Le salut par l’alternance ? – Avec Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux
Philippe Hambye et Jean-Louis Siroux
30 octobre 2022
L’alternance est souvent présentée par les hommes et femmes politiques comme un remède contre le chômage des jeunes. Cette forme d’apprentissage est pourtant aussi le siège d’un certain nombre de préjugés, dus en grande partie à l’illusion selon laquelle l’entreprise pourrait se substituer à l’école. Pour en parler, nous avons rencontré Philippe Hambye, sociolinguiste et professeur à l’Université catholique de Louvain et Jean-Louis Siroux, sociologue à l’Université libre de Bruxelles. Ils sont les auteurs de l’ouvrage Le salut par l’alternance (La Dispute, 2018), dans lequel ils montrent la relation asymétrique au sein de la formation professionnelle entre l’école et le monde de l’entreprise. Une dynamique qui aboutit selon les auteurs au triomphe des idéaux issus du monde entrepreneurial et à la diffusion d’idées reçues en provenance du vocabulaire managérial.
Entretien réalisé par Mareike Boldt, mixage par Guillaume Chaudron – Rousseau, avec la musique de Tristan Marchetti.
De la stratégie vaccinale au plan de relance européen, les cabinets de conseil sont omniprésents dans l’action publique contemporaine. D’abord issues du monde de l’entreprise, les firmes de consulting ont progressivement étendu leurs tentacules dans tous les domaines, jusqu’à dicter de vastes pans des politiques étatiques. Plus que jamais, leur influence doit être questionnée.
En 1926, James « Mac » McKinsey crée à Chicago une compagnie d’experts-comptables qui a pour objectif de réaliser les audits d’autres sociétés. En 1932, la Bourse de New-York oblige les entreprises d’État à fournir des audits indépendants à l’agence fédérale chargée de surveiller le système financier. La rencontre de Marvin Bower, futur dirigeant de McKinsey & Company, et de James McKinsey change rapidement le destin de l’entreprise : la firme ne se spécialise non plus uniquement dans l’analyse des comptes financiers d’autres établissements, mais dans la définition et la mise en oeuvre de stratégies de croissance et de réductions de coûts de fonctionnement. McKinsey & Company , souvent dénommée « La Firme », est aujourd’hui devenue un des plus grands cabinets de conseil au monde. L’entreprise emploie plus de 30 000 employés dans soixante-cinq pays tandis que neuf des dix plus grandes multinationales ont un contrat avec la firme.
En 1991, alors que les sociétés de conseil ont de plus en plus d’influence autour du globe, les chercheurs Christopher Hood et Michael Jackson popularisent le terme « consultocratie ». Selon eux, les sociétés de conseil ont acquis un rôle prépondérant au sein des hautes administrations étatiques et du capitalisme mondial. Il est en effet primordial, pour qui veut comprendre la transformation du système économique mondialisé et financiarisé, de mieux connaître ces sociétés en conseil et stratégie.
Du capitalisme national au néolibéralisme financiarisé
Dans son ouvrage Temp: How American Work, American Business, and the American Dream Became Temporary, Louis Hyman (Viking, 2018, non traduit) dresse un tableau chronologique complet du fonctionnement de l’économie américaine. Selon ce dernier, les sociétés de consultants ont eu un rôle particulièrement important au sein du capitalisme américain, participant pleinement au tournant néolibéral des années 1980. Les consultants s’apparentent en effet à de réels diffuseurs d’idéologie : très vite, les sociétés de conseil produisent de multiples journaux, livres et rapports. Ainsi, dès 1939, « La Firme » publie Top Management Notes, puis, l’année suivante, Supplementing Successful Management, qui est envoyé à plus de 2 600 clients.
Les cabinets de consulting sont très vite devenus le relai du mouvement de mondialisation du capitalisme dans les années 1950. À ses débuts, McKinsey & Company ne conseillait que des sociétés sur le sol américain. Certaines entreprises, à l’image d’IBM, ont rapidement demandé à « La Firme » de mieux organiser leurs structures internationales. Bientôt, c’est avec des entités européennes – Siemens, Britain’s Imperial Chemical Industries ou encore Renault – que McKinsey & Company s’associe. La société leur conseille d’adopter le modèle économique alors dominant aux États-Unis, c’est-à-dire celui d’une organisation décentralisée des entreprises. Si des différences de cultures économiques freinent souvent ce processus d’américanisation – les Allemands privilégiant par exemple plus l’égalité économique que leurs partenaires anglophones – les normes économiques s’homogénéisent rapidement sur le Vieux continent. C’est ce qui fait dire à Louis Hyman que « le management américain des années 1960 allait remodeler le monde et McKinsey allait devenir le filtre par lequel ces idées circulaient. »
« La vision de Galbraith de l’entreprise était complètement opposée à celle d’hommes comme Winter, qui pensaient que le travail, et même le capital, devaient être flexibles. » (1)
John Kenneth Galbraith, économiste americano-canadien de renom, privilégiait la sécurité et la stabilisation des entreprises, en ayant pour objectif principal leur développement à long terme. Durant les années 1970, ce modèle managérial entre en crise, préfigurant une crise intellectuelle globale du capitalisme. Très vite, la vision de J. K. Galbraith est éclipsée par des penseurs comme l’avocat Elmer Winter, cofondateur de l’agence d’intérim Manpower. Dans ce nouveau paradigme, les institutions d’après-guerres – syndicats, larges entreprises spécialisées, etc. – sont largement discréditées. La prise de risque devient alors largement valorisée car assimilée à une manière efficace de réaliser de larges profits. Comme le note Louis Hyman, « cette crise a donné naissance à un autre modèle de capitalisme, pensé par des consultants, qui ne célébrait pas la stabilité des entreprises, mais privilégiait au contraire l’instabilité du marché. »
Durant cette période, des sociétés de consulting sont embauchées à tour de bras afin de briser les larges entreprises qui avaient auparavant le vent en poupe. Un nouveau modèle d’investissement est alors pensé par Bruce Henderson et son Boston Cabinet Group (BCG) : les grandes entreprises possédant de larges parts d’un marché, générant de facto de larges profits, mais à la potentialité de croissance faible, ne doivent pas réinvestir leurs bénéfices dans leur propre développement. Au contraire, plutôt que de rester sur un marché stable, ces dernières ont tout intérêt à investir leur capital dans de nouvelles sociétés avec de fortes potentialités de croissance. Les filiales d’une entreprise qui ne sont que très peu rentables doivent alors être revendues ou fermées car le modèle de Bruce Henderson ne leur reconnaît aucune utilité.
Le parangon de ce changement de mentalité est l’entreprise américaine General Electric (GE), jusqu’alors spécialisée dans le domaine énergétique. La société avait privilégié jusque dans les années 1970 une approche décentralisée en axant sa stratégie sur une recherche de stabilité. Sous l’influence de consultants, GE diversifie son portefeuille, vend ses filiales les moins rentables et investit dans divers domaines très éloignés de son domaine d’expertise d’origine comme la santé, la télévision ou la finance.
« Même si une division était rentable, cela ne signifiait pas qu’il faille y réinvestir. C’est la croissance qui déterminait l’investissement. » (2)
Dans ce modèle, la flexibilité est également perçue comme une solution miracle capable de compresser au maximum les coûts fixes d’une entreprise. Comme le note Louis Hyman, « les intérimaires ne sont plus utilisés uniquement pour répondre à des besoins urgents ou pour soutenir un marché du travail tendu, mais constituent dorénavant une composante planifiée de la main-d’œuvre des entreprises, un dispositif de réduction des coûts formant un second marché du travail qui pourrait effectivement éliminer les sureffectifs. »
Les entreprises de conseil s’apparentent ainsi à des relais efficaces du savoir économique dominant à chaque époque. Ces dernières savent s’adapter aux changements de paradigmes hégémoniques qui fluctuent en fonction des crises que traverse le capitalisme. Depuis la crise économique de 2008, McKinsey & Company s’est ainsi spécialisé dans la data economy et l’intelligence artificielle. Pourtant, si les cabinets de consulting ont joué un rôle clé dans les mutations récentes du capitalisme, ils ont aussi noué des liens durables avec des gouvernements du monde entier.
Un État planificateur ou planifié ?
En 1952, le président américain Eisenhower demande pour la première fois à McKinsey & Company de le conseiller dans l’attribution de certaines positions au sein de l’exécutif. Les firmes de consultants se sont depuis associées à de nombreuses agences fédérales – de la gestion des flux migratoires au département de la Défense – et représentent un secteur de neuf milliards de dollars chaque année en Amérique du Nord.
Pourtant, l’Oncle Sam n’est pas le seul à faire intervenir les sociétés de conseil dans sa gestion étatique. Le Royaume-Uni dépense chaque année 2,6 milliards d’euros dans le recours aux cabinets de conseil, un chiffre qui monte à 3,1 milliards d’euros pour l’Allemagne. Ursula Von Der Leyen, présidente de la Commission européenne, s’est ainsi fait épingler par la Cour des comptes de son pays. Alors qu’elle était ministre de la Défense en Allemagne, cette dernière a confié à une ancienne salariée de McKinsey, Katrin Suder, le soin de moderniser l’armée allemande pour un coût de plus de 100 millions d’euros chaque année. L’Union européenne a elle aussi largement recours à ces sociétés de conseil : entre 2016 et 2019, la Commission européenne a versé 462 millions d’euros aux sociétés d’audit PWC, KPMG, Deloitte et E&Y.
La France n’est pas non plus en reste dans ce recours aux cabinets de conseil. Comme l’analyse le chercheur Philippe Bezès dans Réinventer l’État (Le Lien Social, 2009), la politique d’adaptation et de réforme de l’État débute dans les années 1960 avec la Rationalisation des choix budgétaires (RCB). À l’époque, cette quête de réforme n’est alors pas dirigée par des intervenants extérieurs comme les sociétés de conseil, mais bien par l’intérieur de l’État lui-même. De même, la « modernisation du service public » pensée par Michel Rocard quand il était Premier ministre (1988-1991), fait principalement appel aux acteurs étatiques. La culture administrative française, influencée par les hauts fonctionnaires, est alors largement sceptique et rétive au recours aux sociétés de conseil américaines dans la gestion des affaires publiques. Une première brèche s’ouvre néanmoins durant les années 1980 avec les lois de décentralisation : pour les collectivités locales et administrations affectées, l’aide des cabinets de conseils se révèle précieuse. Tout au long des années 1980, les sociétés d’experts en réforme se multiplient et se spécialisent dans la gestion administrative de maîtrise des coûts et d’atteinte d’objectifs. Ces sociétés se développent alors principalement de manière autonome vis-à-vis du pouvoir central. « Influencées par les savoirs de management, elles proposent d’agir directement sur le fonctionnement interne de l’administration afin de la moderniser et d’accroître son efficacité. Elles portent en elles une critique de la forme bureaucratique d’administration » indique Philippe Bezès.
Dans un contexte « d’ordre de la dette » hégémonique, où le secteur public est voué aux gémonies et où la réduction des coûts est un objectif primordial, les cabinets de conseil ont pu largement se développer au sein de l’Hexagone.
Ce n’est qu’en 2001, avec la ratification de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) qui impose une vision financière de l’action publique, que les sociétés de conseil acquièrent un rôle majeur dans les réformes étatiques. Créée en 2007 sous l’impulsion d’Éric Woerth, alors ministre du Budget, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la Révision générale des politiques publiques (RGPP) consolide la position dominante des consultants au sein de l’appareil étatique. À cette initiative succède le Secrétariat général à la modernisation de l’action publique (SGMAP) lors du quinquennat Hollande puis la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP) sous Emmanuel Macron. L’initiative est dotée d’un budget de 100 millions d’euros pour le quinquennat pouvant être utilisé afin de recourir aux services de sociétés de conseil. Le ministère des Armées dispose quant à lui d’une enveloppe propre de quatre-vingt-sept millions d’euros pour s’associer aux sociétés de conseil.
L’administration française semble donc s’être acclimatée au management américain par la performance sous le prisme du paradigme du New Public Management. Dans un contexte « d’ordre de la dette » hégémonique, où le secteur public est voué aux gémonies et où la réduction des coûts est un objectif primordial, les cabinets de conseil se sont largement développés au sein de l’Hexagone. Comme le montre le sociologue Frédéric Pierru, les consultants ont été particulièrement influents dans la mise en place des politiques hospitalières des dernières années. Partant du dogme du « big is beautiful » (les larges entités sont préférables aux petits établissements, NDLR), l’État a ainsi eu recours à des sociétés de conseil, comme Capgemini et le BCG, dans la mise en place des Agences régionales de santé (ARS). Le conseiller chargé de mettre en place ces institutions auprès de la ministre de la Santé d’alors, Roselyne Bachelot, était un ancien partenaire de McKinsey et y a retravaillé par la suite. Plus étonnant encore, Salmon & Partners a été mandaté par l’État afin de recruter… les futurs directeurs de ces ARS.
La crise du coronavirus a également été une réelle occasion pour le déploiement des cabinets de conseil. Le plan de relance européen, d’une valeur de près de 750 milliards d’euros, a permis à des firmes de consulting, comme Deloitte ou PWC, d’être embauchées par les institutions bruxelloises et par les États membres de l’Union européenne. Ces entreprises ont eu pour rôle de déterminer comment l’immense manne monétaire dégagée par ces plans devait être utilisée. En Espagne, quatre grands cabinets de consultants ont ainsi conseillé plusieurs ministères dirigés par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) dans le cadre de ce plan de relance européen. Même schéma en Italie où le recours au cabinet McKinsey par le gouvernement de Mario Dragui a créé une large polémique. La France ne fait pas figure d’exception : McKinsey a été embauchée à hauteur de 3,4 millions d’euros afin d’aider les services étatiques à mettre en place la logistique de la vaccination. Depuis mars 2020, le cabinet Citwell a également été mandaté par la France dans la mise en place d’un schéma de distribution vaccinal dans un contrat d’une valeur de 3,9 millions d’euros. Au total, depuis le début de la pandémie, le ministère de la Santé a signé vingt-huit contrats en lien avec la crise sanitaire, pour un montant supérieur à onze millions d’euros. Des prestations critiquées par certaines personnalités politiques, en raison de leur fréquence, de leur montant et de l’attribution de certains marchés sans appel d’offres.
