Alexandre Langlois : « Il y a ceux qui dirigent un pays avec une garde de citoyens et ceux qui dirigent avec une garde contre les citoyens »

Alexandre Langlois, du syndicat Vigi police, a choisi de protester contre la gestion politique violente et délétère des effectifs de police en présentant sa démission de ses fonctions de gardien de la paix. Sous le coup d’une nouvelle procédure administrative lancée en dépit de sa décision, nous l’avons interrogé sur les motivations de son geste, ainsi que sur sa vision des réformes nécessaires à l’amélioration des conditions de vie et de travail des policiers et à la reconstitution des liens entre cette institution et la population, que le pouvoir, par son instrumentalisation de la brutalité, semble avoir rompu.

LVSL – Vous avez récemment décidé de démissionner pour protester contre les manquements de la hiérarchie administrative au devoir de protection des fonctionnaires et de bonne gestion des personnels, accompagné de votre collègue Noam Anouar du syndicat VIGI Police. Vous dénoncez conjointement l’utilisation brutale de la répression en manifestation, ainsi que les conditions de travail poussant vos collègues au suicide. Quels évènements spécifiques vont ont conduit à cette décision ?

Alexandre Langlois – Pour être précis, c’est une rupture conventionnelle, que le ministère, en toute illégalité, à commencer à traiter à partir du 1er janvier 2021. La suite d’événements qui l’a précipité est la concomitance entre l’affaire Michel Zecler, où ce producteur a été tabassé par plusieurs policiers, suivi par des tirs de grenades, et le projet de loi sécurité globale, notamment l’article 24, sur la non-diffusion des visages des policiers, mais pas uniquement. Cela a été accéléré par la rhétorique gouvernementale : conjointement, Monsieur Darmanin et Monsieur Macron ont dit que dans cette affaire, ce qui les a choqué, ce sont les images du tabassage. Ce qui m’a choqué, c’est le tabassage, pas les images. La loi qui est défendue par Gérald Darmanin permettra de ne plus voir ces images, or cela semble être précisément ce qu’ils veulent. Nous sommes sur la négation des valeurs de la République. Nous ne voulons plus protéger les gens, mais cacher les déviances du gouvernement. Cette loi sur la sécurité globale va encore plus loin, parce que de façon générale, elle légalise l’affaire Benalla. Le syndicat VIGI – qui est partie civile au tribunal dans l’affaire Benalla — avait porté plainte pour tous les manquements qui ont été découverts, et nous sommes contents que la procédure commence à avancer avec le procureur de la République. Mais pourquoi disons-nous que cette loi permet la légalisation de ces pratiques dangereuses ?

crédits photos : Pablo Porlan/Hans Lucas

Demain, les Benalla, les personnels privés pourront se déguiser en policiers, et plus personne ne pourra dire s’il en existe. Il y a une volonté de privatiser les missions régaliennes de l’État, avec le transfert de pouvoirs de police judiciaire à des sociétés privées. Ces entreprises n’ont pas à cœur l’intérêt général, mais faire de l’argent. C’est bien quand on vend une voiture, mais quand on assure une mission de l’État, cela pose un problème, notamment sur la question d’à qui va la fidélité. Dans l’affaire Benalla, Macron voulait privatiser sa sécurité. Nous avions des spécialistes de gendarmerie et de police qui ont assuré la sécurité de tous les présidents de la 5e République, sans jamais faillir à leur mission. Mais Macron voulait une sécurité privée. Pourquoi ? Parce qu’il y en a qui sont pour l’intérêt général, et d’autres dont la loyauté est achetée par l’argent. Comme disait Aristote, « il y a ceux qui dirigent un pays avec une garde de citoyens, et d’autres avec une garde contre les citoyens ». Tout cela fait fond sur un désengagement de l’État vers les polices municipales, qui pose un problème d’égalité des citoyens quant à la sécurité sur le territoire. Chaque commune, en fonction de ses budgets et de ses possibilités, n’aura pas la même police municipale. Toute commune, tout citoyen a un droit constitutionnel à une égale qualité du service public.

LVSL – Est-ce que vous avez des nouvelles par rapport à votre procédure disciplinaire en dépit de votre demande de démission ?

A. L. – J’ai écrit au ministre pour demander ma démission, en précisant que je ne voulais pas que cela prenne trop de temps, pour éviter que cela ne donne prise à une éventuelle sanction en termes de calendrier… La réponse du ministre a été de m’envoyer en conseil de discipline un mois après. Ce qui est assez amusant, c’est qu’après deux mois sans réponse, tout agent peut considérer que son administration accepte le départ, ce qui a d’ailleurs été confirmé par Mr. Darmanin. Une question lui a été posée quand il était ministre des comptes publics, au Sénat, pour connaître la nouvelle réglementation sur le silence de l’administration. Il a alors répondu qu’il n’y a pas de cadre précis, donc cela veut automatiquement dire qu’il y a une acceptation par l’administration dans ce genre de circonstances. Au lieu de quoi, il m’a donc envoyé en conseil de discipline. Ce conseil de discipline s’est bien passé, autant qu’il était possible. Dans la fonction publique, un conseil de discipline rend un avis, c’est au ministre d’avoir le dernier mot. En général, l’avis rendu est conforme à celui du conseil de discipline, pour avoir un paravent si l’une des parties prenantes est en désaccord avec cette décision.

Dans mon cas, tous les syndicats ont décidé de ne pas prendre part au vote, considérant que leur rôle n’est pas de juger la liberté d’expression syndicale. Il y a donc eu un front syndical. J’ai eu la chance d’être accompagné par des personnes ayant des profils totalement différents : un syndicaliste du FPIP qui est également au Rassemblement National, par Gérard Miller, et par David Dufresne. Ce dernier, pour l’anecdote, m’a appelé quelques jours avant ma convocation, parce qu’il veut faire un nouveau documentaire sur la police, et notamment sur ce qu’il se passe en interne, quand un policier dénonce certains agissements. Je l’ai donc rappelé pour qu’il puisse venir voir un cas concret. Il a accepté et il était content de venir. Finalement, aucune décision n’a été prise lors de ce conseil de discipline, c’est au ministre de trancher.

