Des influenceurs à l’Elysée : les nouveaux porte-paroles de la macronie ?

© Rémy Choury

Le 4 février, Emmanuel Macron faisait parvenir un défi aux youtubeurs McFly et Carlito : produire une vidéo rappelant l’importance des gestes barrières. Si celle-ci atteignait les dix millions de visionnages, le chef de l’État s’engageait à organiser avec eux un « concours d’anecdotes » à l’Élysée. Le duo d’humoristes répond positivement. Bénéficiant d’une communauté de 6,3 millions d’abonnés, leur vidéo intitulée « Je me souviens » devient virale et atteint l’objectif fixé par Emmanuel Macron en un peu plus de deux jours. Les liens entre le gouvernement et les influenceurs se multiplient et méritent d’être décryptés.

Voici une action de sensibilisation étonnamment bien menée dont les bénéfices seront reversés à une chaîne d’épiceries solidaires, destinée aux étudiants et gérée par la FAGE (Fédération des Associations Générales Étudiantes, une organisation étudiante centriste, majoritaire). Mais surtout, une opération de communication réussie pour le président de la République, surfant sur la popularité des youtubeurs pour s’adresser directement aux jeunes générations. La stratégie de communication politique consistant à mobiliser des célébrités n’est certes pas nouvelle. Les campagnes électorales américaines ont constitué à ce titre un modèle de mise des ralliements de stars. Et cette stratégie peut être mise au service de causes diverses – l’emploi de TikTok étant à cet égard révélateur.

Le démarchage direct de youtubeurs par le chef de l’Etat témoigne cependant d’une évolution significative des mœurs politiques et du rôle inouï joué par les influenceurs. Qu’il s’agisse de naïveté, de partenariats commerciaux ou d’un jeu de dupes (chaque partie escomptant capitaliser sur la popularité de son partenaire), ce recours aux influenceurs permet à des responsables de premier plan de contourner les relais médiatiques préexistants, tout en se construisant à peu de frais une image d’accessibilité et de modernité.

Emmanuel Macron, président-communicant 

Le recours de plus en plus fréquent aux influenceurs pour porter la parole gouvernementale ne constitue pas simplement une conséquence inévitable du développement des réseaux sociaux. Ces liens résultent avant tout de choix politiques de la nouvelle majorité portée au pouvoir en 2017. Celle-ci s’emploie à rationaliser et à systématiser une mobilisation de jeunes stars réservée jusqu’alors au hasard des ralliements lors des campagnes électorales.

La capacité d’Emmanuel Macron à absorber les thématiques et concepts de ses adversaires à son avantage n’est plus à démontrer. Elle fait partie intégrante de son identité politique. Il en va ainsi de la  « désintermédiation » promue dans le cadre de stratégies populistes. Le court-circuitage des canaux médiatiques traditionnels permet au président et à ses proches de donner des gages d’authenticité – faisant apparaître en creux un déficit, l’image de technocrate froid d’Emmanuel Macron le poussant semble-t-il à la surenchère. Jusqu’à intervenir sur TikTok et Youtube.

Le format du concours d’anecdotes popularisé par McFly et Carlito est ici idéal. Celui-ci permet au président d’apparaître comme quelqu’un de simple, accessible, faussement désinvolte. Il est difficilement imaginable qu’Emmanuel Macron se prête à l’exercice par excès de candeur, étalant des éléments de vie privée pouvant constituer autant de failles potentielles écorchant un story telling jusqu’ici très soigné. Plus rationnellement, l’Elysée table sur une certaine naïveté des deux youtubeurs pensant pouvoir mettre en difficulté le chef de l’Etat dans un exercice très cadré.

Avant eux, d’autres jeunes influenceurs peut-être fascinés par l’éclat du pouvoir avaient ainsi contribué à redorer l’image de personnalités politiques de premier plan. La blogueuse et entrepreneuse lifestyle EnjoyPhoenix avait suivi une journée avec Brune Poirson. Cette séquence lisse mettait en valeur l’action quotidienne de la secrétaire d’État présentée comme une militante acharnée de la cause environnementale. Plus tôt encore, le youtubeur Ludovic B avait suivi une journée Matthieu Orphelin, un député EELV passé dans les rangs de la République en Marche et ayant fini par quitter la majorité, puis le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal – qui invitait fin février cinq influenceurs dans une émission diffusée en direct sur Twitch et Youtube, #SansFiltre, destinée à évoquer les problèmes de la jeunesse. Cette initiative a suscité de nombreuses critiques, notamment autour du hashtag #étudiantspasinfluenceurs questionnant la légitimité de ces stars à s’exprimer au nom de la jeunesse.

Critiquée pour ses choix, EnjoyPhoenix se défendait sous sa vidéo en compagnie de Brune Poirson : « Si j’ai fait cette vidéo, c’est uniquement à titre INFORMATIF pour parler de la PLANÈTE, pas de politique. Et sûrement pas pour faire de la propagande, comme j’ai pu le voir dans certains commentaires. À quel moment j’affiche clairement une position politique ? AUCUN ! » Cette revendication d’un positionnement neutre, objectif et purement informatif est fréquente. On la retrouve dans la bouche de McFly et Carlito. La prétention à la neutralité n’a pourtant pas une valeur performative – tout au plus renseigne-t-elle sur l’inquiétude de ces entrepreneurs du numérique à l’idée d’être étiquetés politiquement. À ce titre, la participation à diverses initiatives mesurées en faveur de l’environnement telles que l’Affaire du Siècle leur permet de se positionner en acteurs conscients des maux du siècle, tout en dépolitisant la question fondamentale de l’écologie.

Aux frontières du communicationnel et du commercial

Les contraintes et opportunités définissant l’exercice du pouvoir ont assurément poussé les communicants de l’Élysée à expérimenter sur les réseaux sociaux. Leur objectif est de trouver des relais à l’action gouvernementale, et également de combler le retard  dont souffrait la candidature d’Emmanuel Macron dans l’électorat jeune en 2017 en vue de la prochaine échéance présidentielle. Beaucoup a été dit sur l’incorporation de méthodes et de concepts issus du monde de l’entreprise. La start-up nation promue par le président de la République trouve des applications concrètes dans cette rationalisation des techniques de travail sur l’opinion publique. Plutôt que de former des responsables politiques à l’emploi des nouveaux réseaux sociaux avec des résultats aléatoires et une portée limitée, le recours aux influenceurs bénéficiant déjà d’une importante notoriété permet de diminuer les coûts en démultipliant l’impact des opérations.

Rappelons que le vernis environnemental ou caritatif des youtubeurs formant les rouages de la communication élyséenne n’en fait pas pour autant des philanthropes. Il s’agit d’un partenariat gagnant-gagnant. Dans cette « République des consommateurs », les influenceurs vidéastes se démarquent plutôt par leur génie entrepreneurial, rentabilisant l’exposition médiatique qu’ils génèrent.  L’exemple le plus évident est peut être celui de Tibo InShape. Le youtubeur sportif a loué son image pour faire la promotion de diverses institutions – pompiers, police, gendarmerie, administration pénitentiaire… Plus récemment, c’est le Service national universel qui bénéficie de sa promotion, pour un montant estimé à 20 000 euros selon Slate.

Les vidéos avec des membres du gouvernement ne relèvent pas de tels accords commerciaux. Elles ne sont pas désintéressées pour autant. Leur importante diffusion par des canaux officiels comme privés garantit en retour une augmentation des rétributions permises par le sponsoring et les publicités. McFly et Carlito ont ainsi réalisé début février une vidéo critiquée pour son manque d’éthique, promouvant une carte bancaire destinée aux 13-17 ans émise par une banque en ligne. De telles publicités bénéficieront mécaniquement de la visibilité supplémentaire offerte par l’Élysée grâce aux algorithmes de partage. Au risque d’une compromission toujours plus profonde entre intérêts publics et privés.

Où sont passés les médias traditionnels ?

François Ruffin considérait dans une vidéo de réponse au « défi » lancé par Emmanuel Macron que le concours d’anecdotes prévu à l’Élysée aurait pu être un moyen de mettre en difficulté le président sur le ton de l’humour. Cette possibilité évoquée par le député de la Somme semble effectivement peu probable, au regard des conséquences des mutations observées ici. La relation gagnant-gagnant entre gouvernants et stars des réseaux sociaux conduit à interroger la place des médias façonnant jusqu’alors une opinion publique.

D’une part, le rôle croissant des influenceurs, et particulièrement de jeunes vidéastes, témoigne de leur professionnalisation croissante. Les productions artisanales des années 2000 ont laissé place à des contenus conservant une apparence similaire, mais bien plus travaillés et soignés. La concurrence féroce régnant sur les réseaux pour s’accaparer des parts de marché comme la démocratisation de matériels et de techniques vidéos ont profondément transformé l’offre disponible sur les principales plateformes. Ces changements ont conduit à un élargissement des attributions des influenceurs. Ceux-ci se sentent légitimes pour intervenir sur des sujets sortant de leur domaine d’expertise – sport, humour, langue ou faits divers. Ce phénomène conduit à une disparition progressive des frontières entre influenceurs et militants. Avec des effets ambivalents, allant d’un engagement collectif dans des causes contestataires débouchant sur des mouvements sociaux (On vaut mieux que ça, en 2016), à un rôle peu engageant de lanceur d’alertes (L’Affaire du siècle, en 2018), en passant par la mise en scène de l’action gouvernementale évoquée plus haut.

D’autre part, et de manière frappante, la période contemporaine est marquée par un affaiblissement du rôle des médias traditionnels. Les enquêtes d’opinion rappellent régulièrement l’important discrédit dont souffrent la télévision comme la presse écrite – la radio conservant une côte de confiance et une popularité légèrement supérieures. Surtout, le fossé générationnel s’accroît, les jeunes générations recourant de moins en moins à ces médias. Ces évolutions sont liées à celles du champ médiatique. L’homogénéité des contenus proposés dans les principaux médias renforce en retour la défiance et donc l’intérêt pour des sources alternatives. La montée en puissance d’acteurs tels que Cyril Hanouna passés du divertissement potache à l’invitation de personnalités politiques de premier plan illustre l’échec des autres émissions sensées se spécialiser dans le débat public.

L’intervention d’Emmanuel Macron dans le média en ligne Brut en décembre 2020 pour répondre aux polémiques suscitées par les images de violences policières légitime l’existence de nouveaux formats 1. Ceux-ci ne sont cependant pas nécessairement marqués par un regard critique sur l’actualité. La popularité des vidéos de la chaîne HugoDécrypte proposant des résumés synthétiques de l’actualité participe plus d’une simplification des contenus que d’un réel décryptage des événements du moment. Ici encore apparaît un certain légitimisme vis-à-vis des regards dominants – et donc de la vision du monde de la classe dominante. Faute de moyens pour réaliser des enquêtes poussées, faute de réseau de sources et de culture journalistique critique, nombre de personnalités des réseaux se contentent de servir de relais synthétisant et commentant l’information produite ailleurs.

Il serait donc présomptueux d’annoncer la disparition des médias traditionnels au profit de nouveaux acteurs issus des réseaux sociaux. Mais les rapports de force évoluent incontestablement dans le champ de l’information. Et cette évolution ne va pas nécessairement dans le sens d’une plus grande indépendance, ni de l’élaboration d’une pensée critique largement partagée. Les conséquences électorales et culturelles des nouvelles pratiques de l’information continueront d’être l’objet d’une attention particulière du personnel politique. Contribueront-elles à diffuser une offre électorale calibrée en fonction des générations et des supports ?

Loin des caricatures présentant une jeunesse passive et résignée ou naturellement révoltée, l’étude du rôle des influenceurs met en lumière une surenchère gouvernementale conduisant à une simplification à outrance des enjeux. Les formats, les publics et les messages sont certes extrêmement variés d’une plateforme à l’autre. Il s’agit cependant d’une nouvelle phase communicationnelle renforçant la personnalisation à outrance du politique. Cette tendance est due à la conjonction de nouvelles pratiques numériques affaiblissant l’architecture politico-médiatique traditionnelle, et du style jupitérien propre à un président accentuant le présidentialisme propre à la Cinquième République.

[1] Brut est financé dans un premier temps par des investissements personnels (notamment du producteur Luc Besson), des levées de fond (par exemple auprès de l’homme d’affaire Xavier Niel), ainsi que par la réalisation de publicités et de spots (pour diverses entreprises commerciales comme pour le gouvernement français).

« Macron est l’incarnation de la folie du néolibéralisme » – Entretien avec Didier Eribon

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour Le Vent Se Lève.

Didier Eribon est revenu pour LVSL sur son parcours atypique d’intellectuel transfuge de classe, ainsi que sur Retour à Reims , essai qui a fait date en ouvrant  une voie nouvelle à l’écriture autobiographique sur le mode de l’introspection sociologique. Nous avons évoqué son prochain livre qui portera sur la question politique du vieillissement, et la représentation des exclus qui n’ont pas voix au chapitre. Il nous livre son regard précieux sur l’actualité des mouvements sociaux, ainsi que sur l’évolution du vote ouvrier vers l’extrême-droite et la désintégration de la classe ouvrière. Troisième volet d’un entretien réalisé par Noémie Cadeau et retranscrit par Jeanne du Roure et Victoire Diethelm. 


LVSL – Pour en venir aux questions d’actualité, nous aimerions évoquer avec vous le mouvement des Gilets jaunes. Celui-ci a surpris éditorialistes, politiciens, et bon nombre de commentateurs en raison de son ampleur, de sa durée et de la vigueur de ses revendications et moyens d’action. Avez-vous été vous-même surpris par l’irruption de cette contestation nationale, ou aviez-vous vu ce mouvement se préfigurer ?

D.E. – Pour être honnête, je n’avais pas vu ce mouvement arriver. Dans un journal allemand, en avril 2017, avant le premier tour des élections présidentielles, j’avais expliqué pourquoi je ne voterais pas pour Macron, malgré les injonctions fabriquées par tout l’espace médiatique de voter pour lui pour « faire barrage à Le Pen ». Je reprenais les analyses avancées dans Retour à Reims, écrit entre 2006 et 2009, et montrais comment l’effondrement de la gauche comme principe de perception du monde et le triomphe du programme néolibéral, qu’avait adopté et tenté d’imposer une gauche social-démocrate ayant dérivé de manière hallucinante vers la droite et que Macron, qui avait été ministre de l’Economie sous la présidence de François Hollande, entendait de toute évidence – il ne s’en cachait d’ailleurs pas – pousser encore plus loin… allaient aboutir à un renforcement du vote de l’extrême droite. J’avais écrit cette phrase : « Voter pour Macron, ce n’est pas voter contre Marine Le Pen, c’est voter pour Marine Le Pen dans cinq ans ». Je disais qu’il y aurait une montée du vote pour l’extrême droite dans la mesure où c’était devenu le seul moyen dont les classes populaires disposaient pour exprimer leur colère, leur écœurement, leur sentiment de révolte. Je l’avais constaté dans ma propre famille. Et tout le monde pouvait le constater en regardant les scores obtenus par le Front national. C’est bien qu’il s’était passé quelque chose. Et ce qui est frappant, c’est que cela s’est passé, notamment dans le Nord de la France, dans des régions qui étaient historiquement des bastions de la gauche, des bastions socialistes ou communistes. Ce sont maintenant des endroits où le Front National obtient 30%, parfois 40%, voire 50% des voix au premier tour, et beaucoup plus au deuxième tour. J’annonçais cette montée du vote pour l’extrême droite, ou sinon, comme seule autre possibilité, des émeutes populaires éclatant spontanément dans les rues, dans des soubresauts de colère et de révolte.

Didier Eribon et notre rédactrice, Noémie Cadeau – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Mais je ne m’attendais pas à des manifestations d’une telle ampleur, qui s’accompagnent (et souvent avant même qu’elles ne commencent) par de si nombreux et de si spectaculaires affrontements avec la police anti-émeute, et encore moins à l’installation dans le paysage politique et social d’un mouvement comme celui-ci, qui dure et perdure, qui persiste et résiste avec tant de ténacité malgré l’invraisemblable répression policière et judiciaire dont il a fait l’objet. N’oublions pas que 25 personnes ont perdu un œil, cinq une main, sans compter tous ceux qui ont été grièvement blessés, mutilés, le crâne enfoncé, la mâchoire arrachée, les os cassés, les bras ou les poignets détruits, ce qui signifie une vie à jamais brisée… Et il est à craindre que ce bilan effarant ne soit que provisoire, et qu’il ne s’aggrave dans les semaines et les mois à venir. Il faut mentionner également le nombre impressionnant de personnes interpellées, mises en garde à vue, condamnées et emprisonnées, arrêtées préventivement, avec souvent des incriminations dont on se demande à quel point elles sont légales, comme « participation à un groupement en vue de commette des actions violentes », parfois sous des prétextes aussi ténus qu’avoir porté un masque protection ou avoir mis au fond de sa poche du sérum physiologique pour se protéger les yeux en cas – plus que probable, puisque cela se produit systématiquement – de gaz lacrymogènes lancés sur le cortège, ou bien « rébellion » et « outrage » quand ce sont les policiers qui ont insulté, maltraité, frappé des manifestants, tout cela est absolument démentiel, et totalement inadmissible. Nous avons un gouvernement qui cherche à régner par la matraque, le lanceur de balles de défense et l’utilisation massive du gaz lacrymogène. Ils essaient de faire peur à tous ceux qui veulent s’opposer aux mesures qu’ils ont décidé d’imposer au pays, à nous tous.

Macron est l’incarnation de cette folie du néolibéralisme, profondément anti-démocratique : les gouvernants savent ce qui est bien, tandis que le peuple ignorant ne sait pas ce qui est bon pour lui. Il y a d’un côté une classe dominante où tous sont passés par les mêmes écoles du pouvoir ou par les écoles de commerce et qui se prétend « rationnelle », alors qu’ils ne font que partager une même idéologie qui s’enseigne dans ces écoles, et de l’autre, les classes dominées, que la classe dominante considère comme un « peuple irrationnel », animé par ses seules passions. L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire, et il est assez amusant (bien que ça ne soit pas très drôle) de le voir repris par tous ces gens qui aiment à se présenter comme si « modernes ». L’objectif et on pourrait dire l’obsession de cette technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale. Tout ce qui relève du service public, de la protection sociale, de la sécurité sociale, de l’assistance sociale (dans le domaine des transports, de la santé, de l’éducation, de la culture, etc, etc.) est la cible de ces idéologues empressés de détruire tout un modèle social, parce que cela coûte de l’argent. Selon leur vision étriquée de la vie sociale, tout doit être régi par les lois de l’économie, c’est-à-dire par les exigences de la rentabilité et du profit.

L’opposition entre l’expertise rationnelle des gouvernants et l’irrationnalité du peuple est un des schèmes le plus archaïques de la rhétorique réactionnaire.

Il y a d’un côté la volonté de défaire le service public, de démolir le Code du travail et les droits des travailleurs, de réduire le montant des retraites, de harceler les chômeurs et de les priver dès que possible de leurs indemnités de chômage (là encore, nous sommes dans un Ken Loach, Moi, Daniel Blake)… et à l’inverse, il y a cette volonté d’aider les riches, avec cette théorie absurde du ruissellement, selon laquelle cela va engendrer des investissements et, un jour (mais quand ?) cela finira par profiter à tout le monde. Or l’expérience montre, contre ces croyances dogmatiques de la théorie néolibérale, que lorsque vous donnez de l’argent aux riches, ils ne vont pas l’investir dans l’économie, mais le placer dans les paradis fiscaux, pour le faire fructifier en échappant à l’impôt avant de le redistribuer aux acctionnaires. Donc, il s’agit de prendre de l’argent aux pauvres pour le donner aux riches, qui font de l’évasion fiscale. Il y a une politique menée par les gouvernants actuels qui est d’une extrême violence. C’est cela la violence, économique, sociale, politique du néo-libéralisme. Et comme cela provoque d’intenses et massives mobilisations sociales, cette politique doit s’appuyer sur la répression policière. Cette gouvernementalité peut être caractérisée comme un conservatisme autoritaire : c’est une restauration conservatrice, qui tend à annuler plus d’un siècle de conquêtes sociales, une véritable « révolution » (c’est le tire du livre de Macron) réactionnaire, une contre-révolution qui consiste à détruire ce qu’a construit le progrès social (par exemple, la diminution du temps de travail, qui est aujourd’hui remise en cause par les projets d’augmentation indéfinie des périodes où il faudra travailler pour espérer avoir une retraite décente), et pour briser les résistances qui se lèvent, ils doivent recourir à la brutalité, à la répression, à la violence, et faire appel à tous ces hommes habillés de bleu foncé ou de noir, cagoulés, casqués, armés qui occupent les rues des villes et des villages.

L’objectif et l’obsession de la technocratie managériale, c’est de défaire tout ce qui relève du service public et de la solidarité sociale.

