Depuis 2017, Marine Le Pen a considérablement augmenté ses scores dans la France d’outre-mer, longtemps très réticents à voter pour l’extrême droite. Bien que le vote pour la France insoumise et l’abstention demeurent les principaux choix des électeurs ultra-marins, cette progression, particulièrement marquée au second tour de la présidentielle 2022, illustre la normalisation du Rassemblement National. Pour le parti dirigé par Jordan Bardella, ce basculement de territoires marqués par la traite négrière et la colonisation représente une victoire symbolique majeure.
Alors que le Rassemblement National pourrait remporter une majorité pour la première fois de l’histoire dans quelques jours, la généralisation du vote RN dans toutes les couches de la société fait l’objet d’âpres débats dans les médias et les cénacles politiques. Comme souvent, une partie de la France est ignorée par ces analyses : la France d’outre-mer. Pourtant, la bascule y a déjà eu lieu : il y a deux ans, au second tour de la présidentielle, Marine Le Pen a largement battu Emmanuel Macron dans presque chaque territoire d’outre-mer. Si chaque territoire ultra-marin a ses spécificités, la dynamique de progression du RN ces dernières années y est spectaculaire. Comment comprendre cette percée ?
Jusqu’aux années 2010, le vote d’extrême droite dans la France d’outre-mer reste toujours cantonné à un chiffre. Sans surprise, l’histoire de ces territoires, durement marqués par l’esclavage et la colonisation, explique largement le rejet des idées portées par le Front National. Au-delà du souvenir de la conquête coloniale et de la traite négrière, d’autres événements plus contemporains restent ancrés dans la mémoire collective des populations ultra-marines. Pour ne citer qu’un seul exemple, en Guyane et dans les Antilles françaises, et tout particulièrement en Martinique, le régime dictatorial de l’amiral Robert, représentant de l’Etat sous le régime de Vichy, est encore dans toutes les têtes. An tan Robè (au temps de l’amiral Robert), les humiliations sont en effet généralisées, les pénuries et disettes omniprésentes et toute contestation politique violemment réprimée.
En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion.
Durant de nombreuses années, la famille Le Pen n’a donc pas droit de cité outre-mer. En 1987, lors d’une des rares tentatives de Jean-Marie Le Pen à se rendre dans les Antilles, l’aéroport Aimé Césaire en Martinique est envahi par les manifestants pour empêcher l’atterrissage de son avion. Dix ans plus tard, en 1997, une seconde tentative donne lieu à de violentes altercations avec les militants indépendantistes locaux. La figure du fondateur du Front National, défenseur de l’inégalité entre les « races », fait figure de repoussoir absolu.
Dans les années 2010, une forte montée des eaux bleu marine
Lorsqu’elle succède à son père en 2011, Marine Le Pen fait de la « dédiabolisation » de son parti sa priorité. A cet égard, la France d’outre-mer fait figure de laboratoire. Si les scores de Marine Le Pen restent particulièrement faibles lors de la présidentielle de 2012 (8 % en moyenne), une première percée intervient en 2017. La candidate du Front National arrive première lors du premier tour, avec une moyenne (21,9 %) légèrement supérieure à score national. En Nouvelle-Calédonie, en Polynésie française et à Mayotte, elle approche déjà les 30 %. Si elle est sèchement battue par Emmanuel Macron au second tour, ses scores restent comparables à ceux observés en métropole. Le rejet catégorique de l’extrême droite par l’outre-mer n’est plus d’actualité.
Les nombreux renoncements et trahisons du Parti Socialiste de François Hollande, qui avait été plébiscité par les ultra-marins, ont pesé lourdement dans ce premier basculement. Le sentiment d’abandon s’est notoirement amplifié avec l’absence de réponse aux mouvements sociaux inédits en Guyane (2017), à Mayotte (2016), à La Réunion (2009) ou encore en Guadeloupe (2009). Dans chacun des territoires paralysés par des grèves générales, les habitants réclament un meilleur pouvoir d’achat (le coût de la vie en outre-mer étant supérieur à celui en métropole) et des investissements dans les services publics pour assurer leur bon fonctionnement. La question de l’eau, fortement polluée par l’usage du chlordécone (pesticide utilisé sur les cultures de bananes jusqu’en 1993 dans les Antilles, alors que sa toxicité était connue depuis longtemps, ndlr) et extrêmement chère, est également un enjeu majeur.
Plus largement, les citoyens exigent une égalité réelle avec la France métropolitaine. Du fait de leur éloignement géographique avec la métropole, ils sont en effet largement perdants de la mondialisation néolibérale. La nécessité d’importer de nombreux produits depuis l’Europe et la dépendance à la voiture – les transports en commun restant très peu développés – conduit ainsi à un coût de l’alimentation et des carburants hors de prix. En outre, les inégalités restent considérables : quelques grandes familles, dont le pouvoir remonte souvent à la période coloniale, continuent d’exercer un pouvoir considérable sur l’économie locale et de prélever leur rente, tandis que le reste de la population peine à vivre. Alors que la départementalisation de l’après-guerre avait été accompagnée d’un certain rattrapage économique, depuis les années 1980, l’Etat français n’a cessé de se désinvestir et de compter sur le marché pour faire progresser l’outre-mer.
Le premier mandat d’Emmanuel Macron s’inscrit dans la continuité totale de ces politiques condamnées à l’échec. Alors que les besoins en service public sont criants et qu’une vraie planification est indispensable pour diversifier ces économies périphériques, le Président s’y refuse. De manière plus générale, il semble totalement méconnaître et mépriser l’outre-mer. Cet abandon est sanctionné dans les urnes dès les élections européennes de 2019 : la liste de Jordan Bardella arrive largement en tête dans l’outre-mer, avec 11 points d’avance sur le camp présidentiel.
La déflagration du second tour de la présidentielle 2022
Durant les deux années qui suivent, la crise sanitaire marque un tournant. Du fait de la déliquescence et de l’éloignement des services de santé, la mortalité y est beaucoup plus forte que dans l’Hexagone. Le manque d’accès à des ressources de bases comme l’eau y rend aussi plus difficile l’application des gestes d’hygiène recommandés. Complètement dépassé, le gouvernement y impose des mesures répressives – confinement, couvre-feux… – encore plus dures et longues qu’en métropole. Fin 2021, des émeutes interviennent pour dénoncer les restrictions de liberté et l’abandon de l’outre-mer à son sort par Paris. En Guadeloupe, le gouvernement dépêchera le GIGN en seulement 48h pour rétablir l’ordre, alors que l’envoi de bouteilles d’oxygène pour les hôpitaux a pris plusieurs semaines ; tout un symbole.
Après cette gestion calamiteuse, Emmanuel Macron est très sévèrement sanctionné par les ultra-marins lors des élections présidentielles de 2022,. D’abord, l’abstention reste très forte, entre 50 et 70 % selon les territoires, témoignant avant tout de l’absence de confiance dans les institutions. Au premier tour, Jean-Luc Mélenchon réalise en moyenne un score de 40 % – loin devant Marine Le Pen – et même de plus de 50 % en Martinique, en Guyane et en Guadeloupe. Au second tour, contrairement à cinq ans auparavant, la candidate du RN bat nettement le président sortant, avec des scores atteignant jusqu’à 70 %. Même en Martinique où la résistance au RN est habituellement plus virulente, le RN termine avec plus de 60%.
Etant donné les scores de la France insoumise au premier tour, en particulier dans les Antilles, en Guyane et à la Réunion, il est difficile de conclure à un vote d’adhésion au programme du Rassemblement national. Vraisemblablement, les électeurs votent surtout contre Emmanuel Macron plutôt que pour Marine Le Pen. Ce vote est motivé par l’abandon économique et l’obligation vaccinale. Cette dernière est rejetée plus fortement dans l’outre-mer qu’ailleurs en raison d’une forme de suspicion généralisée contre l’Etat et d’une concurrence des thérapies (traditionnelles vs occidentales). En effet, la crise sanitaire a été un moment marquant l’expression d’une forme de résistance identitaire, mêlée aux conséquences et à la crainte de l’empoissonnement généralisé en lien avec le scandale du chlordécone. Ce contexte a convaincu une partie de la population que l’extrême droite pouvait être un meilleur rempart pour leur dignité.
Le rôle symbolique de l’outre-mer pour le RN
Résumer la percée de l’extrême-droite dans l’outre-mer au seul rejet du macronisme serait toutefois trompeur. Plusieurs territoires, notamment la Guyane et Mayotte, sont confrontés à une immigration de subsistance importante, qui fragilise encore davantage des services publics et des infrastructures déjà sous-dimensionnés. Marine Le Pen l’a bien compris et a fait de l’outre-mer un avant-poste de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales. Bien que représentant une part modeste de l’électorat national, l’outre-mer jouent ainsi un rôle crucial pour le RN. D’une part, en réalisant une percée dans ces territoires marqués par l’esclavage et la colonisation, le parti tente de sortir des stigmates de parti raciste. D’autre part, en plaidant pour des mesures d’exception extrêmement strictes en matière migratoire et sécuritaire, il en fait un terrain d’expérimentation pour les mesures destinées à s’appliquer ensuite sur tout le territoire national.
Marine Le Pen a fait des Outre-Mer des avant-postes de la lutte contre l’immigration et l’insécurité, permettant ainsi une escalade dans les propositions les plus radicales.
Un exemple frappant est Mayotte, où les problématiques d’immigration et d’insécurité sont particulièrement criantes. Le 101ème département français, totalement dépassé par la situation car abandonné par la République, montre depuis longtemps une adhésion plus forte au RN que les autres Outre-Mer. Le Rassemblement national y a remporté une vraie victoire en début d’année, lorsque Gérald Darmanin a annoncé une réforme constitutionnelle pour y supprimer le droit du sol, revendication de longue date de l’extrême-droite et de certains élus locaux de l’archipel qui remet en cause le principe même de la citoyenneté française. Cette mesure, bien que non encore votée en raison de la dissolution, illustre comment le RN utilise ces territoires comme laboratoires politiques pour des idées autrefois marginales.
Comme sur la loi immigration, l’extrême droite a là encore réussi à rendre ses revendications majoritaires au Parlement, grâce au suivisme des Républicains et de la majorité présidentielle. Cette course à la fermeté a pourtant déjà des effets particulièrement néfastes : au nom de la lutte contre l’immigration illégale et les bidonvilles, le gouvernement a fait fermer plusieurs points d’eau indispensables à la population de Mayotte, qui subit déjà des coupures très fréquentes. Une mesure draconienne qui empêche les habitants de pratiquer une hygiène élémentaire et a conduit, selon des documents du ministère de la santé dévoilés par L’Express, à l’émergence de l’actuelle épidémie de choléra, qui a déjà fait deux morts. Un prélude aux conséquences de la fin de l’aide médicale d’État que réclame le RN depuis des années ?
Si l’Outre Mer fait donc figure de laboratoire de l’extrême droite française, un doute important demeure pour ces élections législatives anticipées : un député ultramarin avec l’étiquette RN sera-t-il élu ? Nonobstant les résultats du RN dans les élections nationales, le parti n’a en effet jamais su s’implanter localement et aucun parlementaire issu des territoires d’outre-mer n’a jamais siégé avec le RN. A l’Assemblée nationale, la plupart des députés ultra-marins se retrouvaient plutôt, avant la dissolution, dans les groupes communiste, insoumis et LIOT. Alors qu’elle se prépare à affronter frontalement le RN, la gauche, et notamment la gauche radicale incarnée par la France insoumise, a donc une occasion de faire mentir le pronostic d’un basculement de l’outre-mer vers l’extrême droite. Réponse le 8 juillet prochain.
En Italie, en Pologne ou en Hongrie, elles ont déjà conquis le pouvoir. Au Royaume-Uni ou en Allemagne, elles ont acquis une forte influence électorale. En France, elles se préparent à la prise de pouvoir (comme l’attestent les marques d’allégeance du Rassemblement national à l’égard du MEDEF, après avoir achevé son tournant patronal). Dans la quasi-totalité des pays européens, des forces politiques ont émergé se réclamant d’une droite neuve : nationaliste, populiste, identitaire et xénophobe. Alors que la plupart des médias ont décrit ces mouvements comme une réaction virulente contre le néolibéralisme, et qu’eux-mêmes revendiquent une rupture avec l’establishment, les « populistes » de droite et les néolibéraux partagent en réalité des racines communes.Un article de Quinn Slobodian, auteur de Globalists: The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (2018), traduit par Keïsha Corantin.
Un récit tenace de ces dernières années identifie le populisme de droite (1) à une réaction sociale contre ce que l’on nomme « néolibéralisme. » Le néolibéralisme est souvent défini comme une forme de fondamentalisme du marché, ou comme une croyance en un ensemble de leitmotivs : tout dans ce monde a un prix, les frontières sont obsolètes, l’économie mondiale devrait remplacer les États-nations, et la vie humaine est réductible au cycle consistant à gagner de l’argent, le dépenser, emprunter et mourir.
Les « populistes de droite », a contrario, prétendent défendre le peuple, la souveraineté nationale et l’enracinement culturel. Aujourd’hui, alors que le soutien aux partis traditionnels décroît, les élites qui ont promu le néolibéralisme récolteraient les fruits de l’inégalité et de l’érosion de la démocratie qu’elles ont semées.
Mais ce récit est faux. Un regard plus attentif suffit à constater que d’importantes factions de ce « populisme de droite » constituent des souches mutantes du néolibéralisme. Après tout, les partis labélisés « populistes de droite », des États-Unis à l’Angleterre et à l’Autriche, n’ont jamais agi comme des anges vengeurs envoyés pour combattre la mondialisation économique. Ils n’ont pas l’intention de soumettre le capital financier, de rétablir les garanties de travail de l’âge d’or (2), ou de mettre fin au commerce mondial.
Friedrich Hayek, icône des deux bords du fossé néolibéral
Dans l’ensemble, les appels des soi-disant populistes à privatiser, déréglementer et réduire les impôts proviennent directement du manuel utilisé par les dirigeants mondiaux au cours des trente dernières années.
Mais plus fondamentalement, concevoir le néolibéralisme comme une volonté de marchandisation apocalyptique du monde est à la fois vague et trompeur.
Comme l’histoire le montre aujourd’hui, loin de mobiliser une vision du capitalisme sans États, les néolibéraux qui se sont rassemblés autour de la Société du Mont-Pèlerin fondée par Friedrich Hayek (qui a utilisé le terme néolibéralisme comme auto-description dans les années 1950) ont réfléchi pendant près d’un siècle sur la façon dont l’État doit être repensé pour restreindre la démocratie sans l’éliminer et comment les institutions nationales et supranationales peuvent être utilisées pour protéger la concurrence et les échanges.
Lorsque nous comprenons le néolibéralisme comme un projet de restructuration de l’État pour sauver le capitalisme, sa prétendue opposition au populisme de droite commence à se dissoudre.
Tant les néolibéraux que les « populistes de droite » rejettent l’égalitarisme, la justice économique mondiale et toute forme de solidarité qui s’étend au-delà des frontières nationales. Tous deux perçoivent le capitalisme comme inévitable et jugent les citoyens à l’aune de la productivité et de l’efficacité. Le plus frappant est peut-être que tous deux puisent dans le même panthéon de héros. Un exemple en est Hayek lui-même, icône des deux côtés du fossé néolibéral-populiste.
S’exprimant aux côtés de Marine Le Pen lors du congrès du parti du Front national français en 2018, le populiste autoproclamé Steve Bannon a condamné « l’establishment » et les « mondialistes »… mais a structuré son discours autour de la métaphore de la route du servitude (3), chère à Friedrich Hayek – invoquant ensuite l’autorité du maître.
