Liz Truss : le retour de la « dame de fer » à la tête du Royaume-Uni ?

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« Un traître et une idiote » : c’est ainsi qu’un député conservateur britannique – souhaitant garder l’anonymat – avait qualifié Rishi Sunak et Liz Truss, en compétition pour prendre la tête du Parti conservateur. C’est la seconde qui l’a emporté. La victoire de Liz Truss pourrait avoir des implications macro-économique majeures pour la Grande-Bretagne, tant elle a promis de briser le statu quo en matière fiscale. Davantage que dans les pas de Boris Johnson, Liz Truss semble s’inscrire dans le sillage de Margaret Thatcher… Article d’Oliver Eagleton traduit par Alexandra Knez.

Sunak et Truss s’étaient tous deux posés comme l’héritier légitime de Johnson et de Thatcher, mais en adoptant des perspectives nettement différentes à leur égard. L’ancien ministre des finances Rishi Sunak s’était dépeint comme un « thatchériste de bon sens », qui privilégie la lutte contre l’inflation plutôt que la réduction des impôts. Sa doctrine était basée sur la responsabilité fiscale et la réticence à accroître la dette publique. Les mesures coûteuses qu’il avait mises en œuvre pendant la pandémie – telles que le financement du chômage partiel obligatoire et la hausse des subventions de l’Universal Credit1 – étaient, selon lui, nécessaires pour stimuler la demande et éviter l’effondrement économique : des ajustements pragmatiques pour sauver le modèle néolibéral. Comme l’écrit Sean O’Grady du journal The Independent, « Thatcher était une politicienne de droite qui aimait les budgets équilibrés et une gestion de l’argent judicieuse, tout comme Rishi Sunak aujourd’hui ».

Un programme thatchérien traditionnel pourrait paraître en contradiction avec les tendances populistes-interventionnistes du gouvernement Johnson. Mais, de fait, les budgets équilibrés de Sunak impliquent le maintien des réformes phares des trois dernières années : l’augmentation des cotisations de la sécurité sociale, l’augmentation de l’impôt sur les sociétés et le maintien des dépenses des services publics sur leur trajectoire ascendante (sans toutefois rétablir le budget d’aucun service à son niveau d’avant 2010). Sunak s’est même prétendu très favorable au projet de « nivellement par le haut » pour une meilleure redistribution régionale dans le pays, se profilant comme le sauveur des métropoles du nord de l’Angleterre à travers le projet Northern Powerhouse2. Il affirme qu’en ces temps agités, le thatchérisme de bon sens est synonyme d’une pérennité de l’héritage de Johnson. Une gestion économique raisonnable – du type de celle qui est censée être nécessaire pour faire face à la crise du coût de la vie – repose sur une expansion tactique de l’État.

Pour Liz Truss cependant, le thatchérisme signifie quelque chose de plus fondamental : un credo libertarien radical prêt à s’écarter radicalement de l’orthodoxie économique. Elle prévoit des réductions d’impôts annuelles de plus de 30 milliards de livres, afin de « remettre de l’argent dans les poches des citoyens » plutôt que de gonfler les caisses de l’État. Elle avait annoncé que sous son administration, les écotaxes allaient être supprimées… tandis que les dépenses en matière de de défense allaient exploser. Celles-ci allaient être financées par une augmentation des emprunts. Bien qu’elle ait officiellement rejeté le retour à l’austérité, elle a néanmoins promis une série de « réformes du service public », et un rapport officiel général sur les dépenses, qui entraîneront probablement des réductions. Quant aux réglementations diverses en vigueur, elles seront, promettait-elle, abrogées dans le cadre d’un « feu de joie de la paperasse ».

Truss justifie ces politiques potentiellement inflationnistes en faisant référence à l’essence du thatcherisme – considéré comme une philosophie individualiste plutôt qu’une approche conservatrice de la gestion budgétaire. Alors que Sunak état considéré comme un « petit comptable » sans joie, Truss se présentait comme une « nouvelle Dame de fer » capable de redonner vie au parti et de conjurer sa chute dans les sondages.