Aujourd’hui, j’ai peur d’aller à une manifestation. Quand j’y vais, c’est toujours avec une grande inquiétude. Beaucoup de mes amis ne vont plus manifester car ils ont peur. C’est le but recherché. Et c’est bien cela la situation du pays dans lequel nous vivons : des gens comme moi, comme eux, ont peur d’aller manifester à cause de la violence policière qui se déchaîne chaque fois contre les cortèges, qui sont attaqués, matraqués, inondés de gaz lacrymogène, quand ils ne sont pas dispersés à coups de très dangereuses « balles de défense » (qui éborgnent et mutilent) ou de très dangereuses également grenades explosives, qui blessent grièvement… J’ai vu comment procèdent ceux qu’on appelle bizarrement les « forces de l’ordre » : ils coupent les cortèges, les empêchent d’avancer, provoquent des tensions, puis chargent et frappent ceux qui protestent alors contre leurs méthodes honteuses, et bien sûr, délibérées. J’admire les gens qui osent braver cette violence policière systématique et inouïe. Je parlais des gens mutilés mais il y a eu aussi des morts : Zineb Redouane qui a reçu une grenade en plein visage. Elle avait 81 ans. Elle était à sa fenêtre, au quatrième étage de son immeuble, à Marseille. Elle est morte à l’hôpital, pendant l’opération qui a suivi. L’horrible politicien sans qualités qui occupe actuellement la fonction de ministre de l’Intérieur a osé dire qu’elle n’était pas morte d’avoir reçu une grenade, mais d’un choc opératoire. Mais pourquoi était-elle sur la table d’opération, si ce n’est parce qu’elle avait reçu une grenade dans la figure ? C’est vraiment ignoble. Et aucun policier n’a été condamné pour cela, pour la simple raison qu’aucun policier n’a été poursuivi. Ils peuvent tuer une vieille dame, impunément. Ils sont couverts par leur hiérarchie, couverts par les plus hautes autorités de l’Etat. Je dois ajouter le nom de Steve Caniço, qui est tombé dans la Loire et s’est noyé, à Nantes, pendant une intervention policière extrêmement violente que rien ne justifiait. Ah si ! il y avait une raison : ces jeunes gens faisaient trop de bruit, le soir de la Fête de la musique, sur un quai éloigné, au bord du fleuve. Donc la police les a chargés, frappés, asphyxiés, bousculés, apeurés en pleine nuit…

Didier Eribon – ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

On pourrait penser que la police aujourd’hui est devenue totalement folle, hors de contrôle. Et que ceux qui la commandent, ceux qui la justifient, ceux qui l’exonérèrent de ses méfaits… que tous ceux-là sont devenus fous aussi, parce qu’ils sont paniqués par l’ampleur du soulèvement qu’ils ont déclenché. En un sens, c’est vrai.

Mais une analyse un peu plus profonde de la police nous enseigne que ce ne sont pas des dysfonctionnements, des bavures, des excès… Dans le livre, vraiment très impressionnant, qu’ils ont écrit ensemble, Le combat Adama, Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie décrivent et analysent très bien la réalité de l’ordre politique comme ordre policier. La police se donne sa propre loi, produit sa propre loi, et finalement, il n’y a rien d’extérieur à l’ordre policier, puisque nous sommes tous (à des degrés divers, bien entendu, et c’est particulièrement vrai pour les habitants des quartiers populaires) susceptibles d’être contrôlés, maltraités, arrêtés, poursuivis, emprisonnés … Si vous protestez, contre un geste arbitraire, contre un abus de pouvoir, contre un comportement illégal, ils vous arrêtent, vous mettent en garde à vue et ils vous poursuivent pour rébellion et outrage. On peut dire que ce que nous constatons aujourd’hui lors des manifestations dans le centre des villes, c‘est ce qu’il se passe dans les banlieues depuis des dizaines d’années. Les contrôles, les humiliations, les violences, les blessures, les arrestations, les condamnations pour outrage, c’est ce qu’il s’y passe quotidiennement. Je ne crois pas qu’on puisse vivre sans police, mais c’est la fonction de la police qui serait à redéfinir : la police comme protection et non pas la police come menace et danger. En attendant, il faut mettre en place des procédures de contrôle social et politique des agissements de policiers (certaines associations le font régulièrement, comme Amnesty International). Sinon, de la même manière que Foucault montrait qu’il y avait une face sombre des Lumières, qui était comme l’envers des Lumières mais en même temps leur condition de possibilité, à savoir la « surveillance » et la « discipline » comme quadrillage généralisé des corps et des vies par « l’œil » du pouvoir, par les institutions du pouvoir, on peut dire qu’il y a une face sombre de la société démocratique, à savoir la « police », l’ordre policier, au sens d’une force qui se donne à elle-même sa propre loi, qui quadrille et contrôle l’espace public et qui donc décide de ce que sont et peuvent être les vies – et parfois jusqu’à la suppression de celles-ci – des individus.

Pour revenir à votre question sur le mouvement des Gilets jaunes, je crois bien avoir été un des premiers parmi les gens extérieurs à ce mouvement à les soutenir. Au début, j’étais plutôt circonspect. Mais j’ai très vite compris qu’un tel mouvement, très composite, très hétérogène, sans structure préalable d’organisation ni discours élaboré antérieurement au rassemblement et à l’action, sans véritable porte- parole, etc., n’avait pas une signification donnée, figée. La force des réseaux sociaux comme nouveau vecteur de la mobilisation politique est assez remarquable ici, et cela change beaucoup de choses. On a assisté à une forme assez traditionnelle de jacquerie, de soulèvement de la plèbe contre les pouvoirs et l’injustice, et notamment contre l’injustice fiscale, mais se donnant désormais toutes les ressources offertes par les technologies modernes comme moyen de communication et donc d’organisation. La signification du mouvement, l’expression et la perception de cette signification, étaient aussi des enjeux de lutte, à l’intérieur et à l’extérieur du mouvement. L’extrême-droite voulait s’approprier cette révolte. On pouvait récuser cette appropriation et tenter de donner un autre sens à ce qui était en train de se passer. Edouard Louis l’a fait immédiatement car il a reconnu, dans les images qu’il voyait de ces émeutes urbaines, des visages qui ressemblaient de fort près à ceux de sa famille, de son village…Il a reconnu, dans les discours qui étaient tenus sur ces gens qui laissaient exploser leur colère, tout le mépris de la classe dominante, de la bourgeoisie, du journalisme mainstream à l’égard des pauvres, des « gueux », et il s’est senti personnellement agressé par ce mépris. Ce que disaient les journaux des Gilets jaunes, c’était pour lui comme des insultes lancées à sa propre famille et à son propre milieu social, à son propre père à qui il venait précisément de consacrer un livre, à son corps détruit, au destin réservé à ceux qui n’ont rien (Qui a tué mon père) Et il a décidé de soutenir activement les Gilets jaunes. D’autres, très vite, les ont soutenus : les responsables de la France insoumise, des militants écologistes, des militants queer… Assa Traoré et des membres du Comité Adama ont participé aux « actes » des samedis en proclamant : « Nous ne sommes pas des soutiens des Gilets jaunes, nous sommes des Gilets jaunes, et cela fait 20 ans que nous sommes des Gilets jaunes ». Et tout cela évidemment a contribué à transformer la physionomie et le périmètre revendicatif de ce vaste mouvement de protestation et d’affirmation.

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Au début, bien des intellectuels et des artistes ont tout de même été assez réticents. Je crois que c’est parce qu’il existe une mythologie du peuple. On a dans la tête des images du peuple bon, moral, décent, politisé… tous ces vestiges de l’ouvriérisme marxisto-communiste. Et quand arrive le peuple réel, on ne reconnaît pas ce peuple idéalisé. Les doctes se sont penchés sur le peuple qui descendait dans la rue et ne l’ont pas reconnu comme celui qu’ils avaient fantasmé et dont ils attendaient la venue. Ils ont donc détesté ce peuple réel qui parlait mal, tenait des propos vulgaires, notamment à l’égard de Brigitte Macron. Je ne vous cacherai pas que c’est un registre d’attaques que je n’aime pas beaucoup. Mais je sais aussi que la satire, la caricature, l’excès verbal ou pictural ont toujours fait partie de l’arsenal de la protestation politique et de la révolte. C’est une violence symbolique, allégorique ou métaphorique, et qui répond à la violence sociale, économique, politique et policière, bien réelle celle-ci, exercée par le pouvoir. Et c’est un instrument de contre-pouvoir assez efficace.

Je crois qu’il existe une mythologie du peuple.

J’ai été favorable aux Gilets jaunes et je le suis toujours, dans la mesure où les revendications se sont développées, approfondies. Je dois dire que je n’aime pas le côté institutionnel des revendications brandies par une partie du mouvement.  Par exemple, la revendication du RIC, ou d’une « Constituante ». Quand les gens ont du mal à finir les fins de mois, quand il s’agit de lutter contre la violence sociale, la violence de classe, je trouve que concentrer l’attention sur des questions institutionnelles non seulement n’a guère de sens, mais est même dangereux. Transformer les problèmes économiques, sociaux, politiques en démarche institutionnelle formaliste, en questions de procédures, c’est reconduire une mythologie du peuple qui a pour corollaire un oubli de la question des classes (comme on le voit dans l’opposition entre le peuple et l’élite, ou le peuple et l’oligarchie, les 99% et les 1%…qui dissout le problème de la conflictualité de classes, car je me demande bien quel « nous » mobilisé, et durablement mobilisé, il serait possible de construire sur de telles bases conceptuelles, étant donné les différences gigantesques qui séparent ceux qui sont les privilégiés au sein de ces 99% de ceux qui sont les plus défavorisés). Toute cette rhétorique est non seulement vaine, mais elle fait exister un type de problématique politique qui est précisément celui contre lequel nous devrions, pour reconstruire une gauche oppositionnelle, une gauche critique, nous définir.

Et puis, la notion de « peuple », chez ceux qui en font un étendard – ce que je peux comprendre, en termes stratégiques -, mais qui en font aussi la catégorie politique à laquelle tout est référé, s’articule à l’idée de  « patrie » (au début de Podemos, en Espagne, le slogan « El pueblo contra la casta » était synonyme de « La patria contra la oligarquia ») et donc d’appartenance nationale, de sentiment national (certains sont allés jusqu’à prendre les émotions qui s’emparent d’une « nation » quand « son » équipe de football joue un match important comme l’exemple paradigmatique de ces émotions du « peuple », et moi qui suis gay, je ne me suis jamais senti très à l’aise avec ce genre de ferveur sportive et patriotique, qui n’est jamais exempte de masculinisme, d’homophobie… ). Et surtout, je reste attaché à la tradition internationaliste de la gauche et je me méfie de l’idée de « peuple » articulée à la notion de patrie avec comme exemple la communion nationale dans la célébration de la victoire de l’équipe de football, car l’on sait bien que les mêmes affects peuvent partir d’un côté ou de l’autre, devenir incontrôlables (même si je ne nie pas du tout, loin de là, le rôle des affects dans la mobilisation politique… Il reste néanmoins à déterminer quels affects on essaie de favoriser et quels affects on essaie de contrer). D’ailleurs, je ne crois pas que soit exactement ce que dit Chantal Mouffe, pour les travaux de qui, cela va sans dire, et malgré nos désaccords évidents, j’ai un très grand respect. Elle essaie en effet, de penser le « peuple » à « construire » comme une « chaîne d’équivalences » des mouvements oppositionnels et non pas comme une unité fusionnelle (et donc nécessairement aussi excluante qu’intégratrice). Mais il faut alors de poser la question de savoir comment s’articulent les différents mouvements dans la chaîne d’équivalences. Est-ce que tous les mouvements seront vraiment équivalents ? Et peuvent-ils toujours s’articuler les uns aux autres (on sait qu’il peut y avoir de fortes tensions entre différents mouvements : en mai 68 et au cours des années qui ont suivi, les choses ne se passaient pas très bien entre le mouvement ouvrier et le mouvement féministe ou le mouvement homosexuel!)

Didier Eribon – © Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Les mouvements ne forment pas un « peuple ». Ils ont chacun leur démarche et peuvent, à certains moments, comme on le voit aujourd’hui, s’articuler les uns aux autres. Les mouvements ont tous leur propre histoire, leur temporalité, leur délimitation des problèmes, leurs modes d’action… Le temps de la politique est un temps hétérogène. Et cette hétérogénéité perdure même quand les mouvements se rejoignent et se synchronisent comme ce fut le cas en mai 68. En fait, je serais tenté de dire que je suis pour une sorte de mai 68 permanent : un « mai 68 » comme concept en tout cas. Au concept de « peuple », je serais tenté de préférer un concept de « mai 68 » où la politique s’invente et se réinvente par la généralisation de la critique sur tous les fronts (le travail, l’éducation, la culture, le genre, la sexualité, la justice, le droit, la santé, la liste n’est pas limitative). C’est cette démultiplication de la critique qu’il faut soutenir, favoriser. L’activité critique généralisée, ce qui veut dire : la problématisation politique généralisée des secteurs de la vie sociale, la politisation généralisée des modes d’existence.

Je suis pour une sorte de mai 68 permanent.

Les Gilets jaunes apportent quelque chose à la politique : un mouvement sans organisation, du moins institutionnalisée, et qui perdure. C’est rare les mouvements qui durent aussi longtemps. Les grandes mobilisations, en général, ne durent qu’un moment et après il faut des structures associatives, syndicales ou des partis qui font perdurer par leur existence même les intérêts et les droits ceux qui se sont mobilisés. Or, ce mouvement ne s’arrête pas, de même que des structures institutionnelles n’émergent pas. C’est quelque chose d’assez intéressant politiquement et intellectuellement et je suis assez fasciné par la manière dont un mouvement social plus traditionnel comme celui contre la réforme des retraites (la grève, les manifestations, avec leurs banderoles et leurs ballons, les mots d’ordre syndicaux, mais avec beaucoup d’innovations et de créativité également, et porté par une ébullition dans de très nombreux secteurs) a pu rencontrer celui des Gilets jaunes. Nous vivons en ce moment un des grands moments de mobilisation et de résistance où les fronts de la lutte se multiplient et s’agrègent dans une sorte… oui, de mai 68 qui dure…. (encore que je n’utilise cette idée de « mai 68 » que comme un cadre conceptuel à redéfinir sans cesse, car il faut éviter de vouloir toujours ramener le présent à du déjà connu ou du déjà vécu). Contre la violence du macronisme et plus généralement du néolibéralisme qui s’abat sur nos vies, partout et dans les moindres détails, je me réjouis de voir surgir ces mobilisations massives et obstinées qui mettent à mal le régime et le système.

Crédit photo Une et entretien : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

Jérôme Sainte-Marie : « Le macronisme est un projet minoritaire »

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Le jour de la parution de son dernier livre, nous avons retrouvé Jérôme Sainte-Marie dans un café du quartier latin. Politologue et président de l’institut PollingVox, il publie en ce mois de novembre un ouvrage intitulé Bloc contre bloc. La dynamique du macronisme aux éditions du Cerf. Enquêtes sociologiques et études d’opinion à l’appui, il y décrit la structuration du bloc élitaire qui forme la base sociale d’Emmanuel Macron. Dans ce livre, dont chaque chapitre s’ouvre par une citation de Karl Marx tirée du 18 brumaire de Louis Bonaparte, il mobilise une grille de lecture qui révèle les grandes dynamiques à l’œuvre dans le moment politique clé que nous vivons. Cet entretien est aussi le moyen de revenir sur le conflit de classes particulièrement violent qu’a constitué le mouvement des gilets jaunes et d’examiner les scénarios politiques qui s’esquissent tandis que la société française continue de se polariser autour de deux blocs antagonistes.


LVSL – Vous déployez dans cet essai une grille de lecture résolument marxiste afin d’analyser les mutations récentes du champ politique, au point de construire votre analyse en référence au 18 brumaire de Louis Bonaparte et de filer la métaphore entre la période actuelle et les années 1848-1851. Pourquoi avoir fait le choix de ces catégories analytiques ? En quoi la lecture de classes vous semble-t-elle pertinente pour analyser le moment actuel ?

Jérôme Sainte-Marie – Toute personne qui fait de l’analyse politique utilise le tronc commun de ce qui existe en sociologie politique et essaie de développer une analyse originale en s’adossant sur un cadre de pensée déjà établi, c’est donc aussi mon cas. En ce qui me concerne, il s’agit du marxisme, que j’utilise depuis longtemps dans mon activité professionnelle. La différence avec ce livre, c’est que je l’expose ouvertement. Pour mieux me faire comprendre, j’essaie de présenter quelques concepts de l’analyse historique marxiste dont le sens ne va plus de soi. Je me sers donc de la comparaison entre la période 1848-1851 et la nôtre dans la mesure où Karl Marx, dans ses deux principaux essais d’analyse politique que sont Les Luttes de classes en France et Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, utilise les événements qui se déroulent sous ses yeux pour confronter ses concepts théoriques à une réalité donnée.

Donc le recours à l’histoire de la Deuxième République est d’abord lié à l’interprétation qu’en a fait Karl Marx, dont je me sers à mon tour pour analyser notre période. Il m’a aussi paru intéressant de faire une comparaison entre ces deux moments, 1848-1851 d’une part, 2017-2019 de l’autre, pour mettre en lumière des analogies, mais également des contrastes, et ainsi mieux saisir les traits saillants de notre actualité. Si je pense que les catégories d’analyse forgées par Karl Marx demeurent pour l’essentiel encore pertinentes, je considère aussi que, malgré bien des différences notamment liées à l’existence d’un puissant État social, notre régime économique et social conserve assez de similitudes structurelles avec celui d’alors pour que des comparaisons historiques soient fécondes.

LVSL – Vous liez la simplification des clivages politiques à l’œuvre avec l’émergence de deux blocs sociaux antagonistes. Vous décrivez ainsi l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron comme consubstantielle à la réunification d’un bloc élitaire. L’analyse que vous faites tranche ainsi avec l’idée généralement admise d’une élection qui se caractériserait par le brouillage des identités sociales et politiques. Pouvez-vous revenir sur la définition que vous donnez de ce bloc élitaire et sur les raisons pour lesquelles vous considérez que le vote Macron est un vote de classe ?

Jérôme Sainte-Marie – La dernière grande élection marquée par le clivage gauche-droite, qui fut aussi son chant du cygne, fut celle de 2012. Pour voir ce qui est nouveau, il faut voir ce qui a existé auparavant. Il y avait à l’époque trois grands ensembles, la gauche, la droite et le Front National, donc une tripartition. La gauche et la droite avaient fini par regrouper des catégories assez diversifiées qui tenaient ensemble grâce à des références culturelles et des réflexes conditionnés par l’Histoire. Les clivages de différentes natures se croisaient donc davantage qu’aujourd’hui, tant et si bien que ce qui fut longtemps la summa divisio de la vie politique française a été abandonnée par un électeur sur deux. On ne s’y retrouvait plus.

« L’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le choix politique. »

C’est bien plus clair aujourd’hui. Avec la crise du clivage gauche-droite dans le courant du quinquennat Hollande, chacun a été obligé de se repositionner et de reconsidérer ses attaches politiques. On revient alors aux fondamentaux du choix électoral. Ainsi, l’élection d’Emmanuel Macron a révélé avec beaucoup de force le lien qui existe entre le positionnement social et le vote, de manière inégalée depuis les référendums européens, notamment celui de 2005.

Avant d’aller plus loin sur la nature du bloc élitaire, décrivons sa composition. Son noyau dur, c’est l’élite réelle. C’est-à-dire ceux qui occupent des fonctions dirigeantes dans le privé, dans la finance et dans la haute administration. Cette élite existe, possède des lieux de rencontre et essaie de coordonner son action. Le symbole de cette élite, ce qui a été la couveuse politique d’Emmanuel Macron, c’est bien sûr la commission Attali. Il en a émergé une personnalité de confiance et de capacité. Ce n’était qu’une des solutions possibles, on aurait bien pu avoir un phénomène assez proche autour de la personnalité d’Alain Juppé ou de Manuel Valls, par exemple, si les primaires ne leur avaient pas été fatales. Les gens du bloc élitaire étaient confrontés à un problème sérieux : ils estimaient que les réformes n’allaient pas assez vite, que l’aggiornamento libéral de la société française prenait du retard. En effet la gauche et la droite devaient composer avec des catégories sociales plus populaires et étaient de ce fait contraintes de faire des compromis sociaux dans la perspective du second tour. Emmanuel Macron a proposé une solution beaucoup plus radicale visant à donner une base politique et sociale cohérente à l’accélération des réformes et à la transformation du modèle social français. Il l’exprime sans ambiguïté lors de son discours fondateur du 12 juillet 2016 à la Mutualité. La bourgeoisie de gauche et celle de droite, qui n’avaient plus vraiment de raisons de s’opposer, ont vu dans la qualification annoncée de Marine Le Pen au second tour de la présidentielle la possibilité de l’emporter sans faire de concessions. Pour être plus précis, à ce moment-là, c’est plutôt la bourgeoisie de gauche alors au pouvoir qui pousse Emmanuel Macron, tandis que celle de droite a encore une solution plus classique avec François Fillon. On sait ce qu’il en est advenu.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

Cette élite véritable s’est adossée à ce que j’appelle l’élite aspirationnelle. Un monde qui correspond globalement à la catégorie socio-professionnelle de l’INSEE des cadres supérieurs et professions intellectuelles. Les cadres des entreprises privées, par exemple, trouvent ainsi dans le discours d’Emmanuel Macron la justification de leur être social, mais on peut aussi mentionner les cadres supérieurs du public qui ont été largement séduits par la démarche macroniste. On avait déjà assisté à une répétition générale de tout cela lors du référendum de 2005 où avaient convergé des cadres du public et des cadres du privé s’identifiant d’une manière générale respectivement à la gauche et à la droite. Ce n’est pas un hasard si, dans les cadres de La République en Marche, on trouve nombre de personnes issues de la défunte deuxième gauche, vallsistes, strauss-kahniens, rocardiens, authentiquement de gauche par ailleurs selon moi, pour la raison suffisante qu’elles se définissent comme tel. Cet univers des cadres maintient un soutien beaucoup plus important que les autres catégories de la population à Emmanuel Macron. Ces gens ont par exemple été massivement hostiles au mouvement des gilets jaunes – qui constitue de ce point de vue aussi un formidable révélateur. Phénomène d’autant plus remarquable que la politique menée par le gouvernement ne leur est pas si favorable.  C’est donc leur être social profond, la justification de leur rôle et de la source de leurs revenus, qui s’expriment.

