Le naufrage de Macron au Sahel

Fort de Madama, Niger, 2014. Thomas Goisque | Wikimedia Creative Commons.

Le bilan de la politique macroniste au Sahel se résume en un mot : naufrage. L’opération Barkhane se sera montrée incapable d’affaiblir les groupes djihadistes, le soutien français à des présidents francophiles n’aura pas empêché leur renversement et l’hostilité envers la politique française aura atteint un niveau record chez les populations sahéliennes. Alors qu’un débat parlementaire sur la question a été annoncé et que l’avenir de force européenne Takuba doit être décidé d’ici mi-février, il est temps de revoir intégralement la politique de la France au Sahel et en Afrique.

Joël Meyer, l’ambassadeur de France, aura fini par être expulsé du Mali. Il fait les frais de la montée des tensions diplomatiques entre Paris et Bamako, alors même que 5 000 soldats français sont déployés au Sahel pour lutter contre les groupes djihadistes. Préférant entrer dans le jeu de la surenchère plutôt que d’adopter une stratégie de baisse des tensions, le gouvernement français porte une grande responsabilité dans cette escalade face à une junte soutenue par la population dans un pays exsangue. L’horreur affichée par le gouvernement français face au retour de la Russie au Mali – à quoi s’ajoute la montée des tensions en Ukraine – aura eu raison de toute retenue en matière diplomatique.

Chute de deux présidents francophiles

Après la chute du président malien Ibrahim Boubacar Keita (IBK), c’est au tour du président burkinabè Roch Marc Christian Kaboré de tomber, tous deux emportés par des coups d’État d’une grande popularité. La présence militaire française n’aura pas suffi à protéger ces deux présidents francophiles, dont les armées étaient en lambeaux, rongées par la corruption. En plus de leur impuissance à lutter contre les groupes djihadistes et de la corruption de leurs régimes, leur soumission à Paris humiliait leurs citoyens et aura ravivé chez eux l’hostilité face à la politique de la France en Afrique.

Non content de son ascendance sur eux, Macron aura enfoncé ses homologues sahéliens en les humiliant. Peu de temps après son élection, il avait demandé, hilare, au président Kaboré s’il était parti « réparer la climatisation », devant des étudiants ouagalais tout aussi hilares. Et face à la montée de la contestation populaire de l’opération Barkhane, il avait convoqué les présidents des pays du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) comme pour leur faire prêter allégeance à leur suzerain, lors du sommet de Pau de janvier 2020, soit sept mois avant le renversement d’IBK.

Cet échec total de la diplomatie française aura donc eu raison de deux présidents pourtant disposés à avaler toutes sortes de couleuvres venant de Paris. Au Mali, une junte indocile a pris le pouvoir avant d’annoncer son choix, face à l’échec patent et au redéploiement de Barkhane, de diversifier ses partenaires sécuritaires, en faisant appel aux mercenaires du groupe russe Wagner – décision accueillie comme une déclaration de guerre par le gouvernement français.

Nouvelle guerre froide entre France et Russie

Estimant sans doute que la situation n’était pas assez compliquée, Jean-Yves Le Drian a jugé bon de déverser, avec une certaine persévérance, l’huile sur le feu. On ne compte plus ses sorties incendiaires à propos de la relation qu’Assimi Goïta, le chef de la junte malienne, entretient avec Wagner. « Il n’est pas possible d’envisager que Wagner vienne au Mali » déclarait-il quelques semaines avant que les Russes n’arrivent. Les voilà au Mali que la junte, « illégitime », prend des « mesures irresponsables » pendant que Wagner « spolie le Mali ». Oubliant que le Mali est un pays indépendant depuis 1960, Le Drian aura provoqué l’expulsion du malheureux Joël Meyer par la junte bamakoise. Mais sur quel critère se fonde la légitimité ou l’illégitimité d’une junte, selon Le Drian ? Manifestement pas à sa manière de prendre le pouvoir. On ne l’a jamais entendu s’en prendre à la junte – dynastique – tchadienne, que Macron aura adoubée sans attendre en assistant aux premières loges aux funérailles du sanguinaire feu Idriss Déby. Deux poids, deux mesures.

Malgré l’impopularité et les insuffisances de Barkhane, il n’est pas inutile de rappeler que la junte malienne n’a à ce jour pas demandé le départ des forces françaises. Bien au contraire : ce qui a mis le feu aux poudres, avant même le déploiement de Wagner, c’est l’annonce puis la mise en œuvre du « redéploiement » de Barkhane et la fermeture des bases de Kidal, Tessalit et Tombouctou. Choguel Maïga, le premier ministre malien, avait vivement réagi en accusant la France, à la tribune des Nations unies, d’« abandon en plein vol ». C’est donc aussi la stratégie militaire de Macron qui a ouvert la voie au retour historique de la Russie au Mali – les présidents Modibo Keita (1960-1968) et Moussa Traoré (1968-1991) avaient signé des accords de coopération militaire avec l’Union soviétique.

Échec de Barkhane, mort de Takuba ?

Pourquoi Barkhane est-elle devenue si impopulaire chez les populations sahéliennes ? L’exécutif français a beau jeu de désigner comme seuls responsables les « trolls russes » qui suscitent un hypothétique « sentiment anti-français » chez les populations sahéliennes en propageant des « fake news » sur les réseaux sociaux. Cette rhétorique leur permet d’esquiver la question des échecs de Barkhane, incapable d’endiguer le fléau djihadiste. Car ce sont d’abord et avant tout ces échecs qui poussent les populations et les gouvernements sahéliens à envisager d’autres partenariats – dont on peut douter, par ailleurs, qu’ils seront plus efficaces dans la lutte contre les groupes djihadistes.