Une dépendance problématique
Outre ces aspects formels, ce recours massif, voire systématique, aux sociétés de conseil dans la gestion des affaires étatiques pose d’autres problèmes encore plus importants. Les conflits d’intérêts tout d’abord. Comme l’a montré le New York Times, la filiale d’investissement de McKinsey & Company, MIO Partners, possédée par 1 400 « collaborateurs » ayant travaillé au sein de l’entreprise de conseil et gérant plus de 9,5 milliards de dollars de fonds propres, peut être suspectée de pratiques trompeuses. Officiellement, « La Firme » et sa filiale d’investissement sont deux structures distinctes qui ne communiquent pas. Pourtant, plusieurs affaires laissent penser le contraire. Le fonds investit par exemple régulièrement dans des entreprises créées par des anciens salariés de McKinsey, à l’image du fonds d’investissement Northgate ou de la Pacific Alliance Asia Opportunity. De même, certains faits laissent penser que McKinsey & Company utilise sa position de conseiller pour prendre des décisions allant dans l’intérêt de sa filiale MIO Partners. « La Firme » a ainsi été embauchée par Porto Rico pour mettre en place un plan de restructuration de sa dette alors que MIO Partners y avait des intérêts financiers qui auraient pu être remis en cause en cas d’annulation de cette créance. Le New York Times révèle que le plan mis en place par McKinsey « était étonnamment généreux pour les propriétaires de ces obligations de taxe de vente. »
Certains faits laissent penser que McKinsey & Company utilise sa position de conseiller pour prendre des décisions allant dans l’intérêt de sa filiale MIO Partners.
De même, certaines compagnies d’audit ont le double rôle d’éplucher et de vérifier les comptes de grosses entreprises tout en les aidant à optimiser leur fiscalité. À la suite de la faillite d’Enron en 2002, qui a montré les limites d’un tel système, la loi a contraint ces sociétés à séparer leurs activités d’audit et de conseil. Pourtant, les Luxembourg Leaks ont révélé que la firme PWC a aidé le géant de l’alimentaire Heinz à réduire ses impôts tout en certifiant ses comptes. Nonobstant la responsabilité de PWC dans l’organisation de l’évasion fiscale au niveau mondial, la société a été mandaté de multiples fois par l’État dans la mise en place de sa stratégie vaccinale. De même, dans une sorte de mélange des genres de mauvais goût, alors que le cabinet KPMG a plusieurs fois été épinglé pour avoir aidé de riches fortunes à placer leurs fonds dans des paradis fiscaux, la société conseille 6 000 agglomérations, départements et régions françaises.
Ce double jeu des cabinets de conseil est en fait souvent lié au phénomène des « revolving doors » (le « pantouflage »), qui désigne le fait pour une personne d’évoluer entre secteur public et privé, souvent en exerçant dans les mêmes domaines. La force d’entreprises telles que McKinsey repose en bonne partie sur leur capacité à embaucher du personnel ayant un carnet d’adresses conséquent. Ainsi, des personnes travaillant au sein de l’administration publique sont régulièrement employées par ces sociétés de conseil. En quelques années, plus de vingt personnalités politiques espagnoles ont été embauchées par ces entreprises. En France, on estime qu’environ cinquante-huit anciens élèves de l’ENA ont eu des expériences professionnelles avec des cabinets de conseil. McKinsey et le BCG ont attiré respectivement dix-huit et dix-sept anciens énarques. La promotion Léopold Sédar Senghor (2002-2004), qui a vu passer Emmanuel Macron et Gaspard Gantzer, concentre quatre diplômés passés par ces entreprises de conseil. D’anciens salariés de ces entreprises peuvent même atteindre des fonctions très importantes au sein des gouvernements. Alexander de Croo, le Premier ministre belge, a ainsi travaillé pour le BCG, tandis que le secrétaire américain des Transports, Pete Buttigieg, est un ancien de McKinsey.
Les firmes de conseil proposent également des missions pro-bono : des prestations gratuites, pour le bien public. Lors de la commission Attali dont Emmanuel Macron était le rapporteur, Eric Labaye (McKinsey) et Pierre Nanterme (Accenture) étaient par exemple présents à titre gratuit. Pour autant, force est de constater que cette mission n’était pas sans intérêt pour ces firmes : elle a permis à Karim Tadjeddine, alors représentant de McKinsey, de rencontrer le futur Président de la République Emmanuel Macron. Les deux hommes préfacent le livre d’un inspecteur des finances, Thomas Cazenave, devenu directeur adjoint de cabinet d’Emmanuel Macron lorsque ce dernier est nommé ministre de l’Économie (L’État en mode start-up, Eyrolles, 2016). En 2017, lorsque le nouveau Président français crée la Direction interministérielle à la transformation publique (DITP), il nomme alors Thomas Cazenave à sa tête. Cette institution française a notamment pour prestataire McKinsey, dont le co-directeur du département du secteur public n’est autre que… Karim Tadjeddine.
Ce lien entre les trois hommes n’est en réalité que la face émergée de l’iceberg de la consultocratie qui envahit chaque jour un peu plus les organes de l’État. Comme le notent Nicolas Belorgey et Frédéric Pierru dans Une « consultocratie » hospitalière ? , « la présence des grands cabinets de conseil internationaux s’est banalisée dans le secteur public en général ». Conquis par les méthodes managériales américaines, les élites étatiques et les hauts-fonctionnaires, justement supposés remplir le rôle d’organisation et de réforme de l’État, ont en réalité largement favorisé cette situation. Outre les conflits d’intérêts au profit d’une petite caste mi-privée mi-publique, ce recours excessif au consulting rend de plus en plus l’État incapable de gérer des situations de crise sans l’aide du privé, comme en témoigne la crise du COVID-19. Nicolas Belorgey et Frédéric Pierru notent ainsi que « recourir à leurs (onéreux) services est devenu une sorte de réflexe des élites étatiques, dans un contexte plus global de dévalorisation des compétences internes à l’État et, symétriquement, de célébration de la supposée supériorité des méthodes de gestion du secteur privé ». Les lois de moralisation de la vie publique ou la réforme de l’ENA engagées par le gouvernement suffiront-elles à pallier cette situation ?
(1) (2) Louis Hyman, Temp: How American Work, American Business, and the American Dream Became Temporary (Viking, 2018, non traduit)
Dans Entrez rêveurs, sortez manageurs. Formation et formatage en école de commerce (La Découverte, 2021), le journaliste Maurice Midena étudie le processus de transformation de ces étudiants, bons élèves consacrés par le système scolaire, en futurs manageurs efficaces. Des excès de l’entre-soi festif au sein du campus à l’indigence intellectuelle des cours proposés, il montre que les failles de ce système des grandes écoles de commerce répondent en fait à une fonction bien précise : l’intégration des impératifs de l’entreprise par ces futures élites, qui incarnent l’esprit du capitalisme néolibéral. Au détriment de tout esprit critique ? Entretien réalisé par Léo Rosell.
LVSL – Vous avez vécu de l’intérieur l’« expérience étudiante » des écoles de commerce, à Audencia Nantes. L’avant-école est un moment important selon vous car il permet à la fois d’envisager la particularité française de la classe préparatoire, les attentes voire le « non-choix » des étudiants qui arrivent un peu par défaut dans ce milieu, ou encore les stratégies publicitaires des écoles pour attirer le plus de clients possibles. Comment êtes-vous arrivé dans ce monde que vous analysez aujourd’hui de façon critique ?
Maurice Midena – J’ai été, et je pense qu’il est nécessaire d’insister là-dessus, en bien des points un étudiant classique d’école de commerce, tant par mes modes de pensée que par mes comportements au sein de l’école. De la même façon, le parcours qui m’a conduit à intégrer Audencia en septembre 2013 ne diffère guère du commun des étudiants d’école de commerce, avec les petites variations liées à ma socialisation et mes affects personnels.
Je parle sans précision de mon parcours dans le livre alors je vais me permettre d’être ici un peu plus exhaustif. J’ai toujours été un élève d’une studiosité pour ainsi dire remarquable, toujours dans les deux premiers de ma classe de la sixième jusqu’en dernière année de prépa, toujours plus ou moins assis au premier rang. J’ai grandi en Champagne-Ardenne, avec un père cadre chez Areva et une mère comptable dans une petite maison de Champagne, typiques « classe moyenne supérieure », avec un bon capital économique, un capital culturel moyen, mais un capital social très faible, et symbolique nul.
J’ai été scolarisé dans un collège de campagne, à Anglure dans la Marne, puis j’ai fait mon lycée à Romilly-sur-Seine, dans l’Aube, ancienne petite gloire du textile français, dont la santé économique a été saccagée par la désindustrialisation. J’avais toujours rêvé de journalisme, depuis mes 10 ans, mais on m’avait assez répété que c’était une profession difficile à intégrer, un « rêve » presque inaccessible, d’autant que personne autour de moi, famille et enseignants compris, ne savait vraiment quelle était la meilleure voie d’orientation pour me mener à bon port. Ayant toujours été consacré par le système scolaire, mes professeurs de seconde m’ont poussé à aller en filière scientifique, comme il est de coutume pour les bons élèves perdus au milieu les brochures de l’Onisep [Office national d’information sur les enseignements et les professions, spécialisé dans l’orientation des lycéens, NDLR].
En terminale, j’ai opté pour intégrer une prépa, voie prestigieuse et qui « ouvrait toutes les portes » comme on dit. Étant absolument réfractaire à une carrière scientifique, voulant conserver les humanités tout en gardant un peu de maths, critère de sécurisation là encore, j’ai donc « choisi » une prépa économique et commerciale qui me paraissait être un bon entre-deux. Je suis donc entré en 2010 au lycée Roosevelt de Reims, petite prépa sans prétention, qui intégrait un étudiant tous les trois ans dans une parisienne, là où certaines prépas d’élite y intègrent trois quarts de leurs effectifs chaque année.
Rapidement happé par l’émulation intellectuelle, la bonne ambiance générale, la grande bienveillance de nos professeurs, j’ai été habité par ce désir moteur en prépa : celui de briller aux concours. Désir qui écrase toute réflexion sur « l’après », sur le projet de vie que l’on veut mener, sur nos aspirations profondes. Et une fois les résultats du concours tombés, tout nous pousse – et par « tout », j’entends les sacrifices consentis pendant les deux à trois années de prépa, et les stratégies de séduction bien rodées des écoles –, à intégrer la meilleure de celle où on a été admis, Audencia à Nantes me concernant.
Mais ce sentiment de « non-choix », de « choix par défaut » quant à rentrer en école de management n’est pas l’apanage des étudiants qui viennent de province comme moi : il est aussi prégnant, à des degrés certes divers, comme je le montre dans le livre, chez les jeunes issus des classes très aisés des grandes villes ayant eux-mêmes des proches passés par ces écoles. Même si ces derniers sont en général un peu mieux renseignés sur ce qui les attend en école.
LVSL – Étiez-vous conscient, déjà à l’époque, des défauts de ce système des écoles de commerce ?
M. M. – Si par défauts on entend ceux que je dépeins dans le livre comme les résultats d’un formatage comportemental et intellectuel configurés par le capitalisme, alors non, pas du tout. En revanche, j’étais très accablé par l’indigence intellectuelle des cours, l’absence d’exigence académique attendue des élèves et la piètre curiosité intellectuelle dont ces derniers faisaient preuve.
Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.
Mais je me suis vite fondu dans la masse : je me suis engagé dans une « liste » assez tôt, j’ai eu plusieurs engagements associatifs, j’ai multiplié les activités parascolaires, et j’ai aussi œuvré à me constituer une certaine reconnaissance sociale. Le sexisme latent et l’ignominie de certains de mes congénères m’apparaissaient, comme à beaucoup d’autres, mais en filigrane, sans vraiment pouvoir le penser clairement et l’analyser finement. Et sans jamais m’y opposer.
En tout cas je n’étais pas une sorte de pourfendeur de ces institutions quand j’y étais. J’avais même tendance à les défendre – l’esprit de corps, n’est-ce pas ? –, quand une voix extérieure se risquait à critiquer les écoles de commerce sans n’y avoir jamais mis les pieds. J’ai allègrement participé à tout son folklore, sans jamais être un parangon de vertu, et j’ai tâché de m’y faire une place au chaud. Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.
LVSL – Comment vous est venue l’idée d’écrire cette synthèse sur le processus de formation – et de formatage – des étudiants dans les grandes écoles de commerce ? Vous parliez par ailleurs d’un « esprit de corps » qui empêchent certains étudiants de développer un esprit critique vis-à-vis de leur école. Avez-vous eu du mal à obtenir les témoignages d’élèves de ces établissements ?
M. M.– L’idée de ce livre est le fruit d’une double ambition. La première, celle de faire un travail journalistique de documentation précise et le plus exhaustif possible sur ce qu’on fait vraiment, ce qu’on apprend en école de commerce. Un travail d’enquête en somme, pour le grand public, mais pas au sens de révéler des scandales, plutôt de repositionner des éléments factuels, des témoignages, des récits, dans la dynamique idéologique, politique, économique et sociale qui les régit, à savoir le capitalisme dans sa configuration néolibérale.
Je convoque d’ailleurs de nombreux travaux de sciences sociales, peu connus du grand public, pour donner à penser ce processus de formation comme un système, un tout cohérent, et pas comme un cursus qui aurait des « mauvais côtés ». Montrer que les « limites », que ce soit le bizutage ou la médiocrité des enseignements, sont en fait institutionnalisés, me paraissait primordial.
Ensuite, j’avais plusieurs réflexions, interrogations, hypothèses personnelles, qui d’ailleurs transparaissent dans mon texte, auxquelles je voulais trouver des réponses, pour mieux comprendre ce que j’avais vécu pendant deux ans. Je me disais, à juste titre vu les premiers retours de lecteurs que j’ai reçus , que ces questionnements devaient être partagés par bon nombre de personnes qui sont passées par ces écoles. Ce livre tente de leur donner des réponses.
Pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement.
Je n’ai pas eu trop de difficultés à trouver des témoignages. J’ai d’abord commencé à interroger des gens avec qui je partageais des amis communs, pour finir par contacter des personnes qui m’étaient complètement étrangères. Le fait d’être moi-même passé par une école de commerce a rassuré mes sources, tout comme le fait que je les anonymisais, en commun accord avec ma maison d’édition.
En effet, pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement. D’une part, critiquer son école, s’accompagne d’une peur de déprécier son image et donc la valeur de son diplôme. Ensuite, l’esprit de corps n’épargnant personne, même les personnes qui ont des propos très durs envers leur école gardent un très fort attachement envers ces institutions, notamment parce qu’ils ont encore beaucoup d’amis rencontrés sur leur ancien campus : il n’est pas très agréable d’écrire un livre critique sur des écoles dont sont issus les trois quarts des gens avec qui vous partez en vacances.
