Les racines de la défaite de la gauche en Catalogne

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Barcelona,_rueda_de_prensa_con_Ada_Colau.jpg
©Ricardo Patiño

Malgré son élection à un nouveau mandat grâce à l’appui polémique de Manuel Valls, les dernières élections municipales à Barcelone ont été une défaite pour Ada Colau et le point culminant d’un désastre pour la gauche catalane. Après une décennie de contestations puissantes du néolibéralisme, les vieux partis ont réaffirmé leur domination. Par Simon Vazquez. Paru initialement sur Jacobin Magazine. Traduit par Nathan Guillemot.

Les lourds revers subis par la gauche dans les élections européennes et locales du 26 mai dernier signent la fin d’une ère politique en Catalogne. Ces résultats décevants ont été le plus emblématiquement représentés par la défaite de la maire de Barcelone Ada Colau. Perdant 4,5 points par rapport à 2015, elle a été dépassée par Ernest Maragall, candidat du parti de la gauche modérée et indépendantiste, la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC).

Tous les signes semblent indiquer que la nouvelle tiendra que sur des concessions majeures faites aux partis unionistes espagnols. Le seul fait qu’un tel accord ait été envisagé souligne un sinistre changement dans le monde politique catalan. Durant la dernière décennie, celui-ci a connu l’émergence de mouvements civiques puissants, galvanisés par les questions sociales et nationales ainsi que par la montée en puissance de la question féministe. Cette période de lutte a été marquée par des temps forts tels que le mouvement des indignados, la généralisation de l’occupation de logements, la montée d’un socialisme municipal,  et les manifestations de plusieurs millions de catalans pour l’indépendance, qui ont conduit au référendum du 1er octobre 2017.

Le triomphe des partis de l’establishment aux élections du 26 mai a fourni la pleine démonstration que cette période d’espérance est terminée. La fenêtre d’opportunité s’est refermée dans un bruit presque assourdissant. Les revers encore plus importants subis par la gauche dans toute l’Espagne et en Europe compliquent encore les choses. La gauche catalane a besoin d’une réflexion longue et sans tabou sur les causes de cet échec. Sans cela, la période difficile qui se présente devant elle ne sera rien de moins qu’une longue traversée du désert.

La défaite

En regardant de plus près les résultats de ces élections, on s’aperçoit de la profondeur du retour en force des partis de l’establishment. Dans les élections locales, la victoire dans plupart des municipalités catalanes revient à l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), un parti social-démocrate et indépendantiste, qui affiche souvent sa proximité avec le centre libéral. L’ERC, le plus vieux parti catalan, a rassemblé à cette occasion 23,5 % des votes exprimés en Catalogne, et est arrivé premier dans des villes majeures comme Barcelone et Lleida, et ce pour la première fois depuis la République espagnole, avant la dictature franquiste.

À la seconde place s’est hissé, tel un phœnix, le Partit dels Socialistes de Catalunya (PSC), l’aile catalane du parti de centre-gauche du premier ministre Pedro Sánchez, le PSOE. Celui-ci a réussi à reprendre une large partie du vote unioniste espagnol, qui s’était pourtant reporté sur le parti de centre-droit Ciudadanos aux dernières élections catalanes. La résurgence du PSC inclut des victoires dans cinq des dix plus grandes villes de Catalogne, et une amélioration forte de son score dans les grandes villes comme Barcelone. Son appel à l’unité espagnole, au « calme », à la « stabilité » avec le gouvernement de Sánchez, ainsi que son succès à l’élection générale espagnole du 28 avril dernier, ont participé à cette avance inattendue.

Junts per Catalunya – toujours mené depuis Bruxelles par son président en exil Carles Puigdemont – n’est arrivé que troisième en termes de votes, même si grâce à ses succès dans les petites villes il a obtenu le plus grand nombre de conseils municipaux. Ce parti correspond à l’espace politique auparavant occupé par le parti autonomiste catalan Convergència i Unió, qui jusqu’à il y a peu était le représentant politique principal de la bourgeoisie catalane. En plus de ratisser les voix dans les petites villes, ce parti de centre-droit a remporté Girone, dont Puigdemont a déjà été maire. Rassemblant une large partie de l’électorat nationaliste et localiste catalan, il a montré sa capacité à résister au vent pro-ERC qui soufflait ces derniers mois.