Pourtant, loin de marquer une rupture avec Johnson, elle s’est affirmée plus royaliste que le roi en la matière. De tous les candidats conservateurs, Truss a été la moins disposée à critiquer le Premier ministre, déclarant qu’il aurait dû rester en poste et refusant de remettre en question son intégrité personnelle. Les fidèles de Johnson se sont rangés derrière elle pour la soutenir, et les dernières remarques de celui-ci à la Chambre des communes – « réduire les impôts et dérèglementer partout où c’est possible » – semblent correspondre au programme de Truss. Ainsi, l’aile du Parti conservateur menée par Truss présente les politiques publiques interventionnistes de l’ère Johnson comme des exigences imposées par le ministre des Finances Rishi Sunak, que le Premier ministre aurait acceptées à contrecœur pour atténuer les effets de la crise du Covid… Les partisans de Truss estiment que leur nouvelle Première ministre mettra en œuvre les réformes de l’économie de marché que Johnson a toujours souhaitées sans avoir les coudées franches pour le faire. En renouant avec un thatchérisme authentique, elle délivrera l’esprit rebelle de Boris Johnson de la geôle du ministère des Finances…

Ainsi, il s’agit de deux tentatives concurrentes de définir – et de réconcilier – les héritages de deux des leaders majeurs du Parti conservateur. La campagne a été marquée par des attaques verbales violentes, chaque camp renvoyant à l’autre l’épithète infamante de socialiste. Signe des temps : face à la montée en flèche des coûts de la pandémie, à la crise de santé publique et aux répercussions du conflit ukrainien, une approche budgétaire responsable nécessite une intervention étatique constante, tandis que passer d’un État-providence à un État amoindri implique d’accumuler des dettes et de faire abstraction des restrictions de dépenses… Dans le contexte post-Covid, ces deux caractéristiques de l’idéologie conservatrice – discipline fiscale et laissez-faire – ne peuvent plus être conciliées. Les différentes factions du parti doivent décider laquelle est la plus importante et dénoncer l’autre comme une dérive socialiste

S’il y a bien une leçon à tirer des tumultes de l’histoire britannique récente – le Brexit, l’évincement de Corbyn, l’ère Johnson – c’est que le pragmatisme a perdu son emprise sur l’imaginaire populaire. Dans chaque situation, une force optimiste est parvenue au pouvoir en dénonçant le « gouvernement par la peur » souhaité par son adversaire et a réussi à élargir la sphère des possibilités politiques… C’est ainsi que l’on peut comprendre le peu de succès de la stratégie de Rishi Sunak, qui tentait de dépeindre les Trussonomics (les propositions économiques exubérantes de sa rivale Liz Truss) comme une illusion trop exaltante pour être concrétisée – renforçant ainsi leur attrait. Avec la victoire de Truss, ce climat d’anti-pragmatisme se trouve renforcé. Tout indique qu’elle préfigure une ère d’austérité excessive, justifiée par une rhétorique populiste de droite sur fond de guerres culturelles et d’une répression sociale accrue. Si elle décide de financer ses politiques en rognant sur les dépenses, la Grande-Bretagne pourrait bientôt régresser vers son passé récent – et se diriger vers des lendemains sans avenir…

Notes :

1 Le Universal Credit est une prestation de sécurité sociale du Royaume-Uni. Il est soumis à des conditions de ressources et remplace et fusionne six prestations destinées aux ménages en âge de travailler et disposant de faibles revenus.

2 La Northern Powerhouse est une proposition visant à stimuler la croissance économique dans le nord de l’Angleterre (surtout les grands centres urbains) faite par le gouvernement de coalition 2010-15 et le gouvernement conservateur 2015-2016 au Royaume-Uni.

La vie politique britannique : de Thatcher à la polarisation autour du Brexit

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Margaret_Thatcher_near_helicopter.jpg
Williams, U.S. Military / Wikimedia commons

Le Brexit a marqué le retour en force des clivages de classe au sein de l’électorat du Royaume-Uni. Pour autant, ce clivage ne se retrouve pas dans la répartition des votes pour les différents partis : l’appartenance sociale est en effet de moins en moins déterminante dans le résultat des élections au Royaume Uni.


Après 1945, la vie politique anglaise était structurée électoralement par un clivage de classe très fort, mais aussi par un relatif consensus autour de l’État-providence. En effet, après que Churchill fut, en 1945, mis en échec sur son opposition à cet l’État-providence, les Tories (Parti conservateur) acceptèrent dans leur charte de 1947 un certain degré d’interventionnisme keynésien d’une part, et le service national de la santé d’autre part. La différence entre eux et le Labour était alors davantage devenue une différence de degré que de nature.

