2019, vers un big bang du panorama politique européen ?

©European Union

L’élection surprise de 5 députés de Podemos au Parlement européen en mai 2014 a, en quelque sorte, ouvert la voie a une profonde recomposition du champ politique européen. Depuis lors, l’ovni Macron a gagné la présidentielle française, l’Alternative für Deutschland (AfD) est le premier parti d’opposition en Allemagne, le Mouvement 5 étoiles est arrivé à la première place des législatives italiennes, etc. Si pour l’instant ces changements ont profondément remanié le jeu politique au niveau national, l’élection européenne de mai 2019 va précipiter les unions et désunions à l’échelon européen. Passage en revue des mouvements déjà amorcés et des reconfigurations possibles.

 

La crise économique mondiale débutée en 2008 a durablement affaibli les bases des différents systèmes politiques européens. L’absence de croissance économique, couplé à l’accroissement de la précarité et au démantèlement des systèmes de protection sociale ont coupé les partis sociaux-démocrates de leur base électorale. Les promesses d’un système plus égalitaire et d’une Europe sociale ont perdu toute crédibilité aux yeux de bon nombre d’électeurs traditionnels des partis socialistes. Ce mouvement s’est amorcé avec le Pasok en Grèce en 2012[1] suivi ensuite notamment par le PvdA aux Pays-Bas, le Parti Socialiste en France ou le Parti Démocrate en Italie.

Dans le camp libéral, l’échec évident des politiques économiques néolibérales a provoqué une panne idéologique, privant ces partis d’un horizon triomphant. Pour les conservateurs, la partie est plus complexe. Plus à même de jouer, en fonction de la situation, avec une certaine dose de protectionnisme et d’interventionnisme étatique, leur logiciel n’est pas profondément remis en cause mais la croissance de partis d’extrême droite réduit leur espace politique et électoral. C’est le cas notamment des Républicains en France, de la CDU/CSU en Allemagne ou du CD&V en Belgique.

L’affaiblissement, parfois très conséquent, des partis structurant traditionnellement les systèmes politiques européens a conduit dans de nombreux pays à la fin du bipartisme et à l’émergence de nouvelles forces. Lors des élections européennes du 25 mai 2014, cette tendance lourde n’en était qu’à ses prémisses. Mais depuis lors, les choses se sont accélérées et les élections européennes de mai 2019 vont très certainement donner une autre dimension à ces évolutions. D’autant plus que face aux difficultés que rencontrent l’Union européenne, au premier rang desquelles le Brexit, les réponses à apporter ne font pas forcément consensus entre les élites – plus ou moins d’intégration européenne, mettre un frein aux politiques d’austérité ou les approfondir, etc.

Au Parlement européen, point de salut en dehors d’un groupe

Au Parlement européen, les partis nationaux sont regroupés au sein de groupes politiques[2]. L’appartenance à un groupe conditionne grandement l’accès aux ressources, au financement, au temps de parole et à la distribution des dossiers. Pour un parti, ne pas être membre d’un groupe le relègue à la marginalité. Il est donc capital de faire partie d’un groupe et de surcroit, si possible, d’un groupe influent. Si l’appartenance à un groupe ne préfigure pas le type de relations entre partis (par exemple, le Mouvement 5 étoiles partage le même groupe que UKIP, mais cette alliance est principalement « technique »), elle détermine dans l’ensemble le degré de proximité et de coopération entre différentes forces, au-delà de la contrainte parlementaire.

Aux groupes au sein du Parlement, s’ajoutent les partis politiques européens qui reprennent généralement les mêmes contours. En temps normal, leur influence est limitée mais lors de la campagne pour les élections européennes, ce sont eux qui désignent les candidats à la présidence de la Commission européenne, les spitzenkandidaten.

Les élections européennes, un cocktail explosif. ©Claire Cordel pour LVSL

En 2014, le Parti populaire européen (PPE, dont sont membres Les Républicains) avait désigné Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois comme candidat. Le PPE ayant obtenu le plus de voix lors du scrutin, Juncker fut nommé président de la Commission. Les partis interviennent aussi dans la répartition des sièges au sien de la Commission. Malgré des cas de corruption et de conflit d’intérêt, le PPE avait fait bloc derrière l’espagnol Miguel Arias Cañete pour que celui-ci obtienne le poste de Commissaire à l’énergie et à l’action pour le climat. En échange, le PPE a accepté la nomination du socialiste français Pierre Moscovici aux affaires économiques et financières, malgré le fait que la France ne respectait pas les critères de déficit public.

L’élection de mai 2019 risque fort de mettre un pied dans la fourmilière européenne. La modification des équilibres politiques nationaux va modifier en profondeur la composition de l’hémicycle et compliquer la distribution des postes au sein de la Commission. Avec en toile de fond, des divergences importantes sur les différents scénarii possibles de sortie de crise.

L’extrême droite, une menace en forte croissance

L’extrême droite est sans conteste la grande bénéficiaire de l’affaiblissement des partis traditionnels. Dans de nombreux pays européens, elle a réalisé des scores très élevés. En Allemagne, l’AfD a remporté 12,64% des voix, et est entrée pour la première fois au Bundestag, devenant la première force d’opposition devant Die Linke. En France, le Front national s’est hissé au second tour de l’élection présidentielle. En Italie, la Lega est devenue le premier parti à droite et aspire à gouverner. En Autriche le FPÖ a remporté 25,97% des voix et est entré au gouvernement. Enfin, en Hongrie, le Jobbik a obtenu 19,61 % des suffrages le 8 avril dernier, devenant le principal parti d’opposition… face à Viktor Orban.

Pour l’instant marginal dans l’hémicycle – le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés (ENL) est le plus petit du Parlement européen et ne compte que 34 députés -, l’extrême droite risque fort de devenir beaucoup plus influente lors de la prochaine législature. Au-delà de la menace directe sur les libertés publiques et de la propagation des idées xénophobes, il est probable qu’elle arrive à conditionner encore plus l’agenda politique. En outre, et c’est déjà le cas notamment avec la CSU, l’allié bavarois d’Angela Merkel, on note une porosité toujours plus grande entre les idées défendues par l’extrême droite et les discours des conservateurs. Une menace tout aussi importante que l’accession au pouvoir de partis d’extrême droite.

Que va faire Macron ? Les spéculations de la bulle bruxelloise

Même si Emmanuel Macron est un pur produit du système, celui-ci s’est construit en dehors des partis traditionnels. En ardent défenseur du projet européen porté par les élites du vieux continent, il a les faveurs de la bulle bruxelloise (le microcosme qui entoure les institutions et les lobbys). Toutefois, comme il l’a fait en France, Macron n’entent pas s’inséré dans un groupe déjà existant mais plutôt construire quelque chose de nouveau. Ce qui ne manque pas d’alimenter les spéculations de la bulle bruxelloise. Pour cela, il a lancé en grande pompe début avril « La Grande Marche pour l’Europe », un tour des principales villes européennes pour officiellement prendre le pouls des citoyens et servir de base pour un futur programme.   .

Pour l’instant, seul le jeune parti espagnol Ciudadanos qui surfe dans les sondages et qui met en avant une image (usurpée) de régénération se présente comme un allié qui répond aux vues du Président français. Le Parti Démocrate de Matteo Renzi, depuis sa défaite aux législatives italiennes, n’est plus dans les petits papiers de Macron et il se murmure même un rapprochement avec le Mouvement 5 Etoiles, ce qui serait une alliance contre-nature et un parcours semé d’embuches. Dernièrement plusieurs échanges ont eu lieu entre les directions de LREM et de Ciudadanos, le parti d’Albert Rivera.

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Toutefois, les marges de manœuvres de Macron ne sont pas si larges que ça. Il est plus difficile de créer des scissions au sein de groupes européens que d’obtenir des démarchages individuels au sein de partis français. Macron le sait et l’option d’un simple élargissement du groupe libéral (l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, ALDE, quatrième groupe actuellement) est également sur la table. En cas de démarche gagnante de Macron, la création d’un nouveau groupe peut avoir des conséquences non négligeables sur la cartographie politique et la répartition des postes. De plus, sans changer fondamentalement de cap politique, ce serait un point d’appui important pour Macron pour mettre en œuvre son projet d’intégration de l’Union.

A droite, la nécessité de rester la première force et d’être conciliant avec l’extrême droite

Pour le PPE, premier groupe du Parlement européen mais également à la tête de la Commission et du Conseil européen (le polonais Donald Tusk du parti PO exerce actuellement la présidence), l’enjeu principal est de rester le premier parti de l’Union pour garder la main sur les politiques décidées à Bruxelles. Mais pour cela ils doivent faire face d’un côté aux manœuvres de Macron et de l’autre au grignotage de leur espace électoral par l’extrême droite. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, l’attitude du PPE vis-à-vis de l’extrême droite est ambivalente. Alors qu’au Parlement européen, le groupe d’extrême droite ENL est habituellement mis en marge des négociations et qu’Angela Merkel, pour des raisons historiques, refuse toute sorte de collaboration avec l’AfD, le nouveau chancelier autrichien Sebastian Kurz de l’OVP (PPE) gouverne en coalition avec le FPO (ENL). De même, en Italie le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia membre du PPE, a fait alliance dernièrement avec la Lega de Matteo Salvini, allié traditionnel du FN.

L’attitude du PPE est également ambivalente vis-à-vis du Fidesz, le parti de Viktor Orbán le premier ministre hongrois. Ce dernier s’est fait connaitre pour ses propos complotistes aux relents antisémites et sa politique migratoire xénophobe. Pourtant, il est encore membre du PPE et il bénéficie du soutien de celui-ci pour le scrutin de l’année prochaine[3]. Il semble que le PPE navigue à vue entre la nécessité de maintenir ses éléments les plus radicalisés au sein du groupe pour rester à la première place, de faire alliance avec l’extrême droite pour accéder au pouvoir au niveau national et de se démarquer de cette dernière pour éviter de se faire dépasser. Il n’est pas sûr que cette ligne de crête stratégique soit une option payante sur le long terme.

Effondrement et dispersion de la famille socialiste

Si une chose est certaine c’est, comme nous l’avons vu, l’effondrement des partis sociaux-démocrates. Mis à part au Portugal et au Royaume-Uni[4], l’immense majorité des partis socialistes européens ont vu fuir leurs électeurs. Encore deuxième force du Parlement européen (groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, S&D), la famille socialiste compte dans ses rangs le néerlandais Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, l’italienne Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et le portugais Mário Centeno, président de l’Eurogroupe. Trois postes clefs, symboles de la grande coalition européenne. Toutefois, il est fort peu probable que le Parti socialiste européen (PSE) puisse conserver une telle influence et continuer de se partager les postes importants de l’Union avec le PPE après le scrutin de 2019.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Le soutien et la promotion des politiques austéritaires et liberticides, conjointement avec les forces libérales et conservatrices, a conduit les sociaux-démocrates dans le mur. Cette perte de boussole va très probablement avoir pour conséquence l’effondrement et la dispersion de ce qui constitue encore la deuxième force politique européenne. Un revers électoral très probable risque de conduire à une diminution importante du nombre d’eurodéputés socialistes. De plus, suivant le mouvement de nombreux responsables du Parti socialiste français, les nouveaux élus pourraient être tentés de rejoindre le groupe de Macron – s’il arrive à en créer un. L’effondrement probable du PSE n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le PPE puisqu’il le prive de son allié traditionnel, laissant planer le doute sur l’assise parlementaire dont disposeront les forces pro-européennes pour mettre en œuvre leur agenda.

Pour la gauche socialiste, la recherche d’une voie étroite

Sentant venir la catastrophe, certains socialistes, à l’image de Benoît Hamon en France, ont rompu avec leur parti d’origine, sans toutefois remettre en cause la vision social-démocrate traditionnelle de la construction européenne. Cherchant des alliés potentiels, ils se sont tournés du coté des forces écologistes – elles aussi assez mal en point – et des forces anciennement issues de la gauche radicale comme Syriza en Grèce. C’est le sens de l’initiative « Progressive Caucus »[5] lancée au Parlement européen qui regroupe des députés de trois groupes politiques différents : S&D, Verts et GUE/NGL (Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique).

Benoit Hamon s’est aussi rapproché de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances et fondateur de DiEM25, avec lequel il a lancé mi-mars à Naples, un appel pour une liste transnationale. Si l’idée de manque pas d’audace, tant le parti d’Hamon que celui nouvellement crée de Varoufakis n’ont pas de base électorale solide et ils n’ont obtenu le soutien d’aucun autre parti européen de poids. Néanmoins, ils ont obtenu l’appui de Razem, un jeune parti polonais qui, malgré des résultats électoraux limités, se présente comme le renouveau des forces progressistes en Europe de l’Est. Enfin, la volonté de ne pas envisager une possible rupture avec les traités européens les place sur une voie stratégique très étroite.

Les tenants de la désobéissance

L’échec du gouvernement Tsipras en Grèce a profondément redistribué les cartes à gauche de l’échiquier. Pour faire simple, au sein du groupe de la GUE/NGL cohabitent les tenants du Plan B (la possibilité de désobéir aux traités en cas d’échec des négociations inscrites dans le plan A), comme le parti espagnol Podemos, la France Insoumise (FI) ou le Bloco de Esquerda portugais, et ceux, à l’instar de Die Linke en Allemagne et du PCF en France, qui défendent une réorientation radicale des politiques européennes, mais sans prévoir de possibles ruptures.

A cela, se rajoute la mise en avant de la stratégie populiste. Podemos, suivi par la FI, a ouvert la voie à une refonte de la stratégie de conquête du pouvoir, en donnant une place prépondérante au discours et en laissant de côté les marqueurs traditionnels de la gauche. Cette stratégie entre parfois en opposition avec la culture communiste qui prévaut encore au sein de la GUE/NGL.

Pablo Iglesias, Catarina Martins et Jean-Luc Mélenchon lors de la signature d’une déclaration commune à Lisbonne.

Podemos, la France insoumise – qui ont obtenu chacun environ 20% des voix lors des dernières élections nationales – et le Bloco de Esquerda ont signé très récemment une déclaration commune (rejoints depuis par le nouveau mouvement italien Potere al popolo) qui appelle à la création d’un « nouveau projet d’organisation pour l’Europe ». Cette déclaration, relativement généraliste sur le fond, est la préfiguration d’un dépassement du Parti de la gauche européenne (PGE) ou peut-être même d’un nouveau parti, concurrent du PGE. Le Parti de Gauche, membre de la France insoumise, a demandé en janvier dernier l’exclusion de Syriza du PGE en argumentant que le parti de Tsipras suivait les « diktats » de la Commission européenne, une demande rejetée par le PGE. En se refusant d’aborder frontalement la question des traités et de la stratégie, le PGE se place dans une situation de statu quo qui, dans un contexte de polarisation politique, risque de le laisser sur le bord de la route. Dans la même optique, se pose la question d’une refonte ou d’un élargissement de la GUE/NGL. Face à la poussée de l’extrême droite, cette dernière pourrait intégrer notamment certains éléments écologistes qui ont évolué sur leur approche de l’Europe.

Penser et repenser l’Europe, sans prendre comme préalable le cadre institutionnel établi, est une nécessité pressante au regard des bouleversements que connait le vieux continent. L’année qui vient ouvre des possibilités de reconfiguration du champ politique européen intéressantes. Des opportunités à saisir pour donner espoir sans décevoir.

[1] Suite aux différents plans de sauvetage du pays, le Pasok est passé de 43,9 % des voix en 2009 à 13,2 % en 2012. https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/le-ps-francais-menace-de-pasokisation-620756.html

[2] Actuellement l’hémicycle est composé de 8 groupes allant de l’extrême droite à la gauche radicale en passant par les conservateurs, les socialistes, les Verts, etc. Pour en savoir plus : http://www.europarl.europa.eu/meps/fr/hemicycle.html

[3] D’ailleurs, le républicain français Joseph Daul, président du PPE, a récemment réitéré son soutien à Orban, en contradiction avec la ligne de Laurent Wauquiez sur le FN : http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/22/en-hongrie-viktor-orban-radicalise-son-discours-tout-en-restant-au-parti-populaire-europeen_5274764_3214.html

[4] Le Labour de Jérémy Corbyn présente un exemple singulier de changement radical de doctrine et de résultats couronnés de succès. Toutefois, la rupture idéologique avec la social-démocratie dominante, la position historique « un pied dedans, un pied dehors » du Royaume-Uni au sein de l’UE et sa future sortie, font que de possibles bons scores du Labour ne viendront pas contrecarrer les défaites des autres partis socialistes.

[5] Pour en savoir plus : http://www.progressivecaucus.eu/

Crédits photo : ©European Union

Le GIEC et les faux-semblants climatiques du monde libre

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) soufflait ses 30 bougies mardi dernier, à l’Unesco à Paris, avant d’enchaîner toute la semaine pour la 47ème session de négociations. Il s’agissait surtout pour tous les pays participants de convenir du budget alloué à cette grande organisation, alors même que les Etats-Unis menacent de ne plus le financer. L’occasion de revenir sur l’exceptionnelle importance de ce groupe de décideurs et de scientifiques chargé de dresser des scénarios pour le futur de l’humanité. Cette session, comme les précédentes, a été marquée par l’hypocrisie des dirigeants néolibéraux qui communiquent sur l’urgence climatique d’une main, pour accepter des traités de libre-échange désastreux pour le climat de l’autre main. 


Le climat a le vent en poupe, surtout lorsque cela permet aux grands de ce monde de s’affirmer sur la scène internationale. Face aux Etats-Unis récalcitrants, la France a annoncé qu’elle participera jusqu’à la publication du 6ème rapport, en 2022, à hauteur de 1 million d’euros afin d’assurer un futur au GIEC. Une réelle préoccupation de Macron pour le climat ? On peut en douter. Cette décision ne l’empêche pas de soutenir l’accord en négociation avec le MERCOSUR, qui ferait venir en France la viande sud-américaine, la même qui est en partie responsable de la déforestation de l’Amazonie. L’écart entre les paroles et les actes s’agrandit : d’une part, la volonté affichée au monde, avec de beaux discours bien huilés, d’engager la “transition”. D’autre part, l’échec de la France dans sa politique de réduction des émissions. La Stratégie Nationale Bas-Carbone, qui vise la neutralité carbone à l’horizon 2050 et prévoit une diminution par an de 2% des émissions, est sur le papier une superbe initiative – dommage qu’en réalité, les émissions aient augmenté en 2015 et 2016, alors même qu’elles étaient sur une pente descendante depuis la fin des années 90. Cela en dit long sur nos capacités à respecter nos promesses pour la prochaine décennie.

Ne rien faire serait pourtant catastrophique. Et ce n’est même pas comme si le GIEC ne nous avait pas prévenus. Pour autant, le GIEC n’est pas un organisme de recherche et ne produit pas d’expertise scientifique. Les scientifiques y prenant part ont pour mission d’évaluer l’expertise dans le monde et de produire une synthèse de ces connaissances. Il s’agit donc plus exactement d’identifier le consensus existant au sein de la communauté scientifique. Ce travail de longue haleine permet d’identifier les points d’accord – ce qui rend leur expertise irréprochable.

