Gustavo Petro : « La mafia colombienne est en mesure de dicter ses lois »

Gustavo Petro à Bruxelles © Marcella Via pour Le Vent Se Lève

Ancien guérilléro, Gustavo Petro a été élu président de Colombie. Il dénonce depuis des années la collusion entre le pouvoir politique, les narcotrafiquants et les milices paramilitaires, elles-mêmes organiquement liées aux élites agraires du pays. Porteur d’un agenda résolument écologiste, il souhaite initier une transition vers un modèle post-extractiviste. Économiste de formation, il se montre fortement critique des politiques libérales et libre-échangistes imposées au pays depuis plusieurs décennies. Les obstacles qui l’attendent sont innombrables. Les élites colombiennes possèdent en effet de nombreux liens avec les groupes armés du pays, mais aussi avec les États-Unis. En 2018 nous l’avions rencontré à Bruxelles, au Parlement européen. Vincent Ortiz, Lilith Verstrynge et Denis Rogatyuk l’ont interrogé. Entretien retranscrit et traduit par Maxime Penazzo et Guillaume Etchenique.

Le Vent Se Lève – Vous dénoncez la dimension para-politique de l’État colombien. Qu’entendez-vous par là ?

Gustavo Petro – Cela fait quarante ans qu’un processus entremêle peu à peu le narcotrafic et le pouvoir politique. C’est à partir des routes d’exportation, du cannabis hier et de la cocaïne aujourd’hui, que se sont formées les conditions d’un contrôle social, qui place aujourd’hui des pans entiers du territoire colombien sous l’emprise du narcotrafic.

Cette construction sociale repose sur un régime totalitaire, de terreur absolue, qui subordonne la société aux besoins logistiques de l’exportation de cocaïne, conduite par les narcotrafiquants. Avec ce contrôle sur la population, ils se sont peu à peu rendu compte qu’ils pouvaient prendre le contrôle de la terre, des richesses régionales et du pouvoir politique local. Avec le temps, cette mainmise sur le pouvoir local leur a permis de contrôler le pouvoir national et diverses branches des pouvoirs publics.

C’est par ces mécanismes que s’est bâti ce que j’appelle le pouvoir mafieux en Colombie. La force de la mafia colombienne, c’est qu’elle a un pouvoir politique et un contrôle sur l’État. La fragmentation de l’État et de la société constituent une caractéristique fondamentale de la politique colombienne. La mafia colombienne est ainsi en mesure de dicter ses lois, dans le sens de ses intérêts. Ce processus a été rendu possible grâce et au moyen de la violence.

NDLR : Pour une analyse des liens entre groupes paramilitaires, pouvoir politique et propriété des terres, lire sur LVSL l’article de Gillian Maghmud : « Le réarmement des FARC et la revanche de l’extrême droite paramilitaire » et celui de Keïsha Corantin : « En Colombie les accaparements violents blanchis par le marché »

Cette guerre idéologique qui remonte à la Guerre froide, a permis la construction du climat de violence nécessaire à l’ascension de la mafia au pouvoir. C’est ce qui se rejoue aujourd’hui. C’est la mafia et ses appuis politiques qui font campagne pour l’échec de la paix, afin que la violence persiste. Car c’est dans ce climat violent qu’ils gagnent, qu’ils continuent à concentrer les richesses du pays et qu’ils continuent à vendre de la cocaïne au monde entier.

LVSL – Quelles sont les implications et caractéristiques du conflit colombien ? On a accusé les États-Unis d’utiliser la guerre civile comme prétexte pour s’ingérer dans la politique colombienne. Dans quelle mesure la présence militaire des États-Unis dans le pays menace-t-elle sa souveraineté ? 

GP – Aujourd’hui, la présence militaire directe n’est pas indispensable. En effet le moindre porte-avions, satellite ou drone permet d’exercer un contrôle militaire sans besoin d’avoir des soldats sur place.

NDLR : Pour une analyse de l’impact de la présence militaire américaine sur le sol colombien, lire sur LVSL l’article de Jhair Arturo Hernandez : « La Colombie, éternelle tête de pont des États-Unis en Amérique du Sud »

Ce qui a été déterminant est que, sous l’influence de la politique de guerre contre la drogue menée par les États-Unis, nous avons construit une politique diplomatique alignée sur celle de Washington. Le pouvoir d’influence des États-Unis en Colombie est immense en raison de cette guerre contre les drogues.

Le message envoyé par Hugo Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne car il a lutté contre la concentration des richesses. Cependant, le modèle chaviste de redistribution pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Mais la guerre contre les drogues (c’est-à-dire leur interdiction et la lutte militaire contre les narcotrafiquants), n’a pas résolu les problèmes de consommation aux États-Unis. Aujourd’hui, plus de 60.000 morts annuelles par overdose sont dues à des drogues de synthèse provenant de laboratoires et non d’Amérique Latine.