Au bout du compte, les grands perdants de cette configuration d’ensemble furent les partis de gauche. Catalunya en Comú, la coalition de gauche qui inclue Iniciativa per Catalunya (l’ancien parti communiste), Podem, Esquerra Unida i Alternativa (équivalente à l’Izquierda Unida espagnole) et des indépendants, a failli perdre le contrôle de Barcelone. La coalition a aussi perdu treize des vingt mairies qu’elle avait gagnées en 2015, 111 conseillers municipaux, et plus de 50 000 électeurs.

On observe un recul similaire pour la gauche radicale pro-indépendance, la Candidatura d’Unitat Popular (CUP) qui a perdu 50 000 électeurs et 47 conseillers municipaux. Elle a remporté 16 mairies, deux de plus qu’en 2015, mais a perdu des conseillers dans des villes clés comme Barcelone et Lleida, ainsi que dans d’autres grandes villes comme Terrassa et Mataró, et n’est plus présente dans les institutions provinciales telle que la députation provinciale de Barcelone.

Plus rassurant, les forces de la droite chauvine espagnole ont montré qu’elles n’étaient ni capables de produire autre chose qu’un discours nationaliste, ni d’obtenir du soutien quand il s’agit de promouvoir des politiques locales. Ainsi, Ciudadanos, le Partido Popular conservateur et Vox d’extrême droite ont rassemblé ensemble à peine 10 % des voix en Catalogne.

Alors qu’à l’occasion des élections au parlement catalan, Ciudadanos était arrivé en tête devant les autres partis, rassemblant le vote unioniste espagnol, le parti n’a remporté aucune mairie et a fait élire seulement 246 conseillers (moins que la CUP anticapitaliste), en dépit du fait que le PP n’a obtenu que 4 maires (3 sans certitude) et 67 conseillers. Vox n’a fait élire que 3 conseillers, son message raciste tombant à plat dans une région où beaucoup d’habitants ont des parents issus de l’immigration.

L’événement le plus frappant reste la perte de vitesse de Ciudadanos : si le 21 décembre le parti remporte les élections catalanes avec 1,1 million de voix, à l’élection générale du 28 avril il n’en rassemble plus que 477 000 dans la région, et le 26 mai seulement 300 000 aux élections européennes et 180 000 aux élections locales. Sa ligne anti-catalane dure et persistante semble lui avoir aliéné son électorat le plus modéré.

La gauche : en bas à droite

Dans les bars en Catalogne et en Espagne, les toilettes se trouvent souvent « en bas à droite ». En 2011, un slogan plein d’esprit du mouvement des indignados de la Plaza Catalunya suggérait que la gauche politique pourrait se trouver dans une position similaire. Pourtant, si les partis et coalitions catalans à la gauche du PSC s’identifiaient alors aux indignados, aujourd’hui ce sont eux qui se retrouvent « en bas à droite ». Les chiffres absolus de l’élection du 26 mai sont mauvais, mais pas aussi mauvais que le symbole que représente la perte des mairies de villes comme Badalone et Cerdanyola.

Ces municipalités, auparavant dans les mains de la gauche, sont les endroits où est concentrée une grande partie de la classe ouvrière catalane. Ces défaites ont ainsi produit une onde de choc étendue à tous les partis de la gauche organisée, ainsi qu’au milieu activiste et militant plus généralement.

Le reste de l’Espagne n’a pas vraiment apporté de réconfort : la coalition Unidas Podemos a perdu 6 des 7 villes qu’elle contrôlait, dont Madrid. La seule exception à l’échelle nationale a été le très bon résultat d’EH Bildu, la coalition indépendantiste de la gauche basque.

Chercher une porte de sortie

Si nous voulons faire face à l’offensive rampante de la droite et, peut-être surtout, à la menace représentée par la sociale-démocratie néolibérale (représentée par l’ERC et le PSC) nous devons comprendre pourquoi la gauche a connu un tel effondrement.

En premier lieu, il faut constater l’épuisement du cycle de mobilisations commencé en 2008 avec le combat contre le processus de Bologne (un ensemble de mesures européennes qui poussaient à la privatisation de l’enseignement supérieur) et poursuivi à travers le mouvement des indignados démarré en 2011, le combat contre la saisie de maisons en 2012-2014, et le processus d’indépendance de 2012-2019.