Par rapport à la première affaire et l’expérience que j’ai déjà eu, pour des motifs similaires de liberté d’expression syndicale, le conseil de discipline ne s’était pas non plus prononcé, et Mr. Castaner avait estimé que cela méritait une exclusion de 12 mois de fonction, dont 6 fermes. Mr. Darmanin a le choix, soit de légaliser la rupture conventionnelle qu’il a acceptée par sa non-réponse, soit de me sanctionner, en me renvoyant, me révoquant. C’est entre ses mains, donc je suis toujours en attente. Selon la jurisprudence, il a environ un mois pour se décider, ce qui nous amène aux alentours du 20 février. Le respect de la légalité par le ministère de l’Intérieur n’est cependant pas sa plus grande spécialité. 

LVSL – Quelles mesures immédiates dans l’emploi et la gestion des effectifs de police recommanderiez-vous pour renouer le lien de confiance qui semble brisé entre ce corps d’État et la population ?

A. L. – La première chose à faire serait de réformer l’IGPN, l’inspection générale de la police nationale. Toutes les démocraties européennes ont un organisme de contrôle indépendant. En quoi cela recrée-t-il le lien entre police et les citoyens ? Cela a trois effets immédiats. Premièrement, il y a une transparence vis-à-vis de la population. Quand on se reporte à l’interview de la directrice de l’IGPN, Brigitte Julien, par Envoyé Spécial, on constante que quand elle est interrogée sur les plus de 300 affaires de violence sur les Gilets Jaunes, elle n’en considère que 2, avec un sourire narquois. Cela pose quand même un problème. En second lieu, cela pose également un problème sur la gestion en interne des dossiers concernant la discipline. Nous avons également eu un cas récemment, d’intelligence avec un pays étranger, concernant des ventes de fichiers de renseignement français au services de renseignements marocains à l’aéroport d’Orly. L’IGPN, alors sous la responsabilité de l’ancienne directrice, Madame Guillemard, semblerait avoir orienté l’enquête, à tel point que le juge d’instruction s’en est plaint dans les colonnes du Parisien, en effet, le directeur de la police des frontières d’Orly était son mari.

Il fallait donc le couvrir, trouver un responsable sans remonter trop haut. Cela pose des problèmes graves de fonctionnement interne de cette administration. Par ailleurs, cela permet de libérer la parole des policiers. Souvent, on se demande pourquoi les policiers ne dénoncent pas les faits qui se passent, les faits de violence illégale, de racisme, ou la mauvaise gestion. Ils ne le font pas, tout simplement parce que lorsqu’un policier veut le faire, il est envoyé en disciplinaire, pour manque de loyauté envers ses chefs, pour avoir porté atteinte au crédit et renom de la police nationale. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai été sanctionné notamment, pour discrédit et atteinte au renom de la police nationale : pour le directeur, en ayant médiatisé certains manquements et dysfonctionnements graves en interne, c’est de ma faute si l’image de la police a été ternie. A cela, j’ai opposé le fait que si jamais l’ordre avait été rétabli au sein de la police nationale, je n’aurai pas eu besoin de médiatiser. Nos collègues du syndicat avaient déjà averti. Pour nous, c’est eux les fautifs. Cela sera au tribunal administratif de statuer.

crédits photo : Pablo Porlan/Hans Lucas

Cela libérerait donc la parole, parce que si les policiers n’avaient plus peur d’être envoyés en conseil de discipline pour avoir dénoncé des manquements de leur hiérarchie, et qu’un organe de contrôle indépendant est mis en place, ils pourront décrire plus librement les dysfonctionnements multiples dont ils peuvent être témoins. La hiérarchie sera peut-être plus encline à ne plus donner des ordres illégaux. Enfin, l’IGPN a également un rôle d’audit et d’amélioration du service public. Comment cela se passe-t-il aujourd’hui ? Le commissaire qui est à l’IGPN va échanger avec un commissaire dans un autre service, souvent ami, pour lui demander de bien le noter. C’est ce qui construit le discours officiel suivant lequel « dans la police française, tout va bien, circulez, il n’y a rien à constater ». Si ces évaluations étaient effectuées par un contrôle indépendant, comme en Angleterre, nous n’en serions pas là. Pour avoir discuté avec des collègues anglais, qui m’ont confié avoir agi avec précipitation sur certains sujets lors des émeutes de 2012. Ils ont commis des erreurs, les ont reconnues, et se sont demandés comment faire la prochaine fois pour que cela ne se reproduise pas. Cela permet une amélioration du service public, conjointement avec des personnes qui sont à la fois des professionnels et des usagers. Parce que souvent, notamment avec le Beauveau de la Sécurité, on parle de beaucoup de gens sauf des premiers concernés, sauf des usagers des services publics. Cela serait donc le premier et plus important maillon de la chaîne d’une grande réforme d’amélioration du fonctionnement de l’institution.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la récente polémique autour de la Loi de Sécurité globale et son fameux article 24 concernant la captation d’images de policiers en manifestation ?