Invité à Zurich la semaine précédente, Bannon avait également invoqué Hayek. Il y était reçu par Roger Köppel, éditeur de presse, membre de l’Union démocratique du centre (parti d’extrême droite) et de la Société Friedrich Hayek. Au cours de l’évènement, Roger Köppel a remis à Bannon le premier numéro de leur journal Wirtschaftswoche, en ajoutant, à demi-voix, qu’il datait de « 1933 » – une époque où ce même journal soutenait la prise du pouvoir par les nazis…
« Laissez-les vous traiter de racistes », a déclaré Bannon dans son discours de campagne. « Qu’ils vous traitent de xénophobes » ; « laissez-les vous appeler nativistes. Portez-le comme une médaille d’honneur. » L’objectif des populistes, a-t-il dit, n’est pas de maximiser la valeur actionnariale mais de « maximiser la valeur citoyenne ». Une perspective qui ressemble moins à un rejet du néolibéralisme qu’à une intensification de la logique économiciste au sein de l’identité collective. Les populistes rejetaient moins l’idée néolibérale de capital humain qu’ils ne la combinaient avec l’identité nationale.
Pendant son séjour en Europe, Bannon a pu également se réunir avec Alice Weidel, ancienne conseillère de Goldman Sachs, leader du parti populiste de droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) et membre de la Société Hayek jusqu’au début 2021. Un autre représentant de l’AfD, Peter Boehringer, est également membre de la Société Hayek, et député au Bundestag (Parlement fédéral allemand) où il préside la commission du budget.
En septembre 2017, Breitbart, un site d’information dont Bannon était le président exécutif, a interviewé Beatrix von Storch, une députée et leader de l’AfD qui est également membre de la Société Hayek. Elle a profité de l’occasion pour dire que Hayek l’avait inspirée dans son engagement pour le « redressement de la famille. » En Autriche voisine, la négociatrice de l’éphémère coalition du Parti de la liberté autrichienne (extrême droite) avec le Parti populaire autrichien (droite), Barbara Kolm, était à la fois présidente de l’Institut Hayek de Vienne, membre de la Société du Mont Pélerin, et partie d’une commission d’experts qui a cherché à créer au Honduras des zones franches spéciales échappant au contrôle de l’État.
Ce n’est donc pas tant à un affrontement entre courants théoriques opposés que l’on assiste : c’est à la manifestation publique d’un différend qui a clivé les classes dominantes de longue date, concernant les moyens nécessaires au maintien du libre marché. Ironiquement, le conflit qui a divisé les dits mondialistes et les populistes a éclaté dans les années 1990, à une époque où beaucoup pensaient que le néolibéralisme avait conquis le monde.
Qu’est-ce que le néolibéralisme ?
Le néolibéralisme est souvent conçu comme un ensemble de solutions, un manuel pour détruire la solidarité sociale et l’État-providence. Naomi Klein l’évoque dans le cadre de sa « stratégie du choc » : intervenir en cas de catastrophe, vider et vendre les services publics et transférer le contrôle des États aux entreprises.
Le consensus de Washington, décrit par l’économiste John Williamson en 1989, est l’exemple le plus célèbre du solutionnisme néolibéral : une liste de dix impératifs pour les pays en développement, allant de la réforme fiscale à la libéralisation du commerce en passant par la privatisation.
Le néolibéralisme ressembler ici à un livre de recettes, qui propose une panacée aux problèmes économiques et sociaux.
Mais les écrits des néolibéraux eux-mêmes offrent une image différente – il faut les lire pour donner un sens aux manifestations politiques apparemment contradictoires auxquelles nous assistons. Nous découvrons alors que la pensée néolibérale n’est pas faite de solutions, mais de problèmes.
Les juges, les dictateurs, les banquiers ou les hommes d’affaires peuvent-ils être des gardiens fiables de l’ordre économique ? De nouvelles institutions doivent-elle être construites ou celles dont on dispose doivent-elles évoluer ? Comment faire accepter à la société une logique de marché souvent cruelle ?
La sociobiologie (…) affirmait que le comportement humain pouvait être compris par les mêmes logiques évolutives à l’oeuvre chez les animaux (…) Le destin des caractéristiques humaines peut être compris de la même manière que celui des caractéristiques animales : la pression induite par la sélection élimine les caractéristiques les moins utiles
La question qui a le plus préoccupé les néolibéraux au cours des soixante-dix dernières années est l’équilibre entre démocratie et capitalisme. Le suffrage universel était synonyme de masses enhardies, toujours prêtes à faire dérailler l’économie de marché en utilisant le vote comme « levier de chantage » auprès des politiciens, afin d’obtenir des faveurs et vidant ainsi les caisses de l’État. De nombreux néolibéraux craignaient que la démocratie n’entraîne de manière inhérente un penchant en faveur du socialisme.
Les désaccords se manifestaient à propos des institutions qui protégeraient le capitalisme de la démocratie. D’aucuns défendaient un retour à l’étalon-or, tandis que d’autres ont soutenaient que les devises devraient fluctuer librement. D’aucuns se battaient pour des politiques anti-trust conséquentes, d’autres acceptaient l’existence de monopoles. D’aucuns pensaient que les idées devaient circuler librement, d’autres plaidaient en faveur de droits de propriété intellectuelle solides. D’aucuns estimaient que la religion était une condition nécessaire à une société libérale, d’autres la considéraient comme superflue.
La plupart considéraient la famille traditionnelle comme l’unité sociale et économique de base ; d’autres exprimaient leurs désaccords. Certains percevaient le néolibéralisme comme un moyen de concevoir la meilleure Constitution possible, tandis que d’autres considéraient une Constitution démocratique comme – dans une métaphore genrée mémorable – « une ceinture de chasteté dont la clé est toujours à portée de main de celui qui la porte. »
Cependant, par rapport à d’autres mouvements politiques et intellectuels, l’absence de sérieuses divisions sectaires au sein du mouvement néolibéral était remarquable. Des années 1940 aux années 1980, le centre de gravité a plus ou moins tenu.
Le seul conflit interne majeur est survenu au début des années 1960 avec la prise de distance de l’un des principaux penseurs du mouvement et soi-disant père intellectuel de l’économie sociale de marché, l’économiste allemand Wilhelm Röpke.
La rupture de Röpke avec les autres néolibéraux, qui s’est produite alors qu’il défendait avec force l’apartheid en Afrique du Sud et qu’il adoptait les théories du racisme biologique – postulant que la culture occidentale et un héritage génétique commun étaient les conditions préalables au bon fonctionnement d’une société capitaliste – était annonciatrice de conflits ultérieurs.
Si la défense revendiquée de la race blanche était une position marginale dans les années 1960, elle reviendrait pour diviser les néolibéraux dans les décennies à venir.
S’il peut sembler à première vue contradictoire d’associer la xénophobie et le sentiment anti-migrants au néolibéralisme – philosophie supposée de l’ouverture des frontières – ce n’était pas le cas dans l’un des premiers lieux de la percée néolibérale : la Grande-Bretagne de Thatcher.
En 1978, Hayek, qui avait obtenu la citoyenneté britannique en tant qu’émigré de l’Autriche fasciste, a écrit une série d’éditoriaux soutenant l’appel de Thatcher à « mettre fin à l’immigration » avant son élection au poste de Premier ministre.
Pour faire valoir son point de vue, Hayek s’est remémoré sa Vienne natale, où il est né en 1899, se rappelant les difficultés engendrées par l’arrivée d’« un grand nombre de Juifs galiciens et polonais » avant la Première Guerre mondiale, qui n’avaient pas réussi à s’intégrer.
Il est triste mais vrai, écrit Hayek, que « quelle que soit la mesure dans laquelle l’homme moderne accepte en principe l’idéal selon lequel les mêmes règles doivent s’appliquer à tous les hommes, il ne le concède en fait qu’à ceux qu’il considère comme semblables à lui, et n’apprend que lentement à étendre l’éventail de ceux qu’il accepte comme ses semblables. »
Bien que loin d’être absolue, la suggestion de Hayek, dans les années 1970, selon laquelle une culture ou une identité de groupe partagée était nécessaire au bon fonctionnement du marché, marquait un écart par rapport à ce qui avait été considéré jusque-là comme la feuille de route d’une société néolibérale – plutôt fondée sur une notion universaliste selon laquelle les mêmes lois devraient s’appliquer à tous les êtres humains.
Cette nouvelle attitude restrictive trouva un certain écho, notamment chez les néolibéraux britanniques qui, contrairement aux tendances libérales des Américains, ont toujours penché du côté des conservateurs. Rappelons que l’opposant à l’immigration non blanche Enoch Powell était membre de la Société du Mont Pelerin et a pris la parole à plusieurs de ses réunions.
L’une des nouveautés des années 1970 fut la combinaison des valeurs conservatrices de Hayek avec les influences d’une nouvelle philosophie – la sociobiologie. La sociobiologie est née en 1975 du titre d’un livre du biologiste de Harvard, E. O. Wilson. Il affirmait que le comportement humain pouvait être compris par les mêmes logiques évolutives à l’oeuvre chez les animaux. Nous cherchons tous à maximiser la reproduction de notre propre matériel génétique. Le destin des caractéristiques humaines pouvait être compris de la même manière que celui des caractéristiques animales : la pression induite par la sélection élimine les caractéristiques les moins utiles tandis que les plus utiles se multiplient.
La sociobiologie séduisit Hayek, mais l’Autrichien ne manqua pas de remettre en question l’importance accordée aux gènes dans cette discipline. Il soutint que les changements au niveau humain s’expliquaient mieux à travers les processus de ce qu’il appelait « l’évolution culturelle. » Alors que les conservateurs américains avaient promu une union fusionnelle entre le libéralisme de marché et le conservatisme culturel dans les années 1950 et 1960 – autour du magazine de William F. Buckley, National Review -, l’ouverture de Hayek à la science allait accoucher d’une nouvelle doctrine, qui offrirait un espace conceptuel pour des emprunts épars à la psychologie évolutionniste et à l’anthropologie culturelle. Au cours des décennies suivantes, néolibéralisme et néonaturalisme se combinèrent à maintes reprises.
Le principal ennemi des néolibéraux depuis les années 1930 n’était pas l’Union soviétique mais la social-démocratie occidentale (…) Le président de la Société du Mont-Pèlerin, James M. Buchanan, déclarait en 1990 : « le socialisme est mort mais le Léviathan vit. »
Au début des années 1980, Hayek commença à évoquer la tradition comme un ingrédient nécessaire à la « bonne société. » En 1982, devant un auditoire de la Heritage Foundation, il affirmait que « notre héritage moral » était le fondement de sociétés de marché saines. En 1984, il plaida pour le retour à « un monde dans lequel non seulement la raison, mais la raison et la morale, en tant que partenaires égaux, doivent gouverner nos vies ; où la vérité de la morale est simplement une tradition morale spécifique, celle de l’Occident chrétien, qui accoucha la morale de la civilisation moderne. »
La conclusion était évidente. Certaines sociétés avaient développé des traits culturels caractéristiques tels que la responsabilité personnelle, l’ingéniosité, l’action rationnelle et une préférence pour le temps court, tandis que d’autres ne l’avaient pas fait.
Ces caractéristiques n’étant pas faciles à acquérir ou à transplanter, ces sociétés culturellement moins évoluées – en d’autres termes, le monde « en développement » – devraient, selon Hayek, faire face à une longue période de diffusion avant de rattraper l’Occident (sans garantie de succès toutefois).
Ethnie et nation
En 1989, l’Histoire s’invita et le mur de Berlin tomba. Dans le sillage de cet événement imprévu, la question de savoir si les cultures du capitalisme pouvaient être transplantées ou devaient se développer de manière organique prit toute son importance. L’art de la transition devint un nouveau domaine dans lequel les chercheurs en sciences sociales s’attelèrent au problème de la conversion des pays ex-communistes au capitalisme.
En 1991, George H. W. Bush décerna à Hayek la médaille présidentielle de la liberté, le qualifiant de « visionnaire » dont les idées furent « validées aux yeux du monde. » On aurait pu penser que les néolibéraux passeraient le reste des années 1990 à se complaire, à polir les bustes de Mises (4) pour les exposer dans les universités et les bibliothèques d’Europe de l’Est.
Pourtant, ce fut exactement le contraire. Rappelons que le principal ennemi des néolibéraux depuis les années 1930 n’était pas l’Union soviétique mais la social-démocratie occidentale. La chute du communisme signifiait que le véritable ennemi disposait de nouveaux champs d’expansion potentiels. Comme l’a déclaré le président de la Société du Mont-Pèlerin, James M. Buchanan, en 1990, « le socialisme est mort mais le Léviathan vit. »
Pour les néolibéraux, les années 1990 ont apporté trois sujets d’interrogation majeurs. Premièrement, pouvait-on attendre du bloc communiste nouvellement libéré qu’il se convertisse du jour au lendemain à la doctrine du libre marché ? Deuxièmement, l’intégration européenne allait-elle accoucher d’un néolibéralisme continental ou d’un État-providence géant ? Enfin, que faire de l’évolution démographique – une population européenne vieillissante et une population non européenne croissante ? Était-il possible que certaines cultures – et même certaines ethnies – soient mieux disposées que d’autres à l’égard du marché ?
Les années 1990 ont inauguré un clivage dans le camp néolibéral, entre les partisans des institutions supranationales comme l’UE, l’OMC ou le droit international des investissements – on pourrait les appeler les mondialistes – et ceux qui estimaient que les desseins néolibéraux étaient mieux servis par le retour à la souveraineté nationale – voire par de plus petites unités sécessionnistes. Les populistes et les libertariens qui ont fait campagne en faveur du Brexit, bien des années plus tard, sont les héritiers de cette tradition.
Les crises post-2008 ont porté à leur paroxysme les tensions entre les deux camps néolibéraux. L’arrivée de plus d’un million de réfugiés en Europe au cours de l’année 2015 a créé les conditions d’une nouvelle hybridation politique, combinant xénophobie et libre marché. Mais il est important d’être lucide sur les éléments qui sont nouveaux, et ceux qui sont hérités d’un passé récent.
La campagne de droite pour le Brexit, par exemple, s’est construite sur des fondations posées par Margaret Thatcher elle-même. Dans un célèbre discours prononcé à Bruges en 1988, Thatcher protesta : « Nous n’avons pas fait reculer les frontières de l’État en Grande-Bretagne pour les voir réapparaître au niveau européen avec un super-État exerçant une nouvelle domination depuis Bruxelles ! »
Inspiré par ce discours (et la femme qui l’avait fait chevalier), l’ancien président de la Société du Mont-Pèlerin, Lord Ralph Harris de l’Institut des affaires économiques, forma le Groupe de Bruges l’année suivante. Aujourd’hui, le site Internet de ce groupe se targue d’avoir « été le fer de lance de la bataille intellectuelle pour remporter un vote de sortie de l’Union européenne ». Les soi-disant populistes, en l’occurrence, sont donc directement issus des rangs des néolibéraux.
Alors que les partisans du Brexit font l’éloge de la nation, la référence à la nature est plus évidente en Allemagne et en Autriche. L’aspect le plus saisissant de ce nouveau paradigme est peut-être la façon dont il combine les théories néolibérales du marché avec une psychologie sociale douteuse.
Le concept de « capital-peuple », implicitement mobilisé par ces néolibéraux, attribue des moyennes de capital humain aux pays, d’une manière qui naturalise ce concept. Leur discours est complété par des allusions aux valeurs et aux traditions, impossibles à saisir en termes statistiques et à travers lesquelles ils recréent un récit autour de l’essence nationale.
