nouvelles ressources propres pour limiter l’optimisation et l’évasion fiscales ainsi que la concurrence fiscale au sein de l’UE ». Lorsqu’on sait à quel point des États comme le Luxembourg, les Pays-Bas, Malte ou l’Irlande sont des paradis fiscaux tout à fait tolérés par l’Union européenne, revêtir cette proposition d’un vernis progressiste pour mieux faire passer la pilule fédéraliste est à tout le moins osé. La lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales à l’échelle européenne n’étant bien sûr pas une question de fiscalité européenne mais de volonté politique.

Les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.

Au-delà de la question fiscale, qui est une des fonctions les plus fondamentales d’un Etat, l’élargissement risque également de porter atteinte à la souveraineté des États membres sur d’autres plans. En effet, en passant de 27 membres à plus de 30, voire 35, l’élargissement rend inévitable une extension à de nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée au Conseil de l’Union européenne. Contrairement au vote à l’unanimité, qui offre à chaque Etat un veto lui permettant de préserver ses intérêts, le vote à la majorité qualifié implique l’accord de 55% des Etats représentant au moins 65% de la population de l’Union. Déjà étendu depuis le traité de Nice en 2000, qui préparait les élargissements des années suivantes, le vote à la majorité qualifiée est donc une menace directe pour les intérêts nationaux de chaque Etat-membre. Pour l’heure, les domaines politiques les plus sensibles – la fiscalité, la sécurité sociale et la protection sociale, l’adhésion de nouveaux États membres de l’UE, la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) – nécessitent encore une unanimité. Mais les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.

Même sans extension de la majorité qualifié, la prochaine vague d’élargissement diluera encore un peu plus le poids décisionnaire de ces derniers. L’addition de la population des huit pays candidats, et en particulier l’Ukraine, à la démographie de l’UE diminuera mécaniquement le poids de chaque pays au sein des votes à majorité qualifiée. En outre, au nom du principe selon lequel chaque pays-membre doit disposer d’un commissaire européen, les effectifs de la Commission pourraient aisément dépasser les 30 personnes. Une telle augmentation, par l’atomisation des responsabilités, les rivalités, et les coûts de coordination qu’elle entraînerait, serait une garantie d’inefficacité. Il est probable que la solution proposée à cette impasse soit de conserver le nombre de commissaire à vingt-sept, mais d’instaurer un mécanisme de rotation, ou d’accorder aux plus petits pays des junior commissionner – soit des commissaires de seconde-classe. Dans les esprits européistes les plus chimériques, sans doute n’y a-t-il aucun problème à priver un État-membre de commissaire puisque, bien que désigné par un gouvernement, celui-ci est censé se défaire de toute attache nationale et penser en « européen »…

La construction européenne toujours plus anti-démocratique

Ces transferts de souveraineté vers Bruxelles sont dangereux, car, comme le déclarait avec éloquence Philippe Séguin en 1992, « pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité ! ». Or force est de constater que jusqu’à présent « la nation c’est précisément ce par quoi ce sentiment existe » [21], et que le peuple européen n’existe pas.

Afin de surmonter les difficultés économiques et politiques posées par l’élargissement, certains prônent la solution d’une Europe en cercles concentriques. Concrètement, les pays-candidats pourraient d’abord adhérer à un premier cercle axé sur la collaboration politique, ce qui aurait pour avantage de les arrimer rapidement et solidement à l’Union européenne tout en évitant le contre-coup économique d’une adhésion accélérée. Au centre de l’Union, un cercle plus restreint irait quant à lui plus loin dans l’« intégration », avec davantage de règles supranationales. Cet horizon a notamment été proposé par Emmanuel Macron, qui a créé une « Communauté Politique Européenne » au-delà des pays de l’UE l’an dernier.

Sauf que celle-ci n’est qu’un forum de discussion parmi tant d’autres. On voit mal pourquoi les pays candidats s’en contenteraient. Maniant parfaitement le double discours, Macron a par ailleurs déclaré en mai dernier que « la question […] n’est pas de savoir si nous devons élargir […] ni même quand nous devons le faire, c’est pour moi le plus vite possible ». Ainsi, l’option d’une adhésion graduelle ou d’une « Europe en cercles concentriques » est surtout là pour détourner l’attention et rassurer les opinions nationales inquiètes d’un nouvel élargissement. Enfin, quand bien même ce scénario verrait le jour, la fuite en avant fédéraliste n’en serait aucunement stoppée. Au contraire, les partisans d’une Europe en cercles concentriques prévoient une intégration encore plus poussée que dans l’Union européenne actuelle.

La précipitation et l’opacité dans lesquelles se déroulent les discussions autour de l’élargissement nous disent cependant beaucoup sur la nature de la construction européenne. En avançant masqué, en refusant de répondre aux interrogations sur les questions budgétaires, économiques ou de fonctionnement interne et en mettant en avant des concepts vides comme la « Communauté politique européenne » ou l’« autonomie stratégique », l’objectif des élites européistes est bien d’empêcher la tenue d’un véritable débat démocratique sur ces questions. Cela n’a d’ailleurs rien de nouveau, la construction européenne s’étant longtemps faite dans des salons feutrés. Seules véritables occasions pour le peuple français de s’emparer des enjeux européens et de voter, les référendums de Maastricht (adopté à seulement 51%) et du Traité Constitutionnel Européen (rejeté à 55%) ont d’ailleurs illustré combien la construction européenne ne répond pas aux attentes des Français. Au vu des enjeux posés par le futur élargissement, un référendum serait pourtant bien nécessaire.

Réforme des « Grands corps » : le grand enfumage de Macron

© Joseph Édouard pour LVSL

« Il y a dans notre fonction publique, au fond, deux maladies que nous devons régler : déterminisme et corporatisme » déclarait Emmanuel Macron en avril 2019. Dans son interminable monologue dénommé « Grand Débat », il promettait alors, face à la colère exprimée par le mouvement des Gilets Jaunes, une réforme en profondeur des grands corps de l’Etat, comme l’ENA, l’Inspection Générale des Finances, le Conseil d’Etat ou l’Ecole des Mines et celle des Ponts. En réalité, cette réforme, basée sur le rapport d’un pantoufleur lui-même issu des grands corps, ne règle pratiquement aucun problème de fond. Certains grands corps sont épargnés, tandis que d’autres, qui avaient pourtant fait la preuve de leur utilité, sont sacrifiés. Analyse par Alexandre Moatti, auteur de Technocratisme. Les grands corps à la dérive (Editions Amsterdam, 2023), dont cet extrait est issu.

Depuis 2017, la caste techno-libérale menée par les grands corps a pris le pouvoir, en brûlant les étapes. Cette technocratie, qui a toujours pensé qu’elle pouvait mieux faire que le pouvoir politique, depuis les années 1960  jusqu’aux « visiteurs du soir » de Sarkozy ou Hollande, est passée à l’acte avec le macronisme, forme aboutie du technocratisme. Elle a de fait remplacé la politique, en usant notamment de son leitmotiv « ni droite, ni gauche ». Elle draine avec elle une sous-couche à la fois d’hommes et femmes politiques sans grande envergure, seconds couteaux du Parti socialiste ou renégats de LR et de l’UMP, mais aussi des consultants en communication d’écuries politiques, des attachés parlementaires, des administrateurs des assemblées n’ayant connu que la vie politique, qui eux aussi y trouvent une occasion inespérée de brûler les étapes. Cette seconde couche, en plus des postes de ministres, en vient aussi à peupler les cabinets ministériels, à côté des grands corps. 