A. L. – Au sujet de l’article 24, il y a eu une hypocrisie terrible de la part du gouvernement et plus particulièrement de Monsieur Darmanin, qui a instrumentalisé la souffrance des policiers pour faire pleurer dans les chaumières et faire accepter l’inacceptable. Il a dit, par exemple, qu’il y a eu un attentat à Magnanville où deux policiers se sont fait assassiner chez eux par un terroriste, et que c’était à cause des réseaux sociaux et de la circulation numérique des images. C’est complètement faux. La cause principale est une fuite de données RH du ministère de l’Intérieur sur une clé USB. Est-ce que depuis ce problème a été résolu ? Non, donc cela peut se reproduire. Le ministre a également dit qu’il y a des policiers qui se suicident ou qui sont en dépression à cause de tout ce qui est diffusé sur les réseaux sociaux. Faux. Les policiers se suicident et partent en dépression parce qu’il y a un management délétère, une perte de sens de leurs métiers, une destruction de leur vie personnelle par des horaires atypiques et beaucoup d’heures supplémentaires (dont une part considérable mal ou non payée). Une fois de plus, le ministère n’a rien fait pour régler ce problème.

Par ailleurs, avec cette loi, on pourra sanctionner de 12 mois de prison ceux qui filment les policiers avec de mauvaises intentions. La loi ordinaire, pour tout justiciable, permet déjà de protéger contre ce type d’action malveillante. Une collègue policière, à Versailles, a été suivie par un individu qui avait une intention manifeste de lui nuire. Elle a été filmée, a vu certaines de ses informations personnelles être diffusées. La personne qui a commis ces actes a été condamnée à 17 mois de prison ferme, —  cinq mois de mieux que la loi de Monsieur Darmanin à son plafond —, si le juge applique la peine maximale.

Enfin, il a dit que, parfois, certains agents peuvent être identifiés sur le net et poursuivis jusque chez eux. La seule fois où des policiers ont reçu des menaces de mort chez eux, avec des courriers, les lettres mentionnaient : « on ne vous connaît pas, on ne vous a jamais vu, par contre, on sait où vous habitez et on peut venir vous tuer ». Comment ces personnes ont pu avoir l’adresse ? Grâce au Journal officiel, parce qu’ils avaient relevé les informations personnelles de tous les régisseurs des CRS, ont regardé leurs lieux d’affectation, ont cherché dans les pages blanches et les ont contactés. C’est une fois plus, une non-sécurisation des données à un niveau administratif, en interne, qui dans certains cas, pour la sécurité des agents ne devraient pas être diffusées au public. Rien n’a été fait non plus de ce côté-là. Nous sommes sur quelque chose d’assez abject : l’instrumentalisation de la souffrance des policiers, leurs suicides, le fait qu’ils peuvent être poursuivis chez eux, pour des motifs de politique politicienne, pour quelque chose qui n’a rien à voir avec la protection des policiers. C’est ce qui est scandaleux avec cet article de loi et sa défense par le gouvernement. Ce qu’il y a d’encore plus scandaleux, et c’est en cela qu’ils sont forts, c’est qu’ils l’ont remis dans la loi sur le séparatisme, dans l’article 18. C’est quasiment le même article reparu dans la loi qui a été votée le mardi 16 février.

LVSL – On assiste depuis plusieurs années à une transformation des doctrines et méthodes de la sécurité intérieure liée à la transformation numérique (reconnaissance faciale, usage des drones…). Il y a une récente décision de mai 2020, du Conseil d’État, d’interdire l’usage des drones pour motif de police administrative notamment sur la surveillance des manifestations. Cela témoigne de la profondeur des clivages liés à cette transformation. Craignez-vous que la technologie, une fois de plus, serve de justification aux dérives sécuritaires, et surtout, austéritaires du gouvernement ?

A. L. – C’est le cas depuis longtemps, même si cela s’est aggravé avec le mandat de Monsieur Macron. J’en veux pour preuve, par exemple, ce qui s’est passé à Viry-Châtillon. Des collègues ont été brûlés dans leur voiture parce qu’ils surveillaient une caméra de surveillance, qui elle-même surveillait un trafic de drogue. Dans un État normal, on se sert plutôt des policiers pour surveiller directement le trafic de drogue et interpeller les gens responsables, plutôt que de surveiller la caméra qui surveille le trafic de drogue… Une fois que cela est arrivé, ils ont renvoyé des CRS, pour continuer de surveiller la caméra de surveillance plutôt que de régler le problème. Pourquoi surveiller une caméra de surveillance plutôt que de régler le problème par des moyens humains traditionnels ? Est-ce que l’on veut surveiller plus largement, est-ce que l’on veut contrôler d’autres types de personnes ? Cet acharnement à défendre l’option technologique contre l’option humaine pose des questions légitimes sur les libertés publiques. Deuxième chose, qui était dans la loi sécurité globale, concernant les drones, il est déjà difficile d’avoir un accès pour rectifier les informations quand on est filmé par des caméras de vidéosurveillance. Il y a bien des panneaux qui l’indiquent, mais on ne fait pas forcément attention. Avec un drone, il est impossible de savoir quand il va nous filmer. L’idée du gouvernement et de l’administration actuelle est d’enregistrer ce qu’ils veulent où ils veulent. Dans cette loi, sur les drones, c’est le seul article de la loi dans lequel il n’y a pas de sanction. Ils disent comment doivent être conservées les vidéos, comment doivent être utilisées les vidéos, mais ils n’évoquent jamais les procédures si la loi et les libertés constitutionnelles ne sont pas respectées.

Finalement, nous sommes en train de remplacer l’être humain par des moyens technologiques, alors que normalement, le moyen technologique doit être au service de l’humain. Des caméras de surveillance peuvent être utiles dans certains endroits, mais il faut que des patrouilles de police puissent intervenir. Là, nous avons juste des films à des fins de propagande politique, mais qui n’ont rien avoir sur la sécurité des usagers. Nous en revenons à l’affaire Benalla, au cours de laquelle les vidéos de surveillance de la préfecture de Paris ont été utilisés par l’Élysée, par un de ses conseillers spéciaux, et diffusées sur des comptes twitter anonymes. Par ailleurs, le directeur de la DOPC, direction de l’ordre public sur Paris, a conservé les vidéos plus de trois mois, alors que le délai légal est seulement d’un mois. Dans la loi, il est prévu un délai d’un mois, mais il n’y a aucune sanction si cela n’est pas respecté.