Le Quai d’Orsay et l’Hôtel de Brienne se sont donné une mission impossible à réaliser, à savoir l’éradication des groupes djihadistes, et ils l’ont compris. En effet, une armée conventionnelle est inefficace à vaincre des groupes insurgés dans le cadre d’une guerre asymétrique. D’autant qu’avant d’être des « fous de Dieu », leurs jeunes combattants islamistes s’insurgent – dans les formes les plus détestables qui soient, certes – contre l’État et les autorités publiques incapables de leur fournir les moyens de vivre dans la dignité. Les groupes djihadistes prospèrent grâce à la profonde crise du monde rural sahélien : il est aussi indispensable de délimiter des pistes à bétail pour éviter les confrontations entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, que de traquer les terroristes. Mais les autorités maliennes ne remplissent pas leur mission.

La rupture entre Barkhane et les populations sahéliennes aura été définitivement consommée quand des militaires français ouvriront le feu… sur des manifestants désarmés, provoquant la mort de trois d’entre eux. Un convoi militaire français, partant de la Côte d’Ivoire vers la base de Gao au Mali, avait été stoppé une première fois à Kaya, au Burkina Faso, et une seconde fois à Téra, au Niger, dans les deux cas par des manifestations spontanées. C’est dans cette deuxième ville que l’armée française aura commis l’irréparable… sans jamais que le gouvernement français ne l’admette. Mais ces dénégations sont une habitude. François Lecointre, le chef d’état-major d’alors, avait osé qualifier un rapport de l’Organisation des Nations unies (ONU), concluant que l’armée française avait tué 19 civils en bombardant un mariage à Bounti, au Mali, de « manipulation » et d’« attaque » contre l’opération Barkhane.

À cette inadaptation des réponses militaires aux crises et conflits sahéliens, à cet échec à faire « monter en puissance » les armées sahéliennes, à ce déni face à l’inefficacité de Barkhane et à ses graves bavures, s’ajoute la mort probable de Takuba – cette force européenne était pourtant un projet-phare de Macron l’européen. La décision de la junte malienne d’expulser les militaires danois, après avoir estimé que leur entrée sur le territoire malien était illégale, fait craindre à Paris que le Portugal, la Roumanie, la Hongrie ou la Slovaquie ne suivent le même chemin que la Suède, qui a déjà renoncé à envoyer ses soldats.

Échec de la Cédéao

L’échec de Macron est aussi celui de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao). L’Élysée s’appuyait sur elle pour faire adopter des sanctions économiques drastiques au peuple malien – chose qui a été faite – en espérant délégitimer la junte. Mais… c’est l’inverse qui s’est produit. La junte en est sortie renforcée tandis que la Cédéao a, elle, perdu toute légitimité en votant un blocus inique contre un peuple déjà à bout de souffle. Pourtant, il y a dix ans, lors d’un précédent coup d’État, les sanctions avaient été efficaces. Mais la donne a changé depuis.

Les populations sahéliennes peinent à comprendre pourquoi la Cédéao, considérée comme le « syndicat des chefs d’État » de la sous-région, fait preuve d’autant de zèle contre la junte malienne alors qu’elle et les États ouest-africains ont bien peu soutenu le Mali dans la lutte contre les groupes djihadistes. De plus, quelles leçons peuvent donner un Ouattara – en train de réaliser son troisième mandat à la légalité plus que douteuse – un Eyadema – en train de réaliser son quatrième mandat – ou un Macky Sall – qui laisse planer le doute sur son éventuelle candidature à un troisième mandat – en termes de bonne gouvernance ? S’ils adoptent une position aussi dure, c’est aussi parce qu’ils craignent d’être à leur tour renversés.

Ces mêmes populations sahéliennes se demandent quel rôle a joué la France dans l’adoption de ces sanctions. La France avait en effet proposé une résolution pour que le Conseil de sécurité s’aligne sur les sanctions de la Cédéao, que la Russie et la Chine ont bloquée. L’objectif de Macron apparaît désormais clairement : qu’Assimi Goïta quitte le pouvoir au plus vite et qu’un dirigeant plus favorable à la France le remplace. Mais, après tant d’échecs essuyés, Macron pourra-t-il atteindre un tel objectif ? Car, à ce jeu, la junte malienne semble bien plus habile que le gouvernement français.

Le jeu habile de la junte malienne

Assimi Goïta joue parfaitement son coup depuis le début des manifestations contre le pouvoir d’IBK. Il a su agir quand IBK a perdu toute légitimité politique, pour le renverser sous les acclamations de la population. Il a su choisir un homme de paille, Bah N’Daw, à la tête de la transition et l’écarter quand celui-ci s’est montré indocile. Il a su gagner en popularité en lançant des procès pour corruption contre d’anciens caciques du régime d’IBK. Il a su obtenir le soutien de Moscou pour compenser le redéploiement et la baisse des effectifs de Barkhane. Il a su garder le soutien de son peuple face à la Cédéao, en appelant à une manifestation qui fut une véritable démonstration de force. Il a su organiser des « assises nationales » lui accordant cinq ans de transition.