La technocratie macronienne qui apparaît au grand jour en 2017 ne vient pas de nulle part. Historiquement, elle prend sa source dans les réseaux Fabius à partir de 1981, dans les écuries de communication gravitant autour de Strauss-Kahn, dans la fondation Saint-Simon (1982-1999) et ses réseaux rocardiens, voire dans le CERES chevènementiste. Elle vient de la gauche, tout en balayant le personnel politique des deux côtés de l’échiquier. La technocratie a pris l’habit de la « deuxième gauche »  – la transformation de l’inspecteur des Finances Rocard, du PSU (Parti socialiste unifié, devenu avec lui d’obédience « gauchiste ») à la fondation Saint-Simon, jusqu’au « Grand Emprunt » avec Juppé, en est un symbole ; comme l’est le parcours, plus opportuniste et plus rapide, de l’inspecteur des Finances Macron. 

Que la gauche ait engendré cette mutation en son sein pose une vraie question, qu’elle ne saurait évacuer en proclamant simplement que ce sont des gens de « droite » : une reconstruction de la gauche passera nécessairement par l’analyse de la mutation technocratique qu’elle a engendrée. Peut-être même est-ce cette technocratie fort opportuniste, celle qui a pris ses marques et les places de pouvoir en 1981 – ou plus sûrement en 1983-1984 avec le « tournant de la rigueur » -, la responsable quasi unique de cette mutation. Quant à la technocratie « de droite », il est possible qu’elle ait, par tradition politique, moins joué la carte des réseaux, ses membres restant plus individualistes, plus respectueux de la valeur du « chef », en l’occurrence le pouvoir politique ; jusqu’au ralliement au technocratisme macronien d’un certain nombre de ses membres, issus de la droite orléaniste notamment (Juppé), eux aussi à voir tels des ambitieux ayant rallié le nouveau pouvoir, comme en 1981.

La poudre aux yeux de la réforme Thiriez-Macron

La réforme actuelle des élites, c’est-à-dire des grands corps et de l’ENA, annoncée médiatiquement en mai 2019 et menée depuis, consiste en la suppression de l’ENA et son remplacement par une entité plus généraliste encore, l’INSP (Institut national du service public). Cet institut est inspiré de la partie « Décloisonner » du rapport Thiriez de début 2020 – lui-même issu des conclusions d’avril 2019 du monologue du « Grand Débat », réponse au mouvement des Gilets jaunes. La partie « Diversifier » (le recrutement) reprend d’anciennes propositions datant de dix ans et jamais vraiment mises en œuvre – il s’agit de discourir et proclamer, avant tout . 

Cette réforme se fait suivant les principes les plus inanes qu’on puisse imaginer. L’INSP regroupe plusieurs écoles, dont l’ENA – toujours cette manie du plus gros, de la fusion, qui sévit pour l’enseignement supérieur (regroupement des universités), en imitation du capitalisme industriel et financier et de ses fusions d’entreprises. Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État (« avocat aux conseils » est l’appellation consacrée) illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi – confier cette tâche à un membre de grand corps - ; le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts – l’avocat aux conseils est supposé rester en bons termes avec le Conseil d’État, pour lui et pour les clients qu’il représente - et enfin une forme d’amateurisme (telle que décrite par Suleiman à propos des grands corps) – le missionnaire, loin d’être un spécialiste de la formation à l’ENA, qu’il avait quittée quarante-deux ans auparavant, avait simplement fait une note rapide au chef de l’État à ce sujet .

Le choix même de confier une mission à Frédéric Thiriez, conseiller d’État ayant « pantouflé » comme avocat au Conseil d’État illustre un certain nombre de travers : l’entre-soi, le lien avec le secteur privé, proche du conflit d’intérêts, et enfin une forme d’amateurisme.

On est par ailleurs assez consterné, à la lecture de ce rapport, par la novlangue néo-managériale et de consultants qu’il applique à l’administration et au service de l’État. Il y est question d’assessment, d’outplacement, d’onboarding, de soft et de hard skills, de leadership, de fast track, de mediatraining, de pitch, d’art thinking ; en français, de « vivier », de « suivi RH des hauts fonctionnaires », de « co-élaboration de parcours », de « co-construction de référentiels », d’« évaluations à 360 degrés », de « faire de la DGAFP une véritable “DRH groupe” », d’«oser une posture nouvelle ». Cette partie pourrait être qualifiée, au sens académique, et à dessein en anglais, de bullshit .

On pouvait croire au départ, en lisant chez les auteurs du rapport un souhait d’en finir avec le « système des grands corps  », qu’ils critiquaient nominalement ce système pour mieux conserver les grands corps – qui ainsi sauveraient leur peau, comme à chaque fois. En fait, c’est l’inverse, et c’est pire : un certain nombre de corps (pas les plus nocifs, et certains fort utiles) sont supprimés, mais certainement pas le système qu’ils véhiculaient. Le système, c’est encore une fois celui que formeront un certain nombre de personnes issues de l’INSP (ex-ENA) ou de Polytechnique, qui continueront à utiliser à leur profit les parcours bien connus pour entrer en politique ou en entreprise ; en revanche, la suppression des corps eux-mêmes, c’est l’assurance qu’il n’y aura pas d’autres profils, déviants, critiques ou tout simplement différents, qui en effet pouvaient être protégés par leur statut. 

Ceci n’est pas que théorie, et est particulièrement visible dans le cas d’autres corps : ainsi en est-il de la suppression du corps préfectoral, au profit d’administrateurs de mission qui deviendront temporairement préfets de département ou de région : voudra-t-on installer un champ d’éoliennes à tel endroit, on ira chercher dans le privé un ex-fonctionnaire (ou non), disposant de quelques compétences connexes au sujet, et sa mission de dix-huit mois sera d’installer ces éoliennes ; ou alors, plus simplement, un ami du pouvoir à recaser. Quant à la suppression du corps diplomatique, elle est fort préoccupante dans le contexte géopolitique actuel : la diplomatie est un travail et une expérience de tous les instants – les incursions qu’y font certains de nos dirigeants ne laissent pas d’étonner. Hors les grands corps de sortie de l’ENA, les corps diplomatique et préfectoral étaient les seuls que celle-ci respectait, puisqu’ils avaient une onction historique qui lui était bien antérieure  [1]. Il sera nécessaire de rétablir au plus vite ces deux corps ; on peut penser – en tout cas fortement espérer – que n’importe quel président succédant à Emmanuel Macron en 2027 le fera. Il faudra aussi se poser la question du rétablissement de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), seul corps qui faisait entendre une voix indépendante et un peu différente dans le domaine social. Aussi bien pour les corps diplomatique et préfectoral que pour l’Igas, leur suppression équivaut à la négation et au mépris d’une compétence accumulée au cours d’une carrière ; là encore, c’est le savoir et la compétence qui sont malmenés. 

Certains corps épargnés

La seule mesure appréciable est la suppression de l’Inspection des finances : là, Macron savait d’expérience qu’un système qui avait pu le mener à la présidence de la République était problématique, voire en dérive ; c’est peut-être d’ailleurs la seule mesure palpable et appréciable de ses deux quinquennats. En revanche, la « réforme » laisse intacts le Conseil d’État et la Cour des comptes, corps décrits comme « juridictionnels » et prétendument intouchables : selon le rapport Thiriez, toute réforme de ces corps nécessiterait une réforme constitutionnelle… En dehors du fait que sous au moins deux quinquennats (2007-2017), la Constitution a été modifiée pour des motifs assez futiles  – ne serait-ce pas faisable, quand c’est nécessaire ? -, la France reste l’un des seuls pays où ces missions ne sont pas assurées par l’ordre judiciaire régulier  [2] : il faut à cet effet un ordre extrajudiciaire pour les assurer, en conformité avec l’institutionnalisation que Napoléon en avait faite (le Conseil d’État est créé en 1799), elle-même vieil héritage du Conseil du roi d’Ancien Régime, régime dont la France et ses Républiques successives se sont souvent inspirées. 