Concernant la surveillance faciale, quand c’est arrivé en Chine, de nombreux observateurs avaient dit que cela n’arriverait jamais en France. Et pourtant, c’est ce qui est en train de se développer à présent. Quand on voit ce qu’il se passe en Chine, la prochaine étape pourrait bien être le système de notation sociale numérique si on laisse les idéologues qui nous dirigent avec les mains libres… C’est donc inquiétant sur la dérive sécuritaire et autoritaire de l’État et de la classe politique, qui veut la main mise sur des moyens technologiques, car contrairement à des êtres humains, les technologies ne se rebelleront jamais.

Par ailleurs, nous avons numérisé la plupart des données, des fichiers, des services… Nous avons également crée des outils dont la prise de plainte en ligne. Cela crée aussi une coupure importante avec une partie de la population. Pour donner un exemple très concret, ma grand-mère n’a pas internet et n’a donc pas accès à ce service. Cela permet d’éviter certaines affaires et de faire baisser artificiellement le taux de délinquance parce que les gens n’ont pas accès à ces droits. Il y a un gros problème avec cette numérisation accélérée, on coupe le lien humain, dans un moment où on en aurait besoin, notamment dans l’accompagnement. On met en place une barrière numérique, pour faire de l’austérité sur le lien humain nécessaire au service public. Avec la numérisation des plaintes, il n’y aura pas d’accompagnement des victimes, ce qui est quand même assez dramatique dans les missions de la police…

Sur l’utilisation de matériel, cela ne se limite pas au numérique, on essaie de remplacer les êtres humains qui vont dans les manifestations, par exemple, par de l’armement. L’armement sert, normalement, en cas de problème parce qu’on n’a pas assez d’effectifs humains. On a pris la logique inverse, on a renvoyé des effectifs pour les remplacer par de l’armement et cela conduit à augmenter la quantité des blessures graves, des mutilés, parce que les effectifs humains ne sont plus suffisants pour maîtriser une situation de façon moins violente. Il y a toutes ces dérives, qui mènent à plus de sécuritaire, plus de contrôle, et surtout, avec le moins de gens possible. L’objectif lisible derrière ces choix est une société de surveillance généralisée où tous les fichiers peuvent être pilotés au niveau central, demandant un cercle restreint de personnes de confiance, verrouillé en fonction d’objectifs soustraits à la vue des institutions démocratiques et des citoyens. La CNIL rends certes des avis, mais comme nous l’avons vu dans le cadre du fichage centralisé « Gendnotes » portant sur des opinions politiques, religieuses, syndicales, sexuelles, y compris certaines données de santé normalement protégées par le secret médical, ce genre de décisions liberticides passent tout de même facilement. Ce qui est assez inquiétant quant à l’état de notre système politique.

Un député avait proposé dans le cadre des débats sur la loi contre le séparatisme, que le ministre de l’Intérieur puisse décider tout seul des assignations à résidence, sans contrôle du juge. Heureusement, l’amendement a été écarté, car inconstitutionnel, mais on voit l’idée du projet. La dérive autoritaire est bel et bien installée au cœur de la classe politique actuelle…

LVSL – Allez-vous continuer votre démarche civique autour des questions de sécurité à suite de votre démission ? Quelle forme va prendre votre engagement à présent ?

A. L. – Oui, je vais continuer. J’aimais mon métier, mais il a été dénaturé. J’avais décidé de quitter la police quand il n’y aurait plus de moyen de résister en interne. En interne, à chaque fois que l’on fait quelque chose, nous subissons un conseil de discipline, des sanctions, et même quand on gagne au tribunal, cela prend trois ans. Au bout d’un moment, dans la vie de tous les jours, cela devient compliqué de boucler les fins de mois. J’ai donc décidé de quitter cet endroit anxiogène, délétère et que je peux continuer à suivre de l’extérieur, fort de mon expérience. Il y a un premier projet qui s’est mis en place, l’association « IGPN citoyen », de laquelle je suis président. Nous cherchons à faire tomber ce premier domino. Nous avons imaginé un modèle participatif inspiré des jurys d’assises. Si nous avons deux tiers de citoyens non policiers, tirés au sort et un tiers de policiers, également tirés au sort, nous avons un certain équilibrage. En général, les jurys d’assises donnent des décisions qui sont en adéquation avec l’attente populaire, et cela permet de la transparence. C’est donc un premier combat, et je pense que si ce domino tombe, cela permettra de redonner de la confiance dans la police, et d’aider les gens et les policiers qui sont anonymes, qui résistent à des ordres illégaux et aux pressions qu’ils reçoivent de leurs supérieurs hiérarchiques. 

crédits photos : Pablo Porlan/Hans Lucas

Soit je me résigne à changer complètement de secteur professionnel, soit je trouve un moyen de continuer le combat en en faisant mon activité principale, par exemple par de l’associatif, avec des budgets, ou du conseil politique. Il y a plusieurs options. Et si ce n’est pas possible, je continuerai en trouvant un travail alimentaire en complément tout en continuant le combat. Je n’ai pas envie de laisser la police dans cet état, parce qu’elle est garante des libertés individuelles, celles que nos dirigeants abîment, en permettant l’oppression du peuple plutôt que de permettre son épanouissement, et je n’ai pas envie que mes enfants grandissent dans un monde pareil. Le combat va donc continuer.

