Quand l’UE fait obstacle à la paix

© Nejc Soklič

Jusqu’à quel point l’Union européenne s’opposera-t-elle à une issue négociée du conflit ukrainien ? Déploiement de troupes, nouvelles sanctions, budgets militaires en hausse : au moment précis où un cessez-le-feu devient envisageable, Bruxelles accélère l’escalade. Au nom d’une victoire désormais hors de portée, les capitales européennes sabotent les pourparlers, isolent leur propre camp — et prolongent une guerre qu’elles ne peuvent pas gagner. Face à l’éventualité d’une paix négociée, l’Union semble redouter moins la défaite que la fin du récit qu’elle s’est imposée à elle-même. Article du journaliste indépendant Fabian Scheidler [1], originellement paru dans la New Left Review et traduit par Alexandra Knez.

Alors que les négociations en vue d’un accord de paix en Ukraine sont en cours et que Washington laisse entrevoir une possible détente avec le Kremlin, les États européens s’efforcent d’entraver le processus. De nouvelles sanctions sont imposées à Moscou, des armes sont acheminées en urgence vers les lignes de front et on débloque des fonds pour le réarmement. La Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne visent à augmenter leurs budgets de défense pour atteindre au moins 3 % du PIB, quand l’UE prévoit de créer un « fonds de contributions volontaires » pouvant atteindre 40 milliards d’euros pour l’aide militaire. En cas de cessez-le-feu, Emmanuel Macron et Keir Starmer n’excluent pas le déploiement de troupes en Ukraine. Une mesure qui se veut « rassurante », alors qu’il semble probable que seuls des soldats neutres soient crédibles comme que gardiens de la paix.

Si certains dirigeants de l’Union européenne ont timidement pris acte de la démarche diplomatique de Donald Trump, la position officielle du Vieux continent depuis février 2022 – à savoir que les combats ne doivent pas prendre fin sans une victoire absolue de l’Ukraine – reste largement inchangée. Kaja Kallas, haute représentante de l’Union européenne en charge des Affaires étrangères et de la sécurité, est depuis longtemps opposée aux efforts visant à désamorcer le conflit, déclarant en décembre dernier qu’elle et ses alliés feraient « tout ce qu’il faut » pour écraser l’armée de l’envahisseur russe.

On pourrait penser que l’UE aurait intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Elle continue pourtant d’y verser de l’huile.

Ces propos ont récemment été repris par la Première ministre danoise, Mette Fredriksen, qui a même suggéré que « la paix en Ukraine est en réalité plus dangereuse que la guerre ». Le mois dernier, lorsque les négociateurs ont évoqué la possibilité de lever certaines sanctions pour mettre fin aux hostilités en mer Noire, la porte-parole de la Commission européenne pour les affaires étrangères, Anitta Hipper, a affirmé que « le retrait inconditionnel de toutes les forces militaires russes de l’ensemble du territoire ukrainien serait l’une des principales conditions préalables ».

Cette position semble reposer sur l’hypothèse que l’Ukraine serait capable d’expulser les Russes et de reconquérir toutes les terres perdues – scénario qui est manifestement irréaliste. Dès l’automne 2022, le général Mark Milley, alors président de l’état-major interarmées des États-Unis, a admis que la guerre s’était enlisée et qu’aucune des deux parties ne pouvait l’emporter. En 2023, Valery Zalushnyi, alors commandant suprême des forces armées ukrainiennes, faisait un aveu similaire. Finalement, même ces sombres prévisions se sont révélées trop optimistes. Au cours de l’année écoulée, la position de l’Ukraine sur le champ de bataille n’a cessé de se détériorer. Ses pertes territoriales s’accumulent et ses victoires dans la région russe de Koursk ont été presque entièrement effacées. Chaque jour, le pays se dirige vers l’effondrement, tandis que le nombre de ses victimes et ses dettes augmentent.

Il est peu probable que Kallas, Fredriksen et Hipper croient réellement que la Russie se retirera du Donbass et de la Crimée, et encore moins de manière inconditionnelle. En insistant sur ce point comme condition préalable à la levée ou même à la modification des sanctions, ils écartent de facto la perspective d’un allègement des sanctions, et renoncent ainsi à l’un de leurs moyens les plus concrets de faire pression dans les négociations. On pourrait penser que l’UE aurait tout intérêt à éteindre l’incendie à ses portes. Pourtant, elle continue d’y verser de l’huile, compromettant ainsi ses propres intérêts en matière de sécurité ainsi que ceux de l’Ukraine. Au lieu de se positionner comme médiateur entre les États-Unis et la Russie – seule option rationnelle compte tenu de sa position géographique –, elle continue d’ignorer les deux grandes puissances et d’accroître son propre isolement.

Comment expliquer ce comportement apparemment irrationnel ? L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant. Compte tenu de sa position de force sur le champ de bataille, il est encore trop tôt pour dire quel type d’accord le Kremlin accepterait.

L’intellectuel indien Vijay Prashad soupçonne les élites européennes de s’être avant tout investies dans la préservation de leur propre légitimité. Elles auraient trop engagé de capital politique dans cet objectif de paix « victorieuse » pour se retirer maintenant.

Mais si Moscou était d’accord pour un cessez-le-feu, le discours que l’UE a véhiculé ces trois dernières années – selon lequel il est impossible de négocier avec Poutine, qu’il est déterminé à conquérir d’autres États européens, que son armée serait bientôt désintégrée – serait fatalement remis en cause. À ce stade, un certain nombre de questions difficiles se poseraient. Comment expliquer, par exemple, que l’UE ait refusé de soutenir les pourparlers de paix d’Istanbul au printemps 2022, lesquels avaient de fortes chances de mettre fin au conflit, d’éviter des centaines de milliers de victimes et d’épargner à l’Ukraine une succession de défaites cuisantes ?

Un accord de paix viable freinerait également la frénésie de réarmement qui sévit actuellement en Europe. S’il est établi que les objectifs de la Russie sont avant tout régionaux, et qu’elle vise par son influence à repousser les menaces potentielles sur son périmètre occidental, alors l’accroissement des dépenses militaires ne pourrait plus être justifiée par l’allégation selon laquelle le Kremlin complote pour envahir l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie avant de marcher plus à l’ouest. Dans le même ordre d’idées, il ne sera plus aussi facile d’obtenir l’adhésion du public au démantèlement de l’État-providence, que l’Europe ne peut soi-disant plus se permettre, pour construire une économie de guerre. L’appel à davantage d’austérité – affaiblissant les services publics de santé, de l’éducation, des transports, de la protection de l’environnement et des prestations sociales – perdra toute justification.

Noam Chomsky avait déjà souligné qu’une dynamique de démantèlement des programmes sociaux au profit du complexe militaro-industriel était à l’oeuvre sous le New Deal aux Etats-Unis. Alors que l’État-providence renforce le désir d’autodétermination des citoyens, agissant comme un frein à l’autoritarisme, l’économie de guerre génère des profits sans avoir à se soucier des droits sociaux. C’est donc le remède parfait pour une élite européenne qui peine à perpétuer son pouvoir dans un contexte de stagnation économique, d’instabilité géopolitique et de contestation populaire.

Cependant, l’UE pourrait également être réticente à s’engager dans une diplomatie constructive en raison de ses relations avec une nouvelle administration américaine plus hostile. Si l’Union maintient qu’une paix victorieuse est réalisable, tout en sachant pertinemment que ce n’est pas le cas, alors elle pourra présenter tout compromis négocié par Donald Trump comme une trahison. Cela permettra aux opposants du chef d’État américain d’affirmer qu’il a « poignardé l’Ukraine dans le dos » et qu’il est le seul responsable de ses pertes territoriales. S’opposer à la paix devient un moyen utile de créer l’amnésie historique.

On ne saurait trop insister sur les effets destructeurs de cette stratégie. Les forces qui, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Ukraine, veulent poursuivre indéfiniment une guerre perdue d’avance ou saboter un accord de paix, n’en sortiront que renforcées. Ce sera un facteur aggravant, accroissant la probabilité d’une guerre civile en Ukraine et d’une confrontation directe entre l’UE et Moscou. Si les dirigeants européens se souciaient réellement de la « sécurité » de leurs pays, ils seraient avisés de reconnaître certaines vérités douloureuses. Parmi elles, l’échec de l’approche occidentaliste du conflit, de la livraison d’armes à tout va, du rejet de la diplomatie. Garantir la paix sur le continent exige une orientation radicalement différente : entamer un processus de négociation plutôt que le torpiller en coulisses.

[1] Fabian Scheidler est journaliste indépendant, notamment pour Le Monde diplomatique et le Berliner Zeitung, ainsi que d’autres médias. Son livre La Fin de la mégamachine. Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement (Le Seuil, 2020) a été traduit dans de nombreuses langues.

Europe puissance : aux origines de l’illusion

Europe puissance - Le Vent Se Lève

« Europe puissance » : tel est le mot d’ordre dans les sphères dirigeantes du Vieux continent, à droite et à gauche, depuis la réélection de Donald Trump. Le 7 novembre 2024, Emmanuel Macron déclarait : « Le monde est peuplé d’herbivores et de carnivores. Si l’on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront ». Ou bien les Européens choisissent la voie de l’égoïsme national, ou bien ils font le pari d’une défense européenne suffisamment unie pour contrer les impérialismes américain, russe et chinois. Cette idée n’est pas neuve. Elle fut portée par les « pères fondateurs » de la construction européenne des décennies durant. Elle ne connut jamais un semblant de réalisation. Derrière la chimère d’une défense européenne, c’était une défense américaine qui était à l’ordre du jour.

Rêves continentaux, réalités nationales

Dans Regards sur le monde actuel, Paul Valéry déclare : « Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige ». Jean-Pierre Chevènement rapportera dans son livre, La France est-elle finie ?, un propos analogue du président Mitterrand : « Je ne pense pas qu’aujourd’hui la France puisse faire autre chose que passer à travers les gouttes ».

C’est par un lugubre mois d’octobre que sont nés à quarante-cinq années d’écart Paul Valéry et François Mitterrand. Lugubre pour le premier car en cette approche de la Toussaint, il ne s’agissait pas de commémorer les défunts mais de regretter amèrement que la France n’eût pas triomphé de la terrible guerre franco-prussienne de 1871 survenue quelques mois plutôt. Lugubre pour le second car c’est en octobre 1916 (l’année de Verdun) que sa mère lui infligea la vie. Paul Valéry et François Mitterrand, outre l’amour de la langue française, ont en commun d’être nés en plein milieu d’un grand traumatisme et d’avoir atteint la force de l’âge (43 ans en 1914 pour Valéry et 24 ans en 1940 pour Mitterrand) en plein déroulement d’un second. C’en était fini de la génération décrite par Alfred de Musset dans ses Confessions d’un enfant du siècle, avide de guerres napoléoniennes, du panache de la révolution et d’une France fière et victorieuse. Désormais, la patrie de 1789 connaissait l’horreur des tranchés puis de la collaboration, s’effondrant et entraînant avec elle toutes les autres nations d’Europe.

Ces deux témoignages sont riches d’enseignement sur les traumatismes de l’entre-deux-guerres, nés de la certitude que les nations étaient responsables des carnages, et que désormais la France seule ne compterait plus dans le jeu des grandes puissances. Ce choc accoucha, dans les années 1930, d’une vision du monde qui, par de nombreux aspects, contient les germes de la pensée européenne qui lui succédera après 1945. Car si l’Union Européenne puisé sa source dans l’oeuvre dé Robert Schumann et de Jean Monnet, il faut remonter à l’entre-deux guerres pour comprendre son insignifiance géopolitique. À lire Aristide Briand, Otto de Habsbourg-Lorraine ou Richard Coudenhove-Kalergi, ardents paneuropéens, un même paradigme lé droit et le « doux commerce » permettront de brider les États-nations. Intrinsèquement belliqueux, ceux-ci ne parlent que la langué de la force.

« L’Europe intégrée, ça ne pouvait pas convenir à la France, ni aux Français… Sauf à quelques malades comme Jean Monnet, qui sont avant tout soucieux de servir les États-Unis » (le Général de Gaulle, cité par Alain Peyreffite)

En 1923, dans Paneuropa, le comte Richard Coudenhove-Kalergi, issue d’une grande famille d’aristocrates polyglottes, commente en ces termes l’emblème de l’union paneuropéenne qu’il appelle de ses voeux : « La croix rouge des croisades du Moyen Âge est le symbole le plus ancien d’une union européenne supranationale. Aujourd’hui, elle est l’emblème de l’humanitarisme international. Le soleil figure l’esprit européen dont le rayonnement éclaire le monde entier ». « Supranational » : le terme n’est pas lâché au hasard. Cette hostilité au principe de souveraineté des nations accompagne les premiers théoriciens d’une « union européenne ».

Ces idées ont acquis une certaine prééminence au sein des élites en raison de plusieurs événements historiques. D’abord, la boucherie de 1914-1918 et la popularité du « plus jamais ça » les imprègnent d’un pacifisme intra-européen. Ensuite, la révolution bolchevique d’octobre 1917 – et ses émules européennes – apparaît comme un traumatisme. Il devient urgent de souder un bloc occidental face au danger communiste. Otto de Habsbourg-Lorraine, fils aîné de Charles Ier, ira même jusqu’à discuter avec Frankin D. Roosevelt d’une confédération danubienne anticommuniste. Confronté au péril rouge, il devient urgent d’oublier ses intérêts nationaux.

Tandis que ces réflexions théoriques suivent leur cours, des mutations géopolitiques bien réelles surviennent, et notamment l’érosion de la puissance britannique, au profit de sa cousine nord-américaine. Celle-ci souhaite étendre son hégémonie sur le continent européen, et veille à ce qu’aucune super-puissance n’y soit trop dominante. C’est ainsi qu’un axe Berlin-Washington se développe dès l’entre-deux guerres, visant à affaiblir la France, grand vainqueur de la Première guerre. En 1923, le président français Poincarré est contraint de céder sur l’occupation par la France de la Ruhr, suite à la pression du secrétaire d’État américain Hughes. En 1927-1928, le Plan Young liquide définitivement les réparations de guerre de l’Allemagne. En 1938, le patronat américain se félicite des accords de Munich et craint une nouvelle guerre faite à l’Allemagne.

Longtemps, Washington a des yeux de Chimène pour Berlin et vice-versa. Scinder l’Allemagne de la Russie apparaît comme une priorité aux diplomates américains – cette crainte d’un Heartland géopolitiquement uni, théorisée par Harold Mackinder, sera reprise par Zbigniew Brzezinsky dans son Grand échiquier. Suite à la défaite de l’Allemagne nazie, les États-Unis peuvent reprendre leur lune de miel interrompue avec l’Allemagne – et pour de bon.

« The United States is a European Power »

Jean Monnet écrit dans ses Mémoires : « En 1944, j’étais parvenu à des conclusions qui n’ont cessé depuis de guider ma conduite. Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur une base de souveraineté nationale, avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de protection économique […] Cette prospérité et les développements sociaux indispensables supposent que les États d’Europe se forment en une fédération, ou une entité européenne. » Le 5 août 1943, à Alger, il notait déjà : « la paix ne renaîtra pas en Europe si les nations se reconstituent à partir de la souveraineté. Il faut que les peuples fassent une fédération portant un socle économique commun ».