Surtout, en maintenant tels quels le Conseil et la Cour, on spécifie, pour les énarques (ou pour les élèves du nouvel INSP, ce qui est équivalent) ces grands corps comme voie royale d’accès, notamment aux carrières politiques d’envergure. Une mesure cosmétique avait été annoncée à la suite du rapport de 2020 : un jeune issu de l’INSP devrait attendre cinq ans avant de pouvoir intégrer le Conseil d’État, en faisant ses preuves dans l’administration de terrain  [3]. Parmi les options du rapport, a été finalement choisie la moins contraignante  : peuvent candidater dans ces corps les diplômés de l’INSP après deux ans d’administration (et s’ils sont issus d’une liste de 14 corps bien spécifiée), sachant qu’en sortie d’INSP certains élèves seront « fléchés » pour la Cour ou le Conseil… 

Les futurs maîtres des requêtes au Conseil ou conseillers à la Cour verront donc leur dossier personnel examiné par trois jurys de grands corps avant titularisation : 1/ à la sortie de l’INSP, en cas de conflit entre les « vœux exprimés » et les notes obtenues ; 2/ après deux ans en tant qu’administrateur civil, lorsqu’ils candidateront à la fonction d’« auditeur en détachement » du Conseil, pour une durée de trois ans ; 3/ après ces trois ans, pour titularisation définitive au Conseil. Quand on connaît le rôle des jurys de pairs pour former et perpétuer le « moule », on se dit que le maître des requêtes une fois titularisé après ces trois jurys a toutes les chances d’y entrer… De quoi faire regretter l’unique jury d’entrée au Conseil d’État d’avant 1945, dont on considérait qu’il avait une part d’arbitraire et de cooptation mondaine (à laquelle était supposée remédier la création de l’ENA). 

C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo . 

Quant aux corps techniques (Mines, Ponts, INSEE, etc.), un autre rapport roboratif leur a été consacré , remis en janvier 2022. Y figurent plusieurs hypothèses, que nous ne détaillerons pas ici, puisque ce rapport – comme tant d’autres rapports administratifs – a été rangé dans un tiroir. À l’approche de l’élection présidentielle de 2022, Emmanuel Macron n’a rien voulu faire concernant ces corps dits « techniques », très proches des milieux économiques, pour les Mines et les Ponts. C’est le maintien du statu quo et même un avantage pour le corps des Mines qui voit supprimée l’Inspection des finances, son éternelle rivale pour l’accès aux comités exécutifs des grands groupes. C’est, encore une fois, la marque de l’intrication entre pouvoir d’entreprise et pouvoir politique : les corps techniques ont pesé de toute leur influence pour obtenir ce statu quo . 

Emmanuel Macron, lié à ce pouvoir d’entreprise, n’a pas osé y toucher juste avant l’élection présidentielle de 2022. Tout au plus une mesure mineure, mais allant dans le mauvais sens, comme le reste, a été retenue : les ingénieurs-élèves des Mines passeront trois à six mois d’enseignement en « tronc commun » à l’INSP, et certains des élèves de cet institut participeront à des « mémoires communs » avec les élèves du corps des Mines – mémoires faits à douze élèves au lieu de deux ou trois ! De quoi amplifier le caractère généraliste de la formation : le but politique étant de montrer que les corps techniques sont inclus dans la « réforme », et celui des corps de paraître s’y associer. Alors que justement, si on ne touche pas à ces corps, c’est parce qu’ils ont vocation à conserver leur spécificité scientifique et technique. On n’en est pas à une contradiction près dans cette réforme faite de faux-semblants.

Notes :

1/ Ces corps avaient sur l’ENA le primat de l’ancienneté, comme le rappelle Jean-Michel Eymeri dans La Fabrique des énarques.

2/ Paul Cassia propose de scinder en deux les fonctions du Conseil d’État (qui lui aussi pourrait être fonctionnalisé) : celle de conseil du gouvernement pour les lois, à rattacher à une administration interministérielle comme le secrétariat général du gouvernement, celle d’appel et/ou de cassation administrative, « en créant une chambre administrative au sein de la Cour de cassation » (Conflits d’intérêts. Les liaisons dangereuses de la République, Paris, Odile Jacob, 2014).

3/ L’ironie est que cette mesure est loin d’être nouvelle, puisqu’elle figure déjà chez Michel Crozier (La Crise de l’intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer, Paris, Interéditions, 1995), qui assortissait ces cinq ans de terrain d’une année de formation complémentaire (suivant le principe de l’Institut Auguste Comte, dont il avait été un des cinq directeurs d’enseignement).

Technocratisme. Les grands corps à la dérive, Alexandre Moatti, Edition Amsterdam, 2023, 18€.

Chômage : une politique du contrôle abusif

La nécessité de lutter contre le recours abusif aux indemnités chômage et au RSA est un un lieu commun du néolibéralisme dont le président Emmanuel Macron et le gouvernement sont emparés : le retour au plein-emploi ne pourrait s’opérer qu’à la condition du renforcement de dispositifs de contrôle traquant des oisifs bénéficiant de prestations sociales sans véritablement chercher un emploi. Plus les chômeurs sont nombreux, plus ces discours fleurissent et avec eux, la suspicion qu’ils sont seuls responsables de leur situation. Dans Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage (Raisons d’Agir, 2023), Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet démontrent que l’idée selon laquelle le contrôle améliorerait le retour à l’emploi n’est pas un fait vérifié, mais une croyance, qui a légitimé le développement de dispositifs pénalisant toujours plus les travailleurs, jusqu’à créer un climat coercitif autour du chômage. Extraits.

Présent quasiment tout au long de l’histoire du traitement public du chômage, le contrôle n’a jamais occupé une place aussi centrale. Mais finalement, pourquoi au juste contrôle-t-on les chômeur·ses aujourd’hui ? Pour rééquilibrer les comptes de l’assurance-chômage ? C’est sans doute une préoccupation partagée par le gouvernement et les organisations patronales, mais l’impact financier des contrôles et sanctions apparaît bien modeste comparé à celui des changements à la baisse de la durée et du montant de l’indemnisation. Est-il si vrai que le contrôle aiguillonne les chômeurs et les chômeuses vers des démarches de recherche d’emploi plus nombreuses et plus efficaces ? Rien ne le prouve vraiment, en tout cas aucune statistique fiable. Nous montrons ensuite, à partir d’enquêtes qualitatives aux guichets du chômage [ndlr : voir le chapitre 3 de l’ouvrage] que, davantage qu’ils ne conduisent au retour à l’emploi, les dispositifs de contrôle visent à ajuster les chômeur·ses aux prescriptions institutionnelles afin d’assurer leur docilité. Nous verrons enfin que contrôles et sanctions s’inscrivent dans tout un arsenal de mesures contraignantes pour les chômeur·ses qui visent un objectif de fluidité et de flexibilité du marché du travail. C’est ce que montre notamment la rhétorique désormais omniprésente des « emplois non pourvus », qui prétend apporter une « preuve » supplémentaire que trop de chômeur·ses ne voudraient pas (assez) travailler.