D’autre part, les étudiants ont souvent peur de passer pour des gens qui « crachent dans la soupe ». L’esprit de corps de ces écoles est peu tendre avec ses renégats. Il est très difficile de porter un discours fondamentalement alternatif dans ces écoles, tant l’esprit collectif est tourné vers l’adoubement de tous ses principes, et demeure rétif à l’esprit critique.
LVSL – Vous avez intitulé ce livre Entrez rêveurs, sortez manageurs, reprenant ainsi un slogan de l’Inseec en 2018, dont se souviennent peut-être les utilisateurs du métro ou les observateurs des réseaux sociaux, qui avaient tourné en dérision cette campagne publicitaire. En quoi cette formule est-elle révélatrice selon vous de la « métamorphose » qui s’opère dans les écoles de commerces, à l’issue de laquelle l’étudiant devient un « produit fini », pour reprendre l’expression significative d’un directeur d’école ?
M. M. – Ce slogan est plutôt significatif de ce que les écoles pensent, ou veulent donner à penser d’elles-mêmes : on entre en école avec ses rêves et ses vocations et on les concrétise en une carrière professionnelle épanouissante, à la fois rémunératrice, statutairement enviable, et en accord avec nos aspirations profondes.
Couverture de l’ouvrage de Maurice Midena, Entrez rêveurs, sortez manageurs, Formation et formatage en école de commerce, Paris, La Découverte, 2021, 310 p., 20€.
En vérité, l’école de commerce agit comme un mode d’assimilation des attentes du « réel ». Vos rêves – si vous en avez, car il ne faut pas sous-estimer le nombre de jeunes gens qui arrivent en école de commerce sans vocation du tout –,vous devrez les remiser au placard. Ce qui vous attend, c’est une conversion aux lois de l’entreprise : rentabilité, efficacité, subordination.
Tout cela est depuis quelques années recouvert du vernis de l’épanouissement au travail, où se mêlent des questions de « sens » et de culture d’entreprise. Cela comprime le feu pour faire passer la pilule, mais le « produit fini » est moins le résultat de ses vocations, que celui d’un apprentissage intellectuel et comportemental, au bout duquel, s’il a un peu de chance et beaucoup d’abnégation, ce produit fini aura une petite marge de manœuvre pour rêver de temps à autres.
Du reste, l’école de commerce est pour beaucoup pourvoyeuse d’un certain type de rêve : le rêve d’une grande carrière, de responsabilités, de hautes rémunérations, d’accomplissement de soi par et pour l’entreprise, la réussite de cette dernière étant présentée et perçue comme l’alpha et l’oméga d’un monde qui se porte bien.
LVSL – Dans plusieurs passages, vous raillez « l’esprit critique » que ces écoles assurent développer chez leurs élèves. Vous citez notamment les travaux du sociologue Yves-Marie Abraham sur la « déscolarisation » des étudiants d’écoles de commerce, à travers une sorte de conversion « du souci scolaire au sérieux managérial ». Ces travaux insistent sur l’indigence intellectuelle des enseignements dans ces écoles, qui peut désenchanter d’ailleurs les anciens élèves de classes préparatoires. Quelles formes prennent les enseignements dans ces écoles, et quelle est la fonction de ce processus qui ne doit rien au hasard selon vous, et qui n’est pas non plus sans rappeler la « crétinisation des élites » analysée par Emmanuel Todd ?
M. M.– Le « concept » que vous évoquez de « crétinisation des élites » de Todd, qu’il n’a pas, il me semble, développé outre mesure dans ses textes, m’a beaucoup accompagné dans la rédaction de l’ouvrage. Toutefois je parlerais davantage d’un phénomène « d’abrutissement intellectuel » des étudiants.
Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça »
D’une part, leurs stimulations intellectuelles se réduisent comme peau de chagrin : l’exigence des cours est quasi nulle, leurs contenus sont d’une faiblesse intellectuelle affligeante, ce qui favorise le désengagement des étudiants de la sphère académique, d’où le phénomène de déscolarisation que je dépeins, selon les termes d’Yves-Marie Abraham. Happés par la « vie de l’école » et la bulle du campus, les étudiants affirment aussi se désintéresser de l’actualité, de ce qui se passe dans le monde, des grands enjeux contemporains.
Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça », entendre, « penser », débattre, perdre du temps avec une quête de savoirs « gratuits ». Dans les discussions, les ragots encombrent toutes les lèvres, et les circonvolutions politiques n’effleurent que de rares langues.
La disparition de presque toute forme embryonnaire d’intellectualité – je me souviens tout de même avoir eu un débat étonnamment dense à 4h du matin et un peu trop alcoolisé avec mon colocataire sur la rivalité Sartre-Camus en retour d’OB [soirée open bar, NDLR] –, s’accompagne d’une prolifération de comportements abrutissants, entre jeux d’alcools permanents, bizutages variables, et de fracassages de glaçons avec le crâne. L’institution est conçue de telle sorte qu’on s’y amuse beaucoup, et qu’on passe plus de temps à tâcher de soigner son image qu’à faire acte de réflexion.
Pendant ce temps, les écoles affirment développer « l’esprit critique » de leurs étudiants, sous prétexte de deux cours de géopolitique par-ci et d’une option d’économie des médias par-là. La prépa aussi fait son office : elle a un rôle de légitimation de l’esprit critique. Sous prétexte d’avoir étudié six heures de philosophie et six heures d’économie par semaine, pendant deux ans, dans un cadre programmatique très restreint, on s’imagine facilement être un érudit de premier plan.
Surtout, c’est très performatif : nombreux sont les étudiants qui affirment avoir une « opinion critique », ce qui ne veut strictement rien dire. Cela conforte tout de même les uns dans leurs positions assumées de futurs cadres, et soulage les autres du fardeau de devoir embrasser un projet de vie qui tend à les répugner. Que le savoir dispensé en prépa soit nécessaire pour développer un esprit critique, soit. Considérer qu’il est suffisant, c’est la négation même de l’esprit critique.
Une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe.
Pour autant, il serait faux de dire que les cours ne servent à rien. Ils permettent aux étudiants de développer une « culture générale » de l’entreprise privée, en finance, en marketing ou encore en ressources humaines. Ils sont aussi le lieu premier du développement d’un « habitus de manageur », en proposant ateliers et jeux de rôle, mais aussi par le mode de rendus des devoirs, qui prend souvent la forme de Powerpoints à présenter à l’oral, ce qui par ailleurs joue dans l’abrutissement intellectuel, tant la forme prime sur le fond, jamais très élevé.
Ceci étant, une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe. Nombre d’étudiants peu investis en première et en deuxième année reviennent de leur stage de césure avec des intentions plus studieuses lors de leur semestre de spécialisation. Preuve parmi tant d’autres de leur conversion.
LVSL – Vous étudiez les opinions politiques des étudiants des écoles de commerce, à l’aune des invitations de personnalités politiques à des débats, des références intellectuelles partagées par ces étudiants ou des simulations du premier tour des élections présidentielles de 2017. Si Emmanuel Macron et François Fillon étaient largement en tête, totalisant à eux deux près de 75% des suffrages, Jean-Luc Mélenchon arrivait tout de même troisième, avec près de 12%. Quels enseignements en tirez-vous sur la vision que les étudiants en école de commerce portent sur la politique ?
M. M. – Je consacre en effet tout un chapitre à la « dépolitisation politisée » qui s’opère dans ces écoles. D’un côté, les étudiants ne s’intéressent que peu à la chose publique. De l’autre, pourtant, leurs opinions politiques sont hyper polarisées à la droite de l’échiquier politique, certains se disant de centre-droit voire de centre-gauche en ce qui concerne Macron. C’est évidemment la conséquence de leur socialisation, à dominante bourgeoise, à fort capital économique.
Mais ce n’est pas tout. La dominante « macroniste » a beaucoup à dire, étant donné qu’Emmanuel Macron était crédité dans le sondage à près de 50% des voix. Évidemment, dans des écoles qui vous présentent le cadre de fonctionnement de l’entreprise, la propriété privée lucrative, l’impératif de rentabilité et le désengagement de l’État du monde des affaires comme des horizons naturels, souhaitables et indépassables, voter pour le candidat qui, avec François Fillon, incarne le mieux ces principes, n’est pas une surprise.
Le sentiment d’identification est puissant vis-à-vis de Macron. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.
En outre, Emmanuel Macron en 2017, il ne faut pas l’oublier, tenait un discours qui pouvait séduire une grande partie de ces étudiants, à savoir dépasser le clivage gauche-droite, réconcilier la réussite des entreprises et le « progrès » social. Il apparaissait « modéré », ce qui colle bien avec ces étudiants qui réfutent tout « populisme », et tous les « extrêmes », sans jamais s’interroger sur le caractère radical et pour le coup « extrême » qui sous-tend toutes les dynamiques du capitalisme néolibéral dont Macron est l’alpha et l’oméga.
La figure macronienne est aussi pourvoyeuse d’affects auprès de ces étudiants : Macron, c’est l’ancien préparationnaire, un énarque (faussement) érudit, qui a fait des allers-retours entre le public le privé. Le sentiment d’identification est puissant. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.
De l’autre côté, le vote Mélenchon, outre le fait qu’il aspire toutes les voix de gauche, comme à la vraie présidentielle, avec un Benoît Hamon peu fédérateur, est la preuve de la présence d’esprits hérétiques en école de commerce. De gens qui cherchent des idées qui vont en dehors du cadre idéologique imposé par le néolibéralisme, qui ont une critique souvent plus construite et affirmée du capitalisme. Des étudiants qui malgré tout conservent un esprit critique – sans faire de Jean-Luc Mélenchon le parangon de la pensée critique, que l’on s’entende – et qui conçoivent fermement l’incompatibilité des impératifs de la propriété privée lucrative avec ceux de la justice sociale et de la transition écologique.
C’est ce dernier point qui manque à bon nombre d’étudiants qui ont voté Macron, en pensant sincèrement qu’il était de gauche, ou qu’en tout cas son programme et ses idées étaient compatibles avec davantage d’égalité et de respect de l’environnement. C’est sur ces mêmes dynamiques que nombre d’entre eux ont voté « écolo » aux municipales. Mais tout ceci est compréhensible : il leur est impossible de réaliser ce saut intellectuel tant leur affect commun les conduit en premier lieu à défendre le cadre idéologique et l’ordre social dans lesquels les entreprises sont les réponses à tous les maux du monde, tout en étant aussi leurs causes, bien entendu.
LVSL – D’ailleurs, le profil sociologique du recrutement des écoles de commerce leur donne souvent l’image d’écoles pour « fils à papa ». Cette réputation est-elle selon vous justifiée ?
M. M. – Il y a derrière cette expression une facilité de jugement que je trouve, sinon abusive, au moins contre-performative. Tout en considérant que je la comprends assez bien. Les étudiants des écoles de commerce sont très majoritairement des enfants de cadres supérieurs, un peu plus de 50%, et sont largement surreprésentés par rapport à leur part dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, de près de 20 points.
Une bonne partie de ces étudiants n’a tout simplement jamais travaillé avant de rentrer en école de commerce, et passait ses étés à faire des voyages avec ses parents aux quatre coins du monde. Dans le même temps, les enfants d’ouvriers et étudiants boursiers sont très largement sous-représentés.
Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.
Collectivement, les étudiants issus de milieux favorisés dégagent en effet une certaine forme d’arrogance et de condescendance vis-à-vis de ce qui n’est pas « eux » ou « avec eux ». Ce côté « fils à papa » s’affiche d’autant plus quand on voit ces diplômés à la tête de grandes entreprises, dans les médias, ou lorsqu’ils obtiennent des responsabilités politiques d’importance. L’apothéose se situe lorsqu’ils jouent aux start-uppers innovants, alors qu’ils ne deviennent que des produits financiers comme les autres. Quand ils sont en école, ils se prennent déjà pour les rois du monde.
Toutefois, on ne peut les limiter individuellement à ce genre de registres. Beaucoup des jeunes diplômés ont une conscience, même si celle-ci reste parfois très diffuse, de la violence du monde social capitaliste, et de la place qu’ils tiennent dans cet ordre social. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.
Avant d’être des fils à papa qui se comportent comme tel collectivement, ces étudiants forment une masse de jeunes gens qui sortent d’une adolescence tardive, corsetée bien souvent par la prépa, que l’on lâche dans une fosse de débauche du jour au lendemain en les sommant de devenir des manageurs en quatre ans. Il faut en être arrivé au dernier degré de la bêtise pour les tenir comme hautement responsables de ce qu’ils deviennent.
L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi de plein fouet les enfants de la bourgeoisie, à ceci près évidemment que la place du manageur est matériellement et politiquement plus enviable que celle du travailleur à la chaîne. Ce qui, de fait, offre des perspectives politiques qui me semblent jusqu’ici peu exploitées par une certaine gauche : faire adhérer à son projet les cadres du secteur privé.
Alors bien entendu, une bonne partie d’entre eux, sans doute entre 50 et 60%, sont pour ainsi dire perdus pour la cause. Mais il reste une masse non négligeable de cette « caste » de jeunes diplômés et travailleurs supérieurs à convaincre : ceux qui sont entrés en école de commerce sans vocation, et qui œuvrent dans les métiers du management sans réel engouement. Ils sont nombreux, très nombreux. Ces gens-là n’attendent qu’une chose : qu’on leur tende la main, qu’on ait quelque chose à leur offrir, qu’on les persuade qu’autre chose est possible et que cette autre chose est en tout point préférable à la mélasse qu’on nous sert chaque matin.
Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.
Cela ne veut pas dire qu’il faudrait se limiter à un projet de « gauche de gouvernement ». Ils sont foncièrement capables d’entendre et d’apprécier la « radicalité », même si on leur a mis le contraire dans la tête. Encore faut-il la rendre hautement désirable, mais là est tout l’enjeu du politique. Regardez seulement tous les témoignages qui sortent sur les comptes @balancetastartup ou @balancetoncabinet [de conseil] : parmi ces jeunes gens, beaucoup n’en peuvent plus.
Ils se rendent compte de plus en plus que l’idéal de réussite professionnelle – et de vie – qu’on leur a servi n’était que mensonge et pacotille, violences morales et finalement physiques. Si vous les faites venir à vous, vous atteignez en plus une couche de la société primordiale : certes assez faible en effectif, mais qui par sa position si particulière entre classes moyennes et les « 1% », peut ouvrir des perspectives électorales et politiques rarement envisagées. C’est sans doute une des limites du populisme. Opposer les « élites » au « peuple », c’est in fine se priver d’un potentiel instrument de bascule au sein même de ces « élites ». Même, et sans doute surtout, lorsque l’on souhaite proposer un projet politique radical, et entre nous, radicalement de gauche. Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.