Mais il y a une catégorie encore plus intéressante. Si seule la population active votait, le bloc élitaire aurait beaucoup de mal à se maintenir et Emmanuel Macron aurait certaines difficultés pour assurer sa réélection. Le problème du bloc élitaire, c’est que la population active s’organise selon une structure pyramidale et qu’il y a plus de monde à la base qu’au sommet. Mais il y a une catégorie quantitativement très importante, presque un inscrit sur trois, et qui présente des caractéristiques qui la rendent très utile pour consolider le bloc élitaire. Ce sont les retraités. Ce n’est pas seulement un exercice de style que d’établir dans ce livre un parallèle entre les retraités et les paysans parcellaires largement décrits par Karl Marx. Ces agriculteurs, de condition souvent modeste mais propriétaires, étaient en effet les plus nombreux dans la société française de son époque, de la même manière que les retraités forment la catégorie agrégée la plus importante dans la nomenclature de l’INSEE. Les retraités, comme les paysans parcellaires autrefois, ne se caractérisent pas tant par un revenu – finalement très inégal selon les situations – mais avant tout par leur statut et la source de leurs revenus principaux. La « parcelle » des retraités, dans laquelle ils se meuvent, qu’ils ne peuvent pas agrandir mais à laquelle ils tiennent énormément, c’est leur pension. Ils ont un mode d’existence sociale très particulier puisqu’ils dépendent à la fois de leur travail passé, du travail « mort » d’une certaine manière, et du travail actuel, du travail « vivant » des actifs. Leur statut a de nombreuses conséquences, quelles que soient leurs origines sociales ou politiques, notamment de les rendre dépendants du travail d’autrui et de se comporter, en quelque sorte, comme les actionnaires de la société française. On sait que les réformes libérales sont toujours plus approuvées chez les retraités que chez les autres. Il y a une caractéristique qui les rapproche des paysans parcellaires, c’est que leur moyen d’existence sociale est placé sous la garantie du pouvoir exécutif : la sauvegarde de la propriété de leur parcelle dans un cas, la garantie du versement de leur pension dans l’autre. Avec l’introduction du système à points dans la réforme des retraites, cette dépendance à l’égard du pouvoir s’accroîtra, puisque sa fixation découlera chaque année d’une décision finalement politique. Donc ces retraités ont très peur et ils ont un réflexe défensif. Ils ne se constituent pas en classe sociale en tant que telle, mais ont tendance à déléguer leur pouvoir politique aux détenteurs de l’autorité qui seront les garants de la capacité française à les nourrir via un prélèvement sur la richesse produite par les actifs et via l’endettement. Emmanuel Macron incarne la crédibilité à faire tourner la machine économique aussi bien qu’à emprunter sur les marchés financiers, contrairement aujourd’hui à Marine Le Pen. Ça ne concerne pas tous les retraités et tous les cadres, naturellement, ce ne sont jamais en sociologie que des tendances et des régularités statistiques, mais on s’aperçoit qu’avant, pendant et après l’élection d’Emmanuel Macron, il existe un soutien très marqué pour sa personne, son gouvernement et sa politique chez les retraités et les cadres supérieurs.

Par sa nature, le bloc élitaire se rapproche de ce que j’ai compris de l’idée de bloc historique d’Antonio Gramsci, non pas simplement une coalition politique ou une alliance de classes, mais une construction sociale qui se dote d’une idéologie commune produite par ses intellectuels organiques, et à l’intérieur duquel l’une des composantes exerce le leadership, en l’occurrence l’élite réelle.

On assiste ainsi par le bloc élitaire à une triple réunification. Une réunification politique de la gauche et de la droite, une réunification idéologique du libéralisme culturel et du libéralisme économique et une réunification sociologique des différentes composantes de la bourgeoisie. Rien n’est plus faux, de ce point de vue-là, que de dire qu’Emmanuel Macron représente la droite, la réaction ou le conservatisme. Son projet est celui de la bourgeoisie, une transformation constante des modes de vie, des conditions statutaires et des valeurs morales au service de la maximisation du profit, en d’autres termes la « libération des énergies » revendiquée par les promoteurs du progressisme macronien. Le mot de « Révolution » choisi pour son livre programmatique n’est pas usurpé.

LVSL – Suivant votre analyse, la réunification du bloc élitaire est actée, tandis que l’existence d’un bloc populaire politiquement structuré est encore virtuelle. Le mouvement des gilets jaunes est-il, selon vous, l’annonce de la transformation d’un bloc populaire encore éclaté en acteur historique ?

Jérôme Sainte-Marie – Il faut bien distinguer les notions électorales de notions plus larges à la fois idéologiques, sociales et politiques qui renvoient au concept de bloc. Par facilité, on pourrait dire qu’il y avait un vote populiste avec des électorats qui avaient une composante populaire plus marquée – le vote Le Pen et le vote Mélenchon. Il y avait donc deux ensembles électoraux a priori incompatibles qui se partageaient inégalement le vote populaire. Mais une composition plus populaire du vote pour telle ou telle formation ne signifie pas qu’existe un bloc populaire. Il faut bien que celui-ci dégage sa propre idéologie et se construise de manière autonome sur une base sociologiquement claire. Il me semble qu’un tel processus est en cours, et donc que le bloc populaire est de moins en moins virtuel. Son noyau dur, sur le plan sociologique, est constitué des actifs modestes du privé, ceux qui ont formé les gros bataillons des gilets jaunes première manière. Son idéologie est le souverainisme intégral.  Sa forme politique est à cette heure le vote pour Marine Le Pen et le Rassemblement national.

« La pente vers l’autoritarisme du pouvoir tient à sa condition structurellement minoritaire. »

Revenons un instant sur le noyau dur du bloc populaire, ce sont des gens du secteur privé, des salariés d’exécution, souvent précarisés voire au chômage, et des indépendants, à peu près dans la même situation. Soit précisément les gens qui étaient dans la rue à Paris et sur les ronds-points lors des journées de décembre 2018. Ils subissent de plein fouet les mutations du capitalisme français et de la condition salariale, ils connaissent des situations d’exploitation, de plus en plus souvent même d’auto-exploitation à travers l’ubérisation du champ social.  On est très près de la notion de prolétariat. Ces gens-là peuvent avoir les mêmes revenus, voire parfois des revenus supérieurs aux salariés du public, mais ils ne leur ressemblent pas. Il faut en revenir à l’origine des moyens d’existence des gens. La convergence n’est pas du tout naturelle entre des gens qui vont manifester contre les taxes et d’autres qui, précisément, dépendent de la dépense publique. C’est pourquoi le glissement du prolétariat moderne, amputé pour le moment de sa partie issue de l’immigration extra-européenne, vers le vote RN n’a pas son équivalent chez les agents du public, bien que l’on observe une évolution sensible chez les fonctionnaires de catégorie C. Les autres, la classe moyenne ou moyenne-inférieure du public, demeure souvent attachée au signifiant gauche, notamment parce que cela leur permet de se dérober du conflit de classes qui s’installe, ce que leur attentisme durant les premières semaines du phénomène des gilets jaunes a puissamment illustré.

La construction du bloc populaire, faut-il le souligner, est accélérée par un inévitable effet de symétrie vis-à-vis du bloc élitaire. Cette dynamique est on ne peut plus classique, la logique de l’affrontement étant de gommer les différences internes au profit de la montée aux extrêmes contre l’adversaire.

LVSL – Vous analysez longuement la réaction autoritaire du pouvoir face au mouvement des gilets jaunes. Diriez-vous que le raidissement du macronisme préfigure l’avènement d’un néolibéralisme autoritaire ?

Jérôme Sainte-Marie – La pente du pouvoir vers les solutions autoritaires tient à sa condition structurellement minoritaire. Emmanuel Macron l’a dit avant même son élection, notamment à l’occasion de ce fameux meeting du 12 juillet 2016. Je note qu’il dit toujours ce qu’il fait et qu’il fait à peu près ce qu’il dit. Il a fait une sorte de serment à ses futurs électeurs mais aussi à ses donateurs pour l’élection présidentielle. Le pacte qu’il a conclu peut se résumer dans l’idée de refuser ce qu’il qualifie de « petits arrangements », c’est-à-dire de ne pas faire de compromis sociaux. Il s’est engagé à réformer profondément et durablement la société française et de la mettre aux normes de la mondialisation libérale et de l’Union européenne. C’est un contrat explicite et tout à fait légitime, qui lui permet de souder autour de lui environ un tiers de l’électorat, le seul problème c’est que ce projet-là n’est pas approuvé par la majorité des Français. On ne peut évidemment pas interpréter le second tour de la présidentielle ou des élections législatives marquées par une abstention très forte comme un contrat passé avec l’ensemble de l’électorat pour ses réformes. Le macronisme est un projet minoritaire et qui, dans une certaine mesure, se satisfait de l’être.

« On est passés de l’alternance unique à l’alternance interdite. »

Il doit donc imposer à une population rétive un changement libéral qui est également un transfert de propriété. C’est particulièrement net dans le cas des privatisations d’ADP ou de la Française des jeux. Mais toute réduction de l’impôt sur le revenu, ou bien toute modification des règles de remboursement des soins, par exemple, est aussi un transfert de biens et une sorte de changement de propriétaire. Or la propriété, on y tient. Dès lors, quand vous entreprenez un transfert de propriété important dans un sens libéral, et que vous n’arrivez pas à cacher cette opération, vous êtes obligés de faire la même chose que dans le cas d’une politique de collectivisation des biens : il faut utiliser la coercition. Sans faire des analogies qu’on pourrait trouver outrancières, on a tous en tête des exemples de révolutions libérales qui se sont accompagnées d’un durcissement du pouvoir politique, pour le moins. Le libéralisme économique s’accommode très bien du libéralisme culturel mais il n’est pas du tout solidaire du libéralisme politique. Sur la base de ce constat, on note des mutations très importantes dans le domaine des libertés publiques, à travers l’évolution des comportements de la justice ou de la police. On peut aussi penser au souhait constant, qui a même été formulé à l’occasion des vœux présidentiels, de contrôle de l’information, et pas seulement sur internet. Ce projet est une atteinte à la liberté d’informer qui n’est malheureusement que très peu combattu chez ceux qui se disent de gauche, quand il n’est pas carrément approuvé. La soif d’interdiction et de poursuite judiciaire semble inextinguible dans cette mouvance qui a du mal à distinguer les notions politiques des catégories morales. Pour revenir à l’œuvre macronienne, le pouvoir de l’État sur la société s’accroît, et le pouvoir du politique sur l’État également. Tout cela est assez cohérent et rappelle l’instauration de la Vème République. Emmanuel Macron avait d’ailleurs annoncé avant son élection son désir d’adapter les institutions à ses objectifs.

Abordons un autre facteur de durcissement des conditions de la lutte politique, la question de l’alternance. Jean-Claude Michéa parlait de l’alternance unique, soit l’alternance régulière de la droite et de la gauche pour mener des politiques publiques extrêmement proches. Désormais, elle a été remplacée par l’alternance interdite. En effet, se met en place un schéma entre ce qu’Emmanuel Macron appelle les « progressistes », seuls légitimes pour exercer le pouvoir, et les « nationalistes », qui vivent une sorte de proscription symbolique, la quasi-totalité des autorités politiques, économiques, syndicales, philosophiques et même religieuses les retranchant de la normalité démocratique. C’est un schéma étouffant pour les libertés publiques qui contribue au durcissement du régime et ressemble à un retour aux origines de la Ve République.

LVSL – Vous évoquez l’idée d’une alternance interdite, or l’émergence des gilets jaunes s’explique aussi par l’affaiblissement des forces d’opposition dont le rôle est de canaliser la contestation et de traduire les mécontentements sur le terrain politique. Cet affaiblissement de tous les adversaires de La République en Marche, à l’exception notable du Rassemblement national, relève-t-elle d’une stratégie du pouvoir destinée à éloigner la perspective d’une alternance en réduisant le jeu politique à un éternel duel Macron/Le Pen ? Quels risques fait courir le refus de l’alternance à la société française ?

Jérôme Sainte-Marie – Je suis toujours très sceptique sur l’idée que le pouvoir choisit ses oppositions, formule bien commode pour ceux qui n’arrivent plus à capter l’attention des citoyens. Pendant des mois, on nous a expliqué qu’Emmanuel Macron s’était choisi comme adversaire principal Jean-Luc Mélenchon, ce qui exaspérait les sympathisants de la France Insoumise. Aujourd’hui on nous ressort la même histoire à propos de Marine Le Pen. C’est un embarras d’honneur ou un excès d’outrage fait au Président de la République que de lui accorder un tel pouvoir. Les choses se déroulent largement par elles-mêmes. Ainsi, il y a une différence majeure entre le Rassemblement national et les autres forces d’opposition : par son idéologie, sa sociologie et ses choix politiques, il est tout à fait conforme au nouveau monde, celui qui a abouti à l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron.

Les autres forces d’opposition pensent qu’au fond ce n’est qu’une parenthèse, un mauvais moment à passer, et qu’à la fin des fins, la loi de la pesanteur politique sera toujours marquée par l’opposition entre la gauche et la droite. Il y a une raison à cela : autant le Rassemblement national et La République en Marche ont une sociologie assez simple et cohérente, autant les autres forces politiques sont des alliages assez composites de catégories sociales aux intérêts divergents. Parfois, le parti lepéniste est placé dans l’embarras car l’agenda politique porte sur des sujets qui divisent ses soutiens, on l’a vu lors de la Loi Travail. Il n’était pas alors considéré comme l’opposant principal, rôle qui revenait dans les sondages à Jean-Luc Mélenchon. Emmanuel Macron n’y était vraiment pas pour grand-chose. Face à des mesures qui concernent à peu près toute les catégories populaires, le RN retrouve une certaine cohérence dans son discours.

À l’inverse, l’électorat de Jean-Luc Mélenchon tel qu’il a existé le jour du 23 avril 2017 était marqué par sa diversité sociologique, même s’il avait une relative homogénéité statutaire : ceux qui étaient sur-représentés en son sein et qui donnaient le « la » dans la mouvance militante étaient issus du secteur public. On pourrait même dire que la FI était le parti de la dépense publique sous toutes ses formes. Ce jour-là, ont voté dans des proportions assez équivalentes des gens des classes moyennes, des classes populaires, voire même des classes moyennes supérieures. Leur patrimoine financier était très en retard sur leur niveau de diplôme, et ils étaient relativement jeunes. Face aux enjeux contemporains, ces gens-là ont beaucoup de mal à rester ensemble parce que leurs intérêts ne sont souvent pas les mêmes. Ils divergent aussi profondément sur des sujets tels que l’immigration ou la laïcité, mais ce n’est pas ici la peine d’insister. Pour essayer de sublimer ces divergences, on a recours aux totems de la gauche, à leurs figures mythologiques d’identification ou de rejet, et à ses valeurs supposées. Ce fétichisme politique essaie de contourner la difficulté de la France insoumise à s’appuyer sur un bloc social et à partir de lui à construire une hégémonie. Du coup les formules flottent dans l’éther des constructions idéologiques, n’intéressant que ceux qui les émettent, faute de pouvoir s’ancrer dans le conflit de classes actuel. Le problème de LFI n’est pas bien différent de celui des formations de gauche ou de droite, prises à contre-pied par La République en Marche et par le Rassemblement national sur la plupart des sujets. Cependant le Parti socialiste et Les Républicains peuvent s’appuyer sur des structures partisanes et un dense réseau d’élus locaux, ce qui n’est pas le cas du mouvement regroupé autour de Jean-Luc Mélenchon.

LVSL – Si on devait, à trois ans de l’élection et malgré les limites de l’exercice, faire un tour d’horizon des différentes forces politiques et des perspectives qui s’offrent à elles, quels scénarios se dessineraient pour 2022 ?

Jérôme Sainte-Marie – Je vois quatre issues stratégiques : l’union de la gauche, l’union de la droite, l’union des droites et le bloc populaire.

Jérôme Sainte-Marie / ©Clément Tissot

L’union de la gauche est une formule qui peut permettre de remporter des mairies, qui peut permettre de sauver des présidences départementales, mais qui ne me paraît pas une stratégie adaptée pour la conquête du pouvoir national. En procédant par addition des scores réalisés aux élections européennes – et en mettant de côté le fait qu’Europe Écologie Les Verts a pris ses distances avec les marqueurs de gauche – on obtient un total qui approche les 30%. En multipliant les sigles ou les couleurs, par exemple une alliance rouge-verte, ou bien rouge, rose et verte, et pourquoi pas une petite touche de jaune, on croit additionner des forces. Cet exercice est particulièrement artificiel et piégeux dans la mesure où l’on regroupe fictivement des gens qui n’ont pas envie d’être ensemble et qui divergent profondément sur les enjeux contemporains. N’oublions jamais qu’une grande partie des gens qui se réclament de la gauche étaient très opposés aux gilets jaunes, mais surtout qu’une partie très importante des gens qui se disent de gauche – notamment ceux de la liste écologiste ou de la liste PS-Place Publique – apprécient toujours l’exécutif, à la moitié du quinquennat. Ainsi, dans le baromètre IFOP d’octobre 2019, 38% des sympathisants écologistes et 41% des sympathisants socialistes approuvent l’action d’Emmanuel Macron comme président de la République. Ce n’est le cas que de 11% de ceux de LFI et de 14% de ceux du RN. L’addition artificielle des différents électorats que certains veulent s’obstiner à qualifier de gauche place donc dans un ensemble totalement hétérogène des gens qui ne pourront pas s’accorder sur un projet commun. De plus, ce terme a perdu, sauf en certains milieux, son pouvoir magique : aujourd’hui seul un Français sur cinq se considère comme « de gauche », si l’on veut bien lui présenter une séries d’items où figurent la possibilité de ne pas se positionner sur une échelle gauche-droite, solution qu’adoptent 45% des répondants. D’aucuns peuvent être sensibles aux étiquettes politiques, mais aujourd’hui les électeurs vont plus simplement voir ce qui est proposé. L’idée d’union de la gauche, à l’époque où elle a prospéré, reposait sur des accords, sur un programme commun de gouvernement organisé autour d’intérêts communs précisément, ce n’est plus possible aujourd’hui.

La seconde option c’est l’union de la droite, qui a plus de réalité. C’est la solution incarnée par Valérie Pécresse, Xavier Bertrand ou François Baroin. C’est l’idée d’une équipe de réserve, d’une équipe de remplacement, avec des choix qui sont plus modérés mais à peu près semblables aux grandes orientations de la politique d’Emmanuel Macron. Cette solution est probablement la plus combattue par le pouvoir car elle peut séduire ceux qui, au sein du bloc élitaire, se demande si la radicalité du projet macronien ne va pas aboutir à une défaite en 2022. Le problème de la droite est qu’elle est désormais resserrée sur beaucoup de retraités, sur une droite assez patrimoniale, et s’éloigne des forces les plus dynamiques du capitalisme français. Je crois aussi que le rétrécissement quantitatif de la droite est d’autant plus grave qu’il est aussi un rétrécissement démographique puisqu’elle bénéficie principalement d’un électorat âgé. Elle manque de ressources pour pouvoir exister à l’horizon 2022, d’autant que, tout simplement, elle peine à s’opposer au pouvoir en place. Elle est donc en grande partie remplacée dans ses fonctions.