Il sait envoyer ses ministres au front, en premier lieu son bras droit Choguel Maïga et son ministre des affaires étrangères Abdoulaye Diop, qui marquent les esprits par leur éloquence. Il sait jouer du sentiment de nationalisme de son peuple en affrontant ouvertement la France. Son exemple a inspiré ses homologues et voisins Mamadi Doumbouya en Guinée et Paul-Henri Damiba au Burkina Faso, qui ont eux-mêmes renversé leurs présidents, rompant par-là l’isolement du Mali dans l’espace Cédéao. Mais il n’empêche qu’il va se retrouver en difficulté face au blocus, tandis que les djihadistes profitent de ce désordre.

Sur cet échiquier, c’est à la France et à l’Union européenne de jouer les prochains coups. La France va ouvrir un débat parlementaire sur Barkhane, dont le retrait total du Mali n’est pas exclu, tandis que l’Union européenne, sous présidence française, doit décider d’ici mi-février de l’avenir de Takuba. On ne connaît pas encore le gagnant de ce jeu entre Macron et Goïta, mais on connaît déjà le perdant : le peuple malien, qui continue de souffrir des attaques djihadistes incessantes et de la crise économique, en silence.

Que fait l’armée française au Sahel ?

Alors que la junte militaire consolide son pouvoir au Mali, la question de la stratégie à mener contre les groupes djihadistes au Sahel et de l’avenir de la force Barkhane refait surface dans le débat public. La question des raisons de la présence militaire française dans la région se pose une nouvelle fois.

Ceux qui voulaient voir dans le putsch des militaires maliens en août dernier le parachèvement des mobilisations populaires qui avaient fragilisé le pouvoir de l’ancien président Ibrahim Boubakar Keïta ont commencé à déchanter. La coalition du M5-RFP (cf. Billets d’Afrique n°300, septembre 2020) notamment a lancé un appel à « entrer en résistance » (Jeune Afrique, 14/11). Confiscation des postes clés au sein du gouvernement, désignation arbitraire et opaque des membres du Conseil national de transition, qui doit faire office de Parlement, nomination de 13 militaires contre seulement 7 civils aux postes de gouverneurs de régions : la manière dont la junte conduit la transition fait craindre une militarisation de l’administration et des institutions maliennes. Si les militaires maliens prennent le risque de braquer une partie de leurs soutiens initiaux, c’est vraisemblablement qu’ils estiment avoir les mains libres après le blanc seing donné par la « communauté internationale » (France, États-Unis, ONU, CEDEAO, en réalité) au processus de transition.

La stratégie française décriée

Cette caution a été officialisée par la visite du ministre des Affaires étrangères français, Jean-Yves Le Drian, les 25 et 26 octobre derniers. Mais le soutien français reste conditionné à la poursuite de l’engagement malien dans la « guerre contre le terrorisme » et à l’application des accords d’Alger signés avec les indépendantistes Touaregs, que la France considère comme un préalable pour isoler les djihadistes. Pourtant, lors de la conférence commune de Le Drian et du nouveau Premier ministre malien, Moctar Ouane, ce dernier n’a pas craint d’afficher publiquement ses divergences avec la France sur la question taboue des négociations avec les groupes djihadistes. En amont de la visite française, le commissaire de l’Union africaine à la paix, Smaïl Chergui, dans une tribune du journal suisse Le Temps (14/10), avait appelé à tirer un bilan de « l’engagement collectif » au Sahel, constatant que certains « partenaires du Mali se sont déployés, initialement pour une courte durée, mais ils s’y trouvent toujours ». Suivez mon regard… Pourtant, « le terrorisme et les violences entre communautés persistent et la menace s’étend en Afrique de l’Ouest. » Conclusion : « La solution ne peut se limiter au sécuritaire. » Chergui appelait à considérer la situation en Afghanistan où « l’accord signé [par les États­-Unis] avec les talibans, le 29 février 2020, peut inspirer nos Etats membres pour explorer le dialogue avec les extrémistes et les encourager à déposer les armes, en particulier ceux qui ont été enrôlés de force. »

Interrogé par Le Monde (19/10), le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, appuyait ces propos, appelant à son tour à la tenue de négociations sur le modèle afghan, avec ceux des groupes djihadistes qui ne se revendiquent pas de l’État islamique. En clair, avec Iyad Ag Ghaly, chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), et avec Amadou Koufa, chef de la Katiba Macina au centre du Mali, dont l’allégeance à Al­Qaïda est en réalité moins importante que les préoccupations locales de leurs combattants. Interpelé à Bamako sur ces déclarations, Le Drian a réfuté tout isolement et réaffirmé qu’il n’était pas question de négocier avec ceux que le France qualifie exclusivement de « terroristes ». « Les choses sont simples », a­t­il asséné à deux reprises « et la France n’est pas toute seule dans cette affaire (…) puisque cette position, c’est la position des pays du G5­Sahel, c’est la position de la communauté internationale, c’est la position du Conseil de sécurité. » Moctar Ouane ne s’est pas laissé tordre le bras et a au contraire rappelé « les conclusions du Dialogue national inclusif [de 2019] qui a eu lieu chez nous et qui a très clairement indiqué la nécessité d’une offre de dialogue avec ces groupes armés » (RFI, 26/10), confirmant la position qui s’était déjà exprimée en 2017 lors d’une « conférence de l’entente nationale ».