Le GIEC a tendance, pour que leur travail soit reconnu, à sous-estimer les effets du changement climatique. Alors qu’ils sonnaient l’alerte il y a bien quelques années déjà, toutes leurs prévisions se sont révélées en-deçà de la réalité d’aujourd’hui. Néanmoins, c’est grâce au GIEC qu’on peut affirmer dorénavant que le changement climatique est bien dû à l’action de l’être humain, et n’est pas qu’une question de variation climatique naturelle. La question du dioxyde de carbone a commencé à intéresser les scientifiques dès 1970. Parallèlement d’autres travaux étaient menés comme le fameux Rapport Meadows (1970), qui ne traitait pas de climat mais voyait déjà les limites à la croissance, dus à la rareté des ressources et la croissance démographique exponentielle dans le monde.  En 1979, le rapport de Jule Charney sur le réchauffement climatique est paru  – il annonçait qu’un doublement de dioxyde de carbone dans l’atmosphère entraînerait un réchauffement planétaire entre 1,5°C et 4,5°C. Au début, cet horizon semblait lointain, bien qu’aujourd’hui cela soit une hypothèse tout à fait probable pour les quarante prochaines années. Tous les diagnostics convergent sur un point : si rien n’est fait, c’est l’effondrement de notre civilisation telle qu’elle s’est développée depuis l’ère industrielle qui surviendra.

L’incertitude climatique responsable de l’immobilisme politique

Très vite, la réaction de l’ONU aux travaux des scientifiques ne s’est pas faite attendre. Néanmoins, la question se corse réellement lorsqu’on sort des promesses pour aller aux faits. Jusqu’en 2015, tous les pays étaient d’accord pour dire qu’il y avait un souci mais personne n’avait la même idée sur la solution à apporter. Pendant ce temps, les gaz à effet de serre (GES) s’accumulaient de plus en plus dans l’atmosphère, de sorte que même si l’on venait à diminuer drastiquement nos émissions aujourd’hui, la température continuerait d’augmenter jusqu’en 2050. Et le travail scientifique prend du temps, du temps que les décideurs n’ont pas face à l’urgence climatique. Cela pose un problème crucial : la prise de décisions dans l’incertitude. Comment décider de prendre des mesures extraordinaires aujourd’hui alors même que l’on ne sait pas dire exactement quelles seront les conséquences – positives ou négatives – du changement climatique ?

Les scénarios du GIEC sont là pour aider à palier cette incertitude. Ils permettent de supposer des scénarios d’évolution du climat, même s’ils ne représentent pas la vérité absolue. On sort ainsi de la science expérimentale comme observation de phénomènes pour aller vers une science prédictive, qui intègre aussi bien des scénarios d’évolution de la température en fonction du taux de GES dans l’atmosphère – ce qui est déjà une prouesse – que les évolutions économiques et politiques prochaines, dont la mise en place, ou non, de politiques de baisse des émissions de GES au niveau mondial. Le pire scénario, le RCP 8.5, qui n’est autre que le maintien de la courbe d’augmentation des émissions de GES actuelle, prévoit une augmentation de l’ordre de +5°C voire +6°C d’ici 2100. Ce scénario représente un monde apocalyptique, où la majorité des personnes sur Terre pourraient mourir de faim et de soif. L’on ne sait même pas si l’on sera capables de s’adapter à un monde aussi chaud, que l’on soit dans un pays développé ou non.

En réalité, malgré ces scénarios, cette incertitude climatique est responsable de l’immobilisme du monde politique. Elle permet de dire « l’on ne sait pas exactement », dans un monde où le maintien du statu quo arrange en réalité tout le monde. D’où l’importance que les travaux du GIEC soient incontestables : s’ils ont une base solide, même si cela prend du temps, ils permettent de réduire l’incertitude et ôtent ainsi les arguments à ses détracteurs ainsi qu’à tous ceux qui ne veulent pas que ça change. C’est ce qui a permis l’accord de Paris en 2015, qui était une vraie réussite politique : tous les pays du monde se sont mis d’accord pour limiter l’augmentation de la température à +2°C, grâce notamment au 5ème rapport du GIEC, paru en 2014. Mais l’accord de Paris sera-t-il réellement appliqué ? Beaucoup des pays signataires n’ont tout simplement pas l’administration et l’expertise pour réduire leurs émissions ; d’autres ont signé tout en proposant des évolutions des émissions de GES dans leur pays bien en-deçà de ce qu’ils avaient promis. La France même, qui se veut un modèle de réduction des émissions, n’est pas parvenue à remplir ses promesses.

La réduction des émissions impossible sans changement de paradigme

En effet, le bon ton général est d’affirmer qu’une baisse réduite et concertée des émissions de GES aidera à « sauver la planète », tout en prônant aussi le renforcement de l’économie libérale. L’incohérence de la mondialisation avec la question climatique se fait tous les jours grandissante. D’une part, l’on veut « renforcer les liens avec le monde » ; de l’autre, réduire les émissions de GES, tout en se basant uniquement sur le progrès technique qui est certes nécessaire mais ne sera jamais la solution miracle – sinon, il y a bien longtemps qu’on aurait évité la situation actuelle. Le progrès technique amène d’une part de réelles avancées, mais d’autre part des complications qui vont de pair avec l’invention ainsi créée. C’est ce qu’on appelle « le paradoxe du progrès » ; techniquement, notre civilisation est plus avancée qu’elle n’a jamais été, pourtant elle fait face à une multitude de périls issus de cette même technologie. Internet en est un exemple phare. “Dématérialiser” les rapports humains ? Bien sûr. Ce n’était pas sans compter qu’Internet utilise énormément d’énergie. L’empreinte carbone annuelle d’Internet est l’équivalent de l’ensemble des vols d’avions civils dans le monde : 609 millions de tonnes de gaz à effet de serre. Plus notre technologie avance, plus elle a besoin de s’alimenter en énergie, plus on émet de GES. Le risque climatique n’est plus une probabilité, on est sûrs qu’ils adviendra. Appeler au ô Saint Progrès Technique pour venir nous sauver face à l’enjeu climatique est complètement anachronique – c’était encore entendable dans les années 90 – mais aujourd’hui les effets se font déjà sentir, et la machine s’est déjà emballée.

Il est vrai que la question climatique semble représenter un enjeu pour Emmanuel Macron, et pour les néolibéraux dans le monde en général. Pour autant, il n’hésite pas à soutenir les traités de libre-échange comme celui en préparation avec le MERCOSUR, ou comme celui déjà acté avec le Canada. Le climat est aujourd’hui davantage une question de realpolitik à l’internationale que de “transition écologique”. Comme le dit Bruno Latour, la question climatique est devenue la question politique par excellence, celle de la guerre et de la paix, et Emmanuel Macron s’en sert car elle lui donne du rayonnement au niveau international. Le climat, aujourd’hui, ce sont les migrations, la bataille mondiale pour l’industrie et la science. La campagne de communication « Make Our Planet Great Again », apparemment innocente, allait tout à fait dans ce sens, tout comme l’organisation du « One Planet Summit » ou encore l’augmentation du budget pour le GIEC. Ainsi, Macron se montre comme le dominant d’un monde globalisé, alors même que les Etats-Unis sont en retrait et apparaissent anachroniques, sur le terrain de la question climatique.

Cette position du Président Macron, apparemment pro-climat, ne doit pas nous faire oublier les incohérences du néolibéralisme avec les enjeux écologiques, dans un monde où l’utilisation de ressources finies pour une croissance infinie n’est pas tenable sur le long-terme. La question climatique doit être politisée si l’on veut des résultats urgents, elle doit devenir transversale et représenter le principal enjeu dans toute décision. Le travail que fait le GIEC, lorsqu’il prône l’interdisciplinarité pour faire la synthèse des rapports et construire les scénarios, devrait aussi être fait aux niveaux national et international, afin que la question climatique s’insère dans tous les champs : agriculture, défense, énergie et bien sûr économie. Cela rejoint finalement toutes les grandes questions que l’on se pose aujourd’hui – la privatisation des services publics dont celui, très actuel, du rail ; la privatisation des barrages ; prêcher le libre-échange mondial alors même qu’il faudrait relocaliser les productions – et surtout, croire que donner les mains libres à la finance, la même qui a provoqué la crise des subprimes nous aidera à atténuer les émissions par le biais de la finance verte. Il faut repenser les biens communs pour qu’ils appartiennent plutôt à tous qu’à personne pour éviter la course à la rentabilité qui détériore les services publics et qui ne peut donner une réponse à la crise écologique.

Parce que l’on est bien en crise. Tous les ans, notre dette écologique s’accroît. Sonner l’alerte, comme ce que fait le GIEC, est certes indispensable, mais il faut aller plus loin, pour imaginer un monde socialement et écologiquement soutenable par rapport à aujourd’hui. Nous baser sur le travail des scientifiques pour changer la donne, à un niveau à la fois individuel, mais surtout global.

Scandale de la privatisation des barrages : une retenue sur le bon sens

Le gouvernement a donc annoncé la privatisation des 150 plus grands barrages hydrauliques de France. Cela fait plus de 10 ans que la Commission européenne fait pression sur Paris pour en finir avec la gestion publique du secteur hydroélectrique, sans succès. Avec Macron, Bruxelles est rapidement satisfaite. Cette décision est pourtant lourde de conséquences, tant pour la bonne gestion du réseau électrique national et la facture du consommateur que pour la sécurité du territoire.


Le 12 mars, des salariés d’EDF hydroélectricité manifestaient devant le parlement européen à l’appel de l’intersyndicale CGT-CFDT-CGC-FO. Ils exigent l’abandon de l’ouverture à la concurrence de la gestion des barrages, annoncée officiellement le 31 janvier 2018 par l’entourage du Premier ministre dans une lettre à la Commission européenne.

Jusqu’à présent, une très grande majorité des 2 300 barrages métropolitains étaient de fait propriété publique. EDF gère directement 85% des 433 concessions du pays (1 ou plusieurs barrages relié.s à une même centrale électrique), le reste est gérée par Engie et des structures régionales, comme la Compagnie Nationale du Rhône ou encore la Société Hydro-Electrique du Midi. Les 150 plus grands barrages (plus de 20 mètres de haut) vont être privatisés d’ici 2022. C’est l’équivalent d’une puissance électrique de 4.3 GW, soit trois réacteurs nucléaires nouvelle-génération. L’ensemble des barrages (20 GW) devraient être privatisés d’ici 2050.  Les appels d’offres vont commencer à la fin de l’année 2018 et des firmes de 6 pays se sont déjà montrées intéressées.

Cela fait maintenant dix ans que la Commission européenne exige de la France qu’elle ouvre son secteur hydroélectrique selon les règles d’« une concurrence pure et parfaite ». Bruxelles en veut à EDF (géré à 83.5% par l’État) pour sa position trop «dominante» sur le marché global de l’électricité. Comme il était impossible d’exiger la privatisation des centrales nucléaires françaises (ces dernières relèvent des «activités d’importance vitale»), c’est l’hydraulique, deuxième source de production électrique du pays, qui a été ciblée par Margrethe Vestager (commissaire européenne à la concurrence). Or, au vu de la structure du réseau français, les ouvrages hydrauliques relèvent tout autant d’une « importance vitale »…

Les barrages sont un gage de résilience énergétique, et pas seulement…

Les centrales hydroélectriques sont une pièce maîtresse dans le réseau électrique national, car elles pallient très rapidement les pics de consommation. À ce titre, privatiser ces centrales, c’est défaire la cohérence d’une gestion centralisée. Mais c’est aussi une menace sur les factures, et sur la sûreté du territoire :

Les barrages fournissent 12.5% de l’électricité française (70% des énergies renouvelables). C’est l’électricité la moins chère : 20 à 30 €/MWh alors que le prix moyen, indexé sur le prix du nucléaire, oscille entre 33 et 46 €/MWh.  Un opérateur privé pourrait facilement maintenir les valves du barrage fermées et attendre que le pic de consommation fasse frôler la pénurie d’électricité pour faire monter les prix. Ainsi, le prix spot devrait globalement augmenter, et donc les factures d’électricité… Sur le plan juridique, rien ne l’empêcherait.

Les barrages protègent le réseau, car ils lissent la consommation: lorsqu’il y a un pic de consommation (par exemple le matin à 8h quand tout le monde prépare son petit-déjeuner) les vannes sont ouvertes et en quelques minutes l’énergie supplémentaire est fournie. Les barrages représentent ainsi 66 % de cette « capacité de pointe », le reste étant assuré par des centrales thermiques. Dans les périodes creuses, le surplus d’énergie nucléaire est utilisé pour remplir certains barrages (les centrales STEP qui représentent 10% des ouvrages) en repompant l’eau en aval.

Pour cette même raison, ils sont essentiels dans la transition énergétique, car ils peuvent compenser l’intermittence des énergies renouvelables: quand il y a du vent ou du soleil, on pompe de l’eau vers le barrage et on ouvre les vannes dans le cas inverse : c’est un moyen de stocker de l’énergie. Si l’installation de nouveaux barrages doit être évitée pour des questions écologiques (protection des rivières naturelles et des cycles de sédiments), de nouveaux types d’ouvrages hydrauliques sont à l’étude. À Madère par exemple où l’on se rapproche des 100% d’énergie renouvelable, des mini réseaux de barrages en circuit fermé remontent l’eau quand il y a surproduction éolienne et la turbine quand il n’y a pas de vents. Ce type d’installation représente d’ailleurs de nouveaux débouchés pour l’industrie, nous y reviendrons.

L’eau est essentielle pour refroidir les centrales nucléaires. Ces dernières sont majoritairement disposées sur des cours d’eau comprenant des barrages. Or combien un prestataire privé pourrait monnayer une eau essentielle pour éviter une catastrophe, a fortiori en été quand l’eau se fait rare ? À ceux qui pensent que le bon sens est plus fort que les intérêts pécuniers quand il s’agit d’éviter un tel drame, il est intéressant de se documenter sur les pratiques de l’Américain General Electric (GE) dans notre pays. Après avoir racheté Alstom énergie, GE organise en juin 2016 une grève de la maintenance dans les centrales nucléaires françaises pour obtenir d’EDF des conditions plus avantageuses (moins de responsabilités en cas d’incidents). Résultats : plusieurs centaines d’incidents et une direction d’EDF contrainte à plier .

“Les barrages fournissent 12.5% de l’électricité française (70% des énergies renouvelables). C’est l’électricité la moins chère : 20 à 30 €/MWh alors que le prix moyen, indexé sur le prix du nucléaire, oscille entre 33 et 46 €/MWh.  Un opérateur privé pourrait facilement maintenir les valves du barrage fermées et attendre que le pic de consommation fasse frôler la pénurie d’électricité pour faire monter les prix.”

Outre l’aspect énergétique, les barrages retiennent de l’eau pour les cultures, les activités de loisir ou pour abreuver les villes. Un opérateur privé va-t-il daigner relâcher de l’eau gratuitement en fonction des besoins de la vallée, comme c’était toujours le cas ? Si ce « service »  est payant, d’une part l’eau n’est définitivement plus un bien commun, et de l’autre, les prix de l’eau potable vont augmenter. Beaucoup d’agriculteurs seront tentés de prélever davantage dans les nappes phréatiques, dont la plupart sont déjà mal en point.

Avec le changement climatique, les sécheresses et les pluies violentes vont se multiplier en France. Les barrages servent à tamponner ces événements en faisant des réserves pouvant durer des mois. Il n’est pas sûr qu’une entreprise privée daigne prévoir des plans de remplissage à long terme dans le simple but de limiter les dégâts d’une sécheresse… Comment les convaincre d’adapter également les infrastructures au futur des besoins locaux ? Le témoignage de Jean-Louis Chauz, président du Conseil économique, social et environnemental d’Occitanie, illustre bien le ressentiment qui gagne peu à peu les collectivités : « En 2035, le déficit de stockage d’eau pour la nouvelle démographie de la région et les besoins de l’agriculture, des écosystèmes, de la préservation de la biodiversité, sera de 1 milliard de m3. EDF et Engie ont provisionné les budgets nécessaires pour engager les travaux pour le stockage d’eau. À l’heure où l’Occitanie est confrontée à un problème majeur de ressources en eau dans les années à venir, à même de compromettre son développement voire sa sécurité sanitaire, il est incompréhensible et dangereux de chercher à complexifier une organisation de la gestion de l’eau…».

Alors que plusieurs barrages présentent des risques, souvent en raison de leur grand âge, les investisseurs auront-ils envie de dépenser de l’argent pour les entretenir convenablement ? Pour rappel, EDF investit 400 millions d’euros par an dans le renforcement de ses ouvrages. « Les incertitudes quant au devenir des concessions hydrauliques pourraient obérer certains investissements», a d’ailleurs prévenu le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy. Pas question pour EDF de financer de nouveaux équipements si c’est pour s’en faire dépouiller dans la foulée par un concurrent, en somme. Cette réaction peut sembler normale, mais quid des travaux de rénovation entre temps, dont certains sont urgents ?

Socialiser les pertes, faire turbiner les profits

L’excédent brut des concessions est de 2,5 milliards € par an, dont la moitié revient aux collectivités territoriales. Ce qu’on appelle la « rente hydroélectrique », c’est-à-dire le bénéfice final, est donc d’au moins 1,25 milliard €. Globalement, le secteur est très excédentaire, y compris parce que la masse salariale n’est pas très importante : 21 000 pour tout le secteur hydraulique. Les coûts sont surtout liés à l’entretien des infrastructures. «Un GW d’hydraulique coûte 1 milliard d’euros à construire, mais tous nos barrages sont déjà amortis depuis longtemps, tout ce qui est turbiné aujourd’hui c’est du pur bénéfice, ce sera la poule aux œufs d’or pour le repreneur», explique Laurent Heredia, de la FNME-CGT.

L’Etat espère tirer 520 millions € de redevances par an (Cours des Comptes), soit presque 5 fois moins que l’excédent brut des concessions actuelles…  Cela semble donc une très mauvaise opération financière. Alors pourquoi une telle décision ?

La France est le seul pays d’Europe auquel on ait demandé la privatisation des barrages. En Allemagne par exemple, les concessions ont été déléguées aux Landers. En Norvège, qui tire 99% de son électricité des barrages (certes non membre de l’UE) les licences hydrauliques ne sont ouvertes qu’à des opérateurs publics. La Slovénie a quant à elle constitutionnalisé «un grand service public de l’eau».

« Un GW d’hydraulique coûte 1 milliard d’euros à construire, mais tous nos barrages sont déjà amortis depuis longtemps, tout ce qui est turbiné aujourd’hui c’est du pur bénéfice, ce sera la poule aux œufs d’or pour le repreneur », explique Laurent Heredia, de la FNME-CGT.

Avant Emmanuel Macron, les gouvernements avaient cherché à gagner du temps sur la question, malgré les pressions de Bruxelles. Les ministres socialistes Delphine Batho et Ségolène Royal avaient par exemple essayé de trouver un équilibre en créant des sociétés d’économie mixte pour opérer des petits barrages : le public y conserverait une minorité de blocage de 34 % pour cadrer les éventuels repreneurs privés.  En juin 2015, la Commission européenne juge que cela n’a rien à voir avec une concurrence « libre et non faussée » et met en demeure Paris « d’accélérer l’ouverture à la concurrence des concessions hydroélectriques».

La France «aurait pu classer son hydroélectricité comme service d’intérêt général échappant à la concurrence, mais n’en a rien fait», s’étonne Alexandre Grillat de la CFE-Energies. En effet, comme on l’a vu, contrôler un barrage peut avoir des répercussions jusque dans l’intégrité des centrales nucléaires…

Pour ne pas être accusé de « brader » les barrages à des étrangers, le gouvernement a laissé entendre qu’une priorité serait donnée aux repreneurs français. Total et Engie espèrent ainsi rafler la mise, mais des firmes allemandes, espagnoles, italiennes, norvégiennes, suisses, canadiennes et chinoises se sont déjà montrées intéressées. Un pas de plus sur le chemin de l’intrusion de puissances étrangères au cœur du réseau énergétique ?

