Auto-entrepreneuriat : les chaînes de l’indépendance

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“Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile des tisserands qui finiront par se révolter. ©Wikimédia Commons

Les attaques répétées à l’encontre du salariat à statut s’appuient en partie sur une rhétorique de survalorisation de l’entrepreneuriat, souvent présenté comme une activité accessible à tout le monde et d’une noblesse sans égal. L’auto-entrepreneuriat illustre bien les limites de ce « tous entrepreneurs » et les illusions qu’il véhicule. Cet article replace le statut d’auto-entrepreneur dans son histoire, et montre comment ses promoteurs, Hervé Novelli en tête, n’ont eu de cesse de mettre en avant la logique du « self-help » face à celle de la solidarité, à la faveur d’une lecture très libérale de la crise. 


« Voici, pour l’ouvrier de mérite, un certain moyen d’arriver au résultat proposé, de devenir entrepreneur sans capital, et sans l’inconvénient attaché à une entreprise collective : ce moyen est celui du travail à la tâche ou marchandage, que les nouveaux amis des ouvriers ont aboli ». L’enthousiasme vient d’Adolphe Thiers, dans De la propriété (1848). La nouveauté que l’on prête à la plupart des débats contemporains relève bien souvent de l’illusion ; c’est particulièrement vrai dans le cas de l’auto-entrepreneuriat, qui ressemble par bien des côtés au marchandage du XIXe siècle. En voici le principe : un patron passe une commande auprès d’un ouvrier qui entreprend, pour une somme donnée, d’effectuer le travail commandé en rassemblant une équipe. La figure de l’ouvrier-entrepreneur est née il y a bien longtemps.

Très vite cependant, le louage d’ouvrage, ou marchandage, terme au départ utilisé par ses détracteurs, est contesté par les associations ouvrières, au motif qu’il remplace l’exploitation capitaliste en exploitation de l’ouvrier par l’ouvrier. En effet pour obtenir la commande, il faut que l’ouvrier-entrepreneur remporte les enchères, et donc baisse au maximum ses prix. Ce hard-discount, il le fait souvent porter ensuite sur les épaules de ses collaborateurs. Aux yeux de Thiers et des libéraux de l’époque cependant, le marchandage permet à l’ouvrier de s’élever dans la société, de devenir « entrepreneur sans capital ». D’où leur incompréhension des contestations de ceux que Thiers nomme les « nouveaux amis des ouvriers », qui abolissent officiellement le marchandage en 1848, sans que cette décision soit entérinée par la suite. Après tout, le marchandage n’est-il pas un moyen pour l’ouvrier de s’arracher à sa condition d’origine ? Ne permet-il pas aux « ouvriers de mérite » de sortir du rapport d’exploitation dans lequel ils sont enfermés ?

La promotion de l’ « entrepreneuriat populaire »

Plus d’un siècle et demi plus tard, l’argumentaire est repris par les promoteurs d’un « entrepreneuriat populaire », au premier rang desquels Hervé Novelli, secrétaire d’État chargé du Commerce, de l’Artisanat, des Petites et Moyennes Entreprises, du Tourisme, des Services et de la Consommation sous le gouvernement Fillon II et porteur du projet de loi sur l’auto-entrepreneuriat. Il nous explique par exemple dans son livre-entretien : « Cela [l’auto-entrepreneuriat] abolit, d’une certaine manière, la lutte des classes. Il n’y a plus d’“exploiteurs” et d’“exploités”. Seulement des entrepreneurs : Marx doit s’en retourner dans sa tombe. » D’une telle bêtise, c’est bien possible. 

L’auto-entrepreneuriat n’est pas tombé du ciel. Il est le résultat d’une lecture libérale de la crise qui frappe le pays dans les années 70, selon laquelle l’entrepreneuriat serait le meilleur moyen de lutter contre le chômage. La logique du self-help est mise en avant par les dirigeants de l’époque comme un moyen bien plus efficace de lutter contre le chômage que l’« assistanat ». S’adressant au début plutôt aux cadres chômeurs, l’État finit par inciter de plus en plus les « exclus » à devenir entrepreneurs. La figure de l’« auto-entrepreneur » peut finalement apparaître en 2008 dans la loi de modernisation de l’économie, à la faveur d’une interprétation de la crise qui n’a pas changé en 40 ans. En témoigne cette autre perle issue du livre-entretien de Novelli :