Citons encore cet ancien industriel qui fit sa fortune dans le Cognac, à la fin de ses Mémoires : « Ais-je assez fait comprendre que la communauté que nous créons n’a pas sa fin en elle-même ? Les nations souveraines du passé ne peuvent rester et devenir le cadre des problèmes du présent. La communauté elle-même que nous créons n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. » Une simple étape ? Le propos est clair : Jean Monnet n’a jamais souhaité que la Communauté européenne naissante devienne un État-nation. Aux nationalismes d’Europe, il ne voulait pas substituer un nationalisme continental. Il ne souhaite nullement qu’une Europe avec des intérêts propres et une géopolitique propre émerge ; et moins que tout face aux États-Unis.

Comme l’écrit le chercheur Boris Hazoumé dans un article sur Jean Monnet : « l’Europe [pour ce dernier] ne peut être que fédérale, dans le cadre d’un partenariat euro-américain […] À ses yeux, la notion d’Europe indépendante ne fait pas sens et les États-Unis sont un partenaire incontournable de son intégration »[1]. Des documents récents, issus des archives fédérales américaines déclassifiées, viennent à l’appui de son propos.

On y trouve notamment une lettre de la banque Chase Manhattan adressée à Jean Monnet, qui témoigne d’une correspondance entre le futur Commissaire général au Plan et un certain Dean Acheson – Secrétaire général du président Truman de 1949 à 1953. Si la lettre de la Chase Manhattan rappelle que Monnet fut détenteur d’un compte de 200 000 dollars dans ses coffres, régulièrement approvisionné pour financer des « opérations d’influence », le document le plus évocateur demeure le courrier de Dean Acheson intitulé « The United State is a European Power »[2].

Dean Acheson y fait ainsi état de la nécessité de concevoir « un marché annexe néo-américain pour écouler les sur-capacités productives de l’après-guerre », avec à sa tête une « commission exécutive » en vue de former « un seul ensemble géopolitique » entre les États-Unis et l’Europe.

La Communauté européenne de Défense, sous-marin des États-Unis ?

Sa correspondance tend à démonter que derrière Jean Monnet, ce sont les États-Unis qui sont à la manoeuvre. Dans une note du 6 mai 1943 provenant des archives déclassifiées, adressée au secrétaire d’État américain Harry Hopkins, Monnet s’emporte et déclare : « Il faut se résoudre à conclure que l’entente est impossible avec de Gaulle, qu’il est un ennemi du peuple français et de ses libertés, qu’il est un ennemi de la construction européenne (et) qu’en conséquence, il doit être détruit dans l’intérêt des Français »[3].

Derrière la vision européenne de Jean Monnet, une américanophilie dirigée contre l’URSS, dans le cadre d’une Guerre froide naissante. De Gaulle, à ses yeux, pêchait par mollesse vis-à vis de l’URSS. Si Monnet appelait à « détruire » le Général, l’homme du 18 juin ne le tenait pas en haute estime – il suffit de lire les pages que son ministre Alain Peyrefitte, dans C’était de Gaulle, lui consacre : « L’Europe intégrée, ça ne pouvait pas convenir à la France, ni aux Français… Sauf à quelques malades comme Jean Monnet, qui sont avant tout soucieux de servir les États-Unis ».

Ce lien organique entre construction européenne et tutelle américaine, les débats autour de la Communauté européenne de Défense (CED) devaient le mettre en lumière. De 1951 à 1954, de sérieuses négociations visaient à fusionner les armées d’Europe de l’Ouest sous commandement de l’OTAN. Entamées à Washington, les discussions en faveur de la CED visaient originellement à permettre le réarmement de l’Allemagne afin de protéger le continent européen d’une supposée menace soviétique. Devant le refus de l’allié français, la mémoire vive des douloureuse années d’occupation, les États-Unis proposèrent un réarmement dans le cadre de l’Alliance atlantique.

Que Washington soit à l’origine du projet n’a pas empêché que l’on présente la CED comme une initiative « européenne ». L’indignation fut vive à Paris. Des communistes à de Gaulle, on dénonçait le retour de la Wehrmacht sous pavillon américain. La presse de l’époque, et plusieurs historiens contemporains, n’hésitent pas à évoquer une « affaire Dreyfus de la IVè République ». Les chrétiens-démocrates du MRP et une majorité de socialistes soutient la CED par crainte de Moscou, tandis que gaullistes et communistes se retrouvent alliés objectifs.

De Gaulle conçoit l’Europe comme un « levier d’Archimède » permettant à la France de conquérir une taille lui permettant de concurrencer les grands empire

Face à la pression populaire, le gouvernement centriste repousse le vote à de nombreuses reprises. C’est seulement en 1954 que Pierre Mendes-France tranche le nœud gordien et autorise l’Assemblée à se prononcer. Le résultat est sans appel : le 30 août, 319 voix rejettent la CED – contre seulement 264 en sa faveur. La France torpillait ainsi l’Europe de la Défense. Le Traité de Rome, trois ans plus tard, se gardait bien d’esquisser la moindre perspective de fédéralisation de la Défense. Et lorsqu’en 1992 le Traité de Maastricht est adopté, s’il pose les jalons d’une monnaie fédérale, la chose militaire demeure prérogative nationale.

Chant du cygne de l’indépendance française

Ce cri français d’hostilité devait perdurer. Le second retournement intervient avec le retour au pouvoir du Général de Gaulle en 1958. S’il ne sortit jamais du Traité de Rome, il n’en fut pas moins adversaire résolu des velléités fédérales de la CEE et de son premier commissaire, Walter Hallstein. Le cadre européen d’alors est restreint (six États-membres), protectionniste (tarif extérieur commun) et dirigiste (quotas laitiers). Monnaie unique et règles supranationales de Maastricht sont encore loin. Une vision nationale de l’Europe est affirmée par le Général à plusieurs reprises ; le 15 mai 1962 : « Il ne peut pas y avoir d’autre Europe que celle des États, en dehors des mythes, des fictions, des parades. ». La messe est dite.

Toutefois, en matière européenne, de Gaulle connut quelques fluctuations. Il reprit même, brièvement, la rhétorique de l’Europe puissance. Dès son célèbre discours à l’Université de Strasbourg, le 22 novembre 1959, il conspue l’Europe américaine au profit d’une Europe dite européenne, allant « depuis l’Atlantique jusqu’à l’Oural ». Un paradigme qui s’éloigne des visées américanophiles d’un Jean Monnet. Cette idée d’une Europe-puissance se précise lors des deux plans Fouchet que propose la France à l’Allemagne en novembre 1961 et janvier 1962. De Gaulle espère voir les six acheter du matériel militaire français et se fondre dans la politique étrangère de la France. À Peyrefitte, il confie concevoir l’Europe comme un « levier d’Archimède » permettant à la France de conquérir une taille lui permettant de concurrencer les deux empires américain et soviétique. Le Traité de l’Élysée était né.

C’est à Jean Monnet, cette fois, d’éructer, et de mener un lobbying intense auprès des parlementaires allemands pour faire avorter ce projet. Une fois ratifié en France, le traité doit l’être par le parlement allemand pour entrer en vigueur. Et contre l’avis d’Adenauer, le Bundestag intègre un préambule dans le Traité de l’Élysée qui stipule de l’appartenance indéfectible de la RFA à l’OTAN. Le traité est subitement vidé de sa substance. Monnet a gagné : l’Europe européenne ne verra pas le jour.

Américanisation de l’Europe

Les présidences de Valery Giscard d’Estaing et de François Mitterrand devaient acter l’intensification de la construction européenne, puis l’abandon de nombreuses prérogatives nationales. Le coeur industriel de l’Europe était ouvert aux quatre vents de la mondialisation, et n’en ressortirait pas indemne.

De nombreux processus devaient rendre le continent européen dépendant des États-Unis en matière de Défense. Les élargissements de l’Union européenne de 2004 à 2007 actent l’intégration de pays prompts à s’armer auprès de Washington depuis la Chute du Mur. Leur forte tradition anticommuniste devait en faire des alliés structurels des États-Unis. Mais plus largement, le cadre européen issu de Maastricht mettait en péril la résilience et l’autonomie des secteurs productifs européens, y compris dans la Défense. Sanctuarisation de la rigueur budgétaire et libre-échange obéraient toute politique industrielle de grande échelle.

Leur impact sur le secteur de la Défense fut sans appel : de nombreux pays durent se résoudre à abandonner toute velléité d’indépendance en la matière, se fournissant directement auprès des États-Unis. La tutelle américaine permettait aux Européens de déléguer leur protection à l’OTAN, et de se plier à l’austérité voulue par l’Allemagne. Le vieil axe Washington-Berlin était plus vivace que jamais. Ce protectorat honteux, Donald Trump devait le mettre au centre du débat, protestant (en 2016 comme en 2024) contre le coût financier de l’OTAN. À l’idéalisme du langage diplomatique européen, il opposait le plus froid réalisme.

Cette nouvelle présidence Trump actera-t-elle enfin la constitution d’une « Europe puissance », autonome des États-Unis ? La protestation des chancelleries est vive. Pour autant, on imagine mal les gouvernements baltes, polonais ou allemand s’autonomiser, pour de bon, du maillage militaro-industriel des États-Unis. Du reste, il est douteux que ceux-ci souhaitent réellement se retirer du Vieux continent. Toute la rhétorique isolationniste de Donald Trump ne calme pas sa frénésie de vente de F-35. Et l’Europe a-t-elle cessé d’être aux yeux des États-Unis, selon le mot de Dean Acheson, « un marché annexe néo-américain pour écouler les surcapacités productives » ?

Notes :

[1] Boris Hazoumé, « Jean Monnet, “l’inspirateur” », Inflexions, 33, 2016

[2] Éric Branca, L’ami américain : Washington contre de Gaulle, 1940-1969, Perrin, 2017

[3] Ibid.

Dans toute l’Europe, un cordon sanitaire se forme contre la gauche

Steve Bannon, propagandiste d’extrême-droite proche de Donald Trump a étendu son offensive à l’Europe. © Gage Skidmore

Aux quatre coins de l’Europe, les partis centristes dépeignent de plus en plus la social-démocratie, même modérée, comme une menace « d’extrême-gauche ». La rhétorique outrancière sur le danger gauchiste a un objectif clair : justifier les alliances avec des partis d’extrême-droite autrefois mal vus [1].

En janvier, l’homme le plus riche du monde a offert une tribune mondiale à la dirigeante de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), un parti d’extrême-droite. Ancienne membre de la Hayek Society, conseillère financière et toujours fervente adepte du néolibéralisme, elle ne s’est pas privée de proférer des obscénités telles que « Hitler était communiste, socialiste ».

Les propos tenus par la présidente de l’AfD, Alice Weidel, sur le site X avec Elon Musk peuvent sembler extrêmes. Pourtant, cela illustre ce qui est désormais une tendance de fond en Europe.

Cela fait déjà des années que nous regardons la classe politique traditionnelle faire tomber les derniers obstacles qui se dressent contre l’extrême-droite. Mercredi dernier, au Bundestag, les chrétiens-démocrates (CDU) et l’AfD de Weidel ont voté ensemble une motion appelant à une restriction de l’immigration. Mais aujourd’hui, la situation est telle que nous ne pouvons plus parler uniquement de la levée de ces barrières. En effet, le fameux cordon sanitaire se dresse désormais activement contre la gauche.

Par « gauche », je n’entends pas seulement les partis ayant une vocation sociale, comme nous l’avons vu récemment avec la diabolisation du Nouveau Front Populaire en France et l’exclusion des sociaux-démocrates des négociations gouvernementales en Autriche. Car ce bâillonnement s’étend également aux mouvements sociaux, aux militants pour le climat, aux ONG, aux syndicats et, plus généralement, à une société civile vitale capable de réagir contre l’alliance sans scrupules des néolibéraux et des populistes de droite.

Exclusion du pouvoir

Les effets de cette tendance sont particulièrement marqués en Autriche, où il n’y a jamais eu de véritable cordon sanitaire contre l’extrême-droite. Ici, le premier gouvernement dirigé par le Parti populaire conservateur (ÖVP), incluant le Parti de la liberté (FPÖ) post-nazi, remonte à 2000. Mais les positions relatives de ces forces ont changé. Au début de l’année, Herbert Kickl, le chef du FPÖ, est entré en négociation pour diriger un gouvernement dans lequel le parti d’extrême-droite serait le chef de file et le parti traditionnel de centre-droit, l’ÖVP, le partenaire minoritaire [ndlr : les négociations entre l’ÖVP et le FPÖ n’ont finalement pas abouti et ce gouvernement ne semble plus à l’ordre du jour, néanmoins la proximité croissante entre les deux partis demeure].

L’ÖVP avait précédemment rejeté ce scénario, entamant des discussions avec le Parti social-démocrate (SPÖ) avant de les interrompre brutalement au début de cette année. L’ancien dirigeant et chancelier de l’ÖVP, Karl Nehammer, a expliqué le point de rupture en ces termes : « À un moment donné, le dirigeant social-démocrate Andreas Babler est passé à une rhétorique de la lutte des classes et à une proposition de social-démocratie à l’ancienne. » Ainsi, même le centre-gauche traditionnel est plus diabolisé que les post-nazis. Le soi-disant centre-droit cherche maintenant un accord avec l’extrême-droite au nom de la poursuite d’un programme favorable aux entreprises sans éléments perturbateurs, et c’est ainsi que les propositions du SPÖ en matière de justice fiscale et sociale sont présentées de manière défavorable.

Alors que les négociations avec les sociaux-démocrates étaient encore en cours, Harald Mahrer, président de la chambre économique fédérale autrichienne et membre de l’équipe de négociation de l’ÖVP, a admis que « certaines personnes flirtent avec le programme économique du FPÖ parce qu’il a été en partie copié sur le nôtre et sur celui de la Fédération des industries autrichiennes », en référence au principal groupe patronal du pays. Le retrait de la Nouvelle Autriche et du Forum libéral (NEOS) de ces premières négociations – élément déclencheur, sinon cause absolue de leur échec – et la rupture définitive annoncée par l’ÖVP immédiatement après, furent tous deux motivés par les intérêts et les pressions du monde des affaires.

« Ce qui compte pour nous, c’est que le budget ne soit réformé que du côté des dépenses publiques », a déclaré Georg Knill, président de la Fédération des industries autrichiennes. En tandem avec l’extrême-droite, l’ÖVP se rallie rapidement à ce point de vue. « Avec les sociaux-démocrates, cela aurait été impossible », a conclu M. Knill. Au nom de la défense des plus riches, l’ÖVP assimile ce qu’il sait être un parti d’origine nazie, pro-Moscou, pro-AfD, pro-Viktor Orbán — en utilisant ce parti comme croquemitaine, tant que cela sert ses propres intérêts — et s’ouvre désormais à l’idée d’avoir Kickl comme chancelier.