Une filière sabotée qui témoigne de l’hypocrisie gouvernementale

Toute la filière hydroélectrique, de la manufacture à l’usage, est attaquée par le gouvernement Macron. Quand Macron était ministre de l’Économie (2014-2016), il s’est arrangé pour permettre la vente d’Alstom à General Electric. GE est désormais actionnaire à 50%  de la branche énergie d’Alstom qui construit différentes pièces essentielles pour les centrales nucléaires (les fameuses turbines Arabelle de Belfort), et les barrages…

Dans l’usine GE-hydro de Grenoble, un plan social de 345 postes (sur 800) laisse entrevoir un avenir incertain pour l’ensemble du site. Depuis plus d’un siècle, cette usine fabriquait et réparait sur mesure les turbines des grands barrages français avec un savoir-faire unique, mondialement reconnu. En plus d’avoir fourni 25% de la puissance hydraulique installée dans le monde (dont le barrage des Trois gorges en Chine) et avoir permis l’essor industriel des Alpes françaises, ses carnets de commandes sont pleins. Dès lors, comment comprendre cette décision ? En effet, pouvoir fournir des pièces de rechange est une activité stratégique essentielle… Et la transition écologique tant « priorisée » par Macron ne peut se faire sans l’hydraulique.

Impossible de trouver une raison rationnelle valable, y compris sur le plan strictement économique… Dès lors, ce sabotage organisé d’une activité stratégique (parmi tant d’autres) questionne sérieusement sur le bon sens du gouvernement. Le manque de transparence sur des changements aussi structurants pour la vie du pays est un déni de démocratie.

Du côté des salariés, la résistance s’organise. À l’appel de l’intersyndicale CGT-CFDT-CGC-FO, les hydrauliciens vont multiplier les arrêts de travail et déployer leurs banderoles sur les grands barrages d’EDF.

Photo de couverture : le barrage de Monteynard, Wikimedia Commons, ©David Monniaux

Réforme de la SNCF : quand “modernité” rime avec retour au siècle dernier

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Locomotive à vapeur

A l’hiver 1995, Alain Juppé et son gouvernement s’étaient heurtés, après avoir annoncé une réforme des régimes spéciaux de la SNCF, à une mobilisation d’une ampleur inédite depuis mai 68, rythmée par trois semaines de grève. Le Premier ministre avait ainsi été contraint de céder face à des grévistes largement soutenus dans l’opinion publique. Il est aujourd’hui intéressant de rappeler cet épisode, alors que le gouvernement actuel promet lui aussi une réforme de la SNCF, qui comprend notamment la remise en cause du statut des cheminots. « En 1995 nous avons fait sauter Juppé, en 2018 on fera sauter Philippe », a d’emblée averti la CGT-Cheminots, pointant du doigt un « passage en force » du gouvernement, après l’annonce par le Premier ministre Édouard Philippe d’un nouveau recours aux ordonnances. Si les syndicats tiennent à cette analogie, qu’en est-il vraiment ?

Le rapport Spinetta, un texte inquiétant

Le 15 février dernier, le Premier ministre Édouard Philippe a en effet rendu public le « rapport Spinetta », qui vise à préparer une « refonte du transport ferroviaire » en profondeur. Si le gouvernement s’est estimé satisfait de ce « diagnostic complet et lucide », pour les syndicats CGT-Cheminots et SUD-rail, il annonce tout simplement la fin du « système public ferroviaire ».

Parmi les 43 propositions avancées par l’ancien PDG d’Air-France, ce rapport préconisait notamment la fin du statut des cheminots, la transformation de la SNCF en société anonyme privatisable, l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire et la fermeture de 9 000 km de lignes, jugées non-rentables.

La CGT-Cheminots a dénoncé d’emblée ces préconisations, qui « constituent une attaque inédite contre le transport ferré public et contre celles et ceux qui, au quotidien, font le choix du train, quelle que soit la région ou le territoire. », ajoutant que « le gouvernement s’apprête à confisquer à la nation son entreprise publique ferroviaire », avant d’appeler à la grève et à une journée de mobilisations le 22 mars.

Le gouvernement contraint à agir rapidement

Édouard Philippe a donc, une dizaine de jours seulement après la remise du rapport Spinetta, annoncé les principaux axes pour bâtir ce nouveau « pacte ferroviaire ». Celui-ci repose sur la fin du recrutement au statut de cheminot à la SNCF, le Premier ministre suivant ici à la lettre les recommandations du rapport. Pour boucler la réforme avant l’été, l’exécutif a lancé dans la foulée une concertation avec les syndicats, les élus locaux et les représentants d’usagers. Les discussions concernant l’ouverture à la concurrence pour les TGV et les TER ont déjà commencé. Puis, à partir de mi-mars, elles porteront sur l’organisation future de la SNCF, et enfin, à partir de début avril, sur l’avenir du statut des cheminots.

Comme cela avait déjà pu être le cas avec la réforme du Code du Travail, la présentation de ce rapport, délibérément offensif et extrême dans ses préconisations, permet au gouvernement de passer a posteriori pour modéré dans ses mesures. Édouard Philippe a insisté en ce sens sur sa décision de renoncer au projet de suppression des 9 000 km de lignes non-rentables, mesure la plus décriée avec 79% d’opinion négative selon le baromètre Odoxa de février, remettant en cause la mission d’intégration des territoires au cœur du service public ferroviaire. Une manière habile, il faut l’avouer, de désamorcer une contestation potentiellement mobilisatrice sur ce thème.

Le gouvernement n’a donc pas tardé à préparer ce plan de réforme de la SNCF, conscient que la mise en marche rapide de réformes permet à Emmanuel Macron d’asseoir son capital politique, tant auprès de ses électeurs que des sympathisants de droite. Cette posture de président mobilisé, en ordre de bataille, dégainant ordonnance sur ordonnance, renvoie certes à une forme assez classique de bonapartisme, mais peut aussi comporter en même temps (sic) une forte dimension populiste, en cela que le gouvernement, et ses relais médiatiques, stigmatisent une catégorie de la population – accusée d’être « privilégiée » – sous prétexte que ses acquis sociaux nuiraient au reste de la population du pays. La mise à l’écart des corps intermédiaires que sont les syndicats et la représentation nationale, à travers le recours annoncé aux ordonnances, fait donc partie intégrante de sa stratégie d’un pouvoir politique vertical et efficace, d’une forme de populisme néo-libéral, qui s’appuie ici sur la représentation stéréotypée de cheminots « privilégiés » et « tout le temps en grève », hélas très ancrée au sein de la population.

Le statut des cheminots, bouc-émissaire de la réforme ?

Concentrer la communication autour de la réforme de la SNCF sur cette suppression du statut des cheminots présente donc un avantage que l’exécutif espère décisif, à savoir isoler les cheminots dans la défense de leurs acquis  sectoriels, conservateurs et égoïstes.

Les cheminots auront sur ce point certainement plus de mal qu’en 1995 à rallier l’opinion publique à leur cause. Selon un autre sondage Odoxa publié le 1er mars, « les Français sont unanimement favorables à la suppression du statut de cheminot : cette décision est très largement approuvée (72%) et fait consensus au niveau sociologique et même politique. » Logiquement dès lors, « près de 6 Français sur 10 (58% contre 42%) estiment injustifiée la mobilisation envisagée par les syndicats pour s’opposer à la réforme de la SNCF ». Des chiffres qui peuvent rassurer Édouard Philippe, dont le mentor, Alain Juppé, avait justement trébuché sur ce même sujet il y a près d’un quart de siècle …

Il faut dire que la situation sociale a changé depuis cette période. La crise économique de 2008, avec la flambée du chômage et de la précarité, semble avoir joué un rôle indéniable dans cette désolidarisation de l’opinion publique, dans un contexte d’affaiblissement de la qualité des prestations de l’entreprise, entre retards et hausse des prix.  De quoi interroger les moyens de mobilisation auxquels pourront avoir recours les syndicats.

Avec Macron, retour en 1920

Pour saisir l’ampleur du recul historique que représente cette réforme, encore faut-il rappeler les conditions de la naissance de ce statut des cheminots. En effet, lorsque celui-ci est créé en 1920, le transport ferroviaire est un marché concurrentiel disputé par des compagnies privées. Le statut des cheminots apparaissait dès lors comme un moyen d’harmoniser les conditions de travail et de vie des travailleurs de ce secteur stratégique, exposés à une forte pénibilité. Or, le gouvernement annonce la mise en concurrence de la SNCF, en supprimant son monopole sur le transport ferroviaire, tout en supprimant dans la foulée ce statut historique.

Comme si Marthy MacRon prenait le train de Retour vers le futur, pour revenir à cette époque. C’est en effet un retour en arrière, antérieur à 1920, que prépare le gouvernement, qui compte faire d’une pierre deux coups : libéraliser le transport ferroviaire en l’ouvrant à la concurrence, et renier le statut des cheminots qui ne s’appliquerait plus qu’à la SNCF, en pointant du doigt un potentiel handicap pour l’entreprise, en situation de concurrence.

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Un groupe de cheminots du PLM devant une locomotive Pacific, en 1912.

Certes, si l’on en croit Charles Consigny, on peut se dire qu’« à la SNCF ils vous disent que leur quotidien c’est Germinal alors qu’ils finissent à 17h ». Si l’on peut tout d’abord s’étonner de cette affirmation, puisqu’il peut arriver de voir passer parfois des trains après cinq de l’après-midi, on peut également se dire que c’est justement grâce à ces acquis, que le quotidien des cheminots n’est plus – tout-à-fait – celui des mineurs décrits par Zola. Peut-être que Charles Consigny aimerait en revenir à ce temps, remarque, cela n’est pas inenvisageable. Mais les prochaines semaines risquent d’avoir davantage un air de Bataille du rail …

Vers une société anonyme privatisable ?

Car les syndicats apparaissent en ordre de bataille, pour lutter contre une autre mesure prévue par cette réforme : la transformation de SNCF Mobilités, la branche de la SNCF gérant les trains, en société anonyme « à capitaux publics détenue en totalité par l’État », afin de satisfaire les exigences européennes. Un statut qui la rendrait tout simplement privatisable, si une nouvelle loi en décidait ainsi.

L’entretien du réseau et son développement, secteurs qui génèrent le plus de dépenses et le moins de bénéfices, resteraient bien sûr à la charge du contribuable. Dans le même temps, nul besoin de prévenir que l’introduction de compagnies privées pour concurrencer l’opérateur public réduira de façon dramatique les recettes générées par le trafic pour la compagnie jusqu’ici en situation de monopole. Un énième moyen de privatiser les profits et de socialiser les pertes.

De même, rappelons que c’est la construction des LGV qui a essentiellement contribué à augmenter la « dette » de la SNCF, tout en bénéficiant largement au privé, à travers des partenariats public-privé juteux pour les géants du secteur. Dans un article intitulé « LGV Tours-Bordeaux : Vinci nous roule à grande vitesse ! », ATTAC révélait les dessous de ce genre de partenariats : Lisea, une filiale de Vinci, qui devait intégralement financer la ligne, n’a finalement investi que 2,4 milliards d’euros sur les 7,6 de coût total. Pourtant, cette entreprise touche bel et bien l’intégralité des taxes de péages, à chaque fois qu’un TGV emprunte ces lignes.

Plus que le statut des cheminots, qui apparaît avant tout comme un acquis social historique défendu par des acteurs stratégiques du service public, ce sont donc ces partenariats public-privé, facilités par la politique du « tout-TGV », qui apparaissent comme la source principale de l’endettement de la SNCF. Autant dire qu’assainir les comptes de cette entreprise publique ne passera pas par une libéralisation du transport ferroviaire, qui privatiserait sensiblement les activités rentables, tout en faisant porter le poids des dépenses d’entretien et d’investissement dans de nouvelles infrastructures sur la collectivité. Une utopie libérale pourtant bientôt réalisée ? À quelques ordonnances près, manifestement.

 

 Crédits photo :

Un groupe de cheminots du PLM, 1912, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Cheminots_du_PLM.jpg

 

Macron en Tunisie : entre silences et faux-semblants

Michele Limina, Creative Commons
Emmanuel Macron au forum économique mondial. ©Michele Limina

Le Président de la République française s’est rendu en Tunisie pour une visite d’État du 31 janvier au 1er février. Dans un pays en pleine effervescence sociale et politique, marqué par de sérieux troubles économiques, il semble que les promesses et les déclarations d’intention des gouvernements français et tunisiens ne satisfassent plus personne au sein de la population.


La visite du chef de l’État était  très attendue des deux côtés de la Méditerranée. Les tweets d’Emmanuel Macron en témoignent : 

Tout comme le cortège balisé de drapeaux tricolores qui l’attendait à Tunis, traversant les rues de la capitale dont les chaussées ont été repeintes pour l’occasion. Une image idyllique de Tunis, bien loin de la réalité des quartiers où vivent les populations de classes moyennes et populaires, dont la visite n’est bien sûr pas incluse dans le programme du Président. Celui-ci, déjà saturé par l’agenda économique, culturel et diplomatique, a tourné le dos aux enjeux sociaux et démocratiques en se réfugiant derrière l’affirmation d’une solidarité de surface et des cérémonies d’apparat.

Un chapitre économique sous tension

Les thématiques économiques ont été au centre de cette visite, avec la tenue du premier forum économique franco-tunisien et de nombreuses déclarations ayant trait à la situation financière du pays lors du discours d’Emmanuel Macron devant l’Assemblée des Représentants du Peuple. Ainsi, il a réaffirmé son intention de consacrer 1,2 milliards d’euros, entre 2016 et 2020, à différents dispositifs d’aide en Tunisie. De même, près de 500 millions d’euros devraient suivre les deux années suivantes.

Macron en Tunisie, par Sophie Imren

Le gouvernement a également promis 50 millions d’euros sur trois ans pour un fonds de « soutien au développement, à l’entreprise et aux initiatives de la jeunesse en Tunisie ». Ainsi, comme Emmanuel Macron l’a déclaré, il s’agit pour lui de « doubler dans les cinq ans les investissements français en Tunisie ». Pourtant, le Président n’a donné aucune précision chiffrée quant à la reconversion de la dette tunisienne en projets de développement. À l’heure où l’endettement avoisine les 70% du PIB et où le remboursement de la dette extérieure a plus que doublé depuis 2016, cela devrait être la priorité de l’aide française. Ainsi, comme le soutient Ghazi Chaouchi, député du courant démocrate :

« Pour que la Tunisie puisse sortir de la crise économique, il faudrait annuler la dette de 800 millions d’euros envers la France ! »

Les propositions d’investissement français ont donc déçu compte tenu de l’ampleur de la crise, alors que la plupart des élus et des citoyens tunisiens attendaient des annonces plus ambitieuses pour lutter contre l’inflation galopante du pays et sa balance commerciale largement négative. Entre colère et résignation, le député indépendant Riadh Jaidane note que quatre des huit textes signés entre les deux gouvernements mercredi sont des déclarations d’intention : « C’est insuffisant. Il faut du concret. Le président Macron dit que la Tunisie est un modèle qui doit être soutenu pour réussir. Qu’il le prouve. »

La problématique des liens culturels

La dimension culturelle était aussi au centre des préoccupations présidentielles, avec l’inauguration à l’Ariana (quartier résidentiel de Tunis) de l’Alliance française de Tunis, une institution privée dédiée au rayonnement de la langue française et à son enseignement. Selon Meriem Abdelmalek, directrice de l’Alliance de l’Ariana, cela correspond à « une forte demande de la population pour la culture française ». Cette volonté de redynamisation de l’enseignement du français en Tunisie est aussi soutenue par Emmanuel Macron devant les députés tunisiens : « La francophonie vous appartient au moins autant qu’elle appartient à la France », de même que son objectif de doubler d’ici 2020 le nombre de personnes apprenant le français en Tunisie. Néanmoins, ces annonces semblent résonner de façon paradoxale alors que les parents d’élèves et les enseignants des écoles françaises de Tunisie ont fait grève dès le jeudi 1er février contre une réduction budgétaire de 33 millions d’euros de l’Agence pour l’enseignement du français à l’étranger (AEFE). Ainsi, comme le souligne la diffusion des grévistes :

« La présidence Macron qui s’enorgueillit de vouloir relancer la francophonie met les établissements français à l’étranger dans l’impasse financière. »

Encore une fois, derrière les discours lyriques il s’agit aussi de percevoir l’aveuglement vis-à-vis de la difficulté du secteur de l’éducation en Tunisie et de ne proposer que des solutions d’apparat et de moindre mesure. 

L’idée d’une collaboration entre pays européens et méditerranéens a aussi été remise au premier plan, rappelant l’Union pour la Méditerranée proposée sous Nicolas Sarkozy, le but étant de créer un espace de dialogue afin de « décider ensemble d’une stratégie commune pour la Méditerranée ». 

Une politique méditerranéenne qui semble donc avant tout tournée vers les intérêts de la France, finalement davantage posée en termes de coopération économique que culturelle.

Un contentieux démocratique

Au chapitre démocratique, le fossé semble aussi immense entre les discours des gouvernements français et tunisien et la réalité vécue par la population. Tandis que le chef de l’État français n’a cessé de parler sur un ton extrêmement laudatif de la démocratie tunisienne, modèle pour le monde arabe ayant prouvé qu’islam et démocratie étaient compatibles, la transition démocratique tunisienne semble encore semée d’embûches. En effet, le mois de janvier 2018 a été marqué par de multiples revendications sociales.

Celles-ci ne sont pas arrivées par hasard : d’une part, le mois de janvier est symboliquement un mois de lutte dans l’imaginaire collectif tunisien, renvoyant notamment à la chute de Ben Ali en janvier 2011. D’autre part, ces tensions sociales sont également nées du haut taux de chômage, qui s’élève à 32 % chez les jeunes diplômés, de la corruption au sein du gouvernement et des services publics, et des mesures d’austérité qui frappent durement les classes moyennes et les franges les plus pauvres de la population, alors que les taxes sur les plus riches demeurent très mesurées. Ce mouvement de protestation est notamment lié à un projet de loi de finances visant à augmenter la TVA, et par conséquent le coût de la vie. Il s’agit d’une mesure catastrophique alors qu’en 2017, le prix de la viande bovine a augmenté de 14,5 %, ceux des huiles alimentaires de 21,3 % et ceux des légumes frais de 12,8 %. Des manifestations pacifiques se sont spontanément organisées dans les rues de Tunis, accusant les gouvernements post-révolutionnaires de se suivre et de se ressembler tant au niveau économique qu’au niveau social. Ainsi, comme l’explique Mounir Hassin du FTDES (Forum Tunisien pour les Droits Économiques et sociaux) :

« Tous les gouvernements qui ont suivi la révolution ont échoué pour répondre aux exigences du peuple tunisien. Cette défaillance montre que les revendications des Tunisiens sont d’ordre de progrès économique et social, à cause de l’exclusion et de la marginalisation des classes les plus pauvres mais aussi des classes moyennes. » 

Ces mouvements de protestation sont principalement guidés et organisés par de jeunes Tunisiens, comme ceux qui ont fondé le collectif Fech Nestanew, qui signifie littéralement “Qu’est-ce qu’on attend ?”, afin de pousser le gouvernement à revoir la loi de finance de 2018, imposée par le FMI. Or, depuis les débuts de la campagne, plus de mille jeunes ont été arrêté pour avoir participé à ces manifestations pacifiques. Il s’agit d’une véritable politique de criminalisation des mouvements sociaux, rappelant l’ère de Ben Ali, et exprimant directement la rigidité du gouvernement et la peur d’un véritable débat collectif sur la justice sociale et les revendications de la révolution.