Déclarations contradictoires

Les réactions françaises ne se sont pas fait attendre. A son tour en visite au Mali le 2 novembre pour rencontrer les nouvelles autorités, la ministre des Armées, Florence Parly a rappelé la position française : « On ne peut pas dialoguer avec les groupes djihadistes qui n’ont pas renoncé au combat terroriste ». Elle ajoutait néanmoins : « C’est de la responsabilité des autorités maliennes, pas la nôtre, mais il est important d’échanger » (LeMonde.fr, 13/11). Même l’ancien président François Hollande, initiateur de l’opération Serval au Mali en 2013, s’est senti obligé de monter au créneau, affirmant qu’il fallait « être intraitable avec le terrorisme » mais également « extrêmement ferme à l’égard du pouvoir malien », ajoutant : « L’idée qu’on pourrait avoir des négociations avec ceux­là mêmes qu’on cherche à frapper me paraîtrait être un manquement par rapport aux engagements qui avaient été pris au moment du départ de cette opération » (France Inter, 13/11).

Et en matière d’ « engagements », celui qui s’était engagé à restaurer l’intégrité territoriale du Mali avant de laisser les clés de Menaka aux indépendantistes du MNLA en connaît un rayon… Dans son interview à Jeune Afrique du 20 novembre, le président Macron a à son tour enfoncé le clou : « Avec les terroristes, on ne discute pas. On combat. » Il rappelait aussi la stratégie affirmée lors du sommet de Pau, en janvier 2020 (cf. Billets n°294, février 2020), selon laquelle Barkhane devait « se recentrer vraiment sur nos ennemis, l’EIGS [l’État islamique au grand Sahara] et les groupes strictement terroristes ».

Estimant que l’EIGS avait été « singulièrement affaibli » par les frappes des derniers mois, le commandant de la force Barkhane, le général Marc Conruyt déclarait au contraire que c’est le GSIM qui était devenu « l’ennemi le plus dangereux pour le Mali et les forces internationales » (francetvinfo.fr, 09/11). Et en effet, après la remise en liberté de dizaines de djihadistes et de leurs supposés soutiens en contrepartie de la libération de l’otage française Sophie Pétronin et de l’opposant malien Soumaïla Cissé en octobre, les forces françaises ont intensifié leurs frappes contre le groupe de Iyad Ag Ghaly. Début novembre, l’État­-major revendiquait ainsi la « neutralisation » de plus d’une centaine de ses membres en quelques jours, et les opérations se sont poursuivies, avec notamment l’élimination de Bah Ag Moussa, cadre important du GSIM (il a participé à a fondation d’Ansar Dine avec Ag Ghaly après avoir déserté l’armée malienne), mais également figure historique des rébellions indépendantistes touarègues.

Favoriser ou saboter les négociations?

Pourtant, à l’occasion d’une interview à RFI et France 24 (03/12), le Premier ministre malien a réaffirmé que les négociations initiées sous la présidence d’Ibrahim Boubakar Keïta se poursuivaient. De manière plus étonnante, il a réfuté tout « déphasage entre le Mali et la France », assurant, au sujet de l’action militaire de Barkhane, la complémentarité des deux démarches : « Les options ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Le dialogue que nous poursuivons (…) constitue le prolongement d’efforts d’actions à d’autres niveaux. (…) Les deux actions se complètent, se prolongent, dans le cadre d’une dynamique d’ensemble qui devrait permettre précisément de rétablir la sécurité sur l’ensemble du pays. » Il est aujourd’hui difficile de savoir s’il s’agit là d’une simple rhétorique diplomatique, ou bien si la France a réellement mis fin à sa politique d’obstruction systématique concernant ces négociations, dont le journaliste Rémi Carayol a récemment rappelé l’historique dans son dernier article (Orient XXI, 07/12).

Selon Jean-Hervé Jezequel, directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group, « la position française est en train d’évoluer, y compris sur la manière d’interagir avec les groupes djihadistes, mais le tout se fait à petits pas » (L’OBS, 19/10). Signe des temps le général (retraité) Christophe Gomart, ancien patron des forces spéciales puis du renseignement militaire, interrogé sur la question de savoir s’il était « à titre personnel » favorable à un dialogue avec les groupes djihadistes, a répondu : « C’est comme dans toute guerre, il faut savoir dialoguer… Maintenant, il ne faut pas donner légitimité aux groupes jihadistes par ce dialogue, c’est toute la difficulté » (RFI, 14/10). Il est donc possible que la série de frappes françaises menées contre le GSIM vise à permettre à l’État malien de négocier en position de force, de manière à réduire le front auquel sont confrontés la France et ses alliés au Sahel. Mais encore une fois, cela reste à confirmer.

Réduire la voilure

Ce qui est certain en revanche, c’est que les autorités politiques et militaires françaises ne cachent pas leur volonté de réduire les effectifs de la force Barkhane, qui n’ont cessé d’enfler depuis sa création en août 2014. Il ne s’agit en aucun cas pour elle de quitter le Sahel, mais de réduire les coûts économique, stratégique et politique de cette présence. « Dans les prochains mois, j’aurais des décisions à prendre pour faire évoluer Barkhane », a ainsi annoncé Macron dans l’interview à Jeune Afrique déjà citée. « Une série d’économies est demandée pour amener à un effectif acceptable à la fois par l’opinion publique et le budget, alors que les surcoûts opex [opération extérieure] atteignent cette année un nouveau record », explique le journaliste spécialisé Défense Jean­Marc Tanguy (Blog Le Mamouth, 07/11). De plus, les gradés français plaident actuellement pour que l’armée bénéficie de capacités d’intervention qui ne soient pas uniquement mobilisées pour la « guerre contre le terrorisme ».