En France, une tendance similaire est également évidente depuis un certain temps. Des forces néolibérales, comme le parti Renaissance d’Emmanuel Macron, sont prêtes à s’entendre avec l’extrême-droite – ils dînent même ensemble, comme l’a révélé l’été dernier le quotidien Libération, qui a fait état de réunions secrètes entre des personnalités du camp du président et les dirigeants du Rassemblement national, Marine Le Pen et Jordan Bardella – tout en essayant de diaboliser et d’exclure la gauche du pouvoir. Ici, la dynamique politique se combine à un changement inquiétant dans le discours public, ce qui rend la tendance encore plus alarmante.

Aux origines de la diabolisation

« Au final, personne n’a gagné. » Dans une lettre datée de juillet dernier, le président français a informé les électeurs qui venaient de faire du Nouveau Front populaire de gauche le plus grand bloc de l’Assemblée nationale que les élections législatives n’avaient en fait produit aucun résultat concluant.

Depuis, au cour de mois de crise politique interminables qu’il a lui-même amorcée, Emmanuel Macron n’a pas hésité à confier le gouvernement à des personnalités politiques issues de forces ultra-minoritaires, comme Michel Barnier des Républicains, et a même imaginé des gouvernements dépendants du soutien extérieur de Marine Le Pen. Bref, Macron a tout fait pour exclure la gauche de tout accès au pouvoir. Il est allé jusqu’à nier que le Nouveau Front Populaire était arrivé en tête des élections. Comment a-t-il pu faire cela ?

« Initialement, la République désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain. »

Comme l’a écrit le sémiologue français Roland Barthes, « les grandes mutations ne sont pas liées à des événements historiques solennels, mais à ce qu’on pourrait appeler une rupture discursive ». Déjà lors des précédentes élections législatives, en 2022, Macron avait pleinement mis en œuvre sa stratégie de diabolisation de la France Insoumise et de son fondateur Jean-Luc Mélenchon. C’était le même type de diabolisation qu’il avait utilisé avec succès contre Marine Le Pen en 2017. Le terme « extrême-gauche » s’est imposé dans le discours public, où il a la même connotation négative, voire pire, que l’extrême-droite qui, elle, s’est entre-temps de plus en plus banalisée. À l’été 2022, le Rassemblement national de Le Pen a réussi à faire élire deux membres à la vice-présidence de l’Assemblée nationale, grâce au soutien des députés macronistes.

Après les élections de 2024, la stratégie de diabolisation de Macron visait d’abord et avant tout à boycotter l’union des gauches en tentant d’exclure la France Insoumise de ce que le président français interprète comme le « front républicain ». La dynamique politique d’exclusion du pouvoir est étroitement liée à cette attaque sémantique. Selon le philosophe Michaël Foessel, « le mot république perd son sens originel. Initialement, la république désignait un ensemble de principes garantissant la liberté et l’égalité constitutionnelles. Désormais, quiconque remet en cause la logique dominante est qualifié d’antirépublicain, et donc, par ce résonnement, les mouvements de protestation aussi ». La gauche s’est fait voler son langage : « Nous sommes passés de la république des principes, avec sa vocation sociale, à la république des valeurs, qui devient exclusive et disciplinaire ».

Une tendance européenne

Ainsi que l’effondrement de la barrière protectrice contre l’extrême-droite, la projection du cordon sanitaire contre la gauche correspond à une tendance européenne. Cela se voit également au niveau des institutions de l’UE. Sophie Wilmès, ancienne Première ministre belge et actuelle vice-présidente du Parlement européen, a récemment déclaré dans une interview : « Les libéraux vont également appliquer le cordon sanitaire contre l’extrême-gauche ». Cette tendance est loin d’être récente, et le premier à l’avoir mise en avant a été le principal groupe démocrate-chrétien, le Parti populaire européen (PPE).

En 2021, le président du PPE, Manfred Weber, a conclu une alliance tactique avec la leader post-fasciste Giorgia Meloni ; dans le même temps, il a entamé une bataille politique et sémantique contre la gauche. Bien que la première réaction virulente du groupe des socialistes et démocrates (centre-gauche) au Parlement européen ne soit survenue qu’il y a quelques mois, lorsque Manfred Weber avait déchaîné les forces du PPE contre la vice-présidente socialiste de la Commission européenne, Teresa Ribera, l’assaut avait commencé bien avant. La première élection de Roberta Metsola à la présidence du Parlement européen, en 2022, s’est déroulée avec le soutien de l’extrême-droite, tandis que les groupes de gauche et les verts ont été marginalisés dans les négociations. Il y a des années déjà, la conservatrice Metsola ne cachait pas qu’elle avait plus en commun avec ses amis du parti Fratelli d’Italia de Meloni qu’avec la gauche, qu’elle a même réprimandée récemment pour avoir chanté l’hymne antifasciste « Bella ciao » dans la salle du Parlement.

Si les socialistes de centre-gauche espéraient être épargnés par les assauts du PPE, ils peuvent désormais constater, à travers la stratégie agressive de Weber, que laisser les forces de droite diviser les forces progressistes finit par rendre tout le monde plus vulnérable, à Bruxelles comme à Paris.

L’alliance entre les forces néolibérales et l’extrême-droite s’accompagne également d’une tendance de plus en plus marquée à la répression de la dissidence. En ce sens, le cordon sanitaire se dresse non seulement contre les partis de gauche, mais aussi contre les syndicats, les ONG, les mouvements écologistes et la société civile en général lorsque ces forces tentent d’exprimer et d’organiser la dissidence.

Peu de gens ont remarqué que le PPE a tenté d’utiliser le Qatargate (un scandale de corruption qui a éclaté au Parlement européen en 2022) pour introduire une politique de criminalisation des ONG. Le chef du PPE Weber a fait preuve de plus de zèle en voulant imposer des restrictions aux ONG qu’en faisant pression pour des réformes radicales contre les intérêts des entreprises. Cela constitue un autre facteur d’harmonie avec l’extrême-droite.

Souvenons-nous que l’ancien ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, a même tenté de criminaliser la Ligue des droits de l’homme, ainsi que les associations environnementales. Et il est impossible de ne pas mentionner la répression brutale des mouvements sociaux, environnementaux et des manifestations contre la réforme des retraites en France. La criminalisation des mouvements écologistes est une tendance qui concerne également l’ensemble de l’Europe. Ces dernières années, plusieurs gouvernements (Italie, Hongrie, Royaume-Uni, France) ont tenté à plusieurs reprises de limiter le droit de grève des travailleurs.

Les gouvernements qui tolèrent les dérives autoritaires, comme nous le voyons en Italie avec Giorgia Meloni et comme nous l’avons vu en Hongrie avec Orbán, ont également tendance à réprimer la dissidence. Combinées, la levée des barrières contre l’extrême-droite et l’imposition d’une logique d’exclusion contre la gauche s’amplifient mutuellement avec des résultats dévastateurs. L’Europe baigne dans une atmosphère suffocante.

[1] Article de notre partenaire Jacobin, traduit par Alexandra Knez.


Face à Bayrou et Macron, la gauche doit se remobiliser, pas se vendre

Militants du Nouveau Front Populaire à Rennes en juin 2024. © Vincent Dain

Emmanuel Macron a montré qu’il était illusoire de vouloir négocier des concessions de gauche à sa politique. Le RN quant à lui ne cesse de progresser dans les urnes tandis qu’il se rapproche des pouvoirs économiques et politiques. Pour l’emporter face à ce bloc macro-lepéniste en cours de constitution, la gauche doit assumer un programme sans compromission, plutôt que d’essayer de bricoler une coalition électorale ou un périlleux gouvernement « technique ».

L’année 2024 restera comme celle durant laquelle Emmanuel Macron a joué un coup qui consistait à ne pas respecter le résultat des élections qu’il avait lui-même convoquées. Il a plutôt tenté de trouver lui-même un périlleux équilibre dans une Assemblée Nationale tripartite et dominée (relativement) par la gauche. Pour cela, il avait fini par nommer Michel Barnier Premier Ministre.

La conséquence de cette manœuvre fut la difficulté pour ce gouvernement de faire voter un projet de loi de finances (PLF). Michel Barnier avait pour cela fait de nouvelles concessions à l’extrême-droite. Celle-ci avait déjà accepté de ne pas le censurer a priori. Contraint par l’arithmétique parlementaire, mais peut-être grisé par l’utilisation usuelle qui en avait été faite par ses prédécesseurs, il a tenté de forcer l’Assemblée en utilisant l’article 49-3 de la Constitution. Ce faisant, il a engagé sa responsabilité sur un texte proche de sa première version, c’est-à-dire sans les amendements écrits par la gauche et adoptés en commission. Ces amendements ajoutaient pourtant près de 50 milliards d’euros de recettes au budget de l’Etat. Ils évitaient ainsi les énormes coupes prévues dans les budgets sociaux. Le RN ayant voté la motion de censure alors déposée par le NFP, le budget 2025 a été définitivement censuré, et le gouvernement de M. Barnier avec, le 4 décembre dernier.

À partir de cette censure, certains responsables politiques ont parlé d’une crise des institutions. Elisabeth Borne a été la plus alarmiste en prévenant les Français qu’une censure du PLF bloquerait le fonctionnement du pays, empêcheraient les fonctionnaires d’être payés, les cartes Vitale de fonctionner, etc. Ces peurs largement exagérées ont pourtant été balayées par Emmanuel Macron lui-même lors d’une nouvelle allocution télévisée le lendemain de la censure. Et en effet, l’Assemblée a depuis voté une loi de finances spéciale, reconduisant le budget de 2024 en 2025.

La réalité est la suivante. « L’omnipotence du pouvoir majoritaire » a fait que durant ces deux dernières décennies, l’Élysée, Matignon et l’Assemblée étaient en pratique de la même couleur politique. Ce faisant, à cause de la discipline partisane, les contre-pouvoirs du législatif sur l’exécutif, déjà ténus, n’étaient jamais mis en œuvre. En 2024, la nouvelle Assemblée élue s’est trouvée en opposition à la présidence de la République. Elle a alors pu exercer pour la première fois depuis 60 ans son moyen de contrôle du gouvernement le plus fort, la censure.

Politiquement, l’Assemblée a ainsi recouvré sa légitimité malmenée pendant ces 7 dernières années. Cette légitimité entre en conflit avec celle, au plus bas et toujours déclinante, du locataire actuel de l’Élysée. L’Assemblée est issue de l’élection la plus récente, mais elle ne peut pas démettre facilement le Président, alors que celui-ci peut la dissoudre sur simple décision. Il devait aussi, selon la Constitution, consulter les présidents des assemblées avant de le faire, mais ne l’a pas fait. Nous touchons aux limites de la Vème République.

L’impasse de la négociation avec Macron

La situation appellerait naturellement à une révision constitutionnelle. Avant de l’envisager il faudrait reconvoquer une élection présidentielle afin que les urnes puissent résoudre le conflit de légitimité. C’est d’ailleurs ce que pensent 61 % des Françaises et des Français, qui demandent le départ d’Emmanuel Macron. Le Parti Socialiste, qui rejette ce scénario en raison de son impréparation pour une présidentielle anticipée, a préféré proposer un compromis au gouvernement.

Ces concessions ont globalement été refusées par Emmanuel Macron, qui a d’abord nommé François Bayrou Premier Ministre, soit un de ses premiers soutiens. Une fois son gouvernement constitué, il a poursuivi des discussions avec le PS, EELV et le PCF. Le PS a se faisant cherché à se démarquer de la FI, certains de ses cadres ne cachent pas leur non-approbation de l’accord du Nouveau Front Populaire. Pourtant, c’est cet accord qui a permis à la gauche d’emporter les élections, plaçant de surcroît le RN en troisième position.

Gagner une miette maintenant compromettrait les chances de gagner véritablement plus tard.

L’idée selon certains cadres au PS, voire à EELV, est qu’il vaudrait mieux « gagner » un petit peu que rien du tout. Or, gagner une miette maintenant compromettrait les chances de gagner véritablement plus tard. En effet en proposant ces négociations ces cadres ont abandonné d’emblée l’accord programmatique sur lequel ils avaient été élus, le programme du NFP. Ce faisant, ils ont sévèrement détérioré la confiance que leurs électeurs avaient placée en eux six mois plus tôt. Finalement, la composition du gouvernement de François Bayrou puis son discours de politique générale du 14 janvier n’ont pas apporté de changement de ligne politique, toujours très austéritaire. Par conséquent, la FI a déposé le 16 janvier une motion de censure du gouvernement. EELV et le PCF, bien qu’ils aient participé aux discussions, ont été forcés de constater qu’il n’y avait rien à y gagner et ont aussi voté la censure. Le PS quant à lui a décidé de ne pas la voter, arguant des concessions obtenues, marquant ainsi une rupture avec le reste du NFP.

Qu’en est-il finalement de ces éléments concédés à la gauche par François Bayrou ? Le point qui aurait permis d’entamer des discussions sérieuses était l’abrogation de la réforme des retraites de 2023. Celle-ci était possible lors de la niche parlementaire de la FI à l’automne, car il y a une majorité à l’Assemblée (rassemblant le Nouveau Front Populaire, le RN et le groupe LIOT) pour la voter. Mais le camp macroniste a décidé de façon inédite de faire de l’obstruction parlementaire pour l’éviter. Le gouvernement de M. Bayrou n’en voulant pas non plus, il a annoncé à ce sujet ouvrir une nouvelle conférence de financement. Autrement dit, il entend simplement réfléchir à nouveau à cette réforme, en discutant avec les syndicats. Celle-ci ne sera modifiée que si l’équilibre budgétaire en sera maintenu. Or celui-ci a été exagéré par le gouvernement, qui a parlé d’un déficit de 55 milliards d’euros. Et dans l’attente, la réforme continuera de s’appliquer.

François Bayrou a détaillé l’organisation de ce « conclave » de financement dans une lettre. Il a aussi présenté d’autres points comme des concessions. Or, la plupart de ces concessions n’en sont pas vraiment. Et surtout, aucune garantie n’a été donnée sur la réforme des retraites. En conclusion, la crise de légitimité de l’exécutif, président comme gouvernement, n’est pas plus résolue qu’auparavant et Emmanuel Macron épuise le temps qu’il lui reste.

Une grande coalition, marchepied pour un futur gouvernement RN

Le risque de la participation à une grande alliance autour de la minorité macroniste est qu’il enverrait un message extrêmement délétère pour la gauche : celui que le RN est la seule opposition au système. C’est ce qu’il s’est passé en Italie avec le gouvernement de Mario Draghi, de février 2021 à octobre 2022. Le chef de l’Etat italien avait donné un « mandat exploratoire » à l’ancien banquier central de l’Union Européenne pour constituer un gouvernement de « haut niveau », en élargissant la coalition déjà large soutenant Giuseppe Conte, un autre technocrate. Tous les partis, du Parti Démocrate à la Ligue en passant par le Mouvement 5 étoiles y étaient représentés (neuf partis en tout). Ainsi, Giorgia Meloni a pu se présenter comme la seule vraie opposition, gagner les élections et ainsi succéder directement à Mario Draghi.