Ainsi, en l’absence d’État social, c’est l’État sécuritaire qui se trouve renforcé, à travers la violence et l’impunité des forces de police. Un homme est mort lors des manifestations de janvier, tandis que selon un rapport de l’ONG Human Rights Watch, les nombreuses arrestations arbitraires se trouvent accompagnées de mauvais traitements, bien que les individus soient souvent relâchés sans charge retenue contre eux. 

Interpellé par un journaliste sur cette question, le chef de l’État s’est contenté d’affirmer que « ces arrestations ont été faites dans le cadre d’un État de droit », ajoutant que « parfois, on a tendance à confondre les gravités et à considérer qu’une dénonciation vaut toutes les autres ». Dans ce contexte, les discours élogieux d’Emmanuel Macron semblent très édulcorés, et méconnaissent la réalité sociale et démocratique en Tunisie. Comme le souligne Selim Kharrat, directeur exécutif de Al-Bawsala,

«Il y en a marre des discours des dirigeants occidentaux sur l’exemple tunisien. Cela n’aide pas les gouvernants qui se reposent sur cette “rente démocratique” pour obtenir l’aide financière des bailleurs de fonds internationaux.»

Ainsi, Emmanuel Macron est accusé de traiter « par le mépris les signaux d’alarme lancés récemment par de multiples acteurs de la société civile tunisienne quant à l’impunité qui accompagne la brutalité policière, les arrestations arbitraires ainsi que les conditions de détention ». Le chef de l’État aurait donc abandonné le respect des droits démocratiques et humains au profit d’un soutien diplomatique vis-à-vis de l’ordre établi avec le gouvernement tunisien actuel.

Quel est l’avenir de la transition démocratique en Tunisie ?

Le paysage politique tunisien à l’heure actuelle demeure donc miné par ces multiples contradictions. D’un côté, l’émergence d’une nouvelle classe politique jeune, encline à la réflexion collective et publique sur la place du citoyen, à l’échelle nationale comme locale se fait jour. D’un autre côté, cet élan progressiste est ralenti par la difficulté à sortir d’un système dictatorial de plus de 60 ans, la mobilisation lente d’une opinion publique et d’une société civile en plein apprentissage qui se structure notamment grâce à internet, ainsi que la difficulté des élites à se renouveler, quand on sait que 40 % du gouvernement actuel est constitué de figures déjà présentes sous l’ère Ben Ali.

Ainsi, pour Michaël Béchir Ayari, docteur en sciences politiques, la Tunisie serait dans une passe de « démocratie négative », état ambivalent et faute de mieux, dans lequel aucune autorité n’est assez puissante pour proposer un nouvel ordre. C’est donc tout l’enjeu de cette transition démocratique que de se tourner vers un état de démocratie positive, avec pour horizon les élections municipales qui se tiendront en mai 2018, puis les élections présidentielles de 2019, événements pour lesquels un très fort taux d’abstention est redouté à cause du désamour de la classe politique et du manque de sensibilisation à ce niveau.

Toutefois, il s’agit aussi de constater que la Tunisie n’est pas en phase de récession la ramenant à l’état antérieur de la révolution de Jasmin. Une véritable pluralité et un cercle de contestation beaucoup plus large ont pu émerger. Simplement, le visage de la colère n’a pas changé depuis 2011, ce sont toujours les mêmes exclus, les mêmes fractures sociales et territoriales qui frappent ce pays.

Dans cette mesure, le manque de cohérence des discours rassembleurs d’Emmanuel Macron est d’autant plus saisissant. Ainsi, dans un communiqué de presse publié à Tunis le 2 février, dix ONG signent un manifeste virulent intitulé : « Visite de Macron en Tunisie : la France perd la boussole des droits humains », référence certaine à l’organisation Al bawsala, La boussole, qui incarne depuis 2012 une « veillée citoyenne sur les institutions tunisiennes » afin de lutter contre l’opacité politique du gouvernement actuel.

Ce manifeste déplore que la Journée Franco-Tunisienne de la société civile, qui s’est déroulée le 1er février, n’ait pas débouché sur un dialogue véritable entre le président français et cette société civile qu’il loue pourtant dans tous ses discours. « En réalité, la rencontre ne s’est soldée que par quelques mains serrées et une belle photo de famille », concluent dans une retombée déçue et cynique les signataires du manifeste, parmi lesquels on retrouve notamment le FTDES, l’ATFD (Association Tunisienne des Femmes Démocrates), la LTDH (Ligue Tunisienne de défense des droits de l’Homme) et Al Bawsala. Cette prise de parole engagée vient aussi prendre le contre-pied des propos relativistes et désalarmants du Président de la République lors d’une conférence de presse conjointe avec son homologue tunisien Béji Caïd Essebsi, au cours de laquelle il avait été question des brutalités policières et de l’arrestation de plusieurs militants pour avoir distribué des tracts lors d’une récente vague de manifestations sociales.

« Si nous voulons aider les démocrates dans les situations difficiles, il serait bon que nous confrontions nos principes au réel en permanence parce que c’est ça, gouverner avec les droits de l’Homme (…) dans les temps du terrorisme et de la difficulté »

Emmanuel Macron justifie ainsi du même coup la politique sécuritaire et policière du gouvernement tunisien, sans autre considération pour le respect des droits de l’Homme, ni pour les droits fondamentaux de la liberté d’expression. Ceux-ci sont pourtant fortement menacés en Tunisie, comme l’indique la « journée de colère » des journalistes qui s’est tenue le 2 février pour lutter contre les menaces et exactions policières en ces temps de turbulence sociale et politique.

Ainsi, comme l’a rapporté Néji Bghouri président du syndicat des journalistes tunisiens : « Nous voyons pour la première fois depuis la révolution, lorsque des journalistes enregistrent ou vont tourner dans la rue, un policier qui vient leur dire “montrez-moi ce que vous avez tourné” (…). C’est de la censure préventive ». Face à cela, le président Béji Caïd Essebsi a quant à lui affirmé que la couverture par la presse étrangère des protestations sociales avait été le lieu d’exagérations nuisant à l’image de la Tunisie à l’étranger.

Dans ce contexte sous tension démocratique et sociale, l’affirmation d’un soutien sans failles pour les libertés et les droits des Tunisiens apparaît donc cruciale. Dommage que la visite d’État n’ait pas été l’occasion de rappeler ces principes fondamentaux et inaliénables, d’autant plus dans le contexte de réparation coloniale, quand on pense aux nombreuses oppressions et violences que la France avait déjà tolérées en Tunisie.

©Michele Limina, Creative Commons

Projet de réforme du lycée : vers un système éducatif à l’anglo-saxonne ?

La commission mise en place par Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Education Nationale, vient de rendre sa copie. Déjà, la plupart des syndicats s’inquiètent d’une réforme qui risque fort d’aggraver un peu plus la déliquescence du système éducatif français.

Le lycée « modulaire » : vers un système éducatif à l’anglo-saxonne

L’une des principales pistes explorées dans le rapport de la commission Mathiot, chargée de réfléchir à la réforme du lycée, est la mise en place d’un lycée dit « modulaire ». Concrètement, cela signifie que les filières que l’on connaît aujourd’hui (Littéraire, Economique et Sociale, Scientifique) disparaîtraient. Tous les lycéens auraient un tronc commun de cours (en Français, LV1, Histoire-Géographie…) et, en parallèle, se spécialiseraient en choisissant un couple de matières aux horaires renforcées parmi neuf couples possibles, parmi lesquels Mathématiques-SVT, Lettres-Histoire, Sciences Economiques et Sociales-Histoire. L’argument avancé par la commission est que cela permettrait aux élèves une orientation plus souple et graduelle.

Cette idée n’est pas une invention de la commission, qui est allée puiser dans un modèle si cher aux partisans du gouvernement : le Royaume-Uni.

Une fracture territoriale accrue

Cette réforme est symptomatique de la politique mise en place par Emmanuel Macron depuis son accession au pouvoir : tout pour les métropoles, tout pour les plus riches, et les autres n’auront qu’à se débrouiller. En effet, ce projet renforcerait considérablement des inégalités territoriales déjà criantes, entre grandes métropoles et France périphérique.

Dans les faits, seuls les lycées les mieux dotés auraient les moyens de proposer l’intégralité des neuf couples de disciplines proposés aux lycéens. Dans les établissements à dimension plus modeste, où le nombre d’élèves et donc d’enseignants est plus faible, le nombre de couples de matières proposés pourrait plutôt tourner autour de cinq.

Dès lors, quelle solution pour les jeunes vivant dans ces espaces déjà délaissés, et souvent économiquement sinistrés ? Les plus favorisés d’entre eux choisiront l’internat du lycée de la grande ville la moins éloignée tandis que le plus grand nombre devra subir son orientation. S’en suivront perte de toute motivation et entrée dans l’enseignement supérieur avec un bagage scolaire qu’ils n’auront pas choisi et qui bridera leurs choix d’orientation.

Un accroissement des inégalités à prévoir

De nombreux spécialistes du monde éducatif, mais aussi des syndicalistes, affirment que cette réforme, loin de régler le problème flagrant des inégalités en milieu scolaire, le creusera encore plus. On peut ici s’appuyer sur le même exemple que la commission Mathiot, à savoir le Royaume-Uni. Le SNES-FSU, premier syndicat enseignant, a publié une note à ce sujet. A la lecture de celle-ci, on s’aperçoit que la prétendue « liberté » donnée aux élèves dans la construction de leur projet d’orientation est en réalité complètement bridée par de multiples déterminismes.

L’orientation genrée est particulièrement forte dans ce type de système. Ainsi, parmi les dix couples de matières les plus fréquemment choisis par les garçons, 7 ne contiennent que des disciplines scientifiques, et tous en contiennent au moins deux. A l’inverse, chez les filles, 4 des couples de matières les plus fréquemment choisis ne contiennent aucune matière scientifique. Ces dernières privilégient les matières littéraires. Certes, ce clivage est également très fort en France, notamment dans les études supérieures où les filières scientifiques les plus reconnues socialement (écoles d’ingénieur notamment) sont nettement dominées par une population masculine. Est-ce toutefois une raison pour aggraver ces inégalités déjà très fortes ?

Outre les inégalités de genre, les inégalités sociales sont également particulièrement fortes dans ce type de système. En éducation comme en économie, derrière les beaux discours sur la « liberté de choix » se cache bien souvent la liberté pour les riches de rester entre eux et de ne pas partager le savoir et donc le pouvoir avec les classes populaires.

Ainsi, en Grande-Bretagne, les lycéens issus de milieux favorisés (on parlerait, en France, des enfants de cadres et  de professions intellectuelles supérieures) sont surreprésentés dans les filières scientifiques, qui sont socialement valorisées. A l’inverse, les lycéens issus de milieux populaires (enfants d’ouvriers, d’employés) se retrouvent essentiellement dans les filières littéraires ou techniques, à la reconnaissance sociale moindre.

Ce clivage social accru s’explique justement par cette prétendue « liberté » laissée aux jeunes dans la construction de leur orientation. En effet, cette liberté de choix favorise mécaniquement les classes aisées, qui disposent du capital culturel et social nécessaire pour offrir la « bonne » orientation à leurs enfants. Confrontés très tôt aux professions socialement valorisées, les jeunes sauront, avec l’aide de leurs parents, choisir la filière qui leur permettra de reproduire le schéma social dans lequel ils ont grandi : leurs parents, au courant de l’actualité économique, politique et culturelle, sauront guider leurs enfants vers une voie porteuse, tout en valorisant l’école et le goût de l’effort et de la réussite personnelle. Au contraire, l’orientation des enfants d’origine sociale plus modeste est nécessairement plus difficile, car ils ne disposent pas de relations ou d’un milieu familial qui pourraient les aider à faire leur choix.

Demain, avec une telle réforme, ces déterminismes sociaux déjà particulièrement forts dans le système scolaire seraient donc très probablement accrus, et l’ensemble serait justifié par les sempiternelles tirades gouvernementales sur la « revalorisation des filières professionnelles » qui, si elle est une réalité dans le discours dominant, n’a encore jamais eu d’effet concret dans le monde réel.

Derrière la prétendue réforme, toujours des suppressions de postes

Emmanuel Macron et son gouvernement ne s’en cachent pas : au cours du quinquennat, 120 000 postes de fonctionnaires doivent être supprimés. Avant l’élection présidentielle, nous présumions déjà que l’Education Nationale serait fortement touchée par cette décision dans la mesure où ce ministère est celui qui emploie le plus.

Bien entendu, le gouvernement a assuré que l’éducation était une de ses priorités, en témoigne le dédoublement des classes de CP dans les zones difficiles, les fameuses classes à 12 élèves. Si cette mesure est bonne sur le papier, elle se fait sans aucun moyen supplémentaire, ce qui lui retire toute efficacité. Mais surtout, c’est une opération de communication très habile, qui masque le véritable plan social en cours dans l’enseignement secondaire.

Ces suppressions de postes ont déjà commencé, de façon discrète : le gouvernement a réduit le nombre de postes offerts aux concours de recrutement pour la prochaine session. C’est-à-dire que celui-ci prévoit, sur le long terme, de réduire le nombre d’enseignants, alors que le nombre d’élèves grandit d’année en année.

Mais cette réforme du lycée permettrait d’aller encore plus vite. En effet, celle-ci prévoit une baisse du temps de cours hebdomadaire des lycéens, qui oscille aujourd’hui entre 27 et 30 heures. Cela permettrait de passer de 142 000 enseignants au lycée aujourd’hui à 117 000 demain, soit environ 25 000 postes supprimés rentrée après rentrée, d’après les estimations du SNES. Dans les années 80, le ministre socialiste de l’Education Nationale Claude Allègre rêvait de « dégraisser le Mammouth » : les libéraux en rêvaient, Macron le fait.

Ainsi, loin de répondre aux problèmes auxquels cette réforme prétend s’attaquer, elle ne ferait que les creuser… Au bénéfice de ceux qui ont porté Macron au pouvoir.

Emmanuel Maurel : “Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant”

©Vincent Plagniol

Député européen, animateur de la gauche du Parti Socialiste, et désormais candidat à la tête du PS, Emmanuel Maurel nous livre ses déceptions, ses espoirs et ses ambitions pour la social-démocratie. Avant de prendre d’assaut la rue de Solférino – avant qu’elle ne déménage -, Emmanuel Maurel revient sur les causes de l’échec de Benoît Hamon, sur l’état de la social-démocratie en Europe ainsi que sur les raisons qui l’ont poussé à présenter sa candidature à la tête du PS. Analysant la succès de Macron, il défend une large unité de ce qu’il appelle la gauche pour croiser le fer avec le Président de la République.

LVSL – Dans l’entretien que vous nous aviez accordé l’an dernier, vous disiez qu’il n’était pas impossible que l’électorat de gauche considère que le vrai débat est entre Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron. C’est précisément ce qui s’est produit durant l’année 2017. Comment analysez-vous cet écartèlement de la social-démocratie française entre la France Insoumise et En Marche ?

Emmanuel Maurel – Si on prend la dernière année du quinquennat de François Hollande, on a clairement un Parti Socialiste que les gens ne reconnaissent plus, parce qu’il s’est largement éloigné de ses fondamentaux. L’horizon d’attente de l’électorat socialiste a été perturbé par des mesures inexplicables et inexpliquées : la déchéance de nationalité et  la Loi Travail qui se termine par un 49-3 calamiteux. Elles scellent le sort des socialistes, d’autant plus qu’elles concluent une séquence politique qui avait été commencée par Manuel Valls, lequel avait théorisé les gauches irréconciliables. Arrive la primaire, marquée par une forme de dégagisme. François Hollande n’est pas en mesure de se représenter, Manuel Valls le supplée : il est battu, assez largement ; arrive la candidature de Benoît Hamon, qui était en rupture avec le socialisme gouvernemental des deux dernières années qui venaient de s’écouler. On aurait pu croire que c’était une nouvelle chance donnée au socialisme français pour cette présidentielle, mais Benoît Hamon a joué de malchance : il a été desservi par une longue suite d’abandons et de trahisons de la part de ceux qui étaient censés le soutenir, qui culmine avec le ralliement de Manuel Valls à Emmanuel Macron.

“On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.”

Le paradoxe, c’est que Benoît Hamon, qui gagne la primaire en s’émancipant clairement du parti socialiste, est sanctionné par les électeurs parce qu’il appartient au Parti Socialiste. Il endosse un bilan gouvernemental qu’il a quand même en partie contesté, et il est victime de ce que je redoutais lorsque nous nous sommes rencontrés : un double vote utile. On trouve d’un côté Jean-Luc Mélenchon, qui se veut le héraut d’un retour aux fondamentaux de la gauche française, même s’il refuse ce terme – il a bien récupéré l’aspiration égalitaire d’une partie des Français –, de l’autre Emmanuel Macron, qui a surjoué la nouveauté et est apparu pour l’aile modérée de la social-démocratie comme le meilleur instrument pour empêcher la droite et l’extrême-droite d’accéder au pouvoir. Si on rajoute à cela une campagne présidentielle où Benoît Hamon a mis en avant un certain nombre de thèmes certes intéressants, mais qui ont pu désorienter l’électorat traditionnel, on se retrouve avec un score historiquement bas et une situation complètement inédite, puisqu’en 2012, le Parti Socialiste avait à peu près tout, alors qu’il flirte aujourd’hui avec une forme de marginalité électorale. Ce qui est inédit, c’est la vitesse avec laquelle se produit ce décrochage. Évidemment, toute la question qui se pose maintenant, c’est comment relever ce parti dans ce contexte très difficile.

LVSL – Au niveau européen, la crise de la social-démocratie s’est confirmée avec le score assez modeste du SPD allemand, la chute du Parti Démocrate italien, la défaite des sociaux-démocrates tchèques… Pensez-vous qu’il soit possible de reconstruire la social-démocratie au niveau européen ? Que pensez-vous de la thèse d’une tripartition des forces politiques, sous la forme d’une déclinaison entre trois formes de populismes : des forces populistes réactionnaires, des forces populistes néolibérales (Macron, Albert Rivera…) et des forces populistes de gauche ?