À l’inverse de ce que laisse entendre l’agitation médiatique autour du « populisme de droite », nous n’avons pas affaire à une grammaire foncièrement nouvelle. Exagérer la rupture, c’est passer à côté de cette continuité fondamentale.
Cette nouvelle fusion entre néolibéralisme et néo-naturalisme rejette l’universalisme pan-humaniste du marché au profit d’une vision du monde segmentée sur la base de la culture, voire de la biologie.
Les conséquences de cette nouvelle vision de la nature humaine s’étendent, au-delà des partis populistes, aux mouvements séparatistes, à l’identitarisme et au nationalisme blanc de l’alt-right.
Moins une rupture qu’une continuité
Tous les néolibéraux n’ont pas adhéré à ce tournant vers ces concepts culturalistes ou ethnicistes. Certains se mobilisent contre ce qu’ils perçoivent comme une instrumentalisation de l’héritage cosmopolite de Hayek et von Mises. La véhémence de leurs protestations n’occulterait-elle pas le fait que ces barbares populistes, massés aux portes, ont nourris à l’intérieur même de la forteresse ?
Un exemple frappant est celui de Václav Klaus, favori du mouvement néolibéral dans les années 1990 en raison des politiques qu’il a menées en tant que ministre des Finances, Premier ministre et président de la République tchèque postcommuniste. Klaus était un fervent défenseur de la thérapie de choc pendant la transition, un membre de la Société du Mont Pèlerin et un habitué de ses séminaires. Il a toujours considéré Hayek comme son maître à penser. En 2013, Klaus est devenu chercheur émérite au Cato Institute, un bastion du libéralisme libertarien et cosmopolite.
Mais considérons le parcours de Klaus. Il commença les années 1990 en combinant la demande d’un État fort au moment de la transition vers une économie libérale, avec une profession de foi hayékienne sur le caractère inconnaissable du marché. À la fin de la décennie, il se mit à cibler de plus en plus violemment les politiques environnementales de l’Union européenne. Au début des années 2000, il était devenu un climatosceptique accompli, écrivant en 2008 un livre intitulé Planète bleue en péril vert – Qu’est-ce qui est en danger aujourd’hui : le climat ou la liberté ?
Dans les années 2010, Klaus s’éprit du mouvement populiste et commença à réclamer la fin de l’Union européenne, le retour de l’État-nation et la fermeture des frontières à l’immigration. Mais son virage bancal à droite ne l’a pas conduit à rompre avec le mouvement néolibéral organisé.
Alors même que la Société Mont-Pèlerin organisait une conférence sur « La menace populiste pour la bonne société », elle invitait en parallèle Klaus, qui soutenait que l’immigration extra-européenne menaçait « de détruire la société européenne et de créer une nouvelle Europe, très différente de l’ancienne et des idées de la Société Mont-Pèlerin. » Avec les partis d’extrême droite avec lesquels il travaille au Parlement européen, Klaus épouse les théories du libre-échange et de la libre circulation des capitaux.
En résumé, les idéologues comme Klaus sont moins des populistes que des libertariens xénophobes. Ils sont moins les ennemis du néolibéralisme que ses propres enfants, nourris de décennies de débats sur le thème de la survie et de l’expansion du capitalisme.
Ainsi, cette nouvelle doctrine fondée sur l’ethnie et la culture est la souche la plus récente du courant néolibéral : une philosophie favorable au libre marché, qui ne repose pas sur l’idée universaliste que nous sommes tous similaires, mais que nous sommes tous, par essence, différents. À l’inverse de ce que laisse entendre l’agitation médiatique autour du « populisme de droite », nous n’avons pas affaire à une grammaire foncièrement nouvelle. Exagérer la rupture, c’est passer à côté de cette continuité fondamentale.
Notes :
[1] Note de la rédaction : Notion aux contours flous, le populisme est devenu dernièrement une catégorie élastique et stigmatisante dans laquelle journalistes, éditorialistes et politiciens tendent à ranger pêle-mêle toute opposition au libéralisme – quelle que soit ses origines, ses motifs et ses orientations.
[2] On désigne par « âge d’or » les deux décennies de prospérité économique mondiale au sortir de la Seconde Guerre, période s’étant traduite par des conditions favorables pour les travailleurs : sécurité de l’emploi, salaires décents, soins de santé et pension de retraite…
[3] Dans La Route de la Servitude (titre original : The Road to Serfdom) paru en 1944, l’économiste et philosophe Friedrich Hayek soutient que l’interventionnisme de l’État a tendance à toujours empiéter davantage sur les libertés individuelles et qu’il peut progressivement conduire au totalitarisme, c’est-à-dire, à la servitude des peuples.
[4] Ludwig von Mises (1881 – 1973), économiste austro-américain, est un auteur majeur de l’école autrichienne d’économie qui défend le capitalisme et le libéralisme classique. Son nom est également attaché à la critique du socialisme, que Mises considère voué irrémédiablement à l’échec en raison de l’absence des mécanismes de fixation des prix par le marché. Friedrich Hayek compte parmi ses élèves les plus influents.
Tendanciellement moins dotés en capital culturel, les électeurs du Rassemblement national entretiennent un rapport souvent amer et distant avec l’institution scolaire. Une socialisation qui les rend hostiles aux « élites » diplômées, considérées comme des « donneurs de leçons ». S’ils sont par ailleurs attachés au principe de l’école publique, ils considèrent que l’immigration est largement responsables de la dégradation de l’enseignement, notamment chez les femmes. Par bien des aspects, la perception de l’école est ainsi un déterminant majeur du vote selon Félicien Faury, sociologue et politiste au CESPID, auteur de Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême-droite (Seuil, 2024) [1].
La faiblesse du niveau de diplôme est un des facteurs les plus prédictifs du vote pour le Rassemblement national (RN), et avant lui le Front national (FN). Derrière ce constat statistique, ce que la sociologie de terrain retrouve, ce sont des trajectoires scolaires souvent heurtées, relativement courtes, vécues difficilement. C’est ainsi un certain rapport à l’école, distant voire défiant, qui apparaît comme l’un des facteurs communs à une partie importante de l’électorat lepéniste.
Il ne s’agit pas de suggérer qu’il y aurait un lien direct et nécessaire entre un « manque de culture » et les penchants xénophobes nourrissant le vote RN – après tout, il y a toujours eu des manières très cultivées d’être d’extrême droite, et l’idéologie raciste s’est toujours reposée sur des constructions intellectuelles et savantes.
La faiblesse du diplôme a en revanche des conséquences socioprofessionnelles importantes, du fait de la fragilité sur le marché du travail qu’elle engendre. Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.
Cette situation génère aussi une relation spécifique à l’ordre scolaire, y compris pour les électeurs étant parvenus à une certaine stabilité sociale. C’est sur cette relation à l’école et ses conséquences sociales et politiques que j’aimerais m’attarder ici.
De 2016 à 2022, dans le cadre d’une enquête de terrain menée dans le sud-est de la France, j’ai rencontré des électeurs de classes populaires et de petites classes moyennes votant ou ayant déjà voté pour le RN. Durant les entretiens, l’enjeu de l’école a été régulièrement convoqué, souvent sous un registre négatif. À propos de leurs parcours scolaires, beaucoup de personnes m’indiquent n’avoir « pas aimé » l’école, ou n’être « pas faites pour les études », trahissant le désajustement entre leur propre socialisation et les attentes de l’institution scolaire.
Dans une société où la possession de capitaux scolaires est devenue si importante, en être dépourvu produit une incertitude et un pessimisme structurant les préférences électorales pour le RN.
Pour ces électeurs, qui étaient pour beaucoup des parents au moment de l’enquête, la question scolaire émerge de plusieurs façons. D’abord comme inquiétude pour leurs enfants face à une dégradation de l’école publique – ce qui peut amener certaines familles à se tourner vers les établissements privés. Ensuite, comme moteur d’antagonisme vis-à-vis d’autres groupes sociaux, notamment ceux davantage dotés en capital culturel – antagonisme qui s’accompagne souvent d’une défiance envers la gauche.
Dégradation de l’école publique, recours au privé
La moindre maîtrise de l’univers scolaire a pour première conséquence de se sentir démuni face à ce qui est considéré comme une détérioration de l’offre scolaire publique. Sur mon terrain comme ailleurs, l’école publique pâtit d’une mauvaise réputation. La conviction que « le public » s’est « dégradé » semble très largement partagée, en particulier dans certains quartiers en cours d’appauvrissement dans lesquels vivent souvent les personnes interrogées. Cette situation est vécue d’autant plus durement que l’importance des certifications scolaires pour leurs enfants a parfaitement été intégrée par les parents de classes moyennes et de classes populaires. Mais contrairement aux groupes mieux pourvus en ressources culturelles, il est plus difficile pour eux de mettre en place des stratégies de compensation du niveau jugé insatisfaisant de certaines écoles publiques (faire les devoirs à la maison, voire détourner la carte scolaire, etc.).
Dans certains cas, le faible capital culturel peut être compensé en partie par un (petit) capital économique, notamment en ayant recours à l’école privée. Beaucoup de personnes rencontrées m’indiquent ainsi avoir choisi de scolariser leurs enfants dans le privé, et ce parfois au prix de sacrifices financiers importants. Dans les territoires dans lesquels j’ai enquêté, il n’est un secret pour personne que l’inscription dans ces établissements doit être demandée très en avance, car les listes d’attente ne cessent de s’allonger. Par contraste avec les établissements publics, les écoles privées sont réputées de meilleur niveau, avec une sélection des élèves plus importante, une « discipline » et une « surveillance » accrues pour les enfants et adolescents. Le privé est donc le prix à payer par les parents pour, comme on me l’a souvent dit, être « tranquilles » quant à l’éducation scolaire et aux « fréquentations » de leurs enfants.
Il faut noter que cette décision n’est jamais prise de gaieté de cœur. Comme me l’exprime une électrice ayant scolarisé ses enfants dans le privé, « c’est quand même malheureux d’en arriver là ». Ce choix du privé est conçu, au fond, comme anormal, et les élites dirigeantes en sont en grande partie tenues responsables. Le recours au privé n’est donc pas un refus de l’État, mais le symptôme d’une déception vis-à-vis de ce que les institutions publiques devraient offrir aux citoyens.
Inquiétudes éducatives et vote RN féminin
L’offre scolaire locale est ainsi perçue comme faisant partie d’un système concurrentiel, avec des classements informels des établissements circulant selon leur réputation. Dans les discours des personnes interrogées, ces perceptions s’avèrent souvent profondément racialisées. La proportion de personnes identifiées comme immigrées fréquentant les écoles fonctionne comme une sorte de signal du niveau scolaire global de l’établissement, orientant les stratégies parentales de placement scolaire. Dans certains quartiers, le déclassement social des écoles publiques est ainsi d’autant plus visible qu’il est perçu racialement, et d’autant plus difficile à enrayer que cette perception renforce, par circularité, les pratiques d’évitement des ménages blancs.
À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.
Cette situation suscite des désirs de protectionnisme non plus seulement sur le terrain de l’emploi, mais également sur celui de l’accès aux ressources communes et aux services publics. Le problème n’est plus ici l’immigré travailleur, mais les familles immigrées, dont les enfants vont être scolarisés dans les écoles du quartier. De ce fait, les discours politiques comme ceux du RN prônant la réduction de l’immigration et l’arrêt du regroupement familial trouvent ici des échos favorables.
Dans mon enquête, ces inquiétudes éducatives touchent davantage les électrices que les électeurs. On sait que l’éducation des enfants continue d’être une prérogative majoritairement féminine, ce qui pourrait constituer une des causes du vote des femmes (et notamment des mères) pour le RN. Le vote d’extrême droite a longtemps été un vote majoritairement masculin, les femmes votant traditionnellement beaucoup moins pour cette famille politique. En France, ce « gender gap » (écart entre les sexes) s’est cependant progressivement réduit au fil des élections récentes. Il a même désormais complètement disparu pour le RN (tout en refaisant son apparition sur le vote Zemmour).
Les causes de ce rattrapage électoral féminin sont multiples, d’un « effet Marine Le Pen » (par comparaison avec le virilisme explicite de son père) à des causes plus structurelles, comme la précarisation croissante de secteurs d’emplois majoritairement féminins (aides à la personne, secteur du care, etc.). Mon enquête invite aussi à prendre davantage en compte la question scolaire dans l’explication du progressif ralliement des femmes à l’extrême droite. À bien des égards, un autre ressort crucial du vote RN féminin réside dans cette situation dégradée de l’école en France et dans les appréhensions parentales qu’elle suscite.
Les « donneurs de leçons »
Le rapport à l’école a aussi des conséquences sur les manières de percevoir les autres groupes sociaux et, derrière eux, les formations politiques. Comme suggéré plus haut, pour beaucoup d’électeurs du RN, c’est le travail, plus que l’école, qui leur a permis d’accéder à un emploi (relativement) stable et à un petit patrimoine (souvent leur propre logement dont ils sont propriétaires). Ils se caractérisent ainsi par un capital économique supérieur à leur capital culturel. Cette structure du capital que l’on retrouve de façon transversale au sein de l’électorat lepéniste se traduit par la valorisation de styles de vie orientés davantage vers la réussite économique que vers « des ressources culturelles distinctives ».
Dès lors, lorsqu’il s’agit de qualifier les groupes situés dans le « haut » de l’espace social, les électeurs du RN vont davantage valoriser les élites spécifiquement économiques. Sur mon terrain, si l’on peut certes critiquer une richesse trop ostentatoire (ceux qui « veulent montrer qu’ils ont de l’argent ») ou démesurée (ceux qui « se gavent »), la figure du « bon patron » ou de la personne qui a « réussi » économiquement revient souvent de façon positive dans les discours.
Par contraste, les groupes et individus les plus pourvus en capital culturel, les « sachants », et notamment les professions spécialisées dans l’usage du savoir, de la parole et des symboles (enseignants, journalistes, artistes…), vont souvent susciter scepticisme et hostilité. Ces derniers sont souvent associés à une position de privilégié moralisateur, des « beaux parleurs » et des « donneurs de leçons ». Cette défiance se rejoue dans le rejet de la gauche, camp politique souvent associé – non sans un certain réalisme sociologique – à ces « élites du diplôme ».
À bien des égards, le mépris de classe dont s’estiment parfois victimes les électeurs du RN fait écho aux formes de violence symbolique dont l’école est un des principaux foyers. Comme si la distance à l’univers scolaire, aux positions professorales, à la culture dite légitime et aux styles de vie qui lui sont associés exprimait une réaction de défense face à une domination scolaire subie antérieurement.
L’institution scolaire reste pour beaucoup avant tout un lieu de classements, de frustrations et d’humiliations. Il faut donc s’interroger sur ce que produit politiquement notre école, sur les visions du monde et les préférences électorales qu’elle engendre sur le long terme chez les individus.
Les élections européennes organisées aujourd’hui dans les 27 Etats-membres de l’UE devraient être marquées par une forte percée de l’extrême-droite. Trois semaines avant le scrutin, une bonne partie de cette famille politique, de Marine Le Pen à Javier Milei, se réunissait à Madrid lors d’un grand rassemblement organisé sous l’égide du parti espagnol Vox. Alors que ce parti est en perte de vitesse dans le champ politique espagnol, il a réussi à structurer un vaste réseau international d’extrême-droite européen et latino-américain. Par Eoghan Gilmartin, traduction Alexandra Knez [1].