La participation à une grande alliance autour de la minorité macroniste enverrait un message extrêmement délétère pour la gauche : celui que le RN est la seule opposition au système. 

C’est donc bien la préparation des futures élections qui doit primer, et non la négociation d’une participation dans un hypothétique bricolage politique d’ici là. Même si Emmanuel Macron restait en poste jusqu’en 2027, une nouvelle dissolution de l’Assemblée Nationale pourrait intervenir à partir de l’été 2025. En ce sens, tous les partis pourraient avoir à se remettre bientôt et très rapidement en campagne. Le délai pour convoquer une élection présidentielle est de 35 jours maximum. Cet état de fait pèse en particulier à gauche. Les insoumis, dont le mouvement a historiquement été une machine électorale pour l’élection présidentielle, se savent prêts. Les autres partis du NFP beaucoup moins, ce qui peut expliquer qu’ils cherchent à préserver ce qu’ils nomment la stabilité des institutions, pour retarder la tenue de nouvelles élections.

Sortir de l’idée du marché électoral

Revenons maintenant sur les stratégies possibles pour la gauche. Il faut comprendre que les élections ne fonctionnent pas comme un marché dont les partis se partageraient des parts. Le nombre même d’électeurs varie beaucoup d’une élection à l’autre, en fonction de l’abstention. Ainsi, les élections législatives de 2024 ont généré une mobilisation forte, avec 66.7% de participation, soit 19,2% des inscrits de plus qu’aux dernières législatives. On est passé de 23 à 33 millions de votes.

Cette dynamique n’est pas la même pour tous les partis. Les électorats les plus bourgeois se mobilisent davantage à toutes les élections, y compris intermédiaires. Et d’année en année, certains électorats sont en dynamique, et d’autres non. Ainsi aux européennes de l’an dernier, la liste portée par la France Insoumise a récolté près d’un million de voix supplémentaires par rapport à 2019. À l’inverse, l’ensemble constitué des listes du PS et d’EELV ont perdu environ 400 000 voix. Pour ces partis, il s’est produit un simple transfert des Verts vers la liste PS-Place Publique, d’autres listes ou l’abstention.

Ainsi, l’espace politique de la sociale démocratie de centre-gauche est étroit et en déclin. Morcelé en plusieurs partis, même hypothétiquement rassemblés par une primaire, il ne représente que quelques pourcents de l’électorat. De plus le mécanisme de la primaire a tendance à dégager le plus petit dénominateur commun au sein de ce type de coalition et n’est pas de nature à faire émerger une dynamique forte. Or, un gouvernement vraiment à gauche aurait besoin d’une telle dynamique pour affronter le mur de l’argent.

Cette impasse s’est retrouvée au niveau européen dans l’échec de Die Linke, en Allemagne. Son congrès de novembre 2024 a explicitement adopté la ligne qui consiste à récupérer les déçus des Verts allemands (libéraux et très atlantistes) et des Sociaux-Démocrates (SPD). Leur idée était qu’une « coalition électorale bien formée pencherait pour une forme ou une autre d’alternative à gauche ». En France, il s’agirait donc d’une recomposition du PS et d’EELV visant à récupérer les déçus du macronisme, soit exactement la stratégie adoptée par la liste PS-Place Publique aux Européennes, qui comme on l’a vu, n’a pas insufflé de dynamique nouvelle à la gauche. Et de même en Allemagne, la liste Die Linke a divisé son score par deux aux Européennes de 2024 par rapport à celles de 2019, en passant de deux à un million de voix.

Tenir front contre front

Depuis la nouvelle offensive israélienne à Gaza, le climat politico-médiatique s’est montré encore plus favorable à l’extrême droite et à ses thèses xénophobes qu’auparavant. La simple dénonciation du génocide en cours vaut accusation d’antisémitisme sur la plupart des plateaux. Inversement, le RN s’est invité dans le camp des partis dits respectables, notamment par sa participation à la marche contre l’antisémitisme, alors même que son fondateur Jean-Marie Le Pen avait été condamné pour haine raciale.

Depuis la nouvelle offensive israélienne à Gaza, le climat politico-médiatique s’est montré encore plus favorable à l’extrême droite et à ses thèses xénophobes qu’auparavant.

Face à cela la gauche doit tenir bon sur ses positions humanistes et conformes au droit international. Sur le plan électoral, ce discours permet bien sûr de parler à la population ciblée par ces discours de haine, abandonnée par le reste de la société. Mais il permet aussi de paraître crédible à une majorité de l’électorat de gauche en général. Là encore le cas allemand le confirme : lors de ces mêmes élections européennes, Die Linke comportait en son sein à la fois des partisans de la fin de la vente d’armes à Israël, et des soutiens de ce pays. Leur programme ne comportait aucune mention de la guerre à Gaza. Cette position intenable a certainement précipité sa chute.

Cela s’est aussi vérifié cette année aux États-Unis. Les démocrates ont perdu l’élection présidentielle à cause de la démobilisation de leur électorat plutôt que par une surmobilisation de l’électorat républicain. L’administration démocrate sortante a massivement soutenu le gouvernement d’Israël, lui permettant de continuer sa politique génocidaire. La campagne du Parti Démocrate a été corrompue par les intérêts des donateurs ultra-riches, milliardaires ou entreprises. Elle a été à la fois pro-guerre et pro-business. La première conséquence en fut une défaite et un second mandat pour Donald Trump, qui aura davantage les mains libres que lors de son premier. Et à plus long terme, le Parti Démocrate risque d’être durablement écarté du pouvoir.

Si les partis de gauche européens veulent éviter le même sort, ils feraient mieux d’assumer leur histoire et des positions franches. L’enjeu est de recréer une dynamique permettant de remporter des victoires majeures. La mobilisation contre la réforme des retraites en 2023 l’a montré, des millions de Françaises et de Français sont prêts à se mobiliser. Toutefois, une majorité d’entre eux, y compris parfois parmi ceux qui se mobilisent, ne croient pas en leurs chances de gagner. C’est cet état d’esprit qu’il faut faire basculer.

Immunité de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : la mise en péril de la séparation des pouvoirs

Emmanuel Macron et Benjamin Netanyahu, à l’occasion d’une rencontre à Jérusalem le 22 janvier 2020 © Israel Ministry of Foreign Affaires

En novembre dernier, la Cour pénale internationale a émis des mandats d’arrêt contre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et son ancien ministre de la Défense Yoav Gallant, pour des faits de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Six jours plus tard, le gouvernement français, par la voix du quai d’Orsay, indiquait qu’ils bénéficiaient tous les deux d’une immunité susceptible d’empêcher leur arrestation sur le sol français. Une position très éloignée du droit international et du principe de séparation des pouvoirs.

Le gouvernement français pouvait-il s’opposer à l’arrestation de Benyamin Netanyahou et de Yoav Gallant, dans l’hypothèse où ils poseraient le pied sur le sol français ? La question est devenue brûlante depuis que le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères a invoqué leur immunité, à travers un communiqué publié en réponse aux mandats d’arrêts émis le 21 novembre 2024 par la Cour pénale internationale (CPI) à l’encontre du Premier ministre israélien et de son ancien ministre de la Défense pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.

Plus précisément, le quai d’Orsay estime que si le Statut de Rome impose la « pleine coopération » de la France avec la Cour pénale internationale, celui-ci « prévoit également [en son article 98] qu’un État ne peut être tenu d’agir d’une manière incompatible avec ses obligations en vertu du droit international en ce qui concerne les immunités des États non parties à la CPI ». Le communiqué ajoute que « de telles immunités s’appliquent au Premier ministre Netanyahou et aux autres ministres concernés et devront être prises en considération si la CPI devait nous demander leur arrestation et remise. » Il se conclut par l’affirmation de « l’amitié historique qui lie la France à Israël, deux démocraties attachées à l’État de droit et au respect d’une justice professionnelle et indépendante », avant de préciser que la France « entend continuer à travailler en étroite collaboration avec le Premier ministre Netanyahou et les autres autorités israéliennes pour parvenir à la paix et à la sécurité pour tous au Moyen-Orient. »

Une bienveillance vis-à-vis d’Israël que le rapport volumineux d’Amnesty International publié le 5 décembre 2024, et concluant à la commission d’un génocide dans la bande de Gaza, ne semble pas avoir ébréchée, la diplomatie française se contentant d’en « prendre note. » Les conclusions de ce rapport sont pourtant confortées par plusieurs sources telles que le rapport du 25 mars 2024 de la Rapporteuse spéciale de l’ONU sur la situation des droits de l’Homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, ou encore le rapport du 20 septembre 2024 du Comité spécial de l’ONU chargé d’enquêter sur les pratiques israélienne affectant les droits de l’Homme du peuple palestinien, lesquels doivent être mis en lien avec l’ordonnance de la CIJ du 26 janvier 2024 concluant à un risque plausible de génocide à Gaza.

La remise en cause française des décisions de la CPI

Ce communiqué a heurté de nombreux spécialistes du droit pénal international, et ceci pour trois raisons. La première est que depuis l’adoption du Statut de Rome le 17 juillet 1998, la France a promu l’action de la CPI et encouragé la coopération la plus large possible des États avec cette institution, considérant que les crimes touchant l’ensemble de la communauté internationale ne pouvaient rester impunis. Dans des situations analogues, elle n’a d’ailleurs pas hésité à soutenir la CPI face aux États parties au Statut de Rome refusant de mettre à exécution ses mandats d’arrêt visant des chefs d’États ne reconnaissant pas la compétence de la CPI (à l’instar d’Israël), au motif juridiquement inopérant que ces derniers jouissaient d’une immunité. Tel fut encore le cas en septembre 2024, lorsque la France apportait « son plein soutien à la CPI » suite au refus de la Mongolie de procéder à l’arrestation du président russe Vladimir Poutine arrivé sur son sol. La position du quai d’Orsay concernant Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant constitue donc un virage à 180° de la diplomatie française, de nature à freiner l’action de la CPI et à compromettre son efficacité pour sanctionner les crimes les plus graves. Elle donne également l’impression d’un double standard peu compatible avec l’idée de justice.

Ensuite, la deuxième raison tient au fait que la question des immunités a déjà été tranchée par la CPI, qui a conclu à leur inopposabilité s’agissant des crimes internationaux relevant de sa compétence. À plusieurs reprises, elle a estimé que les dispositions de l’article 98 du Statut de Rome ne pouvaient être interprétées comme faisant obstacle à celles de son article 27, qui prévoit explicitement et catégoriquement que « la qualité́ officielle de chef d’État ou de gouvernement, de membre d’un gouvernement ou d’un parlement, de représentant élu ou d’agent d’un État, n’exonère en aucun cas de la responsabilité́ pénale. » C’est sur ce fondement que la CPI, le 24 octobre 2024, a condamné la Mongolie pour son refus d’interpeller Vladimir Poutine.

Comment la France pourrait-elle continuer à affirmer qu’elle respecte la CPI, dès lors qu’elle ne respecterait pas ses décisions ? Il faut d’ailleurs souligner qu’à rebours du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, les juridictions françaises sont en voie d’alignement sur la jurisprudence de la CPI. En effet, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 26 juin 2024, a refusé de reconnaître l’immunité au président syrien Bachar Al-Assad concernant des faits de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Elle a estimé qu’eu égard au droit international coutumier, une telle immunité ne pouvait s’appliquer à des crimes d’une telle gravité.

La confusion de l’immunité politique et juridique

Enfin, en tout état de cause, le gouvernement français ne dispose d’aucune compétence juridique pour accorder une immunité à Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant. Il s’agit d’une prérogative réservée à l’autorité judiciaire, qui doit se prononcer sur ce point en toute indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. C’est d’ailleurs ce que prévoient les textes organisant la procédure d’arrestation et de remise à la CPI. Ainsi, l’article 627-4 du Code de procédure pénale dispose que les demandes d’arrestation aux fins de remise délivrées par la CPI sont adressées aux « autorités compétentes » (à savoir le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, puis le garde des Sceaux) qui les transmettent au procureur général près la cour d’appel de Paris après s’être assuré de leur « régularité formelle. » Ce contrôle portant seulement sur la forme et non sur les questions touchant au fond du droit, l’exécutif ne serait pas juridiquement fondé à invoquer une immunité pour rejeter la demande de la CPI.

D’ailleurs, le même article du Code de procédure pénale permet à la CPI, si l’urgence le commande, d’adresser directement sa demande au procureur de la République territorialement compétent (sans passer par le canal diplomatique), afin qu’il procède à l’arrestation provisoire de la personne visée par le mandat d’arrêt. Le procureur ne peut se soustraire à cette obligation, sauf à violer à la fois le Statut de Rome et le Code de procédure pénale. En toute hypothèse, ce n’est pas le gouvernement, mais les juges du siège de la chambre de l’instruction qui, en dernière analyse, se prononcent sur la remise des personnes interpellées à la CPI, et donc sur la question des immunités.

En d’autres termes, le communiqué du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères ne doit pas laisser croire que l’exécutif aurait juridiquement le pouvoir de faire obstacle à l’arrestation et à la remise à la CPI de Benyamin Netanyahou et Yoav Gallant : il n’en est rien. Ce communiqué constitue toutefois une pression politique sur l’autorité judiciaire, puisqu’elle l’incite à accorder l’impunité aux deux mis en cause en se fondant sur une interprétation fallacieuse du Statut de Rome, de la jurisprudence de la CPI et du droit international coutumier. Et ceci, en faisant peu de cas de la séparation des pouvoirs… Pour respecter le droit international, procureurs et juges auront alors le devoir, le cas échéant, d’affirmer leur indépendance en résistant aux pressions politiques, comme l’a fait la CPI en émettant ces mandats d’arrêt.

Autodétermination et guerres d’influence : où en est le Sahara occidental ?

Sahara Occidental Maroc - Le Vent Se Lève
Laâyoune, revendiquée par le Front Polisario comme capitale du Sahara Occidental

Le contentieux au Sahara occidental a récemment été mis en lumière par la reconnaissance française de la souveraineté marocaine. Convoité pour ses ressources halieutiques et souterraines, la majeure partie du Sahara Occidental est de facto sous le contrôle administratif du Royaume du Maroc depuis 1975. Le nationalisme sahraoui, aujourd’hui partisan de l’indépendance vis-à-vis du Maroc, s’est d’abord construit contre la tutelle européenne. Celle-ci a abouti au morcellement de l’espace de domination du Maroc, qui revendique le territoire sahraoui au nom des rapports de force pré-coloniaux. La situation actuelle ne saurait donc être analysée comme une opposition entre deux blocs aux intérêts identifiés, ni se résumer à des enjeux coloniaux traditionnels.

Les délimitations du territoire du Sahara Occidental sont issues du traité de Lalla Maghnia de 1845 – avant la convention algéro-marocaine de 1972. Ce legs colonial a été conservé par les États africains après la décolonisation, au nom de l’utis possedetis juris, l’intangibilité des frontières, principe adopté par l’Organisation de l’Union Africaine en 1964 au Caire.