D’autre part, et bien que les conditions de vie et les niveaux d’exploitation semblent s’aggraver pour un nombre croissant de gens, il y a aussi une sorte d’illusion collective d’un retour à la stabilité une fois le pire de la crise passé. Ce sentiment, en parallèle de l’affaiblissement des luttes sociales, a produit un électorat plus conformiste. Le processus d’indépendance a par ailleurs engendré des anticorps parmi les franges de la population qui soutiennent le maintien du « régime de 1978 », l’ordre institutionnel hérité de la transition à la démocratie post-franquisme. Au même moment une sorte de classe moyenne rentière est montée en puissance, liée au tourisme et à la propriété. Par ailleurs, une proportion de plus en plus large de travailleurs (en particulier les migrants) tombe dans une forme de paupérisation hautement atomisée, les nouvelles relations de travail (comme l’Ubérisation représentée par les applications de livraison de nourriture ou de transport de particuliers) rendent plus difficiles l’organisation sur des bases de classe. Et même dans les cas où ce prolétariat urbain adopte de nouvelles formes d’organisations, il est totalement indifférent au calendrier électoral et aux partis de gauche.

Que (ne pas) faire ?

Depuis leur percée électorale en 2015, les gouvernements progressistes locaux en Catalogne ont fait beaucoup de bonnes choses. Des progrès ont été faits en termes de droits sociaux, de droits LGBTQI, d’entreprises municipalisées, etc. Pourtant, ces gains devraient aussi être mis en balance avec ce qui n’a pas marché ou ce qui a produit des tensions réduisant la marge de manœuvre de la gauche (et cela dans l’espace politique déjà ténu où l’on peut envisager la possibilité d’un programme de gauche dans un système capitaliste).

Quand les municipalités de gauche ont pris leurs fonctions dans les principales villes de l’agglomération barcelonaise, elles ont attiré un grand nombre de cadres politiques issus des mouvements sociaux et les ont intégrés dans leurs gouvernements.

L’utilisation de ces cadres militants a toutefois considérablement affaibli les mouvements, et a complexifié la collaboration des gouvernements locaux et des mouvements sociaux. Par ailleurs, alors que ces cadres étaient absorbés par les dynamiques et contraintes propres à l’administration, ils furent entraînés dans un conflit avec les espaces dans lesquels ils étaient jusque-là actifs comme militants.

Durant ces années, à Barcelone en particulier, la gauche a souffert des médias contrôlés par la droite, qui diffusaient bruyamment les moments de conflit (la lutte contre la vente à la sauvette par des migrants, ou les problèmes d’insécurité dans le centre de Barcelone). Par ailleurs, les réponses de la municipalité à d’autres problèmes importants auxquels elle a consacré beaucoup d’efforts – sur la question du logement par exemple – furent perçues comme faibles.

Malgré ses progrès électoraux, la gauche n’est pas parvenue à produire de nouveaux moyens de communication et de propagande capables de concurrencer les médias de masse, et d’imposer ses idées. Elle n’a pas non plus été capable de créer un faisceau de lieux de contre-pouvoir dotés d’une approche conflictuelle capable de poser les bases d’une résistance pour la période à venir.

​Le fantomatique PSC

Dans le même temps, la nécessité pour la gauche de former des accords avec d’autres forces a contribué à démobiliser sa propre base. Les pactes avec des forces comme le PSC (la version unioniste et sociale-libérale de la sociale-démocratie) ou l’ERC (la même, mais indépendantiste) ont dans de nombreux cas freiné les avancées sociales.

Pire, cela a donné l’impression aux électeurs que les forces qui dirigeaient réellement les gouvernements locaux menés par la gauche radicale étaient les partis les plus modérés, déjà familiers de la gestion capitaliste des institutions. De tels accords, contribuant à redorer l’image du social-libéralisme, ont amené une large part des classes populaires à voir des forces comme le PSC ou l’ERC comme des dirigeants plus compétents et fiables.

Ce blanchiment du social-libéralisme par la gauche a offert au PSC et à l’ERC un tremplin de choix pour diffuser leur message aux niveaux régional et national. Dans le même temps, la tiédeur idéologique de l’ensemble des campagnes à gauche n’a pas aidé les électeurs à établir une différence entre les deux forces. Quand Pablo Iglesias insistait depuis Madrid sur le fait que Podemos était le soutien nécessaire d’un gouvernement du PSOE, en ne formulant presque aucune critique de ce dernier, il est logique que beaucoup de gens aient finalement préféré l’original à la copie.