La vie politique anglaise avant Thatcher : un clivage de classe prédominant

La vie politique anglaise a longtemps été structurée par un clivage de classe très fort. Le Labour (Parti travailliste) était historiquement, bien plus que la SFIO française, le parti de la classe ouvrière du fait de ses liens historiques avec les syndicats. Il avait d’ailleurs directement été créé par ces derniers comme une organisation politique représentant la classe ouvrière, et son congrès de fondation promettait d’établir « un groupe distinct des travailleurs au Parlement, qui aura ses propres consignes de vote et s’accordera sur ses politiques qui intégreront la possibilité de coopérer avec tout parti qui serait engagé dans la promotion de lois dans les intérêts des travailleurs » . D’autre part, certains marqueurs comme la prononciation donnaient à l’appartenance sociale un rôle plus tangible qu’en France. On peut penser à l’accent « posh » des classes supérieures ou à l’accent « cockney » des classes populaires qui, immédiatement, identifient socialement les locuteurs. Le Labour a fédéré ses militants en priorisant le clivage de classe, faisant du critère de classe un critère déterminant pour ses militants, et donc son électorat. Avec plusieurs centaines de milliers d’adhérents, le Labour est un parti de masse, au sein duquel la politisation spécifique des adhérents impactera de ce fait nécessairement la politisation de leur électorat. Enfin, les antagonismes religieux, ethniques et régionaux ont été limités entre 1918 et 1974 : du fait de l’affaiblissement des clivages entre catholiques, anglicans et églises protestantes non anglicanes ; du fait également de la mise en sommeil du nationalisme gaélique après l’indépendance de l’Irlande (sauf pour l’Ulster) et de l’homogénéité ethnique de la Grande-Bretagne, laissant libre cours à une polarisation du comportement électoral sur la base d’un clivage de classe.

Les élections d’octobre 1974 sont emblématiques de ce phénomène : le Labour reçoit 40% des voix contre 37% pour les conservateurs, mais au sein des classes moyennes et supérieures le Labour n’obtient que 19%, soit 21 points de moins que sa moyenne nationale, et les Tories 56%, soit 19 points de plus que leur moyenne nationale. À l’inverse chez les ouvriers qualifiés, les Tories obtiennent 26% contre 49 % chez le Labour et chez les ouvriers non qualifiés, les Tories n’ont que 22% de l’électorat contre 57% pour le Labour. Le vieux parti libéral, enfin, a quant à lui un électorat issu de divers horizons sociaux.

Thatcher ou l’hégémonie électorale du bloc conservateur et le désalignement entre classe ouvrière et vote Labour

Cependant, ce clivage de classe va subir une première érosion entre 1979 et 1992. En effet, Margaret Thatcher prend la tête des conservateurs et engage une bataille culturelle et idéologique visant à transformer le champ politique anglais : elle impose le néolibéralisme et brise le consensus d’après-guerre, appuyée intellectuellement par l’école monétariste et néolibérale de Chicago. Elle va réussir cela en brisant les syndicats par une série de mesures : l’immunité syndicale lors des grèves de solidarité est abolie, et les piquets de grèves de plus de 6 personnes interdits. De même, l’instauration, pour les grèves, d’un vote à bulletin secret plutôt qu’à main levée, rendu obligatoire par une loi gouvernementale, permet d’isoler les salariés en les mettant seuls face à l’isoloir. Enfin, les grèves de 1984 à 1985 et la fermeture des mines de charbon qui leur succède permettent aux conservateurs de briser le mouvement des mineurs, jusqu’alors fer de lance de la classe ouvrière britannique.
Mais sa politique vise aussi à rendre dominant le bloc conservateur, en y attirant une partie des classes populaires séduites par un discours plus traditionnel sur les mœurs ou une perspective d’ascension individuelle. Un élément crucial dans la réussite du thatchérisme a été la récession économique de la fin des années 1970, qui a laissé l’impression que ni le labour ni les conservateurs classiques ne pouvaient résoudre la crise, et affaibli les allégeances traditionnelles aux deux partis politiques. Cela a laissé le champ libre à Thatcher pour présenter son discours politique comme une offre nouvelle, et attirer les jeunes générations de la classe ouvrière dont le soutien au Labour n’était pas structuré par le souvenir des luttes sociales des années de l’entre deux guerres. Ainsi, dans les élections qui ont lieu entre 1979 et 1992, les conservateurs obtiennent entre 45 et 43 % des voix au plan national, et leur pourcentage de voix chez les classes moyennes et supérieures culmine en 1979 à 59% des voix (une progression moindre par rapport aux autres couches de la société) et redescend ensuite à 55 ou 54%. Au contraire de leurs scores au sein de la classe ouvrière qualifiée qui durant cette période augmentent de 13 points pour atteindre autour de 40%. Enfin, ils obtiennent entre 30 et 34% au sein de la classe ouvrière non qualifiée, une progression moindre mais significative. L’hégémonie tchatchérienne se construit donc électoralement grâce aux progrès des conservateurs au sein de la classe ouvrière.
À l’inverse les scores du Labour restent stables auprès les classes moyennes et supérieures (à un niveau très bas) et perdent du terrain au sein de la classe ouvrière, dans des proportions symétriques aux gains des conservateurs. Enfin, si la scission de l’aile droite du Labour et son alliance avec les libéraux fait subir de lourdes pertes électorales au Parti libéral, les scores de ce dernier (26% en 1983 et 23% en 1987) se font néanmoins au détriment du Labour, et ce dans toutes les couches sociales. L’électorat du Labour ne se trouve donc pas déserté par une classe sociale en particulier.