Frontières coloniales et ressources naturelles

L’histoire tumultueuse du Sahara s’explique en partie par son caractère hautement stratégique : il comporte un enjeu de ressources naturelles, avec des gisements de phosphate – indispensable à la fabrication d’engrais agricoles – qu’exploite le Maroc par le biais de l’Office Chérifien des Phosphates, ainsi qu’une zone côtière poissonneuse. Les investissements français ne sont pas étrangers à la reconnaissance du 30 juillet. Lors de la visite d’État d’Emmanuel Macron fin octobre, près de 22 accords stratégiques ont été signés dans divers domaines, dont le phosphate, pour un montant total estimé à dix milliards d’euros.

Les ventes du secteur des phosphates et ses dérivés représentent 32 milliards de dirhams en 2024, un chiffre en hausse de 5,3 %. Selon un rapport de l’OCP, le chiffre d’affaires de l’entreprise s’élève à 43,2 milliards de dirhams en juin 2024. Nuance tout de même : la mine de Boucraâ représente 8 % seulement de la production totale de roche de phosphate et cette dernière coûte 2,5 fois plus cher à extraire à Boucraâ qu’à Khouribga, principale zone d’exploitation de l’OCP dans la région Beni Mellal-Khénifra, au Nord du Maroc.

L’entreprise OCP, monopole d’État, assure par ailleurs le lancement de « projets sociaux » auprès des populations locales, sans que l’on sache si cela bénéficie aux natifs sahraouis ou aux dakhilis, Marocains non-sahraouis qui y vivent. Selon le rapport 2024 du Haut-Commissariat au Plan, les régions du Sahara enregistrent un taux de chômage de 20,4 % au premier trimestre, un des plus élevés du Royaume. Les Sahraouis, comme le reste du pays, sont soumis à un encadrement social strict du Makhzen – l’appareil politico-administratif de l’État marocain -, par des réseaux formels et informels de contrôle vis-à-vis de la société civile, du patronat, des syndicats, des partis politiques, etc. Et ce malgré des avantages accordés comparativement au reste de la population marocaine – notamment des régions rurales et de l’Atlas – en termes fiscaux, d’accès à l’emploi et de subventions publiques.

La richesse du Sahara Occidental en fait l’objet de toutes les convoitises. Si les États occidentaux s’alignent aujourd’hui sur le Maroc pour en profiter, d’autres puissances régionales courtisent le Front Polisario. C’est le cas de l’Algérie, soutien historique du mouvement indépendantiste. Les traités signés en 1961 entre le Royaume du Maroc et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne avaient permis un accord sur la renégociation des frontières héritées de la colonisation française. Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, la question n’est pas réglée. D’une part, fort de la légitimité acquise par le FLN avec l’indépendance et la direction du mouvement des non-alignés, le Président Ahmed Ben Bella souhaitait remettre en cause l’accord noué par Ferhat Abbas en 1961.

D’autre part, Allal El Fassi, dirigeant de l’Istiqlal, [parti visant à remplacer le protectorat par une monarchie constitutionnelle NDLR], avait émis l’idée d’un grand Maroc dès 1950. Une vision territoriale irrédentiste dont les frontières s’étendait jusqu’au fleuve du Sénégal, sur l’ensemble de la Mauritanie actuelle et une partie du Sahara algérien. Il a joué un rôle important dans l’imaginaire algérien et la décision de ne pas respecter l’accord signé en 1961, aboutissant à la guerre des Sables de 1963. Les frontières algéro-marocaines sont finalement définies par une convention de 1972, ratifiée par l’Algérie en 1973 puis par le Maroc en 1992. Dès lors, le soutien financier et politique du régime algérien au Front Polisario, justifié par un récit anticolonialiste, fut aussi motivé par des intérêts économiques – liés aux ressources halieutiques et souterraines – et liés au leadership régional.

Du Bled-Siba à « l’Afrique utile » : le destin contrasté du Sahara Occidental

Ce récit du grand Maroc s’appuie sur l’ère précoloniale, le Sahara occidental étant antérieurement peuplé par des tribus berbères. De l’une d’entre elles, les Sanhaja, sont issus les Almoravides, dynastie qui devait conquérir le Maroc du nord et la péninsule ibérique musulmane à partir du XIè siècle. Par la suite, de nombreux actes d’allégeances religieuses – bay’a – devaient être formulés par les tribus sahraouis au Sultan du Maroc – un fait officiellement reconnu par la Cour Internationale de Justice en 1975. Celle-ci entérine la reconnaissance entre le Bled-Makhzen, régions soumises à l’autorité administrative du Makhzen, et le Bled-Siba, plus autonomes, mais néanmoins liées par des allégeances religieuses à celui-ci.

Le Bled-Siba était un conglomérat de tribus avec une organisation sociale basée sur l’autonomie tribale. La réalité se satisfait donc mal d’une simple opposition des tribus au Makhzen, puisque ce dernier a joué un rôle de conciliation et de médiation des litiges intertribaux. Un argument mis en avant par le Maroc lors de sa requête auprès de la Cour internationale de justice, qui a mobilisé des actes juridiques censés prouver l’allégeance des tribus sahraouis.

Ces relations ont évolué avec la formation du Maroc contemporain. Au XIXème siècle, l’Empire marocain connaît une crise majeure, marquée par un endettement auquel il consent pour tenter d’asseoir sa domination sur les régions contestataires. La dette marocaine, de nature coloniale, s’explique aussi par son déficit commercial, cumulé au gré des traités inégaux et des exportations massives de capitaux qui lui sont imposées.

Une période de décadence dont les empires européens ont profité : en 1860, l’empire chérifien perd la guerre contre le Royaume d’Espagne et signe le traité de Wad-Ras. Le Maroc doit payer une indemnité de guerre, reconnaît la souveraineté espagnole sur les villes méditerranéennes Ceuta et Melilla (toujours en vigueur) et rétrocède à Madrid la cité atlantique de Sidi Ifni.

Il est question du partage du Maroc lors de la conférence de Berlin. Celle-ci officialise, en 1884, le futur morcellement du pays, avec le contrôle de l’Espagne sur le Rio de Oro et le Sahara occidental. Le traité de Fès de 1912 officialise le protectorat français, avant qu’un second accord franco-espagnol institue la domination espagnole au Nord, à Ifni et au Sahara occidental.

Cette situation dure jusqu’à la fin du protectorat français en 1956. Les revendications marocaines vis-à-vis du Sahara commencent aussitôt. Le Royaume demande alors à l’Organisation des Nations Unies d’inscrire le Sahara espagnol dans la liste des territoires à décoloniser. L’intérêt de l’Espagne se renforce lorsqu’un gisement important de phosphate est découvert à Bou Crâa, dans la province de Laâyoune. Cette découverte va enclencher la phase de la « seconde occupation coloniale », marquée par une provincialisation du territoire, passant par sa militarisation et des investissements importants, destinés à moderniser ses infrastructures. C’est donc la découverte du phosphate qui a fait basculer le Sahara dans la catégorie coloniale de l’« Afrique utile ».

Mutations du nationalisme sahraoui

Après la fin du protectorat français, une faction de l’armée marocaine – l’Armée de Libération Nationale Sud – combat les Espagnols dans le Sahara.  En 1958, lors de la bataille d’Ifni, l’opération franco-espagnole dite « Écouvillon » est lancée. L’État central préfère se focaliser sur les affaires intérieures et dissout l’ALN Sud qui essuie une lourde défaite, avec la complicité tacite du Sultan. Cet événement acte le divorce entre une partie des Sahraouis et le pouvoir, posant les premiers fondements d’un nationalisme sahraoui.

Dans la continuité des affrontements entre les Sahraouis et l’Espagne, l’Organisation Avancée pour la Libération du Sahara est créée par Mohamed Sidi Ibrahim Bassiri à la fin des années 1970. Il disparaît par enlèvement, après la répression espagnole d’un campement contestataire sahraoui à Zemla. Les étudiants sahraouis qui se mobilisent sur les pas de Bassiri sont imprégnés d’idéaux socialistes et panarabes. Au point que certains aspirent d’abord à une révolution dans tout le Maghreb plutôt qu’à un État sahraoui. Ils rapportent avoir rencontré un grand nombre d’acteurs politiques marocains à la fin des années 70, dont le ministre de l’Intérieur de Hassan II, Driss Basri, qui n’avait alors pas accordé le moindre intérêt à leur demande.

Auprès du principal syndicat ouvrier de l’époque, l’UMT (Union Marocaine du Travail), les militants sahraouis déclarent même « qu’ils veulent rester dans l’orbite marocaine pour peu qu’on les aide à libérer leur pays du joug espagnol » – avant d’être finalement arrêtés par les autorités. Par la suite, les autorités marocaines répriment par balles une manifestation pacifique sahraouie à Tan-Tan en 1972, sur ordre du ministre de la Défense, le général Oufkir. C’est le « premier divorce entre Rabat et une jeunesse qui, à l’époque, est soucieuse de libérer les régions sahariennes mais a encore foi que ces terres étaient marocaines » selon Mohamed El Yazghi, figure de la gauche marocaine et compagnon de route de Mehdi Ben Barka. Une année plus tard, le Front Polisario voit le jour, scellant l’union d’étudiants sahraouis de Rabat et de combattants sahraouis de Mauritanie, dans un contexte de division des tribus sur la question de l’autodétermination.

Quelques années plus tard, l’Espagne se retire finalement du Sahara, après la ratification des accords de Madrid de 1975 qui partagent la souveraineté du Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. La monarchie est affaiblie par deux tentatives de coups d’État récents. Dans ce moment incertain, Hassan II avait lancé la Marche verte de 1975 : 350 000 civils marocains pénètrent dans le Sahara, fortement encouragés par le Makhzen et accompagnés par l’armée, sans que l’Espagne n’intervienne. Le Maroc récupère de facto l’administration du Sahara occidental.

Le Royaume tente alors de créer un consensus national autour de la question du Sahara pour réaffirmer sa légitimité – face aux menaces des islamistes du Cheikh Yassine, des fractions putschistes de l’armée, de la gauche communiste avec le Parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, et des syndicats. Le « parachèvement de l’intégrité territoriale » sert alors de supplément d’âme à un régime fragilisé.

Le camp progressiste et l’opposition de gauche adoptent eux-mêmes une position intransigeante concernant le Sahara dès les années 1970. Parfois au-delà de celle du Makhzen. La reconquête du Sahara est alors perçue comme la dernière étape de l’indépendance. Omar Benjelloun, syndicaliste et militant marxiste, farouche opposant à Hassan II, préconisait en 1975 la récupération du territoire par la lutte armée plutôt qu’une marche pacifique. L’exploitation commune des ressources sahariennes devait jeter les bases d’un Maghreb uni. Lorsque Hassan II déclare son « acceptation de l’organisation d’un référendum au Sahara sous l’égide et le contrôle de l’Organisation des Nations unies dès le début du mois de janvier » à la tribune de l’OUA en 1981, c’est Abderrahim Bouabid, fondateur de l’Union Socialiste des Forces Populaires, qui s’y oppose, au prix de plusieurs années de prison. 

La seule opposition à cette doctrine se trouve alors uniquement du côté du parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, par la voix de son leader Abraham Serfaty. Celui-ci reconnaît l’existence d’un peuple sahraoui, et la nécessité d’un référendum d’autodétermination. Un positionnement qui l’amènera également à être condamné à 17 ans de prison, avant d’être déclaré persona non grata au Maroc jusqu’en 1999.

Lorsque l’Espagne se retire en 1976, partageant le territoire entre le Maroc et la Mauritanie, le Front Polisario proclame la République Arabe Sahraouie Démocratique. La Mauritanie signe un accord de paix avec le Front Polisario en 1979 et se retire, laissant le Maroc seul sur le territoire. L’OUA reconnaît la RASD en 1984, occasionnant le départ du Maroc de l’organisation avant son retour en 2017.

Dilemmes juridiques

Face à une absence de perspectives de résolution du conflit, les Nations Unies, par la voix de son secrétaire général d’alors Javier Pérez De Cuellar, mettent sur la table, en 1988, des « propositions de Règlement » devant aboutir à terme à un référendum au Sahara occidental. L’ensemble des parties accepte ces propositions sur le principe et sous conditions, et se réunissent même pour la première fois. Ces « propositions de règlement » ne verront finalement jamais le jour. L’absence de l’Algérie lors des négociations n’y est pas pour rien, selon un rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Le 20 juin 1991, un cessez-le-feu est signé sous l’égide de l’Organisation de l’Union Africaine et de l’Organisation des Nations Unies, suivi d’un plan de paix prévoyant un référendum d’autodétermination en 1992 (résolution 690) et la mise en place de la mission onusienne MINURSO. 

Depuis, de nombreuses missions de la MINURSO ont formulé des propositions, toujours refusées par l’une des parties : la montagne a finalement accouché d’une souris. En 2007, le Maroc dépose aux Nations Unies un projet d’autonomie, sans option référendaire, refusé par le Front Polisario et soutenu par de nombreux pays européens. Depuis, des affrontements militaires sporadiques éclatent autour du mur de séparation et dans la zone tampon. Le champ du conflit s’est déplacé sur le terrain juridique, avec de nombreux recours formulés par le Front Polisario auprès de la justice européenne. La dernière en date, le 4 octobre 2024, a notamment permis d’aboutir à une décision d’annulation de la CJUE – Cour de Justice de l’Union Européenne – des accords de pêche et d’agriculture concernant la zone du Sahara, signés entre l’Union européenne et le Royaume en 2019. Cela fait suite à de premières annulations en 2015 – accord agricole de 2012 – et en 2021 – accord de pêche de 2019 – sur lesquelles la juridiction était finalement revenue.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario. Dans un premier temps, une régionalisation accrue, avec l’assurance d’une véritable autonomie, de la protection des libertés civiles et politiques, la libération des détenus, devait être mise en place. Ce plan jure avec le caractère centralisé et autoritaire du Makhzen, et ses liens avec de puissants notables sahraouis qui lui sont inféodés. Ils ont investi le champ institutionnel marocain en nouant des liens clientélaires ; il suffit pour s’en convaincre de considérer l’exemple d’El Khattat Yanja, ancien professeur de mathématiques du Front Polisario devenu « baron des affaires » puis député de l’Istiqlal, des grandes familles sahariennes des Ould Errachid, dont l’un des membres est député-maire de Laâyoune, ou encore des Dehram. Dans ce cadre, la question de la légitimité des nouvelles institutions prévues par le plan d’autonomie est posée, tant ses dirigeants pourraient être aisément cooptés par le Makhzen.

Cette contrainte posée par la caractéristique tribale du Maroc pourrait être résolue par l’installation d’une monarchie réellement parlementaire et décentralisée, assurant une véritable séparation des pouvoirs. Les conditions matérielles d’un tel changement ne sont cependant pas réunies, tant elles impliquent une rupture avec le paradigme institutionnel actuel. Cette donnée amène la nécessité d’engager un vaste processus de démocratisation, par un travail de conscientisation préalable à un changement radical de société.