La France devrait se préparer, comme l’a expliqué le chef d’étatmajor de l’armée de terre, le général Thierry Burkhard (Lepoint.fr, 13/10) à des « engagements de haute intensité dans la durée » en raison du « nouveau cycle de conflictualité » (que la France n’est pas la dernière à alimenter si l’on songe aux tensions avec la Turquie au sujet de la Libye…). Enfin, depuis la mort en novembre 2019 de 13 soldats dans une collision d’hélicoptère, et à l’approche de la présidentielle, le débat sur les modalités, les finalités et l’efficacité de la présence militaire française au Sahel commence timidement à sortir de sa torpeur, et la majorité craint que l’enlisement militaire français ne devienne un argument électoral supplémentaire contre le bilan de Macron.

« Nous avons perdu 50 soldats depuis le début de ces opérations et près de 500 militaires ont été blessés », rappelait par exemple le président de la commission défense du Sénat français, Christian Cambon, qui exprimait sa « vive inquiétude sur la situation de Barkhane » après la libération de djihadistes contre les otages (Lepoint.fr, 30/10).

Des recettes éculées

Les inflexions stratégiques seront vraisemblablement suggérées par le rapport de la mission d’information parlementaire qui vient d’être mise en place, et dont la composition a été soigneusement verrouillée (Blog Le Mamouth, 07/11). Mais les conclusions ne seront pas une surprise : pour alléger les effectifs de Barkhane, les Français comptent comme d’habitude sur une hypothétique aide plus importante des autres pays européens, notamment dans le cadre du groupement de forces spéciales de la force Takuba, qui peine à décoller et à s’internationaliser réellement malgré d’intenses efforts diplomatiques. On parie aussi sur la « sahélisation » de la guerre contre le terrorisme, c’est-à-dire sur la montée en puissances des armées du G5-Sahel, épaulées par l’Union européenne (mission Eutm-mali) et par la coopération opérationnelle de Barkhane.

Comme d’habitude, il s’agit moins de les rendre autonomes que d’en faire des supplétives réellement efficaces, capable de seconder les forces françaises et de tenir le terrain après leur passage. Mais surtout, il est possible qu’on s’oriente vers une stratégie privilégiant le recours de plus en plus systématique aux bombardements aériens, accompagnés d’une intervention des forces spéciales au sol pour « finir le travail ». « Les aéronefs de la force Barkhane ont frappé une centaine de fois durant les dix premiers mois de 2020. Un niveau exceptionnel depuis 2013 au Sahel », rapporte Air & Cosmos (29/10). « Selon une déclaration du Chef d’Etat­major de l’Armée de l’Air et de l’Espace face aux députés de la commission de la défense de l’Assemblée Nationale, 40 de ces frappes sont à créditer à seulement trois drones General Atomics MQ-9 Reaper qui s’avèrent particulièrement rentables. »

Ces évolutions ne régleront évidemment rien aux problèmes de fond : « Les pays européens, la France en tête, estiment en effet que le problème prioritaire à traiter au Sahel est la poussée des groupes djihadistes, alors que ce phénomène est le symptôme d’une crise plus profonde provenant d’une gouvernance à la dérive et d’États en voie de forte délégitimation. ( Limiter la crise à son aspect sécuritaire occulte ses causes, dont les griefs d’injustice, de dénis de droit, de gestion inéquitable des ressources et de discrimination », rappellent par exemple deux responsables d’International Crisis Group (LeMonde.fr, 09/11). Mais résoudre ces problèmes nécessite sans doute des révolutions démocratiques et économiques dans le fonctionnement des Etats post­coloniaux et dans leurs relations de dépendances avec les puissances extérieures, qui dépassent le cadre de réflexion habituel sur « l’aide » internationale…

Notes :

1 Article initialement paru dans Billets d’Afrique, le mensuel édité par l’association Survie en décembre-janvier 2021.

Au Mali, le trafic de drogue prospère sur la faillite de l’État

© Maghreb-Sahel News

Avant de rencontrer les contraintes qu’elle connaît aujourd’hui, dues au trafic et à la contrebande de cannabis venant essentiellement du Maroc, la région sahélo-saharienne a de tout temps été une terre d’échanges. Depuis le début des années 2000 cependant, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, ce phénomène se conjuguant à des rébellions armées et au terrorisme. Ainsi, aujourd’hui les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme international se posent avec d’autant plus d’acuité que les conséquences perverses sur la stabilité de l’État, la sécurité et le développement des pays sahéliens en dépendent. Ceux-ci semblent s’être embourbés dans un cercle vicieux : si ces trafics minent la pérennité des constructions étatiques d’Afrique de l’Ouest, elles sont aussi la conséquence de leur inachèvement, et prospèrent sur la défaillance des États. Par Lamine Savané et Fassory Sangaré.


Le continent africain est confronté depuis ces trente dernières décennies à une hausse du niveau de la corruption et à la fragilisation de ses États. Indubitablement, le développement de l’économie de la drogue, notamment dans le septentrion, et les mécanismes de corruption affectant les rouages de l’économie nationale ont fragilisé de manière spécifique l’État malien. Son cas n’est cependant pas isolé puisque vingt-deux États sur un total de quarante-huit États en Afrique Subsaharienne sont répertoriés par la Banque Mondiale comme étant « fragiles ».

