Présidentielles au Chili : « Gabriel Boric s’apprête à transformer le pays » – Entretien avec Daniel Jadue

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Daniel Jadue © Marielisa Vargas

Ce dimanche 21 novembre, les Chiliens ont voté au premier tour de leurs élections générales. En tête du scrutin, Jose Antonio Kast, candidat ultralibéral ouvertement nostalgique du régime de Pinochet. Il est talonné de près par Gabriel Boric, porteur d’un agenda de rupture avec le statu quo économique et social qui domine le Chili depuis des décennies. Nous avons interviewé Daniel Jadue, candidat communiste longtemps favori à gauche mais défait par Gabriel Boric lors des primaires. Il revient sur les enjeux de cette campagne pour Le Vent Se Lève. Entretien réalisé par Pierre Lebert et Keïsha Corantin.

LVSL Le Parti communiste a été très actif pendant la campagne du candidat Gabriel Boric. Le parti a notamment insisté sur le fait qu’il veillerait à ce que le programme soit respecté. Vous sentez-vous préoccupé par la possibilité d’un accord plus large entre Gabriel Boric et d’autres forces de gauche qui pourrait affecter le programme actuel à l’approche du second tour ?

Daniel Jadue – En effet, nous avons participé très activement à l’ensemble de la campagne. Il est bon de noter qu’avant la primaire, les programmes avaient un pourcentage élevé de similitudes, puisque les deux proviennent des mêmes revendications, concrétisées le 18 octobre 2019 [ndlr : Le 18 octobre 2019 les étudiants descendent dans la rue pour protester contre l’augmentation du prix du ticket de métro, marquant le début du mouvement social au Chili]. Au-delà des différences de rythmes et de profondeur, dans l’idée générale, je pense qu’il y avait 70 % de convergence.

Après la primaire, il y a eu un travail commun pour arriver à un programme qui soit globalement convergent à plus de 90 %. C’est pourquoi le programme « Apruebo Dignidad » [ndlr : « Je suis pour la dignité », nom de la coalition de gauche] est en grande partie le même que celui que le Parti communiste avait proposé pour notre candidature et nous pensons que ces programmes doivent être appliqués. Il ne s’agit pas de devoir assurer une exécution au pied de la lettre du programme, mais d’être garant de la volonté constante de le réaliser, depuis le premier jusqu’au dernier jour de notre gouvernement.

Nous n’avons pas peur de débattre avec toutes les forces politiques. Lors des précédentes élections présidentielles, le Parti Communiste avait déjà entrepris des discussions au second tour, soutenant toujours des candidats venant d’autres partis. Cela avait permis l’incorporation des éléments centraux de notre programme.

Nous sommes donc disposés à ce que les autres forces politiques nous indiquent quelles seraient les ajouts au programme qui leur permettraient de contribuer à l’appel au vote, ainsi nous pourrions discuter de la possibilité d’intégrer au futur gouvernement ceux qui auraient le plus de convergences. Voilà des négociations que va devoir diriger Gabriel Boris après le premier tour de ce dimanche.

LVSL – Les derniers sondages indiquent un second tour entre Gabriel Boric et José Antonio Kast, le candidat d’extrême droite défenseur de la dictature de Pinochet. Dans un Chili de tradition conservatrice, ce dernier exprime la réaction d’une frange de la population qui s’oppose aux revendications du mouvement social, et profite de la perte de crédibilité du candidat de droite Sebastian Sichel, dauphin du président sortant éclaboussé par des affaires de corruption. Qui sont les électeurs de Kast ? Pensez-vous que cette polarisation de la société chilienne sera un obstacle pour la mise en place des réformes ?

D. J. – Tout d’abord, je ne crois pas aux sondages. Les sondages chiliens ne sont plus fiables depuis de nombreuses années. La priorité accordée à la rentabilité sur la qualité technique de l’enquête a fait qu’ils adoptent tous aujourd’hui des méthodologies douteuses. Je ne pense pas que Kast aura les résultats que les sondages lui prédisent. Aujourd’hui, toutes les enquêtes d’opinion sont réalisées en ligne, et cela représente un biais évident car seuls ceux qui ont accès à Internet y participent. Dans notre pays, l’accès à Internet est étroitement corrélé à la classe sociale. Je pense donc que les résultats de Kast seront bien inférieurs. Il est possible qu’il n’arrive pas au second tour.