À trois semaines des élections européennes, l’extrême droite mondiale s’est réunie à Madrid dans une démonstration sans précédent de sa coordination internationale. Organisé par le parti néo-franquiste espagnol Vox, cet événement de trois jours s’est achevé par un grand meeting dont les orateurs étaient la française Marine Le Pen, le portugais André Ventura, le Président argentin Javier Milei et le ministre israélien du Likoud Amichai Chikli, ainsi que, par vidéo, la Première ministre italienne Giorgia Meloni et le Premier ministre hongrois Viktor Orbán.
L’événement de clôture, auquel ont assisté plus de 10.000 personnes, a été inauguré par une vidéo dénonçant les objectifs de développement des Nations unies comme une conspiration « écoféministe », tandis que des images déformées de Bill Gates et de Greta Thunberg défilaient à l’écran. Cette vidéo a été rapidement suivie par l’intervention de Mercedes Schlapp, une ancienne responsable du gouvernement de Donald Trump, entonnant un chant pro-sioniste : « Viva España ! Viva Israël ! »
Si les contradictions entre les différents discours d’extrême-droite étaient manifestes, l’animosité collective à l’égard d’ennemis communs et l’allégeance à des formes d’autoritarisme réactionnaire compensent largement tous les écarts de points de vue.
Si les contradictions entre les différents discours d’extrême-droite étaient manifestes, l’animosité collective à l’égard d’ennemis communs et l’allégeance à des formes d’autoritarisme réactionnaire compensaient largement tous les écarts de points de vue.Vox a pu ainsi inviter le négationniste néo-nazi Pedro Varela et déclarer dans la même foulée qu’Israël était « une référence internationale dans la lutte contre le terrorisme islamique », tandis que l’anarcho-libertarisme de Milei et la rhétorique chauvine et protectionniste de Le Pen ont été chaleureusement accueillis.
« Nous, les patriotes, devons rester unis », a insisté le président de l’American Conservative Union, Matt Schlapp, lors du rassemblement. « Nous n’allons pas laisser George Soros ou Biden nous diviser ».
À cet égard, ce rassemblement était également une nouvelle preuve du rôle de plus en plus central de Vox dans la liaison entre les mouvements politiques réactionnaires du monde entier. Vox n’est pas seulement un pont essentiel entre l’extrême droite européenne et l’extrême droite latino-américaine, mais, à l’approche des élections européennes, le parti cherche également à resserrer les liens entre les deux principales familles d’extrême droite au sein de l’Union européenne (UE) : les Conservateurs et Réformistes Européens (CRE) dominés par Giorgia Meloni, pro-OTAN et plus traditionalistes, et le groupe Identité et Démocratie (ID) dont fait pour l’instant partie le Rassemblement National, davantage pro-russes et aux positions plus extrémistes.
Alors que les sondages montrent que l’extrême-droite va probablement réaliser des percées significatives lors des élections européennes, Santiago Abascal, de Vox, se positionne désormais comme une figure centrale de cette « internationale réactionnaire », alors même que son propre parti a perdu du terrain au niveau national depuis l’année dernière. Un responsable du parti est même allé jusqu’à se vanter que « seul Vox est capable d’organiser un tel rassemblement [d’extrême droite] ».
Une internationale anticommuniste
L’actualité autour de la convention a été dominée par la brouille diplomatique déclenchée par Javier Milei, qui a qualifié la femme du premier ministre espagnol Pedro Sánchez de « corrompue ». Pourtant, la relation du Président argentin avec Vox est antérieure à son entrée en politique, puisqu’il a été l’un des signataires de la Charte de Madrid 2020, aux côtés d’Eduardo Bolsonaro (un des fils de l’ancien Président brésilien, ndlr) et de l’extrémiste chilien José Antonio Kast. Il s’agit du document fondateur de l’alliance anti-gauche dirigée par Vox, le Forum de Madrid, qui cherche à lutter contre la propagation des « régimes totalitaires d’inspiration communiste » en Amérique latine.
Le Forum de Madrid aspire à devenir une « organisation permanente des partis d’extrême droite », dotée d’un plan d’action annuel.
Comme le souligne Miguel Urbán, fondateur de Podemos, dans son livre Trumpismos (2024), le Forum de Madrid cherche à se distinguer de la Conservative Political Action Conference (CPAC) aux États-Unis. Alors que cette dernière organise des événements périodiques réunissant des dirigeants et des militants de la droite internationale, le Forum de Madrid aspire à devenir une « organisation permanente des partis d’extrême droite », dotée d’un plan d’action annuel. Comme l’écrit Urbán, « Vox a mené un programme frénétique de mise en réseau, de voyages et d’événements dans le but de construire un premier cadre stable pour la coordination des forces d’extrême droite latino-américaines, un cadre qui, de surcroît, aurait [“Vox”] pour centre névralgique ».
Cette organisation transfrontalière reste quelque peu embryonnaire. Pourtant, selon un rapport récent de Progressive International, « l’impact le plus important” du Forum de Madrid jusqu’à présent “a été sa capacité à créer et à mobiliser un réseau […] pour saper les gouvernements de gauche dans la région ». Une enquête majeure menée par un consortium de publications latino-américaines a révélé que des politiciens associés à l’alliance s’étaient engagés dans des campagnes coordonnées visant à « délégitimer les résultats électoraux dans plusieurs pays » – en collaborant au-delà des frontières pour amplifier les fake news de fraude électorale au Pérou, en Colombie et au Chili, soutenues par des campagnes organisées de trolling en ligne.
En réalité, le Forum de Madrid fait également partie d’une infrastructure d’extrême droite plus large composée d’associations catholiques extrémistes, d’exilés latino-américains et de think tanks réactionnaires basés dans la capitale espagnole, ce qui a également contribué à faire de la ville un point de rencontre clé pour les forces autoritaires du monde entier. La première ministre de la région de Madrid, Isabel Ayuso, qui appartient à l’aile radicale du Parti populaire (droite conservatrice espagnole, ndlr), a adopté le slogan des exilés cubains « Liberté ou communisme », tandis que pendant le mois de violentes manifestations qui ont suivi la réélection de Sánchez en novembre dernier, le même réseau d’extrême-droite et la même rhétoriqueinsurrectionnelle ont été mobilisés pour tenter de jeter le doute sur la légitimité de sa majorité parlementaire.
Faire basculer l’équilibre des pouvoirs
Milei a repris ces tactiques lors de la convention de Vox, en s’envolant vers l’Espagne avec pour objectif d’en découdre avec le Premier ministre de centre-gauche du pays, allant même jusqu’à dénoncer le « totalitarisme » de Sánchez, le qualifiant de « socialiste arrogant et délirant » à son retour à Buenos Aires. La querelle diplomatique qui s’en est suivie, au cours de laquelle l’Espagne a rappelé son ambassadeur d’Argentine, a donné le coup d’envoi de la campagne électorale européenne de Vox.
M. Abascal espérait pourtant lancer sa campagne d’une manière plus solennelle, en s’affichant avec Marine Le Pen et Giorgia Meloni afin de plaider pour une coopération accrue entre les deux ailes de l’extrême-droite européenne. Le parti post-fasciste Fratelli d’Italia de Meloni et le Rassemblement national de Le Pen sont actuellement en tête des sondages dans leurs pays respectifs, tandis que la combinaison des sièges prévus pour leurs deux groupements à l’échelle de l’UE devrait faire de l’extrême-droite la deuxième force la plus importante au Parlement européen.
Le Parlement européen pourrait donc, pour la première fois de son histoire, compter une majorité d’eurodéputés de droite, les Verts et le groupe libéral Renew d’Emmanuel Macron devant tous deux subir de lourdes pertes. Cette majorité n’évincerait pas nécessairement la grande coalition dominante des partis centristes, mais pourrait permettre au Parti populaire européen (PPE) conservateur d’obtenir une majorité alternative lors de certains votes, notamment sur les questions environnementales, les libertés civiles ou l’immigration.
Le groupe CRE, qui comprend notamment les Fratelli, Vox et Reconquête d’Éric Zemmour, se différencie le plus du groupe Identité et Démocratie de Marine Le Pen en matière de politique étrangère – et, par conséquent, sur leur degré de respectabilité au sein des opinions dominantes.
Pourtant, comme le note l’universitaire Cas Mudde, cette poussée historique de l’extrême droite « pourrait bien être une victoire à la Pyrrhus, si [les] partis restent aussi divisés ». Le groupe CRE, qui comprend notamment les Fratelli, Vox et Reconquête d’Éric Zemmour, se différencie le plus du groupe Identité et Démocratie de Marine Le Pen en matière de politique étrangère – et, par conséquent, sur leur degré de respectabilité au sein des opinions dominantes. Depuis qu’elle est devenue Première ministre, grâce son positionnement strictement pro-OTAN, Meloni a cultivé des liens plus étroits avec le PPE et souhaite garder la porte ouverte à un pacte avec Ursula von der Leyen pour sa réélection à la tête de la Commission européenne, à l’issue des élections de juin.
À cet égard, sa décision de ne pas assister en personne à ce grand événement pour l’extrême-droite l’a placée dans une situation ambiguë, son intervention vidéo n’ayant pas pour but de mettre un terme aux ouvertures de Vox à Mme Le Pen ni de s’aligner sur celles-ci. « Nous verrons ce qui se passera après les élections », a insisté un responsable de Vox – le parti se considérant comme le mieux placé pour servir de pivot entre les différents groupes au cours du prochain mandat.
En particulier, l’annonce faite ce mardi par Marine Le Pen et Matteo Salvini que leurs partis ne feraient plus partie du même groupe que le parti allemand Alternative für Deutschland ouvre la possibilité d’un réalignement significatif de l’extrême droite européenne après les élections – tout comme l’intégration attendue du Fidesz d’Orbán au sein de l’ECR.
Quoi qu’il en soit, la menace d’une avancée majeure de l’extrême droite est claire. « Nous, les patriotes, devons occuper Bruxelles », a proclamé Orbán lors de son intervention à la convention de Vox, tandis que Ventura de Chega a déclamé : « L’Europe est à nous. L’Europe est à nous ! » Le scrutin d’aujourd’hui montrera dans quelle mesure ce scénario est réaliste.
Déjeuners avec les grands patrons français, positionnement géopolitique de plus en plus atlantiste, opposition au libre-échange largement adoucie… Porté par d’excellents sondages, le Rassemblement National prépare activement sa potentielle arrivée au pouvoir en se rapprochant des milieux économiques et en tournant définitivement la page de l’ère Philippot. Qu’il s’agisse de rencontres avec des figures du monde des affaires, de changements programmatiques ou de refonte des alliances avec les autres partis d’extrême-droite, le RN est toujours discret sur ces évolutions. Il sait en effet que son électorat populaire en sera la première victime.
Mais où était Jordan Bardella ? Pendant des semaines, l’ultra-favori de l’élection européenne a séché tous les débats télévisés, envoyant ses lieutenants à sa place. Certes, en acceptant les invitations, il aurait été la cible de toutes les attaques et avait donc plus à perdre qu’à gagner. Bien sûr, il a aussi fait quelques meetings et tourné des vidéos pour ses réseaux sociaux. Mais le dauphin de Marine Le Pen semble surtout s’être employé à convaincre un groupe jusqu’alors assez réticent à l’arrivée du pouvoir du RN : le patronat.
Certes, les motivations des intéressés divergent : certains sont déçus par Macron – qui a pourtant redoublé d’efforts depuis 10 ans pour séduire ce groupe social – tandis que d’autres cherchent surtout à nouer des contacts « au cas où ». Habitués à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier, les grands chefs d’entreprises ont longtemps entretenu des contacts tant avec le Parti Socialiste (PS) qu’avec la droite (UMP/Les Républicains), avant que Macron ne rassemble ces deux écuries autour de sa personne. Mais cette ère semble sur sa fin : ne pouvant se représenter, le chef de l’Etat fait face à une guerre des égos entre ses successeurs potentiels. Édouard Philippe, Gabriel Attal, Gérald Darmanin, Bruno Le Maire… les candidats sont nombreux, mais aucun ne se détache vraiment du lot. Pour les grands patrons français, qui ont toujours vécu en grande partie de la commande publique, il serait donc hasardeux de tout miser sur le camp macroniste. Dès lors, prendre attache avec le Rassemblement National est une façon d’assurer la préservation de leurs intérêts.
De Pierre Gattaz, ancien président du MEDEF, à Henri Proglio, ancien PDG d’EDF et Veolia, en passant par des membres du clan Dassault, de plus en plus de personnalités du monde de l’entreprise veulent échanger avec les deux têtes du Rassemblement National.
Pour les séduire, le parti d’extrême-droite redouble d’efforts. Sur les salaires d’abord, le parti s’oppose résolument à leur hausse, alors qu’il prétend pourtant défendre le pouvoir d’achat des Français. Le parti s’est ainsi systématiquement opposé à la hausse du SMIC ou à l’indexation des salaires sur l’inflation et préfère promettre une hausse des salaires obtenue en baissant les cotisations sociales qui assurent pourtant le bon fonctionnement de la Sécurité sociale. Une position identique à celle du camp présidentiel. Toujours en matière de pouvoir d’achat, le groupe s’oppose aussi au blocage des prix proposé par la France insoumise et ses alliés et s’est abstenu lors du vote sur l’instauration d’un prix minimum sur les produits agricoles, demande centrale des paysans mobilisés début 2024. Citons également la ferme opposition du RN à la loi Zéro Artificialisation Nette et plus largement aux règles environnementales, dont les patrons ne cessent de se plaindre qu’elles entravent leur business. Le parti s’est aussi fait le relai à de très nombreuses reprises des demandes des lobbys, par exemple dans les domaines de la santé, du bâtiment ou de l’automobile. Enfin, bien qu’il se déclare pour le retour partiel à la retraite à 60 ans, le RN n’a jamais soutenu les mobilisations syndicales pour s’opposer à la réforme conduite par Macron.
Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.
Avec cette équipe de grandes fortunes et d’obsédés de la dérégulation, Marine Le Pen et Jordan Bardella sont enfin parvenus à tourner la page de l’ère Florian Philippot. Fidèle lieutenant de Marine Le Pen jusqu’en 2017, cet énarque n’avait pas seulement contribué à la fameuse « dédiabolisation » : il avait aussi lourdement pesé sur le programme du RN en l’articulant autour du souverainisme, avec une volonté explicite de dépasser le clivage gauche-droite et de réunir le camp du « non » au référendum de 2005. Jusqu’en 2017, le FN défend donc une forme de sortie de l’euro, un référendum sur le Frexit ou encore le retrait du commandement intégré de l’OTAN. Sans défendre explicitement une sortie du cadre européen et atlantiste, le parti est alors, avec la France Insoumise, très critique de ces pertes de souveraineté monétaire, militaire, économique et politique. Cet héritage est désormais très largement liquidé. Dès le départ de Philippot et de ses troupes, la sortie de l’euro et le référendum sur le Frexit sont abandonnés, car ils effraient les électeurs issus de la droite traditionnelle, notamment les retraités obsédés par la stabilité, dont le parti essaie de capter les votes.
L’opposition au libre-échange, qui a toujours été une des craintes majeures des patrons vis-à-vis du RN, notamment ceux tournés vers l’export, est elle aussi en train d’être largement adoucie. Certes, le parti est contraint à un jeu d’équilibriste sur cette question, tant elle est fondamentale pour les milieux populaires victimes de la mondialisation. Dans son programme européen, le RN plaide ainsi pour une « concurrence loyale » au sein du marché européen, sans préciser ce que recouvre cette notion, ainsi que pour la « priorité nationale » dans la commande publique, formellement interdite par les traités de l’UE. Une profonde réforme de ces derniers sera donc nécessaire pour appliquer ces promesses. Le RN ne manque certes pas d’idées sur la question, notamment un référendum pour faire à nouveau primer la Constitution française sur le droit européen et la transformation de la Commission européenne en secrétariat du Conseil, institution réunissant les chefs d’Etats. Des propositions plutôt intéressantes pour que l’Union européenne soit une véritable « Europe des nations » plutôt qu’un proto-Etat supranational, mais qui nécessitent d’avoir des soutiens dans les autres Etats pour aboutir.