Par État « fragile », on entend un État qui « s’avère incapable d’exercer les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens (contrôle du territoire, sécurité des biens et des personnes, exercice de la justice), que dans ceux de la délivrance des services économiques et sociaux à la population ». Dans le cas précis du Mali, l’État est mis à mal par des rébellions armées aux revendications diverses et par les organisations terroristes. De plus, comme dans bien des zones d’Afrique de l’Ouest, le pays est devenu un haut lieu de transit pour la drogue, les migrants, pour la contrebande de cigarettes et d’armes en provenance de Libye, d’Algérie ainsi que d’Amérique Latine (Colombie). La perte du « monopole de la violence légitime » par l’État malien a eu pour conséquence le développement d’une économie informelle de la drogue, de la contrebande, faisant de cette question un enjeu géopolitique qui dépasse largement le seul cadre du Mali pour s’étendre à la zone sahélo-saharienne dans son ensemble.

La fragilité persistante de l’État malien ces cinquante dernières années est corrélée à un degré élevé de corruption. Celle-ci réduit les marges de manœuvre de l’Etat, surtout quand elle est associée à l’essor du trafic de drogue et à l’éclatement des conflits armés impliquant divers belligérants (groupes djihadistes, indépendantistes, narcotrafiquants, forces multinationales et armée nationale). 

L’État malien entre inefficacité et instabilité : le (néo) patrimonialisme versus l’impersonnalisation du pouvoir

L’article de Jean-François Médard « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », publié en 1992, reste encore aujourd’hui pertinent. Les notions « d’État-sous développé », « d’État mou», qu’il développe alors, rendant compte de l’instabilité et de l’inefficacité de la gestion publique, des problèmes de violence et de dépendance, s’appliquent avec toujours autant d’acuité à la situation actuelle. Par ailleurs, la notion de « patrimonialisme » au sens wébérien résume bien la faible distinction entre le secteur privé et public au Mali. Ce système de patrimonialisme est observé dans un cadre étatique moderne, d’où la création d’une expression ad hoc permettant de désigner ce phénomène, le néo-patrimonialisme. Le néo-patrimonialisme serait le fruit des interactions entre les sociétés traditionnelles locales et les États modernes étrangers. Ainsi, si la façade extérieure est moderne, étatique (droit écrit, constitution, administration), la logique de fonctionnement à l’intérieur reste patrimoniale.

Le néo-patrimonialisme qui a comme dénominateur commun des pratiques telles que « le népotisme, le clanisme, le tribalisme, le régionalisme, le clientélisme, le copinage, le patronage, le prébendisme, la corruption, la prédation, le factionnalisme » caractérise en particulier l’État post-colonial, mixte des traits traditionnels et modernes. Se juxtapose la question du rôle des décideurs politiques dans la désintégration de l’État malien. En effet, l’analyse des relations entre État et acteurs a été à la bifurcation des diverses traditions de recherche que ce soit en sociologie, en science politique et même en histoire.

Dans les sociétés occidentales, le pouvoir étant fortement institutionnalisé, les gouvernants regroupent les individus qui occupent des positions dans les directions hiérarchiques stratégiques. « Cette configuration élitaire particulière est alors qualifiée de moniste ou encore d’élitiste […] elle constitue un groupe de status (au sens anglo-saxon) modelé par des règles tacites ou proclamées, par l’éducation, par les rôles professionnels intériorisés qui confèrent alors à ce groupe une aptitude à diriger sans égal » (W. Genieys, 2011, p. 9). Dans une optique comparative et socio-historique, M. Mann (1993) a montré l’intérêt de différencier pouvoir despotique et pouvoir infrastructurel de l’État. Le pouvoir despotique désigne « l’ensemble des actions que les élites d’État peuvent entreprendre sans négociation routinisée avec les groupes membres de la société civile » (ibid). Le pouvoir infrastructurel, quant à lui, renvoie « aux capacités institutionnelles de l’État de pénétrer son territoire et de faire appliquer ses décisions ». En Afrique subsaharienne, a contrario, le pouvoir est faiblement institutionnalisé. La légitimité des gouvernants politiques demande donc une réflexion sur les représentations culturelles et les pratiques sociales traditionnelles qui en sont l’expression. « L’étude des [sociétés africaines] constitue une dimension nécessaire et incontournable des processus de stratification politique et de stratification économique et sociale qu’il faut penser simultanément et par conséquent se trouve au cœur de la dynamique de la formation de l’État  » (ibid).

Le trafic de drogue : des implications au sommet de l’État ?

Le nord du Mali est une région désertique plus grande que la France, et donc difficilement contrôlable par les autorités maliennes. Les attaques répétées des rébellions autonomistes depuis les années 1990 conjuguées à l’absence criante d’intervention étatique, vont faire le lit des trafiquants de drogue, de cigarettes ou d’armes. Si ces Katibas – unité ou bataillons formés de combattants qui se déplacent fréquemment dans la zone sahélo-saharienne – sont à l’origine issus d’entrelacs algériens, il faut aussi noter la présence croissante de djihadistes ressortissants de l’Afrique de l’Ouest qui vont former le gros du contingent du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Parmi ces mouvements islamiques armés, on note en premier AQMI, dont l’origine remonte à la guerre civile en Algérie durant la décennie sanglante (1988-1998), décennie au cours de laquelle plus de 200.000 personnes ont trouvé la mort.