Favoriser le retour à l’emploi ? L’absence de données publiques

Pôle emploi communique peu sur les résultats du contrôle de la recherche d’emploi, mais en interne, les effets du contrôle sont évalués. Comment comprendre que cette institution, qui n’est pourtant pas avare en publications statistiques, communiqués de presse et autres documents présentant son action, ne publicise pas ou seulement de façon très marginale, des données sur le contrôle de la recherche d’emploi ? Cette discrétion ne résulte pas de difficultés techniques particulières, ni d’un manque d’intérêt pour la question. Elle n’est au demeurant pas la norme parmi les différents services publics de l’emploi étrangers, comme le rappelle l’OCDE qui, publiant le taux annuel de sanction des demandeur·ses d’emploi indemnisé·es dans plusieurs pays, précise qu’elle ne dispose pas de données fiables pour la France.

La quasi-confidentialité des chiffres sur l’efficacité du contrôle n’est pas fortuite. Tout porte à croire qu’elle procède d’une stratégie désormais fréquente de la direction de Pôle emploi, qui consiste à ajuster sa communication pour limiter les critiques à son égard. Les directions des institutions de contrôle se comportent comme si l’évidence était de leur côté. Munies de lunettes néoclassiques, qui appréhendent le travail sous l’angle de la désutilité et réduisent l’emploi à une source de revenus, elles imaginent un chômeur maximisateur susceptible d’être aiguillonné à coups de bonus/malus. En témoignent les réformes successives de l’assurance chômage depuis les années 1980. L’essentiel des chiffres publicisés sur le comportement des demandeur·ses d’emploi sont produits dans le cadre d’études économétriques qui ne discutent jamais le postulat du/de la chômeur·se cherchant à maximiser son intérêt. Si les chiffres disponibles sur le contrôle et ses effets sont rarement rendus publics, c’est qu’ils battent en brèche ce cadrage et la pression exercée sur les chômeur·ses qui en découle. Ils démontrent en effet que, dans leur écrasante majorité, ils et elles cherchent bien activement du travail.

Le fait que les données ne soient pas collectées de manière systématique et l’absence de séries statistiques qui en découle limitent la possibilité de remettre en cause ou au moins de discuter, chiffres à l’appui, l’argument de la « remobilisation ». Si on s’en tient aux résultats obtenus depuis la généralisation des plateformes de contrôle de la recherche d’emploi en 2015, il n’y a pas eu de publications régulières et les chiffres ne sont pas comparables sur le temps long. De plus, il s’agit de chiffres descriptifs de l’activité de contrôle et non d’une étude des effets du contrôle.

Objectiver les effets du contrôle n’est donc pas chose aisée. D’abord du fait du déficit de chiffres. Mais aussi parce que la définition même des « effets » ne fait pas consensus. En effet, si la littérature économétrique met bien en évidence les effets bénéfiques des « incitations négatives », c’est-à-dire des sanctions, sur la reprise d’emploi, ces résultats sont le plus souvent constatés à de très petites échelles et souffrent de biais majeurs lorsqu’ils sont généralisés. La pression sur les chômeur·ses peut conduire des individus à retourner au travail, mais elle ne crée pas d’emploi. Lorsque c’est le cas, ils et elles « prennent » donc l’emploi potentiel d’autres chômeur·ses. Mais cette pression les conduit surtout à basculer vers d’autres statuts (maladie, formation, inactivité).

Les travaux de sociologie et de science politique sur le sujet, principalement américains, montrent la faiblesse des effets du contrôle au niveau macroéconomique, et surtout ses retombées néfastes sur les individus ciblés. Les contrôles et les sanctions précarisent les chômeur·ses, qui sont enjoint·es de reprendre des emplois sous-payés, pour éviter de se retrouver privé·es temporairement voire durablement de leurs allocations en cas de refus. Les contrôles conduisent également à des reprises d’emploi plus rapides mais moins stables du fait d’effets de mismatch, de désajustements entre les qualifications des travailleur·ses et les postes qu’ils et elles occupent. En découlent alors des risques accrus de turnover dans les entreprises, qui peut même fragiliser leur productivité, voire celle de l’économie des secteurs d’activités concernés. Du reste, celles et ceux-là mêmes qui conçoivent et mettent en œuvre ce type de politiques ne sont pas dupes des limites de leur efficacité. Ainsi, un cadre de la direction générale de Pôle emploi proche du dossier en interne nous confie : « la sanction n’a jamais été un levier de motivation chez le demandeur d’emploi » (entretien du 18 mai 2021).

De manière éloquente, le rapport de préfiguration du nouvel opérateur public de traitement du chômage, publié en avril 2023, pointe l’absence de données sur les effets du contrôle et donne comme « ambition [à] France Travail d’évaluer l’impact [des sanctions] sur le retour à l’emploi ». Mais encore une fois, cette absence tient sans doute au fait que les chiffres sont têtus, et ne vont guère dans le sens des politiques de contrôle. Ainsi, lorsque pour saisir l’influence des contrôles sur les chances de retour à l’emploi, Pôle emploi compare les personnes contrôlées et celles qui ne l’ont pas été, les différences (et donc l’impact des contrôles) apparaissent minimes, surtout s’agissant des emplois durables. Les taux de retour à l’emploi des contrôlées ne sont supérieurs que d’un à trois points de pourcentage. Un si maigre résultat interpelle quant à la mobilisation de 600 emplois à temps plein.

Pôle emploi, gardien de « l’employabilité »

Dans ce cadre de plus en plus contraignant, les contrôleur·ses de Pôle emploi opèrent quotidiennement des « jugements d’employabilité » pour tenter d’objectiver la probabilité de retour à l’emploi des chômeur·ses. L’enjeu est alors, pour les contrôleur·ses, de faire la part des choses entre ce qui relève du comportement du ou de la demandeur·se d’emploi et ce qui n’en dépend pas. Ces agent·es se fondent pour cela sur leur connaissance du segment de marché visé par l’individu contrôlé, plus ou moins étayée par les données disponibles, mais aussi sur leurs propres représentations de l’état de ce même segment de marché. Ils s’efforcent d’identifier les raisons, contextuelles ou plus personnelles, qui permettent de rendre compte de la situation de chômage et de l’éventuelle responsabilité personnelle du ou de la chômeur·se dans cette situation.

Mais sur quoi se fondent ces jugements ? Sous l’influence majeure des travaux d’économie néoclassique notamment, la norme d’« employabilité » qui prévaut depuis le milieu des années 1980 dans les politiques sociales et d’emploi fait largement primer les déterminants individuels du chômage sur ses causes globales. Autrement dit, c’est d’abord et avant tout dans le comportement (inadapté, inefficace, voire fainéant) de chaque individu que la cause du chômage est recherchée.

Il en découle que ce sont d’abord des solutions individuelles qui sont prescrites. Elles concernent des façons spécifiques de chercher un emploi qui soient tangibles pour les contrôleurs·ses. En pratique, il s’agit ainsi davantage de s’assurer que les chômeur·ses satisfont aux exigences institutionnelles que d’organiser leur retour effectif à l’emploi. Cette approche conduit en effet à prescrire des manières de chercher du travail qui cadrent avec le fonctionnement bureaucratique, alors même qu’elles sont loin d’être toujours efficaces. Pour les moins qualifié·es, l’incitation à produire des preuves de leur recherche d’emploi tend à déporter leurs démarches des réseaux interpersonnels vers les canaux formels. Or, ces canaux formels sont connus pour être moins efficaces pour ce type d’emploi. Ceci peut conduire à limiter le retour à l’emploi des femmes, des jeunes et des moins diplômé·es – majoritairement issu·es des classes populaires. Dans ces conditions, le contrôle peut produire des effets contraires aux objectifs officiellement affichés.