Pour qu’il y ait un débat démocratique en France, il faut qu’il y ait des limites, parce qu’on ne peut pas faire usage de violence ou de mensonge, comme l’avait pourtant dit Sibeth Ndiaye, qui assumait le recours au mensonge pour faire passer les réformes pour lesquelles la majorité a été élue. Non seulement ces gens ne vont pas sur le terrain, mais pire encore, les réformes pour lesquelles ils ont été élus ont été savamment camouflées dans une rhétorique creuse autour de l’énergie entrepreneuriale, la « start up nation ». On assiste à une inversion des valeurs.

Je vais quoi qu’il arrive continuer le combat contre ces injustices, mais je ne sais pas définitivement sous quelle forme. La seule corde que j’ai à mon arc, c’est que j’avais prévu une reconversion comme détective privé, au cas où !

Maintien de l’ordre : Les révélations inédites d’un policier

Le Vent Se Lève vous propose une édition spéciale intitulée “Maintien de l’ordre : Les révélations inédites d’un policier”.


Nous vous présentons le dialogue exclusif entre un CRS lanceur d’alerte et l’une des figures des gilets jaunes. Casseurs, racisme, violences policières : ils s’affrontent normalement sur le terrain, ils ont aujourd’hui décidé d’en discuter.

Le policier Laurent Nguyen prend des risques en acceptant de s’exprimer pour Le Vent Se Lève aujourd’hui. Poursuites judiciaires ou révocation, libérer la parole en tant que policier a un prix.

Avec Maxime Nicolle et Laurent Nguyen, présenté par Salomé Saqué.

Réalisation : Yoann Garel et Jalil Naciri
Cadrage : Kévin Pez, Jalil Naciri et Leïla Naciri
Son : Pierre Lemaire
Montage : Yoann Garel
Habillage : Raphaël Martin

 

Maintien de l’ordre en France : mais que fait la police ?

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Wikimedia commons / © clement vaillant

Le 9 janvier dernier, la vidéo d’un policier faisant volontairement un croche-pied à une femme déjà interpellée et inoffensive scandalisait sur les réseaux sociaux. Cette affaire aura contraint le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner à s’exprimer à ce sujet, reconnaissant le manque de professionnalisme du policier incriminé. Pourtant, et bien qu’un croche-pied soit évidemment inacceptable, cela fait maintenant plus d’un an que la police mutile et blesse des citoyens qui manifestent. D’ailleurs, une semaine seulement après cet épisode, une nouvelle vidéo circulait, où l’on voyait un policier frapper un homme à terre, déjà interpellé et lui aussi inoffensif. Cette fois, le ministre de l’Intérieur n’a pas jugé bon de commenter l’incident. « Frapper un manifestant tombé à terre, c’est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière », affirmait pourtant le préfet de police de Paris Maurice Grimaud dans sa lettre aux policiers du 29 mai 1968, où il les avertissait contre « l’excès dans l’emploi de la force ». Cette mise en garde semble malheureusement plus que jamais d’actualité : alors que les violences policières – tant dans les manifestations que dans les banlieues – se multiplient, bien des responsables du maintien de l’ordre public en France semblent aujourd’hui oublier que garantir l’ordre républicain suppose d’abord que l’institution qui y est dévolue le respecte elle-même.


L’évolution des doctrines du maintien de l’ordre depuis le dix-neuvième siècle

Jusqu’à la fin du 19e siècle, c’était l’armée qui réprimait les mouvement sociaux et les manifestations. Elle les réprimait dans le sang, avec ses armes habituelles – les manifestants n’étant plus considérés comme des citoyens, mais comme des ennemis. Le massacre de la « semaine sanglante » qui mit fin à la Commune de Paris en témoigne. Mais d’autres épisodes macabres jalonnent l’histoire des revendications sociales en France : le 1er mai 1891, à la fin d’une manifestation festive pour la journée de travail de huit heures, l’armée tire sur la foule, faisant neuf victimes – toutes âgées de moins de trente ans. C’est la fusillade de Fourmies. L’inexpérience des soldats et leur incapacité à gérer une foule de manifestants est mise en avant dans l’explication de ce drame.

Cependant, les soldats montrent de plus en plus de réticences à tirer sur des citoyens, parmi lesquels se trouvent souvent leurs proches, et fraternisent même dans certains cas avec les manifestants. Dans un premier temps, ils reçoivent donc l’ordre de réduire la répression, et de ne tirer qu’en cas d’urgence ou de frapper avec le plat de la lame de leur sabre. Progressivement, on prend conscience de la nécessité de corps spécialisés, dévolus au seul maintien de l’ordre. En 1921, celui-ci est ainsi confié à des corps de gendarmeries mobiles, et complété en 1926 par leur structuration en gardes républicaines mobiles. Ces corps de gendarmes sont formés au maintien de l’ordre et à la gestion des foules, et n’utilisent la violence qu’en dernier recours. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que sont créées les compagnies républicaines de sécurité (CRS) à partir de la police de Vichy – ce pourquoi les mineurs du Nord lancent en 1947 le slogan « CRS = SS ».

Depuis le début du vingtième siècle, les doctrines de maintien de l’ordre ont donc radicalement changé : le but est désormais de réduire et de gérer la conflictualité avec les manifestants, plutôt que de les considérer comme des ennemis. Olivier Fillieule, dans son ouvrage Police et manifestants, étudie les divers éléments qui ont rendu possible cette pacification relative des contestations sociales : la légalisation des manifestations, avec notamment le décret-loi de 1935 qui établit un régime d’autorisation préalable, ou encore la professionnalisation des forces de l’ordre, avec par exemple la création du centre national d’entraînement des forces de gendarmerie en 1969, qui forme au maintien et au rétablissement de l’ordre dans les situations à fort potentiel conflictuel.