Ce tournant atlantiste et pro-européen est une forme de retour à la ligne originale du parti lorsqu’il était dirigé par Jean-Marie Le Pen. Se présentant alors comme le « Reagan français » et assumant un programme très libéral sur le plan économique, le père de Marine Le Pen était également un fervent défenseur de l’OTAN et de la construction européenne, qu’il voyait comme des remparts contre le communisme alors en place à l’Est de l’Europe. A l’époque, cette opposition frontale à la gauche permet au Front National de sortir brièvement de l’isolement politique, entre 1986 et 1988, lorsque le parti obtient ses premiers députés et apporte un soutien décisif à la droite traditionnelle pour gouverner cinq régions, qui lui offre quelques vice-présidences en échange. Excepté ce bref interlude, et malgré un affaiblissement continu depuis l’ère Sarkozy, le « cordon sanitaire » empêchant l’union des droites tient toujours de manière officielle.
La présence remarquée de Marine Le Pen au forum « Viva 2024 » à Madrid indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox.
Face à cet allié encombrant dont les outrances desservent sa stratégie de notabilisation, le RN a décidé de quitter le groupe ID et de rejoindre les CRE après le 9 juin, tout comme la Lega et le Fidesz de Viktor Orban. Des ralliements qui ont été mis en scène lors d’un grand rassemblement à Madrid le 19 mai, où les leaders de l’extrême-droite européenne étaient rejoints par des figures latino-américaines dont le Président argentin Javier Milei et un ministre du gouvernement Nethanyahou. Intitulée « Viva 2024 », cette démonstration de force a permis de renforcer les liens autour d’un agent réactionnaire commun. La présence remarquée de Marine Le Pen sur place indique sa volonté de se rapprocher de partis notoirement atlantistes comme Fratelli d’Italia ou Vox, ce qui peut rassurer un certain pan de l’électorat jusqu’alors inquiet des accointances russes du RN.
Un électorat moins populaire mais toujours plus large
Cette stratégie de respectabilité s’est également incarnée par l’arrivée de plusieurs personnalités sur la liste européenne du Rassemblement National, notamment Fabrice Leggeri, ancien directeur de l’agence de gestion des frontières extérieures de l’UE Frontex, énarque, normalien et haut-fonctionnaire au Ministère de l’intérieur. Ce ralliement largement médiatisé a été mis en avant par le RN comme une preuve de plus de sa capacité à gouverner grâce à des profils expérimentés et donc supposés « sérieux ». Sauf que cette « expérience » pose question : Fabrice Leggeri est visé par des plaintes pour complicité de crimes contre l’humanité et complicité de tortures en raison de la coopération de Frontex avec les gardes-côtes libyens, qui appartiennent pour beaucoup à des milices pratiquant le trafic d’êtres humains. Pour le sérieux, on repassera aussi : le RN demandait la suppression de Frontex, qu’il qualifiait de «supplétif des passeurs », lorsque Leggeri la dirigeait…
Si le rejet viscéral du macronisme et l’argument du « le RN, on a pas encore essayé » jouent bien sûr un rôle important, résumer l’addition de votes populaires et de votes bourgeois en faveur du parti lepéniste à la seule volonté de « renverser la table » est trop simpliste. Comme l’explique le chercheur Félicien Faury, qui a interrogé nombre d’électeurs frontistes dans le Sud de la France, le parti parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ». Ainsi, le parti refuse par exemple de construire plus de logements sociaux, mais entend en expulser les immigrés pour que davantage de Français en bénéficient. Au-delà du racisme, la popularité croissante de ce genre de thèses est directement corrélée à la résignation des Français : quoi que l’on fasse, les réformes libérales finissent par s’appliquer.
Le RN parvient à fédérer différentes classes sociales autour d’un discours commun visant à faire porter la douleur des réformes néolibérales sur les étrangers, qui seraient aujourd’hui « assistés ».
Pour convaincre les Français qu’une autre société est possible, la gauche aura donc fort à faire. Avec une telle popularité des idées défendues par Bardella et Le Pen, invoquer la peur de l’inconnu et l’histoire du parti ne fonctionne plus. Plus que jamais, il lui faut pointer les contradictions du RN et son agenda anti-social afin de démontrer quels intérêts l’extrême-droite défendra réellement si elle parvient au pouvoir. Mais pour cela, encore faut-il que la « gauche » en question soit crédible. Les trahisons et attaques anti-sociales des parangons de la « mondialisation heureuse », du « rêve européen » et autres sociaux-démocrates rêvant de renouer avec le hollandisme sont en effet les premières raisons de l’essor initial du RN.
Si la mobilisation dans la rue et l’opposition à la réforme des retraites grandit, le gouvernement reste pour l’instant inflexible. Une opposition frontale qui risque de durer : la détermination des manifestants s’explique par la dureté des conditions de travail et la certitude que cette bataille sera déterminante pour bloquer l’agenda néolibéral d’Emmanuel Macron. Une analyse partagée par la majorité, ce qui explique qu’elle n’entende rien lâcher. Alors que la bataille se déroule désormais sur deux fronts, le Parlement d’un côté, la rue et les entreprises de l’autre, une défaite des syndicats offrirait un boulevard vers le pouvoir pour l’extrême-droite. Seule une grande vague de grèves peut entraver ce scénario.
Plus le temps passe et plus l’opposition à la réforme des retraites s’étend. Après une première journée très réussie le 19 janvier, le gouvernement a passé les deux dernières semaines à se prendre les pieds dans le tapis. Arguments contradictoires, refus de toute modification du cœur du projet, tentative de manipulation de l’opinion par un dîner entre Macron et 10 éditorialistes, humiliation du Ministre du travail Olivier Dussopt durant des débats télévisés… Le plan de bataille concocté par les cabinets de conseil et les technocrates a lamentablement échoué. Comme lors du référendum de 2005 sur la Constitution européenne, plus les élites font de la « pédagogie », plus les Français s’informent et leur opposition s’étend. Résultat : le 31 janvier, le nombre de manifestants a augmenté de 40% et atteint des niveaux historiques depuis 30 ans avec 2,8 millions de personnes dans la rue selon les syndicats. En parallèle, les sondages successifs indiquent tous une hausse du soutien à la contestation et une colère croissante contre la réforme et le gouvernement.
Pourquoi la réforme passe si mal
Si l’issue de la réforme est encore incertaine, la bataille de l’opinion aura donc été gagnée rapidement. Outre les couacs et la suffisance des ministres et des députés macronistes, cette victoire écrasante des opposants s’explique par trois facteurs : l’absence de justification de la réforme, un changement de perception du travail et un contexte de colère sociale latente depuis des mois.
D’abord, la réforme elle-même. A mesure qu’elle est étudiée sous tous les angles, chacun découvre une nouvelle injustice. On pense notamment aux femmes, pénalisées par leurs carrières souvent incomplètes de l’aveu même du ministre Stanislas Guérini ou au minimum vieillesse à 1200 euros rendu incertain par des «difficultés techniques » (sic). Surtout, la grande majorité des Français a compris que le régime actuel de retraites n’est pas en péril et que cette réforme n’a rien d’inéluctable, comme l’a rappelé à plusieurs reprises le Conseil d’Orientation des Retraites (COR). Les arguments de la gauche, qui propose d’autres méthodes pour équilibrer le système et ramener l’âge de départ à 60 ans, ont aussi réussi à percer : l’augmentation des salaires, la suppression des innombrables exonérations de cotisations, l’égalité de salaires entre les femmes et les hommes, la taxation des patrimoines et dividendes, voire la hausse des cotisations sont d’autres possibilités, bien plus justes que de forcer les Français à travailler deux ans de plus. A force de miser sur le caractère technique de la réforme pour la faire passer, le gouvernement aura finalement réussi à intéresser les citoyens au fond de son projet. Le mépris permanent des macronistes a fait le reste. Comme l’a résumé Richard Ramos, député MODEM (parti membre de la majorité), «la pédagogie c’est dire “j’ai raison, vous êtes des cons” ».
Si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire.
Outre le caractère injustifié de la réforme, celle-ci se heurte aussi à un changement de regard sur le travail. Rester deux ans de plus dans l’emploi est d’autant plus impopulaire que cela paraît impossible pour beaucoup. D’abord, il y a ceux qui craignent de mourir avant la retraite. Pour les autres, il faut conserver son poste dans un pays où le taux d’emploi des seniors est particulièrement bas (35,5% chez les 60-64 ans). Un problème sérieux auquel le gouvernement entend répondre par un index, un dispositif qui a déjà montré son inutilité totale contre les inégalités de salaires entre hommes et femmes. En outre, le travail devient plus dur pour beaucoup : le nombre de travailleurs cumulant au moins trois critères de pénibilité physique a triplé depuis les années 80 en raison de l’intensification du travail. La souffrance psychique et les burn-outs ont eux aussi explosé. S’ajoute aussi la crise de sens du travail, un phénomène d’autant plus important (60% des actifs sont concernés) qu’il peut s’expliquer par des facteurs très divers (sentiment d’exercer un « bullshit job », manque de moyens pour bien faire son travail, contradiction avec ses valeurs…). Enfin, ce panorama est complété par une instabilité croissante de l’emploi avec la multiplication des CDD, intérim et autres régimes précaires. Ainsi, si les Français restent attachés à la « valeur travail », ils sont également 45% à déclarer se lever uniquement pour le salaire. Dans ces conditions, on comprend que 93% des actifs rejettent la perspective de se voir confisquer deux années de repos mérité.
Enfin, cette contre-réforme arrive dans une période de grande tension sociale dans le pays. Alors que les salaires sont rognés par une inflation inédite depuis des décennies, le sentiment de déclin et d’appauvrissement se généralise. Les petits chèques, la remise à la pompe ou le bouclier tarifaire n’ont en effet pas suffi à contenir la baisse de pouvoir d’achat de la majorité de la population. Pendant ce temps, les multinationales de certains secteurs (énergie, transport maritime, négoce de céréales…) ont réalisé des superprofits colossaux que le gouvernement se refuse à taxer. Un deux poids deux mesures qui a de plus en plus de mal à passer. L’inaction face à la dégradation de plus en plus visible des services publics (santé, éducation, justice) et au changement climatique après un été caniculaire et une sécheresse historique inquiète aussi une grande part de la population, qui craint de laisser un pays « tiers-mondisé » à ses enfants. Ajoutons enfin que les élections de 2022 dont se prévaut le Président de la République pour justifier sa réforme ne lui ont pas donné une grande légitimité : il a en effet été réélu en grande partie par défaut et a perdu sa majorité absolue au Parlement. Dans un tel contexte, l’écrasante majorité de la population ne comprend pas pourquoi cette réforme non nécessaire est une priorité politique.
Une bataille parlementaire compliquée
La réponse à cette interrogation est double. D’une part, Macron ne digère toujours pas de ne pas avoir pu aller jusqu’au bout de sa tentative d’attaque du système de retraites en 2020. Son électorat attend d’ailleurs de lui qu’il renoue avec l’ardeur néolibérale dont il faisait preuve jusqu’à la crise sanitaire. Affaibli par les dernières élections, le chef de l’Etat compte sur cette réforme pour indiquer à ses soutiens qu’il ne compte pas se « chiraquiser », c’est-à-dire être un Président plutôt absent et sans cap pour son second mandat. D’autre part, Emmanuel Macron veut achever ce qui reste des Républicains, en les forçant à le soutenir ou à rejoindre Marine Le Pen. Or, la réforme des retraites est depuis longtemps une revendication majeure des élus LR. Macron espère donc leur tendre un piège : soit ils la votent et devront finir par assumer que le locataire de l’Elysée applique leur programme, et donc le soutenir; soit ils ne la votent pas et leur retournement de veste les pulvérisera à la prochaine élection.
Initialement, ce calcul politique semblait habile. Mais l’ampleur de la contestation inquiète jusque dans les rangs de la Macronie et des LR. Or, 23 défections dans le camp présidentiel ou chez les Républicains suffisent à faire échouer l’adoption du texte à l’Assemblée Nationale. Un scénario possible selon les derniers décomptes menés par Libération et France Inter, qui indiquent un vote très serré. Pour trouver une majorité, le gouvernement n’a donc plus d’autre choix que de menacer les parlementaires : sans majorité, il dégainera l’article 49.3 et envisagera sérieusement de dissoudre la chambre basse. Or, nombre de députés ont été élus par une très fine majorité en juin dernier et craignent de voir leur siège leur échapper. Cette perspective peut les conduire à réfléchir à deux fois avant de rompre la discipline de vote.
Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque.
Pour les deux autres blocs politiques, la NUPES et le Rassemblement National, cette séquence paraît plus simple à aborder : leur opposition au texte les place du côté de la majorité des citoyens. A gauche de l’hémicycle, on se prend à espérer une première victoire majeure contre Macron. Un succès dont l’alliance bâtie hâtivement à la suite des présidentielles aurait bien besoin pour survivre : l’affaire Quatennens, le congrès du PS, les petites polémiques successives et la perspective des élections européennes fragilisent fortement l’union. Une attaque sur un symbole aussi fort dans l’imaginaire du « modèle social » français – ou du moins ce qu’il en reste – offre donc une occasion de tourner la page des derniers mois. Toutes les armes sont donc sorties : réunions publiques en pagaille, participation aux manifestations, tournée des plateaux, tsunami d’amendements…
Du côté du Rassemblement National, on jubile. Cette réforme est une occasion en or pour Marine Le Pen de faire croire qu’elle défend les conquêtes sociales, tout en ne prenant aucun risque. Le RN doit en effet faire oublier qu’il a voté contre l’augmentation du SMIC et proposé de supprimer des cotisations patronales, ce qui revient à fragiliser la Sécurité sociale dont le système de retraites fait partie. Heureusement pour la dynastie Le Pen, le gouvernement lui a offert une belle opportunité de marquer des points. Ainsi en est-il de la demande de référendum sur la réforme des retraites, une proposition initiée par les communistes, reprise ensuite par la NUPES et le RN : au terme d’une procédure contestable, la défense de cette motion référendaire a été confiée à l’extrême-droite. D’ores-et-déjà, le PS et EELV annoncent qu’ils ne la voteront pas afin de ne pas légitimer le RN. Avant même le vote le 6 février prochain, Marine Le Pen a donc déjà gagné : si cette motion est soutenue par la FI et le PCF, elle pourra affirmer qu’elle est rassembleuse; si les députés de gauche la rejettent, elle pourra les accuser de sectarisme et de malhonnêteté.
L’urgence d’une grève générale
Pour chacun des trois blocs politiques majeurs, la bataille des retraites est donc décisive. Du côté de la Macronie, arriver à passer en force contre les syndicats et la majorité de la population sur un sujet aussi essentiel serait une victoire comparable à celle de Margaret Thatcher contre les mineurs britanniques en 1984. Le pouvoir espère qu’une telle démonstration de force permettra de réinstaurer un climat de résignation et de nihilisme pour un moment, lui permettant de terminer son œuvre de destruction du pays. Dans le cas où ce scénario deviendrait hors de portée, Macron a cependant élaboré un plan B : la dissolution de l’Assemblée. « Au mieux, ce serait l’occasion de retrouver une majorité absolue dans l’hémicycle. Au pire, le Rassemblement national (RN) remporterait une majorité de sièges » estime le camp présidentiel. Macron ne paraît pas très inquiet par cette seconde éventualité : si Marine Le Pen accepte Matignon, il espère que cela l’affaiblira; si elle refuse, il pourra affirmer qu’elle ne veut pas le pouvoir ou n’est pas capable de l’exercer.