Ce que révèlent les sondages, ce n’est pas que les soutiens de Kast augmentent, mais que, dans la mesure où le candidat de la droite Sébastien Sichel dégringole, ceux qui arrêtent de croire en lui se replient sur la candidature de l’extrême droite, la seule à défendre leurs intérêts et privilèges. Lors de cette élection, les deux candidats de droite ne devraient pas dépasser les 40 %. Par conséquent, au second tour, le candidat du camp des réformes s’approchera au moins d’un 60 %.

LVSL – Les élections de mai pour la formation de la Convention constitutionnelle ont surpris à deux égards : le score relativement fort des candidats indépendants et la haute abstention. Ces dernières années, l’abstention a été largement analysée comme le reflet d’une méfiance du peuple envers les élites et les institutions politiques. Au Chili cependant, le mouvement social a donné lieu à l’émergence de nouvelles figures, comme le montre le poids des candidats indépendants élus dans la Convention constitutionnelle. Malgré ce renouveau et dans cette période historique d’émulation politique, comment expliquez-vous une abstention aussi élevée ?

D. J. – Je crois qu’elle n’est pas seulement synonyme de méfiance, elle est aussi synonyme d’absence de contrat social, c’est-à-dire d’une relation adéquate entre la société et l’État. La participation au scrutin fait partie d’une transaction, d’un contrat où l’État protège la citoyenneté en échange de loyauté et d’impôts. Quand l’État n’offre aucune protection, il est difficile d’attendre en retour de la loyauté et des impôts. On ne peut trouver de logique à ce qu’un tel État demande votre participation lors des élections. Donc, je pense que pour le moment, il n’y a aucun antécédent concret dans l’évolution du Chili qui nous permette de nous attendre à une augmentation de la participation.

LVSL – Le rapport du Parti communiste avec Gabriel Boric a été un peu tendu ces dernières semaines, particulièrement en ce qui concerne les contextes cubain, vénézuélien et nicaraguayen. Quelle politique extérieure imaginez-vous pour un possible gouvernement dans lequel participera le Parti communiste ? Quel chemin prendre pour éventuellement consolider l’intégration régionale ?

D. J. – Quand il y a violations des droits humains n’importe où dans le monde, nous le condamnons. La tension se situe plutôt là où l’on est disposé à aller quant à l’intervention dans les affaires internes des autres États ; si l’on doit, ou non, appeler à invalider les élections d’un pays qui est géré par ses propres lois. Par exemple, personne n’aurait pensé à invalider l’élection qui a porté Bolsonaro au pouvoir au Brésil car Lula était en prison selon les lois brésiliennes, ce qui lui empêchait d’être candidat. Personne n’a jamais dit, en Amérique latine, qu’ayant mis Lula en prison avant l’élection, le Brésil avait cessé d’être une démocratie ou que l’élection pouvait être invalidée.

Le double standard explique ces tensions internes. Nous attendons que le futur gouvernement désidéologise les relations internationales et qu’il encourage la mise en œuvre et le respect des droits humains dans le monde entier, mais que ceci se fasse d’une manière absolument transversale. Qu’il respecte en outre le droit international et ne se plie pas devant n’importe quelle tentative d’intervention étrangère et, moins encore, à la politique extérieure américaine qui a fait tant de tort dans le monde. Il faut promouvoir des relations internationales désidéologisés, qui font primer le multilatéralisme et se refusent à l’adoption de sanctions unilatérales, pour permettre au monde de résoudre les problèmes par la voie pacifique et le dialogue.

Je suis partisan de l’intégration latino-américaine. Je crois que la dynamique mondiale est allée vers une consolidation des blocs régionaux qui permettent une meilleure insertion dans un monde global très compétitif. Si le Chili ne s’associe pas avec ses voisins, il lui sera très difficile de s’imposer dans le cadre de cette économie globale.