Dans les années 1990, avec le développement de nouvelles formes de contestation (et notamment des « black blocs »), une interrogation tactique a pourtant refait surface. Vaut-il mieux se tenir relativement à l’écart des manifestants, pour ne pas risquer de les blesser ou de les tuer – quitte à ce qu’il y ait de la casse ? Ou bien faut-il au contraire aller au contact des manifestants pour limiter les dégradations matérielles – même si cela contribue à augmenter et à alimenter la violence de certains manifestants ?

Un lent basculement vers la seconde option s’est dessiné au cours des dernières décennies, avec notamment la dotation de Flash-Ball pour certaines unités de la police en 1995. Lors des manifestations contre la création d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes ou de celles contre la loi Travail en 2016, puis lors des manifestations des gilets jaunes, une réelle escalade de la violence a pu être constatée.

Maintien de l’ordre ou organisation du désordre ?

Ce changement de doctrine a en effet éclaté au grand jour pendant la crise des gilets jaunes, notamment à Paris. Dès le 8 décembre, ce fameux quatrième acte auquel Le Monde a consacré un article terrifiant, les interpellations, les affrontements et les blessures se multiplient.

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Acte 4 des gilets jaunes à Paris. © Olivier Ortelpa

Mais le véritable tournant a lieu le 16 mars 2019, lorsque le préfet de police Michel Delpuech est révoqué, pour être remplacé par Didier Lallement. Ce remplacement témoigne de la volonté du gouvernement d’une reprise en main musclée de la préfecture. Selon plusieurs de ses collègues, la doctrine du préfet Lallement consiste en effet à instaurer un climat de terreur : violences décuplées, aucune négociation, et des consignes ordonnant d’aller au contact des manifestants avant que la casse n’ait eu lieu. Les manifestants sont considérés comme des ennemis. « Nous ne sommes pas dans le même camp », affirmait-il d’ailleurs le 17 novembre 2019 à une femme se disant gilet jaune, qui l’avait interpellé.

Des manifestants font désormais part de leur peur d’aller en manifestation.

Des manifestants font désormais part de leur peur d’aller en manifestation. Une peur certes déjà entretenue depuis plusieurs années : « Il suffit d’avoir un peu fréquenté les cortèges ces trois dernières années, depuis la loi travail de 2016, pour se sentir rapidement refroidi à l’idée de se retrouver, une fois de plus, noyé dans un nuage de lacrymos au milieu d’une foule nassée. Il suffit aussi d’avoir vu les images des amputés et des éborgnés pour craindre la balle de défense ou la grenade de désencerclement qui bouleversera toute une existence », écrit Frantz Durupt dans un article de Libération.

Des « armes de guerre »

Cette politique de terreur est d’ailleurs en accord avec l’arsenal détenu par les policiers : en effet, les armes utilisées ne le sont pour beaucoup plus qu’en France, du fait de leur dangerosité. Les policiers sont armés de plusieurs sortes de grenades, comme les grenades de désencerclement, ou encore les grenades lacrymogènes instantanées GM2L. Toutes deux sont classées dans la catégorie A2, ce qui correspond à du “matériel de guerre”. L’utilisation des grenades lacrymogène dans les conflits armés est d’ailleurs interdite depuis le 13 janvier 1993 et la convention sur l’interdiction des armes chimiques de Paris, mais celles-ci restent pourtant utilisées contre des citoyens qui manifestent – dont les sérums physiologiques, s’ils en amènent en manifestation, sont considérés comme des « armes par destination », ce qui ne manque pas de piquant…

Parmi les grenades lacrymogènes, jusqu’au 26 janvier 2020, les policiers comme les gendarmes utilisaient des grenades de type GLI-F4 dans les opérations de maintien de l’ordre. La France était le dernier pays à en utiliser. La Ligue des droits de l’Homme, un collectif d’avocat, ainsi que des syndicats de police (comme Vigi Ministère de l’Intérieur) avaient d’ailleurs demandé leur retrait, qui aurait permis d’éviter bien des blessures graves. Ces grenades, qui contiennent 26 grammes de TNT, peuvent causer des dommages irréversibles.

Le 26 janvier dernier, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a certes annoncé leur retrait pur et simple de l’arsenal des forces de l’ordre. Mais ne nous y méprenons pas : il s’agit simplement d’un nouvel enfumage – si l’on peut dire – du gouvernement, et non d’une volonté de réduire la violence dans les manifestations. De fait, ces grenades n’étaient plus produites depuis 2014, et les stocks quasiment arrivés à épuisement dans la plupart des unités. Ce coup de communication a ainsi permis au ministre de l’Intérieur d’avoir l’air de faire des concessions et de se soucier de la sécurité des manifestants à moindre frais.

Les LBD ont souvent été la cause de blessures graves, comme des mains arrachées ou des énucléations.

Autre arme sujette à de nombreuses controverses : le lanceur de balles de défense (LBD), également classé dans la catégorie A2. Ses munitions peuvent atteindre 350 km/h. Il ne doit être utilisé qu’en cas de légitime défense ou de défense de position ; le tir à la tête est formellement interdit, sauf en dernier recours ; les balles doivent arriver à au moins 14 cm de la tête, et être tirées à une distance minimale de 10 mètres. Pourtant, les LBD ne semblent pas être utilisés de manière légale. En effet, leurs tirs ont souvent été la cause de blessures graves, comme des mains arrachées ou des énucléations. On ne peut pas dire que tous les éborgnés avaient un profil très agressif : pour ne prendre qu’un exemple, Franck Didron, éborgné le 1er décembre 2018, était au téléphone avec sa mère pour la rassurer, lorsqu’il a été atteint au visage par un tir de LBD.