« Le second tour de l’élection présidentielle structure l’ensemble de la vie politique française. »

Reste donc la perspective de l’union des droites, c’est-à-dire non plus l’union de la droite et du centre mais d’une partie de la droite et du Rassemblement national. Cette idée a connu une faveur extraordinaire dans les médias parce qu’elle permettait d’échapper à la perspective d’une victoire du bloc populaire. On a beaucoup utilisé pour cela la notion de « plafond de verre », qui traduit bien plus un refus de penser sa victoire possible qu’une réalité politique, surtout à l’heure où Marine Le Pen est donnée à 43% ou 45% dans les sondages d’intentions de vote de second tour. Avec une progression de 10 à 12 points en deux ans et demi, ce n’est plus un plafond de verre mais un monte-charge ! La volonté, très socialement située, de valoriser l’hypothèse de l’union des droites a abouti à une surestimation impressionnante des capacités de ceux incarnant cette solution, dont on a vu en septembre les limites évidentes. Je crois que, fondamentalement, l’union des droites ne peut pas fonctionner parce que cette perspective stratégique est abordée systématiquement en considérant que l’électorat populaire qui vote actuellement pour Marine Le Pen supportera sans problème une alliance avec des fragments d’une droite beaucoup plus bourgeoise. On considère donc les 40% accordés à Marine Le Pen par les sondages comme un socle acquis et l’union des droites sert à résoudre la question des 10% manquants. Mais cela correspond à mes yeux à une forme de synecdoque politique, on prend la partie pour le tout et probablement aux dépends du tout : cette alliance rassemblerait des gens ne regardant pas du tout dans la même direction, qui n’ont pas les mêmes conditions sociales ni la même idéologie, et ne pourra pas constituer un ensemble cohérent ni idéologiquement, ni sociologiquement, ni électoralement. À peu près les mêmes problèmes que ceux que soulèvent une hypothétique union des gauches.

C’est pourquoi je crois qu’il ne faut pas avoir peur de la simplicité en termes d’analyse, et de constater que ce que nous voyons est bien réel. Il y a actuellement une force ancienne, un électorat durable, qui se renforce en antithèse du bloc élitaire et d’Emmanuel Macron, c’est l’électorat du Rassemblement national. Il a pour lui d’être cohérent sociologiquement, d’avoir une idéologie qui s’organise autour des déclinaisons du souverainisme dont la question migratoire est l’un des aspects, tout cela forme une solution idéologique pas très compliquée et répondant sans détours à des demandes sociales majeures, et c’est la raison pour laquelle elle est électoralement efficace. Le bloc populaire est constitué, il est lui aussi minoritaire, mais c’est celui qui me semble être le plus capable de contester le contrôle politique des classes moyennes à Emmanuel Macron et à son bloc élitaire. Comme Marx le faisait dans le 18 brumaire, il faut aussi tenir compte du rôle des institutions dans ce jeu démocratique. François Mitterrand l’avait compris parmi les premiers dans les années 1960 : le second tour de l’élection présidentielle conditionne l’ensemble de la vie politique française. La perspective qui s’est installée d’elle-même d’un second tour entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron structure déjà et va continuer à structurer la vie politique française jusqu’en 2022. D’autant plus que cette perspective est construite sur des données sans ambiguïté au niveau des sondages, confirmées par le vote aux européennes. Cet affrontement du bloc élitaire et du bloc populaire comprime et fracture les représentations sociales et les forces politiques, sans laisser pour l’heure d’échappatoire politique, sinon dans des constructions militantes imaginaires autant que réconfortantes.

Tout cela nous place dans une situation de tensions très fortes, comme c’est le cas depuis l’élection d’Emmanuel Macron. Cette opposition entre un bloc élitaire constitué qui exerce le pouvoir et un bloc populaire en extension, polarise et durcit le débat public. On est dans une situation qui me fait penser par bien des côtés à celle qu’a connu l’Italie dans les années 1950-1970 à l’époque où elle était dirigée par la Démocratie chrétienne, et où le principal opposant était le Parti Communiste Italien dont l’accession au pouvoir était interdite pour des raisons géopolitiques. De la même manière, l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen est combattue par les forces sociales dominantes, non pas au nom des valeurs mais parce que ce serait une menace pour nos engagements internationaux et notamment européens. On crée donc un interdit sur l’accession au pouvoir du Rassemblement national qui place le système dans une situation redoutable. Les choses se passent déjà dans la rue. Quelle que soit l’issue de 2022, on va vers une période de grande conflictualité : évidemment en cas de victoire du bloc populaire, ce n’est pas la peine de développer, mais tout aussi bien sa défaite ne résoudrait pas grand-chose et nous ferait basculer toujours davantage vers une forme de libéralisme autoritaire.


© Les Éditions du Cerf.

 

Bloc contre bloc. La dynamique du Macronisme.

Jérôme Sainte-Marie.

Les Éditions du Cerf. Novembre 2019.

288 pages. 18,00€.

 

 

 

Grèves des services d’urgences : une nouvelle crise du macronisme

©Lionel Allorge

Nous sommes « à un point de rupture jamais atteint », nous dit le syndicat médical majoritaire des services d’urgences, Samu-Urgences de France. C’est pourtant dans l’indifférence du pouvoir qu’un mouvement de grève sans précédent s’étend dans les services d’urgences, partout dans le pays. L’accumulation des témoignages de grévistes dessine un sombre portrait de ce qu’est devenu l’hôpital public : accueil dans l’indignité, qualité des soins en chute libre et, en conséquence, stress et violences subis par les soignants. Un drame silencieux aujourd’hui sorti du huis clos par un personnel médical en asphyxie.


C’est dans le service d’urgences de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, le 18 mars, que le mouvement a commencé. A cette date, le personnel comptait déjà cinq agressions commises par des patients depuis le début de l’année.

Aujourd’hui, ce sont pas moins de soixante-cinq services qui sont mobilisés, dont vingt-deux parmi les vingt-cinq services de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Le samedi 25 mai, deux cents infirmières et infirmiers, aides-soignants et aides-soignantes se sont rassemblés à Paris, devant la Bourse du travail. Un appel à manifester à l’échelle nationale a été lancé pour le jeudi 06 juin. La mobilisation était principalement symbolique — impossible d’abandonner son poste et d’ignorer les besoins de soin alors que les effectifs sont déjà très restreints. Jusqu’à début juin où, après plusieurs mois de grèves en vain, les urgentistes de l’hôpital de Lariboisière, à Paris, se sont mis en arrêt maladie. Signifiant ainsi l’ampleur inédite de la crise, dénonçant ainsi l’absence de prise de conscience du risque, réel, d’effondrement.

Le personnel soignant à bout de forces

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux ; les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente. Les témoignages, édifiants, parlent d’eux-mêmes : « Certaines soirées, on a cent quarante patients aux urgences, pour quatre médecins, cela me donne le vertige », témoigne Florian Vivrel, médecin aux urgences de Saint-Nazaire, à Mediapart[1].  Aglawen Vega, infirmière aux urgences de l’hôpital Cochin et membre de la CGT, décrit ainsi son quotidien au Figaro : « Quand on arrive le matin à 6 heures 45 pour prendre nos permanences, on devrait théoriquement se retrouver avec un service vide ou quasi vide, mais ce n’est plus le cas. Les patients qui n’ont pas de lit sont alignés dans une salle d’attente improvisée. Il faut accueillir les nouveaux et surveiller les autres. Dans ces conditions, on peut passer à côté d’un patient dont la situation se dégrade, on n’est pas non plus à l’abri d’une erreur d’inattention. Tout ça détruit le moral des équipes et provoque du stress. On ne devrait pas travailler de cette manière »[2]. Les conséquences peuvent être dramatiques, pour les patients comme pour les soignants.

Les premiers sont le plus souvent confrontés, lorsqu’ils arrivent aux services d’urgences, à une attente interminable : quatre, six, dix heures d’attente avant de voir un médecin. A l’hôpital de Lariboisière, le 18 décembre, la situation est arrivée à sa conclusion logique : une femme y était retrouvée décédée sur un brancard, douze heures après son admission aux urgences. « On peut parler d’une chronique d’une mort annoncée », commentait alors le docteur Philippe Prudhomme, médecin urgentiste en Seine-Saint-Denis et délégué CGT[3].

Manque de personnel, manque de lits d’hospitalisation, manque de matériel, manque d’espace dans les locaux… les mêmes maux, endémiques, sont sur toutes les lèvres : toutes et tous dénoncent l’impossibilité d’accueillir et de soigner de manière décente.

Les seconds sont placés dans une situation intenable, obligés de tenir une cadence absurde, soumis à un stress intense, poussés à la faute ou au syndrome l’épuisement professionnel. Plusieurs soignants témoignent par ailleurs d’une perte de sens dans leur métier, de l’impossibilité de prodiguer des soins de qualité ou même de prendre le temps de parler aux patients, de les rassurer. Plus critique encore, ils sont de plus en plus souvent victimes de la violence de patients poussés à bout par les délais et la faible qualité des soins : incivilités, crachats, insultes, attouchements dans le cas des femmes, agressions physiques. « Il y a quatre ans, on dénombrait quinze agressions par jour du personnel infirmier, aujourd’hui c’est le double, soit dix mille huit cent trente-cinq agressions l’année dernière, entraînant plus de deux mille arrêts de travail », selon Thierry Amouroux, porte-parole du syndicat national des professionnels infirmiers (CFE-CGC)[4]. Lorsque l’on ajoute le manque de moyens humains et matériels à la misère sociale inhérente aux services d’urgence (personnes à la rue, femmes battues, migrants sans repères…), le cocktail peut rapidement devenir explosif.

Mediapart publiait, le 2 juin, un récit[5] empreint d’un caractère particulièrement surréaliste, sinon délirant, qu’il ne peut inspirer que consternation et effroi, plus encore que les autres. Aux urgences de Lons-le-Saunier, pas moins de 70% des personnels paramédicaux, pas moins de huit médecins sur quinze sont en arrêt maladie. Les services d’urgences et de réanimation ne peuvent opérer tous les jours, avec toutes les potentielles conséquences que l’on imagine aisément. L’agence régionale de santé, constatant « l’existence d’un risque grave pour la santé publique » et avec la direction de l’hôpital et la préfecture, mettent donc en place « la réquisition d’un nombre suffisant de personnels ». Concrètement ? Des gendarmes ou policiers se rendent aux domiciles de soignants ayant déclaré leur arrêt maladie pour leur signifier, avis de réquisition à l’appui, qu’ils iront tout de même travailler le lendemain. Parfois en pleine nuit, pour le matin.

Un objectif : sortir les hôpitaux de l’étau de l’austérité

Cette descente aux enfers des services d’urgences français est directement, mécaniquement imputable aux politiques d’austérité subies par l’hôpital public depuis de longues années. Une rapide observation de l’évolution de l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) en dit long : d’un taux de croissance de 5% en 2004, il est à 2.5% en 2019[6], et est même tombé en-dessous de la barre des 2% en 2016 (voir graphique ci-dessous). Et ce, alors que le taux de croissance naturel des dépenses de santé est d’environ 4%[7] chaque année, notamment par l’effet du vieillissement de la population. Le taux d’augmentation de dépenses actuellement demandé aux hôpitaux correspond donc en réalité à des économies drastiques, dont les conséquences sont très tangibles. L’AP-HP en est l’exemple le plus visible : plusieurs centaines de suppressions de postes rien qu’en 2018, plus encore prévues pour 2019[8].

https://www.fipeco.fr/fiche.php?url=L%E2%80%99objectif-national-de-d%C3%A9penses-d%E2%80%99assurance-maladie-(ONDAM)
Evolution de l’ONDAM de 1997 à 2017 © FIPECO

Quelles revendications des grévistes, pour sortir de cette impasse ? La première est de désengorger les urgences par la réouverture de lits d’hôpitaux, dont la baisse est l’une des causes de l’augmentation des flux dans les services d’urgence. Selon l’OCDE, dans une étude réalisée avec la Commission européenne et publiée en novembre 2017, on observe entre 2000 et 2015 une baisse de 15% du nombre de lits d’hospitalisation et, sur la même période, une augmentation de 10% de la population française[9]. Les patients se trouvant dans l’impossibilité de trouver des lits d’hôpitaux pour les accueillir sont contraints de stagner dans les services d’urgences.

La deuxième revendication est d’augmenter les salaires, à hauteur de trois cents euros supplémentaires par mois. En reconnaissance du service accompli et de la difficulté toujours croissante de la mission des soignants, mais aussi pour revaloriser l’attractivité du métier, qui peine à recruter et où le turn-over est très important.

Enfin, l’augmentation des effectifs. Le chiffrage de ce manque est stupéfiant : si, comme le collectif inter-urgences, l’on se réfère aux estimations du syndicat Samu-Urgences de France, il manque pas moins de sept cents postes rien que dans les vingt-cinq services d’urgences de Paris pour permettre un service à la hauteur[10].

L’indifférence du pouvoir

Comme réponse à ces suppliques et cris d’alarme, le pouvoir a, manifestement, fait le choix du silence et du mépris. Le 19 avril, plus d’un mois après le début de la mobilisation, la ministre de la Santé Agnès Buzyn que l’on a connue plus prompte à s’indigner d’incidents dans des hôpitaux lorsqu’ils étaient fictifs — déclarait au sujet de celle-ci : « Cela fait suite à des problèmes d’agressions et ce n’est pas lié aux conditions de travail, même si à l’APHP les négociations sont en cours avec le directeur pour améliorer les conditions de travail, notamment de sécurité ». En tentant maladroitement, comme souvent lorsque l’on nie une évidence — de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Plus tard, le 27 mai, elle affirmait « entendre la fatigue et l’agacement » des urgentistes, et disait savoir que « les urgences sont en tension dans notre pays » puis ajoutait immédiatement : « Il n’y a pas de solution miracle tant que nous n’avons pas plus d’urgentistes formés dans notre pays, c’est une problématique qui est aujourd’hui internationale ». Faisant écho au « Je n’ai pas d’argent magique » d’Emmanuel Macron, Agnès Buzyn fait donc mine d’ignorer que la crise actuelle est causée par les choix budgétaires des gouvernements successifs, le sien compris, et fait passer une absence de volonté politique pour une incapacité de l’État.

En tentant de séparer la conséquence (« problèmes d’agressions ») de la cause (« conditions de travail »), Buzyn s’inscrit pleinement dans la stratégie macronienne de fuite en avant et de déni de la réalité.

Enfin, le 04 juin, Mme Buzyn fit part de son mécontentement. « Ça n’est pas bien », dit-elle, pour condamner… les grévistes de l’hôpital de Lariboisière, qui se sont mis en arrêt maladie. « Ça accroît, ça entraîne une surcharge de travail pour les autres, pour les pompiers […] La règle dans le monde médical, c’est que quand on fait grève, on met un brassard mais on vient travailler, pour ne pas mettre en danger la vie d’autrui »a-t-elle ajouté. Oubliant manifestement que c’est précisément ce qui a été fait depuis le début de la mobilisation, et faisant soudainement preuve de la considération pour patients et soignants que ces derniers ont attendue en vain des mois durant, jusqu’à pousser certain d’entre eux dans de telles extrémités. 

Si le fameux « plan santé 2022 » professe des intentions louables, dans le sens d’un désengorgement des hôpitaux et des services d’urgence par une restructuration de la médecine de ville et des soins de proximité, il ne suffit pas à répondre aux enjeux actuels des soignants. La crise est telle qu’elle nécessite des mesures d’urgence, à effet immédiat, et donc de mettre des sommes conséquentes sur la table. Mais la logique budgétaire du gouvernement reste inflexible. « Notre système de santé ne souffre pas d’abord d’un problème de sous-financement, il pêche par un vrai handicap d’organisation », déclarait Emmanuel Macron le 18 septembre 2018. Le cap sera maintenu, pour reprendre l’expression désormais consacrée. Le temps nous dira si le renforcement de la médecine de ville et le maillage de soins de proximité qui seront progressivement mis en place parviendront, à moyen terme, à alléger la pression sur l’hôpital public. Rien n’est moins sûr, tant les fermetures de services sur les territoires, tendance que le gouvernement ne semble pas souhaiter enrayer, risquent de faire de ces centres de proximité des coquilles vides[11].

Reste que les urgences, par définition, ne sont pas à moyen terme.


[1] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences, la grève s’étend «pour la décence et la dignité» », Mediapart, 26 mai 2019

[2] William Plummer, « Grève dans les hôpitaux parisiens: «On ne devrait pas travailler de cette manière» », Le Figaro, 18 avril 2019

[3] Edouard de Mareschal, « Paris : une femme retrouvée morte 12 heures après son admission aux urgences », Le Figaro, 19 décembre 2018

[4] Mireille Weinberg, « L’été s’annonce explosif aux urgences des hôpitaux », L’Opinion, 26 mai 2019

[5] Caroline Coq-Chodorge, « Aux urgences de Lons-le-Saunier, «l’équipe est anéantie» », Mediapart, 2 juin 2019

[6] Loi de financement de la sécurité sociale pour 2019

[7] Solveig Godeluck, « Assurance-maladie : 4,2 milliards d’économies en 2018 », Les Echos, 25 septembre 2017

[8] « L’AP-HP, « en situation financière dégradée », va supprimer près de 800 postes non médicaux », Le Monde, 23 novembre 2018

[9] « State of Health in the EU, France, Profils de santé par pays 2017 », Commission européenne, Observatoire européen des systèmes et des politiques de santé, OCDE

[10] Olivier Monod, « Combien y a-t-il de services d’urgence actuellement en grève en France ? », Libération, 21 mai 2019

[11] Sylvie Ducatteau, « Maternités : Agnès Buzyn met les sages-femmes en première ligne », L’Humanité, 22 mars 2019

Contre le grand débat macronien, la leçon démocratique des gilets jaunes

Paris le 24 novembre 2018 © Matis Brasca

Annoncé le 18 décembre dernier lors d’une allocution du président Macron en réponse au mouvement des gilets jaunes, le grand débat national est donc lancé depuis bientôt un mois. En encadrant l’envie débordante d’expression démocratique mise en avant par les Gilets jaunes, l’exécutif espère ainsi trouver un peu de répit avant l’échéance électorale des européennes. Mais le peu d’enthousiasme pour ce grand débat pourrait vite le détromper, tout comme il constitue une opportunité pour le mouvement de contestation de se solidifier davantage.   


“À l’initiative du Président de la République, le gouvernement engage un grand débat national sur quatre thèmes qui couvrent des grands enjeux de la nation : la fiscalité et les dépenses publiques, l’organisation de l’État et des services publics, la transition écologique, la démocratie et la citoyenneté.” Par ces mots, qui figurent sur la page d’accueil du site gouvernemental consacré à ce grand débat national, le gouvernement donne suite à l’annonce faite par le président Macron le 18 décembre dernier, en organisant sur l’ensemble du territoire ce qu’il définit comme une “concertation d’ampleur nationale, qui a pour objectif de redonner la parole aux Français sur l’élaboration des politiques publiques qui les concernent”.

Complété par la désormais fameuse lettre présidentielle adressée aux Français et une distribution de “kits d’organisation et de présentation” dans les mairies qui doivent l’accueillir, il semble cependant que ce grand débat ait déjà du plomb dans l’aile. De la polémique autour du coût de son organisation, à la suspicion qu’il ne soit en fait qu’une campagne déguisée de La République en Marche pour les prochaines élections européennes, il est même évident qu’il soit passé à côté de son objectif. Preuve en est : le boycott revendiqué de ce débat par les principales figures du mouvement des gilets jaunes, et le succès de la plateforme alternative appelée “le Vrai débat”.

Comment expliquer dès lors, malgré un travail médiatique construisant l’image d’un débat pacifié comme catharsis face aux violences des dernières manifestations, et celle d’un président prêt à mouiller la chemise plusieurs heures durant face à des assemblées de maires, que l’engouement ne soit pas au rendez-vous (seulement 27% des Français comptent ainsi y participer) ? Sans doute parce que les Français, et parmi eux les Gilets jaunes, n’ont pas la mémoire si courte.

Le “grand débat”, une formule déjà usée

Du débat sur l’aménagement du territoire organisé en 1993 par le gouvernement d’Édouard Balladur au grand débat polémique de 2009 sur l’identité nationale voulu par Nicolas Sarkozy, sans oublier encore les débats plus confidentiels de la présidence de François Hollande sur les vaccins ou la transition énergétique, ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement en proie à la contestation – ou plus simplement jugé en manque de contact avec les Français – annonce l’organisation d’une grande consultation démocratique. Relevant la plupart du temps de l’effet d’annonce, et rarement suivi de changements institutionnels (mis à part la loi Fillon de 2005 dans la foulée d’un grand débat sur l’éducation), le grand débat à l’échelle nationale semble cependant être une idée relativement nouvelle en France. Profondément reliée à l’érosion du cadre politique et démocratique depuis plusieurs décennies, elle se fonde sur ce que le philosophe allemand Habermas appelle une “éthique de la discussion”. Cette éthique entend placer par-dessus tout la recherche du compromis au-delà des intérêts particuliers des participants à la discussion, et dynamiser ainsi une démocratie libérale considérée comme un horizon indépassable (ceci explique au passage le succès des thèses d’Habermas dans le cadre de la construction européenne). Une démocratie, donc, dont le peuple n’est alors plus totalement considéré comme étant le souverain au sein d’un Etat-nation, et que l’on ne reconnaît pas comme une entité rationnelle, mais plutôt comme le public d’une discussion : un public multiple, à la rationalité limitée, et qui doit être encadré notamment par des experts, tout comme il doit encadrer en retour l’action des institutions auxquelles il est attaché.