Le contrôle s’avère ainsi symptomatique des relations entre Pôle emploi et ses usager·res. Cet organisme n’est pas organisé comme un service public : c’est une institution qui instaure des relations marquées par la crainte et la contrainte (y compris du côté de ses agent·es, souvent réticent·es à nous répondre de peur de sanctions par leur hiérarchie). Pour ce qui les concerne, les chômeur·ses jugent le plus souvent l’accompagnement défaillant ou insuffisant (rareté des entretiens, convocations à suivre des ateliers externalisés jugés inadaptés, offres d’emploi reçues qui ne correspondent pas à l’emploi recherché, etc.), sans compter que les conditions d’éligibilité à la prise en charge d’une formation sont très restrictives. L’indemnisation concerne de moins en moins de demandeur·ses d’emploi, tandis que son montant et sa durée diminuent (cf. infra). Autant d’éléments qui contribuent à ce que les demandeur·ses d’emploi ne perçoivent pas cette institution comme un appui pour rechercher un emploi, et particulièrement pour se reconvertir. La montée en puissance des objectifs de « retour rapide à l’emploi » et de pourvoi des « pénuries de main-d’œuvre » accentue cette dimension coercitive.

Réformer l’assurance-chômage, renforcer les contraintes

Le contrôle n’est que l’un des outils mobilisés par le service public de l’emploi pour remettre au travail les demandeur·ses d’emploi. Il s’inscrit dans un ensemble de dispositions qui, mises bout à bout, participent à faire augmenter la pression sur les chômeur·ses. Parmi ces initiatives figurent les réformes successives qui ont réduit les droits à l’indemnisation chômage, mais aussi des programmes de lutte contre les difficultés de recrutement sur les « métiers en tension », différents plans de lutte contre le chômage de longue durée ainsi que les réécritures successives du Code du travail.

La réduction des ressources des chômeur·ses, et particulièrement la réduction des droits à l’assurance chômage, a été l’un des principaux leviers mobilisés depuis 2017 pour mettre au travail les demandeur·ses d’emploi. D’une manière générale, les prestations sociales (dont le RSA et l’ASS) sont revalorisées chaque année en avril en fonction de l’inflation constatée. Si une revalorisation de 4 % a été exceptionnellement accordée en juillet 2022, les associations regroupées au sein du collectif Alerte dénoncent le caractère insuffisant des revalorisations actuelles, qui entraînent un appauvrissement des bénéficiaires de ces prestations sociales. Concernant l’ARE, une revalorisation de 2,9 % est intervenue au 1 er juillet 2022 avant une revalorisation exceptionnelle de 1,9 % au 1 er avril 2023. Si des mesures spécifiques sont prises pour faire face à la crise provoquée par l’inflation, les montants de revalorisation sont très inférieurs à la hausse des prix mesurée par l’Insee. Cette dégradation de la situation financière des demandeur·ses d’emploi intervient alors même que les inscrit·es à Pôle emploi sont davantage touché·es par la pauvreté monétaire que le reste de la population. Ainsi, en 2019, 38,9 % des chômeur·ses se trouvent en situation de pauvreté monétaire, alors que 6,8 % des salarié·es sont dans une telle situation.

Plus spécifiquement, l’assurance chômage a, depuis 2017, fait l’objet de réformes quasi continues qui ont profondément modifié son fonctionnement institutionnel ainsi que les droits des allocataires. Sur le plan institutionnel, la période a été marquée par une reprise en main par l’État de cette institution paritaire. Cette « étatisation » a consisté, d’une part, à remplacer une partie des cotisations (la part dite « salariale ») par un impôt (la contribution sociale généralisée, CSG) et, d’autre part, à réduire les prérogatives des organisations syndicales et patronales en matière de négociation des règles d’assurance chômage. Le financement du chômage partiel lors de la crise du Covid-19 est symptomatique du rapport que l’exécutif entretient avec cette institution paritaire : le gouvernement a imposé à l’Unédic de financer un tiers des dépenses d’activité partielle sans laisser de place aux organisations syndicales et patronales dans les décisions prises. Les réformes de 2017 et 2019-2021 ont également eu pour effet de réduire les droits des salarié·es à l’emploi discontinu. En 2017, cela est passé par une modification de la comptabilisation des jours travaillés pénalisante pour les salarié·es en contrats courts. Outre le durcissement des conditions d’éligibilité, la réforme de 2019-2021 a modifié en profondeur le calcul du salaire de référence et donc de l’allocation. En intégrant les jours non travaillés au calcul du désormais mal nommé « salaire de référence », ce nouveau règlement pénalise chaque salarié·e qui cumule des jours non travaillés au cours de la période prise en compte dans le calcul. Ce nouveau mode de calcul réduit en moyenne le montant de l’allocation de 16 %, cette réduction pouvant aller jusqu’à 50 % pour certain·es allocataires. Cette réforme a été justifiée par la volonté affichée de mettre fin aux prétendus comportements d’optimisation des travailleur·ses en contrats courts qui « choisiraient » la précarité plutôt que du CDI pour « profiter » de leurs indemnités chômage.

Une nouvelle réforme entrée en vigueur en février 2023 s’attaque désormais à la durée de l’allocation : elle réduit de 25 % la durée de l’allocation pour l’ensemble des allocataires. Ainsi, un·e allocataire qui disposait avant la réforme de 12 mois d’indemnisation ne sera plus indemnisé·e que 9 mois. Cette réforme a pour effet de diminuer encore la part des indemnisé·es parmi les inscrit·es à Pôle emploi, sachant qu’elle atteint déjà cette année un taux historiquement faible de 38 % (source : Pôle emploi). Sur le papier, cette réduction de la durée d’indemnisation serait supprimée (avec un retour à la durée antérieure) en cas de dégradation de la conjoncture économique. Là encore, l’existence de tensions de recrutement a été l’argument avancé pour justifier une réduction de la durée d’indemnisation afin d’accélérer le retour à l’emploi. Depuis le milieu des années 2010, les justifications politiques du renforcement des contrôles (qu’il s’agisse d’augmenter leur nombre ou leur sévérité) reposent sur un argumentaire pour partie renouvelé : puisque coexistent un nombre important de demandes d’emploi et d’offres d’emploi non pourvues, et puisque les employeur·ses se plaignent de difficultés de recrutement, c’est bien la preuve que des demandeur·ses d’emploi choisissent de ne pas travailler. Il faudrait donc les « inciter », y compris en les menaçant de sanctions, à occuper les emplois (théoriquement) vacants plutôt qu’à rester (« confortablement ») au chômage.