L’option référendaire proposée par la MINURSO pose d’autres difficultés. Une telle concession du Makhzen pourrait entraîner sa chute ; la période d’instabilité qui en résulterait au Maghreb pourrait ouvrir la voie au développement de groupes djihadistes et de milices. Dans une lettre ouverte à Mohamed VI, le journaliste et opposant Aboubakr Jamaï écrivait ces mots lourds de sens : « L’évolution du dossier du Sahara n’est pas favorable au Maroc. Notre opinion publique sent confusément que notre cause est sur une pente glissante. Elle pressent aussi qu’un dénouement défavorable à ce conflit augurera d’une période d’instabilité probablement cataclysmique pour l’avenir du pays. La monarchie aura beaucoup de mal à survivre à un tel échec, et le pays en paiera un prix élevé. »

Il faut ajouter que le recensement des populations, préalable à un référendum, fait l’objet de nombreux angles morts. Le Maroc a procédé à une politique de peuplement du Sahara avec l’incitation à l’installation pour des Marocains non-locaux – dakhilis – et des Sahraouis de l’Oued Noun, notamment par des avantages fiscaux. De plus, de nombreux Sahraouis se trouvent dans un camp de réfugiés à Tindouf, en Algérie voisine. Et toutes les tentatives de recensement dans ces camps formulées par l’ONU ont été refusées par Alger.

Ce plan questionne également les modalités d’indépendance du Front Polisario, fondées sur le paradigme de l’État-nation. Celui-ci entre en tension avec le caractère historiquement nomade des tribus et de leur présence au-delà des frontières coloniales, sur l’ensemble du désert du Sahara et jusqu’en Égypte. Se pose également la question de la viabilité économique d’un État sahraoui indépendant, riche de ressources naturelles abondantes mais pauvre en facteurs de production.

Apparaît aujourd’hui la nécessité de tables-rondes avec l’ensemble des parties prenantes du conflit, et la consultation démocratique des Sahraouis dans le respect de la pluralité tribale qui les caractérise. Un processus à engager en considérant les évolutions historiques et leurs enjeux sous-jacents, sans oblitérer les instrumentalisations à l’œuvre dans le cadre des tensions algéro-marocaines, où le Sahara occidental sert de variable d’ajustement. Des querelles endémiques en forme d’impasse, qui bloquent l’avenir des pays du Maghreb et leur intégration régionale. L’économiste Fouad Abdelmoumni estime le coût de la « non-intégration » à plus de 2 % du PIB marocain. La première pierre de ce projet était l’Union du Maghreb Arabe, une organisation regroupant les cinq pays du Maghreb et dont le conseil des chefs d’État ne s’est plus réuni depuis 1994. 

La question sahraouie demeure épineuse. Dans la continuité de la tension entre souveraineté territoriale consacrée par le droit international et allégeances tribales dans ses modalités précoloniales, la mission de l’ONU n’a pas donné satisfaction. Les solutions proposées par les différentes parties souffrent de contradictions qui semblent aujourd’hui difficilement dépassables, dans un contexte d’enjeux autour de la rente extractive et de rivalités forgées par une histoire tumultueuse et des récits concurrents. Une situation qui s’enlise, au détriment des premiers concernés.

À Valence, les insoumis revendiquent l’avant-garde de l’opposition à Emmanuel Macron

Discours de clôture des Amfis 2024 à Valence (Drôme) © LVSL

L’édition 2024 des « Amfis » (universités d’été de la France Insoumise – LFI) s’est tenue du 22 au 25 août à Valence. Plus de 5.000 militants et sympathisants y étaient présents selon les organisateurs. Ponctués de prises de parole des leaders de l’organisation, ils ont servi de tribune au mouvement pour s’afficher à l’avant-garde de l’opposition à Emmanuel Macron. Quant aux multiples conférences et ateliers qui s’y trouvaient, ils illustrent la variété idéologique que cherche à synthétiser LFI.

« Cette mobilisation massive démontre que nous restons un pôle d’attraction majeur pour ceux qui aspirent à un changement radical », se félicite Manuel Bompard, coordinateur national de LFI. L’affluence de cette édition semble confirmer la force mobilisatrice du mouvement. Et son succès électoral relatif : si le score de la liste menée par Manon Aubry aux européennes demeure modeste (9,9%), les « insoumis » rappellent qu’elle a rassemblé un million de voix supplémentaires par rapport au scrutin précédent. « S’il n’y avait pas eu les élections européennes, le Nouveau Front Populaire (NFP) n’aurait pas gagné ces élections [législatives] », ajoute Manuel Bompard.

« Tenir le cap » de l’opposition à Emmanuel Macron

La question de l’unité de la gauche a été au centre des échanges. La candidate commune du NFP au poste de Première ministre, Lucie Castets, a donné un grand entretien dans un amphithéâtre plein à craquer. Elle y a réaffirmé sa volonté d’appliquer « un programme de rupture idéologique », et répété que les électeurs insoumis pouvaient « compter sur elle ». Appel à la confiance retourné par Jean-Luc Mélenchon, affirmant « [qu’elle] n’est pas une insoumise mais [qu’elle] le mériterait ».

Dans la droite ligne de ces échanges, le leader insoumis a ainsi ouvert la voie à un « soutien sans participation » du mouvement à un éventuel gouvernement NFP. Une manière de pousser Emmanuel Macron à sortir de l’ambiguïté – en l’occurrence, à révéler qu’il ne souhaitait pas laisser le NFP gouverner. Tout en réaffirmant la nécessité d’une motion de destitution du Président de la République, à l’encontre du Parti socialiste (PS), qui s’y oppose, et du Parti communiste français (PCF) et des Écologistes (EELV), qui temporisent. Une posture « dégagiste » qui semble porter ses fruits, puisque 49% des Français se déclarent favorables à la destitution du chef de l’Etat. Si la procédure en tant que telle n’a aucune chance d’aboutir – elle suppose une majorité des trois cinquièmes à l’Assemblée nationale et au Sénat – elle permet de mettre la pression sur le locataire de l’Elysée. Si cette procédure va jusqu’au vote, elle peut par ailleurs fragiliser le RN, en forçant Marine Le Pen et Jordan Bardella à expliquer à leur électorat pourquoi ils ne souhaitent pas destituer un Président largement rejeté dans leurs rangs (50% souhaitent sa destitution).

La posture « dégagiste » de la France insoumise semble porter ses fruits, puisque 49% des Français se déclarent favorables à la destitution du chef de l’Etat.

A Valence, cette opposition à Emmanuel Macron permet en tout cas de fédérer les troupes. Tous les militants présents savent gré à Jean-Luc Mélenchon d’avoir « tenu le cap » de l’opposition systématique à Emmanuel Macron – et à la résurgence du hollandisme. Mais au-delà de ce dénominateur commun, l’histoire militante des participants est résolument hétérogène. Et c’est même leur diversité qui frappe au premier abord. Sympathisants de la première heure, « anciens » du mouvement ou cadres de longue date y côtoient des primo-militants. Certains ont voté pour la première fois en 2024 en raison de leur jeune âge. D’autres, plus âgés, sont entrés dans le militantisme avec le NFP, tirés d’un long sommeil politique par le risque d’une victoire du RN. Et désormais grisés par le score de la coalition.

Le contraste avec les participants aux Universités d’été du PCF – où LVSL était également présent – est net : plus d’enthousiasme et moins d’ancienneté. Des références idéologiques moins précises, mais plus diverses. Là où le « parti » tente de sédimenter des décennies d’expérience militante, le « mouvement » cherche davantage à agréger les luttes du moment, aussi éparses fussent-elles. Une hétérogénéité qui trouvait satisfaction dans la grande variété des conférences et table-rondes qui ont émaillé le week-end.

Marquer l’identité insoumise dans un contexte unitaire 

La diversité thématique visait à refléter les temps forts et les mouvements d’opinion qui ont secoué la France au cours de la dernière année. Pour les Insoumis, outre la crise politique en France métropolitaine et Nouvelle-Calédonie, la donne demeure marquée par l’assassinat du jeune Nahel Merzouk l’an dernier et les massacres de civils commis par l’armée israélienne à Gaza. Aussi de nombreuses tables ont-elles porté sur les thématiques antiracistes, la lutte contre l’extrême-droite, les problèmes qu’affrontent les quartiers populaires ou le néo-colonialisme. Un éventail en phase avec le discours de Jean-Luc Mélenchon axé sur la « Nouvelle France » – le vendredi soir, le leader insoumis prenait la parole sur la thématique de la « créolisation ».

Au détriment  d’autres enjeux, notamment industriels ou géopolitiques ? Un temps domaine de prédilection du mouvement, l’international occupe un peu moins d’espace. Hormis une table ronde intitulée « Quand la gauche gouverne » réunissant des politiques et des observateurs des gouvernements latino-américains et espagnol et une autre sur « la révolution citoyenne au Sénégal » avec la présence remarquée du secrétaire général du PASTEF (parti nouvellement au pouvoir), on comptait cette année peu d’invités internationaux par rapport aux précédentes éditions des « Amfis ». On compte peu de table-rondes dédiées à la politique étrangère – hors question palestinienne – ou aux enjeux européens. Volonté de ne pas marquer une trop forte divergence avec les autres forces du NFP, alors que Lucie Castets affirme sa communauté de vues avec Emmanuel Macron sur « la politique européenne et l’Ukraine » ?

La diversité thématique visait à refléter les temps forts et les mouvements d’opinion qui ont secoué la France au cours de la dernière année.

Jean-Luc Mélenchon ne s’est cependant pas départi de ses analyses habituelles sur la question russo-ukrainienne. Au cours d’une longue intervention d’une trentaine de minutes, il a mis en garde contre l’escalade consécutive aux événements récents – et notamment la pénétration sur le territoire russe de troupes ukrainiennes, ainsi que l’intensification de la production d’armement de l’Allemagne. De la même manière, on comptait une table-ronde d’une grande densité autour de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, animée par le député FI Arnaud Le Gall, spécialiste des questions internationales. Sans angélisme sur la nature du régime chinois, l’importance de la poursuite de la politique « un pays, deux systèmes » (favorable au statu quo sur Taïwan) et de ne pas suivre l’hostilité américaine chaque jour grandissante face à la Chine y ont été martelées.

Sur les questions économiques enfin, plusieurs débats sont venus rappeler la nécessité d’une « rupture » avec le système néolibéral défendue par la France insoumise depuis ses débuts : nouvelles formes d’exploitation au travail, annulation des dettes et politique monétaire, logement social, services publics… Autant de thèmes investis par le mouvement insoumis depuis son commencement. Reste à savoir si ce socle idéologique parfois éclectique et la ferveur militante – Manuel Bompard ayant revendiqué le chiffre de 100.000 militants actifs dans des groupes d’action – suffiront à faire face à l’autoritarisme croissant d’Emmanuel Macron et la progression spectaculaire du RN.

Europe : la lubie française du saut fédéral

Macron - Europe fédérale - Le Vent Se Lève
© Parlement européen

Le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en avril 2024 était clair : l’avenir de la France est irrémédiablement lié au projet continental. La « souveraineté européenne » était alors portée en étendard par le président de la République, qui rêvait d’une union toujours plus étroite. C’est ici que le bât blesse : ce projet est loin de faire l’unanimité. Il est de bon ton d’incriminer les dirigeants « populistes » – de la Hongrie à l’Italie – qui freinent des quatre fers face aux velléités fédérales. Mais ils ne sont pas les seuls. Les « bons élèves » de l’Allemagne, des Pays-Bas aux pays scandinaves, manient plus subtilement l’art de plaider pour le projet européen tout en refusant – voire sabotant – toute initiative pouvant compromettre leurs intérêts. Un pragmatisme qui détonne avec l’idéalisme béat des dirigeants français. À force de vouloir faire de l’Union européenne l’outil de sa puissance, la France n’est-elle pas devenue l’outil de la puissance européenne ?

La France en cavalier seul

Le « couple franco-allemand » a longtemps été sur toutes les lèvres. Et pour cause : le projet européen a – pour partie – été pensé sur le mode de la réconciliation entre deux puissances rivales. Cette union nouvelle n’a pourtant pas empêché l’un des deux partenaires de rester plus proche de ses intérêts et jaloux de son indépendance. Déjà en 1963, le Général de Gaulle essuyait un premier revers lors de la signature du traité de l’Elysée par lequel l’alliance européenne souhaitée, loin du bloc américain, comme du bloc soviétique, avait été compromise par l’ajout de la mention de l’OTAN par l’Allemagne à l’insu des représentants français.

Les plus grandes étapes de la construction européenne vont alors régulièrement être promues par la France, en manque de nouvelles inspirations. Faisant le constat d’un affaissement relatif mal adapté à un idéal de grandeur hérité des temps napoléoniens, François Mitterrand avait déjà en tête un nouvel idéal mobilisateur. Il allait instrumentaliser les conséquences nullement alarmantes pour l’économie française des chocs pétroliers afin d’enterrer définitivement l’idéal socialiste. Ce vide idéologique étant insoutenable, il est alors rempli par l’alibi européen. Mitterrand pouvait ainsi affirmer que si « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir ». Première concrétisation de ce projet : l’Acte unique de 1986, où « quatre libertés » fondamentales de circulation (pour les capitaux, les travailleurs, les marchandises et les services) ont été instituées. 

Le « rapport Delors » de 1989 prévoyait les conditions de réussite d’une monnaie unique continentale. Et à l’issue des pourparlers avec Helmut Kohl, qui exprimait quelques réticences, François Mitterrand devait accepter que l’euro devienne un nouveau Deutsche mark – soit une monnaie forte, permettant de lutter contre l’inflation, mais structurellement inadaptée à l’économie française. En parallèle, des programmes de « convergence » drastique devaient être adoptés et les budgets nationaux étroitement contrôlés et surveillés. L’Europe allemande souhaitée par la France était née.

Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est formel : la volonté allemande de neutraliser le concurrent industriel français a encouragé un sabotage de la filière nucléaire.

Cet engouement pour le projet européen devait être capable de dépasser les intérêts nationaux des Etats-membres. Du moins, c’est ce qu’espérait la France. La réalité lui a pourtant donné tort, son enthousiasme ayant finalement été fort peu communicatif.

« Partenaires » européens aux intérêts bien compris 

L’Allemagne, à ce titre, a toujours maintenu son cap, refusant de se laisser contaminer par l’euphorie de son voisin. Elle est ainsi restée à l’écart du projet français d’Union pour la Méditerranée qui aurait pu réorienter la priorité européenne sur le flanc sud, alors que l’Allemagne convoitait les pays de l’Est en vue d’en faire son Hinterland. Le grand élargissement de l’UE à l’Europe centrale en 2004 permet ainsi à l’Allemagne de disposer d’une base-arrière de travailleurs bon marché pour son industrie. De la même manière, toute indulgence pour la situation grecque a été mise de côté de sorte à préserver un ordo-libéralisme forcené s’assurant d’une rigueur budgétaire mettant en péril des actifs stratégiques européens, à l’exemple du port du Pirée racheté par un fonds d’investissement chinois. 