Derrière la mise en scène de la participation populaire au processus de décision politique à travers une telle discussion, on comprend que ce grand débat cache une conception de la démocratie conçue par les gouvernants et les spécialistes qui les accompagnent, comme un art du contournement et du détournement. Une “démocratie d’élevage” selon le terme de Laurent Mermet, où gouverner n’est plus seulement choisir mais aussi ne pas choisir, selon un calcul avantages/coûts emprunté à l’économie libérale. Cette mise en scène, dont l’autre objectif est de réalimenter la légitimité du pouvoir macronien en rejouant aux quatre coins de la France le récit qui l’avait mené à la victoire en 2017, a au final l’effet inverse au moment où le besoin quasi pathologique du président de la République de faire des petites phrases a tendance à faire tomber les masques.

Un macronisme à bout de souffle et débordé

Devenu le principal promoteur de ce grand débat national dans un cadre taillé pour lui par la Commission nationale du débat public et les éditorialistes des plateaux télévisés, le président Macron prend en fait un risque important. En se mettant sous les projecteurs au contact de cette France qui a voté pour lui, et qui aujourd’hui soutient majoritairement les gilets jaunes, il joue ainsi un jeu d’équilibriste entre la figure de grand dynamiteur de la scène politique (qui l’a mené au pouvoir) et celle du président jupitérien planant au dessus des contingences, comme les institutions le lui permettent. Un “en même temps” dont Emmanuel Macron a fait sa signature et qui lui permet encore de faire mouche auprès de sa base, malgré les sorties régulières et destructrices du point de vue communicationnel auxquelles il se livre dans la presse.

Mais loin de ressusciter l’engouement de la campagne de 2017, cette participation du président au débat à travers la France révèle en fait l’usure d’un pouvoir incapable de se remettre en question, et surtout l’usure d’une langue macroniste qui tourne à vide. Preuve en est, le récent appel désespéré à l’implication de la jeunesse dans le grand débat, après avoir pourtant affirmé il y a quelques mois à cette même jeunesse qu’elle devait avoir un diplôme avant de vouloir exister…

Cette usure dévoile le logiciel cassé, autant idéologiquement – celui du néolibéralisme – que politiquement – celui de la Ve République –  de ce pouvoir macroniste engagé dans une fuite en avant mêlant autoritarisme et complotisme de bas étage, mâtiné d’une langue technocratique réduisant le débat attendu par les Français à un choix superficiel entre différents postes de dépenses publiques, à alimenter ou non.

S’il entérine l’échec du macronisme, le grand débat a cependant pour deuxième effet de révéler l’intelligence politique profonde du mouvement des Gilets jaunes. En effet, ce dernier a bien compris l’opposition en train de se préciser autour de la conception de la démocratie, dont il amorce véritablement un débordement salutaire -comme le montrent les sept propositions ayant émergé en direct sur le plateau de Cyril Hanouna face à une Marlène Schiappa déconfite. Refusant de se laisser piéger par les cahiers de doléances des mairies, le mouvement a donc organisé sa propre plateforme, intitulée “le Vrai débat”. S’appuyant sur les mêmes outils que ceux fournis au gouvernement par la Commission nationale du débat public pour l’organisation du grand débat, le Vrai débat propose une réflexion autour de sept thématiques sur lesquelles tout un chacun peut écrire une proposition détaillée, voter à propos de l’une ou l’autre, ou s’exprimer librement. La plateforme met ainsi en avant une volonté d’interaction et de transparence absente de celle du grand débat gouvernemental, où la participation se fait majoritairement sur des sujets techniciens de fiscalité et dépenses publiques quand la thématique démocratique est celle qui mobilise le plus sur le Vrai débat.

Par le fond et par la forme que prend cette organisation alternative, portée par un mouvement qui depuis ses origines refuse les cadres établis, se dessinent les contours d’une autre rationalité, radicalement démocratique.

L’appel de Commercy, une déclaration démocratique

Une rationalité qui s’est exprimée les 26 et 27 janvier dernier à Commercy dans la Meuse où, répondant à l’appel d’une coordination des Gilets jaunes locaux, plus de 60 délégations venues de toute la France se sont réunies. Qualifié “d’assemblée générale des assemblées générales”, le rassemblement de Commercy a mené deux jours durant des débats intenses, retransmis en direct sur les réseaux sociaux, et notamment sur la question de la légitimité et de l’organisation de cette assemblée qui sont la matière même du politique. Guidés par la conscience d’être au centre de l’attention générale et par le souci d’être à la hauteur des enjeux, les Gilets jaunes de Commercy ont ainsi rédigé l’un des textes clés de ce mouvement.

À la fois cri de révolte et appel à la solidarité, l’appel de Commercy affirme, par les valeurs et les engagements qu’il proclame, un discours en totale opposition à la froideur d’un grand débat national qualifié “d’entourloupe” et de campagne de communication du gouvernement. S’il constitue un texte profondément politique, c’est que la matière de cet appel de Commercy est aussi tissée par les liens sociaux entre ses rédacteurs, liens sociaux qui définissent une autre dimension de la rationalité de ces Gilets jaunes : celle de l’affect, une dimension que Frédéric Lordon propose de voir comme l’étoffe même du politique.

Dans cette dimension, le souci de soi et des siens guide l’action politique des individus qui refusent l’image bestiale et séditieuse qui leur est apposée par l’État (et ses renforts médiatiques), désormais incapable d’ordonner ces affects dans un sens qui lui est favorable. Comme le montre l’importance prise ces dernières semaines par les visages et les corps des victimes de la répression au LBD et à la grenade de désencerclement, l’émulation des affects au sein du mouvement des Gilets jaunes se fait dorénavant dans un sens diamétralement opposé à la puissance de l’État. L’indignation face à une répression dont la brutalité ne cesse d’être soulignée est ainsi devenue semaine après semaine le principal moteur de cette émulation. Un moteur d’une redoutable efficacité dans une société aussi densément médiatisée, et dont les Gilets jaunes parviennent à tirer parti. De plus, la quête d’inclusivité du mouvement à d’autres parties de la société qui ne se sentaient pas concernées par celui-ci, participe elle aussi de cette dynamique profondément démocratique. Indignation et inclusivité dessineraient alors un horizon d’affects puissants et efficients, capable de mettre à bas celui promu par le pouvoir de l’Etat.

On voit donc qu’ayant conquis ses propres espaces, son propre langage, son propre public et ses propres revendications, le “vrai débat” mené par les gilets jaunes a toute possibilité de devenir le débat majoritaire au sein de la société française. Il en émane un besoin d’expression collective pour rompre l’isolement politique et social que n’arrêteront aucune répression ni aucune concertation. Même si des divisions internes – notamment autour de la question du lien avec les organisations syndicales, qui se fait jour à la fin du texte de Commercy – ne sont pas à minimiser, le mouvement est devenu trop grand pour être absorbé par le pouvoir macroniste. Celui-ci, n’ayant plus la légitimité de la parole démocratique et de son organisation, n’aura bientôt plus qu’une seule issue raisonnable : se taire et laisser le peuple parler.

 

 

 

 

 

Quelles stratégies face à l’hégémonie macroniste ? – par Jérôme Sainte-Marie

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Jérôme Sainte-Marie est politologue et président de la société d’études et de conseil PollingVox, il est également l’auteur du livre Le nouvel ordre démocratique (Editions du Moment, 2015) et enseignant à l’Université Paris Dauphine. Suite à sa conférence à la Maison des Mines à Paris, le 30 mars 2018, il propose cette analyse comme synthèse de son intervention. 


Le Macronisme, s’il n’est pas producteur de lui-même, et renvoie à une logique de réalignement électoral à l’œuvre depuis plusieurs années, développe cependant une dynamique propre que l’on peut qualifier d’hégémonie. Face à lui, les différentes forces politiques hésitent entre tenter de se perpétuer, ou bien changer radicalement pour constituer une antinomie politique au Macronisme. La stratégie qui s’amorce sur le versant identitaire de la droite classique d’une part et celle qu’a menée en 2017 la France Insoumise sont, avec leurs contradictions, les deux tentatives les plus intéressantes pour former une hégémonie alternative.

Livrons-nous d’abord à une apologie du Macronisme, en tant que solution intelligente et efficace à un problème récurrent des élites françaises : comment solidement arrimer au modèle libéral européen un pays majoritairement réticent ?

À l’origine de cette construction politique, on trouve une crise latente depuis longtemps, mais que la proclamation du Pacte de Responsabilité en janvier 2014 allait rendre apparente. Renonçant de manière explicite à sa fonction de défense du salariat et de la dépense publique, la gauche dite de gouvernement provoqua un phénomène massif de désalignement électoral des catégories sociales qui formaient la base du Parti socialiste et de ses satellites[1]. Or, cette désaffection ne profita guère à la droite libérale, mais bien davantage au Front national, qui rassembla près de 28% des suffrages exprimés aux élections régionales de 2015. À partir de là, la présence de Marine Le Pen au second tour de la prochaine présidentielle était considérée comme acquise, et l’ensemble de la vie politique en fut transformée : le clivage gauche-droite avait vécu comme mode de régulation. La stabilité du système devenait alors menacée, en raison d’une part de l’impossibilité d’une « grande coalition » à l’allemande, d’autre part de la fin de « l’alternance unique », selon l’heureuse expression de Jean-Claude Michéa[2]. Pour les libéraux de gauche et de droite, et les forces sociales dominantes qu’ils représentent, il devint urgent de réagir. Fut alors tentée la solution Valls, venant après la promotion avortée de Cahuzac, mais elle n’apparut pas viable. Ensuite vint la solution Juppé, qui échoua malgré le renfort d’électeurs « de gauche » dans la primaire « de droite ». Ces échecs symétriques ouvrirent la voie à une solution « et de gauche, et de droite », audacieuse mais logique, celle incarnée par Emmanuel Macron[3].

L’histoire électorale du macronisme renseigne sur sa nature. Il y a d’abord l’étape de son lancement politique, où il semblerait que la haute administration joue un rôle essentiel[4], en symbiose avec la haute finance. S’il fallait mettre un visage sur cette convergence, ce serait celui de Jean-Pierre Jouyet. Quoi de plus scolairement marxiste que ce moment[5] ?

Ensuite, lorsque Emmanuel Macron lance sa candidature, il séduit d’abord les « sociaux-libéraux ». Une note du chercheur Luc Rouban, au CEVIPOF, donnait en mars 2016 un potentiel de 6% à ce vote social-libéral, définit par la conjonction d’une pratique électorale à gauche, avec une orientation libérale en matière économique. Ces sociaux-libéraux, on s’en doutait un peu, sont d’abord des cadres, des diplômés, la catégorie moyenne supérieure, plus âgée que la gauche anti-libérale, mais plus jeune que la droite libérale. Ensuite, vint le forfait de François Bayrou, qui libère l’espace central, et permet la réussite de ce qui avait échoué d’assez peu en 2007. C’est un premier élargissement de la base du macronisme, formule centrale qui devient en partie formule centriste.

Dans les dernières semaines, la menace tout à fait improbable d’une victoire de Marine Le Pen permit, en ce sens qu’elle servit de justification commode, le ralliement à la candidature Macron de personnalités, mais aussi de nombreux électeurs. La condensation de ces différentes phases aboutit à un puissant vote de classe, assez proche de celui constaté lors des référendums de 1992 et 2005, avec une présence du vote macroniste très forte parmi les personnes se considérant faire partie des catégories « aisées » ou « moyennes supérieures ».  Il faut le rappeler sans cesse, le vote de 2017 s’est organisé autour d’une variable principale : l’argent.

Ensuite, l’originalité de Macron, c’est qu’il n’a pas eu besoin d’avoir une majorité pour l’emporter. Il n’a pas eu de compromis idéologique à faire. Avec 24%, il emporte tout. Reste ensuite à construire une base pérenne, socialement, politiquement, électoralement, et c’est ce qu’il réussit en grande partie ultérieurement, en détruisant le PS et en grande partie Les Républicains. Ce n’est encore une fois pas un exploit prodigieux d’un être exceptionnel : il accompagne la logique des choses. Celle de la « réunification de la bourgeoisie », imposée par l’affaiblissement de son contrôle politique sur les catégories populaires, via la gauche ou la droite.

Se construit alors ce que j’ai appelé le bloc élitaire face à un bloc populaire virtuel. D’autres ont parlé de bloc bourgeois, via une analyse davantage économique du phénomène[6]. Ce bloc élitaire est selon moi constitué par :

  • L’élite réelle, par son patrimoine, ses revenus, son statut.
  • L’élite aspirationnelle, soit le monde aliéné des cadres et des simili-bourgeois.
  • L’élite par procuration, tous ceux, notamment parmi les retraités, qui s’abritent derrière le pouvoir de l’élite pour défendre leur situation.

Cette notion de bloc pourrait être développée au-delà de la simple superposition de couches électorales. Avec Macron, nous sommes face à la construction d’un « bloc historique », notion créée par Antonio Gramsci, avec la soudure entre les intellectuels organiques et les classes sociales concernées. Ces intellectuels organiques, on voit chaque jour, chaque heure, leur mobilisation autour du projet Macron, pour œuvrer à l’unification de l’idéologie du bloc, et à la conquête de l’hégémonie de ce bloc. On a rarement vu pareille recherche d’une adaptation parfaite de la superstructure à l’infrastructure. L’idéologie professée utilise d’ailleurs de manière significative un lexique managérial[7]. De ce bloc historique, le remarquable parcours scolaire et professionnel d’Emmanuel Macron, de Sciences Po à la Commission Attali, en fait l’intellectuel organique par excellence.

En face, quelles sont les stratégies à l’œuvre ?

La rupture du conflit gauche-droite comme instrument de régulation de la vie politique française laisse, face à un bloc élitaire hégémonique, des forces dispersées, et davantage engagées dans des stratégies de survie, que dans un projet de conquête.

On peut faire très rapidement le tour des possibilités pour les prochaines années :

  1. La consolidation du macronisme, qui demeure dans sa cohérence et élargit sa base propre, avec percée aux Européennes, implantation aux municipales, et réélection en 2022. Ce scénario est à ce jour le plus probable.
  2. L’affaiblissement du macronisme, imposant une stratégie d’alliance pour 2022, afin d’éviter que les scrutins nationaux ne ressemblent aux législatives partielles actuelles. Ce scénario est douteux.
  3. La sortie du macronisme par l’identitaire, avec une formule encore difficile à imaginer pour rassembler des électeurs issus de LR, de DLF et du FN. Ce serait la fin de la Grande Coalition à la Française, remplacée par une formule d’union des droites, sans exclusive à l’égard du Front National. Ce scénario est, après le premier évoqué, le plus vraisemblable.
  4. L’échec du macronisme et sortie par la Gauche refondée, régénérée, rassemblée… Un tel scénario serait particulièrement inattendu.
  5. L’échec du macronisme et sortie par quelque chose porteur d’une critique sociale radicale, qui ressemblerait à la France Insoumise, issue de la gauche mais qui l’aurait largement dépassée. Ce n’est pas l’hypothèse qui est la plus probable, mais qui intéressera sans doute le plus, et l’on va s’y attarder.

Examinons donc par étape ce cinquième scénario. Posons d’emblée la nature de l’enjeu : dans les conditions européennes contemporaines, ce ne peut être qu’un enjeu électoral. Il s’agit donc d’obtenir une majorité au moins relative à un scrutin national, et non simplement de faire bonne figure. Ce qui peut impliquer d’abandonner des positions auxquelles on est affectivement et par tradition attaché, mais qui privent de la mobilité nécessaire à la victoire. La visée est dans cette hypothèse la conquête du pouvoir, ce qui change bien des choses.

Ceci règle selon moi la question de la sortie du macronisme par la gauche. Ceux qui se reconnaissent dans le terme, aujourd’hui, c’est à peu près 25% des Français. Encore sont-ils profondément divisés entre eux et sans doute irréconciliables. La synthèse du peuple et des élites progressistes à l’origine de la « gauche », telle qu’analysée par Jean-Claude Michéa, a vécu. C’était déjà la logique des intérêts, c’est devenu aussi celle des perceptions. Ménager les fétiches de la « gauche morale » est sans doute assez vain, elle trouvera toujours mieux ailleurs, par exemple chez Benoît Hamon : les péripéties ayant récemment affecté Le Média, avec ces défection en rase campagne, constituent un très beau cas d’école.

Jean-Luc Mélenchon a réussi à gravir jusqu’à 19% des suffrages exprimés sans utiliser le mot « gauche » dans sa campagne, et en rassemblant de fait essentiellement des électeurs qui votaient auparavant pour la gauche. Selon l’IPSOS, il fait voter pour lui les deux tiers des sympathisants du Front de Gauche, 38% des sympathisants EELV, 23% des sympathisants socialistes, mais aussi 23% des « sans partis ». Pourquoi ? Parce que le vote à gauche ne répond pas seulement à des « valeurs » souvent familialement transmises, mais aussi à des « alignements » sociaux : le fonctionnaire ou assimilé, le bénéficiaire net des aides publiques, l’employé, voyaient dans la gauche un avocat relatif de ses intérêts. C’est ce qui a volé en éclat avec le Pacte de responsabilité et le discours tonitruant qui l’a accompagné. Donc, si un courant politique remplit la fonction de la gauche, il peut se passer du terme. Ce terme, « la gauche », relie à des combats et, plus encore, à des renoncements, qui entravent tout projet hégémonique. 

Venons-en à un sérieux problème pour ceux porteurs d’une critique sociale et qui veulent constituer une hégémonie politique concurrente de celle du macronisme. Quand vous avez un parti qui représente entre 20 et 25% des gens, que ces gens ont des caractéristiques sociales qui devraient les mettre dans le camp de la France Insoumise, on doit se demander pourquoi ils n’y sont pas. Qu’un ouvrier, ayant voté « non » en 2005, attaché à des formes traditionnelles de sociabilité, et vouant aux gémonies les élites et Emmanuel Macron, choisisse le Front National, c’est une question posée à toute la classe politique, mais d’abord à ceux privilégiant une option populaire. Rappelons que si Jean-Luc Mélenchon a convaincu 24% des ouvriers ayant voté le 23 avril, Marine Le Pen en a rassemblé 37%. Or, lorsque l’on vote, surtout à un premier tour de la présidentielle, personne ne se trompe. Chacun est égal devant le suffrage, sauf à adopter des conceptions élitaires.

Donc, s’il y a une chance pour la mouvance porteuse d’une vigoureuse critique sociale de déjouer l’éclatante hégémonie macronienne, c’est selon moi en levant ce qui empêche l’ouvrier dont je parlais de voter pour elle[8].

Il importe ainsi d’identifier les verrous qui empêchent la constitution effective d’un Bloc populaire face au Bloc élitaire. Or, si l’on croit vraiment que le libéralisme macronien constitue une mauvaise nouvelle pour une bonne moitié de la population française, le contrer ne devrait pas paraître une tâche insurmontable. Je sais que je parle en un lieu où vous ne serez probablement pas d’accord, mais le principal obstacle n’est pas bien difficile à trouver : la division du bloc populaire se fait essentiellement sur l’immigration, thème que l’on doit diviser pour l’essentiel entre la question des flux migratoires et celle de l’intégration.

Durant la campagne de 2017, Jean-Luc Mélenchon a fait un travail politique novateur et, si j’ose dire, compte tenu de sa situation politique, héroïque, pour renouveler le logiciel idéologique de son camp. Il l’a fait en réhabilitant la notion de peuple avec toutes ses implications, dont bien sûr la question de la souveraineté nationale comme cadre démocratique. Ce moment-là a été marqué par sa progression dans les catégories populaires. Il a déplu à une bonne partie de la gauche. C’est un signe puissant. Il demeure que si le courant politique qu’il représente est unifié sur le refus de toute stigmatisation des personnes issues de l’immigration récente, intégrées dans une conception inclusive du peuple, on constate des orientations diverses sur la question aujourd’hui centrale des flux migratoires. Notons la vitalité d’un courant « no border » plus proche du Pape François que des positions traditionnelles du mouvement ouvrier. C’est un nœud de l’orientation à prendre pour ce courant politique : la gauche, ou bien le peuple.

En conclusion, une stratégie qui viserait à une conquête du pouvoir – il en existe d’autre, par exemple de constituer un pôle de gauche rénové capitalisant tranquillement sur au maximum un quart de l’électorat, sans visée hégémonique réelle – doit affronter des problèmes sérieux, et les résoudre sérieusement.

Une telle stratégie implique la constitution d’une hégémonie adverse à celle efficace, car cohérente, du macronisme. Celui-ci est un puissant catalyseur social. Son existence impose un effet de symétrie. Face à un bloc élitaire, un bloc populaire est une formule prometteuse. Qu’il puisse devenir hégémonique impliquerait cependant que l’on accepte qu’il soit populaire, et qu’il soit un bloc.


[1] Pour une présentation détaillée de la théorie des alignements électoraux, voir Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, Presses de Sciences Po, 2000.

[2] De cette convergence de la gauche et de la droite dites de gouvernement sur les sujets essentiels, au-delà de la mise en scène de leur dissensus, la couverture de Paris Match en mars 2005 offrait une image saisissante : François Hollande et Nicolas Sarkozy, souriants, côte à côte pour appeler les Français à voter « oui » au référendum sur le TCE.