Parmi les autres outils mobilisés dans la dernière période pour mettre au travail les demandeur·ses d’emploi, un nouveau plan de remobilisation des chômeur·ses de longue durée a été déployé à partir de fin 2021. Si, en soi, accompagner les demandeur·ses d’emploi de longue durée ne peut être tenu pour une mesure de mise au travail, il s’avère, dans ce cas précis, que cela s’est traduit par des pratiques coercitives de convocation et de radiation en cas d’absence. Ces différents outils de mise au travail des demandeur·ses d’emploi servent quatre objectifs principaux. Premièrement, l’objectif est d’accélérer le retour à l’emploi aussi bien pour réduire les dépenses d’indemnisation que pour diminuer les tensions de recrutement. Deuxièmement, il s’agit de conduire les demandeur·ses d’emploi à ne pas s’inscrire à Pôle emploi ou à se désinscrire afin de faire baisser les chiffres du chômage et l’ensemble des dépenses (indemnisation, accompagnement) associées à leur inscription. Un rapport de la Dares estime qu’entre novembre 2018 et novembre 2019 le taux de non-recours à l’assurance chômage se situe entre 25 et 42 % des privé·es d’emploi éligibles à une indemnisation. Troisièmement, durcir la situation des chômeur·ses est l’un des nombreux leviers existants pour inciter les actif·ves en général, et les inscrit·es à Pôle emploi en particulier, à préférer la création d’entreprise et notamment l’auto-entreprenariat plutôt que la recherche d’un emploi salarié. Quatrièmement, dégrader la situation des demandeur·ses d’emploi a pour conséquence de faire pression sur les salarié·es en poste. Cette pression s’exerce de différentes manières. D’une part parce que la situation des chômeur·ses fait figure de repoussoir eu égard à la stigmatisation dont ils font l’objet. Si la perspective pour les salarié·es en cas de chômage est d’être non ou mal indemnisé·es et de subir un accompagnement coercitif au retour à l’emploi, cela incite, dans la mesure du possible, à rester en poste ou du moins à être au chômage le moins longtemps possible. À la peur de « tomber » au chômage s’ajoute ainsi celle de devoir traiter avec une institution aux pratiques de plus en plus coercitives. D’autre part, la pression sur les salarié·es vient de ce qu’au regard de leur situation, les chômeur·ses sont contraint·es d’accepter des emplois aux conditions de travail difficiles. Alors que les tensions sur le recrutement pourraient donner lieu à la création d’un rapport de force favorable aux salarié·es pour obtenir des augmentations de salaire et l’amélioration des conditions de travail, la pression exercée sur les demandeur·ses d’emploi contribue à affaiblir les actif·ves en exerçant une pression à la baisse sur les salaires.

Alors que les tensions sur le recrutement pourraient donner lieu à la création d’un rapport de force favorable aux salarié·es pour obtenir des augmentations de salaire et l’amélioration des conditions de travail, la pression exercée sur les demandeur·ses d’emploi contribue à affaiblir les actif·ves en exerçant une pression à la baisse sur les salaires. Le lien entre conditions des chômeur·ses et niveau de salaire a déjà été démontré dans le cas de l’Allemagne, par exemple. Ainsi, les salaires des 15 % des salarié·es les moins bien rémunéré·es ont baissé de plus de 9 % sur la période 2003-2008 et le pouvoir d’achat du salarié médian a baissé, alors que l’Allemagne a dans le même temps connu une période de croissance économique et de baisse du chômage.

Chômeurs, vos papiers ! Contrôler les chômeurs pour réduire le chômage, Claire Vivès, Luc Sigalo Santos, Jean-Marie Pillon, Vincent Dubois et Hadrien Clouet, éditions Raison d’Agir, 13,00 €

Assistanat pour ultra-riches : le CAC40 sous perfusion de l’État

Pour justifier la réforme du RSA, une partie de ses défenseurs relance l’ancien débat autour de « l’assistanat » : les chômeurs percevraient un revenu aux frais de la collectivité sans chercher à trouver un nouveau travail. Il n’est bien sûr jamais fait mention d’une autre forme d’assistance, subventionnée par l’État, et d’une ampleur massive : celle qui bénéficie aux grandes entreprises depuis des années. Cet « assistanat pour ultra-riches » est pourtant autrement plus significatif. Extrait de Superprofiteurs, le petit livre noir du CAC 40, un ouvrage coordonné par Frédéric Lemaire et Olivier Petitjean ; chapitre « Aides publiques : une addiction devenue un tabou », par Maxime Combes.

157 milliards d’euros, soit 6,4 % du PIB. Les montants en jeu sont astronomiques, et augmentent d’année en année. En janvier 2007, un rapport public les évaluait à 65 milliards d’euros par an, dont 90 % financées par l’État et le reste par les collectivités locales et d’autres acteurs publics, pour un montant global équivalent à 3,5 % du PIB1. En juin 2013, un rapport publié par l’Inspection générale des finances nous apprend qu’elles atteignaient 110 milliards d’euros par an2. Puis 140 milliards d’euros en 2018, selon les propos de Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics. Des chercheurs de l’Ires de l’université de Lille ont réévalué ce montant à 157 milliards d’euros pour l’année 20193.

Comment se représenter des sommes aussi monstrueuses ? Prenons quelques exemples… 157 milliards d’euros d’aides publiques aux entreprises, c’est :

– l’équivalent de 6,4 % du PIB,

– plus de 30 % du budget de l’État,

– presque 10 milliards d’euros de plus que l’ensemble des aides sociales (allocations familiales, pauvreté, chômage et aides au logement), pourtant régulièrement pointées du doigt et accusées de coûter « un pognon de dingue » à la collectivité4.

Si le phénomène n’est pas nouveau, on observe que ces aides ont vu leur coût budgétaire littéralement exploser depuis une vingtaine d’années : – + 242 % sur la période, – soit 7,6 % de croissance par an, – une augmentation qui s’est opérée presque trois fois plus vite que les aides sociales et cinq fois plus vite que le PIB.

En parallèle, ces deux dernières décennies, les politiques de restriction des financements des services publics et des dépenses sociales ont le plus souvent été justifiées par le potentiel accroissement des déficits budgétaires qui pourrait en résulter. Il n’a jamais été mentionné que les transferts de richesse des pouvoirs publics vers les entreprises privées jouaient un rôle relatif sans doute bien plus significatif dans l’augmentation des dépenses publiques…

Un maquis sans transparence, protégé par le secret des affaires Le manque de transparence en matière d’aides aux entreprises est tel qu’on peut se demander s’il existe un pilote de ce qui est devenu le plus gros poste de dépenses publiques derrière les pensions de retraite et les dépenses de santé. En plus d’être un tabou et une addiction, les aides publiques aux entreprises privées constituent en effet un véritable maquis : le portail créé par la Chambre de métiers et de l’artisanat indique en février 2023 qu’il y a « 1819 aides publiques financières » en France, mais ni le Haut-commissariat au plan, ni le Centre d’analyse stratégique, ni France Stratégie, ni l’INSEE n’en font un inventaire systématique et régulier.

Les quatre cinquièmes des groupes qui ont obtenu du chômage partiel ont mobilisé une partie de cette trésorerie (dont ils prétendaient ne pas disposer pour payer leurs salariés) afin de rémunérer leurs actionnaires. Et ce en toute légalité.

Résultat? Aucun chiffrage global n’a été réalisé par les pouvoirs publics, pas plus que des indicateurs précis, stabilisés et régulièrement mis à jour sur le coût, l’efficacité et l’opportunité de cet empilement d’aides : rien qui ne permette d’analyser l’évolution des aides dans le temps, ni d’opérer des comparaisons régionales et internationales ni encore moins d’évaluer leur efficacité de façon systématique. Un maquis des plus opaques par ailleurs bien protégé par le secret fiscal et le secret des affaires qui empêchent, le plus souvent, de connaître pour chaque aide publique la liste des bénéficiaires et les montants exacts versés. Il est aujourd’hui impossible en France de savoir combien d’argent public touchent au total des entreprises comme LVMH, Sanofi ou TotalEnergies !