En se liant aux notabilités de la zone nord du Mali par le mariage, en prenant pour épouses les filles de notables pour faciliter leur implantation locale, les responsables de ces Katibas vont très vite mettre leur expertise militaire aux profits des trafiquants locaux d’armes, de drogues ou de voitures. Ainsi, en estimant « que cette jonction avec les filières du crime organisé en provenance d’Amérique Centrale, serait plus porteuse si elle se paraît des oripeaux de la lutte contre l’Occident, ces mêmes chefs du GSPC ont fait allégeance à Oussama Ben Laden en janvier 2007, proclamant la création d’AQMI ».

A partir de ce moment, la région nord du Mali va devenir « un territoire refuge et sanctuarisé de cette jonction tactique entre banditisme et fanatisme religieux, (…) l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants ». 

Le « gouvernement de consensus », un « système de gestion collégiale » sans opposition réelle instauré par Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2002 à 2012, s’est très vite transformé en un système d’impunité et de corruption qui a aussi servi de socle aux trafiquants de drogue. Pour Johanna Siméant, « cette image d’un Mali consensuel et pacifique a été renforcée par les usages politiques du consensus. Le terme ne se résume pas au consensus pratiqué et revendiqué sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, et qui consista à digérer presque la totalité de l’opposition par l’extension de la rente clientélaire » (J. Siméant, 2014, p. 20). La corruption, le clientélisme, le népotisme et l’impunité avaient ainsi droit de cité sur Bamako. Ces mêmes pratiques au sommet de l’État, se retrouvaient dans les zones sahélo-sahariennes du nord où l’irrédentisme touareg croisait la route de contrebandiers (trafiquants de drogue pour la plupart). Certains de ces groupes armés vont très rapidement embrasser l’idéologie politique religieuse de l’islamisme radical pour justifier leurs engagements. L’absence criante de l’État a fait le lit d’une redistribution de la rente clientélaire sur une base clanique, à laquelle les grandes notabilités Touaregs du nord étaient associées. 

En l’absence de représentation officielle malienne, l’occupation du nord du Mali par les groupes narcotrafiquants et terroristes (d’avril 2012 à janvier 2013) a eu pour conséquence de renforcer le trafic de drogue. Le bénéfice colossal de ce  trafic va engendrer et renforcer l’entente tacite entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes tels que Al-Qaïda Maghreb Islamique (AQMI), Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine (Les défenseurs de la foi). En plus de toutes sortes de trafic auxquels ces groupes se livraient (drogues, armes, cigarettes, rançon des otages), s’ajoute le blanchiment d’argent, autre facette de ce démentiel commerce illicite. 

Depuis l’opération « Serval » remplacée tout récemment par l’opération « Barkhane », l’État-major français à Gao n’informe plus les autorités maliennes de ses éventuelles opérations. De possibles liens entre Bamako et des membres d’AQMI en seraient la cause. En effet, une des raisons de la perpétuation du « système ATT » était de rechercher la paix à tout prix en ayant à la fois des liens avec les rebelles Touaregs et les mouvements criminels du nord-Mali. Cela explique la facilité avec laquelle le président ATT arrivait à libérer les otages occidentaux, par l’intermédiaire d’un certain Iyad Ag Ghali à l’époque consul du Mali en Arabie Saoudite. Ce laxisme aurait permis à AQMI d’élargir son cercle d’influence, y compris au sein des rouages forts de l’État malien (Défense, Affaires étrangères). Mais l’implication des hauts dirigeants maliens ne se limitaient pas à ce trafic de « prise d’otages ». Le trafic de drogue occupait une place prépondérante dans les relations étroites qui se sont tissées entre hauts dirigeants de l’institution étatique et trafiquants de drogue et groupes criminels du nord Mali. Cette faiblesse étatique qui a conditionné l’intervention française, permet à l’État français de se « substituer » à l’État malien et donc d’imposer ses volontés politiques aux dirigeants maliens qui voient leur marge de manœuvre très réduite, de par l’absence de l’État au sens wébérien du terme. 

La sanctuarisation de la zone sahélo-Saharienne comme épicentre du trafic de drogue

Les groupes rebelles font du trafic de drogue un moyen de financement de leurs entreprises guerrières à des degrés différents.

Au Mali, l’alliance jihadiste, composée des membres de l’AQMI du MUJAO et du groupe jihadiste touareg d’Iyad Ag Ghaly, privilégie le contrôle des routes transsahariennes de la drogue pour rendre durable le financement de leurs activités terroristes et de déstabilisation de l’État Malien en sus des prises d’otages principalement d’occidentaux. 

Dans le nord Malien en particulier, l’Al-Qaïda au Maghreb Islamique a toujours cherché à prendre le contrôle de la zone Saharo-Sahélienne via la main mise sur le commerce illicite de l’économie de la drogue et des activités de contrebande. Leur objectif principal étant de faire de cette partie du monde un califat original reposant essentiellement sur les fondements du salafisme

Prétextant la volonté de faire régner ce fondamentalisme religieux, ces groupes développent sans cesse de nouveaux trafics, avec en ligne de mire la montée des profits. Ainsi, la drogue prend de la valeur à chaque fois qu’elle se déplace d’une zone géographique à une autre (production-transformation-commercialisation et consommation). Le but ultime étant d’assurer l’achat des armes et d’entretenir les troupes combattantes.

Si de nombreux déterminants expliquent cette progression du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, c’est surtout la corruption prégnante dans certains cercles de l’exécutif, de la justice, des forces de l’ordre, le chômage de masse et le faible rendement des activités économiques licites qui ont favorisé l’essor de l’économie de la drogue. 