[3] Le caractère inéluctable d’une restructuration de la vie politique française par l’alliance nécessaire des libéraux de gauche et de droite, à l’occasion de la présidentielle 2017, était expliqué dans Le Nouvel ordre démocratique, écrit au printemps 2015, avant que se soit déclaré Emmanuel Macron. Ceci pour souligner que la personnalité de celui-ci, aussi talentueuse soit-elle, a joué un rôle très subalterne dans l’événement.

[4] Voir entre autres la tribune publiée dans Le Monde du 21 février 2018, « La haute administration, le véritable parti présidentiel ».

[5] « Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d’Orléans à l’Hôtel de ville, il laissa échapper ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer ». Laffitte venait de trahir le secret de la révolution. » Karl Marx, Les Luttes des classes en France, 1850. Ironiquement, en 2017, la banque d’affaires, expression la plus pure du capital, sera représentée par elle-même.

[6] L’Illusion du bloc bourgeois, Bruno Amable et Stefano Palombarini, Raisons d’agir, mars 2017.

[7] Pour une analyse serrée de la production d’un tel discours à visée idéologique par les écoles de commerce, cf. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

[8] Problématique développée dans les conditions américaines par Thomas Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite ?, éditions Agone, 2008.

La guerre psychologique des médias contre les grévistes

Comme un air de déjà vu. Christophe Barbier, Pierre Gattaz, BHL, la “prise d’otage” des citoyens par les grévistes, la nécessité de “réformer” le modèle social français, les “experts” de la Commission Européenne, le sens de la “pédagogie” du Président… On a l’impression d’assister à l’énième remake d’un mauvais film, avec une baisse de qualité à chaque nouveau tournage. Les scènes qui se jouent actuellement dans les studios feutrés des chaînes de télévision, à l’occasion des grèves à la SNCF, ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles que l’on jouait à l’époque des manifestations contre la loi El Khomri ou contre la réforme des retraites de 2011. Mêmes acteurs, mêmes répliques, et même scénario : une France malade de son système social, que tente de soigner un Président visionnaire, entravé dans sa noble tâche par une horde de grévistes sans foi ni loi. Guidé par une volonté d’acier, le Président parvient à faire plier ses adversaires et mettre en place ses réformes salvatrices – aidé en cela par la formidable force de frappe de ses alliés médiatiques.


Le point de vue des usagers : le seul qui vaille.

Faut-il écouter les revendications des cheminots ?” demande un journaliste à Christophe Barbier le 2 avril sur BFMTV. Non ! Non, parce qu’ils se trompent, et que certains de leurs leaders mentent” : une telle réponse n’étonne plus vraiment. On n’attendait certes pas de BFMTV, de L’Express ou du Point qu’ils prissent le parti des grévistes contre le gouvernement. On savait à l’avance que ces bréviaires vivants du conformisme économique se féliciteraient de n’importe quelle initiative prise par un gouvernement libéral, et condamneraient n’importe quel mouvement visant à l’entraver. La presse libérale, favorable aux grands intérêts et hostile aux grévistes, a toujours existé et existera toujours. On ne s’étonnera donc pas outre mesure que du 1er au 4 avril, sur les 18 reportages et tribunes que Le Point – à titre d’exemple – consacre aux grèves des salariés de la SNCF, on en trouve 16 qui les condamnent, contre 2 qui se veulent neutres ; aucun article, bien entendu, ne s’avisant de prendre le parti des cheminots… On ne s’étonnera pas non plus que, dans ces reportages, aucune interview d’aucun gréviste n’ait été effectuée, alors qu’on y trouve des dizaines de témoignages affolés d’usagers de la SNCF déboussolés par la grève et la pénurie de trains qui en découle. Alors que la grève a été suivie par 77% des conducteurs de la SNCF, 69% des contrôleurs et 39% des aiguilleurs, le point de vue des cheminots grévistes n’a tout simplement pas été pris en compte par Le Point. Il n’entre même pas dans le cadre du débat que la rédaction de ce média – ce n’est pas le seul – cherche à imposer.

Les termes de la controverse étant posés de cette manière, la conclusion que l’on en tire ne peut qu’être défavorable aux grévistes.

Cela est tout sauf surprenant. Il aurait été étrange qu’un journal financé par François Pinault, dont la fortune personnelle s’élève à 28 milliards de dollars, se fasse le relais des revendications des grévistes contre Emmanuel Macron…. Le jour n’est pas venu où une presse financée par de grandes fortunes s’attaquera à un gouvernement favorable aux grandes fortunes.

La surprise viendrait à la rigueur de cette presse “progressiste”, et de ces personnalités médiatiques “de gauche“, dont on aurait pu attendre un minimum de sympathie vis-à-vis des grévistes, et un minimum de défiance à l’égard de ces réformes qui, selon toute probabilité, fragiliseront encore les plus fragiles.  Jean Quatremer, le grand-prêtre de la religion européiste qui hante régulièrement les colonnes de Libération, homme “de gauche” devant l’Éternel s’il en est, douche ces espoirs d’un tweet acéré.

Le ralliement des élites de gauche et de droite au pouvoir macronien

Proclamer au monde ses “valeurs de gauche” à chaque fois que l’on ouvre la bouche, tout en soutenant avec emphase le gouvernement d’Emmanuel Macron ? C’est tout à fait possible selon Bernard-Henri Lévy. Le sémillant écrivain estimait ce 1er avril sur France Inter que le Président de la République s’inscrit dans la “trace réformatrice du Front Populaire“, mais aussi dans une “généalogie de gauche” dans laquelle on trouve entre autres “mai 68“. Illégitime, la colère de la France d’en-bas à l’égard d’un Président héritier du Front Populaire et de mai 68 ? Pas tout à fait. L’indignation des travailleurs français est parfois justifiée ; les moyens qu’ils emploient ne le sont jamais lorsqu’ils impliquent une entrave à la liberté d’autrui. En plus d’être illégitime, la grève est inefficace ; car comme le fait remarquer l’éminent Raphaël Enthoven, les progrès sociaux sont le produit des lois, jamais des luttes.

Pour être tout à fait honnête, tout cela n’est pas vraiment une surprise non plus. Cela fait plusieurs décennies que le clivage entre presse “de gauche” et presse “de droite” s’est érodé, jusqu’à devenir totalement invisible sur une bonne partie des enjeux socio-économiques – de la même manière qu’il a plus ou moins volé en éclats à l’Assemblée nationale. La “gauche” médiatique a subi la même évolution que la “gauche” politique. Entre Jean Jaurès et Jérôme Cahuzac, il y a un gouffre similaire à celui qui sépare Émile Zola, figure médiatique de gauche du XIXème siècle qui se rendait dans les mines pour dénoncer l’exploitation des ouvriers, et Pierre Arditi, figure médiatique de gauche du XXIème siècle, qui se vantait il y a peu d’être “très désagréable” à l’égard des chauffeurs de taxi qui avaient l’outrecuidance de ne pas lui ouvrir la portière… Que le journal fondé par Jean-Paul Sartre soutienne le gouvernement d’Emmanuel Macron avec autant de fermeté qu’il soutenait, jadis, ceux de Pol Pot et de Mao Zedong, ne surprendra donc pas ceux qui ont assisté à la lente marchandisation de Libération, dont l’apogée fut le rachat de son capital par Édouard de Rothschild en 2005.

L’Union Européenne, Emmanuel Macron et la guerre psychologique

De nombreuses grèves ont éclaté ces dernières semaines dans plusieurs secteurs : le transport, mais aussi l’aviation, la santé, l’énergie, – auxquelles il faut ajouter les mobilisations étudiantes. Au premier abord, leurs revendications sont diverses et variées : les grèves de la SNCF et des salariés d’EDF sont une protestation contre les projets de privatisation de leur secteur ; les infirmiers réclament une augmentation des moyens alloués aux hôpitaux ; les salariés d’Air France revendiquent quant à eux une hausse de leurs salaires, gelés depuis 2011. En réalité, toutes ces grèves sont en dernière instance une réaction, directe ou indirecte, au programme d’austérité budgétaire et de libéralisation du monde du travail mis en place par le gouvernement d’Emmanuel Macron. Les économies budgétaires, les projets de privatisation, le gel des salaires, découlent mécaniquement de cet agenda politique dont il ne faut pas sous-estimer la cohérence. Il est celui que réclament les grandes fortunes françaises – et européennes. Celles-ci trouvent tout leur intérêt dans le gel des salaires, qui permet de maximiser leurs profits – toute hausse de salaire correspondant, jusqu’à preuve du contraire, à une baisse des profits – et dans les privatisations, qui leur permettront de faire main basse sur des biens étatiques. Cette politique a un nom : le néolibéralisme, et un agent : l’Union Européenne.

C’est en effet dans l’Union Européenne que les grandes fortunes ont trouvé un moyen de mener l’État français vers une libéralisation à marche forcée. Les Grandes Orientations de Politique Economique que produit chaque année la Commission Européenne – avec menace de rétorsion pour les éventuels États récalcitrants – sont une copie presque conforme des principales revendications des grandes multinationales et des secteurs financiers européens.

Extrait des GOPE pour 2017-2018

Le fameux rapport Spinetta sur lequel se base le gouvernement pour sa réforme de la SNCF fait constamment référence aux normes européennes. Or les directives européennes n’en font pas mystère : il s’agit d’en finir avec les systèmes ferroviaires contrôlés par les États, puisqu’ils doivent devenir “compétitifs” et s’intégrer dans un “marché ouvert et concurrentiel” (directive 2016/797).

Depuis 1991, l’État français s’est engagé dans un processus très graduel de libéralisation du transport ferroviaire, en coordination parfaite avec les directives européennes, dont Aurélien Bernier a rendu compte en détail dans un article pour Marianne. Les échéances sont précises : c’est en 2023 que “l’ouverture à la concurrence” des transports domestiques doit être menée à bien. La réforme entreprise par Emmanuel Macron n’est ainsi que la première étape d’un processus de privatisation qu est censé aboutir dans quelques années.

On aurait donc peut-être tort de voir en Macron un souverain tout-puissant, un “monarque présidentiel” jupitérien. Face aux puissances économiques et aux forces politiques qui déterminent l’agenda présidentiel, il fait figure de vassal davantage que de roi. Bien sûr, les choses ne peuvent être présentées de cette manière par le gouvernement. Il a fallu intégrer ce processus de libéralisation dans un récit volontariste et progressiste, visant à faire croire qu’il était décidé souverainement, et pour le plus grand bien de tous. Il fallait masquer la logique globale de l’offensive libérale et ses causes profondes sous la particularité de ses déclinaisons. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Emmanuel Macron s’est attaqué à ces réformes secteur après secteur – les réformes du code du travail d’abord, celles de l’université ensuite, aujourd’hui celles du rail, demain, celles du fonctionnariat – : la cohérence globale du projet a ainsi pu échapper à beaucoup. Cette approche sectorielle lui a permis de fustiger les opposants à ces réformes comme des privilégiés, défenseurs d’intérêts corporatistes, et de se poser à chaque fois comme le garant de l’intérêt général face aux égoïsmes particuliers. Ainsi, les salariés qui refusent la réforme du code du travail sont des “fainéants”, les cheminots qui refusent la refonte de leur statut des “privilégiés”, et les fonctionnaires touchés par les réformes à venir se verront sans doute affublés d’un qualificatif similaire. Le but étant que ceux qui ne sont pas concernés, au premier abord, par ces réformes se rangent derrière le gouvernement, défenseur de l’intérêt de la nation contre les corporatismes… jusqu’à ce que vienne leur tour.

Une méthode pour le moins osée, mais dont il faut mesurer le succès. À la différence de la stratégie brutale du candidat François Fillon qui proposait une thérapie de choc globale, Emmanuel Macron a opté pour une tactique plus fine, celle employée par les Horaces contre les Curiaces, visant à concentrer ses tirs sur un seul adversaire à la fois. Atomisé, isolé, celui-ci succombe, et la même opération est répétée sur les suivants. Cette attaque se double, à chaque fois, d’une guerre psychologique ciblée, insidieuse, mais d’une extrême violence à l’égard des salariés du secteur à réformer, présentés comme des égoïstes et des arriérés défendant leur corporation contre l’intérêt général et la rationalité économique. Emmanuel Macron a pu compter, dans cette guerre d’opinion, sur la docilité de la grande presse qui survit sous perfusion de grands capitaux, sur la bienveillance d’une série d’éditorialistes à gages et sur la complicité du bloc des intellectuels organiques du nouveau libéralisme qui se sont faits une joie de tirer à boulets rouges sur ses opposants.

Grèves sectorielles et horizon national-populaire

L’issue des mouvements en cours est encore incertaine. Leur succès dépendra sans doute de la capacité des mouvements syndicaux à refuser cette individualisation des corps de métiers, cette atomisation des revendications que la guerre psychologique du pouvoir s’acharne à promouvoir ; de leur aptitude à expliquer la cohérence globale, la logique d’ensemble de ces réformes, à promouvoir une solidarité organique entre tous les secteurs sociaux qu’elles toucheront et un plan d’action commun. Ils pourraient par là-même universaliser leur mouvement, en ouvrant la voie à un horizon qui ne soit pas simplement sectoriel mais national, pas uniquement corporatif mais plus largement populaire. C’est bien ici la question de la dimension politique du syndicalisme qui est posée, si l’on entend par “politique” le domaine des questions qui affectent l’ensemble de la société. Cela n’implique bien sûr aucunement de revenir sur la séparation entre syndicats et partis politiques gravée dans le marbre de la Charte d’Amiens, la politique ne se limitant pas aux partis ; plus simplement de réfléchir à un concept qui est longtemps apparu comme oxymorique, celui de syndicalisme politique.

 

Crédits :

© photographie de Pierre Gattaz par Pierre Truong-Ngoc, de Bernard-Henri Lévy par Itzik Edry et capture d’écran yt de Christophe Barbier lors de sa chronique du 02/02/2017

Macron faiseur de mythes : ce que nous dit la fable des « premiers de cordée »

http://en.kremlin.ru/events/president/news/55015
Emmanuel Macron © http://en.kremlin.ru/

Depuis qu’il est un personnage public, Emmanuel Macron accumule phrases sibyllines et francs dérapages, qui tous convergent vers ce qu’il faut bien nommer : l’expression d’un mépris de classe.

On se souvient de ses déclarations sur les ouvrières illettrées de l’abattoir Gad ; sur le « costard » que l’on se paye en travaillant ; sur « ceux qui ne sont rien » ; sur les « fainéants » à qui l’on ne cédera rien ; sur les ouvriers qui « foutent le bordel » au lieu de se chercher un boulot… Un tel florilège, même venant d’un homme politique à qui la classe médiatique pardonne à peu près tout, ne laisse pas d’étonner : s’agit-il d’une stratégie consciente de stigmatisation des pauvres (façon Pierre Gattaz ou Laurent Wauquiez, les deux maîtres du genre) ? Ou bien a-t-on simplement affaire à un homme incapable de contrôler sa parole publique, sitôt qu’il n’est plus « borduré » par ses communicants ? Au fond : peu importe. Au-delà de l’indignation légitime suscitée par ces « petites phrases », il s’agit de saisir la cohérence qui sous-tend la vision de la société portée par Emmanuel Macron et ses soutiens : or dans cette vision, le mépris des pauvres n’est que l’envers de l’exaltation extravagante des riches.

C’est cette même vision qui s’est manifestée une nouvelle fois le dimanche 15 octobre 2017, lors du premier grand entretien télévisuel du Président — mais sous la forme inhabituelle… d’une fable ! A deux reprises en effet, Emmanuel Macron a usé d’une curieuse métaphore pour décrire la société française : celle de la « cordée ». « Je veux que ceux qui réussissent tirent les autres, il faut des premiers de cordée », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. » Spontanément, cette image, naïve autant qu’incongrue, prête à sourire : si cette analogie était vraie, ce n’est plus seulement le Code du travail que le Président aurait enterré avec ses ordonnances, mais aussi, grâce à la « complexité » de sa pensée, la sociologie comme science humaine ; à en croire Macron, la société ne serait donc pas le lieu d’un affrontement entre intérêts de classe, et ne serait traversée par aucune logique de domination et d’inégalités ! Aussi bien, il s’agit moins de montrer que la fable est fausse, que d’en développer les implications, et d’en comprendre la nécessité proprement idéologique : la justification d’un état de fait, à savoir une société inégalitaire, dans laquelle un groupe restreint d’individus se partage l’essentiel des ressources économiques, des postes de décision et de pouvoir, ou simplement des places propres à rendre fiers ceux qui les occupent[1]. Pour le dire autrement, la mission politique de la fable est d’accréditer le paradoxe suivant : elle doit persuader ceux qui l’écoutent de la nécessité de l’inégalité, pour le bien de la société dans son ensemble ; ou plus abruptement encore : de la nécessité des riches pour le bien des pauvres.

Or cette fable macronienne, dans sa visée de légitimation de la domination des plus riches et des plus puissants (« si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de la file, c’est toute la cordée qui dégringole. »), s’inscrit dans une histoire longue : elle rappelle étrangement un très ancien apologue, datant du tout début du Ve siècle avant notre ère — celui dit des « membres et de l’estomac ». L’historien latin Tite-Live (Ier siècle avant notre ère) nous en raconte les circonstances[2] : en -494, écrasée de misère et lasse de son exploitation par le patriciat, la plèbe romaine aurait décidé de lancer l’une des premières « grèves » de l’histoire de l’humanité — c’est l’épisode dit de la « sécession sur l’Aventin ». Alarmés, les sénateurs (les membres de l’oligarchie qui dirigeait alors la jeune République romaine) auraient dépêché aux plébéiens en grève un homme éloquent, Ménénius Agrippa, pour leur conter l’apologue suivant : « Dans le temps où l’harmonie ne régnait pas encore comme aujourd’hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et son langage à part, toutes les parties du corps s’indignèrent de ce que l’estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur service, tandis que, tranquille au milieu d’elles, il ne faisait que jouir des plaisirs qu’elles lui procuraient. Elles formèrent donc une conspiration : les mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir, les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier tombèrent dans une extrême langueur… Ils virent alors que l’estomac ne restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l’avoir élaboré par la digestion des aliments. » L’historien latin conclut de la sorte : « La comparaison de cette sédition intestine du corps avec la colère du peuple contre le sénat, apaisa, dit-on, les esprits. »

L’anecdote est sans doute légendaire, et il est fort probable que ce soit moins l’apologue en lui-même que les concessions que les sénateurs durent faire à la plèbe (en premier lieu, l’instauration des « tribuns de la plèbe », fonction nouvelle plus favorable au peuple), qui « apaisèrent les esprits ». Quoi qu’il en soit de l’historicité de l’événement, c’est le contenu idéologique de la fable qui nous intéresse, car il sera promis à un bel avenir dans la théorie politique ultérieure, traversant l’Antiquité, le Moyen-Âge et l’époque moderne ; il contient en effet le cœur de la justification de type « Ancien Régime » de la société inégalitaire, dans laquelle il est légitime que l’élite dirige, lorsque le peuple produit : à savoir l’assimilation du corps social à un corps vivant — théorie à laquelle on a donné le nom d’organicisme. Dans cette optique, la société se caractérise par un équilibre de ses ordres hiérarchiques, et les membres inférieurs doivent accepter la prédominance des parties supérieures, pour le bien du Tout. Ce n’est pas le lieu de détailler les subtilités des diverses théories qui s’apparentent à la pensée organiciste ; il suffit de retenir que l’organicisme vise avant tout la préservation d’un équilibre hiérarchique dans la société — c’est une pensée conservatrice —, qui passe par la concorde de ses ordres : elle postule donc, sans le justifier autrement que par une analogie sophistique, la nécessité de l’inégalité, laquelle crée, par des moyens presque magiques, mais comparables à ce qui s’opère dans l’organisme humain, une sorte de redistribution équitable des bienfaits. Chacun à sa place, pour la concorde du Tout social.

A ce stade, les différences avec la fable macronienne commencent à apparaître nettement. En premier lieu, les dominants, les puissants, ou tout simplement les riches, ne sont pas désignés comme tels par Macron : s’opère ici un effacement, assez incroyable, du fait que les dominants tirent profit de leur situation — soit en termes d’avantages matériels, de puissance décisionnelle, ou de prestige. Macron, par euphémisme, parle simplement de « réussite », de « succès » ; ainsi émerge une nouvelle figure, typiquement libérale : le self-made man, l’Entrepreneur qui doit sa réussite à ses propres forces, à son « talent », à son mérite propre, à son seul génie visionnaire. Toute l’idéologie libérale repose sur cette idée — infondée empiriquement : les élites dominent parce qu’elles le méritent, parce que c’est le fruit naturel de leur force créatrice (de richesses, d’emplois…) ; la conséquence logique de cette idée est que la domination de l’élite est légitime dans la mesure où il y aurait une « mobilité » en son sein. Pour le dire rapidement, le dogme libéral, dans sa dimension prescriptive, correspond à un idéal de société contestable (la mise en concurrence de tous les individus doit permettre de faire émerger une élite dominante légitime), mais cet idéal lui-même s’appuie sur un déni de réalité : dans cette vision, les « individus », leurs « talents » et mérites propres préexistent en quelque sorte à la société, dans laquelle n’interviennent pas d’inégalités de capital, qu’il soit financier, culturel ou symbolique.