La vieille taupe : les questions nationales

Il y a cependant en Catalogne un autre problème important. En effet, la question nationale est un peu comme la vieille taupe décrite par Karl Marx, se terrant constamment seulement pour sortir de temps en temps sa tête. Les électeurs, du côté indépendantiste comme du côté unioniste, semblent fatigués de ce casse-tête jamais résolu, et se sont tournés en conséquence vers des forces qui adoptent des positions plus modérées. C’est ce qui a permis à l’ERC et au PSC de devenir hégémoniques dans leur camp.

Malgré cet état de fait, la posture de Catalunya en Comú – à mi-chemin des deux camps – n’a fait que l’affaiblir, générant des tensions constantes entre les différentes factions internes. Cela a mené au départ de Sobiranistes – la frange la plus à gauche, pro auto-détermination de la coalition – en faveur de l’ERC, et la coalition a aussi perdu des électeurs dans les deux camps sur la question nationale.

Nous avons jusqu’à présent peu parlé de la CUP, anticapitaliste et indépendantiste. C’est la formation politique qui a fait le plus sensation dans le cycle précédent, en imposant le référendum d’auto-détermination du 1 octobre 2017 et, dans beaucoup de cas, en tirant les politiques d’Ada Colau vers la gauche. Un de ses slogans de campagne résumait assez justement cette configuration : « Quand la CUP est dans le coin, les choses bougent ». Il semble pourtant que cette réputation de force motrice se soit aujourd’hui largement dissipée.

La quasi-absence de gouvernance stratégique, la peur de changer de position, et un modèle organisationnel qui demande beaucoup d’énergie en interne avant de pouvoir agir, semblent avoir abîmé la confiance d’une large part de l’électorat de la CUP. Une partie de son ancienne base est sans aucun doute allée à l’ERC, mais on peut aussi envisager que la partie la plus militante n’ait pas voté du tout. La CUP a par ailleurs été frappée de plein fouet par son absence aux élections générales du 28 avril. Cela a contribué à donner l’impression que celle-ci n’était pas disposée à intervenir politiquement, à accepter des contradictions et à agir en dehors de sa zone de confort.

Mais plus concrètement, la CUP a aussi souffert de sa rhétorique radicale, qui a créé des incompréhensions au sein de sa base sociale. Cela saute aux yeux quand on observe son approche maximaliste de la question de la municipalisation de certaines entreprises, et n’offrant aucune réponse intelligente ou concrète aux hésitations de Colau. En effet, il semble qu’un des facteurs clé du recul de la CUP ait été son discours hautement idéologisé, manquant soit d’une capacité d’éducation politique de ses électeurs, soit de solutions techniques aux problèmes concrets. Dans les contextes locaux où la CUP a fait plus d’efforts pour écouter les revendications des électeurs et s’enraciner dans une frange plus large de la société, elle a réalisé de meilleurs résultats électoraux qu’au niveau global.

Pourtant, jusque dans sa propre présentation médiatique, la CUP tendait à se placer dans une position subalterne à d’autres forces politiques, comme si son rôle se limitait à être un aimant attirant les autres partis vers la gauche. En ne s’appuyant pas sur un programme d’alternative claire et concrète, elle a subi le même sort que Catalunya en Comú, les gens ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie.

Le besoin de catharsis

Pour faire face aux défis qui l’attend, la gauche doit être capable de prendre un temps d’arrêt et de retrouver sa capacité d’écoute, en faisant son propre examen de conscience afin de se reconnecter aux demandes de la majorité de la société – il s’agit de retrouver une ligne de conduite plus populaire et moins « institutionnelle ». La tâche principale est de construire un espace politique qui soit enraciné dans le peuple sans se limiter à un populisme de surface, et qui constitue un discours de conquête de la majorité, tout en intégrant la défense des minorités. Il s’agit de refonder une gauche qui soit capable de construire son hégémonie culturelle sans abandonner l’héritage des luttes sociales. Une gauche capable d’établir un leadership, et de se fédérer institutionnellement, mais aussi de rassembler une solide base sociale. Enfin et surtout, la gauche doit élaborer des stratégies politiques qui fonctionnent en même temps à l’intérieur et en dehors des institutions. Elle doit opérer efficacement dans les médias de masse, être également capable de construire ses propres espaces d’expression alternatifs ; s’engager là où les classes populaires se trouvent réellement, plutôt que de se rétracter sur les classes moyennes et préférer le langage du peuple à celui des universitaires. Tout cela ressemble à une douloureuse et pourtant nécessaire catharsis.