« Désormais, pour s’en sortir, les Français ne se tournent plus vers la collectivité, ils se tournent vers… eux-mêmes. Quelle plus belle réponse donner à tous ceux qui croient encore que, face à la crise, la seule réponse, c’est l’assistanat ? »

En quelques années, la figure de l’auto-entrepreneur semble avoir conquis ses titres de noblesse : on en recense plus d’un million aujourd’hui. Et peu importe si, d’après une étude de l’Insee de septembre 2016, « les auto-entrepreneurs n’exerçant pas d’activité salariée ont perçu en moyenne 460 euros par mois ». La société du « tous entrepreneurs » est toujours en marche.

La victoire de la liberté formelle

Au bout de trois ans, 90% des auto-entrepreneurs gagnent moins que le SMIC. Au moment de s’inscrire, un tiers des auto-entrepreneurs se déclarent chômeurs, 11% inactifs et 7% retraités. Dans 55% des cas, l’auto-entrepreneuriat est leur activité principale. Le fait d’être précaire, chômeur et non qualifié augmente d’ailleurs la probabilité d’exercer l’auto-entrepreneuriat comme activité principale. Que nous donnent à voir ces chiffres ? Que l’auto-entrepreneuriat, loin de permettre à chacun de s’en sortir dans le monde de travail, renforce plutôt les inégalités qui le structurent ; d’un côté les plus qualifiés, déjà protégés par ailleurs, en tirent une source de revenus supplémentaire. De l’autre, les exclus du marché du travail accumulent des bouts de ficelle et continuent de peupler les marges. Pour ces derniers, l’auto-entrepreneuriat constitue bien souvent une sorte de salariat déguisé, qui permet une plus grande flexibilité aux entreprises, dont on ne sait plus si on doit les qualifier d’employeuses ou de clientes. Finies les obligations, qu’elles soient administratives (gérer le contrat de travail), légales (justifier la fin de la relation de travail) ou économiques (pas de cotisations patronales).

« Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. »

Si le dispositif parvient tout de même à avoir le vent en poupe, c’est en grande partie du fait de la liberté qu’il promet. Pardon, de la liberté formelle, si prisée par le discours néolibéral. D’abord, l’auto-entrepreneuriat est bien souvent perçu comme une possibilité de sortir enfin des impasses professionnelles passées, ou d’échapper à des situations peu enviables. Ensuite, il permet d’avoir l’illusion de la liberté dans la relation de travail : pas de « subordination » clairement explicitée comme dans le contrat de travail d’un salarié. L’auto-entrepreneur est libre d’obéir à l’entreprise qu’il prend comme client, et qui se comporte en fait comme son employeuse. Il est libre de gagner moins que le SMIC. Et il est libre de modeler son emploi du temps à sa guise, à condition de faire assez d’heures pour dégager un revenu décent. La sociologue Sarah Abdelnour remarque ainsi, dans son enquête sur les auto-entrepreneurs, que « les horaires lourds sont envisagés comme relevant de décisions personnelles et sont dès lors admis comme arbitrage libre de la part de travailleurs souhaitant par ce moyen accroître leurs revenus ».

Cette liberté, accordée par un gouvernement plein de bonne volonté, a cependant un prix : la solitude, dans le travail comme dans la lutte. L’auto-entrepreneuriat, c’est en effet la valorisation des solutions individuelles face aux difficultés professionnelles. Difficile de revendiquer quelque chose collectivement lorsque l’on a choisi la liberté individuelle. Les auto-entrepreneurs ont du mal à créer des structures d’organisation collective des travailleurs, parce que ces dernières sont en fait en contradiction avec leur statut. L’auto-entrepreneuriat est profondément ancré dans l’idéologie du « self-help » : pour ses promoteurs, tout ce qui relève de la revendication collective relève du suspect, même du condamnable. Choisir d’être auto-entrepreneur, c’est bien souvent ne plus rien attendre du salariat. Et par suite, vivre sa carrière professionnelle, et les échecs qui l’accompagnent nécessairement, sur le mode strictement individuel. Or ne devient pas entrepreneur qui veut. La réussite entrepreneuriale est liée à la possession et à l’utilisation de tout un tas de capitaux, qu’ils soient d’ordre économique, relationnel, social, scolaire… Faire croire à des millions de gens que l’entrepreneuriat est leur voie de salut, c’est d’abord leur mentir éhontément, mais c’est surtout les mettre dans la position de lire leur échec potentiel uniquement à la lumière de leur incapacité individuelle (« je ne travaille pas assez », « je ne suis pas assez fort », « c’est de ma faute », …). C’est tout le problème de la politique de responsabilité/abandon, pour reprendre le concept de Alain Ehrenberg, que symbolise à sa manière l’auto-entrepreneuriat, et qui dit, en substance : nous vous enjoignons à devenir responsables, mais il ne faut pas compter sur nous pour vous en rendre capables. La rhétorique du débrouillez-vous, envers de la liberté formelle.