En réalité, les critères implicites de cette « réussite » ne sont pas difficiles à deviner : « les jeunes Français doivent avoir envie de devenir milliardaires », avait déclaré Macron le 7 janvier 2015 aux Echos.[3] Précisément, il est frappant que le Président ait substitué aux milliardaires (réels) les « premiers de cordée » (de la fable) ; or cette substitution est intimement liée à l’un des points nodaux de la « pensée » macronienne, peut-être insuffisamment remarqué jusqu’à présent : l’idée saugrenue que les élites se « dévouent » pour le bien de tous. Les premiers de cordée « tirent les autres » : autant dire qu’ils portent sur leurs épaules le plus lourd du fardeau… C’est alors seulement qu’un certain nombre de déclarations de Macron, apparemment aberrantes — mais répétées ! —, prennent sens : l’appel à un « héroïsme politique » (dernière occurrence dans l’entretien au Spiegel du 14 septembre 2017, déjà mentionné) ; mais aussi la « dimension christique », autrement dit sacrificielle, que Macron, rappelons-le, « ne renie ni ne revendique » (sic, JDD, 12 février 2017) ; car bien évidemment, l’incarnation ultime de ce « dévouement des élites », c’est lui-même : il aurait pu gagner encore plus d’argent dans la banque d’affaire, mais pour le bien de son pays, il a choisi la voie ingrate de la politique (Mediapart, 5 mai 2017[4]).

Mais la fable macronienne présente une deuxième différence majeure avec la théorie organiciste classique : la suppression de l’idée même de redistribution ! Elle était pourtant encore présente dans l’ultime avatar de l’organicisme, la théorie — ou plutôt la fable — dite du « ruissellement » (plus les riches s’enrichissent, plus cette richesse « ruissellerait » sur les moins riches). Qu’en reste-t-il ici ? D’abord l’idée que nous sommes tous « encordés », donc forcés à une solidarité des pauvres avec les riches ; ensuite que la société est traversée par une dynamique ascensionnelle, caractéristique autant du « bougisme » macronien (toujours en marche !), que de l’anthropologie libérale (ceux qui sont « derrière » le sont parce qu’ils sont moins forts, moins entreprenants, et comme on l’a vu, moins dévoués) : c’est une adaptation du conservatisme organiciste à l’idéologie capitaliste de la croissance à tout prix, de la positivité intrinsèque du dynamisme, indépendamment des finalités de cette agitation (de la production de biens ou de services).

L’habileté, ou du moins l’intérêt de l’apologue réside là, dans sa capacité à condenser l’escamotage propre à l’idéologie libérale, la substitution d’une valeur paradoxale (le dynamisme conservateur) à l’explicitation d’un projet de société. Tandis que l’apologue de Ménénius Agrippa est celui d’une élite en position de faiblesse, forcée de recourir à une consolidation idéologique de privilèges de plus en plus contestés, celui d’Emmanuel Macron vient soutenir l’expansion d’une classe de plus en plus dominante, expansion acquise dans les faits, mais qu’il s’agit de parer d’une aura de légitimité. C’est à la lumière de ce projet qu’il faut interpréter, par exemple, la suppression de l’impôt sur la fortune pour les actifs financiers — comme une reconnaissance symbolique par la communauté nationale de l’utilité éminente des capitalistes.

L’originalité d’un organicisme qui vise moins à préserver un état de fait qu’à appuyer une tendance socio-économique réside dans la nécessité d’attribuer le salut de la société, dans ses différentes parties, à une tension, plutôt qu’à un partage, certes inégal, mais stable. C’est cette tension que représente bien la corde de la société alpiniste macronienne. Le chantage à la catastrophe n’utilise plus le spectre de l’anarchie, de la guerre civile, ou même de l’enrayement de la redistribution des richesses : c’est la chute, la dégringolade, dans laquelle on reconnaît sans peine le spectre du chômage et de la récession, qui sert d’épouvantail. Car la métaphore de l’alpinisme n’est pas non plus anodine dans sa représentation d’un danger latent, d’une situation potentiellement angoissante. Le sentiment d’insécurité d’une classe menacée dans sa position dominante est ainsi projeté par cette version conquérante de l’organicisme sur la majorité dominée, au dépend de qui se fait l’expansion du groupe bénéficiaire. Pour éviter la chute fatale et maintenir son niveau de vie, la société dans son ensemble doit accepter de se rallier à la « progression » imposée par les plus performants, qui figure désormais le seul progrès auquel puisse aspirer la communauté politique. L’histoire ne dit donc pas où se rend cette cordée, si bien guidée par ses meilleurs alpinistes. Difficile pourtant de ne pas voir qu’elle se rapproche de plus en plus des espaces inhabitables.

Pourtant Macron, qui vient d’absoudre les élites, ne peut pas totalement effacer la conflictualité dans la société : de fait, malgré sa fable, son projet politique suscite une certaine résistance ; qui sont donc ces « encordés » rebelles ? Une dernière figure, également typique de l’anthropologie libérale, vient alors compléter le système : parmi ceux qui se trouvent au bas de la « cordée » sociale, certains, non contents de se laisser tirer par les premiers, et de ne contribuer que médiocrement à l’ascension générale… « jettent des cailloux » aux meilleurs qui les précèdent ; comble du nihilisme ! On l’a vu, la justification emprunte à l’organicisme l’idée simple mais non argumentée que nous sommes « tous dans le même bateau » : supprimez les riches, et tout le monde dépérira, lanceurs de cailloux compris. Mais elle permet surtout d’expliquer la conflictualité au sein de la société, non plus comme l’expression d’un affrontement d’intérêts de classe, ou comme une révolte éthique face à des inégalités croissantes, qu’aucune fable ne peut justifier : non, elle est l’œuvre de la seule « jalousie ». Ne nous y trompons pas : cette réduction de l’opposition politique (de gauche) au moyen d’un psychologisme sommaire et dépréciatif est un élément crucial du dispositif idéologique ; au reste, Macron en est coutumier : sa déclaration au Spiegel sur le « triste réflexe de la jalousie française » qui « paralyse le pays » (la paralysie, la stagnation, l’enlisement, apparaît comme le négatif du « bougisme ascensionnel » macronien), fait évidemment écho à la critique de « l’égalitarisme jaloux », dénoncé dès le 3 mars 2015 (sur BFM). Ainsi, la « jalousie » ingrate du dominé fait pendant au dévouement vertueux du dominant. La boucle est bouclée.

Deux remarques peuvent servir de conclusion : la première, c’est que le libéralisme (philosophique et économique) est théoriquement faible, puisqu’il ne se soutient que par des fables absurdes ; la seconde, étonnante, est que Macron semble croire à demi à sa propre fable : en effet, lors de l’entretien filmé (déjà cité) donné à Médiapart le 5 mai 2017, le candidat déclarait : « Ce qui s’est passé dans le capitalisme international, c’est que les nomades — j’en ai fait partie, j’ai connu cette vie — considèrent qu’ils n’ont plus de responsabilité ; ils ont une responsabilité vis-à-vis de leurs actionnaires, mais elle est purement financière, accumulative (sic) justement, ils n’ont plus une responsabilité au sens plein du terme, c’est-à-dire vis-à-vis de leurs voisins, de la société dans laquelle ils vivent — responsabilité qui est environnementale, qui est en termes de justice… Si les élites économiques, sociales, politiques, ne réconcilient pas leur liberté actuelle avec leur part de responsabilité, alors elles perdront cette liberté, qu’elles le veuillent ou non. »

Ces propos résonnent comme une confirmation de ce qui vient d’être dit du projet porté (entre autres) par Emmanuel Macron, à son niveau le plus fondamental — celui de la philosophie politique : le macronisme rêve de perpétuer l’ordre social grâce à la gestion avisée « d’élites vertueuses », qui de leur propre initiative et par leur dévouement naturel, exerceront une domination responsable dans l’intérêt de tous. Qui ne voit pourtant que ce projet politique est chimérique, et qu’une oligarchie, structurellement, ne peut que poursuivre ses propres intérêts ? Mais à cet idéal oligarchique s’oppose un autre idéal, celui de l’égalité réelle dans la société : à savoir la satisfaction des besoins matériels de tous, qui libère les individus de l’insécurité économique, dans le respect de l’environnement ; l’accès de tous à la décision politique démocratique ; le libre développement des capacités individuelles par l’accès aux immenses ressources culturelles offertes par la civilisation humaine.

Lucas Fonseca

Ladislas Latoch

[1] Cette dernière expression est empruntée à Henri Wallon, dans sa conférence à Besançon du 23 mars 1946.

[2] Tite-Live, Ab Urbe condita, II, 32 (trad. M. Nisard, 1864, légèrement modifiée).

[3] Comme on va le voir, lorsqu’il se fait plus explicite, le macronisme frise la contradiction : si l’on suit ce raisonnement, dans la première mouture du budget présenté à l’Assemblée, le gouvernement était fondé à ne pas vouloir taxer les «signes extérieurs de richesse » (yachts…) ; en effet, pourquoi vouloir devenir milliardaire, si ce n’est pour en « profiter », et le montrer aux autres ? Mais c’est alors reconnaître que les élites ne sont pas que des « premiers de cordée » qui se dévouent pour le bien commun… On s’oriente alors vers une autre justification, ultra-classique et toute aussi mythologique (la « fable des abeilles »), du libéralisme : le libre cours laissé à l’égoïsme privé est censé créer la concorde de tous…

[4] https://www.youtube.com/watch?v=kok4_kmPkeo

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« Le Parlement est à la botte de Macron qui va mettre en place la purge sociale exigée par l’UE » – Entretien avec Frédéric Farah

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On l’aura compris : députés et sénateurs sont acquis à la politique que souhaite mener Emmanuel Macron. Pendant cinq ans, Macron aura les mains libres pour “réformer” l’économie française, “libérer les énergies” et “mettre fin aux entraves” qui bloquent la société. Derrière cette novlangue technocratique fourre-tout, on trouve un projet néolibéral cohérent, mûrement pensé et réfléchi. Il s’agit pour Emmanuel Macron d’appliquer en France les réformes que l’Union Européenne et les grandes puissances économiques réclament depuis des années, et que les gouvernements successifs ont eu du mal à mettre en oeuvre du fait de la forte mobilisation du peuple français. C’est l’analyse que propose Frédéric Farah, économiste, auteur d’Europe, la grande liquidation démocratique, paru en février 2017.

Le Parlement est à la botte. Macron possède tous les pouvoirs. Il va mettre en place les réformes structurelles attendues par le semestre européen”

LVSL – Avec l’UE, nous assistons à l’émergence de gouvernements dits “techniques” ou “des experts”. Ces gouvernements se caractérisent par un dépassement du clivage droite-gauche au nom de trois impératifs supérieurs: l’attachement indéfectible à l’Union Européenne, au marché comme principe régulateur de la société et l’abandon de la culture du conflit en politique pour poser les questions en termes purement techniques. Dans votre livre, vous évoquez l’ex-gouvernement de Mario Monti. En France, le clivage droite-gauche est demeuré structurant dans la vie politique pendant très longtemps. Peut-on considérer le gouvernement d’Emmanuel Macron comme le premier gouvernement “technique” de l’histoire de France ?

 

Frédéric FarahBien sûrMacron se donne pour objectif de mettre en place les réformes structurelles attendues par le semestre européen, et par la stratégie de Lisbonne si on remonte à 2002. Dans chacun des ministères, Macron a placé des directeurs de cabinets qui sont ses proches, pour s’assurer qu’il n’y aura pas de vagues. Les technocrates de Bercy prennent une place essentielle dans le gouvernement de Macron. Les députés, même s’ils sont diplômés, sont des novices et des arrivistes, des gens qui sont là parce que Macron les a faits; c’est un fonctionnement presque féodal, ils prêtent allégeance à l’égard de leur suzerain, et demain s’il le faut, ils se rendront à Versailles pour voir le Roi dans sa majesté, et le soleil de sa pensée les éclairera de la nécessité des choses. Macron possède un gouvernement technique resserré. Il est issu d’une branche très conservatrice de l’ENA, l’inspection des finances, qui fabrique la doxa économique des élites française. Il utilise un ressort technique utilisé depuis 20 ans : la mise en scène de la “situation d’exception” (“il y a un trou dans le budget, de 8 milliards, il faut réagir…”). C’était le prétexte de Mario Monti en Italie: “la dette italienne coûte de plus en plus cher à financer, nous sommes en danger”. Son premier décret s’intitulait “Salva italia” (sauver l’Italie), son second “Cresce italia”, (faire croître l’Italie); bien sûr, l’Italie n’a pas été sauvée et n’a pas non plus crûe… Edouard Philippe nous dit exactement la même chose. On va avoir affaire au premier gouvernement technique français, qui va mettre en oeuvre de manière dure ces réformes structurelles. Ce qui est inquiétant c’est que tout cela se passe en France, le pays d’Europe où on est allé le plus loin dans la redistribution, celui qui possède l’Etat social le plus poussé.

Cette mise au pas de la démocratie se décline de deux façons à mon sens. La premier non déguisée et la seconde déguisée.

Non déguisée: c’est le gouvernement technique, dont la version la plus aboutie se trouvait en Italie avec Monti. Monti est arrivé au pouvoir sans aucune légitimité populaire et a engagé des réformes (retraites, droit du travail…) qui ont modifié en profondeur le contrat social italien ; sa seule légitimité tient au fait qu’il vient de la Bocconi (université privée spécialisée dans l’économie et la finance) et qu’il est féru de néolibéralisme. Ce gouvernement technique a réalisé quelque chose que Darmanin et ses amis vont mettre en place, la “spending review”: la “revue” des dépenses publiques et leur réduction brutale. C’est la version italienne de la mise au pas de la démocratie. Berlusconi (quoi qu’on en pense par ailleurs) a été victime d’un coup d’Etat de la BCE et a été asphyxié par la dette italienne. Napolitano, président de la République italienne (qui n’est pas élu par le peuple), a nommé Mario Monti sénateur à vie pour rendre possible sa nomination comme président du Conseil. C’est la même chose avec Lukas Papademos en Grèce, qui a succédé à Papandréou après que celui-là ait été contraint à la démission.

Ensuite, il existe une façon déguisée de mettre au pas la démocratie, qui a pour objectif d’annihiler le conflit en politique (alors que le conflit est au coeur de la démocratie ; ce n’est pas le consensus mais le dissensus qui fait la démocratie). Cette façon déguisée, c’est la “grande coalition” droite-gauche, PSOE-Conservateurs en Espagne, CDU-SPD en Allemagne… qui se retrouve sur les grandes lignes.

Macron fait les deux : son gouvernement rassemble une “grande coalition” (il intègre une partie de la droite) et fonctionne comme un “gouvernement technique”. Donc oui, on a affaire au premier gouvernement “technique” de l’histoire de France. C’est un Parlement à la botte, Macron possède tous les pouvoirs.

C’est ici que se produit une véritable rupture. On parle de nos pays comme des “démocraties libérales”. Cette association ne va pas de soi ; historiquement, le libéralisme s’est enrichi de la démocratie. Avant cela, il s’est accommodé du suffrage censitaire. Aujourd’hui, le “libéralisme” c’est le gouvernement censitaire par les capacités, donc il maintient une forme de cens. C’est ce qu’on voit aujourd’hui: d’un point de vue économique, des régimes de plus en plus libéraux (adeptes du “fondamentalisme du marché”, comme dirait Foucault) et de moins en moins démocratiques. D’un point de vue politique : on voit se développer un illibéralisme (voyez l’Etat d’Urgence…), les libertés publiques sont restreintes. Ce gouvernement technique est inquiétant pour la démocratie.

LVSL – On voit que l’Union Européenne joue un rôle structurant dans la mise en place de ces politiques d’austérité. Pourtant, une partie de la gauche (même “radicale” ou “extrême” dans certains cas) refuse de condamner le projet européen et de défendre la souveraineté nationale face aux plans d’austérité imposés par l’UE. Ramener la nation à sa “maladie”, le nationalisme, c’est un procédé rhétorique que l’on retrouve couramment dans la bouche des économistes libéraux et pro-européens. Mais comment expliquer qu’on le trouve également, assez largement, à gauche ?

Frédéric Farah – Il y a plusieurs choses à dire. Je crois voir, dans l’adhésion à l’Europe d’une certaine gauche, un relent d’internationalisme. L’Europe est pour cette gauche une Internationale de substitution, l’Europe permettrait de rapprocher les peuples, par-delà les territoires et le nations. On le voit dans cette branche dont Tsipras a été issu, l'”eurcommunisme”.

Si je peux risquer une hypothèse qui est plus périlleuse, je répondrais que c’est par ignorance. J’ai conscience que c’est périlleux d’affirmer cela, mais il y a une paresse intellectuelle qui conduit à dire que “nation=nationalisme”. C’est oublier quelque chose d’essentiel, c’est à dire que d’un point de vue historique, la démocratie moderne s’est inscrite dans un cadre national; comme l’a vu Nicolet, la “nation” est un mot voyageur, il n’a eu de cesse de voyager de la gauche à la droite. Ignorance de penser que le nazisme était un nationalisme, alors que c’était un racialisme. Discours paresseux, qui consiste à dire la nation c’est la guerre, ce qui est paradoxal car ces nations qui sont regardées comme facteurs de guerres, ce sont elles qui se sont associées pour construire l’Union Européenne. Je crois que la gauche n’a pas médité une leçon délivrée par Régis Debray, c’est à dire que la seule Internationale qui a réussi , c’est celle de la finance. Je crois que Debray a profondément raison, c’est à dire que la gauche a remis entre les mains d’une certaine droite l’idée de la nation, oubliant que la nation, dans sa conception contractuelle et républicaine, c’est la nation civique, pas la nation ethnique. Ces éléments assez basiques de philosophie politique ont été évacués.

La nation, c’est comme la langue d’Esope : c’est le meilleure et la pire des choses. On n’arrive pas à se dire que parmi les formes politiques qui ont existé (Empire, cité…), il y a maintenant la nation, née avec l’ordre Westphalien de 1848, et qu’elle n’est pas forcément synonyme de guerre avec ses voisins. On n’a pas voulu réinvestir l’idée de nation telle qu’elle était pensée par la gauche parce que le FN dans les années 80 s’en est emparée; en conséquence, la gauche a fait un cadeau formidable au FN. Le PS a trouvé dans l’européisme un substitut à son renoncement de 83.

Il y a toute une histoire à relire. Il faut relire Renan. Le cri “Vive la nation”, c’est d’abord le peuple à Valmy face aux Prussiens avant d’être la Terre et les Morts de Barrès.

LVSL – Donc l’Europe, ce n’est pas la paix ?

Frédéric Farah – La négation de la nation, et partant du politique, va faire revenir le refoulé, c’est à dire ce que l’on voulait soi-disant combattre, le “nationalisme”. Je vais reprendre à mon compte de manière un peu particulière la “théorie du frigo” de Jack Rupnick ; c’est une théorie qui était à la mode il y a une vingtaine d’années à Sciences po. Elle consiste à dire que dans le cas yougoslave, on aurait laissé un tas de rancoeurs au frigo pendant des années, et que quand la chape communiste s’est levée, ces rancoeurs ont explosé au grand jour. C’est exagéré bien sûr, mais on pourrait dire que l’Union Européenne, à force de nier la République et la démocratie, va faire revenir sous une forme pourrie l’idée nationale, et les affrontements entre les nations.

On ne retrouvera pas le nationalisme du XIX et XXème siècle dans ses mêmes formes, bien sûr, mais il suffit de voir à quel point les préjugés les plus racistes sont ressortis. On nous a expliqué que les peuples du Sud sont paresseux ; Monsieur Dijsselbloem, président de l’Eurogroupe, a déclaré par exemple que les peuples du Sud dépensaient l’argent de l’Europe pour consommer “de l’alcool et des femmes”… À l’inverse, on nous a expliqué que les peuples du Nord étaient disciplinés, purs… Ce sont des personnalités publiques, des gouvernants, des opinions soi-disant éclairées qui ont inondé les médias de ce genre de propos pendant la crise grecque. Défaire les nations et ne rien faire par la suite, c’est recréer les conditions d’un conflit plutôt que les résoudre.

Je ne crois pas que l’Union Européenne apporte cette fameuse paix puisque les derniers projets européens (le marché unique et l’euro) n’ont cessé d’éloigner les peuples les uns des autres et de les mettre en concurrence. Je crois que la nation reste le lieu de l’espace public, c’est le lieu de l’identification, de la continuité historique, le lieu où se règlent les conflits. C’est le lieu du démos, alors qu’il n’y a pas de démos ou d’espace public européen. Aujourd’hui, les tensions qui existent entre les pays européens demeurent et sont encore plus vives.