LVSL – Outre cette relative homogénéité sociale, le campus des écoles de commerce constitue selon vous une véritable « bulle locale » dans laquelle se reproduit une forme d’entre-soi avec des codes plus ou moins implicites. Quels sont les effets de cette socialisation particulière, et comment s’exprime concrètement la « vie de l’école » ?
M. M. –La vie de l’école s’articule autour d’un folklore extrêmement codifié, qui passe par le langage, les vêtements, les hiérarchies entre associations, la consommation d’alcool, les relations interpersonnelles et les multiples formes que revêt le bizutage, de ses degrés les plus « doux » et acceptés par la majorité, à ses degrés les plus violents, qui peuvent causer de sévères dommages à l’intégrité morale voire physique des étudiants.
Le sentiment d’appartenance […] catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.
L’école de commerce consistant en un basculement brutal des habitus – du scolaire au managérial –, il faut pour cela un environnement clos, qui pousse ceux qui y évoluent à adopter rapidement des codes puissamment enracinés. En les adoptant, on montre « qu’on en est », d’autant « qu’en être » est rendu désirable par l’institution.
On ne transforme pas un jeune étudiant taillé à rester quatre heures assis sur une chaise à disserter sur l’ontologie de l’espace en un jeune cadre dynamique prêt à présenter des axes de déploiement stratégiques à un comex sans mettre en branle de puissants moteurs affectifs. Le sentiment d’appartenance en est un, parmi de nombreux autres en école de commerce. Cela catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.
LVSL – Pour autant, cette posture au cœur de l’habitus managérial cache souvent un « bullshit », assumé par certains témoignages qui s’en amusent parfois même, quand d’autres, en quête d’épanouissement, font davantage écho à la critique des « bullshit jobs » par David Graeber. Comment expliquer cet attrait du vide et comment se concilie-t-il à la question du « sens » ?
M. M. – Cela mériterait un long développement, mais il me semble qu’il faut cesser d’en appeler à ce livre de Graeber. D’ailleurs, quand on voit l’utilisation qui en est parfois faite, on se rend compte que peu de gens l’ont lu. Certes, l’anthropologue a capté quelque chose de l’époque, mais ce travail présente trop de défauts. Il mélange dans ce concept des réalités très disparates, propose une méthodologie discutable, et s’appuie sur des données statistiques extrêmement faibles.
Avec le mot « bullshit », on sous-entend « l’absence de sens » comme si le « sens » avait quelque chose de foncièrement absolu, naturel, évident. Le « bullshit » dépeint par les élèves pour qualifier leurs cours, c’est d’abord le manque d’exigence intellectuelle des enseignements et des attentes de l’école en termes académiques. La question du « sens » au travail, quant à elle, qui apparait dans l’expression « bullshit jobs », pour les étudiants d’école de commerce, se répond aisément : le sens de leur boulot, c’est de se plier aux impératifs du capitalisme néolibéral en servant le bon fonctionnement des entreprises privées, en œuvrant dans leurs fonctions de supports ou de services. C’est précisément à ça que servent les cours.
Il reste ensuite que les vicissitudes existentielles liées au sens des étudiants ne se posent qu’individuellement, et dans les interstices laissés vacants par la nécessité de mener à bien un projet professionnel dans les clous enfoncés par le cursus de formation.
La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble.
Le problème de Graeber, et de la place du « sens » dans la logorrhée managériale, c’est qu’elle se cantonne à sa dimension individualiste sans jamais se poser en termes collectifs ou très peu chez Graeber en tout cas : quel sens, en termes tant de signification que de direction, voulons-nous donner au travail, à la production, à la consommation, à l’organisation de la cité ? Voilà l’enjeu, et l’enjeu seul, d’autant plus dans un monde organisé autour de la division du travail. D’ailleurs, au fond, derrière le sens, transparaît souvent un mal-être lié aux conditions de travail, c’est-à-dire à la subordination salariale, et à l’impression de ne pas participer au bien commun.
Entre nous, les individus qui trouvent dans leur travail les jouissances nécessaires se plaignent rarement du sens de leur job, ou en tout cas en dernière instance seulement, quand il faut bien avoir quelque chose à dire sur le sujet car tout le monde est sommé de se poser la question, mais à soi, et rien qu’à soi. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble.
Partis comme ça, on continuera à se tailler le bout de gras devant les consultants et traders qui vont pêle-mêle élever des chèvres dans le Larzac ou monter leur micro-brasserie à Barbès, au lieu de s’interroger sur la pertinence pour le bien commun de laisser à des intérêts privés le luxe de décider de la marche du monde. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui est pour le coup un formidable « bullshit ».
Comment expliquer que le système économique se présentant comme le plus efficace, le capitalisme, en soit venu à créer tant d’emplois inutiles, les bullshit jobs ? Une lecture comparée d’Alain Supiot[1] et de David Graeber [2] explique ce phénomène par la bureaucratie, aujourd’hui dominée par la gouvernance par les nombres. Celle-ci a envahi aussi bien nos institutions publiques et privées que nos esprits.
Pour faire disparaître les bullshit jobs, il faut d’abord comprendre d’où ils viennent. Leur regretté concepteur David Graeber, anthropologue américain, avait posé cette question dès son premier article [3]. Il y interrogeait la prédiction de John Maynard Keynes [4] selon laquelle, à notre époque, les progrès du capitalisme nous permettraient de ne plus travailler que 15h par semaine. L’histoire n’ayant pas pris cette voie, David Graeber cherchait à comprendre pourquoi. Il constatait alors que nous sommes aujourd’hui nombreux à nous retrouver « dans la même situation que les anciens travailleurs soviétiques, à travailler 40 ou 50h par semaine théoriquement, mais plutôt seulement 15 heures dans les faits comme l’avait prédit Keynes, étant donné que le reste de [notre] temps est passé à organiser ou à participer à des séminaires de motivation, à mettre à jour [notre] profil Facebook ou à télécharger des séries ». C’est en effet le quotidien inavouable de millions de travailleurs exerçant des bullshit jobs. Graeber suggérait ainsi que le capitalisme n’est pas un système aussi efficace qu’il le prétend et qu’il a eu besoin de ce genre d’aberration – à savoir créer des postes inutiles – pour se maintenir.
Taylor : l’ouvrier n’est pas là pour penser
Cette anomalie du monde du travail prend racine dans l’organisation moderne de celui-ci. Elle commence avec Frederick Taylor au début du XXe siècle, lors de la deuxième révolution industrielle, qui a vu le développement de l’électricité, du téléphone et du moteur thermique. Dans sa conceptualisation d’une organisation dite scientifique du travail, Taylor cherche à utiliser une division rationnelle de la production afin d’en accroître le rendement. Selon lui, il faut diviser le travail en tâches simples et répétitives afin que celui qui l’exécute n’ait plus rien à penser, d’autres étant payés pour penser à sa place. Les ouvriers sont abrutis par la vitesse de la chaîne de montage. L’industrie du cinéma, qui apparaît à la même époque, en a donné des images saisissantes : les Temps Modernes de Charlie Chaplin ou Metropolis de Fritz Lang représentent des ouvriers à l’usine réduits à l’état d’engrenages de la machine, c’est-à-dire de machines eux-mêmes.
Cette nouvelle conception du travail s’est imposée petit à petit au XIXe siècle, non sans débats. Avant la révolution industrielle, on disait de celui ou celle affecté à une tâche complexe qu’il œuvrait, ou qu’il exerçait un art ; d’où les mots ouvrier et artisan. Avec le développement des grandes usines, la nature du travail change. Comme l’a montré Karl Polanyi, le travail devient alors une marchandise, un « facteur de production » selon les économistes néoclassiques. Pour Karl Marx, le capitaliste achète du « travail abstrait »[5], c’est-à-dire défini par sa valeur d’échange et non sa valeur d’usage, comme une marchandise. De ce point de vue, un travailleur peut être remplacé par un autre, et il effectue telle ou telle tâche en fonction du bon vouloir du patron. Personne ne pouvant se vendre soi-même, à moins de s’esclavagiser, on dit que le travailleur vend sa « force de travail » (il y est forcé car il ne possède qu’elle). Il est à la fois sujet et objet du contrat de travail.
L’emploi comme compensation d’un travail aliénant
Après la Seconde Guerre mondiale, cette organisation du travail est entérinée dans son fondement, mais aménagée par des principes de justice sociale. Selon le juriste spécialiste du droit du travail Alain Supiot, la notion de justice sociale s’entend comme la négociation de compensations accordées au travailleur pour l’aliénation qu’il subit au travail. Les revendications syndicales portent alors sur trois aspects du travail : la réduction du temps de travail, l’augmentation des salaires, et l’amélioration des conditions de travail. Mais la déshumanisation fondamentale, le fait de faire travailler les hommes et les femmes comme des machines, n’est alors plus remise en cause pendant cette période d’après-guerre, ou minoritairement, y compris à gauche [6].
Ce compromis, appelé fordiste, stabilise l’organisation du travail pour un temps, mais entre en crise à la fin des années 1960, à la faveur des grands mouvements ouvriers de grève générale et d’occupation d’usines, notamment en France et en Italie. Les grévistes remettent en question le compromis, avec des slogans comme « pour ne plus perdre sa vie à la gagner », comme le note la sociologue du travail Danièle Linhart. L’idée de la compensation entre un travail abrutissant d’une part et des conditions matérielles d’autre part semblait ne plus pouvoir tenir. En Italie, Luchino Visconti réalisa au même moment son film adapté du roman Le Guépard de Lampedusa, et sa fameuse réplique « il faut que tout change pour que rien ne change ». Cette idée fit son chemin chez les capitalistes : menacés dans leur autorité, ils devaient faire des compromis sur l’accessoire pour ne pas compromettre l’essentiel, à savoir leur souveraineté sur les travailleurs et les moyens de la production.
Du travailleur-horloge au travailleur-ordinateur
Une nouvelle organisation du travail fit alors son apparition à partir des années 1970 : le management par objectifs. Également appelée toyotisme ou lean management, elle promettait une plus grande autonomie aux travailleurs. Ils ne doivent plus « se contenter d’exécuter les ordres qu’on leur donne pendant un temps convenu à l’avance » [7], mais remplir les « objectifs » de leur « mission ». Ces évolutions voulaient traduire dans les faits l’idée de ne plus considérer les travailleurs comme des machines. Et en effet, la représentation du travailleur évolua dans le sens où celui-ci n’était plus considéré comme une horloge à remonter mais comme un ordinateur à programmer, avec les bons objectifs. Conçu ainsi, le travailleur reçoit des informations de l’extérieur, projette ses actions et reçoit en retour la rétroaction (feedback) de celles-ci. On peut ainsi définir la performance de son action comme l’écart entre ses objectifs et ses réalisations. Les carrières s’individualisent et tout le monde devient évalué, mais toujours avec une certaine promesse, celle de mieux tirer parti des spécialités de chacun.
Ce management par objectif permet de laisser l’illusion au salarié qu’il jouit d’une plus grande liberté. C’est un leurre, car les fins de la production restent aux mains des seuls décideurs. Leurs subordonnés ne s’émancipent pas ; ils ont le choix des moyens, mais pour atteindre un objectif qui ne souffre pas la discussion – précisément, c’est leur objectif, et il leur est assigné. En un mot, ils sont « libres d’obéir » [8], selon le titre du dernier livre de Johann Chapoutot. Cet historien du nazisme y montre comment les juristes du IIIe Reich ont théorisé l’adoption de ce régime de travail, partageant un ancêtre commun avec le management moderne : l’idéologie du darwinisme social du XIXe siècle.
De l’abrutissement à la souffrance mentale
Les travailleurs sont donc sommés de jouer un jeu dont les règles changent constamment, tout en restant toujours déséquilibrées contre eux. Ces réformes permanentes sont destinées à empêcher les salariés de comprendre le jeu et d’y mettre en place une stratégie. Cela se manifeste par des injonctions paradoxales qui rendent fou (faites plus avec moins par exemple), des réorganisations constantes des services, ou encore la dévalorisation de l’expérience des plus anciens, comme cela s’est vu de manière archétypique lors du procès de France Télécom [9]. Répandues dans le monde occidental depuis l’effondrement du bloc soviétique, ces évolutions se sont accompagnées de la dissolution des collectifs de travail et plus largement de la conscience de la classe ouvrière, ainsi que d’une explosion des souffrances psychiques, comme cela a été largement documenté par les psychologues du travail.
Enfin, ces dernières années, de nouvelles promesses non tenues car intenables se sont ajoutées au monde du travail. Il s’agit d’une préoccupation étrangère aux patrons comme aux travailleurs du XIXe siècle : l’épanouissement au travail, et même plus récemment le bonheur au travail – via la figure du chief happiness officer. Comme le note Frédéric Lordon, il s’agit « d’enrichir le travail en affects joyeux », afin d’obtenir l’obéissance par l’amour plutôt que par la peur. Ainsi pour les salariés le consentement remplace la contrainte mais l’assujettissement demeure.
La multiplication des bullshit jobs ou l’abstraction du travail
C’est dans ce contexte que les bullshit jobs se sont multipliés dans cette deuxième moitié du XXe siècle ; ils sont à la fois une cause et un symptôme de cette nouvelle organisation du travail. David Graeber en raconte un exemple très concret avec l’usine des thés Éléphant située à Gémenos près de Marseille, qu’il a visitée. Là-bas, les ouvriers lui ont expliqué qu’année après année, alors que leurs effectifs stagnaient et que leur travail s’intensifiait, ils ont vu apparaître un, puis deux, puis de nombreux cols blancs, arpentant l’usine et réalisant des graphiques Excel. Puis, ces jeunes fringants ont eu l’idée de délocaliser l’usine en Pologne, ce qui a mis les travailleurs en grève pendant 1336 jours, avant que la maison mère Unilever ne cède et que les ouvriers reprennent l’usine sous la forme d’une coopérative [10].