Une étude publiée dans The Lancet sur la période allant de février 2016 et août 2019, faisait état de 43 cas de blessures oculaires dues aux LBD. Dans 25 cas, ces blessures ont donné lieu a une déchirure du globe oculaire, dans 18 cas à un froissement du globe oculaire – la rétine étant atteinte dans 10 cas ; 12 fractures du visage, dont deux ont mené à des complications cérébrales ; dans 9 cas, enfin, une énucléation a été nécessaire. Les effets de ces blessures peuvent ainsi être extrêmement graves et traumatisants pour les victimes, comme Le Vent Se Lève le relatait dans sa vidéo sur « Les blessés qui dérangent ».

Les policiers interrogés sur les blessures au visages imputables aux LBD plaident l’erreur, qui serait due à des tirs réflexes, mais également à la mauvaise visibilité dans les manifestations – que les policiers provoquent eux-mêmes, par le lancer de nombreuses grenades lacrymogènes – ainsi qu’au dérèglement de leur viseur. Cependant, comme le constructeur des LBD le faisait lui-même remarquer, les LBD sont tous équipés de viseurs électroniques, scellés – et qu’il est donc impossible de dérégler. Selon l’agence de presse indépendante Taranis News, ces viseurs sont justement conçus pour permettre des tirs réflexes précis et rapides, et des tirs ajustés même dans des mauvaises conditions de visibilité. Et si le règlement impose des tirs dans les membres inférieurs, le thorax ou les membres supérieurs, il a été remarqué au cours des nombreuses manifestations que les tirs ne se font jamais au niveau des membres inférieurs, mais toujours au niveau du plexus, voir de la tête. Pour finir, la loi dispose qu’une fois la victime touchée, les policiers ont l’obligation de rester à son côté et d’appeler les services de secours – ce qu’ils ne font pourtant quasiment jamais.

Ils ne le font jamais, car pour la plupart, ils ne sont pas formés au maintien de l’ordre et aux obligations qui y sont associées. Ainsi, si les CRS, ou encore les EGM (escadrons de gendarmerie mobile) sont formés au maintien de l’ordre, ce n’est pas le cas de brigades comme les BRI (brigades de recherche et d’intervention) ou les BAC (brigades anti-criminalité), qui de ce fait réagissent beaucoup moins bien lorsque la situation s’envenime. La différence entre ces unités est flagrante. Si les CRS encaissent les projectiles envoyés par les manifestants sans trop broncher jusqu’à ce qu’ils aient reçu l’ordre de riposter, la BAC répond quant à elle souvent immédiatement aux agressions, et au lieu de chercher à réduire au maximum les violences, les brigadiers attaquent tout de suite les manifestants à coup de LBD et de grenades lacrymogènes. Or, la présence de ces unités dès le début des manifestations témoigne de la volonté du gouvernement de réprimer les manifestants par la force, afin qu’ils aient suffisamment peur pour ne pas revenir : « en blesser un pour en terroriser mille », comme le dit Pierre Douillard Lefèvre, lui-même éborgné lors d’une manifestation en 2007.

Cette stratégie a ses limites. Si certains manifestants ne sont effectivement plus revenus, d’autres, parmi lesquels de nombreux blessés, ont vu leur détermination renforcée. Maurice Grimaud l’avait bien compris : « toutes les fois qu’une violence illégitime est commise contre un manifestant, ce sont des dizaines de ses camarades qui souhaitent le venger. Cette escalade n’a pas de limites », expliquait-il dans sa lettre déjà citée.

La police tue

Ces armes et ces pratiques de maintien de l’ordre violentes peuvent conduire à la mort, comme celles de Zineb Redouane ou de Steve Maia Caniço, qui ont été fortement médiatisées ces dernières années. Mais ce ne sont pas les seules personnes tuées par la police. En effet, et depuis de trop nombreuses années, la violence que nous observons avec stupeur lors des manifestations a lieu également loin du regard des journalistes, dans les banlieues. Et les morts y sont nombreuses.

Les LBD, par exemple, qui ont fait leur apparition dans les manifestations en 2007, étaient déjà utilisés dans les banlieues depuis une vingtaine d’années. Ces LBD s’ajoutaient aux armes létales des policiers, afin qu’il y ait moins de morts ou de blessés lors des interventions. Mais l’effet inverse s’est produit : comme ces armes n’étaient pas létales, les policiers se sont mis à en faire usage dans des cas où ils n’auraient pas sorti leur arme de poing. Cela a eu pour conséquence une augmentation impressionnante du nombre de blessés.

Les contrôles d’identité, qui depuis la loi Pasqua du 10 août 1993 peuvent être effectués n’importe quand et n’importe où, pour « prévenir à une atteinte à l’ordre public », sont souvent vus comme une sorte de harcèlement, d’autant que ce sont presque toujours des contrôles au faciès. Mathieu Rigouste, dans L’ennemi intérieur, met en évidence la proximité des méthodes de maintien de l’ordre dans les Zones urbaines sensibles (ZUS), et les méthodes de guerre contre-insurrectionnelles mises en œuvre au cours des guerres de décolonisation, où les populations sont perçues comme susceptibles d’héberger un « ennemi intérieur », et traitées comme telles. Ces méthodes n’ont donc rien à voir avec la doctrine de désescalade de la violence : elles sont plutôt à l’exact opposé.

Dans son film Les Misérables  – dont même Emmanuel Macron a fait l’éloge – Ladj Ly montre la violence des rapports qui s’établissent entre forces de l’ordre et jeunes de banlieues sensibles. En effet, les policiers y réagissent très rapidement et partent du principe qu’un jeune vivant dans un quartier est « présumé délinquant », et tentent souvent de neutraliser toute personne refusant de se soumettre immédiatement.