Attaquer le salariat par ses marges et niveler par le bas

L’argumentaire sur lequel se sont appuyés les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat repose en large partie sur l’idée de progrès social : le modèle salarial empêcherait l’accès de certains au travail, en raison du manque de diplômes ou du salaire minimum. La condamnation du salariat passe par celle de ses effets néfastes sur les populations fragiles, qui se verraient durablement exclues du marché du travail à cause des « stables » et de leurs privilèges présumés. Une manière d’attaquer le salariat par sa marge inférieure. Dans ce cadre, l’auto-entrepreneuriat représente le statut anti-statut par excellence, qui permet formellement d’inclure tout le monde. Le nivellement par le bas, que l’on est si prompt à mettre en avant lorsqu’il s’agit de critiquer la démocratisation scolaire, est appliqué ici au monde du travail. Puisque les protections qu’impliquent les statuts bloquent l’accès à l’emploi pour toute une frange de la population, il faut les supprimer. Voilà ce que nous disent les promoteurs de l’auto-entrepreneuriat, mais aussi, dans une actualité plus récente, les défenseurs des lois travail, ou plus récemment encore ceux de la réforme de la SNCF.

Facile en effet de faire passer les salariés pour des privilégiés lorsque le taux de chômage s’élève à quasi 10%. Jusqu’à présent pourtant, aucune corrélation n’a jamais été clairement établie entre protection de l’emploi et taux de chômage. Mais il faut croire qu’aujourd’hui, il est plus simple de dénoncer les prétendus privilèges de ceux qui possèdent une situation stable que de mener une politique de l’emploi ambitieuse. Le nivellement par le bas, stratégie de l’impuissance.


Bibliographie :

Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité, Sarah Abdelnour, 2017

La montée des incertitudes : travail, protections, statut de l’individu, Robert Castel, 2009

L’institution du travail. Droit et salariat dans l’histoire, Claude Didry, 2016

La société du malaise. Une présentation pour un dialogue entre clinique et sociologie, Alain Ehrenberg, 2011

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“Les tisserands silésiens” (1844), de Carl Wilhelm Hübner, décrit les conditions miséreuses de travail à domicile de tisserands qui finiront par se révolter dans les premiers temps de l’ère industrielle. ©Wikimédia Commons

Le chômage allemand et les lois Hartz : l’échec du logiciel néolibéral

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La quasi-stagnation du chômage allemand lors de la récession économique de 2009 tient plutôt à la puissance institutionnelle des salariés dans l’entreprise et non à la libéralisation produite par les réformes Hartz.

Les comparaisons économiques entre la France et l’Allemagne ont régulièrement alimenté la scène médiatique et politique. L’expression « modèle allemand » consacre l’Allemagne comme étant le bon élève par excellence de l’Union européenne, c’est-à-dire le pays ayant eu le courage de réaliser des « réformes nécessaires » en matière de dépenses publiques mais aussi en matière de marché du travail.

Les lois Hartz adoptées entre 2003 et 2005 par le gouvernement du chancelier social-démocrate Gerhard Schröder sont emblématiques de la dérégulation du marché du travail allemand et sont souvent considérées comme exemplaires au vu des réformes à appliquer dans les autres pays européens. Ces lois auraient permis à l’Allemagne de mieux résister à la récession économique de 2009 et expliqueraient son taux de chômage faible. En effet, si on compare les taux de chômage français et allemand, ainsi que les variations du taux de croissance du PIB, on observe le paradoxe suivant : la France a connu en 2009 une récession de -2,9% (contre -4,5% pour la zone euro), autrement dit une récession relativement contenue.