Globalement, en Afrique de l’Ouest ce constat est partageable en raison d’un recul de la saisie des drogues constaté par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime dans son rapport de 2009. Le tonnage des saisies des produits stupéfiants est passé de 5,5 tonnes en 2007 à 2,6 tonnes à 2008, puis à moins d’une tonne en 2009. Cette contre-performance est la résultante d’un regain de l’activité des acteurs du trafic de drogue, caractérisé par l’escalade des profits. C’est ainsi que le trafic de la cocaïne s’est consolidé avec un gain d’environ 800 millions de dollars USD, soit l’équivalent de 0,2% du Produit Intérieur Brut des pays d’Afrique Occidentale et Centrale. L’Europe est devenue la cible des trafiquants à cause de la vigueur de son marché de la drogue, de la valeur élevée de l’Euro et de la baisse de la demande de cocaïne sur le marché états-unien et d’Amérique latine. Le prix du détail (de revente) d’un gramme de cocaïne était de 76 euros (92 dollars) en 2007, soit 76 000 euros (92 000 dollars) le kilogramme. En comparaison, en Colombie durant la même période, le prix se rapprocherait de 2 000 euros (1 650 dollars), ce qui représente une marge bénéficiaire de 74 350 euros (90 000 dollars) par Kilo, soit 440%. Cette marge phénoménale met en lumière le fort degré d’attraction de cette activité illicite et de son ancrage en Afrique de l’Ouest comme zone de transit préférée des narcotrafiquants Sud Américains et Latino-Américains, en raison, entre autres, du renforcement des contrôles dans les aéroports occidentaux.

Les défaillances de l’État malien à lutter contre l’économie de la drogue

La retentissante affaire d’Air cocaïne illustre à elle seule les difficultés des pouvoirs publics à lutter efficacement contre l’ancrage du trafic de drogue dans le nord du Mali. Le repli forcé, voire organisé vers le sud, des autorités militaires et judiciaires, suite à l’application des clauses des Accords de Paix d’Alger de 2006, a été suivi par une occupation des vastes territoires désertiques du nord par les trafiquants de drogue, les islamistes et les forces rebelles hostiles à l’unité, à la laïcité et au maintien de la forme républicaine de l’Etat. 

Ainsi, il a été découvert en novembre 2009 à Tarkint (Gao) dans le désert malien, la carcasse brûlée d’un avion de marque et type Boeing 727 ayant indubitablement acheminé des tonnes de cocaïne. A l’issue de la livraison, il a été détruit par les narcotrafiquants. L’avion a décollé du Venezuela, non loin de la frontière colombienne et avait pour destination officielle la ville de Praia (Cap-Vert). Cette rocambolesque livraison laisse penser que les trafiquants ont changé de modus operandi pour atteindre le marché lucratif européen. Elle fut suivie par d’autres acheminements en 2010 dans la région de Tombouctou (Mali), et un autre non loin de la frontière mauritanienne.

Mais c’est surtout la livraison de quatre tonnes de cocaïne dans la région de Kayes (non loin de la frontière guinéenne) qui a rendu manifeste le dépassement du gouvernement face à la situation. Pire, certains élus locaux et officiers ont facilité par endroits l’atterrissage et le transfert des matières incriminées.

De nos jours, certains narcotrafiquants utilisent les voies routières désertiques maliennes et marocaines pour acheminer de la drogue en Europe, en particulier en Espagne par la mer ou par voie aérienne. En 2010 par exemple, 34 individus ont été interpellés au Maroc en raison de leur lien avec un réseau de trafic international de drogue. Ils avaient effectué plusieurs allers-retours entre le Mali et le Maroc (en l’occurrence Tanger) en transportant 600 kilogrammes de cocaïne.

Le démantèlement de ce réseau a permis l’arrestation d’un Ukrainien, d’un Portugais, d’un Espagnol et d’un Vénézuélien qui animaient ce trafic en misant sur le savoir-faire des réseaux de l’AQMI et de certains membres du Polisario qui vivent du trafic de drogue. Ce même groupe avait crée une société-écran dans la capitale malienne pour dissimuler leur activité illicite « un consortium Espagnol d’investissement » en vue de blanchir les profits issus exclusivement de l’économie de la drogue. Sur ce plan aussi, l’État central semble être en butte face à l’existence des méthodes sophistiquées de blanchiment d’argent.  

D’une manière générale, le pouvoir central semble confronté à l’explosion de ce trafic, exacerbé par une corruption diffuse dans la chaîne du pouvoir judiciaire et militaire à l’instar d’autres États de la sous région.

L’accroissement de la quantité de drogue produite ou en circulation est, comme on le voit, la cause et la conséquence d’une grande vulnérabilité des États de la sous région. Or, les plans d’ajustements structurels appliqués par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980 ont fortement miné la création d’un État unitaire au Mali. État unitaire qui demanderait des dépenses budgétaires conséquentes, condition nécessaire pour lutter efficacement contre la corruption. De la même manière, le maintien de relations néo-coloniales avec la France est un autre facteur qui empêche le Mali de parvenir à la stabilité institutionnelle qui lui permettrait de lutter efficacement contre ce fléau. La lutte contre le trafic de drogue nécessiterait donc un changement complet de paradigme, à l’heure où la mondialisation semble avoir banalisé la corruption dans l’imaginaire populaire.

 

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