Quand le clan Valls déverse sa haine de classe sur les électeurs de Farida Amrani (France Insoumise)

© Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

Suite à l’élection contestée de Manuel Valls dans la première circonscription de l’Essonne, l’ancien premier ministre et ses soutiens n’ont eu de cesse de dénoncer dans les médias « la campagne de haine » qu’aurait menée Farida Amrani, la candidate investie par la France Insoumise, à son encontre. A les écouter, les électeurs-type de sa concurrente seraient des délinquants stupides, brutaux, haineux, violents voire antisémites et islamistes. C’est en tout cas le portrait-robot qu’ils dressent, en reprenant les pires préjugés de classe à l’égard des habitants des quartiers populaires. L’accusation de compromission avec “l’Islam politique voire avec les islamistes” ne manque en tout cas pas de sel puisque Manuel Valls, sur ce sujet, est loin de pouvoir montrer patte blanche …

Manuel Valls, apôtre du blairisme, de la troisième voie, du social-libéralisme ou du libéralisme tout court, premier ministre de « gauche » qui déclarait sa flamme au grand patronat dans toutes les langues et sous tous les toits de Paris, Londres ou Berlin, est l’homme qu’on ne présente plus mais qui continue à se présenter. Candidat malheureux aux primaires du PS, rallié à Macron dès le premier tour, il cherche à obtenir l’investiture LREM puis PS mais n’obtient aucune des deux pour se présenter aux élections législatives dans la 1ère circonscription de l’Essonne dont il était le député de 2002 à 2012.  Lot de consolation : ni LREM ni le PS n’investissent de candidat face à lui. Le voilà donc candidat estampillé Divers Gauche « majorité présidentielle », En Marche pour un nouveau mandat. Face à lui, on ne dénombre pas moins de 22 candidats parmi lesquels Farida Amrani, soutenue par la France Insoumise.

Forts de leur ancrage local et de la dynamique présidentielle de Jean-Luc Mélenchon arrivé largement en tête sur la circonscription, Farida Amrani, ancienne candidate aux élections municipales d’Evry et son suppléant Ulysse Rabaté, conseiller municipal d’opposition dans la ville voisine de Corbeil-Essonnes et candidat aux législatives de 2012, mènent, loin des caméras, une campagne de terrain tambour battant et s’avèrent être de sérieux concurrents pour le député sortant. Un sondage réalisé avant le premier tour donne en effet Manuel Valls et Farida Amrani au coude-à-coude au second tour. Manuel Valls remporte l’élection d’une centaine de voix mais Farida Amrani ne reconnait pas le résultat et dépose finalement un recours auprès du conseil constitutionnel.

La cour et la plèbe

La soirée du second tour a donné lieu à des scènes de confusion et d’extrême tension à la mairie d’Evry comme l’a notamment relaté une équipe de Quotidien présente sur place. Manuel Valls, retranché dans la mairie qu’il a dirigée de 2001 à 2012 et entouré de ses soutiens qui comptent notamment l’actuel maire d’Evry, proche d’entre les proches et ami intime de l’impétrant, déclare sa victoire tandis que les policiers municipaux repoussent énergiquement les soutiens de la candidate de la FI à l’entrée de l’édifice. Cette dernière, flanquée de son suppléant et de ses militants, déclare dans la foulée qu’elle revendique la victoire et qu’elle souhaite un recompte des voix.