Plus inquiétant encore pour l’autonomie stratégique européenne, l’adhésion absolue de l’Allemagne au libre-échange. Les récents accords avec le Kenya, la Nouvelle-Zélande et le Chili ont ainsi largement été dictés par la volonté exportatrice de Berlin, de même que le futur accord avec le MERCOSUR. La balance commerciale foncièrement excédentaire du pays – plus de 200 milliards d’euros par an sur la dernière décennie – impose aux homologues européens de demeurer passifs face à cette fuite en avant libre-échangiste, toute mesure protectionniste pouvant pénaliser les carnets de commande de l’industrie allemande. C’est notamment cette intransigeance allemande qui explique l’échec de la mise en œuvre d’une taxe sur les GAFAM au niveau européen [mise en place seulement en France, elle a été remplacée par la taxe internationale à 15% de l’OCDE cette année NDLR], ou des mesures ambitieuses de protection face aux pratiques anti-concurrentielles chinoises. Et la France dans tout cela ? Son modèle social est mis en cause par ce libre-échange forcené, tandis que l’euro crée un différentiel de compétitivité nuisant à ses exportations. Aucun sacrifice ne semble suffisamment grand pour l’idéal européen. 

Certains « partenaires » cherchent même à nuire à leurs voisins, voire au projet européen, en vue de préserver leurs intérêt. L’Allemagne déploie ainsi des fondations (Rosa Luxembourg, Heinrich Böll) afin de faire pression sur les politiques français de sorte à éviter une relance du nucléaire. Ce dernier pourrait alors menacer l’avantage compétitif outre-Rhin, mis à mal par un gaz de plus en plus onéreux. Ces fondations financent également des associations (Greenpeace France, Les Amis de la Terre…), des lobbys et organisent des formations pour les élites. Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est ainsi formel : la volonté de neutraliser le concurrent industriel français est la principale raison à ce sabotage de la filière nucléaire. Le budget consacré à ces fondations s’est ainsi élevé à 690 millions d’euros en 2023 et est en augmentation constante. Une autre illustration de cette ambivalence allemande dans le projet européen réside dans ce lobbying exercé par le constructeur de satellites allemands OHB pour que les lanceurs proviennent de l’entreprise américaine SpaceX plutôt que de l’entreprise européenne Arianespace après l’impossibilité d’utiliser les lanceurs russes.

Les pays dits « frugaux » à l’exemple des Pays-Bas ou de l’Autriche manifestent des réticences à l’approfondissement européen pour des considérations essentiellement économiques. Il n’est pas possible pour ces pays d’envisager une mutualisation des dettes ou des mécanismes de sauvetage trop ambitieux, l’orthodoxie budgétaire étant au cœur de leur identité. Dans le cadre de la pandémie, les Pays-Bas proposaient ainsi un « don » à destination de l’Espagne ou de l’Italie. Seul l’assentiment de l’Allemagne les a fait changer d’avis, avec la promesse d’une solvabilité de l’endettement européen par les ressources propres de l’UE.

A leur tour, les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) font montre d’une ambivalence certaine. Rejetant les acquis de l’État de droit mais dépendants des subventions européennes, ils n’hésitent pas à paralyser les institutions supranationales quand leurs intérêts sont menacés. Viktor Orban a ainsi empêché le début des négociations pour l’adhésion de l’Ukraine, jusqu’à ce qu’en décembre 2023, la Commission débloque 10,2 milliards d’euros pour la Hongrie. En parallèle, le président hongrois bloque les projets de sanctions pouvant porter préjudice au secteur nucléaire russe au grand dam de ses partenaires européens.

l’Allemagne achète massivement des avions F-35 aux Américains, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : en 2023, le pays a commandé pour pas moins de dix milliards de dollars de matériel américain de défense

Le projet fédéral est alors loin de faire l’unanimité. La France, prise dans une vision messianique de son destin, se sent alors comme contrainte d’endosser un rôle trop large pour ses épaules. Il se pourrait pourtant bien qu’une telle fonction d’impulsion soit très coûteuse, tant pour les intérêts stratégiques nationaux, qu’au vu du risque d’envenimement des relations avec ses homologues européens.  

La France victime de sa propre illusion

L’Union européenne, nouveau cadre politique pour déployer la puissance française perdue ? Les appels tonitruants d’Emmanuel Macron pour de nouvelles impulsions fédérales sont loin de rencontrer l’écho recherché. De 2017 à 2020, l’Allemagne a ainsi, par la voix de la Cour de Karlsruhe, contesté le programme de rachat massif de titres de dette par la Banque centrale européenne au prétexte que celui-ci outrepasserait son mandat. Ces joutes juridiques ne font que témoigner encore des réticences face à un projet fédéral européen ambitieux.

Pendant ce temps, les acquis français au sein de l’Union européenne sont mis en cause. La politique agricole commune, une des rares politiques européennes dont bénéficie la France, est menacée de renationalisation. Les États se trouveraient alors gestionnaires de ces aides, et le volume financier accordé dépendrait pour partie du bon-vouloir de chaque Etat-membre. La seule politique européenne qui avait pu motiver le Général de Gaulle à paralyser les institutions européennes par la politique de la chaise vide dans les années 1960 se trouve alors potentiellement compromise. Ce sont ainsi plus de neuf milliards d’euros par an dont la France bénéficie qui sont mis en péril.

L’Europe de la défense est certainement la thématique pour laquelle le jeu de dupes est le plus manifeste. La guerre en Ukraine et les menaces – contradictoires – de Donald Trump d’abandonner la protection apportée aux pays de l’OTAN, auraient pu motiver une action ambitieuse en la matière. Emmanuel Macron a alors tendu la main à cette nouvelle étape pour la construction européenne en proposant en avril 2024 l’ouverture d’un débat sur la mutualisation de l’arme nucléaire française. Le revers de ces grandes déclarations est tout autre : Berlin est accusé de bloquer l’exportation de l’avion de transport A400M « Atlas » ; met une pression maximale sur les industriels français pour qu’ils cèdent plus de commandes aux industriels allemands dans le cadre du programme SCAF [futur avion de chasse élaboré principalement par la France et l’Allemagne, NDLR]…  Dans le même temps, l’Allemagne achète massivement des avions F-35 – pourtant notoirement inefficaces et hors de prix – aux Américains pour leur interopérabilité, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : de 2017 à 2020, le pays a commandé pour au moins dix milliards de dollars à l’industrie de défense américaine. Et la dynamique va en s’accélérant. En 2023 le pays a ainsi fait l’achat entre autres de lance-roquettes Himars de production américaine pour un total de 10 milliards d’euros.

Ces achats non coordonnés amènent l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Louis Gautier, à craindre l’impossibilité pour l’UE de rationaliser des panoplies militaires disparates. Emmanuel Macron aura alors beau appeler à une « préférence européenne dans l’achat de matériel militaire », rares seront les États-membres prêts à engager un bras de fer avec les Etats-Unis. Cela s’expliquant par la peur des mesures de rétorsion, tant en matière commerciale que géopolitique, notamment par des menaces de non-intervention en cas de conflit ou de retrait de troupes au sol. Ainsi, depuis le début de la guerre en Ukraine, 68% des achats des pays européens se sont portés hors de l’Europe selon un étude de l’IRIS. Ici aussi le saut fédéral pourrait être trop exigeant pour des Etats encore aussi dépendants commercialement et géopolitiquement du géant américain.

Cette grande attente que place la France dans ses homologues européens peut lui coûter cher et rapidement ternir ses relations bilatérales. Cela a notamment été le cas concernant l’accostage du bateau de migrants Ocean Viking refusé par l’Italie et que la France a fini par accepter sous la pression de Bruxelles. Le ministre Gérald Darmanin avait alors annoncé que la France « tirera aussi les conséquences » de l’attitude italienne. Le rêve fédéral que fantasme la France n’en finit plus de percuter les intérêts bien installés d’Etats-membres décidés, amenant l’idéal à sombrer d’illusion en illusion et à se transformer, progressivement, en amertume.

Chaque jour dévoile davantage l’impasse que constitue cet irénisme. Le saut fédéral ne se fera jamais seul mais bien dans l’unanimité, or cette dernière semble bien difficile à trouver. Dans l’interlude, l’Hexagone ne cesse de brader ses savoir-faire à ses « partenaires » dans l’espoir de poursuivre une intégration européenne à tout prix. La candeur d’une France qui se rêve capitaine d’un vaisseau européen uni derrière elle fait frémir d’allégresse mais ne convainc plus grand monde. L’idéal impose de passer par le réel – comme le rappelait Jean Jaurès. Il appartient d’écouter les coups de semonce de celui-ci, plutôt que de s’enfermer dans un fantasme suranné. Une Europe des coopérations, fondée sur la libre participation des États à des projets communautaires, serait à même d’éviter le déchaînement des frustrations nationales. Pour préserver l’harmonie d’une union dans la diversité, il n’y a d’autres choix que de concilier les divergences sans forcer constamment leur confrontation agressive.

Vague bleu marine : le RN conquiert-il la France d’outre-mer ?

Marine Le Pen en meeting à Mayotte en avril 2024. © Capture d’écran Mayotte la 1ère

Depuis 2017, Marine Le Pen a considérablement augmenté ses scores dans la France d’outre-mer, longtemps très réticents à voter pour l’extrême droite. Bien que le vote pour la France insoumise et l’abstention demeurent les principaux choix des électeurs ultra-marins, cette progression, particulièrement marquée au second tour de la présidentielle 2022, illustre la normalisation du Rassemblement National. Pour le parti dirigé par Jordan Bardella, ce basculement de territoires marqués par la traite négrière et la colonisation représente une victoire symbolique majeure.

Alors que le Rassemblement National pourrait remporter une majorité pour la première fois de l’histoire dans quelques jours, la généralisation du vote RN dans toutes les couches de la société fait l’objet d’âpres débats dans les médias et les cénacles politiques. Comme souvent, une partie de la France est ignorée par ces analyses : la France d’outre-mer. Pourtant, la bascule y a déjà eu lieu : il y a deux ans, au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a largement battu Emmanuel Macron dans presque chaque territoire d’outre-mer. Si chaque territoire ultra-marin a ses spécificités, la dynamique de progression du RN ces dernières années y est spectaculaire. Comment comprendre cette percée ?

Jusqu’aux années 2010, le vote d’extrême droite dans la France d’outre-mer reste toujours cantonné à un chiffre. Sans surprise, l’histoire de ces territoires, durement marqués par l’esclavage et la colonisation, explique largement le rejet des idées portées par le Front National. Au-delà du souvenir de la conquête coloniale et de la traite négrière, d’autres événements plus contemporains restent ancrés dans la mémoire collective des populations ultra-marines. Pour ne citer qu’un seul exemple, en Guyane et dans les Antilles françaises, et tout particulièrement en Martinique, le régime dictatorial de l’amiral Robert, représentant de l’Etat sous le régime de Vichy, est encore dans toutes les têtes. An tan Robè (au temps de l’amiral Robert), les humiliations sont en effet généralisées, les pénuries et disettes omniprésentes et toute contestation politique violemment réprimée.

En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion.

Durant de nombreuses années, la famille Le Pen n’a donc pas droit de cité outre-mer. En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion. Dix ans plus tard, en 1997, une seconde tentative donne lieu à de violentes altercations avec les militants indépendantistes locaux. La figure du fondateur du Front National, défenseur de l’inégalité entre les « races », fait figure de repoussoir absolu.

Dans les années 2010, une forte montée des eaux bleu marine

Lorsqu’elle succède à son père en 2011, Marine Le Pen fait de la « dédiabolisation » de son parti sa priorité. A cet égard, la France d’outre-mer fait figure de laboratoire. Si les scores de Marine Le Pen restent particulièrement faibles lors de la présidentielle de 2012 (8 % en moyenne), une première percée intervient en 2017. La candidate du Front National arrive première lors du premier tour, avec une moyenne (21,9 %) légèrement supérieure à score national. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Mayotte, elle approche déjà les 30 %. Si elle est sèchement battue par Emmanuel Macron au second tour, ses scores restent comparables à ceux observés en métropole. Le rejet catégorique de l’extrême droite par l’outre-mer n’est plus d’actualité.

Les nombreux renoncements et trahisons du Parti Socialiste de François Hollande, qui avait été plébiscité par les ultra-marins, ont pesé lourdement dans ce premier basculement. Le sentiment d’abandon s’est notoirement amplifié avec l’absence de réponse aux mouvements sociaux inédits en Guyane (2017), à Mayotte (2016), à La Réunion (2009) ou encore en Guadeloupe (2009). Dans chacun des territoires paralysés par des grèves générales, les habitants réclament un meilleur pouvoir d’achat (le coût de la vie en outre-mer étant supérieur à celui en métropole) et des investissements dans les services publics pour assurer leur bon fonctionnement. La question de l’eau, fortement polluée par l’usage du chlordécone (pesticide utilisé sur les cultures de bananes jusqu’en 1993 dans les Antilles, alors que sa toxicité était connue depuis longtemps, ndlr) et extrêmement chère, est également un enjeu majeur.

Plus largement, les citoyens exigent une égalité réelle avec la France métropolitaine. Du fait de leur éloignement géographique avec la métropole, ils sont en effet largement perdants de la mondialisation néolibérale. La nécessité d’importer de nombreux produits depuis l’Europe et la dépendance à la voiture – les transports en commun restant très peu développés – conduit ainsi à un coût de l’alimentation et des carburants hors de prix. En outre, les inégalités restent considérables : quelques grandes familles, dont le pouvoir remonte souvent à la période coloniale, continuent d’exercer un pouvoir considérable sur l’économie locale et de prélever leur rente, tandis que le reste de la population peine à vivre. Alors que la départementalisation de l’après-guerre avait été accompagnée d’un certain rattrapage économique, depuis les années 1980, l’Etat français n’a cessé de se désinvestir et de compter sur le marché pour faire progresser l’outre-mer.

Le premier mandat d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la continuité totale de ces politiques condamnées à l’échec. Alors que les besoins en service public sont criants et qu’une vraie planification est indispensable pour diversifier ces économies périphériques, le Président s’y refuse. De manière plus générale, il semble totalement méconnaître et mépriser l’outre-mer. Cet abandon est sanctionné dans les urnes dès les élections européennes de 2019 : la liste de Jordan Bardella arrive largement en tête dans l’outre-mer, avec 11 points d’avance sur le camp présidentiel.

La déflagration du second tour de la présidentielle 2022

Durant les deux années qui suivent, la crise sanitaire marque un tournant. Du fait de la déliquescence et de l’éloignement des services de santé, la mortalité y est beaucoup plus forte que dans l’Hexagone. Le manque d’accès à des ressources de bases comme l’eau y rend aussi plus difficile l’application des gestes d’hygiène recommandés. Complètement dépassé, le gouvernement y impose des mesures répressives – confinement, couvre-feux… – encore plus dures et longues qu’en métropole. Fin 2021, des émeutes interviennent pour dénoncer les restrictions de liberté et l’abandon de l’outre-mer à son sort par Paris. En Guadeloupe, le gouvernement dépêchera le GIGN en seulement 48h pour rétablir l’ordre, alors que l’envoi de bouteilles d’oxygène pour les hôpitaux a pris plusieurs semaines ; tout un symbole.