Voilà donc des années que des centaines de dispositifs se sédimentent les uns aux autres, sans que ni le législateur, ni les contribuables ou les citoyen·nes, ni même l’administration, n’aient véritablement les moyens de contrôler la distribution et l’utilisation de ces aides, d’évaluer leur efficacité, de prévenir et de sanctionner les abus. Que ce soit sous la forme de subventions directes, d’exonérations de cotisations sociales, d’abattements fiscaux, de prêts bonifiés ou d’apports en capital, cet empilement d’aides publiques regroupe de nombreux dispositifs ayant des objectifs proches, ou d’autres qui pourraient apparaître contradictoires. Cette immense complexité favorise encore davantage les grandes entreprises au détriment des petites et de l’économie sociale et solidaire.

100 % du CAC40 soutenu par les pouvoirs publics pendant la pandémie À les écouter, la réussite des fleurons de l’économie française serait le fruit du seul talent de leur PDG, ces grands capitaines d’industrie, de leur incroyable capacité à prendre des risques ainsi que de leur habilité à barrer, seuls, ces grands groupes dans la tempête de la compétition mondiale. Dès qu’ils le peuvent, ils proposent d’ailleurs leurs services pour suppléer les pouvoirs publics, que ce soit pour financer la reconstruction de la cathédrale Notre-Dame de Paris ou pour fournir du gel hydroalcoolique et des masques par temps de pandémie… sans préciser que ces opérations seront très largement financées par des crédits d’impôt mécénat, et donc au final par les contribuables. La réalité est pourtant bien différente et la pandémie du Covid-19 l’a révélée au grand jour : 100 % des groupes du CAC40 ont bénéficié, sous une forme ou une autre, d’une aide publique, et souvent de plusieurs, débloquée par les pouvoirs publics au nom de l’urgence économique et sociale5. Tous ont profité de cet appui de la puissance publique, même ceux qui ont clamé haut et fort qu’ils n’avaient pas fait appel à la solidarité nationale (comme TotalEnergies, LVMH) et même ceux qui n’en avaient absolument pas besoin (comme Sanofi).

Ces groupes qui ont commodément « oublié » avoir été soutenus par les pouvoirs publics ont souvent été parmi les principaux bénéficiaires du programme massif de rachats de titres financiers par les banques centrales – constituant une aide à la trésorerie extrêmement conséquente – ainsi que des différents plans de relance. On peut y voir une volonté de cacher la vérité ou bien, peut-être plus simplement, une forme de normalisation des aides publiques aux entreprises : les groupes qui se passent des aides d’urgence en le clamant haut et fort considèrent comme normal, admis et indiscutable, qu’ils bénéficient des plans de relance et des baisses d’impôts octroyées par les pouvoirs publics.

Au moins deux tiers des groupes du CAC 40 ont eu recours au chômage partiel pendant la pandémie, illustrant le besoin manifeste de ces grands groupes de s’adosser à la puissance publique pour supporter les conséquences de cette mauvaise passe. Sauf que les quatre cinquièmes des groupes qui ont obtenu du chômage partiel ont également versé des dividendes à leurs actionnaires et procédé à des rachats d’actions en 2020 ou en 2021 : ils ont donc mobilisé une partie de cette trésorerie dont ils prétendaient ne pas disposer pour payer leurs salariés afin de rémunérer leurs actionnaires. Et ce en toute légalité.

Notes :

1 Mission d’audit de modernisation – rapport sur les aides publiques aux entreprises, IGF, IGAS, IGA, janvier 2007.

2 « Pour des aides simples et efficaces au service de la compétitivité », rapport n° 2013-M-016-02, IGF, juin 2013

3 « Un capitalisme sous perfusion. Mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises », Ires, octobre 2022.

4 Environ 148 milliards d’euros en 2019. Détail – Famille : 56,2 milliards d’euros ; Emploi : 46 milliards d’euros ; Logement : 16,9 milliards d’euros ; Pauvreté exclusion sociale : 28,7 milliards d’euros ; d’après l’Insee, France, portrait social, Édition 2021.

5 Les données et informations qui suivent sont tirées du travail de l’Observatoire des multinationales et de l’opération AlloBercy menés pendant la pandémie de Covid-19 que vous pouvez retrouver sur le site https://allobercy.org/ et dans le livre de Olivier Petitjean, Maxime Combes, Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, Seuil / Don Quichotte, 2022.

Réindustrialisation : tout miser sur les « industries du futur » est une erreur

Emmanuel Macron lors de la présentation du plan France 2030 le 12 octobre 2021. © Capture d’écran Youtube

La désindustrialisation de la France est désormais reconnue par la grande majorité de la classe politique comme un problème majeur pour notre économie, en raison de la perte d’emplois industriels, de notre déficit extérieur et des relations de dépendance dans lesquelles elle place notre pays vis-à-vis du reste du monde. Depuis la crise sanitaire, du plan de relance au plan France 2030 en passant par les sommets « Choose France », Emmanuel Macron multiplie les annonces de nouveaux sites industriels. Si le déclin de l’industrie française semble enfin s’être arrêté, la spécialisation sur des industries de pointe néglige d’autres secteurs tout aussi stratégiques et empêche de reconstituer un tissu industriel global. Pour l’essayiste Benjamin Brice, auteur de L’impasse de la compétitivité (Les liens qui libèrent, 2023) cette focalisation sur les « industries du futur » est une erreur. Extrait.

Après des décennies de déclin, n’assiste-t-on pas enfin à la progressive réindustrialisation du pays ? Hélas, nous en sommes encore très loin. Certes, depuis le choc de la pandémie, nos dirigeants ont pris conscience de notre vulnérabilité. Emmanuel Macron affirmait en mars 2020 que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres est une folie ». Mais où sont donc les mesures structurantes capables de nous sortir de l’ornière ?

Mis à part quelques projets de relocalisation, notamment pour le paracétamol, nos dirigeants restent en réalité prisonniers de leur logique de compétitivité. À leurs yeux, l’urgence serait d’exporter davantage, car rien ne servirait de se battre pour des industries où nous sommes concurrencés par des pays avec un faible coût de la main-d’œuvre. Quand Emmanuel Macron parle de réindustrialisation, il pense aux batteries, à l’hydrogène ou au « Plan Quantique », certainement pas à ce qu’il dénigrait comme des « secteurs en difficulté » (août 2020). Un conseiller de Bruno Le Maire exprimait franchement les choses en novembre 2021 : « L’avenir industriel n’est pas dans le masque ou dans la fringue, mais dans la montée en gamme [1] . »

Tout le monde, ou presque, semble avoir enfin compris l’importance de l’industrie pour l’économie d’un pays; l’illusion d’une société sans usine s’est à peu près dissipée. Cependant, nos dirigeants ne sont pas du tout sortis de la logique d’intégration accrue de la France à la mondialisation, avec montée en gamme et spécialisation dans quelques domaines à forte valeur ajoutée (en particulier l’aéronautique et le luxe). C’est-à-dire la logique qui nous a fait abandonner naguère, sans trop de remords, le cœur même de notre appareil industriel… Avec pour résultat de nous avoir rendus aujourd’hui tellement dépendants des importations pour notre consommation intérieure.

L’investissement dans les domaines industriels de pointe est certainement nécessaire et l’exécutif a raison d’y consacrer moyens et énergie (à condition d’intégrer les contraintes géopolitiques et environnementales dans l’équation); toutefois, ce n’est pas cela qui permettra de compenser demain la hausse tendancielle de nos besoins extérieurs pour les industries de base. Ne nous le cachons pas, notre spécialisation est structurellement déficitaire. 