Classe laborieuse, classe dangereuse

Dans les jours qui suivent, alors que Farida Amrani et ses avocats préparent un recours devant le conseil constitutionnel, Manuel Valls et ses soutiens tant politiques que médiatiques s’emploieront à bestialiser Farida Amrani, ses militants et ses électeurs en dénonçant la « campagne de haine » que ces derniers auraient menée contre le vertueux et très républicain citoyen Valls. Les chevaliers blancs de Valls dénoncent la « haine » de la part de la France Insoumise, en déversant au passage leur propre haine de classe sans aucune retenue. En effet, les arguments et les termes employés par certains défenseurs de Valls relèvent d’un véritable mépris de classe, dans la plus pure tradition de l’animalisation et de la diabolisation des classes populaires de la part de la bonne société. Rappelons que le vote FI dans une circonscription comme celle-ci est un vote de classe ; c’est principalement celui des quartiers populaires.

Ainsi, dans une tribune intitulée «  Ce que révèle l’inquiétante soirée électorale à Evry »,  publiée par Le Figaro, propriété de Serge Dassault, l’ancien sénateur-maire de Corbeil-Essonnes qui a apporté un soutien appuyé à Valls pour cette élection, l’essayiste et ex-élue PS Céline Pina vole au secours de Manuel Valls et tente de laver l’honneur de son champion. On peut notamment lire, sous sa plume que « si l’idéal du barbare peut être l’homme fruste, violent et sans limite, réduit à ses besoins et ses appétits, l’idéal du citoyen réclame, lui, hauteur de vue, empathie et tenue. Sans capacité à s’empêcher et à s’élever, c’est la bête humaine qui prend toute sa place et elle a le visage de la bêtise et de la brutalité. » Il n’est point besoin ici de faire une explication de texte tant l’animalisation des électeurs de Farida Amrani y est explicite et littérale. Céline Pina poursuit : « Et c’est d’ailleurs ce qui s’est passé à Évry, en cette soirée de second tour des législatives. Voir des caïds, dont il serait intéressant de savoir si beaucoup d’entre eux ont voté, contester un scrutin à coups de poing devrait faire rougir de honte la candidate de la France insoumise. » Elle ajoute plus loin, toujours à propos de Farida Amrani, qu’ « avoir dans son entourage pas mal de casseurs potentiels mais pas d’assesseurs mobilisables n’est pas un bon signe quand on croit en la démocratie. » Les « adeptes » de la France Insoumise, comme Céline Pina les nomme, sont donc tout bonnement accusés d’être des caïds et des casseurs potentiels. A moins que Madame Pina ait accès par on ne sait quel miracle aux casiers judiciaires des personnes présentes à l’entrée de la mairie d’Evry, ces accusations sont entièrement gratuites et relèvent de la stigmatisation pure et simple et du bon vieux “délit de sale gueule” à l’encontre des habitants des quartiers populaires.

La rengaine de « la classe laborieuse, classe dangereuse » ne date pas d’hier. Les similitudes entre les allégations de Madame Pina et les propos tenus par certains représentants de la bourgeoisie du XIXème siècle contre les communards sont, à cet égard, saisissantes. Jules Favre, le ministre des affaires étrangères de l’époque, dans une circulaire diplomatique, écrivait que « les vieux codes barbares sont dépassés par le banditisme qui, sous le nom de Commune, se donne carrière à Paris » tandis que le poète Leconte de Lisle déclarait : « La Commune ? Ce fut la ligue de tous les déclassés, de tous les incapables, de tous les envieux, de tous les assassins, de tous les voleurs. »

Il est intéressant enfin de noter que Céline Pina établit un parallèle entre la soirée électorale d’Evry et l’épisode de la « chemise déchirée » d’Air France, autre événement qui avait déchaîné un flot ininterrompu de haine de classe dans les médias de masse.

Accusations d’islamogauchisme et soupçons d’antisémitisme

Quelques jours après l’élection, Manuel Valls déclare à Christine Angot dans les colonnes de Libération que « la France insoumise se compromet avec l’islam politique, voire avec les islamistes. » () sans avancer la moindre de preuve d’une telle affirmation. La directrice de La Revue des deux mondes, Valérie Toranian, abonde dans ce sens en évoquant l’islamo-gauchisme, sur le plateau de BFMTV, le 27 juin 2017 : « La violence de la haine contre Manuel Vals me donnerait plutôt envie de dire : “Ça suffit ! Trop c’est trop !” Autant d’acharnement, qui vient souvent-toujours des réseaux sociaux, des islamo-gauchistes… » . Céline Pina n’est pas en reste non plus dans sa tribune : « Ajoutons à cela qu’à Évry comme ailleurs, entre vision clientéliste du rapport au politique, montée en puissance de l’idéologie islamiste dans les esprits et replis identitaires, la victimisation est devenue une deuxième identité dans les quartiers et elle justifie tous les débordements et tous les refus de respecter la règle. »