LVSL – Le Chili est l’une des économies les plus extraverties du monde. Il a signé de nombreux traités de libre-échange. À gauche, la révision de ces accords a été sujette à débat lors de la campagne. Vous soutiendriez une renégociation de certains traités ?

D. J. – Gabriel Boric et moi sommes d’accord sur les mêmes points. Tous les traités peuvent être révisés, aucun n’est gravé dans le marbre. L’idée est de renégocier les éléments qui feraient obstacle au programme « Apruebo Dignidad » : je pense à la deuxième phase du modèle exportateur, aux programmes d’industrialisation verte… [ndlr : par deuxième phase est entendue l’orientation progressive vers des produits à plus forte valeur ajoutée et à plus fort contenu technologique afin de prendre position sur des segments dynamiques du commerce international.]. Les traités de libre-échange ont des aspects négatifs, ils sont à l’origine d’une désindustrialisation précoce du modèle de production chilien. Je suis d’avis qu’il faille les réviser et l’équipe économique de Gabriel Boric a la même conviction. Il ne s’agit pas de fermer le pays ou d’arrêter les échanges, mais de faire en sorte que ces échanges soient mutuellement favorables pour toutes les parties. Ce n’est pas le cas actuellement.

LVSL – La situation des Mapuche en Araucanie est critique et a empiré depuis la militarisation de la région par le gouvernement de Sebastián Piñera. Vous êtes pour l’autodétermination du peuple mapuche. Selon vous, quelle est la meilleure manière de sortir de ce conflit ?

D. J. – Je suis partisan de l’autodétermination des peuples n’importe où dans le monde et pas seulement dans le cadre de l’État national comme instrument de domination de classe. Car beaucoup de personnes parlent d’autodétermination des peuples mais dans le cadre stricte de l’État national. Je pense à la situation de la Catalogne, des Arméniens, des Kurdes… où l’on rencontre desdits partisans de l’autodétermination des peuples, pourvu que leurs États nationaux ne s’en trouvent pas affectés.

Je crois que l’autodétermination des peuples est une valeur universelle absolue qui ne peut être restreinte par l’État national. Or – et c’est une conviction personnelle que je n’impose à personne – dans le monde actuel il n’existe aucun État national, tous les États sont plurinationaux, tous les États sont interculturels et tous les États sont plurilingues.

La seule solution, pour le sud du Chili, est le début d’un chemin vers la formation d’un État plurinational, interculturel et plurilingue. Cela implique de cesser de rendre hommage au génocide des peuples autochtones et d’abandonner la tentative de subordonner l’organisation sociale des peuples autochtones à l’organisation administrative de l’État.

NDLR : Au Chili, le 12 octobre célèbre l’arrivée des espagnols sur le continent américain. Les mouvements autochtones s’opposent à cet hommage, vécu comme un affront aux souffrances de la colonisation. Commémoré sur l’ensemble continent, la fête du 12 octobre revêt un sens différent selon les pays, certains se sont orientés davantage vers un travail de mémoire pour répondre aux revendications autochtones. Pour approfondir ces questions, lire sur LVSL notre entretien avec Elisa Loncón, présidente de l’Assemblée constituante chilienne : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

LVSL – Pensez-vous que l’élection d’Elisa Loncón, femme mapuche, à la présidence de la Convention constitutionnelle marque un tournant pour le Chili ?

D.J. – Avant même la formation de la Convention constitutionnelle et sous la pression des citoyens ainsi que des partis politiques qui ne l’avaient pas signé, il faut rappeler que le Congrès a corrigé l’accord du 15 novembre 2019, qui n’imposait pas la parité et la participation des peuples aborigènes. [ndlr : cet accord de sortie de crise fut signé au Parlement avec le soutien des principaux partis du pays. Il fixa la tenue d’un référendum pour une nouvelle Constitution en avril 2020. Ce texte fut rejeté par les partis d’extrême gauche qui y voyait une forme d’amnistie pour Sebastián Piñera et son gouvernement.]. L’édification d’une Assemblée constituante paritaire, avec les peuples autochtones, représente une avancée très significative couronnée par l’élection d’Elisa Loncón à sa présidence.