Si ce scénario est évidemment risqué, le chef de l’Etat sait que son camp a tout intérêt à affronter l’extrême-droite au second tour. Il espère donc la renforcer juste assez pour qu’elle passe devant la gauche au premier tour, puis la battre au second. Ce calcul cynique convient très bien à Marine Le Pen, puisqu’il la renforce sans qu’elle n’ait besoin de faire de grands efforts. La cheffe des députés RN a également un discours bien rodé en cas de passage de la réforme : comme avec la NUPES dans l’hémicycle, elle n’hésitera pas à accuser les syndicats d’incompétence et d’hypocrisie, en arguant que ceux-ci ont appelé à la faire battre au second tour. La combinaison de cette délégitimation du mouvement syndical et de la gauche avec la colère de Français exaspérés par la dégradation de leur niveau de vie lui offrirait alors un boulevard vers l’Elysée.
Le mouvement social compte un soutien de poids : l’opinion. 64% des Français tiendraient le gouvernement pour responsable en cas de blocage du pays.
Ainsi, au-delà de la protection d’une conquête sociale majeure, la bataille actuelle risque de peser lourd dans la prochaine élection présidentielle. Casser la relation vicieuse de dépendance mutuelle entre le bloc bourgeois et l’extrême-droite nécessite une victoire du mouvement social contre cette réforme. Si la mobilisation des députés dans l’hémicycle et des manifestants dans la rue constitue deux points d’appui importants, ils risquent cependant de ne pas suffire. Au Parlement, le temps contraint du débat, le probable retour à la discipline de vote chez Renaissance et LR et la possibilité d’un 49.3 laissent peu d’espoirs. Dans la rue, la mobilisation considérable est encourageante, mais elle risque de s’étioler au fil des semaines et la répression – pour l’instant très faible – peut faire rentrer les manifestants chez eux.
Privée de débat à l’université d’été du Medef suite à la polémique soulevée par son invitation, Marion Maréchal a choisi de livrer une tribune à Atlantico qui s’apparente à un manifeste politique clairement libéral. De son retrait de la vie politique à son progressif retour, tout laisse penser que l’ex-députée du Vaucluse prépare une union des droites en vue de la prochaine échéance présidentielle. Sa victoire est possible.
Il était une fois Le Pen
« Libéralisme découle du mot liberté. De fait, s’il est bien une question fondamentale pour moi en économie, c’est celle de la liberté. »[1]
Il y a un an, Maréchal tuait Le Pen. Un choix de communication judicieux pour rompre une bonne fois pour toute avec l’héritage lourd à porter du diable de la République. Si la petite-fille a tiré un trait sur son second patronyme, elle semble pourtant renouer avec le corpus idéologique du père fondateur.
En totale rupture avec les idées sociales de sa tante, Marion Maréchal retourne aux racines national-libérales du Front national. Dans sa tribune publiée à Atlantico le 29 août, la cheffe d’entreprise aborde tout ce qu’elle n’a pas pu dire de par son absence à l’université d’été du syndicat patronal. Celle que l’on qualifiait de figure de proue de l’aile libérale du Rassemblement national assume son positionnement idéologique et, par un habile jeu d’équilibriste, renvoie dos à dos « socialisme étatique » et « néolibéralisme » en prônant une « troisième voie ».
À l’orée de son grand raout libéral-conservateur qu’elle veut calquer sur celui du Parti républicain américain (GOP), Marion Maréchal expose un manifeste politique : elle est libérale (sans être « néo »), pro-business et patriote. Un logiciel idéologique identique à celui prôné dans son école, l’ISSEP.
L’ISSEP, au service des idées libérales-conservatrices
Fondée l’an dernier, l’Institut des sciences sociales, économiques et politiques avait un double objectif : donner une légitimité à Marion Maréchal tout en formant une jeune garde libérale-conservatrice. Ainsi, la petite-fille et nièce de n’est plus l’héritière d’une dynastie politique emblématique de la Ve République, elle est une entrepreneuse. Pour ce faire, Marion Maréchal a réuni tout un aréopage d’intellectuels très droitiers couvrant l’ensemble du spectre idéologique de la droite française, allant du royalisme (Yves-Marie Adeline, ex-président de la peu connue Alliance Royale) au libéral-conservatisme. On retrouve ainsi parmi les enseignants Jean-Yves Le Gallou : ex-frontiste, il fut l’un des cofondateurs du Club de l’Horloge, un cercle de réflexion national-libéral qui a pour autre cofondateur connu un certain Henry de Lesquen, connu pour ses saillies racistes, plusieurs fois condamnés pour incitation à la haine raciale et qui, dans son libre journal sur Radio Courtoisie, recevait des associations telles que Liberté Chérie, le Cercle Bastiat ou encore le Parti libéral démocrate.[2] Le Gallou donnera également naissance, en 1985, à la Fondation pour la recherche sur les administrations publiques, un think tank ultralibéral plus connu sous l’acronyme iFRAP et aujourd’hui dirigé par Agnès Verdier-Molinié.
L’iFRAP est visiblement en odeur de sainteté chez Marion Maréchal puisque parmi ses enseignants on y retrouve également Édouard Husson, membre du conseil d’administration, du collège des personnes qualifiées et du conseil scientifique du think tank.[3] Ajoutons que cette officine fut longtemps dirigée par Bernard Zimmern à qui l’on doit également Contribuables Associés, une autre association qui ne cache ni son inclination libérale, ni son conservatisme : Alain Dumait, qui figure parmi les cofondateurs de l’association, a appelé à voter Jean-Marie Le Pen en 2002 et 2007. Une époque où le programme du candidat Le Pen visait à « recentrer l’État sur ses missions régaliennes », « désétatiser la France », « échapper à la spoliation étatique » ou encore instaurer le « chèque scolaire ». Appelé aussi voucher, il est une idée chère à l’économiste libéral et chef de file de l’école de Chicago Milton Friedman.[4] Si cette proposition fut âprement défendue par Jean-Marie Le Pen, elle est également soutenue par une association libérale-conservatrice nommée SOS Éducation et fondée par Vincent Laarman, neveu de François Laarman, également impliqué dans la création de Contribuables Associés aux côtés de Zimmern… Une affaire de famille au cœur d’une nébuleuse qui inclut Sauvegarde retraites ou encore l’Institut pour la justice.
Ce petit monde libéral-conservateur gravite autour de l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS). Longtemps courroie de transmission du patronat[5], on doit à cette association d’autres émanations telles que l’IREF (Institut de recherches économiques et fiscales) ou encore L’école de la liberté, enregistrés à la même adresse que leur vénérable ascendante. Jacques Garello, son président d’honneur, n’a jamais caché son opposition à l’IVG[6] ou son inclination révisionniste en ce qui concerne la colonisation[7] : un discours que l’on retrouve aujourd’hui à l’IREF[8], mâtiné de références au controversé Jacques Marseille.[9]
Face à une droite libérale historique laminée et grevée par ses querelles et dissensions, Marion Maréchal s’est visiblement entourée de manière à pouvoir tous les réunir sous une même bannière et cette bannière ne sera pas celle du Rassemblement national.
L’union des droites
Depuis le ralliement de Thierry Mariani et de Jean-Paul Garraud, le cordon sanitaire entre Les Républicains et le Rassemblement national continue de se rompre au fil des défections. Après la présidence calamiteuse de Laurent Wauquiez et la défaite cuisante des européennes, la droite connaît la même déshérence que le Parti socialiste. L’aile droite du parti ne cache plus son attirance pour le Rassemblement national : on retrouve ainsi chez Racines d’avenir une jeune garde plurielle (LR/RN/DLF/PCD) qui prône l’union des droites pour l’emporter en 2022 et qui, dans son corpus de valeurs, se dit « contre l’État nounou ». Un motto on ne peut plus libéral.
Quand on lui parle d’union des droites, Marion Maréchal ne cache pas ses intentions. Encore officiellement « en retrait », l’ex-députée déclarait chez LCI en juin que « le RN est nécessaire […] mais pas suffisant. » et qu’elle « cherche à réfléchir comment, demain, aller au-delà du RN. »[10] L’union passerait-elle par un grand mouvement capable de fédérer toutes les chapelles de la droite ?
Dans le même temps, on observe une Marine Le Pen en retrait : n’en déplaise à celles et ceux qui ne cessent de parler de « guerre familiale », celle qui hier donnait le tempo de la vie politique française se fait beaucoup plus discrète qu’auparavant et se contente de récupérer les déçus des Républicains tout en entreprenant un rajeunissement du parti. Pour les européennes, elle a fait confiance à un jeune loup inconnu du grand public : Jordan Bardella. À 23 ans, il a réussi à damer le pion à La République en marche. Désormais député européen et vice-président du Rassemblement national, il suit une trajectoire similaire à celle de Marion Maréchal, qui fut la plus jeune députée de l’histoire de la République française : être jeune n’est plus un défaut quand on aspire à être aux responsabilités.
Ce plafond de verre avait déjà été brisé par l’actuel locataire de l’Élysée, élu à 39 ans et que d’aucuns jugeaient « trop jeune » pour briguer la présidence de la République. Emmanuel Macron avait utilisé cette critique comme une arme en jouant la carte de la jeunesse et du renouveau. Au micro de France info en avril 2018, l’ancienne ministre Rachida Dati s’était risquée à un pronostic au sujet de Marion Maréchal : « Elle va faire son Macron de droite. Si Marion Maréchal Le Pen revient, elle va faire l’union des droites en disant ”je suis nouvelle, j’incarne le renouveau.” Elle va faire un strike. »[11] Un pronostic qui pourrait se révéler exact.
Maréchal, nous voilà !
Marion Maréchal a un boulevard devant elle : personne à droite ne semble en mesure de lui faire de l’ombre et sa tante n’aspire visiblement pas à rejouer le débat du second tour avec Emmanuel Macron. Si Donald Trump est réélu l’an prochain, elle pourra dénoncer à l’envi l’establishment qui prédisait le désastre et instrumentaliser les bons chiffres de l’économie américaine. Si Emmanuel Macron déçoit son électorat le plus droitier, elle aura les arguments pour les rallier à sa cause : elle capitalisera sur son programme libéral et pourra compter sur la PMA pour déclencher l’ire des catholiques, pour l’instant majoritairement acquis à la cause d’Emmanuel Macron.[12]
Parmi les Républicains, les séditions se font de plus en plus nombreuses et bruyantes : les mutins qui avaient ripaillé en juin avec la jeune ambitieuse se structurent et se préparent à créer un courant conservateur au sein même de leur parti.[13] Si, officiellement, il n’est pas question d’alliance, force est de constater que le mot d’ordre « plutôt Marion que Macron » laisse augurer une volonté d’union qui se ferait au-delà des partis.
Dans le monde médiatique, l’entreprise de lepénisation des esprits est en marche. De l’heure des Pros de CNews aux Grandes Gueules de RMC, la doxa libérale réactionnaire est omniprésente. Ainsi, dans sa revue trimestrielle début 2018, Contribuables Associés exprimait son satisfecit à l’égard d’Éric Brunet – animateur de Radio Brunet et Carrément Brunet sur RMC), lequel déclamait : « Vous êtes l’association qui a tapis rouge en permanence ici. J’adore Contribuables Associés. C’est une association qui défend les contribuables de France et qui n’a pas assez voix au chapitre dans ce pays, je le dit [sic] à chaque fois. »[14]Précisons par ailleurs que le journaliste avait une chronique intitulée « Les Français sont sympas » dans laquelle il traquait les « gaspillages de l’argent public ». Une chronique élaborée en collaboration avec l’association.
Du côté de la presse, c’est le journal l’Opinion qui se fait le premier porte-voix des idées libérales. Parmi les habitués des colonnes de ce canard, on y trouve Olivier Babeau. Ce professeur à l’Université de Bordeaux et libéral assumé est également co-fondateur de l’Institut sapiens avec un certain docteur Laurent Alexandre, lequel ne cache pas non plus son goût pour libéralisme, ni son rejet de l’immigration de masse[15]. Celui qui est aussi le père du site doctissimo.com ne paraît pas ressentir d’animadversion à l’égard de Marion Maréchal puisqu’il a déjà donné une conférence à l’ISSEP et est monté à la tribune à l’occasion de l’université d’été des parlementaires du Rassemblement national à Fréjus[16] Difficile donc de ne pas croire qu’une candidate Maréchal aurait le soutien plus ou moins affiché de ces nombreux relais d’opinion.
En parallèle au journal dirigé par Nicolas Beytout, le Figaro fait lui aussi figure de promoteur du courant libéral/libertarien : le journal fait ainsi la part belle à l’IREF (Jean-Philippe Delsol, Nicolas Lecaussin…), à l’iFRAP ou encore à Contribuables Associés, en témoigne le Figaro Magazine du 7 septembre 2019 qui porte en Une l’« enquête » de Contribuables Associés sur le gaspillage de l’argent public : une enquête qui jouxte une interview de Marion Maréchal.
Federbusch candidat à Paris : le premier adoubement
L’acte fondateur de cet aggiornamento libéral est probablement l’investiture officielle par le parti de Marine Le Pen du libéral Serge Federbusch. L’énarque, fondateur du Parti des Libertés, devient ainsi le premier véritable symbole de la mue libérale du Rassemblement national voulue par Marion Maréchal. L’homme, bien qu’inconnu du grand public, n’est pas un anonyme au sein de la mouvance libérale française : souvent reçu par Contribuables Associés (que ce soit dans leurs tribunes ou sur les ondes de Radio Courtoisie), le libéral semble fort bien intégré au sein de la nébuleuse, en témoigne le satisfecit affiché par l’économiste ultralibéral (et ex-frontiste) Philippe Herlin, qui déclare sur sa page Facebook : « Serge Federbusch lance avec succès “Aimer Paris” pour disputer la mairie en 2020, Charles Beigbeder préside le comité de soutien (ParisTribune) Une initiative à suivre ». Les fréquentations communes des deux hommes semblent aller de Patrick de Casanove (président du Cercle Bastiat) au blogueur H16 en passant par Eudes Baufreton (Contribuables Associés) : force est de constater qu’il s’agit d’un petit monde où tout le monde se connaît… Un monde qui commence à converger au grand jour mais la gauche reste passive et ne semble pas prendre conscience du danger.
Que fait la gauche ?
Sous le regard bienveillant du patronat et des officines libérales, Marion Maréchal bâtit petit à petit les fondations d’un projet d’unification des droites qui pourrait siphonner jusque dans l’électorat de La République en marche. De l’autre côté du spectre politique, les querelles intestines persistent en dépit du dialogue entamé lors du Festival des idées ou à l’occasion du projet de référendum ADP. Déchirée de toute part, la gauche est aujourd’hui incapable de fédérer pour faire face à la menace qui s’annonce. Il reste deux ans pour faire maison commune et construire une alternative face à celle qui pourrait devenir la première femme à exercer la fonction suprême de l’État.
Longtemps un bastion de la droite gaulliste, la Corse vote désormais massivement pour le RN aux élections nationales et pour les régionalistes aux élections locales. La situation sociale difficile, conjuguée à l’implantation forte du conservatisme, renforce le rejet des appareils politiques traditionnels et bénéficie à l’extrême-droite qui défend la préférence nationale. Alors que le PCF était longtemps puissant sur l’île, la gauche radicale a subi de cuisants revers en 2017 et 2019. Au-delà des fantasmes d’une Corse exigeant à tout prix l’indépendance, la relation des insulaires au jacobinisme historique de l’État français est plus ambiguë qu’il n’y parait. Alors comment faut-il comprendre la politique corse ?