Emmanuel Maurel – Je ne crois pas qu’on puisse, dès aujourd’hui, prédire un tel scénario. Il est vrai que dans la plupart des pays européens, à quelques heureuses exceptions près – britannique, portugaise –, la social-démocratie a subi des échecs électoraux soit mineurs, soit majeurs. Le SPD, autour de 20%, est confronté à une situation tragique : soit il s’allie avec Merkel, ce qui était le choix fait lors des deux mandats précédents, s’aliénant une partie de l’électorat populaire qui ne se reconnaît pas dans ce programme dont la clef de voûte reste l’orthodoxie budgétaire ; soit ils ne font pas d’alliance, déclenchent de nouvelles élections, dont tout porte à croire qu’ils vont les perdre et que l’extrême-droite va encore progresser. Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent les dirigeants du SPD comme des traîtres parce qu’ils s’apprêtent à gouverner avec Merkel : ils sont dans une situation extrêmement compliquée. Cette situation n’est pas nouvelle : elle vient du refus d’une alliance rouge-rose-vert par Gerhard Schröder en 2005 (aux élections législatives), alors même qu’une majorité de gauche aurait été possible au Bundestag entre le SPD, Die Linke et les Verts allemands. Le SPD choisit la grande coalition avec Merkel parce qu’il refuse de gouverner avec Die Linke. À ce moment-là, il rentre dans une spirale infernale, où le SPD devient le partenaire privilégié de la CDU, imposant certes un certain nombre de réformes – c’est grâce au SPD qu’il y a eu le Smic en Allemagne, ce qui n’est pas rien –, mais en échange de l’acceptation du cap économique austéritaire fixé par la chancelière.

Emmanuel Maurel ©Vincent Plagniol pour LVSL

“Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.”

Dans d’autres pays, la social-démocratie s’effondre. Aux Pays-Bas, le Parti Travailliste stagne autour de 8% ; dans l’Europe de l’Est, les sociaux-démocrates vont très mal, et on vient de parler de la France. Il faudrait avoir une analyse plus nuancée de l’Espagne, où le PSOE ne s’effondre pas face à la concurrence de Podemos, bien qu’il soit à un niveau plus bas que dans les années 80.

Il existe plusieurs exceptions à cette situation. En Angleterre, Jeremy Corbyn a réussi à régénérer le Labour Party en s’appuyant sur la jeunesse et les syndicats. L’accession du Labour au pouvoir, qui paraissait impensable il y a cinq ans, est aujourd’hui possible. L’exception portugaise est intéressante : après des années d’austérité, le Parti Socialiste – qui n’effectue pas de révolution doctrinale majeure – assume un accord avec deux partis de gauche très différents : le Bloco de Esquerda (dans la lignée de Podemos) et le Parti Communiste portugais, sur une ligne orthodoxe. On doit cela au talent d’Antonio Costa : le Bloco et le Parti Communiste se détestent. C’est pourquoi il passe un accord avec l’un et avec l’autre, sur la base d’un contrat de gouvernement. Il n’y avait aucun programme commun avant les élections, mais Costa a fait preuve de pragmatisme, préférant gouverner avec des partis de gauche plutôt que d’entrer dans une hypothétique grande coalition. Ce qui est intéressant pour moi, c’est que le choix stratégique du rassemblement de la gauche est payant. Il est payant pour les Portugais : ils bénéficient d’une augmentation du salaire minimum, des retraites, des minima sociaux.

La situation italienne est encore différente. Le Parti Démocrate n’est pas en mauvaise posture dans les sondages (il oscille entre 23 et 25% dans les sondages), mais son problème est structurel : il opte clairement pour le social-libéralisme. Le reste de la gauche n’est pas résiduel mais est très émietté : il faut donc craindre que le Parti Démocrate confirme cette orientation.

La vérité, c’est que la social-démocratie est traversée par des contradictions majeures. Je le constate tous les jours au groupe socialiste au Parlement Européen, au point qu’à mon avis, très vite vont se poser des questions essentielles : les socialistes pourront-ils continuer à travailler ensemble malgré ce clair-obscur qui fait que dans un même groupe cohabitent le PSOE, des gens qui sont capables de s’allier avec la droite, et d’autres qui sont favorables à l’union de la gauche ? Le moment de vérité va arriver assez vite ; les élections européennes de 2019 peuvent être un moment clef de la recomposition de la gauche européenne.

LVSL – Dans ce contexte, dans quelle démarche s’inscrit votre candidature au poste de premier secrétaire du Parti Socialiste ?

Emmanuel Maurel – Je présente ma candidature avec une conviction : le Parti Socialiste français a encore un avenir. Pas pour des raisons de marketing qui me feraient dire qu’il y a « un espace entre Macron et Mélenchon», je ne considère pas l’électorat en termes de parts de marché, mais je pense qu’il y a une utilité historique du socialisme français. Pour moi, la seule façon de survivre et de rebondir, c’est de sortir des sables mouvants de l’ambiguïté. Aujourd’hui, c’est de cela dont il s’agit : ma candidature s’inscrit sous le sceau de la clarté et de l’authenticité à gauche. Clarté par rapport au nouveau pouvoir : nous devons être dans une opposition résolue à Macron, avec lequel nous avons une différence de nature : le macronisme est l’un des avatars du modèle néolibéral, et il faut le dénoncer. Ça n’a pas toujours été le cas, parce les premiers mois du quinquennat Macron ont été marqués par une très grande confusion chez les socialistes français, qui ont voté de trois manières différentes au Parlement.

“Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche.”

©Vincent Plagniol

Clarté aussi par rapport au bilan : le Parti Socialiste vient de passer cinq ans au pouvoir, et il est impossible d’y revenir si on est incapable d’avoir un retour critique sur cette période, qui a été marquée par une perte de repères et par une pratique du pouvoir qui s’émancipait peu du modèle présidentialiste dans lequel tout est soumis à l’exécutif, dans lequel le parti, comme le groupe parlementaire, ne jouissent d’aucune autonomie. On a couru à cette catastrophe : à force de se taire, on laisse le Président et le Premier Ministre faire des erreurs, parfois majeures. Clarté enfin sur les orientations stratégiques : à partir du moment où on assume d’être dans une opposition ferme et résolue à Macron, on doit en tirer les conséquences et s’inscrire dans une démarche nécessairement unitaire vis-à-vis des autres forces de gauche. Je parle de toute la gauche ; il ne faut ostraciser personne. Quand bien même on serait critiqué, même de façon très dure, par la France Insoumise ou le Parti Communiste, il faut savoir être unitaire pour deux, pour trois, pour dix. Ça a toujours été une conviction chez moi : on ne pourra revenir au pouvoir et réincarner la transformation sociale que si on est capable de faire intervenir dans ce combat toutes les forces politiques qui sont aujourd’hui dans le camp qu’on appelle « la gauche », même si certains refusent de s’en revendiquer, bien qu’ils en soient largement issus.

Ce que je propose, c’est aussi d’en revenir à un certain nombre de fondamentaux. La gauche n’a pas seulement perdu des électeurs : elle a aussi perdu des repères. Il lui faut une boussole.

LVSL – De quels fondamentaux parlez-vous ?

Emmanuel Maurel – Je trouve par exemple ahurissant que le Parti Socialiste ne parle plus des salaires, qui restent quand même au cœur de la question de la répartition entre le capital et le travail. Les gens n’arrivent pas à comprendre que, sous un gouvernement socialiste, non seulement on n’augmente pas les salaires, mais qu’en plus un ministre de l’économie (Michel Sapin) encourage les entreprises à ne pas le faire. C’est pour ces raisons que je disais que les gens ne se reconnaissent pas dans le Parti Socialiste. Jusqu’à présent, la gauche était associée, dans l’esprit des gens, à des conquêtes sociales, notamment en matière de droit du travail. Or, la loi Travail, la loi Macron, l’ont détricoté.

“Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.”

Il faut renouer avec ce qu’on n’aurait jamais du cesser d’être : des partageux. C’est quand même notre filiation historique. Ce n’est pas parce que le monde a changé, que de nouveaux problèmes sont apparus, que l’on doit renoncer à ce qui fait notre modèle génétique, c’est-à-dire le partage : partage des richesses, partage des pouvoirs, partage des savoirs, et bien évidemment l’émancipation, qui passe bien sûr par l’approfondissement de la démocratie, mais aussi par la mise en place de la démocratie sociale et de la démocratie dans l’entreprise. Voilà les fondamentaux. Je le répète souvent, ce qui me vaut d’être qualifié d’archaïque.

Autre point fondamental : il y a désormais un lien évident entre la question sociale et la question écologique. Quand je me dis « écosocialiste », ce n’est pas une concession à l’air du temps : jusqu’à maintenant, on se battait contre les logiques d’exploitation qui touchaient l’être humain, mais l’exploitation touche aussi la nature, avec le risque sérieux d’extinction progressive de la race humaine. Il faut changer de modèle de production et de consommation.

LVSL – Le socialisme français s’est longtemps appuyé sur une forme d’alliance entre les classes populaires et les classes moyennes urbaines. Il trouvait des réservoirs de voix importants dans la jeunesse. On voit aujourd’hui que cette dernière se tourne de plus en plus vers Jean-Luc Mélenchon ou Marine le Pen, tandis que les classes moyennes urbaines se partagent plutôt entre Mélenchon et Macron alors que les classes populaires plongent dans l’abstention. Quelle stratégie la social-démocratie française doit-elle avoir pour renouer avec ces secteurs ?

Emmanuel Maurel – Il faut renouer avec le corps central du socialisme : les employés et les ouvriers. Pour ça, il ne suffit pas de le dire. Il faut que nos préoccupations et nos mots d’ordre soient en résonance avec nos déclarations. Je parlais tout à l’heure des salaires, il faudrait aussi parler des services publics, qui ont été largement dégradés durant ces dix dernières années alors qu’ils contribuent à l’égalité entre les territoires. C’est une condition indispensable si on veut remettre un peu d’égalité dans les territoires, et donc s’adresser à cette France-là qui se sent assez justement délaissée. Je ne sais pas s’il faut parler de la « jeunesse » en termes spécifiques, mais il y a quand même un décrochage qu’on constate, et qui se vérifie sur des choses très concrètes. Je parlais avec un ami récemment, qui me racontait la réalité de l’expulsion locative. Chaque année, il y a des dizaines de milliers de gens minés par des dettes locatives de plusieurs centaines ou plusieurs milliers d’euros, qui se retrouvent devant le tribunal d’instance, devant lequel ils négocient des sur-loyers de 10, 15, 20€ par mois, pour ne pas être expulsés. Le Président explique que la baisse des APL de 5€ est une mesure indolore. La vérité, c’est que 5€ pour plein de gens, c’est une catastrophe humaine. Perdre 5€, c’est subir la menace d’être expulsé de son logement.

“Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.”

Le combat pour le logement, par exemple, est central si on veut renouer avec la jeunesse dans son ensemble, et notamment avec la jeunesse précarisée. Il y a des mots d’ordre concrets qui répondent à des situations vécues, quotidiennes, et qui doivent déboucher sur des mobilisations, des luttes : c’est pourquoi je prenais ces exemples. Un sujet qui, à mon avis, va monter dans les mois à venir, est celui de l’hôpital public. Sa situation est très préoccupante, son personnel est sur-saturé de travail, alors qu’il n’y a rien de plus emblématique du modèle social français que l’hôpital public tel qu’on l’a construit dans l’après-guerre. Il me paraît prioritaire de s’ancrer dans la quotidienneté de la vie des gens. Il y avait une très belle formule de Lula [Président du Brésil de 2003 à 2011], qui disait, lors de la création du Parti des Travailleurs, qu’il souhaitait que son parti soit « le parti de tous les jours de la vie ». Je crois que c’est exactement ce à quoi nous devons travailler dans la gauche française aujourd’hui.

LVSL – Revenons sur Macron et sa stratégie politique. Cela fait sept mois qu’il est arrivé au pouvoir, et on a l’impression qu’il a réglé la crise de régime qui couvait en France. Que pensez-vous de la pratique macronienne du pouvoir ? Pensez-vous que cette régénération de la Vème République garantira une base solide à son pouvoir ?

©Vincent Plagniol

Emmanuel Maurel – La première vertu, c’est l’honnêteté. Macron est habile, professionnel dans sa communication, et malin politiquement. D’une certaine façon, il nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela. La stratégie politique de Macron bénéficie du fait qu’il a méticuleusement observé le début des deux quinquennats précédents, et décidé de faire exactement l’inverse. Je pense qu’il est obsédé par l’idée de ne pas répéter les erreurs du début du quinquennat Sarkozy et du quinquennat de Hollande. Il suffit d’observer sa façon de procéder – aussi bien dans la gestion de sa vie privée que de sa vie publique –, d’incarner une forme d’autorité, de volontarisme, de diplomatie française gaullo-mitterrandienne à l’étranger, pour conclure qu’il faut prendre Macron au sérieux.

“Macron nous lance un défi intellectuel et idéologique dont il nous faut prendre conscience. Rien ne serait pire que d’affubler Macron des mots habituels que l’on réserve d’ordinaire aux chefs d’Etat de droite, parce qu’on a affaire à quelque chose de plus complexe et sophistiqué. Il me paraît important de reconnaître cela.”

On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française. Il faut comprendre cet état de grâce qui perdure dans une partie de la société – produit de l’idéologie dominante relayée par les médias de masse qui sont relativement enamourés du Président – pour expliquer le fait que la popularité de Macron reste relativement haute. Cette situation pourrait décourager certains à gauche.

Les plus anciens me racontent qu’un phénomène similaire s’est produit avec Giscard. Quand il est arrivé au pouvoir, il bénéficiait du même a priori favorable et du soutien des élites économiques. Il a mis en place ses réformes économiques inspirées par le libéralisme à la française qu’il a couplées avec des réformes de société, ce que ne fait pas Macron. Giscard est resté haut dans l’opinion pendant des années. Jusqu’au milieu de l’année 1980, Giscard était encore crédité de 58% des voix face à Miterrand. Il y avait l’idée de l’inéluctabilité de la réélection de Giscard, qui réapparaît aujourd’hui losqu’on dit que Macron en a encore pour dix ans à la tête de la France… Ça n’a pas été le cas pour Giscard.

Et je pense qu’à un moment, Macron ne pourra pas échapper à la réalité de sa politique, qui a été exprimée de façon très factuelle et en même temps très brutale par la dernière étude de l’OFCE, qui montre que l’essentiel de la réforme fiscale qu’il a faite profite aux très riches, alors que les ménages les plus pauvres en sont les grands perdants. Cette réalité-là lui collera à la peau d’une façon ou d’une autre. Dans le même temps, il augmente la CSG, baisse les APL, supprime quasiment l’ISF et met en place une flat tax sur les revenus financiers. De fait ce n’est pas une politique qui peut se prétendre équilibrée :  c’est une politique de classe.

LVSL – On peut aussi penser que Macron réussira à mobiliser un socle électorat assez large – bien que loin d’être majoritaire – pour se faire réélire grâce aux institutions de la Cinquième République, et que le mécontentement populaire ne sera pas suffisant…

Emmanuel Maurel – Je pense que Macron méconnaît quelque chose de très profond chez les Français : l’aspiration à l’égalité. Et c’est ce qui le rattrapera. Macron est persuadé que la France est enfin mûre pour les grandes réformes libérales que l’élite appelle de ses vœux depuis des années. Je pense que Macron représente en réalité davantage une fin qu’un commencement : c’est la fin du cycle néolibéral. Macron est la queue de comète du cycle néolibéral finissant. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il sera rattrapé par sa politique. Même les classes moyennes, qui pouvaient lui faire confiance pendant un moment, se rendront compte que sa politique est extrêmement déséquilibrée en faveur des vrais possédants (dont ne font pas partie les classes moyennes). Il faut cependant prendre en compte que Macron bénéficie d’une opposition à gauche qui n’est pas suffisamment rassérénée et unie pour lui poser problème.

“On dit de Macron qu’il est parvenu à unifier le « bloc bourgeois ». Je pense surtout qu’il est parvenu à opérer la fusion entre les élites néolibérales et ce qu’on appelait jadis la noblesse d’Etat, c’est-à-dire la technocratie à la française.”

Venons-en maintenant à sa pratique des institutions. Macron avait joué habilement la carte de l’horizontalité durant sa campagne, il surjoue à présent la verticalité, avec une défiance par rapport aux corps intermédiaires. Cependant, à trop négliger les corps intermédiaires, ils finiront par réagir. Prenons par exemple le mépris de Macron pour les élus locaux : ces derniers restent encore un lien très fort entre les citoyens, même les plus modestes, et les institutions. Macron supprime les emplois aidés, demande des économies totalement impossibles à réaliser aux collectivités : cette confrontation qui a commencé lors du congrès des maires va s’amplifier. Macron se prive de ces corps intermédiaires qu’il connaît mal et pour qui il a peu de respect. Il faut aussi prendre en compte la confrontation inéluctable avec le monde syndical, qui est exclu de la pratique politique d’Emmanuel Macron. À un moment, je pense que le fait de passer outre ces corps intermédiaires va lui poser problème.

Rien ne sera possible cependant si la gauche, toute la gauche, ne relève pas la tête. Il faut prendre en compte le fait que Macron, contrairement à ce que je lis ici et là, n’a absolument pas fait reculer l’extrême-droite ; l’extrême-droite reste assez forte en France, hélas, et les déboires actuels au sein du FN ne l’empêcheront pas forcément de prospérer. Pour nous, militants de gauche, le combat face à Macron et à Wauquiez – la droite pourrait retrouver un peu de vigueur avec lui – ne doit pas nous faire oublier que l’extrême-droite est encore vivace et prospère, notamment dans les classes populaires. Ce problème n’est pas derrière nous, contrairement à ce que certains amis du président essaient de faire croire.

LVSL – Vous souhaitez amorcer une dynamique unitaire à gauche. Quels peuvent être les contours de ce rassemblement, quels relations le Parti Socialiste doit-il entretenir avec le Parti Communiste, la France Insoumise et Génération.s ? Sur quelles fondements cette opposition peut-elle prendre forme ?

Emmanuel Maurel – On l’oublie trop souvent, mais l’opposition se construit parfois très concrètement au Parlement par exemple. Le groupe socialiste, le groupe communiste et le groupe France Insoumise ont déposé un recours au Conseil Constitutionnel contre les ordonnances : il y a eu une convergence concrète, au niveau parlementaire, sur un point précis. Je pense que c’est ce qui va se passer dans l’avenir : au fur et à mesure que Macron va avancer et déployer son agenda de réformes, une opposition va se cristalliser dans laquelle on retrouvera les différentes familles de la gauche. C’est vrai au Parlement, ce sera vrai également dans la société. L’unité ne se décrète pas, elle se construit. Elle se construit dans les luttes, qu’elles soient locales ou nationales. Cela pourra commencer avec l’université, mais aussi avec l’hôpital public, la réforme de l’assurance-chômage ou de l’assurance-maladie… Il est alors possible qu’on assiste à la naissance d’un front commun qui rassemblera de plus en plus largement au fil du quinquennat. Pour cela, il faut savoir être disposé au dialogue avec toutes les forces de gauche. Il est donc urgent que nous, socialistes, soyons clairs quant à notre rapport à Macron : c’est l’un des enjeux du quinquennat.

Propos recueillis par Lenny Benbara pour LVSL

La sélection à l’université : comment en est-on arrivé là ?

Le 15 janvier dernier s’est ouverte la plate-forme PARCOURSUP, qui prend le relais d’APB (Admission Post Bac) pour l’inscription des nouveaux bacheliers à l’université. En 2017, près de 630.000 élèves de Terminale étaient inscrits sur la plate-forme APB, un chiffre en augmentation constante depuis des années. La nouvelle procédure PARCOURSUP, issue du projet gouvernemental modifiant l’accès aux études supérieures, se caractérise par la possibilité pour les universités de sélectionner les lycéens en fonction de leurs résultats dans le secondaire. De plus, cette réforme amène un profond changement de l’organisation de l’enseignement supérieur à travers l’année de césure et l’individualisation des parcours, qui vont, selon les opposants à la réforme, renforcer les inégalités sociales à l’université. À l’heure où ce nouveau dispositif est vivement critiqué, il faut retracer l’historique de cette loi pour en comprendre la logique sous-jacente.