Pourtant, le programme « L’avenir en commun » de la France Insoumise est clair et sans appel en la matière puisqu’il appelle à « combattre tous les communautarismes et l’usage politique de la religion ». De la même manière, aucune prise de position ou déclaration connue de Farida Amrani qui se présente avant tout comme une citoyenne, parent d’élève et syndicaliste ne laisse présager une quelconque complaisance avec l’islam politique. Rien ne justifie donc de telles allégations mais, dans un climat d’amalgames ambiants, personne ne semble demander aux vallsistes d’étayer des preuves de ce qu’ils avancent. Manuel Valls réitère ses propos sur le plateau de BFMTV le 4 juillet 2017 en répondant à Jean Jacques Bourdin qui lui demande s’il y a compromission entre la France Insoumise et les islamistes : « Oui, souvent, je l’ai vu en tout cas sur le terrain, en tout cas, un déni de refus d’un certain nombre de soutiens. Nous l’avons vu au cours de cette campagne. » sans que son contradicteur n’y trouve rien à redire. En raison de l’ampleur de la matrice médiatique, la charge de la preuve s’inverserait même : c’est à Farida Amrani qu’il reviendrait maintenant de se justifier, de montrer patte blanche et de prouver sa bonne foi au sens propre comme au sens figuré.

Pour compléter le tableau, Manuel Valls rajoute le soupçon de l’antisémitisme. Dans le même entretien à Libération, Manuel Valls déplore le fait que Farida Amrani « n’a rien dit » quand Dieudonné, candidat dans la circonscription battu, a appelé à voter pour elle au second tour. Il enfonce le clou : « C’est presque un angle mort. Comme on est du côté des plus faibles, on dit “ce sont des victimes”, on croit qu’il faut se mettre de leur côté, et on prend les voix. On est mal à l’aise, et on se retrouve à légitimer Dieudonné. » Même son de cloche et mêmes insinuations chez la journaliste Judith Waintraub (Figaro) qui estime sur BFMTV  qu’« il avait contre lui une coalition de mélenchonistes et de dieudonnistes. ». Les candidats qualifiés au second tour ne peuvent pas être tenus pour responsables des soutiens qu’ils engrangent à moins qu’ils les aient sollicités ou qu’ils les revendiquent par la suite. Ce n’est pas le cas de Farida Amrani en ce qui concerne Dieudonné. Peut-être Manuel Valls aurait-il apprécié que celle-ci appelle les électeurs de Dieudonné à ne pas voter pour elle, ce qui n’a aucun sens électoral. Dans un scrutin, chaque voix compte surtout lorsque le résultat s’annonce aussi serré. Manuel Valls le sait très bien et, d’ailleurs, il n’a rien dit non plus lorsque Serge Dassault, l’ancien sénateur-maire de Corbeil-Essonnes, vendeur d’armes de père en fils, condamné à 5 ans d’inéligibilité pour avoir caché des dizaine de millions d’euros au fisc et actuellement mis en examen pour achats de votes, lui a apporté son soutien.

Du reste, chez Manuel Valls, la dénonciation de l’islam politique est à géométrie variable. En effet, c’est sous son gouvernement que la France a remis la légion d’honneur à Mohammed Ben Nayef al Saoud, prince-héritier et ministre de l’intérieur d’Arabie Saoudite. C’est Manuel Valls qui s’enorgueillissait d’annoncer la signature de 10 milliards d’euros de contrats avec Riyad et qui ne trouvait pas indécent de faire des affaires avec l’Arabie Saoudite au nom de la défense de l’économie, de l’industrie et des emplois en France. En 2015, c’est bien son gouvernement qui a conclu avec le Qatar, une vente de 24 rafales  produits … par le Groupe Dassault. Le monde des puissants est petit et ne soucie guère de l’islam politique en son sein. La solidarité de classe dont ils font preuve n’a en revanche d’égal que leur mépris de classe à l’égard des habitants des quartiers populaires.

Crédits photo :© Claude Truong-Ngoc / Wikimedia Commons. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.