Entre 1981 et 2002, la Corse semble épargnée par la montée de l’extrême droite et du Front national, qui atteint pourtant tout le pourtour méditerranéen et les territoires en « périphérie » de la métropole, que ce soit le Sud-Est ou le Nord. Au début de son ascension, le vote pour Jean-Marie Le Pen reste assez restreint en Corse, ne se situant qu’entre 10 et 13 % entre 1988 et 1995. Le cœur de son électorat se situait alors du côté du vote des pieds-noirs, encore très important dans la Plaine Orientale (le long de la côte en Haute-Corse entre Sari-Solenzara et Aléria) où ceux-ci ont notamment développé de grandes exploitations agricoles dans les années 1970. Soit un espace assez réduit. Le positionnement de Jean-Marie Le Pen sur la Corse, l’avait également rendu persona non grata sur l’île, à tel point qu’il dut annuler un meeting à Bastia en février 1992 à cause de manifestations nationalistes qui l’empêchaient d’atterrir, au moment où on l’accusait d’avoir « demandé la peine de mort pour les prisonniers politiques corses ».
Mais la Corse devient vite une terre de conquête pour l’extrême droite : non seulement Jean-Marie Le Pen ne recule pas en proportion entre les échéances de 2002 et 2007 sur l’île (contrairement au continent) mais il y gagne plus de voix, en se situant à 15 % et, en 2012, Marine Le Pen réalise sur la région un de ses meilleurs scores, avec 24,39 % des voix (17,89 % à l’échelle nationale). En 2017, pour la première fois à une élection présidentielle, la Corse offre la première place à la candidate du Front national, devant François Fillon.
Un électorat populaire attiré par le FN
Que s’est-il passé ? Cela est d’autant plus impressionnant que, alors que les régionalistes enchaînent les succès sur l’île depuis 2012, le FN n’a absolument pas changé sa position concernant l’identité corse et le régionalisme en général : Marine Le Pen, de passage à Ajaccio lors d’un meeting de campagne le 8 avril 2017 avait elle-même rappelé son opposition à un statut particulier pour la Corse en annonçant sa volonté de dissoudre les conseils régionaux, et donc l’Assemblée territoriale de Corse qui allait bientôt être élue, pour revenir à une organisation jacobine « commune – département – nation ». Tout au plus a-t-elle accepté l’idée de fusionner les deux départements de Haute-Corse et de Corse-du-Sud. Elle avait même promis de réviser la Constitution pour y inscrire « La République ne reconnaît aucune communauté », selon un principe centralisateur et jacobin. On se rappelle aussi qu’elle s’était félicité de l’échec de la fusion entre la région Alsace et les départements des Haut et Bas-Rhin en 2013 suite à un référendum en louant « l’attachement indestructible » des « Français d’Alsace » « à la nation française et à la République une et indivisible ».
Une donnée, sociale, pourrait permettre d’éclairer la situation : dans cette région qui vit principalement du tourisme saisonnier, la précarité et la grande pauvreté augmentent considérablement, faisant de la Corse la région la plus pauvre de France, où une personne sur cinq y vit avec moins de 970 euros par mois en 2018. Sans oublier le chômage qui y progresse plus vite que sur le continent. Alors que la demande de logements sociaux est forte, la plupart des constructions sur l’île, en augmentation, concernent des résidences secondaires qui représentent déjà 47 % des habitations dans la région ! Le prix du foncier ne cesse d’augmenter : entre 2006 et 2017, la surface moyenne des terrains a diminué de 36 % et les prix ont pourtant augmenté de 51 %. Pour les habitants les plus modestes de l’île, certaines communes entières deviennent ainsi inaccessibles.
L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus.
Dans toute la région, la problématique de l’immigration finit également par faire les affaires du Front national, au moment où l’UMP puis le PS s’effondrent au niveau national après avoir déçu tour à tour. L’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée à très bas coût est particulièrement visible en Corse, notamment dans le secteur agricole de la Plaine orientale. Ce qui ne laisse pas de marbre le petit prolétariat corse, vivant en grande partie du secteur primaire, qui craint l’impact de l’immigration sur ses revenus. Un électorat vite attiré par la proposition mariniste phare, à savoir la « préférence nationale » à l’embauche (rebaptisée « priorité nationale »). Interviewée en avril 2017 par France 3 Corse ViaStella, Marine Le Pen le dira elle-même, les problématiques des Corses sont les mêmes de ceux des habitants du continent, et ciblera elle-même ce qu’elle définira comme les problématiques communes : l’immigration, la sécurité, et sa fameuse « priorité nationale » à l’embauche.
Enfin, l’accélération des politiques libérales et austéritaires depuis les années 1990 amplifie évidemment le rejet de l’UE et du libre-échange économique, et pousse très vite toute une partie l’électorat, surtout sa frange populaire, dans les bras du FN, alors que PS et UMP faisaient campagne pour le « Oui » en 2005. En effet, il ne faut pas oublier que lors des référendums de 1992 et 2005 sur Maastricht et sur le TCE la Corse figurait parmi les régions les plus « Non » aux deux référendums (plus de 55 % de « Non » en 1992 et 57,5 % en 2005). Bref, le rejet du libéralisme économique, la volonté de protection des frontières économiques contre le libre échange porté par l’Union européenne, la crainte du travail détaché et d’une immigration exploitée comme une « armée de réserve » au service du patronat jettent des milliers d’électeurs corses dans les bras du FN.
Depuis 2002, il apparaît en effet flagrant que le FN devient hégémonique dans les communes et les quartiers les plus populaires des villes de l’île. Dans les plus grandes villes de l’île, comme Ajaccio et Bastia, le vote FN passe à 25 % en 2012, puis à plus de 30 % en 2017 et 2019, offrant ainsi au FN la première place. Et, alors qu’il réalise 30,41 % à Bastia le 26 mai 2019, le RN obtient 54,4 % dans le bureau de la salle polyvalente de Lupinu, dans les quartiers sud de la ville, populaires. Autre exemple : le bureau de vote du quartier de Bodiccione, quartier très populaire excentré d’Ajaccio, qui a donné 70,45 % de ses suffrages exprimés au second tour des présidentielles à Marine Le Pen (contre 49,9 % sur toute la ville d’Ajaccio) (7). Le vote Le Pen croît également considérablement dans les anciennes cités communistes de l’île, comme Cuttoli-Corticchiato, près d’Ajaccio, où le FN obtient la première place aux échéances de 2012, 2017 et 2019, ou encore à Sartène, perdue par le PCF en 2001, où Marine Le Pen arrive en tête au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 et à l’élection européenne de 2019, devant les candidats soutenus par le PCF, que ce soient Jean-Luc Mélenchon ou Ian Brossat.
Une droite ultra-dominante bousculée par Marine Le Pen
La sociologie de la Corse, avec une population historiquement très rurale vivant de l’élevage et de l’agriculture, de tradition fortement catholique, en fait un des plus importants réservoirs de voix de la droite depuis la Libération. Cet électorat se caractérise par son caractère très conservateur, marqué par la tradition catholique, et par son souverainisme très prononcé, que l’on rattache à la tradition bonapartiste de l’île. Le culte du chef d’État fort explique ainsi qu’aux diverses échéances présidentielles sous la Ve République, la branche gaulliste de la droite ait été toujours dominante, quelque soit la configuration : ainsi aux élections présidentielles de 1981, 1988 et 1995, le gaulliste Jacques Chirac y surclasse systématiquement non seulement les candidats du PS mais aussi ses rivaux issus de la droite modérée, centriste et libérale pro-européenne (Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre puis Édouard Balladur). Cela explique aussi le positionnement très droitier des députés de la droite parlementaire élus de l’île, même très récemment : on se souvient à Bastia de Sauveur Gandolfi-Scheit, élu entre 2007 et 2017, qui avait rejoint le groupe de la « Droite populaire » qui militait pour un durcissement des positions de l’UMP en 2010 sur les questions d’immigration, de sécurité et de rapport à l’UE. Le fameux Camille de Rocca Serra (héritier du clan Rocca Serra qui tenait la ville et la circonscription de Porto-Vecchio depuis 1921 avant la défaite de Camille en 2017) avait quant à lui appuyé la motion « Droite forte » au Congrès de l’UMP de 2012, afin de revendiquer l’héritage droitier de Nicolas Sarkozy et de Patrick Buisson. La culture de la droite en Corse, partagée autant par la bourgeoisie urbaine que par les agriculteurs et éleveurs ruraux explique aussi le fort rejet de l’UE dans l’île.
Tout cet électorat va également constituer un vivier de plus en plus important pour le FN, surtout après l’adoption du Traité de Lisbonne en 2008 par la droite au pouvoir, et ce malgré la large victoire du « Non » en 2005, en France et en Corse. D’autant que, dès 2007, Nicolas Sarkozy avait lui-même participé à la banalisation du discours de Jean-Marie Le Pen en axant sa campagne sur la nécessité de lutter contre l’immigration, ce qui a participé à la « radicalisation » de l’électorat de droite dans la région.
Ainsi, entre 2007 et 2017, Le Pen siphonne une large part de l’électorat de l’UMP, notamment dans les petits villages et surtout dans les zones périurbaines, autour des villes de Bastia et d’Ajaccio, comme à Scolca et Biguglia où elle arrive en tête dès 2012. Le meilleur exemple est le village de Rosazia (où Marine Le Pen réalise son meilleur score en Corse avec 78 % au second tour de l’élection présidentielle de 2017), où le FN passe de 29 à 57 % des voix entre les premier tour de 2007 et 2012, alors que Nicolas Sarkozy passe de 36,5 à 19 %. Après l’échéance présidentielle de 2012, le chef de file des indépendantistes de Corsica libera, Jean-Guy Talamoni, qui deviendra président de l’Assemblée territoriale de Corse en décembre 2015, prétendra lui-même que « les électeurs du Front National viennent de tous horizons, mais surtout de droite : la responsabilité de ce vote incombe à Nicolas Sarkozy qui l’a dédiabolisé en chassant sur son terrain ».
Il est vrai que les passerelles entre la droite et le FN, qui avaient tendance depuis 2012 à se multiplier, sont réelles en Corse quand on observe leurs électorats respectifs : ainsi, en 2017, il est évident que les suffrages qui vont permettre à Le Pen d’avoisiner les 50 % au second tour sur l’île proviennent de l’électorat de François Fillon (25,5 % au premier tour). En témoigne les scores records qu’elle obtient contre Macron dans les communes rurales où François Fillon ses meilleurs scores au premier tour, comme Mela, près de Porto-Vecchio, Pianotolli, ou encore Solenzara et Aléria situées sur la Plaine orientale. La palme revient à Borgo où François Fillon obtint plus de 55 % au premier tour, où Nicolas Sarkozy avait lui-même recueilli 80 % face à François Hollande en 2012, et qui donna même 41 % des voix à la liste de François-Xavier Bellamy aux européennes de 2019 (!). Dans cette ville, 68 % des suffrages exprimés se porteront vers Marine Le Pen au second tour.
La question nationale, et celle du rapport entre la France et la Corse, peut également expliquer une partie des reports de voix élevés des électeurs de la droite classique vers Marine Le Pen en 2017, comme l’explique Jérôme Fourquet. Dans des territoires insulaires comme la Corse et la Nouvelle-Calédonie où le candidat Fillon réalisait de très bons scores, la candidate du FN voyait ses scores exploser au second tour, alors que dans là-bas la question du rapport à la métropole devenait de plus en plus sensible – surtout en Nouvelle-Calédonie où un référendum sur l’indépendance a été organisé en 2018. Dans ces régions excentrées, il est également possible d’analyser ce report de voix vers Le Pen, candidate opposée à toute velléité régionale, comme un ” Non ” clair d’une part de l’électorat, notamment de droite, à une quelconque indépendance et ou autonomie vis-à-vis de la métropole. Ce qui invite à penser que la position anti-régionaliste de Le Pen suscite soit l’indifférence des électeurs corses, soit lui permet aussi d’en rallier de nouveaux…
Aux européennes de 2019, c’est finalement le camp lepéniste qui remporte la « bataille des droites » en Corse, écrasant la liste des pourtant très conservateurs LR portés par François-Xavier Bellamy et Laurent Wauquiez. S’il n’augmente que légèrement son score sur l’île par rapport à 2017, de 27,8 à 28 %, le RN domine néanmoins de très loin la liste LR qui plafonne à 12 %, faisant moitié moins que François Fillon deux ans plus tôt. Dans la plupart des villes très à droite de l’île, remportées par Fillon en 2017, la liste RN arrive en tête et gagne plusieurs points, comme à Biguglia, Mela ou Aléria. Ce résultat est plus du à une démobilisation énorme de l’électorat de droite (il ne faut pas oublier que l’abstention s’élève tout de même à plus de 61 % en Corse, loin devant la moyenne nationale) qui profite aux votes RN et EELV, surmobilisés pour l’occasion, plus qu’à un réel siphonnage des voix restantes de la droite par le RN.
Peu probable donc que les dernières échéances permettent au FN de supplanter la droite dans l’île : en effet, malgré ses succès aux présidentielles de 2012 et 2017, le FN était retombé à un étiage nettement inférieur aux élections législatives (9 % en 2012 et 5 % en 2017) et aux régionales suivantes (10,6 % en 2015 et seulement 3 % en décembre 2017). De même, aux élections municipales de 2014, dans les rares villes où il était parvenu à présenter des listes en 2014, comme à Ajaccio, il n’avait obtenu aucun élu. D’autant plus que, depuis 2017, ses effectifs militants dans l’île ont fondu, ce qui peut se révéler très handicapant pour des scrutins locaux. Pour la droite insulaire, le danger aux prochaines élections municipales pourrait venir des forces politiques nationalistes, comme Femu A Corsica, qui pourrait lui ravir ses derniers bastions comme Ajaccio ou Porto-Vecchio – affaire à suivre.
Les régionalistes : dominants aux élections locales, désavoués aux élections nationales
La croissance du FN en Corse, sans obstacle depuis 2012, paraît en parfaite contradiction avec l’explosion du vote en faveur des partis régionalistes aux élections à caractère local, qui dirigent la Corse depuis décembre 2015. En effet, cette année-là, la liste des régionalistes de Femu A Corsica conduite par Gilles Simeoni (élu maire de Bastia en 2014), arrivée deuxième sur la région derrière celle du PRG conduite par le sortant Paul Giacobbi, l’emporte au second tour, après s’être allié à la liste des indépendantistes de Corsica libera conduite par Jean-Guy Talamoni. Une première pour la Corse. Les deux listes prennent le contrôle de la région avec un projet en tête : jouer le bras de fer avec Paris pour parvenir à obtenir la co-officialité de la langue corse sur l’île, un statut particulier pour la région avec une autonomie politique renforcée (notamment en matière fiscale) et un statut de résident pour les habitants de l’île. Et la reconnaissance du peuple corse comme spécifique, en contradiction avec la Constitution française de 1958. La fusion des départements et de la région en une seule collectivité territoriale unique, actée en 2017, sera une première concession faîte aux nationalistes au pouvoir dans l’île (alors que les Corses avaient déjà rejeté le projet d’une telle collectivité unique par référendum le 6 juillet 2003).