Après cette gestion calamiteuse, Emmanuel Macron est très sévèrement sanctionné par les ultra-marins lors des élections présidentielles de 2022,. D’abord, l’abstention reste très forte, entre 50 et 70 % selon les territoires, témoignant avant tout de l’absence de confiance dans les institutions. Au premier tour, Jean-Luc Mélenchon réalise en moyenne un score de 40 % – loin devant Marine Le Pen – et même de plus de 50 % en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe. Au second tour, contrairement à cinq ans auparavant, la candidate du RN bat nettement le président sortant, avec des scores atteignant jusqu’à 70 %. Même en Martinique où la résistance au RN est habituellement plus virulente, le RN termine avec plus de 60%.

Etant donné les scores de la France insoumise au premier tour, en particulier dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion, il est difficile de conclure à un vote d’adhésion au programme du Rassemblement national. Vraisemblablement, les électeurs votent surtout contre Emmanuel Macron plutôt que pour Marine Le Pen. Ce vote est motivé par l’abandon économique et l’obligation vaccinale. Cette dernière est rejetée plus fortement dans l’outre-mer qu’ailleurs en raison d’une forme de suspicion généralisée contre l’Etat et d’une concurrence des thérapies (traditionnelles vs occidentales). En effet, la crise sanitaire a été un moment marquant l’expression d’une forme de résistance identitaire, mêlée aux conséquences et à la crainte de l’empoissonnement généralisé en lien avec le scandale du chlordécone. Ce contexte a convaincu une partie de la population que l’extrême droite pouvait être un meilleur rempart pour leur dignité.

Le rôle symbolique de l’outre-mer pour le RN

Résumer la percée de l’extrême-droite dans l’outre-mer au seul rejet du macronisme serait toutefois trompeur. Plusieurs territoires, notamment la Guyane et Mayotte, sont confrontés à une immigration de subsistance importante, qui fragilise encore davantage des services publics et des infrastructures déjà sous-dimensionnés. Marine Le Pen l’a bien compris et a fait de l’outre-mer un avant-poste de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales. Bien que représentant une part modeste de l’électorat national, l’outre-mer jouent ainsi un rôle crucial pour le RN. D’une part, en réalisant une percée dans ces territoires marqués par l’esclavage et la colonisation, le parti tente de sortir des stigmates de parti raciste. D’autre part, en plaidant pour des mesures d’exception extrêmement strictes en matière migratoire et sécuritaire, il en fait un terrain d’expérimentation pour les mesures destinées à s’appliquer ensuite sur tout le territoire national.

Marine Le Pen a fait des Outre-Mer des avant-postes de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales.

Un exemple frappant est Mayotte, où les problématiques d’immigration et d’insécurité sont particulièrement criantes. Le 101ème département français, totalement dépassé par la situation car abandonné par la République, montre depuis longtemps une adhésion plus forte au RN que les autres Outre-Mer. Le Rassemblement national y a remporté une vraie victoire en début d’année, lorsque Gérald Darmanin a annoncé une réforme constitutionnelle pour y supprimer le droit du sol, revendication de longue date de l’extrême-droite et de certains élus locaux de l’archipel qui remet en cause le principe même de la citoyenneté française. Cette mesure, bien que non encore votée en raison de la dissolution, illustre comment le RN utilise ces territoires comme laboratoires politiques pour des idées autrefois marginales.

Comme sur la loi immigration, l’extrême droite a là encore réussi à rendre ses revendications majoritaires au Parlement, grâce au suivisme des Républicains et de la majorité présidentielle. Cette course à la fermeté a pourtant déjà des effets particulièrement néfastes : au nom de la lutte contre l’immigration illégale et les bidonvilles, le gouvernement a fait fermer plusieurs points d’eau indispensables à la population de Mayotte, qui subit déjà des coupures très fréquentes. Une mesure draconienne qui empêche les habitants de pratiquer une hygiène élémentaire et a conduit, selon des documents du ministère de la santé dévoilés par L’Express, à l’émergence de l’actuelle épidémie de choléra, qui a déjà fait deux morts. Un prélude aux conséquences de la fin de l’aide médicale d’État que réclame le RN depuis des années ?

Si l’Outre Mer fait donc figure de laboratoire de l’extrême droite française, un doute important demeure pour ces élections législatives anticipées : un député ultramarin avec l’étiquette RN sera-t-il élu ? Nonobstant les résultats du RN dans les élections nationales, le parti n’a en effet jamais su s’implanter localement et aucun parlementaire issu des territoires d’outre-mer n’a jamais siégé avec le RN. A l’Assemblée nationale, la plupart des députés ultra-marins se retrouvaient plutôt, avant la dissolution, dans les groupes communiste, insoumis et LIOT. Alors qu’elle se prépare à affronter frontalement le RN, la gauche, et notamment la gauche radicale incarnée par la France insoumise, a donc une occasion de faire mentir le pronostic d’un basculement de l’outre-mer vers l’extrême droite. Réponse le 8 juillet prochain.

Souveraineté industrielle : le triste bilan de sept ans de macronisme

Macron réindustrialisation
© Compte twitter de l’Élysée

Souveraineté, réindustrialisation, planification : depuis la pandémie, la rhétorique présidentielle a pris une étrange inflexion étatiste. Face au chaos globalisé, le temps est à la protection du tissu productif français et la défense des fleurons nationaux. En même temps, la majorité présidentielle continue de vanter l’attractivité de la France pour les capitaux étrangers. La communication de l’Élysée ne tarit pas d’éloges sur cette politique, qui mêlerait ouverture au monde et planification industrielle, en multipliant les « coups de com » – récemment, le rachat des turbines Arabelle au géant américain General Electrics. La réalité dit tout autre chose. En 2017, la part de l’industrie dans le PIB était de 13,8 % ; elle avait chuté à 12,7% en 2022. Des entreprises hautement stratégiques ont continué d’être rachetées par des puissances étrangères. Et les subventions d’État, censées propulser les secteurs d’avenir, ont surtout consisté en un transfert massif d’argent public vers des capitaux privés – sans conditions.

Le bilan d’Emmanuel Macron était peu reluisant, avant même son élection. Ministre de l’Économie en 2014 et 2015, il avait cédé la branche « énergie » d’Alstom à General Electric alors que des alternatives existaient1. La perte de souveraineté industrielle était considérable : les usines et les brevets permettant de produire les turbines des centrales nucléaires, des barrages hydroélectriques et des centrales à gaz, des éoliennes en mer et les équipements pour les réseaux électriques avaient été abandonnés aux Américains. La suite est connue : suppressions d’emplois dans toutes les branches, fermeture de plusieurs sites et retour – dans la douleur et au prix d’une perte de souveraineté – de la capacité de produire les turbines Arabelle. Mais cet exemple n’est pas le seul : les entreprises Technip, Ecopla et Gad font les frais du manque d’intérêt du ministre Macron pour l’industrie.

Ce n’était pas le fruit du hasard : son programme de 2017 ne mentionnait pas l’industrie. La start-up nation faisait miroiter un tout autre horizon aux « entrepreneurs » : « innover » pour vendre un concept à de grandes entreprises (américaines de préférence) et devenir millionnaire sans avoir rien produit.

La pandémie de Covid a montré la faiblesse stratégique d’un pays qui n’a plus la capacité de produire des objets utiles pour la vie quotidienne ni pour le fonctionnement des chaînes de production. Quelle fut la réaction du président Macron ? Des discours vibrants, l’ajout du concept de « souveraineté industrielle » dans la titulature du ministre de l’Économie et des Finances, et d’énormes baisses d’impôts s’ajoutant aux précédentes baisses décidées depuis 2014.

Le nombre d’entreprises exerçant une activité relevant des « intérêts fondamentaux de la nation » acquises par des capitaux étrangers progresse chaque année : 124 en 2021,131 en 2022 et 135 en 2023

Une certaine politique industrielle a bien été mise en place, fondée sur la priorisation de certains secteurs jugés stratégiques. Cette sélection est, au mieux, discutable. L’hydrogène est un secteur énergétique dont le cycle de production-transport-usage n’est pas compatible avec l’impératif de sobriété énergétique. Les usines de batteries, malgré les plantureuses subventions dont elles ont bénéficié, ne sont pas compétitives face aux productions chinoises ou américaines dans un marché globalisé. Quant au quantique : est-ce la priorité, quand des Français ne parviennent plus à se soigner faute d’antibiotiques et que le curare a manqué en 2020 pour les unités de réanimation ?

Au-delà de ces choix contestables, l’inflexion « industrielle » de la politique du président ne brille pas par ses résultats.

Pillage industriel maquillé en « attractivité »

Les partisans de la majorité présidentielle ne cessent de vanter « l’attractivité » de la France pour les capitaux étrangers. Derrière cette apparente bonne nouvelle, il faut lire l’acquisition d’entreprises françaises par des milliardaires et des fonds de pension étrangers. Vallourec, fabriquant de tubes en acier destinés aux infrastructures énergétiques, a été acquis par le fonds Apollo, basé aux États-Unis. Peugeot Société Anonyme (PSA) a été de facto racheté par l’italien Fiat et son siège social installé… aux Pays-Bas ! Quant à Exxelia, une PME produisant des équipements de très haute technologie pour le Rafale, le médical ou les télécommunications, elle a été acquise par une entreprise américaine2

Le rapport annuel de 2023 de la Direction générale du Trésor, chargée de contrôler les investissements étrangers en France, ne peut qu’inquiéter3. En 2023, pas moins de cent trente-cinq investissements étrangers ont été autorisés, portant sur des entreprises contribuant à « l’exercice de l’autorité publique » ou susceptibles de « porter atteinte à l’ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la Défense nationale ». 67 % de ces investissements proviennent d’un État hors Union européenne.

Si la Direction générale se veut rassurante en indiquant qu’elle a imposé des conditions à soixante de ces investissements, celles-ci sont, au mieux, très limitées. Elles ne peuvent, par exemple, porter sur le maintien de l’emploi en France. Et il faut ajouter que les investissements étrangers dans des secteurs stratégiques vont bien au-delà d’un simple changement juridique de propriété : le transfert potentiel d’informations ou de technologies vers un pays étranger est considérable. Et on ne connaît que trop les pratiques d’espionnage industriel du Parti communiste chinois et de l’administration des États-Unis, intimement liées à leurs grandes entreprises, et au fait de tous leurs investissements étrangers.

Alors qu’autour de cent trente « entreprises stratégiques » sont acquises par des investisseurs étrangers chaque année, combien d’investissement sont bloqués ? Deux seulement depuis la création du dispositif.

Le nombre d’entreprises exerçant une activité relevant des « intérêts fondamentaux de la nation » acquises par des capitaux étrangers progresse chaque année : 124 en 2021,131 en 2022 et 135 en 20234. Et avant 2021 ? Le mystère demeure : ces rachats n’étaient tout simplement pas comptabilisés. On peut bien reconnaître au gouvernement le mérite d’avoir publié un rapport annuel permettant de documenter la perte de souveraineté industrielle dans des domaines relevant des « intérêts fondamentaux de la nation » – la loi PACTE en a créé l’obligation.

Alors qu’autour de cent trente « entreprises stratégiques », selon la catégorisation de l’administration, sont acquises par des investisseurs étrangers chaque année, combien d’investissement sont bloqués ? Deux seulement depuis la création du dispositif : le spécialiste de l’optronique pour la défense Photonis5 et les entreprises Velan SAS et Segault fabriquant de la robinetterie pour le nucléaire (toutes deux filiales françaises du groupe canadien Velan)6. Mais si des investissements étrangers sont susceptibles de porter atteinte à « l’ordre public » ou aux « intérêts de la défense nationale », selon les termes des rapports annuels sur la souveraineté industrielle, pourquoi ne pas en interdire davantage ? Derrière la rhétorique « souverainiste » de l’Élysée, c’est bien l’abandon de l’industrie aux forces déchaînées du marché qui perdure.

Subvention du privé grimée en planification industrielle

Autre argument mis en avant par la majorité présidentielle : le budget de l’Etat a été mis à contribution pour limiter la pression désindustrialisante du libre-échange. Les dépenses fiscales (20 Md€ par an), les baisses des cotisations sociales (90 Md€ par an) et des impôts de production (10 Md€ par an) visent explicitement à renforcer la compétitivité des entreprises et notamment celle les entreprises industrielles exposées à la concurrence internationale. L’État a également lancé les plans France Relance et France 2030 à la suite de la pandémie de Covid, dotés respectivement de 100 milliards d’euros et de 54 milliards d’euros. Des subventions massives ont été attribuées aux entreprises manifestant leur volonté d’en recevoir – souvent sans autre condition que celle de ne pas être en difficulté. Si Bruno le Maire ne cesse d’affirmer que la réindustrialisation est en marche, les agrégats macroéconomiques démontrent le contraire : la part de l’industrie dans le PIB a chuté de 13,8 % en 2017 à 12,7% en 2022.

Le Premier ministre Gabriel Attal a annoncé, dans son discours de politique générale du 30 janvier 2024, que « notre industrie revient avec 100 000 emplois industriels créés et la réouverture de 300 usines ! ». 100 000 emplois créés – d’une pérennité variable – pour plusieurs centaines de milliards d’euros d’aides publiques : motif de réjouissance ou manifestation supplémentaire de la collusion entre la majorité présidentielle et les intérêts financiers ?

Derrière ces effets d’annonce en grande pompe, une réalité demeure : la vague de délocalisations subie par la France continue de grever son tissu productif. Du fait de la structure de son économie, elle y est particulièrement exposée : les très grandes entreprises (plus présentes en France qu’ailleurs) ont une propension supplémentaire à délocaliser que celles de taille intermédiaire7 . Qui peut douter qu’une véritable politique de réindustrialisation passera par un rapport de force avec ses propriétaires ?

Notes :

1 Lien vers l’article https://lvsl.fr/rachat-des-turbines-arabelle-la-soumission-francaise-aux-etats-unis-continue/

2 Si l’Etat a acquis une action de préférence de l’entreprise, les droits associés n’empêchent en aucun cas l’entreprise d’être soumise à l’extraterritorialité du droit américain, et notamment à la réglementation ITAR (International Traffic in Arms Regulations)

3 https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/c7ec36f3-6df0-4cf8-82aa-9c772917afeb/files/249123ae-5a3b-45dd-8f6f-5f84b2fc0c0a

4 Les investissements faisant l’objet de la police administrative des investissements étrangers en France relèvent de secteurs comme la défense, la cybersécurité, la sécurité ou la continuité de l’approvisionnement en énergie et en eau, de l’exploitation des réseaux et des services de transport, à la protection de la santé publique, ou encore à la sécurité alimentaire, et les investissements dans les activités de recherche et développement qui leur sont liés et qui portent sur certaines technologies critiques ou sur des biens et technologies à double usage.

5 https://www.lesechos.fr/finance-marches/ma/lexecutif-a-bloque-pour-la-premiere-fois-un-investissement-etranger-1277655

6 https://www.usinenouvelle.com/article/bercy-bloque-definitivement-la-vente-de-segault-et-de-velan-sas.N2179877

7 « Réindustrialisation : comment impliquer les multinationales françaises ? », http://www.cepii.fr/blog/fr/post.asp?IDcommunique=919