Sélection ou pas sélection ? La bataille des mots

« Orientation et réussite des étudiants » : c’est le nom de l’actuel projet de loi qui vise selon la ministre de l’Enseignement Supérieur Frédérique Vidal à assurer un accompagnement pédagogique pour les lycéens afin d’obtenir une place dans la filière universitaire qui leur convient le mieux. Cependant en face de cela , les opposants à la loi n’hésitent pas à évoquer une « sélection pour trier les étudiants », reprochant à la Ministre de mettre en place une « sélection qui ne dit pas son nom ». La première bataille qui s’enclenche est sémantique.

Du BAC à l’appréciation subjective, une sélection dans les faits

Pour savoir ce qu’il en est, regardons dans les faits ce qui pose problème. Le projet de loi vise à la modification de l’article L612-3 du code de l’éducation, qui pose les conditions d’accès à l’université. La première modification qu’il convient de noter est celle de la suppression de la priorité académique, dispositif qui donne le droit à tout bachelier d’obtenir une filière non sélective de son choix dans l’académie où se trouvait son lycée. Cette première modification n’est pas anodine puisqu’elle transforme la nature même du BAC, qui fut pensé non simplement comme un certificat d’études du secondaire mais aussi comme le premier diplôme du supérieur, donnant droit à des études.

La suite du processus s’apparente au fonctionnement même de PARCOURSUP. Mme Vidal explique que la procédure s’effectue en plusieurs phases, jusque-là rien de nouveau par rapport à APB. La première étape, qui est essentielle, concerne la publication d’attendus nationaux par le ministère, ou locaux qui sont remontés par les universités. Ceux-ci servent d’indication à destination des lycéens, parents d’élèves, professeurs de lycées et d’universités pour juger de l’adéquation d’un profil avec les différents cursus… Rien de contraignant (légalement) pour le moment, et c’est justement là que les phases suivantes de PARCOURSUP interviennent.

“Les universités se pratiquent déjà une sélection officieuse, notamment en sous-estimant leurs capacités d’accueil.”

Les vœux émis par les lycéens reçoivent un avis de la part des professeurs principaux et du conseil de classe de 2nd trimestre avec comme bases ces fameux attendus. Le but de ces vœux est qu’ils soient examinés par les lycéens mais aussi les établissements du supérieur qui auront accès à leurs dossiers. Puis c’est à ces mêmes établissements, sur la base de ces avis, des attendus, et des résultats du lycéen, qui tranchent en fonction de la nature des filières (non sélectives, sélectives et « en tension »). Pour les filières non sélectives, jusque-là ouvertes grâce à la priorité académique, le dispositif du « oui si » entre en jeu, permettant d’accepter la filière à condition de se conformer aux recommandations de l’établissement (année de césure, cours de rattrapage, cursus professionnels etc.). Mais en plus de cela, grâce à la catégorie « sous tension », qui regroupe 170 filières en France, les universités pourront faire valoir un « non » même à un lycéen de l’académie. Et tout cela, dans un contexte où les universités se plaisent à pratiquer déjà la sélection officieuse, notamment en sous-estimant leurs capacités d’accueil. 2

Cette réforme fait passer la condition d’acceptation du bachelier de la simple acquisition du BAC, des critères donc objectifs de qualification, à des critères subjectifs : l’appréciation d’un dossier fourni par le lycéen. C’est une sélection sur dossier qui s’applique dans les faits et qui marque le règne de la subjectivité, sans véritable garantie juridique au plan national, comme critère de validation et d’acceptation.

Pourquoi cette réforme : les argumentaires

Pour ses partisans, cette réforme veut panser les deux maux qui affectent aujourd’hui l’université : le taux d’échec relativement fort et, argument favori mis en avant, le tirage au sort. En effet, le taux d’échec à l’université déclenche souvent des polémiques quant à son étendue véritable et à son calcul. « 60% des nouveaux inscrits à l’université n’obtiennent pas leur licence » selon les chiffres annoncés par le Ministère, bien que de nombreuses organisations contestent la lecture des chiffres 3. C’est donc l’idée que cette réforme va adapter la demande de formation et la « compétence » de chacun à suivre lesdites formations. Ensuite, deuxième raison avancée, le tirage au sort. Ce dispositif était celui qui s’appliquait dans les filières dites sous tension. Résultat de ce dispositif : c’est près de 80.000 lycéens qui n’avaient pas d’affectation l’été dernier. Une situation impossible à tenir, qui avait en effet soulevé des contestations lors de la rentrée dernière et qui est aujourd’hui critiquée tant à droite qu’à gauche. La nouvelle loi entendrait ne plus laisser la place au hasard pour décider de l’avenir du lycéen.

Cependant, si le diagnostic semble être le même, les solutions diffèrent. D’un côté, le flanc droit, représenté tant par la Confédération des Présidents d’Université (CPU), la Fédération des Associations Générales Etudiantes (FAGE), ou la droite universitaire de l’UNI avancent la solution de la sélection.

De l’autre des syndicats étudiants comme l’UNEF ou Solidaires Étudiants, des syndicats professionnels SNESUP, CGT, FO et SUD des collectifs comme le groupe Jean-Pierre Vernant ou l’Association des sociologues enseignants du supérieur (ASES) 4 , tirent un diagnostic structurel et mettent en avant le manque de moyens humains et financiers à l’université qui s’est caractérisé par un budget de l’ESR (Enseignement Supérieur et de la Recherche) en très faible augmentation depuis des années. Celui-ci, avec la hausse considérable du nombre d’étudiants, conduirait à une situation où les demandes sont supérieures à l’offre, menant à un déficit de places ou à des baisses du nombre d’heures de cours. 5.

Pourquoi cette réforme ? Dix ans de politiques libérales à l’université

Depuis plusieurs années déjà, la France vit une augmentation conséquente de sa population étudiante du fait d’une tendance générale à la hausse démographique dans le pays mais aussi à une hausse de réussite au baccalauréat général. Ce constat devrait mener naturellement à une augmentation des moyens financiers et humains à l’université pour répondre aux besoins, mais c’est sans compter sur les projets politiques des gouvernements successifs.

Il suffit de revenir à la phrase de Noam Chomsky sur la stratégie pour privatiser un service public : « commencez par baisser son financement. Il ne fonctionnera plus. Les gens s’énerveront. Ils voudront autre chose. C’est la technique de base pour privatiser un service public. ». Une véritable leçon de tactique néolibérale qui marche aussi pour l’université et la mise en place de la sélection.

Pour comprendre les premiers pas de cette modification de l’ESR, nous pouvons revenir notamment sur deux réformes récentes : la loi LRU de 2007 et la loi Fioraso de 2013. La loi LRU de 2007 sur l’autonomie des universités instaure la gouvernance universitaire par le local et l’entrée du privé (non élu) dans les conseils universitaires à travers les personnalités extérieures. Les universités disposent de pouvoirs accrus sur leurs politiques de gestion budgétaire, de recrutement du personnel, devenant ainsi non plus des traductions locales d’un service public national mais une nouvelle entité, un acteur autonome qui se sépare peu à peu de l’État. Ces universités deviennent aussi par là concurrentes entre elles. Évidemment, il n’est pas encore question de privatisation et les universités ne sont pas des établissements de droit privé totalement indépendants de l’appareil étatique.

Par la suite, c’est la loi Fioraso de 2013 qui entre en jeu. Issue des négociations entre les organisations syndicales et le gouvernement de l’époque, cette loi entend apporter des nouveautés dans deux domaines. Dans le domaine social, elle augmente les bourses sur critères sociaux (bourses étudiantes), garantie offerte aux syndicats suite aux négociations. Dans le domaine de l’enseignement supérieur elle instaure l’obligation pour les établissements du supérieur de s’intégrer dans une communauté d’établissements avec d’autre établissements du supérieur, ces nouvelles entités portant le nom de COMUE. Celles-ci, pouvant sous certaines conditions construire de nouvelles formations ou des structures de recherche, visant « la promotion à échelles nationale et internationale » dans une logique concurrentielle et élitiste de l’enseignement supérieur. Après la multiplication des acteurs de l’ESR en concurrence les uns aux autres, on ajoute des mégastructures souvent incohérentes renforçant le phénomène de compétition universitaire dans la pure tradition de la marchandisation du savoir.

Les premières étapes semblent claires, création d’un marché et promotion de la logique de l’université d’élite notamment avec les offensives légales de l’autonomie universitaire et des COMUE. Mais cette promotion de l’élitisme à l’université ne s’arrête pas là. C’est par la promotion d’abord budgétaire que cela s’applique, notamment au travers de mise en place d’IDEX (Initiative D’excellence), ayant pour but de promouvoir des ensembles pluridisciplinaires de « rang mondial ». Et ajouter à cela les arguments répétitifs des classements internationaux des « meilleurs universités », comme le classement de Shanghai n’offrant pas la meilleure place à la France. Au passage, il convient de rappeler que la plupart de ces classements et notamment celui de Shanghai sont souvent critiqués pour ce qui est de leur pertinence6.

Un rapport de force institutionnel des plus défavorables

Cela fait 10 ans que cette logique dans l’enseignement supérieur est à l’œuvre, voire plus encore si l’on remonte à la réforme LMD ou au processus de Bologne. Une contestation idéologique qui n’a pas forcément eu de répercussion dans le rapport de force que veulent opposer les collectifs et les syndicats à cette loi. Alors que le débat sur la sélection traîne depuis quelques années et notamment à la suite du fiasco APB, les pions du gouvernement sont déjà avancés. Qu’en est-il de la contestation ?

Aujourd’hui dans le monde universitaire, les principaux opposants à la loi restent les syndicats. Du côté professoral, la majorité acquise par le SNESUP ne semble pas porter ses fruits. Au sein du syndicat majoritaire de l’ESR, la division fait rage, et s’est traduite par des oppositions fortes des différentes lignes ou tendances politiques pendant le dernier congrès de 20177. Malgré une prononciation contre le Plan Étudiant, l’action du syndicat peine à faire émerger une contestation efficace. De l’autre côté, si d’autres syndicats semble vouloir s’imposer (comme la CGT FERC SUP, SUD éducation ou FO), la composition des conseils nationaux témoigne d’une hégémonie encore très forte du SNESUP.

“Mais si la contestation étudiante semble impérative à cette heure, il est clair que la situation très fragile des mouvements de jeunesse ne paraît pas favoriser son déclenchement.”

Beaucoup plus attendu : le mouvement social étudiant. Celui-ci est l’objet de beaucoup d’espérance de contestation pour des raisons historiques et en particulier en France. L’UNEF, syndicat étudiant historique installé depuis plus de 100 ans, est très opposé à la sélection à l’université. Cependant celui-ci est en perte de vitesse et ce depuis plusieurs années. En témoignent les défaites électorales successives dans les élections universitaires au profit de la FAGE, qui est favorable à la réforme. L’effondrement électoral de l’UNEF ne semble pas profiter à d’autres structures plus radicales sur l’échiquier politique. En témoigne la situation de Solidaires étudiants qui ne parvient pas à obtenir un représentant national et dont l’amélioration des résultats ne suit pas mécaniquement la baisse de l’UNEF. C’est plutôt du côté de la droite universitaire qu’est apparue une certaine dynamique, représentée à travers l’UNI. Ou encore du côté des corporations étudiantes, de la FAGE ou de PDE, qui profitent de la dynamique. Des organisations qui ont renforcé leurs positions en investissant le terrain de la « vie étudiante » qui semblait abandonnée par les syndicats. Et ces organisations corporatistes, se sont déjà prononcées en faveur à la sélection. 8

Quant au rapport de force institutionnel, les 312 députés auront vite fait de régler la situation dans un parlement tenu par les “Marcheurs”.

Bifurcation sur le terrain de la bataille politique

Du point de vue des institutions en place, il est clair que le rapport de force, pour les opposants à la loi, est déjà perdu. Et le gouvernement en semble conscient, disposant de tout l’arsenal législatif lui permettant d’approuver la réforme, même au mépris d’une véritable discussion avec les « partenaires sociaux ». Il n’est plus question de cultiver sa position dans la société, mais bien d’appliquer le plus rapidement possible la réforme au risque d’apparaître impopulaire auprès d’administrations ou de parents d’élèves qui pourraient approuver la réforme mais ne sont pas d’accord avec son application actuelle. Face à cela, il n’y a qu’un mouvement social d’ampleur qui peut régler la question, donnant la possibilité de contrebalancer le pouvoir du gouvernement. Aujourd’hui, celui-ci fait ouvrir sa plate-forme alors que le législateur n’a pas définitivement tranché.

Mais si la contestation étudiante semble impérative à cette heure, il est clair que la situation très fragile des mouvements de jeunesse ne paraît pas favoriser son déclenchement. Entre adhésions moins fortes, défaites électorales ou succession de mouvements perdus10, le possible mouvement de jeunesse paraît dur à enclencher pour les organisations traditionnelles. La stratégie de négociations initiée par l’UNEF en 2013 se fondait sur une majorité acquise dans les conseils universitaires et avec en face un acteur politique ouvert aux négociations. Cette situation n’est plus la même lorsque la stratégie des pouvoirs publics est celle du « tout ou rien », imposant une blitzkrieg normative sur plusieurs sujets, par exemple la question de la réforme du Code du travail ou la suppression de l’ISF.

Les organisations syndicales (professionnelles, étudiantes et lycéennes) ont quant à elles décidé de se mettre en ordre de bataille et appellent déjà à une mobilisation le 1er février.

Une contestation du côté lycéen ?

Lors de la mobilisation Devaquet de 1986, ce sont les lycéens qui furent les acteurs principaux de la mobilisation. Étant le groupe le plus touché par la réforme, les étudiants ayant déjà leur place à l’université, la mobilisation avait pris de l’ampleur en premier lieu dans les lycées. La réforme actuelle est assez semblable sur la question de la sélection. Des syndicalistes lycéens ont déjà commencé le travail de mobilisation et en particulier de blocage, méthode souvent utilisée dans la contestation lycéenne.

La contestation de 1986 était aussi l’occasion d’une politisation accrue dans le milieu, ce qui a conduit des années plus tard à la création des premiers syndicats lycéens.

Dans ce milieu très peu syndiqué mais engagé, c’est l’occasion d’une contestation contournant toute forme traditionnelle d’organisation. Reste à voir ce que vont faire les organisations lycéennes ainsi que la masse des lycéens concernés par la réforme, qui apprennent petit à petit l’ampleur de l’attaque.

La situation aujourd’hui

La réforme commençait déjà à s’appliquer grâce au forcing effectué par le ministère. Elle comprendra la mise en place de la sélection pour l’entrée à l’université, la destruction du BAC en tant que premier diplôme du supérieur et la possibilité de contractualiser les relations étudiants/établissements au travers du mécanisme du « oui si », mettant en place l’individualisation des parcours. C’est tout le fonctionnement des universités qui est remis en cause avec cette loi qui ouvre la voie à une dérégulation constante de ce service public. En pleine concertation avec les établissements du supérieur, le gouvernement fait face à la contestation d’organisations étudiantes qui met en avant la fin des diplômes nationaux, l’individualisation des parcours, le risque sur les statuts des établissements ou de la fin de la compensation. Tout cela accompagné d’annonces sur la réforme du BAC qui devrait prochainement voir le jour et qui accentuent cette dérégulation juridique de l’enseignement et des qualifications. Si cette offensive unilatérale du gouvernement fait du bruit, cela ne semble pas freiner ses ambitions.

De leur côté, les lycéens commencent à appréhender la réforme, de quoi espérer que la mobilisation démarre pour opposer un rapport de force et une coupure politique à la dynamique Macron.

Sources :

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid30617/notes-flash.html

http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl0391.asp

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid122054/www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid122054/le-plan-etudiants-accompagner-chacun-vers-la-reussite.html

http://www.ares-infos.org/2013/06/03/retour-sur-la-loi-lru-au-lendemain-de-ladoption-de-la-loi-fioraso/

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid81469/22-juillet-2013-juillet-2014-que-change-loi-relative-enseignement-superieur-recherche.html

http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid51351/initiatives-d-excellence.html

https://fr.wikipedia.org/wiki/Repr%C3%A9sentation_%C3%A9tudiante_au_Conseil_national_de_l%27enseignement_sup%C3%A9rieur_et_de_la_recherche

https://fr.wikipedia.org/wiki/Repr%C3%A9sentation_%C3%A9tudiante_dans_les_%C5%92uvres_universitaires

http://www.snesup.fr/rubrique/chiffres-cles-adherents-resultats-des-elections

http://www.snesup.fr/rubrique/congres-dorientation-2017

https://www.solidaires-etudiant.org/blog/2016/10/05/selection-en-master-laccord-de-la-honte/

http://www.solidaires-etudiant.org/blog/2017/11/24/fin-de-la-compensation-a-luniversite-la-ministre-prise-la-main-dans-le-sac/

http://www.ferc-cgt.org/mobiliser-contre-le-plan-etudiant

https://www.solidaires-etudiant.org/blog/2017/12/09/le-gouvernement-compte-reformer-les-universites-par-ordonnances/

http://unef.fr/2017/04/28/non-a-lautorisation-du-tirage-au-sort-a-luniversite-les-etudiant%C2%B7e%C2%B7s-refusent-cette-nouvelle-forme-de-selection/

http://www.uni.asso.fr/

http://www.groupejeanpierrevernant.info/

http://www.cpu.fr/

https://unl-sd.org/lunl-sd/

1Le projet de Loi Devaquet a vu le jour en 1986 et a du être retirer à la suite d’une contestation lycéenne importante. Celui-ci prévoyait une mise en place d’une sélection à l’entrée de l’Université.

2http://unef.fr/2016/07/19/sosinscription-capacites-daccueil-selection-illegale-lunef-denonce-le-parcours-du-combattant-des-bacheliers/

3http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article7838

6http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/08/16/universites-le-classement-de-shanghai-fortement-discute_4983511_4355770.html

7http://www.snesup.fr/rubrique/congres-dorientation-2017

8https://www.fage.org/news/actualites-fage-federations/2017-11-08,fage-plan-etudiants-des-mesures-sociales-pour-accompagner-la-reforme.htm

9Le Conseil Supérieur de l’Education ainsi que plusieurs Conseil Universitaires se sont prononcé contre l’applicaiton du Plan Etudiant.

10Reforme des retraites 2010, Loi travail 2015.

Crédits Une : Wikicommons, Jokx

“On voulait casser l’éminence des médias dominants” – Entretien avec Osons Causer

©Vincent Plagniol.

Révélés au grand public par l’intermédiaire du collectif “On Vaut Mieux que ça”, Ludovic Torbey et Stéphane Lambert, deux des trois animateurs de la chaîne Youtube “Osons Causer” nous ont accordé un entretien. Ils reviennent sur les enjeux politiques du moment et sur leur position de média en rupture avec les médias télévisuels et la presse dominante.  Leurs mots d’ordre ? “Un plan simple, des mots simples pour réfléchir sur un truc complexe et sérieux”. Basique.

LVSL – Osons causer est aujourd’hui l’une des chaînes politiques les plus influentes que l’on peut trouver sur Youtube. Quel a été le but de votre démarche lorsque vous avez lancé Osons Causer ?