Pour autant, son taux de chômage passe de 7,4% en 2008 à 9,1% en 2009, avant de croître régulièrement jusqu’à atteindre environ 10% aujourd’hui. De son côté, l’Allemagne subit une récession autrement plus sévère en 2009 (-5,6%), mais son taux de chômage ne passe que de 7,4% en 2008 à 7,6% en 2009, avant de diminuer régulièrement par la suite, jusqu’au taux de 4,6% en 2015. Donc l’évolution des taux de chômage français et allemand ont suivi des courbes différentes, le premier à la hausse et le second à la baisse, alors même que le choc récessif français était plus faible.

Les lois Hartz ont-elles alors vraiment rendu le marché du travail allemand structurellement plus compétitif ? Représentent-elles une voie à suivre pour les autres pays européens et pour la France notamment ?

Petit retour sur les lois Hartz

Le pack de réformes du marché du travail comporte 4 lois, dites lois Hartz, du nom de l’inspirateur de ces réformes, Peter Hartz, un dirigeant de Volkswagen. Pour le dire rapidement, cet ensemble de lois consiste en une libéralisation du marché du travail : facilitation de la possibilité de licencier pour les employeurs, dérégulation du temps de travail…

En outre, c’est surtout le quatrième volet des lois Hartz (appelé « Hartz-IV ») qui fait débat et qui a touché les allocations chômage. Avant la réforme, le système allemand était tel que l’allocation chômage (Arbeitslosengeld) pouvait être perçue pendant une période allant de 12 à 32 mois en fonction de l’âge et de la durée de cotisation passée. Elle représentait alors 60% du revenu pour une personne seule, et 67% pour une personne avec enfants.

A partir du moment où le chômeur n’avait plus le droit à cette allocation, s’il n’avait toujours pas d’emploi, il pouvait bénéficier de deux nouvelles aides cumulables : l’aide sociale (Sozialhilfe) et l’aide au chômage (Arbeitslosenhilfe). L’aide sociale était une allocation forfaitaire, et l’aide au chômage était fonction du dernier revenu, elle se montait à 53% de celui-ci pour une personne seule sans enfant, et à 57% pour quelqu’un avec enfants.

La réforme Hartz-IV modifie alors en profondeur ce système social. D’abord la durée maximale pour toucher l’allocation chômage est diminuée : un chômeur n’y a désormais  droit que pour une période allant de 12 à 18 mois selon son âge. Mais surtout, l’aide sociale (Sozialhilfe) et l’aide au chômage (Arbeitslosenhilfe) sont fusionnées en une seule et même allocation forfaitaire (appelée Hartz-IV), pouvant être perçue pour une durée indéfinie, mais selon des restrictions précises. En effet, les bénéficiaires de Hartz-IV doivent accepter tout emploi ou formation jugée « supportable ».

C’est bien ce concept qui est défini de manière très large : est jugé « supportable » tout emploi qui n’est pas au-dessus des capacités physiques et mentales du travailleur. L’acceptation d’un emploi est obligatoire, même si cela implique un déménagement lointain, un changement de secteur de métier, ou un salaire plus bas que le précédent. En cas de non respect de ces règles, l’allocation peut être réduite.

On se trouve là tout à fait dans ce qu’on appelle les politiques d’activation. L’idée repose sur le fait qu’il faut inciter les chômeurs à chercher activement du travail, qu’il faut les rendre actifs.

Des effets positifs sur le taux de chômage à nuancer… 

Or, le diagnostic est mauvais. Il s’agit là du cœur de la philosophie néolibérale, qui tend à transformer la responsabilité collective et systémique en responsabilité individuelle : le chômage de masse serait en fait le résultat de fautes individuelles. Pourtant, les chômeurs pourront bien chercher activement un travail, si l’économie ne crée pas assez d’emploi, le chômage ne diminuera pas.