« On est arrivé à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé. »
Ainsi, les travailleurs sont de plus en plus pressurisés par des « manipulateurs de symboles » [11] dont personne ne sait exactement à quoi ils servent, si ce n’est inventer, réinventer et changer sans cesse les protocoles décrivant précisément aux autres travailleurs, les non qualifiés, comment ils doivent travailler. Dans cette organisation absurde, les promesses du nouveau capitalisme néolibéral ne sont pas tenues, pas même pour les cadres, comme le remarque l’historien de l’économie Arnaud Orain : « Est-ce que le travail aujourd’hui a été une montée en compétences, et en polyvalence ? Peut-être pas, en fait. […] Le travail qu’on doit appliquer aux nouvelles technologies est soit inexistant, car il est fait par un algorithme, soit il est du pur travail abstrait, que n’importe qui peut faire, comme faire des Powerpoint pour préparer la prochaine réunion de brainstorming, où on parlera de la réunion suivante qui aura trait à comment revoir les process. Ce travail complètement interchangeable, que n’importe qui qui aurait le bac pourrait faire, devient pratiquement dénué de sens : on ne voit pas à quoi il sert, probablement parce qu’il ne sert à rien. On est arrivés à la forme pure du travail abstrait, qui ne sert plus à rien, qui ne produit rien, et est seulement comptabilisé »[12]. C’est ici qu’apparaissent les bullshit jobs, c’est-à-dire l’inutilité du travail, mais aussi la gouvernance par les nombres : ces postes inutiles existent seulement car ils sont comptabilisés, c’est-à-dire comptés.
La séparation de la carte et du territoire
David Graeber a montré la souffrance des personnes de l’autre côté du tableur Excel : celles payées à mettre en place ces indicateurs de performance, donc. Pour Alain Supiot, ces travailleurs ne souffrent plus d’être coupés de leur corps mais d’être coupés du monde réel. C’est donc une deuxième déshumanisation qui prend place : là où les ouvriers à la chaîne étaient empêchés de penser, les nouveaux travailleurs dits intellectuels deviennent prisonniers des systèmes complexes d’abstraction mis en place, faits de pilotage de l’excellence et d’autres termes abscons.
C’est ce qu’Alain Supiot a nommé « la séparation de la carte et du territoire » : une carte est une représentation nécessairement simplifiée d’un territoire, il y a toujours une distance entre les deux. Dans le travail, cette carte correspond au travail prescrit, celui des modes opératoires, différent du travail réel qui correspond au territoire [13]. La séparation intervient quand on confond les deux, et qu’on ne regarde plus que la carte. Le management par objectif produit cet effet : lorsque l’indicateur censé mesurer l’avancement par rapport à l’objectif (la carte) devient lui-même l’objectif, on ne s’oriente plus dans le territoire grâce à la carte, mais on se promène dans une carte imaginaire dont on retrace les frontières. La carte, fût-elle belle et harmonieuse, est coupée de tout territoire existant. À quoi cela pourrait-il bien servir ?
Alain Supiot remarque que cette nouvelle aliénation fait obstacle à la notion de “travail réellement humain”, selon les mots du préambule de la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail. L’expression qui y figure est celle d’un régime de travail réellement humain, qui pouvait être comprise en deux sens : ou un travail humain, qui ne coupe le travailleur ni de sa pensée ni du monde réel, ou un régime humain de travail, c’est-à-dire un travail aliénant mais cantonné dans un temps réduit, dans de meilleures conditions et avec un salaire plus élevé. C’est cette deuxième option qui a été suivie après la Seconde Guerre mondiale. Comme le résume Alain Supiot, « l’emploi désigne un échange : l’obéissance contre la sécurité », là où le travail humain serait celui procurant à ceux qui l’exercent « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun » [14]. On remarquera l’idée de contribution au bien commun, à la société, ce dont ceux qui tombent dans des bullshit jobs sont privés.
La bataille néolibérale contre le règne de la loi
Cette organisation qui engendre tant de souffrances prend racine dans les grands principes de l’idéologie néolibérale qui nous gouverne. Contrairement aux ultralibéraux, les néolibéraux ne pensent pas que le marché soit une institution naturelle. Au contraire, ils pensent que l’État doit bel et bien agir, mais pour créer et conserver des marchés, dans toutes les sphères de l’existence. Ils partagent avec les autres libéraux l’idée selon laquelle le marché est le lieu de la vérité (« des prix », selon l’expression), émergeant de la mise en concurrence. Tout doit être soumis à la compétition du marché, « libre et non faussée » : c’est le « cap » néolibéral, inamovible, brillamment décrit par Barbara Stiegler [15]. Cette vision du monde comme une jungle rappelle celle du darwinisme social, qui tient la compétition en loi « naturelle », indépassable, et bonne en soi. Et elle alimente elle-même les bullshit tâches, comme on peut le constater dans la logique de l’appel à projets : pour une candidature retenue, toutes les autres produites pour le même appel à projet l’ont été en vain. David Graeber avait d’ailleurs défini une catégorie de bullshit jobs à part entière, les porte-flingues, pour ce type de poste [16].
Le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre.
Ainsi pour les libéraux, aucune loi, aucune règle ne doit dépasser celle du marché. L’État lui-même devient un instrument au service du marché et il doit lui-même adopter la même bonne gouvernance, c’est-à-dire se comporter tel une entreprise comme les autres, entreprises qui doivent elles-mêmes se comporter comme de bons pères de famille, suivant le vieux schéma de l’économie patriarcale. Les néolibéraux entretiennent autour de cette vision du monde l’idée qu’elle permettrait d’être plus libre, car aucune loi ne s’imposerait à nous. C’est la caricature de l’État se mêlant de vos affaires, décrite par Friedrich Hayek, qui associait la répartition organisée des biens au totalitarisme, déclarant mener « le combat contre le socialisme et pour l’abolition de tout pouvoir contraignant prétendant diriger les efforts des individus et répartir délibérément leurs fruits » [17]. Fin penseur du néolibéralisme, il exprimait les choses très clairement : « [la] revendication d’une juste distribution – pour laquelle le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’accorder à chacun ce à quoi il a droit – est un atavisme fondé sur des émotions originelles » [18].
Toutefois, comme le démontre Alain Supiot, c’est le contraire : le fait d’être doté d’une loi supérieure qui s’impose à tous est précisément ce qui permet d’être libre. Il prend pour cela l’exemple de la parole : outil fondamental pour le développement de tout être humain et de toute communauté, elle n’en reste pas moins une règle arbitraire imposée de l’extérieur, une hétéronomie, que tous les humains doivent apprendre. La novlangue de l’ère néolibérale le trahit : en parlant désormais de gouvernance au lieu de gouvernement, la séparation ontologique entre les individus et l’État disparaît.
Adam Smith ou l’utopie du marché
La conception néolibérale de la société (ou de « l’absence de société », comme disait Margaret Thatcher) s’oppose donc à l’idée que les humains puissent se doter d’une loi supérieure qui leur permette de faire communauté. David Graeber le rappelait dans son avant-dernier livre [19], sous-titré « l’utopie des règles », pour expliquer l’augmentation de la bureaucratie : nous chérissons les règles car elles nous protègent de l’arbitraire d’un tyran. Comme le formule Alain Supiot, « il faut que la chose publique – la res publica – tienne debout pour que les rapports entres les particuliers obéissent à un régime de droit (rule of law), et non à la loi du plus fort » [20]. C’est finalement l’expression de la célèbre maxime « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit » [21]. Sans loi, seuls subsistent alors des liens d’allégeance : au sein de la famille, d’un petit groupe, ou plus généralement l’allégeance d’un « indépendant » en réalité vassalisé à son donneur d’ordre économique. David Graeber avait également intuité cette conception dans Bullshit Jobs en qualifiant le monde du travail moderne de « féodalisme managérial ».
Comme le remarque Supiot, l’autre attrait de cette conception libérale est de « faire l’économie de la définition d’un intérêt général ». Il n’est plus question que d’intérêts particuliers, et c’est la somme de ceux-ci qui apportera l’harmonie sociale, selon la métaphore de la main invisible d’Adam Smith – qui était d’ailleurs la main de la « divine providence ». C’est le rêve d’une société humaine qui serait en pilotage automatique.
Ce rêve de marchand a été possible car certaines conceptions du monde avaient changé, comme le détaille David Graeber en 2011 dans son livre sur l’histoire de la dette [22]. Pendant de très longues périodes, les ventes au comptant dont parle Adam Smith n’étaient pas possibles car il n’y avait pas de pièces de monnaie en circulation. À la place, pour les échanges de tous les jours, les gens s’écrivaient des ardoises les uns les autres, qu’ils liquidaient à intervalles réguliers. Ni la monnaie ni le troc n’étaient utilisés, contrairement à ce que les économistes répètent en boucle depuis l’invention de leur discipline (pour eux la monnaie aurait remplacé le troc, et le crédit ne serait venu qu’après).
La comptabilité en partie double : point de départ du capitalisme
Portrait de Luca Pacioli, inventeur de la comptabilité en partie double, vers 1500
« L’utopie du marché » [23] est bien une illusion de marchand dans le sens où à l’époque, seuls les marchands, itinérants, pouvaient utiliser couramment le paiement en pièces sonnantes et trébuchantes. En effet, comme ils n’étaient que de passage dans les endroits qu’ils traversaient, leurs clients ne pouvaient pas leur faire confiance pour leur faire crédit et inversement. Mais les marchands avaient tendance à truander, par exemple en rognant les pièces d’or et d’argent qu’ils utilisaient, ou en truquant leurs balances. C’est pourquoi les corporations des marchands des cités-États italiennes de la Renaissance, qui pratiquaient le prêt à intérêt pour financer leurs pérégrinations en Europe, ont inventé la comptabilité en partie double ; ce sont précisément les ventes à crédit qui l’ont rendue nécessaire. « Si j’ai fait crédit de mille florins à un client, je ne peux jamais être absolument certain de recouvrer cette somme et ne peut donc l’enregistrer comme un avoir en caisse. […] Pour enregistrer fidèlement ces opérations, les marchands ont donc ouvert des comptes spécifiques : des comptes « clients » et « fournisseurs » pour enregistrer les opérations de crédit et des comptes « ventes » et « achat » pour enregistrer les transferts de bien correspondants » [24]. Ainsi chaque opération est entrée à deux endroits, dans deux comptes.
Selon Werner Sombart, historien et sociologue allemand à qui l’on doit le mot de « capitalisme », cette invention fut si importante qu’elle en vient à définir le capitalisme lui-même : « le capitalisme et la comptabilité en partie double ne peuvent absolument pas être dissociés ; ils se comportent l’un vis-à-vis de l’autre comme la forme et le contenu » [25]. Et en effet la comptabilité possède plusieurs attraits. Elle a tout d’abord pour fonction de donner une « image fidèle » de l’activité d’un marchand, ce qui lui permet d’être accepté par les autres sur un marché. Elle donne aux chiffres une vérité légale [26]. Elle homogénéise des objets et opérations de natures différentes dans une seule unité de compte, tout comme la notion de travail abstrait « ramène à des quantités commensurables (et donc échangeables) de temps et d’argent l’infinité variété des activités humaines » [27]. Enfin, l’équilibre de tous les comptes entre eux (l’actif et le passif dans le bilan comptable devant être de même montant) permet d’assurer l’authenticité des comptes.
La logique comptable est une logique marchande mais elle participe d’une conception idéologique plus large de l’harmonie par le calcul (expression reprise par Alain Supiot à Pierre Legendre [28], qui s’est lui-même inspiré d’un économiste libéral français du XIXe, peu connu, Frédéric Bastiat [29]). Les nombres ont exercé une grande fascination sur une certaine part de l’humanité, occidentale principalement (et, avec des conséquences différentes, chinoise), qui remonte au club des pythagoriciens [30], fameux pour avoir jeté à l’eau le premier de ses membres qui avait mis au jour l’existence de nombres irrationnels – des nombres ne pouvant s’exprimer sous forme de fraction, c’est-à-dire de rapport, d’harmonie. Cette fascination se retrouve jusqu’à aujourd’hui dans nos esprits, dans l’idée que tout serait évaluable de manière quantifiée, et qu’en dehors de la quantification ne subsisterait que les croyances méprisables de l’obscurantisme. Les nombres, contrairement aux mots, ne peuvent a priori pas être sujets d’interprétation. Comme l’écrit Christophe Dejours, psychanalyste ayant étudié les effets délétères de l’évaluation au travail, « la plupart d’entre nous croyons que l’évaluation est juste, que c’est l’objectivité même. Nous avons cela dans la tête. Nous y croyons. […] La plupart d’entre nous pensons que tout en ce monde est évaluable » [31]. D’où bien évidemment la souffrance de recevoir une mauvaise évaluation, même si (voire, d’autant plus si) celle-ci est effectuée à la tête du client. In fine, ne pas évaluer du tout est préférable à utiliser des indicateurs inadaptés. Et abandonner l’idée même d’évaluation est le seul moyen d’abandonner les bullshit jobs afférents.
Cette gouvernance par les nombres ne doit pas être prise comme une fatalité. Nous l’avons instituée, et nous pouvons la destituer, en changeant les règles du jeu. Nos institutions ne doivent pas être rivées à des indicateurs chiffrés, mais doivent être guidées avant tout par des principes moraux et politiques ouverts à la discussion. La discussion politique étant de nature contradictoire, elle sera sans doute moins harmonieuse qu’une équation. Mais c’est ainsi que nous pourrons éliminer ces souffrances inutiles. Cette désintoxication de la bureaucratie serait ainsi l’étape finale de l’élimination des bullshit jobs.
David Graeber nous a tragiquement quittés le 2 septembre dernier, à l’âge de 59 ans. Sa veuve Nika Dubrovsky et ses proches fondent en sa mémoire un réseau international appelé le Museum of care(musée du soin).
[1] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.
[2] David Graeber, Bullshit jobs, éditions Les Liens qui Libèrent, 2018
[3] “On the phenomenon of bullshit jobs”, David Graeber, Strike! Magazine, 2013
[4] John M. Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930
[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Tome 1, § 4 ; cité par Alain Supiot, op. cit., p 488.
[6] Bruno Trentin, La Cité du travail : la gauche et la crise du fordisme, 1997
[8] Johann Chapoutot, Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, 2020, Gallimard
[9] Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils, Seuil, 2020
[10] « Fermeture de l’usine Fralib », Wikipédia, consultée le 5 novembre 2020
[11] Selon la formule de Robert Reich, L’économie mondialisée, 1993, Dunod
[12] Arte. Travail, Salaire, Profit, épisode 2 : « Emploi ». Intervention d’Arnaud Orain à 25 min 12 s.
[13] Christophe Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, INRA, 2003
[14] Déclaration de Philadelphie (1944), citée par Alain Supiot dans « Et si l’on refondait le droit du travail… », Le Monde Diplomatique, octobre 2017
[15] Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, janvier 2019, Gallimard
[16] Voir Guillaume Pelloquin, « Pourquoi l’existence des bullshit jobs est une absurdité écologique », Le Vent Se Lève, mars 2020
[17] Friedrich Hayek, L’ordre politique d’un peuple libre, 1979, cité par Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, p. 367
[21] Phrase prononcée par le religieux et homme politique du XIXe siècle Henri Lacordaire.