Les méthodes de neutralisation sont pourtant extrêmement violentes, voire carrément dangereuses. Des méthodes comme la clé d’étranglement ou le pliage, qui peuvent entraîner la perte de conscience, l’asphyxie voire même la mort, comme dans le cas de Mariame Getu Hagos, ou plus récemment de Cédric Chouviat, continuent pourtant à être utilisées. Les techniques d’interpellation, de même, conduisent parfois à des morts lors de courses-poursuites. Il serait moins grave de prendre des risques avec la vie des personnes interpellées que de les laisser s’enfuir… Une fois appréhendées, celles-ci ne sont toujours pas hors de danger : les cas de morts intervenues sur le chemin du commissariat où en garde à vue sont nombreux. Si, dans les années 1980, 5 personnes décédaient en moyenne au cours d’une opération de police chaque année, ce chiffre était passé à 11 dans les années 1990, et à 12 depuis 2001.

Les victimes sont souvent présentées comme d’abord fautives.

Cette violence policière dans les banlieues est souvent minimisée par les médias, qui évoquent plus volontiers les infractions ou délits prétendument commis en amont par les victimes. Les abus éventuels des représentants de l’État, qui d’après Max Weber a le monopole de la violence physique légitime, sont ainsi souvent relativisés. Lorsqu’un jeune meurt sous les coups de la police, on l’entend souvent décrit comme « connu des services de police », « jeune Maghrébin sous l’emprise de stupéfiants », etc. La guerre des mots fait rage : les victimes sont souvent présentées comme d’abord fautives.

Ces manipulations de l’opinion sont parfois même mensongères. En 2007, par exemple, Tina Sebaa est tuée lors d’une course poursuite avec la police, alors qu’elle était avec des amis en voiture – l’un d’eux étant « connu des services de police ». Son propre casier judiciaire était vierge. Le procureur, lors de la conférence de presse qui suit le drame, annonce que les 4 jeunes avaient consommé de l’alcool et du haschisch, ce que les journaux répéteront à l’envi. L’autopsie démentira pourtant les propos du procureur. Parfois aussi, c’est le sort qu’on incrimine : un accident, une conduite à risque ou encore une malformation cardiaque de la victime sont évoqués pour expliquer des meurtres requalifiés en « bavures ».

Un sentiment d’impunité

Pourtant, les forces de l’ordre, ainsi que leur hiérarchie, ne sont jamais – ou presque – condamnées. Les voltigeurs ayant provoqué la mort de Malik Oussekine ne seront par exemple condamnés qu’à des peines très légères de prison avec sursis. Il en va de même dans la majorité des cas. C’est un triste paradoxe : l’institution qui est censée garantir l’ordre républicain néglige pourtant celui-ci en son propre sein.

Pourtant, la police n’est pas une institution intrinsèquement raciste ou violente, et nombreux sont les gardiens de la paix qui voient avec répugnance les agissements de certains de leurs collègues. Malheureusement, les consignes données par leur hiérarchie semblent de plus en plus tolérer la violence, voire l’encourager : « Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter ceux qui sont à votre contact, à proximité… Ça fera réfléchir les suivants », ordonnait ainsi le commandement central à une unité de CRS lors du quatrième acte des gilets jaunes à Paris.

Le gouvernement, qui compense son manque de légitimité par une répression accrue, semble en effet se servir des forces de l’ordre comme d’une milice plutôt que de veiller à ce qu’elle conserve sa fonction d’origine, à savoir le maintien de l’ordre et la pacification de la société. Ce qui n’est pas pour leur rendre service : le malaise dans les rangs de la police est ainsi réel, comme en témoigne le nombre élevé de suicides policiers. Certains policiers, comme Noam Anouar – suspendu pour avoir protesté contre cet usage fait par le gouvernement actuel des forces de l’ordre – s’élèvent contre cette situation, mais ne sont pas entendus.

Les enquêtes de l’IGPN, la « police des polices », censée contrôler la légalité des actes des forces de l’ordre, aboutissent quasi systématiquement à des non-lieux, confortant la police dans son sentiment d’impunité.

Ménager les forces de l’ordre est un objectif raisonnable. Mais pourquoi choisir de les opposer aux autres citoyens, par exemple en les exonérant d’une réforme des retraites injuste et contre laquelle ces derniers manifestent ? Ne vaudrait-il pas mieux les ménager en évitant de rentrer dans le cercle vicieux de la violence ? En répondant à la contestation par la répression plutôt que par le dialogue, le gouvernement rend un très mauvais service aux forces de l’ordre – qu’il cherche ensuite à compenser de la pire des manières, c’est-à-dire en fermant les yeux sur les agissements intolérables de certains d’entre eux.

Le 16 juin 2019, une action du ministre de l’Intérieur n’est ainsi pas passée inaperçue : il récompense en effet 9000 membres des forces de sécurité au titre d’une promotion exceptionnelle, la médaille de la sécurité intérieure. Certains de ces policiers étaient pourtant impliqués dans des enquêtes concernant des violences policières – et notamment les morts de Steve Maia Caniço et de Zineb Redouane…

Les violences policières vont même jusqu’à être niées par le gouvernement. La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye et le président de la République Emmanuel Macron récusent le terme de violences policières. Les enquêtes de l’IGPN, la « police des polices », censée contrôler la légalité des actes des forces de l’ordre, aboutissent quasi systématiquement à des non-lieux, confortant la police dans son sentiment d’impunité. Ce déni de réalité est grave, car il empêche la réflexion sur ce que devrait être un maintien de l’ordre vraiment républicain. Saluons donc le travail effectué par plusieurs journalistes, qui enquêtent, recensent et dénoncent les violences policières que le gouvernement s’obstine à nier : pour ne citer que les plus connus, David Dufresne, ou encore le média indépendant Bastamag, dont le décompte macabre des victimes des forces de l’ordre en a recensé 676 depuis 1977. Espérons que leur travail d’information ne servira pas seulement à nous indigner, mais aussi à changer les choses.