Ces avancées ne sont qu’un début. Le gouvernement de Gabriel Boric s’apprête à transformer le Chili.

Elisa Loncón Antileo : « Le Chili ne sera plus le même après la nouvelle Constitution »

Elisa Loncón Antileo © Anahí Sarabia

Figure montante dans cette étape historique que vit le Chili depuis deux ans, Elisa Loncón Antileo préside depuis le 4 juillet dernier la Convention constituante du pays. Universitaire, écrivaine et linguiste, elle est une militante de longue date pour les droits des peuples indigènes – appartenant elle-même au peuple Mapuche. Elle a inauguré sa présidence en demandant une minute de silence aux membres de l’Assemblée constituante pour rendre hommage aux personnes ayant perdu la vie lors des manifestations de la fin de l’année 2019. Cette Assemblée a pour mission de rédiger la nouvelle Constitution du pays andin, et enterrer définitivement celle héritée de la dictature de Pinochet. Son rôle sera donc déterminant pour l’avenir du pays, puisque la Constituante délimitera le cadre d’action du prochain président chilien. Entretien réalisé par Pierre Lebret et traduit par Seb Tellor, Nikola Delphino, Maïlys Baron et Corentin Dupuy.

Pierre Lebret – Nous sommes sur le point d’atteindre les deux ans de la « Révolution chilienne » qui a commencé le 18 octobre 2019. Les mobilisations ont été massives et l’opposition au gouvernement particulièrement forte. De la société civile a émergé ce processus constituant, inconcevable trois ans plus tôt. Comment envisagez-vous sa fonction ?

NDLR : pour une mise en contexte des événements de 2019, lire sur LVSL l’article de Jim Delémont : « Vers l’effondrement du système hérité de Pinochet ? »

Elisa Loncón Antileo – La crise de représentativité politique persiste, les politiciens sont discrédités, en commençant par les plus hautes autorités. On n’assiste pas seulement à une remise en cause des leaders politiques, mais également du cadre institutionnel.

C’est dans ce cadre que la société chilienne organisée s’est donnée cette proposition de travailler sur une nouvelle Constitution, étant entendu que la crise est issue d’un modèle économique, politique et culturel en déclin. C’est ainsi qu’est apparue cette Assemblée constitutionnelle, constituée de ces 154 conventionnels qui ont pour tâche de redonner de la confiance, de l’espoir, des droits et de la dignité au peuple du Chili dans son ensemble – aux peuples du Chili : j’englobe les nations originelles.

Aujourd’hui, il n’y a pas de majorité absolue à la Convention, nous sommes tous en position de minorité

PL – Le président Piñera a cherché à éteindre les protestations en acceptant la convocation de cette Convention constitutionnelle, mais nous savons que cette issue ne fut pas son premier souhait. Comment a-t-il réagi au commencement du processus constituant ?

ELA – Il a été peu coopératif avec la Convention constitutionnelle, car il représente la politique et le modèle traditionnel, le pouvoir constitué et non le constituant. Il représente cette structure chilienne qui ne veut pas changer, et ce modèle économique qu’il ne souhaite pas non plus modifier. Son camp politique n’a pas non plus été d’accord pour soutenir le processus constituant. Finalement, il s’est joint à l’écriture de la nouvelle Constitution, mais avec beaucoup de réticences, et toujours en rejetant des mesures pour un approfondissement de la démocratie, de la participation, des droits.

PL – Qu’a signifié pour vous les accusations d’implication du président Piñera dans le scandale des Pandora Papers ?

ELA – Ces révélations ne renvoient pas une image positive du Chili à l’international ! Il y a de nombreux problèmes de transparence et d’intégrité, une corruption massive, qui proviennent du modèle actuel.

Je fais cependant de grands efforts pour que la Convention ne se focalise pas sur elles, mais qu’elle se concentre sur sa tâche : donner au Chili une nouvelle Constitution.

PL – Le Chili entre dans une période de transition. Se pose la question de la survie d’un modèle où libéralisme est synonyme d’exclusion, et sa compatibilité avec un autre, fondé sur la démocratie, la justice sociale et environnementale. Vous êtes sur le point de commencer la rédaction d’une nouvelle Constitution : quels sont les piliers fondamentaux sur lesquels elle reposera ?