[22] David Graeber, Dette. Cinq mille ans d’histoire, 2011, trad. fr. Les Liens qui Libèrent, 2013
[23] Selon l’expression de Karl Polyani dans La Grande Transformation (1944), reprise par Serge Halimi dans Le Grand Bond en arrière, 2012, Agone, p. 27
[25] Werner Sombat, traduction de M. Nikitin dans Cahiers de l’histoire de la comptabilité, cité par Bernard Colasse dans Les fondements de la comptabilité, repris par Alain Supiot dans La gouvernance par les nombres, p. 179.
[26] « La comptabilité régulièrement tenue peut être admise en justice pour faits de commerce », code de commerce art. L123-23, cité par Alain Supiot, op. cit., p. 174
Les SCOP (Société coopérative et participative), les coopératives ou autres formes organisationnelles réputées plus démocratiques sont régulièrement mises en avant par la gauche comme des alternatives crédibles contre les dérives managériales des grandes entreprises capitalistes. Pourtant, sans réflexion approfondie sur l’influence de l’idéologie managériale sur leurs propres pratiques, les acteurs de ces organisations risquent de reproduire les comportements qu’ils dénoncent ou fuient par ailleurs. Par Yoann Bazin et Alexandre Renaud.
Ces dernières semaines, la société anonyme coopérative Biocoop a été au cœur de l’actualité sociale avec la mise en grève de plusieurs de ses magasins franchisés à travers la France. Les salariés contestent les pratiques managériales de leurs directions respectives, qui reproduisent ce qui se fait dans la grande distribution classique[1]. Cette affaire est un nouvel exemple de ce que la journaliste Pascale-Dominique Russo[2] a démontré dans ses enquêtes : le monde de l’économie sociale et solidaire n’est pas épargné par les débordements managérialistes et les problématiques à la fois éthiques, individuelles et collectives qu’ils impliquent.
Plus largement, cet impensé managérial peut aussi toucher indistinctement un ou une députée appelant à l’exemplarité, mais qui en tant qu’employeur maltraite ses assistants ou assistantes parlementaires. Mais aussi des partis politiques, des médias progressistes ou des ONG qui se présentent comme humanistes, mais au sein desquels abus de pouvoir, harcèlements et comportements de petits chefs sont institutionnalisés.
Pourtant, ces personnes, physiques ou morales, sont généralement engagées sincèrement dans la défense des travailleurs, des opprimés, la lutte contre les discriminations et savent trouver les mots justes quand il s’agit de dénoncer les dérives des entreprises et de leurs dirigeants.
Un découplage classique entre valeurs et pratiques
Il est fréquent que des entreprises adoptent des comportements et pratiques non conformes aux valeurs qu’elles revendiquent ou qui sont attendues d’elles. Le concept de découplage, proposé par les chercheurs en management John Meyer et Brian Rowan, illustre la « déconnexion délibérée entre les structures organisationnelles qui renforcent la légitimité et les pratiques organisationnelles qui sont considérées par l’organisation comme étant les plus efficientes »[3].
Dans une situation de découplage, l’organisation projette une image de conformité aux pressions exercées par son environnement institutionnel (par exemple le respect de critères RSE ou d’une charte éthique) tout en adoptant des pratiques réelles contradictoires, mais efficaces pour répondre aux enjeux de performance et de légitimité économique. Un exemple caricatural est donné par l’entreprise Lafarge qui, tout en multipliant les initiatives et la communication autour de ses actions RSE[4], réalisait des affaires avec des clients réputés proches de l’État Islamique en Syrie jusqu’à fin 2015[5].
Cet équilibre est précaire. Si l’illusion créée par le découplage est découverte par ses parties prenantes, l’entreprise peut entrer en crise institutionnelle pouvant fragiliser l’engagement de ses salariés ou affecter son attractivité aux yeux d’investisseurs ou de sa clientèle. Le découplage est donc une pratique dangereuse qui peut mettre en péril la survie même de l’organisation.
Selon cette grille de lecture, le découplage est un comportement délibéré des organisations, une stratégie consciente visant à « juste » se conformer à des attentes dont elles se passeraient bien. C’est un point de passage obligé si elles veulent pouvoir exercer sur les marchés, convaincre des investisseurs ou attirer des clients.
Une servitude involontaire au managérialisme
Dans le cas des organisations qui nous intéressent ici, nous pouvons difficilement soupçonner les différents acteurs de simuler un engagement politique et éthique pour pouvoir mettre en place des comportements déviants de manière délibérée. Nous ne pouvons pas non plus leur reprocher la recherche absolue d’un profit “quoi qu’il en coûte”. Pourquoi ces organisations sont-elles sujettes à de telles dérives ? L’explication de ce découplage reposerait, si l’on s’appuie sur la thèse d’Alain Accardo[8], sur une forme de servitude involontaire qui nous lie insidieusement à une idéologie managériale qui s’est imposée dans nos sociétés[6].
Chacun de nous est le porteur plus ou moins conscient d’un amalgame de pratiques et de pseudo-théories qui ont imposé le manager au centre de toute organisation. Il bénéficie ainsi de tout pouvoir et de toute légitimité pour atteindre le seul objectif qui compte dans une logique capitaliste : être performant. Dans les entreprises, comme le montre Vincent de Gaulejac, le management, sous la pression des actionnaires et l’obsession de la rentabilité financière, suit une rationalité instrumentale dans laquelle les employés (et l’environnement), sont réduits au statut de simples facteurs de production. Leur exploitation par l’entreprise devient un moyen d’action pertinent et juste, puisque rationnel, pour servir ses objectifs. C’est cet engagement total dans le développement de l’entreprise comme finalité en soi, couplé à la désincarnation des personnes et de l’environnement, qui entraîne une dérive comportementale tant au niveau des individus que de leurs rapports dans l’organisation.
Cette socialisation dans la culture managériale est au cœur du découplage pouvant affecter les individus en position de management au sein d’organisations engagées. Si ces organisations ne courent pas nécessairement derrière la seule réalisation d’indicateurs financiers, il n’empêche qu’elles adoptent inconsciemment la rationalité instrumentale promue par le management et par là, enclenchent le cercle vicieux décrit par Vincent de Gaulejac. En conséquence, la poursuite d’objectifs purs ne garantit pas le bien-fondé des moyens engagés pour les atteindre. C’est au contraire cette soumission qui contribue à la création d’une forme de cécité managériale justifiée par l’illusion de rationalité, individus et organisations ne se rendant pas compte de la reproduction de pratiques portées par le système qu’ils critiquent.
Si ces organisations ne courent pas derrière la seule réalisation d’indicateurs financiers, il n’empêche qu’elles adoptent inconsciemment la rationalité instrumentale promue par le management.
N’est-ce pas cette logique que l’on retrouve décrite dans les pratiques de harcèlement moral et d’humiliations répétées au sein d’ACOME, la plus grande SCOP française ?[9] Selon le journal Libération, un rapport du CHSCT soulignait déjà en 2013 qu’un des managers visé par la plainte considérait que : « L’entreprise est un champ de bataille, sur lequel il ne faut avoir aucune pitié. Les relations humaines sont appréciées dans un contexte permanent de guerre. » Nous sommes loin des principes éthiques et moraux attachés à ce type d’organisations…
Dans son essai, le sociologue Alain Accardo montre ainsi que la critique du système capitaliste est vaine si les acteurs de cette critique ne s’interrogent pas sur « l’esprit du capitalisme » qui les habite et qui fait que le « système-fait-corps ». En d’autres termes, sans une remise en question morale et éthique réelle de l’individu, la critique est un « adjuvant du système ». Sans elle, nous resterions des « prisonniers consentants, dévorés d’ambitions carriéristes et d’autant plus sûrement aliénés qu’ils croient s’en être détachés pour prendre une certaine hauteur critique ». Il en est de même en situation de gestion. La pertinence de la cause défendue risque d’être affectée par les dérives individuelles et collectives et entraîner une forme de désillusion chez ses défenseurs.
Échapper aux logiques managériales : un impératif politique
Le capitalisme, et son bras armé le managérialisme, constituent un imaginaire social au sens où l’entendait Castoriadis, c’est-à-dire un ensemble de significations partagées « qui pénètrent toute la vie de la société, la dirigent et l’orientent »[10]. Pour qui désire établir un nouvel ordre organisationnel, social et environnemental, il serait vain de s’en prendre à ses représentations concrètes (ici les entreprises capitalistes ou les managers). C’est au système de représentation symbolique qu’il convient de s’attaquer pour établir un nouvel ordre organisationnel, social et environnemental – donc politique.
Il est naïf de croire que le mal managérial ne se trouve que dans les entreprises capitalistes et que le salut viendrait de formes supposées plus démocratiques comme l’ont proposé récemment un ensemble de chercheuses dans un manifeste à fort retentissement[11]. En faisant preuve de cynisme, nous pourrions même affirmer que certaines entreprises, tout à fait capitalistes, sont plus vertueuses dans le respect de leurs parties prenantes que d’autres organisations dites alternatives.
Ce n’est pas plus l’objet social ou la mission d’une organisation, établis dans des chartes éthiques, que sa structure juridique formelle qui garantissent un alignement des pratiques avec les engagements humanistes affichés. Ce sont les individus qui la composent et la manière dont ils envisagent la gestion qui permettent qu’une organisation puisse fonctionner en accord avec ses principes fondateurs. Pour cela, ils devront, entre autres exemples, faire preuve de réflexivité sur la manière dont ils assument et digèrent les problématiques de pouvoir ou d’égo, et de clairvoyance quant aux effets délétères des rapports de hiérarchie et de domination au sein de toute structure collective.
C’est ainsi que nous voulons souligner le caractère politique de la gestion et affirmer la nécessité d’inventer un management émancipé des valeurs capitalistes et libérales, en définitive créer un autre imaginaire social. Cet impératif est particulièrement critique pour les acteurs du secteur associatif et de l’économie sociale et solidaire souhaitant développer des modèles différents d’organisation, mais qui sont dans le même temps pris dans des pratiques quotidiennes de gestion pouvant les mener vers ces formes de découplages et affecter leur légitimité interne et externe.
Sortir du piège de cette servitude involontaire nécessite une prise de conscience et un recul critique par les acteurs de terrain pour identifier les ferments managérialistes que le système instille en chacun d’eux. Il revient également à la recherche en management de proposer des armes conceptuelles pour déconstruire les outils, les méthodes et les théories qui sous-tendent et renforcent les pratiques toxiques que l’on voit encore fleurir aujourd’hui, participant au désenchantement, voire à la décrédibilisation, de la pensée politique critique et de ses initiatives pratiques.
[3] Meyer, J. W., Rowan, B. (1977), “Institutionalized Organizations: Formal Structure as Myth and Ceremony”, American Journal of Sociology, vol. 83, no. 2, p. 340-363.
Le grand débat, qui se termine ce samedi 16 mars, a été largement perçu par les gilets jaunes comme une mystification, une ruse visant à étouffer la contestation plutôt que d’y répondre par un changement de cap politique. L’étude de la théorie managériale et des stratégies mises en place par les multinationales depuis les années 70-80, pour contrer les activistes qui s’opposent à elles, éclaire de manière particulièrement crue les stratégies adoptées par le gouvernement Macron, afin de noyer le mouvement social le plus important de l’histoire récente.
L’étude de la théorie managériale depuis l’essor du néolibéralisme est riche d’enseignement. Le néolibéralisme est l’aboutissement pervers du capitalisme prétendument « libéral », mais en réalité appuyé sur la puissance autoritaire des États chargés de verrouiller la vie démocratique pour permettre toutes les dérégulations économiques et financières. L’un des principes fondamentaux de ce système est de ne jamais s’énoncer en tant que tel, et même de nier sa propre existence tout en accentuant son emprise médullaire sur la société.
Vous n’entendrez jamais Macron ou un de ses clones dire : « Je suis capitaliste ». Ce mot, largement absent des discours, n’est convoqué que lors de vagues annonces visant à le dompter – on se souvient de Sarkozy, notamment, après la crise des subprimes : « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir »[i].
Non, Macron dira : « Je suis pour la liberté ». « Je suis pour le dialogue, la co-création de notre disruption, pour bâtir un destin en responsabilité partagée, etc. » Le langage du néolibéralisme vise à perpétuer, tout en les masquant, les dominations qui asservissent la société.
Ainsi, par exemple, le mot pauvre a pris la place du mot exploité, ce qui permet de nier le processus de l’exploitation. La figure du pauvre amène la compassion, tandis que penser l’exploitation suscite l’indignation, la révolte, la lutte. On ne parle plus d’augmenter les salaires, mais « le pouvoir d’achat » en supprimant des cotisations sociales par exemple (c’est à dire : augmenter le net en attaquant le salaire brut). Le mot entreprise a remplacé patron : Le Mouvement des entreprises de France, le MEDEF, c’est-à-dire le syndicat des grands patrons, s’appelait, jusqu’en 1998, le « Conseil national du patronat français ». Il fallait que le mot patron disparaisse pour que s’étouffe la critique des hiérarchies d’entreprise et de la « théorie policière de la firme », au moment précis où le management se faisait justement de plus en plus brutal. Il est plus difficile de se battre contre une entreprise, présentée comme une « co-construction collective », une « aventure en commun », que contre un patron.
Chaque loi antisociale votée par les pouvoirs successifs est toujours présentée sous un vernis réconfortant. On facilite les licenciements et instaure la précarité généralisée pour les travailleurs des classes populaires ? Non ! On sécurise les parcours professionnels ! On verrouille les portes de l’université en instaurant une sélection géographique et, fondamentalement, sociale ? C’est le contraire ! On organise l’orientation et la réussite des étudiants. Cela fonctionne aussi en-dehors du champ économique. Ainsi de la « vidéosurveillance », devenue, sous Nicolas Sarkozy, « vidéo-protection » : on peut s’indigner d’être espionné, mais pas d’être protégé ! Et ainsi de suite.
Derrière cette entreprise de destruction méthodique du langage, et à travers lui de la pensée, s’organisent des stratégies précises, parfois issues de la théorie militaire, afin de vaincre les poches qui résistent encore à cet ordre destructeur du monde que l’on impose sous l’enrobage du pragmatisme et de la rationalité. À ce titre, les stratégies employées par Emmanuel Macron et ses soutiens pour contrer le mouvement des gilets jaunes sont riches d’enseignements.
Macron au prisme du management guerrier
Quand on étudie l’histoire du néolibéralisme, dont le management actuel (qui inspire et fascine nos gouvernants) est à la fois l’expression pratique mais aussi théorique, on réalise que ces techniques ne sont pas du tout neuves. Au cours des années 70 et 80, de nombreuses multinationales furent mises en accusation par des réseaux d’activistes qui combattaient leurs pratiques : Nestlé fut accusée de vendre du lait en poudre toxique à des populations rongées par la pauvreté ; Shell de collaborer avec le régime Sud-Africain, etc.