Ludo: C’est un projet né de la conjonction de deux zonards (Xav et moi) sous le haut patronage de Steph. Le premier zonard, c’est moi. En 2014 – 2015, j’habitais nulle part à Paris après avoir raté mes agrégations quatre années de suite. Steph m’a proposé de squatter chez lui, dans sa coloc’ à Ménilmontant. C’est là où j’ai rencontré l’autre zonard, Xavier. Lui, au départ, il voulait passer les concours d’école de journalisme. Mais surtout, comme il connaissait bien le Youtube US, il réfléchissait à tout l’espace qu’il y avait, sur le Youtube français, pour faire des sciences sociales ou du décryptage politique. C’est en discutant ensemble, Xav et moi, à partir de nos deux expériences, qu’a commencé à germer le projet. Et, comme tu l’imagines, à force de parler, on a fini par se lancer dans l’aventure Osons Causer. Steph participait à nos discussions et s’est rapidement greffé sur l’aventure. Je devais rester 15 jours dans la coloc’ mais c’était tellement stimulant que je suis resté un an et demi !  A l’origine on avait pas de grand projet précis. On savait juste qu’on voulait être à la croisée du journalisme, des sciences sociales et de la mobilisation politique en prenant parti pour des causes. On savait qu’on voulait casser l’éminence des journalistes qui se prennent au sérieux avec leur ton convenu, qui s’habillent toujours pareil, avec un décor qui fait peur. On voulait être plus proches du spectateur, d’où le cadre de la chambre, le phrasé d’une discussion entre potes qui n’a rien à voir avec le cérémonial des émissions politiques. Pour les sujets, on était complètement perdus, on n’avait jamais appris à écrire, on a appris en le faisant.

“On savait qu’on voulait casser l’éminence des journalistes qui se prennent au sérieux avec leur ton convenu, qui s’habillent toujours pareil, avec un décor qui fait peur. On voulait casser cette relation et créer un outil de proximité d’où le cadre de la chambre, le phrasé plus proche des discussions entre potes que du cérémonial des émissions politiques.”

Steph : Aujourd’hui si on devait commencer une chaîne, on nouerait tout de suite des relations avec d’autres youtubeurs. On irait voir qui fait des vidéos qui ressemblent à ce qu’on fait, pour demander des conseils et des avis en leur envoyant nos vidéos… A l’époque on savait rien faire, on savait même pas que c’était important de bien choisir un titre, on savait même pas faire une vignette….On avait une formation de personnes qui ont fait des études supérieures de sciences sociales. On ne connaissait rien au b.a.ba d’un projet vidéo web.

Ludo : Mais heureusement, y’avait les commentaires ! Cela nous a vraiment beaucoup aidé.

Avez-vous hésité à collaborer avec Médiapart ?

Ludo : Non, de fait c’est une de nos sources d’information principales et c’est en plus l’un des acteurs ayant le plus de succès sur le journalisme d’information sur le web, on n’a pas hésité. Non ça n’a pas fait débat, on voyait ça comme une opportunité, sans réaliser ce qu’on allait apprendre avec la contrainte du format. On s’était engagé à faire des vidéos de 5 minutes. On a appris énormément ainsi sur l’écriture, la concision, simplement parce qu’on avait une supervision, une date de rendu, et un format imposé à respecter. 

Avez-vous été militants un jour ou bien pas du tout ?

Ludo : Moi j’étais militant au lycée et au début de mes études. Je connais ce monde là. Mais, ce n’est pas le cas de Stephane et Xavier.  Aujourd’hui on n’est pas trop connecté à ce monde là.

Stéphane : On a fait des manifs, on a une culture politique, Xav était un peu plus écolo. Aucun de nous deux n’a jamais milité dans un parti. On a commencé à « faire de la politique » comme ça, sur le tas. Par exemple, en taffant nos vidéos, on a compris que c’était beaucoup mieux d’expliquer des trucs à partir de l’actualité. Au début, on essayait de faire de la vulgarisation hors actu. On faisait des vidéos sur les médias, sur les sondages et leurs biais et d’autres sujets « froids » du même genre. Ça marchait pas si mal mais nos vidéos ont vraiment explosé au moment où on a sorti notre format « Facebook » qui était centré sur l’actu, qui reste ce dont tout le monde va parler en famille, au travail, et qui est donc une magnifique porte d’entrée pour expliquer des trucs. Depuis, on essaie de faire un mélange entre l’actualité et la vulgarisation des sciences sociales. Le but est de se servir de l’actu pour introduire de nouvelles façons de penser. On essaie de rendre tout ça attractif et clair. On essaie de trouver des titres qui retiennent l’attention des gens, et de rendre notre propos accessible, même si ce qu’on dit est assez compliqué. Par exemple, notre vidéo la plus vue, c’est « Si vous hésitez à voter Macron, regardez ça ». Derrière ce titre accrocheur, on aborde l’évaluation du CICE. Le Crédit impôt compétitivité emploi, c’est compliqué. Il faut bien expliquer ce que ça veut dire, et essayer de rendre compréhensibles les rapports d’évaluation économique qui existent sur ce dispositif. Là, tu te heurtes tout de suite aux chiffres, aux calculs, et à ce qu’ils évoquent chez les gens. Franchement, c’est quoi 500 millions ou 5 milliards ? En vrai, à partir d’un million, tu ne peux plus te représenter les choses. Tout notre travail, dans cette vidéo, c’était de rendre digestes ces chiffres et ces calculs souvent rebutants. Une partie de notre travail, c’est  donc de rendre compréhensibles et concises des informations abstraites et académiques intéressantes, mais dures à se représenter. Et le tout dans un format court. Parce qu’il ne faut pas s’inventer d’histoires, l’attention des gens n’est pas un dû. Tout le monde n’a pas 15 minutes à consacrer au CICE. C’est notre job de rendre ces infos chiantes accessibles dans un format assez court pour être regardé au-delà des cercles les plus concernés.

Ludovic Torbey. ©Vincent Plagniol

 

Vous êtes tous les trois à plein temps dans le projet Osons Causer. Comment vous financez-vous ?

Ludo : Aujourd’hui on se finance beaucoup avec les dons. Pendant la campagne, il y avait le partenariat avec Mediapart, mais aujourd’hui ce ne sont presque que des dons, et quelques partenariats de temps en temps.

Vous avez été quelques uns des youtubers les plus critiques à l’égard de Macron pendant la campagne présidentielle. Il est à présent possible de faire un premier bilan de sa politique économique. Les 200 premiers jours confirment-ils les craintes que vous exprimiez durant la campagne présidentielle?

Steph : Le bilan de Macron avant qu’il arrive à l’Elysée est quelque chose qu’on a souvent tendance à oublier, mais c’était un enjeu pour nous pendant la campagne. Même si on pouvait l’imputer à son boss, François Hollande, Macron avait un bilan en tant que ministre de l’économie et, avant ça, au secrétariat général de l’Elysée. Macron a, avec sa casquette de conseiller du prince, joué un rôle clé dans l’élaboration du CICE et de toutes les politiques économique dites « de l’offre » qui sont maintenant confirmées et développées depuis qu’il est président. Nos craintes et nos alertes pendant la campagne sont donc confirmées. Il y a une continuité politique claire entre les deux quinquennats. A une importante exception près, la partie gauche du PS qui limitait un petit peu les dégâts sous Hollande, n’est plus là pour jouer son, petit, rôle dans la « majorité présidentielle » Sinon c’est comme prévu.

Ludo : Il faut bien comprendre que, dans la Vème République, quand tu gagnes la présidentielle, t’as d’immenses chances de gagner – et haut la main – les législatives. Pourquoi ? Parce que, depuis 2002, le président est élu, comme les députés, pour cinq ans. Et les dirigeants de l’époque, Jacques Chirac et Lionel Jospin ont décidé que l’élection présidentielle devait avoir lieu avant les législatives. Cette décision est lourde de conséquences. Le parti du président élu en mai est euphorique, il vient de gagner, et reste mobilisé en juin au moment des législatives. A l’inverse, les forces défaites en mai peinent à mobiliser autant leur électorat trois semaines plus tard pour élire les députés. Le camp du président est donc structurellement avantagé pour les législatives. C’est ce qui s’est produit durant cette élection. En Marche a fait une razzia (314 sièges sur les 577) et Macron dispose donc des « plein pouvoirs ».  Avec ces pleins pouvoirs, il dispose de cinq ans où il peut faire tout ce qu’il veut. Et il ne s’en prive pas. On reste devant ce constat : tout ce qui était en fait dans son programme, il le suit.

“Là Macron est élu avec ses amis au pouvoir, avec plein de gens du privé dans les cabinets et les ministères, et des députés qui sont des bleus. Il fait ce qu’il veut. C’est la Vème République.”

Stéphane Lambert. ©Vincent Plagniol[/caption]

Steph : Enfin, déconne pas, il ne fait pas « tout » son programme. La plupart des mesures en faveur du pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, je pense au remboursement des lunettes ou à l’exonération de la taxe d’habitation, on en voit pas la couleur ! Ces mesures sont reportées ou négociées pour plus tard. A contrario, les mesures qui sont en faveur des plus aisés; elles ont été mises en place très rapidement. Macron n’a pas attendu un instant pour imposer sa « Loi Travail XXL » et baisser immensément la fiscalité des plus possédants – avec la réforme de l’ISF et le prélèvement forfaitaire unique à 30% sur le capital, les possédants n’auront jamais payé aussi peu d’impôts.  Il y a donc dores et déjà un décalage dans l’application des promesses qui favorise toujours les mêmes. L’urgence pour Macron, c’est d’aider les privilégiés, ceux que la vie avantage déjà, les lunettes ou le pouvoir d’achat des autres, du 99% dont on fait partie, c’est pas pour tout de suite !

Ludo : Il en reparlera quand il aura besoin d’être réélu. Il réserve les réformes impopulaires au début de mandat, et les quelques mesures un peu sympas à la fin. Je voudrais revenir sur la nouvelle Assemblée nationale. J’aimerais dire que, malgré la similarité des politiques économiques mises en place, En Marche ! c’est pire que le PS. Sans même se demander à quel point Hollande était libéral, le pouvoir hollandais s’appuyait sur un parti, et une aile gauche qui conduisaient à éviter que ce soit un programme entièrement macroniste. Là, Macron est élu avec ses amis au pouvoir, avec plein de gens du privé dans les cabinets et les ministères, et des députés qui sont des bleus, qui n’ont pas les compétences et la motivation nécessaire pour jouer leur rôle. Les députés LREM sont des marionnettes. Pas seulement parce qu’ils bafouillent à la télé, mais parce qu’ils ne savent pas déceler les sales coups. Là tu imagines, près de 300 députés néophytes, qui n’ont aucune expérience des mesquineries politiques –   ils n’ont peut-être même jamais mis les pieds dans une réunion de copropriété, – imagine ce que les briscards qui entourent Macron vont en faire ! N’oublions pas non plus que l’homme qui a choisi les candidatures pour les députés En marche ! , c’est Jean-Paul Delevoye, un chiraquien, ancien président de l’association « Les maires de France » et qui est un historique du centre-droit proche du RPR. Imagine ce que cet homme connaît des petits rouages et des roublardises. En résumé, la Vème République ultra-présidentialisée, c’est déjà pas terrible pour avoir un contre-pouvoir, mais alors avec un parti « flash mob » LREM manipulable à souhait, le pouvoir de Macron est plus absolu que jamais !

Steph : On peut aussi retenir que dès ce début de mandat, bon nombre de promesses européennes sont déjà passées à la trappe. Pour l’instant il a donné beaucoup de gages à Merkel de sa volonté de faire des réformes structurelles. Par contre, il n’a rien obtenu de substantiel, même sur la directive travailleurs détachés. Il n’a rien obtenu si on regarde dans les détails. Donc tout un tas de promesses européennes – certaines formes de protectionnisme aux frontières de l’UE, les travailleurs détachés –  qui avaient été faites pendant la campagne sous la double pression de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon sont, pour le moment, oubliées. Il n’y a quasiment aucun résultat sur les négociations…

Ah, y’a peut-être quand même un élément positif dans la présidence de Macron. Un élément positif reste sa politique étrangère où il a l’air, pour le moment, moins néo-conservateur que Valls et Sarkozy… A voir la part de communication et d’affichage, mais les premiers retours des connaisseurs des affaires étrangères donnent à penser qu’un certain nombre de gens nommés sont moins néo-conservateurs que dans les deux mandats précédents.

Macron a été utilisé par les Français pour chasser l’ancien personnel politique. Cependant, on voit réapparaître les mêmes travers qu’avant. Penses-tu que ce transformisme puisse durer longtemps ? 

Ludo : Selon moi, c’est impossible de jouer la carte du « tout nouveau » en permanence. Un turn-over constant est impossible. La Vème République l’empêche dans sa Constitution par les sénateurs qui sont élus parmi les vieux élus locaux issus des combines entre appareils partisans. Comme il y a des sénateurs, à  la fin, malgré le renouvellement, le poids des vieilles familles politiques se fait sentir.

Evidemment, pour le camp de Macron, la carte du « renouvellement » n’est pas forcément la carte à jouer pour les prochaines élections. Elle a déjà été jouée, et très bien jouée. C’est toujours risqué de se lancer dans la divination politique, mais je pense que Macron va essayer de se faire réélire en jouant un classique des réélections : l’approfondissement. Il faudra reconduire la team Macron pour « approfondir les réformes et lui laisser le temps d’améliorer, encore, le sort de notre pays ». Pour cela, en total continuité avec son positionnement de campagne, Macron cherchera à rester central. En face, on ne sait pas trop ce qui va se passer. Du côté du FN, on ne sait pas encore ce qu’il se passera. Il y a une recomposition en cours, on ne sait pas exactement ce que ça va donner. On verra aussi ce qui va sortir du côté de la France Insoumise, de Hamon, du PC…

Notons, encore une fois, que Macron place ses pions avec beaucoup d’ingéniosité. Sa façon de construire un gouvernement en y incluant les technos de droite (Philippe, Le Maire), sa façon de gérer l’Assemblée Nationale (en animant sa majorité flashmob et en plaçant De Rugy au perchoir, qui est parti avec la majorité des élus EELV), et enfin la façon dont il traite Valls, montrent qu’il n’est pas là pour rigoler. On risque de le revoir la prochaine fois. Et puis, n’oublions pas, Macron est le plus jeune de ses challengers probables. Du coup, il est quand même dans un cadre assez favorable. Il va se présenter en homme capable de casser les populismes. Il va continuer sa communication à la Poutine-Trudeau-Obama. On le verra courir partout, aller dans un char d’assaut et en train de faire de la boxe et du tennis. Il va continuer à faire cette com « active » à la Poutine et il diffusera plein de messages sur des valeurs et des thèmes sociétaux qui n’engagent à rien et qui lui donnent le beau rôle. Le « make the planet great again » destiné à « répondre à Trump » en est un exemple chimiquement pur. Ça n’engage à rien, ce n’est que du vent, mais ça fait parler et, surtout, ça donne à Macron le beau rôle face au grand méchant Trump.

Steph : C’est justement une part du travail que l’on estime avoir fait et que l’on continuera à faire. Nos vidéos prennent des éléments de com’ politique et montrent ce qu’il y a derrière, à savoir le décalage entre la communication et les décisions prises. C’est en quelque sorte de l’éducation populaire, mais aussi de l’auto-éducation, parce que nous mêmes en faisant la vidéo, on se forme, on apprend des choses. On essaie de montrer le décalage entre la belle image et ce qu’il y a derrière.

Le gouvernement donne l’impression d’avoir (plus que jamais) les mains libres. Les manifestations organisées n’ont pas rencontré un franc succès, et aucun mouvement ne semble se constituer en opposition crédible. Penses-tu que nous sommes dans une impasse ?

Ludo : Les citoyens sont résignés pour une bonne raison : le système institutionnel de la Vème République, qui organise la monarchie présidentielle. Macron a les pleins pouvoirs, comme on l’a dit plus haut. Il avait annoncé sa loi Travail XXL et le recours aux ordonnances.  A quoi bon se mobiliser, faire grève, sacrifier son salaire quand le monarque Macron est dans une telle position de force ? Je ne suis pas un adepte de la théorie des choix rationnels de l’homo economicus, mais quand même, quand tu t’engages dans un mouvement social, tu penses à ta probabilité de gagner. Quels étaient, ici, les gains imaginables ? Du coup il ne faut peut-être pas juger les mobilisations de début de quinquennat aussi sévèrement en les comparant à la mobilisation de fin de quinquennat où Hollande avait mis une espèce de chape de plomb à cause de son vernis socialiste sur beaucoup de mobilisations.

“Pour nous, on est dans une phase, comme toutes les phases post-présidentielles, c’est une phase où tu construis, ou t’essaies d’approfondir”

 

Steph : Mais sous Hollande, il ne s’est rien passé non plus en début de quinquennat. Il venait pourtant de voter le CICE, et de trahir sans vergogne sa promesse de « renégociation des traités européens ». Sur des gros dossiers, y’avait quoi comme mobilisation ? Rien. Cependant, il faut noter une chose : l’état de grâce de Macron il a duré combien de temps ? Macron propose une très belle com, dispose de l’adhésion de beaucoup de gros éditorialistes, et malgré tout ça, sa côte de popularité diminue. Ce n’est pas si évident que les gens soient si résignés. On est dans une phase, comme toutes les phases post-présidentielles, c’est une phase où tu construis, où t’essaies d’approfondir, où tu crées un journal qui s’appelle « Le vent se lève », pour lequel tu lèves des fonds pour avoir les moyens de travailler, c’est une phase où t’essaies de reprendre les questions qui ont divisé dans la période d’avant, de mieux comprendre les enjeux, pour être mieux armé la fois suivante. Tu te concentres sur l’essentiel et t’essaies de commencer à construire.

L’espace politique semble malheureusement se réduire sur Internet. Facebook va probablement favoriser les pages commerciales par rapport aux pages politiques…

Steph : C’est ce qui se dessine, même si dans la période récente, il faut reconnaître que Youtube et Facebook ont clairement énormément servi à l’écologie, aux luttes anti-corruption, à l’indignation contre l’évasion fiscale. Plein de thèmes hyper-intéressants qui perçaient peu dans les médias traditionnels ont irrigué ces plateformes, venant de n’importe qui, et c’est peut-être pas complètement étranger à la dynamique de la présidentielle en France, de celle de Sanders aux États-Unis, de Corbyn en Angleterre.

Ludo : Puis, il y a un fort pouvoir des réseaux sociaux au sein des médias mainstream, que l’on ne perçoit pas immédiatement. Il y a quelques années, des mains au cul dans des talk-shows à grande écoute ça passait crème. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. C’est un bain idéologique, et c’est sûr que les réseaux sociaux créent une immédiateté de la réponse qui a des effets énormes sur les esprits et sur les pratiques, y compris sur des espaces aussi dominants – masculins, blancs, libéraux – que les plateaux télé. Et je pense qu’il faut vraiment mesurer ce qu’on a gagné, le camp des petits gens, des ordinaires, qui s’informent sans passer par les gardes-fous et le prisme des médias classiques qui imposent un moule pour être publié, passer à la télé… Y’a plein  de gens ordinaires, et de questions ordinaires qui ont percé grâce aux réseaux sociaux. Bon on est un peu inquiets pour Facebook, mais en même temps on se dit : quelle est notre compétence ? Notre compétence c’est de faire un contenu clair, que t’as envie de partager. Bah ça, ça intéresse tous les réseaux sociaux et singulièrement Facebook. Donc en réalité ils dépendent aussi de nous.