ELA – Un concept a fait florès au début des mobilisations du 18 octobre : celui de dignité du peuple, des peuples du Chili. Dans ce concept s’articulent le bien-vivre, la plurinationalité, les droits de la nature, l’éducation publique, gratuite et de qualité, la santé publique de qualité, le droit au logement, la parité, les droits des régions, la protection de l’enfance, ainsi que des demandes politiques qui auparavant n’apparaissaient pas dans le débat public – comme les droits des minorités sexuelles, des soignantes, qui généralement sont des femmes, dont le travail est peu reconnu. C’est une liste de demandes qui se résume dans le concept de dignité pour toutes et tous, pour les peuples du Chili et pour les droits de la nature.

PL – Un débat a agité le pays : celui des deux tiers. En vertu de cette règle, il faut l’accord des deux tiers des membres de la Constituante pour que le texte final prenne force de loi. Pourquoi ce débat a-t-il été si important ?

ELA – Le quorum des deux tiers était l’une des conditions imposées par le gouvernement pour accepter la convocation d’une Constituante. C’est un héritage lointain. Pendant la dictature, la règle des deux tiers a été instaurée dans le but de marginaliser les droits sociaux, les revendications des peuples autochtones.

C’est alors qu’ont été été mises en place des politiques favorables à l’industrie forestière, l’industrie minière, et le modèle politico-économique dominant qui a conduit à la marginalisation des secteurs sociaux dans les décisions politiques. Ces deux tiers ont ainsi fonctionné de pair avec la mise en place de la dictature et le système électoral binominal.

Aujourd’hui, il n’y a pas de majorité absolue à la Convention, nous sommes tous en position de minorité. Ainsi, nous devons chercher des accords pour mettre sur la table des projets ambitieux. Pour cette Convention, les deux tiers représentent l’articulation institutionnelle entre la Convention et la Constitution chilienne. J’ai donc voté pour, car si nous ne maintenons pas cette relation institutionnelle avec l’actuelle Constitution, il est impossible de renforcer le processus, et nous risquons le piège d’un litige juridique. Le temps nous est compté pour élaborer la nouvelle Constitution ; si nous entrons dans un litige juridique, nous savons la défaite certaine, car nous ne sommes par au-dessus de la Constitution.

D’un autre côté, si le gouvernement n’accepte pas nos décision, n’assume pas de garantir le cadre qui nous permet d’agir, je peux au moins affirmer ici que nous avons une chose pour nous : nous respectons la Constitution. Nous devons tous être respectueux du caractère sacré de l’institution. Si je ne l’avais pas été, je n’aurais pas le crédit institutionnel nécessaire à la défense de la Convention aujourd’hui. Il faut aussi se souvenir de quoi est faite l’histoire de ce pays, ce qui l’a marqué : un président mort à l’intérieur du Palais de la Moneda, qui fut le défenseur des institutions et de la Constitution [NDLR : il s’agit de Salvador Allende].

Le Chili ne sera plus le même avec cette nouvelle Constitution – je crois, personnellement, que le Chili a déjà cessé d’être le même.

Les processus à venir sont appellent des changements ambitieux et robustes. Nous somme donc invités à construire une majorité et à mettre sur la table, avec cette majorité, les grandes revendications du pays : la pluri-nationalité, les droits de la Terre-Mère, etc. Ce sont des droits qui dépendant de nous tous, nous devons tous les défendre. Voilà la lecture nouvelle que l’on doit faire des deux tiers, à la lumière des premiers enseignements que nous avons tiré des travaux de la Convention constitutionnelle…

PL – Je suis arrivé à 16 ans en Araucanie, en 2003. J’ai pu observer et vivre la culture Mapuche, la force de sa langue. Je souhaite vous demander, en tant que membre de la Convention et universitaire membre du peuple Mapuche, quels rêves avaient vous pour le Chili ?