Prenons un exemple. On nous ressasse l’histoire du “couple franco-allemand” avec des trémolos dans la voix. Revenons sur cette histoire. Quand Mitterrand veut mettre en place l’euro, il le fait avec une méfiance extrême à l’égard de l’Allemagne, dans le but de “clouer les mains des Allemands sur la table” selon de multiples témoignages. On voit aujourd’hui que cette ambiguïté n’est pas dépassée, bien au contraire.

Je ne crois pas que l’on puisse vraiment remplacer la nation, si ce n’est pour se retrouver avec ses succédanés problématiques : la “gouvernance”, version abâtardie du gouvernement, qui n’existe que dans le cadre de la nation. Le gouvernement est une instance d’interpellation. Nous pouvons interpeller le gouvernement de M. Philippe. Dans le cas de la “gouvernance européenne, qui peut-on interpeller? Personne. La pire des choses, c’est de défaire les régulations nationales sans rien proposer d’autre, si ce n’est ces tentatives de fédéralisme autoritaire que l’on voit poindre aujourd’hui.

LVSL – Vous mentionnez au début de votre livre le mécontentement des classes dominantes, dans les années 70, face à “l’hyperpolitisation” du peuple, c’est-à-dire sa propension à considérer les questions économiques sous un angle politique, comme étant traversées par des rapports de force. À l’évidence, la dépolitisation des questions économiques (c’est-à-dire leur réduction à des questions purement techniques, la négation des rapports de force qui les structurent) est une stratégie qu’affectionne la classe dominante. L’Union Européenne a-t-elle joué un rôle dans ce processus de dépolitisation ?

Frédéric Farah – Il y a un thème qui se développe dans les années 70, notamment chez les élites: l’idée de l’ingouvernabilité des sociétés. Durant cette période qui s’étend de 1968 à 1975 (étrange décennie qui se conclut sous les pavés non pas de la plage mais du libéralisme…) il y a une inquiétude chez les élites dont parle un philosophe plutôt à droite, Paul Thibaud. Dans ces années, on assiste à la première crise du taylorisme, et à de nombreuses crises sociales. On se souvient de ces usines occupées, de ces jeunes femmes qui refusent d’y retourner, de “l’automne chaud” en Italie. C’est une période de montée de l’action violente : les Brigades Rouges en Italie la Bande à Baader en Allemagne, mai 68 en France (mai 68 c’est aussi un phénomène ouvrier, et pas seulement étudiant). Je rappelle aussi que le PCF ne commence à décliner que dans la décennie 70. Il y a partout un climat de contestation très fort qui remet en cause cette version sépia des Trente Glorieuse, selon laquelle tout le monde s’aimait très fort ; non : il y a de grandes tensions, des revendications salariales, des protestations liées aux conditions de travail… Ce climat inquiète les franges du patronat et les élites. Elles ont l’impression que la société leur échappe, à cause de “l’hyperpolitisation” du peuple. C’est une époque où on ne voit pas encore le retour du droit sur le politique, qui va être au coeur de tous les débats à partir de la publication de la Théorie de la Justice de Rawls en 1971. Cette hyperpolitisation inquiète. C’est le grand thème de “l’ingouvernabilité” : il y a trop de démocratie, tout déborde de toutes parts… D’un point de vue économique, ce phénomène se traduit, de 1969 à 1982, par une redistribution qui se fait en faveur des salariés.

L’Union Européenne va jouer ce rôle de force de rappel à la discipline via les “engagements” européens, auxquels il va falloir se conformer. La France devient (économiquement parlant) allemande dans les années 80. N’oublions pas que la France utilisait la dévaluation (en 1968, le gouvernement dévalue le franc), et qu’elle laissait filer l’inflation pour acheter de la paix sociale. La France est devenue monétairement allemande en 1983 avec le culte du franc fort et de la lutte contre l’inflation. Or, combattre l’inflation, c’est produire du chômage. C’est une force de discipline terrible pour le salariat; s’il y a du chômage, ils ne peuvent pas trop revendiquer.

N’oublions jamais que le moteur principal de la construction européenne, ce n’est pas la paix entre les nations ; son moteur principale, c’est la lutte contre le communisme; la construction européenne c’est l’enfant de la Guerre Froide, bien plus que l’enfant de la Seconde Guerre Mondiale. Donc l’Union Européenne, c’est aussi ce moyen de discipliner les revendications sociales. Comme les élites ne veulent pas toujours l’assumer de manière nette, l’Union Européenne devient un instrument de légitimation de cette politique sociale. N’oublions pas que le souci de l’équilibre budgétaire était présent bien avant Maastricht. Il remonte à Valéry Giscard d’Estaing, Ministre des Finances dans les années 60. La logique de l’équilibre budgétaire, déjà présente dans les années 60, est renforcée par l’adhésion à la construction européenne. Selon moi, l’Union Européenne est un moyen de domestiquer les revendications sociales, et par là même de limiter le périmètre de la démocratie sociale. N’oublions pas que la démocratie française s’enrichit en 1945 de droits sociaux; notre nouveau contrat social a été écrit en France dans le préambule de la Constitution de 46, qui a valeur constitutionnelle jusqu’aujourd’hui. On a réécrit notre contrat social en enrichissant notre héritage civique et politique de droits sociaux. C’est l’arraisonnement progressif du capitalisme par la démocratie sociale. C’est “l’embedded liberalism” de John Rugie. Donc l’Union Européenne va contenir ces débordements démocratiques en devenant un élément de dépossession des peuples. Les peuples deviennent des spectateurs malheureux, plus ou moins passifs, devant les événements, qu’ils doivent accepter sous peine d’être considérés comme des crispés, des beaufs, des fascistes…

J’appelle cela “l’effet Pinochet”. Le renversement d’Allende par Pinochet, avec les bonnes grâces des Etats-Unis, était un message envoyé aux communistes d’Europe (les communistes italiens par exemple se disent qu’ils n’arriveront jamais à avoir le pouvoir tout seul sous peine de subir un coup d’Etat, et qu’ils doivent faire un compromis historique avec la démocratie-chrétienne de Berlingue). Tsipras a subi la même chose. La Grèce a été victime d’un coup d’Etat 2.0 puisqu’on l’a asphyxiée financièrement. C’est un message envoyé aux peuples d’Europe comme le coup d’Etat de Pinochet était un message envoyé aux communistes. L’Union Européenne est un levier pour lutter contre cette “ingouvernabilité” des sociétés contemporaines. Elle crée une armature qui va faire en sorte de limiter les prétentions sociales des salariés. Les seules politiques mises en place par l’Union Européenne (dont la pointe avancée est la Grèce, avant-garde de la régression), des politiques de l’offre, réduisent toujours davantage l’Etat social.

LVSL – Face à la domination politique et intellectuelle des partisans du libéralisme, de l’Union Européenne et des solutions technocratiques, on assiste à l’émergence de mouvements “populistes” de toutes sortes en Europe. Comment analysez-vous ce phénomène ?

Frédéric Farah – Ce phénomène populiste est intéressant même s’il a encore du mal à trouver une traduction politique claire, précise et structurée. Sans en être spécialiste, on l’a bien vu avec les mésaventures complexes de Podemos (je sais que vous avez creusé la question à LVSL). Ce qui me frappe, au-delà des différentes stratégies, c’est l’ambiguïté de ces mouvements “populistes” sur la question européenne. On l’a bien vu avec Tsipras, représentant d’une gauche “radicale” devenue radicalement austéritaire… Ce populisme de gauche, qui m’est plutôt sympathique, je ne sais pas dans quelle mesure il est capable de proposer une alternative construite pour pouvoir se substituer aux présents gouvernements, qui sont en gros des nuances de droite en Europe. Je ne voudrais pas que ce populisme connaisse le destin de l’altermondialisme; le mouvement altermondialiste était très prometteur dans les années 2000. Mais mises à part les choses passionnantes qui ont été écrites dessus, où en est-on aujourd’hui avec ça ? Ces populismes, je les regarde plutôt favorablement surtout quand ils sont colorés à gauche, mais je ne les vois pas en mesure d’apporter une réponse satisfaisante à une série de questions. En Italie, le mouvement cinq étoiles, au-delà de sa gestion plus ou moins heureuse ou malheureuse des municipalités, de la caporalisation des troupes par Beppe Grillo, est illisible sur la question européenne. Podemos est illisble sur l’Europe. Tsipras, anéanti, était illisible sur la question. Et le Bloc des Gauches portugais amène beaucoup d’eau dans son vin pour constituer une alliance avec le Parti Socialiste…

Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les “populismes” d’Europe centrale et orientale, qui se droitisent énormément. Le populisme est une réaction intéressante, mais très dispersée ; la machine néolibérale ne donne pas l’impression d’être enrayée tout de suite par ces populismes.

En France, j’ai du mal à voir clairement la position de M. Mélenchon sur l’Union Européenne. Il faut répondre à quelque chose d’immédiat: la Loi Travail en version XXL va nous tomber dessus, ainsi que la réduction de la protection sociale… Face à ça, quelles sont les réponses possibles que l’on pourrait apporter ici et maintenant ? Je veux pas être pessimiste, mais les mobilisations ne vont sans doute pas suffire pour faire reculer la loi; j’irai battre le pavé comme je l’ai fait pour la Loi Travail, c’est sûr. Mais quelle est la capacité de ces groupes à reprendre ici et maintenant les rennes de l’action ? Parce que d’année en année, la grande machine à défaire continue; le chantier à récupérer est considérable.

 

LVSLLes politiques néolibérales ont été appliquées avec une intensité à géométrie variable selon les régions. La Grèce et les pays d’Europe du Sud en général ont expérimenté cette conversion au néolibéralisme de manière brutale et subite : baisse massive des salaires, privatisations en bloc, libéralisation du commerce tous azimut… Ce que vous nommez, à la suite de Naomi Klein, la “stratégie du choc”. Comment expliquer que la France, par exemple, ait (pour le moment) été épargnée par une thérapie de choc de cet ampleur et subisse une conversion au néolibéralisme beaucoup plus graduelle ?

Frédéric Farah Pourquoi la France a-t-elle moins ressenti les effets déflationnistes de la crise des années 70 que les autres pays ? Parce qu’elle possède des mécanismes de redistribution sociale sans lesquels la crise aurait eu des effets beaucoup plus violents. L’amortisseur de la crise, c’est l’Etat social. La France a montré à travers différents épisodes la capacité très forte de son peuple à réagir aux politiques d’austérité : en 95 par exemple (échec du plan Juppé de privatisation de la sécurité sociale face à la grève générale), mais aussi sous la réforme Fillon ou El-Khomri. Yanis Varoufakis raconte que Schaüble (ministre des Finances allemand) lui aurait dit : “le véritable objectif c’est Paris, la Troïka veut imposer ses politqiues en France”. Si on accepte cette idée, c’est qu’effectivement l’étape suivante de l’Union Européenne consiste à se porter vers le lien où on trouve la pointe la plus avancée de l’Etat social sur le continent, c’est-à-dire vers nous.

Imposer à la cinquième puissance du monde une mise sous tutelle comme la Grèce, c’est irrecevable. La Grèce est la première colonie de la dette ; la société a été brutalisée comme jamais depuis la fin de la guerre civile en Grèce. En France, je pense que cette thérapie de choc peut être apportée non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. Comme le disait Galbraith, Macron représente en France la “Troïka de l’intérieur”. On se retrouverait avec une troika de l’intérieur : c’est Macron et son gouvernement technique. On ne peut pas apporter en France, comme en Grèce, des experts du FMI en cravate dans les hôtels parisiens pour importer leur politique. En revanche, on peut l’imposer de l’intérieur.

Je relisais le contenu du mémorandum de 2010 sur les modification du droit grec du travail ; ce qui est souhaitable dans ce mémorandum, c’est que les accords d’entreprise priment sur les accords de branche, que les procédures de licenciement soient allégées; on retrouve les mêmes attendus dans le programme de Macron.

Macron, c’est la “Troïka de l’intérieur” ; son but est de réduire l’Etat social, c’est de mettre en place ce que Noëlle Burgi nomme “l’Etat social minimal”, avec la transition de notre régime social de l’assurentiel vers l’existentiel. Cette purge-là, c’est le gouvernement technique de M. Macron qui va essayer de la mettre en oeuvre, par des mesures dures à l’égard de la population, du droit du travail, par de l’austérité. Il va le faire prudemment, car il est conscient du rapport de force. Mais la volonté de M. Macron d’obtenir l’assentiment de l’Allemagne peut nous amener, non pas à une “stratégie du choc” à la grecque, mais à un remaniement profond de la protection sociale et du droit du travail; à moins qu’entre-temps n’arrive l’inattendu, une secousse qui emporterait la zone euro et qui viendrait d’Italie.

 

Propos recueillis par Vincent Ortiz pour LVSL.

 

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Sale temps pour la presse libre : le cas Polony

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Depuis quelques temps, nous étions nombreux à nous poser de plus en plus expressément la question : mais qui arrêtera Natacha Polony ? C’était sans compter la formidable et fulgurante répression menaçant sévèrement le pluralisme de moins en moins démocratique de la presse, qui n’a pas tardé à s’abattre sur l’ancienne chroniqueuse de On n’est pas couché et du Grand Journal. L’éviction de Natacha Polony d’Europe 1, où elle intervenait dans la Matinale aux côtés de Thomas Sotto, dans le « Médiapolis » de Duhamel et dans le Débat d’Europe Soir (complètement illégitime d’ailleurs, puisque le quart d’heure de la Matinale qu’elle animait réalisait les meilleures scores d’audience de la chaine), a été suivi de son licenciement de Paris Première la semaine dernière. Elle y avait, avec son émission « Polonium », auparavant carte blanche, tant dans le choix des thèmes que de ses invités.

On ne saurait voir dans cette série d’expulsion un cas isolé. Au contraire, elle s’inscrit directement  dans une logique de connivence de plus en plus affirmée entre un pouvoir politico-économique et les détenteurs et actionnaires majoritaires de la grande presse. C’est d’ailleurs cette même logique qui a présidé à la suppression début 2017 de la rubrique de macroéconomie  (gérée par Romaric Godin) du journal économique La Tribune, sur ordre du nouvel actionnaire Frank Julien (groupe industriel Atalian), ou encore le licenciement d’Aude Lancelin de l’Obs, organe officiel du néo-conservatisme de « gauche », en mai 2016. On ne peut d’ailleurs manquer de rapprocher les prises de position de cette dernière, auteure du Monde libre, pamphlet sulfureux dont le titre fait ironiquement référence au groupe détenu par Matthieu Pigasse, Xavier Niel et Pierre Bergé (Le Monde, l’Obs), dénonçant une « presse française aux mains des géants du CAC 40 »[1] pratiquant un « management par la terreur assumé »[2] , et les récentes prises de position de Natacha Polony.

De la dénonciation de la connivence généralisée des journalistes, chefs d’entreprises et politiciens au sein de réseaux d’influences (cercle Bilderlberg, etc.), aux questions posées dans l’ONPC du 2 février 2013 à Christine Ockrent sur ses relations aux réseaux de pouvoirs jusqu’à ses plus récentes prises de position au sein du comité Orwell, puis sur sa chaine Youtube Polony.tv (« Le média libre de la France souveraine »), où elle se livre à l’invective  intransigeante d’un journalisme en laisse, Polony faisait manifestement tâche au sein d’un appareil totalement acquis au nouveau pouvoir du président-banquier.  Ses interventions bienvenues jouaient largement le rôle du taon venant perturber un entre soi confortablement installé : « Très souvent sur ce plateau [lorsqu’elle était encore au Grand Journal sur Canal+, ndlr], je me suis retrouvée la seule à tenir un discours différent face à huit personnes autour d’une table qui étaient toutes d’accord. Je crois au pluralisme. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils m’ont fait venir. C’était pour apporter quelque chose d’autre”. (septembre 2015, dans “C à vous”, France 5). « Apporter quelque chose d’autre », tout cela est bien sympathique, mais dès lors que cet apport étranger à la pensée unique se mêle à la dénonciation claire et limpide des farces présidentielles et législatives auxquelles nous avons assisté, le « pluralisme » généreux ne tarde pas à montrer son véritable visage. Et si en plus cette dénonciation se trouve enrichie par un discours anti-libéral de plus en plus cohérent, qui en vient à tirer de plus en plus gravement la sonnette d’alarme contre la négation pure et simple de la démocratie, et où la défense de la souveraineté nationale contre la sacro-sainte U.E n’est plus écartée d’un revers de main comme un bête délire réactionnaire, mais bien présentée comme la condition même de la démocratie, alors la muselière se referme d’autant plus sévèrement.

Sans doute que son refus de courber l’échine devant celui qu’on nous présente comme le nouveau « leader du monde libre » (dans un article hallucinant du Point[1]) ou encore un « président-philosophe » (France Culture[2]), a-t-il joué le rôle de la goutte d’eau. Notamment depuis son intervention très remarqué sur France2, le 27 février 2017, où elle déclara, devant un Delahousse d’une sidérante mauvaise foi, que « [Macron] résiste parce que le système résiste. […] Idéologiquement il est une espèce de truc assez vide, capable de soutenir tout et son contraire. Simplement, ce qu’il a derrière lui, c’est tout simplement des forces financières, qui ont envie de suivre un programme économique très précis. On sait par qui il est soutenu : par Pierre Berger (directeur du Monde), Xavier Niel (principal actionnaire de Free, copropriétaire du journal Le Monde), Patrick Drahi (Altice, SFR Groupe, Virgin Mobile, propriétaire des médias Libération  et L’Express). Il y a derrière des gens qui ont des intérêts financiers à soutenir ».

Depuis, elle n’a fait qu’insister sur l’arnaque du prétendu renouveau, la fin de l’alternance factice droite-gauche n’étant que le meilleur moyen pour le pouvoir financier de prendre enfin les choses en main, sur le mensonge d’un prétendu enthousiasme français pour leur nouveau petit prince, mais dont l’infime participation au scrutin  (20 millions d’électeurs sur les 47 que comptent le pays) cache en réalité  une « France fracturée, divisée, qui n’a pas vu en Emmanuel Macron le sauveur qu’on veut nous faire croire ». Les pratiques des grands médias rejoignent d’ailleurs  ici dangereusement la volonté de l’exécutif et son rêve d’un journalisme policé et sans éclat (voir la dépose de plainte pour la révélation du projet de la nouvelle loi Travail). En effet, depuis son élection, le jeune monarque va jusqu’à verrouiller de plus en plus fermement les grilles dorées de l’Elysée, en se payant désormais le luxe de choisir lui-même, non pas les journaux, mais les journalistes qui auront le privilège sublime de le suivre dans ses interventions. Jamais un chef d’Etat n’avait, sous la Vème République, poussé le vice aussi loin. Jamais la pensée unique n’avait fait ressentir aussi fortement son poids écrasant. Et ce, sous les yeux ébahis et hagards des benêts convaincus qu’il suffisait de crier « No Pasaran » la main sur le cœur, en glissant un bulletin Macron dans l’urne pour sauver ce qu’il restait de la République. Le fait est que la Macronie prend de plus en plus des allures de dictature feutrée, dont les exécutants se révèlent être les putschistes des milieux financiers, formés dans les couloirs des grandes écoles de commerce. C’est la réalité de cette fameuse « société civile » aux manettes, quand elle n’est pas une masse informe de grands paumés et de gogos parfaitement dociles et lobotomisés (voir les prestations lamentables, entre autres, d’Anissa Khedler, Fabienne Colboc et Emilie Guerel, nouvellement élues députées).

Après 5 ans de travail à Europe1, l’auteure de Bienvenue dans le pire des mondes est donc brutalement sommée de prendre la porte. Elle sera remplacée par la toute inoffensive Daphné Burki, mi-animatrice de télévision, mi-égérie de campagnes publicitaires (Galeries Lafayettes, Nestlé, Dim, Femibion), mais dite « irrévérencieuse»  pour avoir montré la moitié d’un sein dans la « Nouvelle Edition » (« Les boobs guident le peuple », 05/09/16). Pour la subversion on repassera, pour la résistance politique, même pas la peine d’espérer. En somme, le petit côté « rebelle » libertaire dont la bourgeoisie Canal + raffole, et qui ne risque en aucun cas de déranger l’oligarchie. La pincée de sel nécessaire pour faire avaler toutes les couleuvres. Le grain de sable certifié conforme qui ne risque pas d’endommager les engrenages.

Tout ceci s’enchaine avec une prévisibilité monotone, presque ennuyante. Après les pouvoirs absolus donnés par un parlement croupion, le concerto de violons s’intensifie, et sans fausses notes. « Cachez cette opposition que je ne saurais voir, la mise en laisse vous sied si bien ». Désormais, en 2017, l’irrévérence en Macronie  se paye d’ostracisme. Qu’on se le dise.

Par Simon Verdun.

[1]«#MakeOurPlanetGreatAgain : le coup de maître d’Emmanuel Macron » (Le Point, 02/06/2017 )

[2]« L’imaginaire intellectuel d’Emmanuel Macron » (France Culture, 15/05/17)

 

[1]Le Point, 13/10/16

[2]Entretien donné à comptoir.org le 20/01/2017

Crédits photos : ©Georges Biard. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.