Pour faire face à ces oppositions citoyennes qui menaçaient leur expansion et leur chiffre d’affaires, ces grandes entreprises eurent alors recours à des armées de conseillers occultes et de spin-doctors qui, sous couvert de redorer leur image, travaillaient en réalité à annihiler leurs opposants. Le mot armée n’est pas exagéré, puisque certains parmi les plus célèbres de ces drôles de docteurs venaient directement de l’institution militaire.
L’un d’eux, Ronald Duchin, qui fut assistant spécial au ministère de la Défense américain, a un jour détaillé au cours d’une conférence la méthode qu’il convenait d’employer pour faire face à des activistes. Ceux-ci se diviseraient en quatre catégories : les radicaux, qui s’attaquent à une entreprise en particulier mais veulent en réalité combattre le système dans son ensemble ; les opportunistes, qui cherchent de la visibilité, du pouvoir, parfois un emploi ; les idéalistes, qui sont à la fois sincères et crédibles – qui se battent réellement pour un monde meilleur–, mais aussi crédules, qui peuvent facilement se laisser manipuler ; et les réalistes, des pragmatiques prêts au compromis.
Pour Duchin, la stratégie est claire : il faut négocier avec les réalistes (sur des bases qui conviennent à l’entreprise attaquée) et « rééduquer » les idéalistes, c’est-à-dire les convertir en réalistes en leur faisant gober les maigres avancées qu’on aura concédées dans la négociation. Privés des réalistes et des idéalistes, les radicaux perdent en crédibilité et paraissent s’arc-bouter sur des positions extrémistes, dangereuses. Il est alors évident que les opportunistes sauront choisir le bon camp.
Grégoire Chamayou, dans son ouvrage La Société ingouvernable[ii], décrit ce processus et ajoute, en reprenant l’exemple de Nestlé, dont le « défenseur », R. Pagan, était un ancien des services de renseignement militaires américains : « Lors du boycott de Nestlé, l’objectif à moyen terme des activistes était d’imposer un ‘code de conduite’ aux firmes du secteur. Plutôt que de refuser cette perspective, Pagan la reprit à son compte et engagea d’interminables négociations sur les termes du code. Il s’agissait d’en embrasser officiellement le principe pour mieux en saboter le contenu. (…) C’était là une nouvelle tactique, fondée sur le dialogue. »
Quarante ans plus tard, ces doctrines semblent plus que jamais toujours en usage.
Retour sur le mouvement des Gilets Jaunes
Le 17 novembre 2018, une France restée trop longtemps silencieuse – celle des invisibles des villes et des campagnes, celle des déserts médicaux et du recul des services publics, celle des abstentionnistes, des humanistes et des écologistes orphelins de perspectives partisanes, celle des anarchistes et des communistes conséquents, celle des syndicalistes de terrain ulcérés par leurs bureaucraties fossilisées, celle des classes moyennes menacées par le déclassement et même de quelques bourgeois en sécession – surgit sous le tintamarre des klaxons enfiévrés en arborant un signe devenu, déjà, fédérateur et peut-être même universel : le gilet jaune.
“Plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.”
Dès le départ, le pouvoir s’enfonça dans son aveuglement et sa surdité, lui qui avait vaincu, quelques mois plus tôt, les étudiants et les cheminots, réputés si coriaces ! Il croyait encore pouvoir répondre à une colère ancienne et aux ressorts multiples par de la communication et de l’enfumage, reprenant tous les classiques du genre technocratique, annonçant des reports de hausse et autres miettes distillées à dose homéopathique mais vendues à grands renfort d’hyperboles pour donner l’impression d’avoir pris la mesure du problème. Un flottement au sommet : la taxe à l’origine de la révolte serait repoussée de six mois ; non, finalement, elle serait annulée. Cette déroute dans la communication, devenue le mode principal (voire unique) de la gouvernance actuelle, dévoilait la cassure nette qui s’était produite : plus de 80% des français soutenaient le mouvement, bien vite démultiplié par les actions de blocage et les manifestations en centre-ville, et la propagande qui avait d’ordinaire cours contre les oppositions s’était enrayée.
Pourtant, les grands médias, relais serviles et obstinés de la glose gouvernementale, n’avaient pas ménagé leur peine : qu’il fut à la fois amusant et terrible de voir, semaine après semaine, d’acte en acte, les éditorialistes et leurs perroquets s’essouffler à prédire un essoufflement du mouvement qui perdurait pourtant, encore et encore, se propageait de ville en ville, et se poursuit toujours à l’heure où j’écris ces lignes. Comme il était drôle de voir enfin se révéler la faiblesse de ces procédés éculés : si cracher sur un mouvement de cheminots, uniquement soutenu, grosso-modo, par la galaxie traditionnelle de la gauche dont on connaît la déroute actuelle, était chose aisée, tenter d’abattre par les mêmes ressorts paresseux un mouvement populaire réellement intersectionnel, c’était se tirer une balle dans le pied tout en offrant un regain soudain de popularité à des médias situés hors de l’officialité : Le Monde Diplomatique, Le Média, Brut et Russia Today en tête.
Comme l’allocution larmoyante du président le 10 décembre et les clopinettes qu’il avait concédées au peuple soulevé n’avaient pas infléchi le cours de la mobilisation – qui a eu, au contraire, tendance à la fois à se démultiplier en élargissant le champ de ses revendications, et à se radicaliser devant l’afflux de blessés, de mutilés, d’emprisonnés et de morts directement imputables à la répression organisée par le pouvoir–, il fallait trouver d’autres astuces, changer de tactique.
On commença par réclamer aux gilets jaunes qu’ils se dotent de représentants ; certaines figures du mouvement, désignées comme modérées, furent investies, à la fois par le pouvoir et ses relais médiatiques, comme des interlocuteurs à-même de négocier avec le gouvernement. D’autres s’imposèrent par leur audience sur les réseaux sociaux et devinrent ce que l’on appelle des bons clients audiovisuels. Les premières – notamment Jacline Mouraud et Ingrid Levavasseur – furent rapidement et massivement rejetées par le reste des gilets jaunes, en raison de leurs liens ou de leurs sympathies passées ou actuelles avec le régime de Macron. Les autres, comme Eric Drouet ou Maxime Nicolle, sans jamais avoir été investis d’un quelconque rôle par le mouvement lui-même, devinrent les cibles de la hargne éditocratique, puis ministérielle et présidentielle, et, enfin, policière et judiciaire.
Comme la diversion par les représentants ne fonctionnait pas bien, le pouvoir chancelant eut alors recours à une nouvelle ruse bien vite reconnue comme telle : le grand débat. Outre les shows présidentiels – véritable campagne électorale aux frais de l’État complaisamment relayée par les chaines de désinformation en continu–, où le mépris du peuple et des élus et la novlangue technocratique le disputaient souvent au vide abyssal de perspectives ouvertes par ces « échanges », l’arnaque mise en œuvre par Emmanuel Macron et son équipe de communicants fut dénoncée, d’abord discrètement puis plus frontalement, par celle qui aurait dû être chargée de l’organisation de ces débats : Chantal Jouanno[iii].
Refusant de faire de ce moment, qu’elle voyait comme un processus de nécessaire refondation démocratique de notre vie collective, une simple opération de propagande, cette dernière avait fait part de ses réserves vis-à-vis de la mise en œuvre concrète des débats, de leur impartialité et de leur transparence, à qui de droit. Sourd, aveugle, mais pas indolent, le pouvoir avait rapidement réagi : une campagne de presse s’organisa aussitôt contre l’impudente, qui fut conspuée en raison de la hauteur de sa rémunération – certes scandaleuse, mais qui n’était pas de son fait à elle. Sa démission fut ainsi masquée en un pataquès moral profondément douteux : elle quittait le grand débat mais conservait son poste, et donc sa rémunération, objet du scandale. Macron était alors libre d’organiser sa mise en scène comme il l’entendait, c’est-à-dire avec des sujets de discussion préétablis d’avance et une parole du président (ou de ses mercenaires ministériels) mise au-dessus de celle des sans-culottes et du reste du tiers-état invité à communier dans le grand bain tiède de l’autoritarisme libéral travesti en démocratie.
Des ressorts anciens
Noyer la contestation dans des débats interminables avec des militants cooptés par la multinationale contestée, telle était la stratégie centrale de R. Pagan pour contrer les activistes qui attaquaient Nestlé.
Cette tactique fut employée dès après le 17 novembre par le gouvernement, sans grand succès. On se souvient de la façon dont le système avait tenté de diviser le mouvement en promouvant les soi-disant « Gilets jaunes libres », à renforts de couvertures dans la presse papier et d’adoubements éditocratiques divers. Là encore, le management néolibéral nous fournit la clé de lecture de cette stratégie : elle vise à la fois, selon Chamayou, à « donner aux opposants un os à ronger pour mieux les détourner des tâches offensives », mais permet aussi « de coopter certains groupes de pression adverses. » Il s’agit, au fond, d’identifier les fameux « réalistes ». Invités à la table des négociations, on leur offre, « en échange de la résolution du problème, du pouvoir, de la gloire et de l’argent. Une fois que cette organisation [ou, ici, ces gilets jaunes désignés] accepte, elle convainc le public que le problème est résolu. »
“L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts.”
Voyant échouer leur manœuvre, Macron, ses soutiens et l’oligarchie médiatique, toujours inspirés par le management guerrier façonné dans les années 80 (baptisées, en France, « les années fric »), ont alors sorti le grand débat de leur chapeau. Chamayou nous explique pourquoi en décortiquant les techniques mises en œuvre dès cette époque par les multinationales contestées de toutes parts : « L’objectif était de reprendre la main sur un ordre de la parole qui fuyait de toutes parts. (…) Le nouveau maître-mot fut le dialogue. (…) À la persuasion à sens unique, détestable pratique du passé, on préfère à présent l’écoute réciproque, l’entente mutuelle, la communication relationnelle, empathique, fondée sur le consensus, la cocréation d’une compréhension partagée entre les parties prenantes, l’horizontalité, la reconnaissance, le rapport à l’autre, et ainsi de suite ad nauseam. »
Cette novlangue constamment mobilisée par le pouvoir vise à camoufler ses véritables intentions, à nier, en l’énonçant, la réalité de ce qui se joue réellement : « Dialoguer avec les opposants permet de repérer au plus tôt les périls qui affleurent, d’identifier des problèmes potentiellement controversés avant qu’ils n’atteignent l’arène publique. » Ici, l’objectif est clair : il convient avant tout de « relocaliser la confrontation dans un forum privé, la confiner loin de l’espace public. On prive ce faisant les activistes de leur principale ressource, la publicisation des problèmes (…). »
L’aboutissement de cette stratégie, lorsqu’elle est victorieuse, est double : d’un côté, elle permet de disqualifier les « radicaux », c’est-à-dire la véritable menace qui pèse (au choix) sur les entreprises, le pouvoir, ou le système tout entier ; surtout, « en mettant l’accent sur le consensus comme objet du dialogue, il s’agit de disqualifier toute politique dissensuelle ». Soit de faire, en somme, de ses opposants des extrémistes. Par ailleurs, négocier des miettes bien enrobées avec les opposants que l’on aura cooptés permet aux entreprises ou aux pouvoirs de « bénéficier de transferts d’image », c’est-à-dire de s’arroger le pouvoir symbolique et la sympathie attachés aux activistes pour se refaire sa réputation à bon compte, puisque ceux qui me combattaient hier acceptent aujourd’hui de travailler avec moi, voire pour moi.
On le voit bien : lorsqu’un pouvoir refuse de céder sur le fond de sa politique – ce qui se comprend, pour Macron, puisqu’il est en service commandé par l’aristocratie financière du pays et du monde, qui saura le récompenser ensuite – il ne lui reste que deux armes : la communication et la ruse. Communiquer pour donner l’impression d’agir, sans bouger d’un millimètre ; et la ruse : c’est-à-dire une série de diversions (dont la campagne récente autour de l’antisémitisme est une belle illustration) afin de minorer le mouvement et le laisser pourrir sur pied.
Pour contrer la propagande hypnotique du gouvernement qui voudrait enfermer la contestation dans un dialogue qu’il a verrouillé d’avance, Grégoire Chamayou nous fournit dans son remarquable ouvrage une explication fondamentale qu’il serait bon de toujours garder à l’esprit : « Il n’y a d’opposant légitime, aux yeux du pouvoir, que celui qui est inapte à le menacer. »
Les gilets jaunes l’ont bien compris, eux qui reviennent chaque samedi agiter les centres-villes et empêcher la chape du grand débat de s’abattre comme un couvercle sur leur mobilisation ; qui reconstruisent opiniâtrement, semaine après semaine, leurs constructions de fortune sur les ronds-points que la police a pour ordre de détruire ; qui organisent des actions de blocage, des festivals, des débats publics, des assemblées générales, des commissions diverses, et bientôt une nouvelle “assemblée des assemblées” – une puissante expérience citoyenne et démocratique qui se tient à l’échelle du pays ; bref : qui luttent et saturent l’espace public de leurs revendications et contestations. Jusqu’à la victoire ?
« Ça coûte un pognon de dingue » aurait pu être le sous-titre du rapport Cap 22 sorti dans une indifférence quasi générale à l’heure où l’affaire Benalla focalise l’attention des Français, des journalistes et des organisations politiques. Pourtant, ce rapport, saturé par la terminologie managériale, s’inscrit dans une logique néolibérale et correspond à une véritable feuille de route pour le reste du quinquennat.
C’est le syndicat Solidaires-Finances publiques qui a publié le rapport du Comité action publique 2022 le vendredi 20 juillet. Fort de ses 152 pages, le document longtemps maintenu secret a pour sous-titre « service public, se réinventer pour mieux servir ». Il contient 22 mesures qui ont pour objectif de permettre de réaliser d’ici à l’année 2022 une trentaine de milliards d’euros d’économies. Ce rapport avait été commandé par le premier ministre à l’automne dernier, avait déjà été retoqué, car jugé trop timoré par le gouvernement.
Des réformes dans la lignée du New Public Management
Ces réformes préconisées de l’action publique répondent à une logique néolibérale et s’inscrivent dans projet « cohérent » afin de « restreindre le périmètre de l’action étatique » comme l’explique François Denord. La culture gestionnaire prime sur les réformes nationales en trouvant pour fondement et justification les présupposés bien connus de la rentabilité et de l’efficacité.