En outre, une étude réalisée par des socioéconomistes allemands montre que 50% des chômeurs mettent un an avant de retrouver un emploi. Cette tendance est la même avant et après la mise en place des réformes Hartz. Donc on en déduit que ces lois n’ont même pas réalisé leur objectif d’activation des chômeurs ou bien que le problème ciblé n’existait tout simplement pas, ce qui revient au même résultat, à savoir que ces réformes n’ont pas du tout contribué au niveau relativement bon du chômage.

La cogestion allemande : quand les salariés ont voix au chapitre

Plus que la dérégulation du marché du travail et des politiques d’activation correspondantes, il semble que ce soit plutôt ce qu’on appelle la cogestion (Mitbestimmung) qui explique la bonne résistance du marché du travail allemand à la récession économique de 2009.

La cogestion consiste en une forte implication des représentants de salariés dans les décisions de l’entreprise, et cela à travers deux institutions : le comité d’entreprise (Betriebsrat) et le conseil de surveillance (Aufsichtsrat).

Le comité d’entreprise est obligatoire en Allemagne pour toute entreprise d’au moins 5 salariés. Comparé à la France, le comité d’entreprise dispose de pouvoirs plus importants, qui touchent tous les aspects de la vie d’entreprise. Cela va d’un simple droit de consultation à un droit de veto selon les thèmes. C’est notamment sur les questions sociales qu’il joue un rôle essentiel : pour chaque décision en rapport avec la gestion du personnel et des conditions de travail (temps de travail, congés, salaires…), l’employeur doit obtenir l’accord du comité d’entreprise. Autrement dit, chaque fois qu’une décision économique a des conséquences sociales pour les employés, le comité valide ou non le plan de licenciement de l’employeur.

Quant au conseil de surveillance, il s’agit de l’instance de décision stratégique de l’entreprise. Il n’existe que dans les entreprises de plus de 500 employés. Selon les statuts juridiques des entreprises, les représentants des salariés disposent d’entre un tiers et la moitié des sièges au conseil de surveillance. Cela leur permet de peser sur les décisions d’orientation stratégique de l’entreprise. Il faut également noter que les représentants des salariés qui y siègent n’y sont pas présents au titre d’actionnaires-salariés, mais en tant que salariés simplement. Ainsi, avoir une place dans les instances de contrôle n’est pas conditionné à un apport de capital.

Forts de leur poids institutionnel au sein de l’entreprise, les salariés allemands ont donc pu éviter d’être massivement licenciés lors du choc récessif. Résultant d’un rapport de forces rééquilibré en faveur des salariés, la combinaison du temps partiel conjoncturel, la mise en place de compte épargne-temps, la liquidation des heures supplémentaires réalisées auparavant, entre autres, ont permis de sauvegarder un million d’emplois durant la récession économique de 2009. Cela a aussi permis aux entreprises de garder leurs salariés et de ne pas subir de perte de productivité lors de la relance de l’activité.

Donc in fine, c’est la flexibilité interne des entreprises allemandes qui a permis une protection de l’emploi plus efficace, alors même que les lois Hartz cherchaient à promouvoir une flexibilité externe. La doctrine néolibérale, selon laquelle il faut pouvoir embaucher plus facilement en temps de croissance et pouvoir licencier plus facilement en temps de crise, ne s’applique pas dans le cas allemand lors de la crise économique de 2008-2009. C’est bien la rigueur de la protection de l’emploi, garantie par la cogestion, qui a finalement permis à l’Allemagne de ne pas subir une hausse brutale du chômage.

Qu’est-ce que le “modèle allemand” ?

Finalement, ce qu’on appelle « modèle allemand » n’est pas celui décrit dans les médias. Loin d’être le produit de « réformes courageuses », il est plutôt le produit d’une longue histoire sociale et économique. En outre, le système de cogestion allemand n’est pas non plus infaillible, il est de plus en plus remis en cause et critiqué, et il n’empêche pas les affaires de corruption. De même, cela ne doit pas faire oublier la hausse du taux de pauvreté en Allemagne, des inégalités hommes-femmes sur le marché du travail ou encore des disparités entre Est et Ouest du pays. Simplement, l’objet de ce papier est de montrer que la résistance du marché du travail allemand à la récession de 2009 n’est pas le fruit d’une libéralisation accrue mais d’une implication plus grande des salariés dans les décisions de l’entreprise.

Crédits photo : ©Olaf Kosinsky/Skillshare.eu.

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