ELA – Plusieurs rêves. Un rêve principal et un autre qui l’accompagne. Le rêve principal est l’accès à la terre. Pouvoir en prendre soin. Pouvoir la reforester d’arbres natifs, prendre soin des zones humides, des chutes d’eau, et que les générations à venir apprennent qu’il existe là des esprits. Mais pour pouvoir enseigner cette pensée nous devons avoir cette terre à disposition des collectifs, des peuples, des régions. Nous devons enseigner les moyens de se nourrir sainement, sans techniques transgéniques : comment pourrions-nous le faire sans la matière première, qui est la terre ?

L’autre rêve qui va de pair, c’est celui de la culture. Il est nécessaire que les futures générations connaissent et pratiquent les cultures d’origine. Sachent comment faire des artefacts, des ustensiles à partir de la richesse propre à cette terre. Nous pouvons également avancer technologiquement. Il y a des technologies avancées, mais l’une des façons d’interagir et de nous rapprocher de cet espace physique est à travers la culture parfois matérielle, parfois immatérielle.

Concernant l’immatériel, nous avons les savoirs, les connaissances, les langues. Que ce serait beau de voir un Chili plurilingue ! Et que ce plurilinguisme ne parte pas seulement des langues européennes mais aussi des langues originaires car les langues apportent quelque chose. Les compétences linguistiques nécessaires à l’être humain s’obtiennent en apprenant n’importe quelle langue, et ces compétences favorisent la communication, elles nous rendent plus apte à communiquer et aussi plus apte à comprendre les différences, à agrandir nos horizons culturels.

PL – Il y quelques jours, vous avez affirmé que parvenir à une autonomie territoriale pour le peuple Mapuche serait quelque chose d’historique. Pensez-vous que l’on pourrait rendre viable une telle proposition dans le cadre de la convention constituante ?

ELA – Oui, je crois qu’il est possible de la rendre viable. C’est un droit que méritent toutes les nations existantes. Et la démarche d’insubordination politique dans laquelle s’engagent les Mapuches et les peuples originaires du Chili découle de la non-reconnaissance de leur droit à l’autonomie et à l’autodétermination. C’est un droit reconnu pour toutes les nations, et nous méritons ce droit en tant que nation originaire.

Nous avons des expériences importantes de réussites en la matière dans d’autres régions du continent, où les nations originaires ont obtenu leur autonomie. Je sais que c’est un long processus. Cependant, la résolution des problèmes qui affectent les peuples originaires passe par la reconnaissance de leurs droits politiques et territoriaux.

PL – Quels sont les chemins possibles pour que la majorité surgissante du mouvement social puisse s’exprimer sans disparaitre ?

ELA – Il est nécessaire de savoir construire ces majorités démocratiques, plurielles, pluralistes. Je crois qu’il faut revoir de nombreux éléments du récit historique du Chili pour ainsi pouvoir construire l’esprit collectif et communautaire dont nous avons hérité. Nous provenons d’intenses processus socio-politiques qui ont pour but de défendre les droits collectifs, les droits qui sont ceux de la majorité des Chiliens. Il y a beaucoup à apprendre des peuples originaires qui ont une vision différente de la vie, de la nature, des formes d’organisation collectives et dont la jeunesse peut s’inspirer.

En effet, nous avons une jeunesse très robuste et très consciente. C’est grâce à cette jeunesse qui s’est mobilisée que ce processus constituant a lieu. Cette jeunesse n’accepte plus ce modèle ouvertement néfaste pour la condition humaine. Il faut que nous héritions de cet élan de la jeunesse, qui porte une critique constructive et recherche des rapports qui ne soient plus fondés sur un individualisme néfaste, mais plutôt sur le collectif ; il faut que nous cessions de penser que l’être humain est le roi de l’univers, mais que nous pensions l’harmonie entre hommes et femmes et avec la Terre-Mère. Il y a beaucoup à apprendre de tout cela, et c’est un processus de long terme qui s’ouvre avec la Constitution. Le Chili ne sera plus le même avec cette nouvelle Constitution – je crois, personnellement, que le Chili a déjà cessé d’être le même.

PL – Chaltumay1 Presidenta !

ELA – Chaltumay Pierre !

1 Merci beaucoup en Mapudungun