Quand on additionne le surplus dans l’aéronautique (+  23 milliards en 2022), dans les produits agricoles et les boissons (+  21 milliards), dans les parfums et cosmétiques (+ 15 milliards) et dans les produits pharmaceutiques (+ 3 milliards), cela permet à peine d’équilibrer le déficit pour l’automobile (-  20 milliards), pour les machines (-  11 milliards) et pour tous les matériaux : bois, plastique, caoutchouc et produits de la métallurgie (-  34 milliards). Rajoutons également le secteur du tourisme – qui se trouve dans les services – dont le solde positif fait contrepoids au solde négatif du secteur textile (- 11 milliards). Mais, après cela, il reste encore à régler le déficit pour les appareils numériques (- 22 milliards), pour les équipements électriques (-  11 milliards), pour les meubles (- 7 milliards), pour les fruits et les légumes (- 4 milliards), pour la viande et le poisson (- 7 milliards), pour les jouets et les articles de sport (- 4 milliards), et ainsi de suite. Tout cela sans même évoquer la facture énergétique, qui a été en moyenne de 50 milliards d’euros dans les années 2010 et a atteint 115 milliards d’euros en 2022 d’après les Douanes et la Banque de France !

Notre spécialisation dans quelques secteurs à très forte valeur ajoutée ne contrebalance pas du tout la perte de notre base manufacturière. Et notre déficit commercial structurel finit par nous rendre de plus en plus dépendants des financements étrangers. Certes, le débat médiatique est monopolisé par la question de l’endettement public. Mais le plus important, en termes de stabilité et de résilience, est notre endettement par rapport au reste du monde. En 20 ans seulement (2002-2022), la position extérieure nette de la France – soit la différence entre les actifs et les dettes des résidents français vis-à-vis de l’étranger – est passée de + 6 points de PIB à – 27 points selon Eurostat. Il y a là une vraie source de vulnérabilité.

Il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement.

Cette situation est d’autant plus dangereuse qu’elle s’entretient elle-même, puisque les différentes industries sont liées les unes aux autres. D’un côté, les pays disposant des industries de base cherchent peu à peu à remonter la chaîne de valeur (en amont et en aval). De l’autre, il est difficile de maintenir des industries de pointe performantes dans un territoire où l’on maîtrise de moins en moins la fabrication des pièces et des machines indispensables à leur fonctionnement. Ambitionner de produire de l’hydrogène vert est une chose, mais il faut aussi avoir la capacité de construire les équipements de production de ce vecteur énergétique, les infrastructures de transport qui vont avec et les camions qui utiliseront ce gaz pour rouler [2] . Il paraît difficile de prendre pied dans les technologies de pointe sans revitaliser en parallèle le tissu industriel français, avec son écosystème de PME.

Quant à la création d’emplois, la stratégie actuelle n’a pas encore produit de miracle. Voici les chiffres. Entre le 2e trimestre 2017 et le 4e trimestre 2022, la France a créé 90 000 emplois salariés dans l’industrie, alors qu’elle en avait détruit plus de 500 000 dans les dix années précédentes. Cela est évidemment un progrès dont il faut se réjouir. Cependant, cela n’empêche pas l’industrie de reculer encore dans l’emploi total (- 0,5 point au cours de la période), car l’industrie ne représente qu’une toute petite partie des créations d’emplois salariés. De plus, il faut noter que les emplois créés se concentrent dans l’industrie agroalimentaire et dans la gestion de l’eau et des déchets. Si l’on s’intéresse à l’industrie de fabrication – un secteur qui représente selon les douanes les trois quarts des échanges commerciaux de la France, y compris l’énergie –, la hausse n’est que de 15 000 postes, soit + 0,7 % en presque six années d’après l’INSEE.

En résumé, la France est sortie de la phase de désindustrialisation accélérée qu’elle a connue au cours des décennies précédentes, même s’il faut se montrer prudent, car il reste à mesurer l’impact sur la localisation des unités de production de la hausse du coût de l’énergie et des mesures protectionnistes américaines. Néanmoins, nous sommes très loin d’assister à une réindustrialisation du pays, comme l’indiquent assez clairement le léger recul de l’emploi industriel (en valeur relative) et la dégradation du solde manufacturier.

En concentrant toute l’attention sur les exportations – et plus précisément sur les exportations à forte valeur ajoutée –, les politiques de compétitivité nous enferment dans une impasse, car le véritable potentiel en termes d’emplois et de déficit commercial, mais aussi en termes de résilience et de diminution de notre empreinte écologique, se trouve du côté des importations. Ce dont la France aurait besoin pour se redresser, c’est de la relocalisation d’une partie de la consommation des ménages, des administrations publiques et des entreprises.

Beaucoup d’économistes, inquiets face à la remise en cause du libre-échange, insistent sur les bénéfices matériels de notre insertion dans le marché mondial: « La mondialisation permet d’accroître le pouvoir d’achat des consommateurs en faisant baisser les prix et en accroissant la qualité des produits. » [3] Voilà une réalité qu’il ne faut certainement pas négliger : une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas. Toutefois, il est d’autres réalités dont on doit également tenir compte si l’on entend juger les choses de manière raisonnable.

Une éventuelle relocalisation d’activités industrielles porterait atteinte à notre volume de consommation matérielle et obligerait à rompre avec notre obsession des prix bas.

D’abord, notre abondance matérielle se paie au prix fort. Notre économie devient de plus en plus dépendante du reste du monde, pour l’importation de biens et pour le financement du déficit qui en découle. En parallèle, cette abondance s’accorde assez mal avec nos objectifs écologiques et ne nous prépare pas du tout à un monde dans lequel un certain nombre de ressources vont probablement devenir plus rares et plus chères. 

Ensuite, en dépit de notre abondance matérielle, le pouvoir d’achat est devenu la préoccupation numéro un de la population française, surtout dans les classes populaires. C’est peut-être le signe qu’il y a un vice quelque part! À force de tout miser sur les prix bas, les importations ont remplacé la production locale, ce qui détruit des emplois dans les territoires, augmente les besoins de transferts et joue à la baisse sur les salaires. Le consommateur y a gagné en volume de consommation, c’est indéniable, mais le travailleur est soumis à une très forte pression, au nom de la compétitivité, le locataire des métropoles a du mal à se loger et le contribuable voit son imposition non progressive s’alourdir. Au bout d’un certain temps, même le consommateur ne s’y retrouve plus, car l’écart entre ce que la société le pousse à acquérir – notamment via la publicité – et ce qui lui reste à la fin du mois devient énorme et alimente l’insatisfaction. En abandonnant la définition de nos besoins de consommation au marché mondial, on crée finalement un engrenage de surconsommation qui nous endette vis-à-vis du reste du monde tout en multipliant les frustrations.

Notes :

[1] Poursuit-on la chimère d’une restauration de l’industrie d’antan ou prépare-t-on la transition vers l’industrie du futur ? Elie Cohen, Souveraineté industrielle, vers un nouveau modèle productif ?, Odile Jacob, 2022.

[2] Anaïs Voy-Gillis dans le podcast Sismique, «Industrie: le déclin français, et après?» (2e partie), 28/02/2023.

[3] Xavier Jaravel et Isabelle Méjean, « Quelle stratégie de résilience dans la mondialisation ? », Note du Conseil d’analyse économique, no 64, avril 2021, p. 11.

L’impasse de la compétitivité, Benjamin Brice, Les Liens qui libèrent, 2023.