Le New Labour ou la rupture entre les classes supérieures et moyennes et le vote conservateur

En 1997, le New Labour de Tony Blair remporte un triomphe électoral avec 44% des voix,  lissant les conservateurs à 31% et les libéraux démocrates 17%. Le New Labour suite à un effort de renouvellement idéologique du parti, écarté du pouvoir depuis 18 ans, en s’appuyant sur des intellectuels modernisateurs opposés au lien historique avec les syndicats. Ce bouleversement se fait via une approche sociale-libérale convainc à 34% les classes moyennes et supérieures de voter Labour : un score jamais atteint jusque là (au mieux un quart des voix). À l’inverse ce groupe fait pour la première fois relativement défaut aux conservateurs, ne représentant que 39% de leurs voix. L’hégémonie du Labour se note aussi à nouveau chez les ouvriers qualifiés et non qualifiés avec respectivement 50 et 59% de voix. Les élections suivantes, en 2001 et 2005, confirmeront la domination du New Labour. Entre 1997 et 2005 la part de classes moyennes et supérieures votant Labour baisse légèrement de 34 à 30%, mais reste donc largement supérieure à tout score au sein de cette classe sociale au temps du Old Labour. À l’inverse la part d’ouvriers qualifiés ou semi qualifiés votant pour Le Labour est semblable à ses défaites de 1979 ou de 1992. Ceci est visiblement la conséquence directe des évolutions idéologiques du Labour blairiste, qui abandonne les éléments les plus marxistes de son programme et entend tracer une « troisième voie ». Celle-ci s’inscrit à mi-chemin entre la « vielle gauche », entendue comme la social-démocratie classique, étatiste et redistributive, et le « fondamentalisme du marché », soit le libéralisme économique, dérégulateur et inégalitaire. Le Labour produit donc un discours global, et fédère une majorité autour du blairisme en attirant une partie des classes moyennes et supérieures. Mais cela s’est fait au prix d’un abandon :  celui de renverser le paradigme libéral, dominant depuis Thatcher la politique économique du Royaume-Uni, et dont le Labour ne propose désormais qu’une version plus sociale.
Par ailleurs, les conservateurs obtiennent dans les années 2000 des scores de moins en moins inférieurs à leur moyenne au sein des classes sociales les plus populaires. Dans le même temps, le Parti libéral démocrate, à l’électorat traditionnellement issu de divers horizons, devient un parti de plus en plus bourgeois.

De fait, la majorité des cadres du Labour ne cherchent plus à penser une rupture avec la logique néolibérale, devenu consensuelle. Le clivage se situant désormais entre des conservateurs ultra-libéraux et des travaillistes sociaux-libéraux.

Enfin, en 2010, la dernière élection avant le référendum pour le Brexit voit ces évolutions atteindre leur paroxysme. Les conservateurs n’obtiennent que 37% des voix, le Labour 30% (son pire résultat depuis 1983) et les libéraux démocrates 24%. Les conservateurs font 39% au sein des classes supérieures et moyennes, 37% auprès des ouvriers semi qualifiés et 31% auprès des ouvriers non qualifiés. À l’inverse le Labour obtient encore 27 % auprès des classes moyennes et supérieures, 29% auprès des ouvriers qualifiés, qu’il n’attire plus en nombre, et 40% chez les ouvriers non qualifiés. Enfin , les libéraux démocrates sont devenus un parti aussi bourgeois que les conservateurs avec 26% au sein des classes moyennes et supérieures, 22% auprès des ouvriers qualifiés et 17 % auprès des ouvriers non qualifiés.
Le clivage de classe existe donc encore entre Labour et Tories en 2010, mais est devenu une donnée bien moins déterminante du vote. Du point de vue de leur base le Labour est devenu un parti inter-classes avec un plus fort vote ouvrier, et les conservateurs un parti inter-classes avec une plus forte base bourgeoise. C’est dans ce contexte que le système partisan du Royaume-Uni va pouvoir être bousculé par de nouveaux acteurs, tels que l’UKIP, et par une polarisation dépassant désormais le simple clivage de classe.

Source

https://www.ipsos.com/ipsos-mori/en-uk/how-britain-voted-october-1974