L’Union Européenne a été au centre de plusieurs controverses ces derniers temps (glyphosate, perturbateurs endocriniens, drapeau européen….). Dans tes vidéos, tu tiens un discours euro-critique. Un débat particulièrement vif traverse les mouvements anti-libéraux depuis la crise grecque, à propos de la nature de l’Union Européenne, de la possibilité de la réformer, ou de la nécessité, ou non, de la quitter. Est-ce que vous pensez qu’elle est réformable, ou pas ? Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Ludo : Avant de répondre, il y a déjà une question immense, c’est la sortie de l’Euro. Comment, à quel coût, avec qui ? C’est un des sujets qu’on suit de près, sur lequel on fait beaucoup de recherches pour voir où ça en est. La question reste en suspens. Revenons maintenant à l’Union Européenne réformable ou non. Jetons un coup d’œil à l’histoire. Ce qu’on sait, c’est qu’il y a eu des moments où les tenants de la réforme « sociale » de l’UE, de l’Europe sociale, ont été hégémoniques au Parlement Européen. Dans les années 90-2000, le groupe socialiste était au pouvoir partout en Europe. Ce sont eux qui ont négocié l’élargissement et ne se sont pas occupés des règles de libéralisation, des travailleurs détachés, ce sont eux qui ont voté la directive Bolkenstein, et qui ont construit, en fait, les bases de la crise de l’Euro en laissant exploser la dette publique grecque maquillée par Goldman Sachs. Il y a donc un bilan de cette famille politique et de cette stratégie.

“Une liste des paradis fiscaux est parue hier, publiée par l’Union Européenne, et si l’UE inscrit dans ses principes fondamentaux la liberté des capitaux, alors en l’absence de réglementation commune faite sur ce sujet, c’est impossible de faire quelque chose de bien sérieux contre l’évasion fiscale.”

Ensuite, comment tu obtiens quelque chose à l’intérieur des rouages de l’Union Européenne ? Faut pas se payer d’illusion sur le rôle du Parlement Européen, qui n’a pas de pouvoir d’initiative. C’est une chambre d’enregistrement. Tout ce qu’elle peut faire c’est voter des avis. La majorité des votes au parlement ne débouchent sur rien. Les quelques textes qui « passent » sont ensuite renégociés dans des institutions opaques, qui n’existent dans aucun texte ou aucune brochure expliquant le « fonctionnement de l’Union européenne » : les trilogues.  Les trilogues sont des commissions qui rassemblent des représentants du Parlement, des représentants de la Commission européenne et les ministres du Conseil Européen concernés qui sur chaque sujet tranchent pour écrire ensemble ce qui sera, vraiment la loi européenne. Et tout ce que peut faire le Parlement, c’est d’établir une position, par le vote, puis d’élire des représentants pour après négocier à trois avec le Conseil Européen et la Commission. Et le parlement n’est, évidemment, pas l’organe le plus écouté dans un trilogue. Le vrai pouvoir européen est donc dans le Conseil Européen, qui rassemble les gouvernements des 27 Etats. C’est lui, qui choisit les commissaires européens, qui peut faire les minorités de blocage pour que rien ne se passe (coucou l’harmonisation fiscale et sociale) et peut refuser de traduire quelque chose dans son droit national. Donc si tu adoptes une stratégie pour changer l’Europe, en jouant encore l’Europe, ce qui semble être l’option de Guillaume Balas et de Benoît Hamon, il faut d’abord gagner ta place au Conseil Européen de façon assez forte pour être entendu. Toute option de « changer l’Europe », de « construire l’Europe sociale », qui s’appuierait exclusivement sur le Parlement est une arnaque. Le pouvoir, dans l’Union Européenne, n’est pas au Parlement. Ceux qui parleront de « l’importance cruciale des élections européennes pour réorienter l’Europe » ou du « pouvoir du Parlement Européen » sont, selon, moi ou des naïfs ou des menteurs.

Ludovic Torbet et Stéphane Lambert d’Osons Causer. ©Vincent Plagniol

 

Steph : Et il y a toujours le problème des traités européens, qui ne sont réformables qu’à l’unanimité. Quelle que soit la stratégie, il faut donc à un moment ne pas respecter les traités européens et la règle d’unanimité pour réformer certains éléments fondamentaux. Typiquement, on n’a absolument pas entendu Macron s’exprimer récemment sur  l’évasion fiscale et toutes les pratiques d’optimisation fiscale légales ou non, qui ont fait l’actualité avec les Paradise Papers. Toutes ces pratiques là sont en train de ruiner les finances des États et elles se font au Luxembourg, en Irlande, en Suisse, aux Pays-Bas. Une liste des paradis fiscaux est parue hier, publiée par l’Union Européenne. Evidemment, elle ne comporte aucun Etat membre de l’Union ! Du reste, si l’UE inscrit dans ses principes fondamentaux la liberté des capitaux, alors, en l’absence de réglementation commune faite sur ce sujet, c’est impossible de faire quelque chose de bien sérieux contre l’évasion fiscale.

Ludo : Les députés européens peuvent avoir un rôle de lanceur d’alertes mais il ne faut rien attendre du Parlement si on aspire à un bouleversement majeur de l’Union Européenne.

Que pensez-vous du revirement du FN sur la sortie de l’Euro ?

Steph : C’est un phénomène intéressant, essentiellement lié au départ de Philippot. L’Euro est un élément symbolique, mais il y a d’autres choses qui vont avec, notamment certains éléments traditionnellement plus de gauche dans le programme économique, dont l’évolution est associée à la personne et au courant que portait Philippot, et là il s’est fait dégager, donc il y a toute une partie de l’extrême-droite classique dans le Front National qui est en train de ronger son frein, d’autant plus que Macron est très central et ratisse large. Il n’y a qu’un petit espace politique pour une droite hors Macron et il y a le FN. Donc à un moment, ça peut-être tentant de fusionner avec la droite classique.

Ludo : Ce sera aussi un combat à mort pour le monopole de la droite. Avant de parler de fusion, il y a une lutte pour savoir qui gardera la gamin.

Steph : C’est intéressant, et ça risque de libérer la discussion indispensable de l’autre côté de l’échiquier politique sur l’Union Européenne, du chantage permanent du programme du FN.

L’Union Européenne vient d’autoriser pour cinq ans l’utilisation du glyphosate. Et le gouvernement de se justifier en disant que cette autorisation ne signifiait pas qu’il n’était pas possible d’imposer des réglementations à l’égard du glyphosate à échelle nationale. Qu’en pensez-vous ?

Stéph : Je ferai une réponse qui n’engage que moi, mais on a travaillé sur le glyphosate quand on a fait une vidéo pour expliquer comment l’évaluation faite par l’EFSA (l’agence européenne en charge de son évaluation) avait été très mal faite et biaisée, par rapport à l’évaluation de l’OMS de l’année précédente, même si les deux ne répondaient pas exactement à la même question. Il est clair qu’il y a eu beaucoup de lobbying dans l’Union Européenne ces dernières années. Il y a eu des financements de la recherche par Monsanto avec des financements cachés, des chercheurs sérieux qui ne faisaient que signer pour des recherches qui avaient été faites en sous-main par des chercheurs de Monsanto. Ce qui sort de ça, c’est que Monsanto ne publiait que ce qui allait dans son sens.

“Il y a eu beaucoup de lobbying dans l’Union Européenne et pendant ces dernières années de financement de la recherche par Monsanto avec des financements cachés, des chercheurs sérieux qui ne faisaient que signer pour des recherches qui avaient été faites en sous-main par des chercheurs de Monsanto.”

Cependant, les études récentes semblent montrer que le glyphosate n’est absolument pas cancérigène pour les consommateurs. Les doses sont beaucoup trop faibles. Pour ce qui est du volet perturbateurs endocriniens, là aussi la réponse a l’air d’être négative. Par contre, pour les gens qui y sont exposés le plus, c’est-à-dire les agriculteurs, ou les populations proches des zones d’épandage, la question n’est pas totalement fermée, et le glyphosate peut avoir de plus lourdes conséquences sanitaires. Dans les pays où c’est utilisé, en Europe ou aux États-Unis de manière pas trop intensive, cela ne cause apparemment pas significativement plus de cancers. Cependant en Argentine, ou d’autres endroits où ils en usent de façon plus abondante, même si les problématiques de sol, de culture sont différentes, c’est moins clair. Pour moi la dangerosité n’est donc pas si claire, et des recherches que j’ai vu, en étant honnête et en ayant creusé le sujet, il semble que la dangerosité du glyphosate utilisé avec modération n’est pas évidente. Il faut aussi se demander par quoi le remplacer. De plus, le glyphosate est utile dans certaines techniques agricoles de conservation, de couverture. Cela pourrait être l’allié d’une agriculture de conservation. Donc de ce que je comprends du dossier, ce n’est pas si évident que ça en a l’air. Même si ça n’enlève rien au fait qu’à pleins d’étapes d’évaluation il y a eu du lobbying de Monsanto, de la recherche payée. Après il y a toute la question de l’impact environnemental. Ce que je viens de dire, c’est juste pour tempérer la problématique sanitaire.

Ludo : Ça tue des plantes quoi ! Si tu veux de la biodiversité, et éviter qu’à moyen et long terme, tes sols deviennent de la laine de verre tout juste bonne à éponger les intrants que tu injectes, alors il faut peut-être envisager aussi de laisser vivre les mauvaises herbes.

Steph : Derrière le cas particulier du glyphosate, il y a une question structurelle très importante qui se pose quasi-systématiquement lors des décisions européennes, c’est le problème de l’accès aux décideurs, et du lobbying en Europe. Sur les perturbateurs endocriniens, le consensus scientifique est très clair. Quand il s’est agi de donner une définition pour pouvoir les interdire, l’UE a retenu la définition des industriels.  Cette définition est absurde. On en exclut des produits chimiques qui ont été faits pour perturber le système endocrinien de tout un tas d’insectes dans l’agriculture pour qu’ils meurent. Ils ont été fait pour être des perturbateurs endocriniens !

Et alors que la France avait par la voix de Ségolène Royal défendu la définition des scientifiques, Hulot a cédé sur cette question, très chère aux allemands qui ont Bayer, le mastodonte de la chimie avec lequel vient de fusionner… Monsanto. Le monde est petit !

Propos recueillis par Vincent Ortiz.

Crédits photos : ©Vincent Plagniol

 

La “méthode Collomb”, une politique anti-réfugiés qui ne dit pas son nom

Les migrants accueillis à l’université Lyon II manifestent devant le lieu d’expulsion ©Collectif Amphi C

Alors que le projet de loi sur l’asile et l’immigration va être débattu à l’Assemblée nationale dès février, l’OFPRA a annoncé cette semaine qu’un nombre record de demandes d’asile a été enregistré en 2017, avec plus de 100 000 requêtes. Nul doute que ces chiffres vont être instrumentalisés dans la négociation par avance houleuse du projet de loi. Et inutile de dire que la politique prévue par le gouvernement semble balayer toute approche humaniste de la question.

 

Une politique répressive

Le projet de loi sur le régime d’asile européen et la circulaire du ministre de l’ntérieur Gérard Collomb illustrent en effet la stratégie gouvernementale, qui consiste essentiellement à renforcer la législation répressive contre les migrants. La circulaire du 13 décembre somme les préfets d’augmenter le nombre d’éloignements forcés, avec la mise en place d’équipes mobiles chargées de contrôler les situations administratives dans les centres d’hébergement d’urgence, ce qui signifierait l’intervention policière sans décision de justice et la transmission à l’Etat de données individuelles.

La future loi sur le régime d’asile européen a quant à elle pour objectif de permettre l’accélération des procédures en effectuant un tri systématique des migrants arrivant sur le territoire : elle prévoit en ce sens la rétention en centre des migrants dublinés, mais également l’allongement de la durée de rétention des migrants en attente d’expulsion. Elle est dénoncée par le défenseur des droits Jacques Toubon comme permettant de priver de libertés les demandeurs d’asile.

Des dénonciations multiples

Cependant, la vision binaire que porte le gouvernement, distinguant “bons” et “mauvais” migrants, se heurte à l’indignation de la société civile, notamment avec la dénonciation remarquée du projet de circulaire Collomb par 19 associations le 20 novembre dernier. Ces associations ont saisi le 10 janvier le juge des référés du Conseil d’État contre les circulaires “hébergement d’urgence” et seront à nouveau reçues par Edouard Philippe le 11 janvier.

Les associations dénoncent la volonté de mettre en place un contrôle discriminatoire et systématique au sein de lieux indépendants de l’État. La mise en place de cet inquiétant arsenal répressif est pointée du doigt au sein même de la majorité : en témoigne la question de la députée Sonia Krimi (LREM) dans l’hémicycle le 19 décembre, qui assimile la circulaire à une série de “caricatures simplistes et cyniques“. En réponse, le ministre de l’intérieur se contente de citer des statistiques, conformément à la politique du chiffre qu’il souhaite mettre en place. Une position qui tend de plus en plus à diviser au sein de la majorité : le député LREM Jean-Michel Clément a pour sa part exprimé mardi 9 janvier sa volonté de mettre en place un groupe de frondeurs.

Lyon, laboratoire de la “méthode Collomb”

Pour avoir un aperçu alarmant de ce à quoi peuvent mener les prérogatives du ministre de l’intérieur, il suffit de jeter un œil à la gestion migratoire de la ville de Lyon, dont Gérard Collomb a été maire de 2001 à 2017, et qui illustre déjà cette logique de criminalisation des migrants. Ainsi, il avait décidé durant l’été caniculaire 2016 de couper stratégiquement l’eau potable de fontaines publiques  pour éviter qu’elles ne deviennent des lieux de regroupement de sans-abris et donc que ceux-ci soient visibles des touristes.

Une volonté méthodique de cacher les migrants, également mise en oeuvre lors de la venue du président de la République à Lyon début septembre, lorsque la police avait ordonné la dissimulation du camp de l’esplanade Nelson Mandela par laquelle passait le convoi présidentiel. La politique locale se mue en nationale lorsque Gérard Collomb est nommé ministre de l’Intérieur : ainsi justifiera-t-il les lacérages de tentes et autres violences policières dans la Jungle de Calais par une volonté de ne pas “créer un appel d’air” conduisant les migrants à “s’enkyster”.

Face à cette politique, des étudiants se sont récemment mobilisés à l’université Lumière Lyon II, accompagnés de professeurs et personnels administratifs, se substituant ainsi à un État qui manque à ses devoirs d’accueil inconditionnel de toute personne en situation de détresse. Une cinquantaine de migrants – dont des mineurs et des familles – ont été accueillis et pris en charge dans une aile du campus. L’occupation se voulait dénonciatrice du déni du droit commun et du recours normalisé aux expulsions dont font preuve les autorités. Malgré la mobilisation associative et médiatique provoquée par l’occupation de « l’amphi C », le préfet du Rhône Stéphane Bouillon a refusé l’ensemble des revendications du collectif. La décision de justice rendue le 14 décembre exige une expulsion de la faculté avec recours aux forces de l’ordre. Cette réponse est emblématique du recul des droits fondamentaux annoncé dans le cadre de la réforme migratoire en chantier. Depuis, le collectif a réquisitionné et occupe toujours un bâtiment vide, propriété de la métropole. A l’intérieur, un lieu de vie décent pour les migrants tente de s’organiser faute de proposition de logement étatique, alors même que la Fédération Française de l’Immobilier estime que 3 millions de logements sont actuellement inoccupés.

Ce type de mobilisations ayant recours à l’occupation se répand dans de nombreuses villes françaises comme Grenoble ou Nantes. L’action citoyenne, qui répond dans un premier temps à l’urgence solidaire, se veut également lutte politique. Une résistance qui s’organise malgré la volonté de criminaliser cette solidarité. Martine Laudry, militante d’Amnesty International, a par exemple été jugée ce lundi 8 décembre au tribunal correctionnel de Nice pour “délit de solidarité”, pour avoir accompagné deux migrants mineurs isolés à la police aux frontières, afin de faire valoir leurs droits.

L’instabilité politique, la violence sociale et la précarité économique sont autant de facteurs de migration qui ne peuvent être hiérarchisés en dehors de toute considération contextuelle. Le phénomène de migration est souvent évoqué à tort comme un tout, homogène, dans lequel l’individu est effacé. William Lacy Swing, directeur de l’IOM, organisme de l’ONU chargé des migrations, dénonçait au contraire le 15 décembre le fait que « nous vivons une époque dans laquelle une élite privilégiée considère la mobilité presque comme un droit de naissance ».

Une “victoire politique du Front national” ? 

La posture extrêmement répressive du gouvernement en matière de politique migratoire a d’ailleurs été saluée par l’extrême-droite, par le biais de Louis Aliot sur BFM-TV, et même à travers un communiqué de presse du parti, célébrant une  “victoire politique du Front national”. Un soutien de poids qui semble embarrasser Gérard Collomb, exprimant dans la presse son incompréhension d’être perçu comme « facho de service ». Ce qui ne l’empêche pas de disqualifier les associations d’aide aux migrants, en rappelant que “l’extrême gauche, ne l’oublions pas, ce sont des millions de morts en URSS” …

Le caractère personnel de la gestion présidentielle de la politique migratoire est particulièrement révélateur d’un autoritarisme d’État alarmant : “Je ne peux pas donner des papiers à tous les gens qui n’en ont pas” avait-il ainsi répondu à une demandeuse d’asile le 21 novembre.

Pensée complexe ou double-discours ?

La ligne politique de gestion migratoire dans laquelle s’inscrit Emmanuel Macron est en contradiction totale avec les propos qu’il avait précédemment tenus. Ainsi, dans un discours aux préfets en septembre, il dénonçait les « situations indignes de notre pays et de sa tradition d’accueil » qu’amène la non considération de l’urgence migratoire, soulignant l’importance de ne « céder ni à la démagogie, ni aux facilités du quotidien ».

Ces déclarations apparaissent dès lors comme la façade trompeuse d’une réalité de sélection de migrants : les moyens mis en œuvre pour mieux accueillir certains migrants sont corrélatifs à l’exclusion systématique d’autres. Le double discours de Macron tente de justifier cette politique de tri. Ce positionnement biaisé est révélateur de la stratégie gouvernementale, et s’est vu récemment dénoncé par une partie de la gauche dont Benoit Hamon, pour lequel même la ligne sarkozyste en matière de gestion migratoire était davantage tempérée. Une comparaison qui fait la une de Libération ce 12 janvier, le journal titrant : “Tri des migrants : Sarkozy en rêvait, Macron l’a fait”.

“Il n’y a pas aujourd’hui un traitement de faveur pour les migrants en France, c’est vraiment l’inverse” déclarait le directeur des études de la fondation Abbé Pierre le 3 janvier. Après la violence physique du périple, la violence institutionnelle porte déjà et portera encore plus le coup fatal. La déshumanisation du rapport au demandeur d’asile sera d’autant plus flagrante de par la mise en place d’audience avec les magistrats par vidéo-conférence (mesure du projet de loi), une mise à l’écart totale en somme.

Le reniement par le gouvernement des valeurs humanistes au fondement de la République, à travers cette circulaire Collomb et le projet de loi sur le régime d’asile européen, interroge donc. Faut-il y voir une volonté de concurrencer la droite, et notamment Laurent Wauquiez, dans la surenchère identitaire ? En attendant, c’est le FN qui applaudit.

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