Les acteurs, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des usagers, sont mobilisés en tant qu’entrepreneurs : il s’agit de donner davantage de “liberté” aux directeurs d’écoles, de donner aux chômeurs des chèques en vue de leur réinsertion et de leur formation. Dans la dynamique du New Public Management, paradigme d’action publique mis en pratique par Reagan et Thatcher, les problèmes de moyens deviennent des problèmes d’organisation. La focale est ainsi déplacée et permet de faire abstraction des finalités antérieures des institutions pour s’en remettre à des objectifs quantifiés.
Si ce rapport n’engage pas le gouvernement, ses préconisations se situent dans la lignée du programme du président lorsqu’il était candidat. Il s’était notamment engagé à supprimer 120 000 postes de fonctionnaires et à économiser 15 milliards d’euros sur le fonctionnement de l’Assurance Maladie. Ce rapport brise également certains tabous, comme la question des frais d’inscription à l’Université.
Le comité présidé entre autres par Frédéric Mion, directeur de Sciences Po Paris, comptait en son sein des macronistes de la première heure comme Jean Pisani-Ferry, Laurent Bigorne ou Philippe Aghion, parmi la quarantaine de membres, qu’ils soient économistes, élus ou issus des services public et privé. Selon eux, la dépense publique n’est plus soutenable et l’objectif à atteindre est celui de la moyenne européenne, soit 47,1% du PIB alors que la France est aujourd’hui à 56,9%. L’Allemagne est d’ailleurs mentionnée en exemple, ses dépenses s’élevant à 43,9% du PIB.
“À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens.”
Dès l’introduction, les rédacteurs évoquent des « verrous qui freinent la transformation publique ». Dans le rapport, les agents publics deviennent « managers ». « Nous encourageons un modèle dans lequel l’innovation, la prise de risque seront valorisés, encouragés, soutenus » écrivent-ils quelques lignes plus bas. À cette vision du monde s’ajoute une volonté de personnaliser et d’adapter les services en développant particulièrement ceux qui constituent des « investissements sur l’avenir ».
Ces talents seront gratifiés en connaissant une valorisation financière et en étant promus en interne. Les « fonctionnaires » ou « agents » sont ainsi totalement évacués pour laisser place à une nouvelle terminologie qui valorise les acteurs, les initiatives et parviendrait à en faire oublier les statuts et cadres existants.
Tant sur la forme que sur le fond, ce rapport correspond à la mise en application du New Public Management qui existe déjà dans les pays anglo-saxons ou dans certains pays européens comme la Suède depuis les années 1990. À la terminologie managériale s’ajoutent des formules vides de sens comme l’« activation des forces vives présentes sur le territoire » quand il s’agit de l’École. Le leitmotiv est le suivant : faire mieux en dépensant moins.
Tour d’horizon des propositions
Il suggère des réformes dans le domaine des fonctionnaires, de la santé, des prestations sociales, de la justice, de l’éducation, des transports, de la fiscalité, du logement ou encore de l’emploi et ce, en vue de « bâtir un nouveau contrat social ». La transformation passe par une évaluation régulière des services afin de vérifier leur « efficacité » comme l’explique la proposition 20.
Une grande partie des économies à effectuer pèse sur les fonctionnaires. Il s’agit notamment de passer d’un « pilotage des effectifs à un pilotage par masse salariale », en d’autres termes d’annualiser les services des agents. Pour en arriver à ce résultat, il faut remettre en question les règles de l’avancement.
“À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique.”
Il est préconisé « d’assouplir le statut pour offrir la possibilité d’évolutions différenciées, notamment des rémunérations » et « d’élargir le recours au contrat de droit privé comme voie « normale » d’accès à certaines fonctions du service public ».
Pour ce qui est de l’École, le rapport a pour objectifs de « réduire les inégalités » et de « placer la France dans les 10 meilleurs systèmes éducatifs mondiaux ». Il est en fait surtout question des enseignants plus que de l’enseignement à proprement parler. Là encore ressurgit la logique managériale du rapport. Les établissements seront évalués afin d’être responsabilisés et les chefs d’établissement auront davantage de “liberté” afin de constituer leur équipe pédagogique.
Un nouveau corps d’enseignants recrutés « sur la base du volontariat » est envisagé. Si leur rémunération sera plus élevée, ce corps pourra « se substituer progressivement à celui de professeur certifié ». À terme, plus de flexibilité pour ce nouveau corps et une mise sous pression des professeurs recrutés par la voie classique. Là encore, le numérique occupe une grande place puisqu’il « constitue une solution temporaire pour assurer des formations de remplacement en cas d’absence d’un enseignant ».
Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, on retrouve la même logique d’évaluation. Augmenter l’autonomie des universités est également suggéré. Cela passe par l’augmentation des « ressources propres » : « davantage recourir aux financements européens » par le biais d’appels à projets, le « transfert du patrimoine immobilier de l’État vers les universités ». Le troisième point est évoqué de manière prudente mais figure dans les préconisations : « lancer une réflexion sur les autres ressources propres susceptibles d’être utilisées, y compris les droits d’inscription à l’université ».
La responsabilisation des individus se fait également ressentir avec la question du chômage. La 10ème proposition s’intitule « mettre le demandeur d’emploi en capacité de construire sa recherche d’emploi ».
“Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?””
Pour la santé, les problèmes mis en avant sont notamment ceux des « délais d’attente », de « l’engorgement des urgences des hôpitaux », le « renoncement aux soins » et « l’épuisement des professionnels ». Ces éléments sont régulièrement pointés du doigt par ceux qui conçoivent les politiques publiques : la durée moyenne de séjour est ainsi un indicateur mondial promu par l’OCDE pour évaluer la performance des systèmes de santé publique.
Concernant les hôpitaux, Nicolas Belorgey montre dans L’hôpital sous pression, enquête sur le « nouveau management public » que le postulat du défaut d’organisation des hôpitaux permet de détourner le regard des ressources qui existent. En ce sens, le rapport Cap 22 part du principe que l’on peut obtenir de meilleurs résultats sans donner davantage de moyens et qu’au contraire des économies sont possibles. Il postule que bien soigner en allant plus vite n’est pas contradictoire, en témoigne le développement suggéré du recours à la médecine ambulatoire.
Les soins des médecins ou infirmiers qui ne seraient pas « inscrits dans un système de coordination entre les acteurs » ne seraient plus remboursés. Le paiement à l’entrée de l’hôpital pour améliorer le recouvrement est également préconisé afin de « simplifier la vie de l’usager ». Une telle mesure fait penser à ce qui se pratique déjà aux États-Unis, où la première question posée aux patients n’est plus “De quoi souffrez-vous ?” mais “Avez-vous votre carte bancaire ?”
Le développement de la télémédecine pour les citoyens vivant dans des déserts médicaux est proposé. À cela s’ajoute un recours accru à la médecine ambulatoire. Au total, les réformes dans le domaine de la santé permettront 55 milliards d’euros d’économies. Les minima sociaux seraient quant à eux regroupés en une « allocation sociale unique ». Les allocations familiales seraient enfin distribuées « sous condition de ressources ».
La justice sera rendue « plus efficace » avec l’instauration d’un « arrêt domiciliaire » comme peine autonome, au lieu de la détention provisoire. L’objectif est là encore de gagner en efficacité en partant du principe qu’il y a une « inadéquation » entre les moyens déployés et les attentes des usagers. Les outils numériques sont un premier moyen de rendre la justice plus efficace. Pour ce qui est de la détention, l’enjeu est de lutter contre la surpopulation carcérale.
“Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent.”
Comme « la construction de nouveaux établissements pénitentiaires demande des délais et des budgets importants », des moyens alternatifs sont envisagés, comme le développement du port du bracelet électronique. En effet, une journée de détention coûte 100 € contre 10 € pour le bracelet. Encore une fois, si la sortie du tout carcéral est une solution régulièrement avancée par des spécialistes, pour des questions de réinsertion notamment, le rapport n’évoque même pas ces enjeux, se cantonnant à une volonté de gagner en efficacité et à économiser.
Le quatrième volet du document s’intitule « éviter les dépenses publiques inutiles ». Cela passe notamment par le renoncement de l’État aux compétences décentralisées. Un nombre important de compétences seront transférées aux intercommunalités et aux régions. L’École constituait le dernier bastion de l’action publique locale et de proximité. Elle serait désormais du ressort des intercommunalités. Il s’agit là de territorialiser l’action publique en donnant une large place aux initiatives et au travail par réseau.
Faire payer directement l’usage de certains services publics deviendrait de plus en plus fréquent. Un péage urbain est proposé dans les métropoles et sera modulé en fonction du niveau de pollution de la voiture.
Rien de nouveau sous le soleil européen
Le rapport oscille entre lieux communs et vieilles propositions déjà portées par Les Républicains notamment. Le pays européen qui est allé le plus loin dans cette dynamique de gestion managériale est la Suède. Il est par exemple passé d’un système étatique centralisé à une décentralisation totale pour faire du personnel éducatif des employés communaux.
“Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président.”
À cela s’ajoute la liberté totale des directeurs d’établissements. Cependant, le pays est aujourd’hui à la traîne dans les évaluations PISA et l’OCDE pointe du doigt la faiblesse du niveau des élèves. En effet, avec la destruction du statut des enseignants, le pays doit faire face à une crise de recrutement de grande ampleur ce qui le contraint à se tourner vers des personnels moins qualifiés comme l’a montré le rapport Improving Schools in Sweden : an OECD Perspective. Ce rapport suggérait notamment un retour vers le national pour mettre en place une stratégie d’amélioration du système scolaire, allant totalement à l’encontre des réformes mises en place depuis les années 1990.
C’est aujourd’hui dans cette direction que s’oriente pourtant la France, plusieurs années après des pays qui ont fait les frais de ces réformes. Cette doxa managériale façonne très largement les orientations et traités communautaires. Ainsi, l’Union européenne induit de telles réformes du fait des valeurs et normes qu’elle véhicule et des contraintes qu’elle est en mesure d’imposer. Les réformes que laissent présager ce rapport, si elles ne sont pas nouvelles, sont encouragées par un contexte plus large soutenu par le président. Les classements comme ceux de l’OCDE ou les études d’Eurostat constituent tant un objectif qu’un prétexte pour le gouvernement. Les transferts de pouvoir que suggèrent ce rapport sont ainsi cohérents avec un projet plus large, dont l’inefficacité et les effets pervers ont déjà été prouvés.
La Loi du marché, Merci patron, Carole Matthieu… les longs-métrages engagés, dénonçant les travers de nos entreprises et du système capitaliste et leurs effets sur les vies humaines, se font de plus en plus nombreux dans le paysage cinématographique français. On ne peut que se réjouir d’une telle mise en lumière d’enjeux politiques fondamentaux par le septième art. Le cinéma pose alors sur la table avec âpreté et sincérité des aspects trop souvent occultés dans le débat public, et c’est tant mieux. Corporate, sorti dans les salles le 5 avril, démarre très bien, grâce à une mise en scène épurée et un casting quasiment irréprochable, mais peine finalement à tenir entièrement son pari.
Corporate annonce la couleur avec son titre. C’est le management, son jargon anglicisant et ses techniques brutales qui sont la cible de la caméra aiguisée du primo-réalisateur Nicolas Silhol. Le scénario de départ est simple mais terrible : poussé à bout par sa responsable des ressources humaines (Céline Sallette, merveilleuse à la fois de dureté et de complexité) qui souhaite “se débarrasser de lui”, un cadre de grande entreprise se suicide sur son lieu de travail. Stupeur, panique puis gêne au siège parisien : surtout, se dégager de toute responsabilité. “On n’a rien à se reprocher”, assène le DRH en titre, campé par un Lambert Wilson aussi charismatique que dépourvu de scrupules. Ici, être “corporate”, c’est, après un bon séminaire de “team building” (qui cache en fait la présentation d’une stratégie pour se débarrasser de certains salariés), être entièrement dévoué à son entreprise.
La première partie du film est à bien des égards réussie. Le réalisateur filme son histoire à la manière d’un véritable thriller psychologique ; on suit la protagoniste, haletante mais tout en contrôle, qui arpente jour et nuit les couloirs de son lieu de travail, cherchant frénétiquement à “sauver sa peau” : elle est directement dans le collimateur d’une inspectrice du travail zélée venue enquêter sur le drame. Alors qu’elle semble peu-à-peu ouvrir les yeux sur le caractère destructeur de la politique RH qu’elle a jusqu’ici menée avec brio (pousser les employés à la démission par diverses techniques leur laissant penser qu’ils sont les seuls maîtres de leur décision), la protagoniste n’en démord pas : elle n’a fait “que son travail”.
C’est ici que réside la réussite indéniable du film, dans la complexité du personnage principal, dont les motivations sont (presque) toujours floues : préserver sa liberté et sa carrière, quitte à entraver ou au contraire encourager l’enquête pour faire tomber sa direction, ou bien lever l’omerta sur les techniques de management de son entreprise, à la manière d’une lanceuse d’alerte ? Cette tension de fond est parfaitement incarnée dans la forme, grâce à un rythme très soutenu et une atmosphère électrique qui prennent pourtant quelques moments de respiration dans les (rares) moments que l’héroïne partage avec son mari et son fils. L’ambivalence du personnage et le conflit intérieur auquel elle fait face sont particulièrement bien illustrés par une très belle scène de flirt conjugal – en forme d’entretien d’embauche – qui tombe à l’eau tant la “killeuse” des ressources humaines est absorbée par la prise de conscience des conséquences de ses actes, certes dictés par sa hiérarchie.
Néanmoins, le film ne tient pas toutes ses promesses. Si la critique de ces techniques de management généralisées et de l’esprit “corporate” est maîtrisée, le réalisateur semble s’éloigner peu-à-peu de son message. On aurait aimé un tableau plus détaillé des relations entre collègues et des rapports de force qui se jouent au siège de l’entreprise, que Nicolas Silhol pose également sa caméra réellement au niveau des salariés. Le parti-pris est de se concentrer sur les ressources humaines ; il est intéressant, mais implique un traitement forcément partiel du sujet. La tournure résolument optimiste que prend le film lors de son dernier tiers est finalement dommageable, elle n’est pas dépourvue d’une certaine naïveté qui nuit au message et à l’esprit “coup de poing” du long-métrage. S’il ne tombe jamais dans la simplicité et le manichéisme, Corporate n’est pas un film sans concession. La dernière partie du film peut ainsi être vue comme celle de l’apaisement, tant dans le rythme que dans l’esprit de la protagoniste, mais elle est malheureusement peu cohérente. Si le film pose les jalons d’une réflexion sur le système managérial responsable des souffrances au travail, il ne va pas au bout de son idée directrice, et c’est dommage.