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Et la guerre contre la drogue n’a pas non plus tari l’offre. Le volume de stupéfiants qui sort du territoire colombien n’a pas diminué, voire a augmenté, depuis le début de cette guerre. C’est dire à quel point ces politiques sont inefficaces ! Elles ont cependant été très efficaces pour constituer un bloc de nations dépendant de la politique internationale des États-Unis…

LVSL – Quels sont obstacles auxquels font face les progressistes colombiens en matière de normalisation politique ? Quelles sont les stratégies qui permettront aux progressistes de s’éloigner de cette image de guérilleros marxistes ou de cinquième colonne chaviste ?

Je pense que le progressisme latino-américain, à commencer par le progressisme colombien que je dirige, doit définir un nouvel agenda propre à l’ensemble du continent américain. Nous avons laissé passer une chance dans de nombreux pays où nous avions pourtant remporté les élections, dans le sens où nous n’avons pas eu l’ambition de changer en profondeur le modèle économique latino-américain.

Il ne nous faut pas répéter la grave erreur commise il y a plus de 200 ans lorsque nous avons mimé les formes démocratiques européennes et nord-américaine sans importer la démocratie. Nous avons constitué des Républiques qui n’étaient pas démocratiques, dans la mesure où elles s’appuyaient sur les structures oligarchiques issues du monde féodal et même l’esclavage. C’est pourtant cette erreur qui se répète lorsque les progressistes qui prennent le pouvoir perpétuent le modèle économique venu du système colonial, qui vise à exporter ce qui peut facilement être extrait du sous-sol, c’est-à-dire principalement des matières premières et des combustibles fossiles comme le charbon, le pétrole et le gaz naturel.

NDLR : Pour une analyse des contraintes internationales qui pèsent sur les gouvernements latino-américains cherchant à initier une transition énergétique, lire sur LVSL l’article de Matthieu le Quang : « Rompre avec l’extractivisme : la quadrature du cercle ? », celui de Pablo Rotelli : « L’éternelle malédiction des ressources naturelles en Amérique latine » et d’Andréz Arauz : « Triage monétaire : comment la pandémie révèle les fractures nord-sud »

Grâce aux prix élevés, ce modèle a permis une forme de prospérité et de progrès de la justice sociale, grâce à la redistribution des rentes de l’extraction. Mais ces prix fluctuent, et l’effondrement des cours entraîne des crises insoutenables qui remettent en cause ce modèle économique et rendent indispensable la définition d’un nouvel agenda – que j’appelle le nouvel agenda progressiste. C’est celui d’une Amérique Latine qui construit sa richesse, non sur la base de l’extraction de combustibles fossiles mais sur la réflexion et la connaissance.

LVSL – Pour quelles raisons les relations entre la Colombie et le Venezuela sont-elles devenues plus tendues suite à l’arrivée de Chávez au pouvoir ? Quel regard portez-vous sur le chavisme et l’héritage de Hugo Chávez ?

GP – Chávez a effrayé l’oligarchie colombienne du fait des politiques qu’il a menées au Venezuela. En effet, la redistribution des richesses pétrolières mise en place dans le pays est antinomique avec le modèle colombien de concentration des richesses sans redistribution. Le message envoyé par Chávez était dangereux pour l’oligarchie colombienne.

Cependant, le modèle chaviste qui s’appuie sur la redistribution de la rente pétrolière était insoutenable. La vraie révolution au Venezuela aurait consisté à sortir le pays du pétrole, non à le maintenir dans la dépendance vis-à-vis de l’or noir.

Le charbon et le pétrole, respectivement exportés par la Colombie et le Venezuela, sont, comme vous le savez, utilisés par le grand capital comme source énergétique et provoquent le changement climatique, mettant ainsi en danger d’extinction toute la vie sur terre. Il ne peut donc exister de révolution qui pérenniserait ce modèle.

La révolution consiste à dépasser le modèle du charbon et du pétrole. Cela est aussi vrai pour la Colombie que pour le Venezuela et absolument nécessaire au niveau mondial. Ce sont de nouvelles technologies, cultures, et relations sociales qui doivent être recherchées au niveau local et mondial pour construire une économie post-pétrole. La question reste entière de savoir si cela se fera avec ou contre le capitalisme, et je n’ai pas encore de réponse.

Ce sont la pertinence et la nécessité de définir un agenda de sortie du carbone, qui peuvent régénérer les contenus des programmes progressistes latino-américain et mondiaux. À l’heure actuelle le changement est nécessaire si nous souhaitons vivre. La politique de la vie comme je l’appelle, cette politique basée sur les conditions nécessaires à la reproduction de la vie sur la planète, est la politique progressiste.