Aux législatives de 2017, la Corse n’échappe pas à la règle selon laquelle la prime revient aux sortants et aux élus locaux. Les élus de droite retrouvent des scores plus ou moins élevés au premier tour. Les réseaux régionalistes, bénéficiant de leur nouveau poids régional acquis en 2015, profiteront à fond du caractère plus local du scrutin et la coalition nationaliste Pe À Corsica (rassemblement des autonomistes de Femu A Corsica et des indépendantistes de Corsica libera) parvient à remporter trois circonscriptions sur quatre, en profitant notamment de la déconfiture de la droite après le premier tour de la présidentielle. Aux élections territoriales qui suivent, l’alliance nationaliste confirme sa domination de la vie politique locale avec près de 56,5 % des voix.
Malgré leur succès aux élections à caractère local, il faut relativiser l’impact des régionalistes sur les élections nationales : en effet, aux échéances nationales, l’électorat corse ne vote que très faiblement sur des considérations régionales ou en fonction des revendications régionalistes, comme en témoigne les succès des candidats Le Pen et Fillon sur l’île, tous deux très peu portés sur les réclamations régionalistes. Autre exemple : en 2019, sur une participation moindre qu’en 2017, l’alliance entre EELV et Pe À Corsica (concrétisée par la reconduction sur la liste EELV de François Alfonsi, représentant sur la liste EELV de « Femu À Corsica », composante de la coalition nationaliste) n’obtient “que” 22 % (contre plus de 50 % pour toutes les listes nationalistes cumulées au premier tour des élections territoriales de décembre 2017) alors que le FN bat un nouveau record sur l’île. Même chose en 2014 quand, aux élections européennes, la liste régionaliste conduite dans la circonscription du Sud-Est par Bernard Vaton n’arrive que troisième sur la région avec 21 % des voix, derrière le FN et l’UMP.
Encore plus flagrant : le candidat apprécié des régionalistes corses aux dernières élections présidentielles, Jean Lassalle (qui s’était déclaré favorable à la co-officialité de la langue corse, à un référendum sur l’autonomie de la Corse et à la constitution d’un statut de résident en 2017), obtient certes un de ses meilleurs scores en France, mais celui-ci est de seulement 5 %. De même, la candidate EELV à l’élection présidentielle de 2012, Eva Joly, n’a obtenu en Corse que 2,2 %, soit le même score qu’au niveau national, et ce malgré la proximité entre les EELV et des responsables de Femu A Corsica, comme Jean-Christophe Angelini et François Alfonsi.
Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant.
Le succès des régionalistes sur l’île depuis 2012 tient en réalité à plusieurs facteurs, où la question de l’autonomie ou de l’auto-détermination de la Corse est finalement secondaire pour les électeurs : il repose d’abord sur leurs réseaux locaux, très développés depuis les années 1980, dans une région où le clanisme aux élections locales est déterminant. En témoigne le fait que le PRG soit resté dominant dans la vie politique locale entre 2002 et 2015 malgré son effondrement aux élections nationales sur l’île depuis 2002 et l’échec de la gauche plurielle. Paradoxalement, Femu A Corsica et Corsica Libera ont aussi et surtout profité d’un fort mécontentement populaire envers les clans politiques corses, notamment envers le clan Giacobbi, qui tenait la Collectivité territoriale entre 2010 et 2015 sous la mandature de gauche et qui a vu son image gravement marqué par les affaires de détournement de fonds de Paul Giacobbi.
En 2011, la cellule anti-blanchiment Tracfin du ministère de l’Économie et des Finances s’aperçoit ainsi que le Conseil départemental de Haute-Corse avait versé 480 000 euros de subventions frauduleuses entre 2008 et 2011 sous la présidence de Giacobbi à toute la clientèle politique de ce dernier. Cette affaire “des gîtes ruraux” a mis au jour les pratiques clientélistes du PRG et renvoyé une image déplorable de la classe politique corse à l’électorat, au moment où la précarité faisait des ravages dans l’île. Ce qui a sans aucun doute profité aux nationalistes, portés par une forme de “dégagisme” en 2015, au détriment du PRG et de ses alliés de gauche depuis 2010, dont le PCF.
La force des régionalistes repose ensuite sur le grignotage de la droite traditionnelle depuis plus de dix ans aux élections locales en insistant sur la défense des traditions et du mode de vie corse – plus que sur une réelle volonté d’auto-détermination politique. Cela se voit dans les résultats des élections législatives, où les candidats de la coalition Pè A Corsica décrochent la première place au premier tour dans plusieurs villes qui l’avaient attribué au candidat Fillon, comme à Aléria ou Corte. Cette stratégie de drague de la droite est particulièrement efficace dans un contexte où la droite est malmenée depuis 2012 à l’échelle nationale par ses défaites électorales et ses divisions internes et dans un contexte local de division, fracturant la domination des potentats locaux traditionnels. La défaite de Camille de Rocca Serra aux régionales de 2010 a en effet ouvert une grave crise de succession à droite au moment des régionales de 2015 : celle-ci se présente ainsi fortement divisée au premier tour de décembre 2015, entre la liste de l’UMP officielle José Rossi et la liste dissidente de Rocca Serra, qui réunissent respectivement 13,2 % et 12,7 % au premier tour avant de fusionner au second tour, sans succès. Rebelote en décembre 2017, où la liste LR conduite par Valérie Bozzi se retrouve confrontée aux deux tours à la liste de Jean-Martin Mondoloni. De même, dans la Deuxième circonscription de Haute-Corse, la droite échoue à se qualifier au second tour contre le régionaliste Jean-Félix Acquaviva et le candidat En Marche, minée par une guerre fratricide entre la candidate LR Stéphanie Grimaldi et le dissident Jean-Martin Mondoloni. Par trois fois donc, en quelque sorte, la droite locale, jadis toute puissante, aura facilité le succès des régionalistes.
Enfin les régionalistes captent depuis 2015 l’électorat populaire qui peut voter aussi bien pour la gauche radicale (PCF, Front de gauche, France Insoumise…) que pour le Front National, en dénonçant tantôt les politiques d’austérité pratiquées au niveau national, tantôt en défendant une « préférence régionale à l’embauche » sensée lutter contre le chômage et le dumping social qui ne laisse pas l’électorat populaire insensible. Leur positionnement en faveur de la création d’un « statut de résident » pour les habitants de l’île permettant d’accéder à la propriété après cinq ans de résidence dans l’île séduit également ces électeurs modestes qui y voient une façon de lutter contre la spéculation immobilière.
La drague de l’électorat « de gauche » a aussi été illustrée en 2014 par la curieuse alliance passée entre le chef de file de Femu A Corsica en Corse du Sud dans la ville de Porto-Vecchio et le PCF derrière Jean-Christophe Angelini. Il est possible de voir les succès de cette stratégie dans les résultats obtenus par le candidat régionaliste Paul-André Colombani dans la ville populaire de Sartène aux législatives de 2017, où il y réalise ses meilleurs scores aux deux tours en y devançant notamment au premier le candidat du PCF. Sans oublier le cas de la ville populaire de Cuttoli-Corticchiato, anciennement communiste, passée ensuite au PRG, qui a élu un maire régionaliste en 2010.
Bref, c’est avec un attelage très variable et hétérogène que la coalition nationaliste triomphe en Corse, notamment aux dernières législatives. Un attelage hétérogène certes, mais toujours d’inspiration très libérale, comme en témoigne la position de ses députés à l’Assemblée Nationale, dans le groupe Territoire et Libertés, composé de dissidents de la droite, de centristes et de macronistes, de radicaux de gauche, avec entre autres le député de Sarcelles François Pupponi élu sous l’étiquette PS (proche de Dominique Strauss-Kahn et ancien partisan de Manuel Valls). Enfin, les alliances répétées des régionalistes avec EELV (aux présidentielles de 2002 et 2007 et aux européennes de 2009 et 2019) signalent une vision de l’écologie comme devant être compatible avec le marché et une passivité face à une intégration européenne toujours plus renforcée.
Le « macronisme » à la peine
77,11 % pour Emmanuel Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 dans la commune de Bigorno. Tout est dit ou presque… Coincé entre la précarité galopante et le traditionalisme de la droite, En Marche n’a qu’un faible espace politique sur l’île. Le socle de LREM reste à un étiage assez stable entre le premier tour des présidentielles et les européennes, entre 18,48 % en avril 2017 et 15,04 % pour la liste de Nathalie Loiseau en 2019. Dans cette région où le centre-droit a toujours été très faible, le macronisme puise non seulement dans le score de François Bayrou de 2012 (5,01 %) mais surtout dans celui de François Hollande (24,28 %). En effet, les quelques rares appuis du macronisme en Corse proviennent des rangs du Parti Radical de Gauche conduit par Paul Giacobbi, qui avaient fait campagne pour Hollande en 2012 avant de se reporter vers Macron dès le premier tour de 2017.
Paul Giacobbi, président du Conseil exécutif de Corse entre 2010 et 2015, fuit suivi par tous les ténors et élus du PRG dans l’île dans son soutien au candidat Macron : le président du conseil départemental de Haute-Corse François Orlandi, le conseiller départemental de Ghisonaccia Francis Giudici ou le maire de Bonifacio, Jean-Charles Orsucci, proche du PRG et du PS. Les bons scores de Macron en avril 2017 dans les dernières zones d’influence du PRG démontrent l’efficacité de cette alliance, comme à Venaco où Paul Giacobbi fut maire pendant 20 ans, Bigorno (où la liste de Giacobbi avait réalisé 77 % au premier tour des régionales de 2015) ou encore Tomino, fief de François Orlandi. Dans toutes ces municipalités, où François Hollande avait réalisé ses meilleurs scores de toute la Corse en 2012 (avec notamment 70,9 % à Bigorno), c’est le candidat d’En Marche qui est arrivé en tête au premier tour. Mais le faible score de Macron sur toute l’île aux deux tours de la présidentielle en Corse montre bien les limites d’un appui sur les réseaux déclinants du PRG.
La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics.
Ce confinement de LREM se confirme aux élections suivantes. Aux législatives qui suivent la présidentielle, En Marche choisit de limiter l’investiture aux seuls élus locaux issus ou proches du PRG : Maria Guidicelli, conseillère territoriale qui figurait sur la liste de Paul Giacobbi au premier tour des élections territoriales de 2015, François Orlandi, Francis Giudici et Jean-Charles Orsucci (devenu chef de file d’En Marche en Corse) (16). Cela ne sera pas suffisant pour que l’« effet Macron » atteigne la Corse : seulement Maria Giudicelli et Francis Giudici passent au second tour avant d’être très largement battus par leurs adversaires. Puis, aux élections territoriales qui suivent, en décembre 2017, la liste En Marche conduite par Jean-Charles Orsucci se retrouve loin du podium, avec seulement 11,26 % des voix au premier tour, en quatrième position, pour ne faire élire que six conseillers territoriaux au second. De même, aux dernières élections européennes, la liste LREM ne profite absolument pas de l’effondrement de la droite, à la différence d’autres territoires traditionnellement à droite comme l’Alsace ou l’Ouest de l’Île-de-France, et se maintient en revanche aux mêmes scores dans ces mêmes villes sous influence radicale de gauche.
La faiblesse du vote macroniste dans l’île pourrait s’expliquer d’abord par un facteur très local, à savoir le fait que ses relais dans l’île soient justement issus du PRG et par la famille Giacobbi, entachés par les affaires de détournements de fonds publics. L’assimilation d’En Marche à la politique clientéliste et “clanique” du PRG a très probablement joué des tours à Emmanuel Macron, alors que les radicaux enchaînent les défaites dans l’île depuis 2014 (perte de Bastia aux municipales et celle de la région en 2015). Toutefois, les faibles scores d’En Marche en Corse rappellent ceux obtenus dans d’autres régions « périphériques », comme le Nord, le Pas-de-calais, la Picardie, l’Est et le Sud-Est de la France, où le chômage, la précarité et le vote FN ne font qu’augmenter. En ce sens, le vote en Corse est cohérent avec le reste du continent, le vote En Marche étant depuis 2017 celui des grandes agglomérations et des métropoles. Une situation qui explique également la marginalité de la gauche radicale et de la France Insoumise dans la région.
Quand la gauche radicale se tire une balle dans le pied
Malgré la précarité en hausse et le déclin de la droite sur l’île, la gauche radicale ne parvient pas à tirer son épingle du jeu. Historiquement, le PCF était pourtant plus fort dans l’île que dans bien d’autres territoires du continent, même si son influence se limitait aux communes populaires et ouvrières proches du littoral, comme Sartène, et aux quartiers populaires des grandes villes de Bastia et d’Ajaccio.
Si le PCF réalise toujours dans la région des résultats sensiblement plus élevés que la moyenne nationale (5% en 2002, 4% en 2007, 3,9% en 2019) cela reste plus faible que dans d’autres territoires (comme la banlieue parisienne) et surtout on constate très vite, aux échéances présidentielles depuis 2012, que celle-ci se heurte à un plafond de verre alors que Le Pen explose ses scores là bas, un peu comme dans le Nord et la Picardie, ou même dans les Outre-mers à l’occasion des européennes de 2019. Les scores plus ou moins élevés du PCF dans la région sont à comprendre au regard du poids et de l’importance de son réseau (certes déclinant) d’élus et de militants. Même si, dans cette région, le recul du PCF reste une réalité. Pour donner une idée, le PCF passe d’un peu plus de 16 % à l’élection présidentielle de 1981 à 3,9 % à l’élection européenne de 2019. Sans oublier la défaite de Dominique Bucchini, président communiste de l’Assemblée territoriale entre 2010 et 2015 avec la majorité d’Union de la gauche, aux municipales de 2001 à Sartène, qui a porté un coup dur au PCF de l’île.
De même, entre les échéances régionales de 2010 et de 2015, entre lesquelles il a pourtant participé à la majorité régionale d’Union de la gauche avec le PRG et Paul Giacobbi, le PCF poursuit sa descente : de 7,5 % en 2010 la liste conduite par Bucchini passe à 5,5 % en 2015. Au moment où le total des forces nationalistes explose. En cause, le fait d’avoir sans aucun doute appuyé la politique du PRG sur l’île, qui laissait exploser les prix de l’immobilier et la spéculation immobilière, tout en ayant ouvert le débat sur la co-officialité de la langue corse en 2013, légitimant de fait les arguments identitaires des nationalistes et ayant inévitablement impacté la crédibilité du discours anti-libéral du PCF et du Front de gauche dans la région. Sans oublier, bien sûr, les affaires de Paul Giacobbi qui ont mis à mal le PRG et ses alliés.
En 2012, Jean-Luc Mélenchon, soutenu par le PCF, obtient tout de même un score proche de 10 %, loin d’être insignifiant. À l’époque, le candidat du Front de gauche, qui assume son discours jacobin, n’hésite pas à se rendre sur l’île pendant la campagne et à assurer un grand meeting de campagne en février 2012 à Bastia. Mais déjà, Le Pen est haute… En 2017, le candidat JLM réalise un peu plus de 13,8 % sur l’île : une hausse de 4 points, contre 8,5 points au niveau national (et à Paris !), et des hausses de dix à vingt points dans les grandes villes du pays. Ainsi, la progression modérée du vote Mélenchon en Corse est similaire à d’autres régions où le FN réalise de gros scores, comme la Somme (hausse de seulement 7 points entre 2012 et 2017), et les Hauts-de-France (+7-7,5 points). Pire encore, si Mélenchon réalise de bons scores dans les villes populaires de Sartène (23,53 %), Cuttoli-Corticchiato ou même à Bastia, il y arrive systématiquement derrière Le Pen. Il réalise en revanche ses meilleurs résultats dans les communes encore tenues par le PCF et où l’appareil militant s’est mobilisé en sa faveur, comme en 2012, par exemple dans le village de Bilia (64,58 %). De la même façon que pour le vote en faveur d’Emmanuel Macron, le vote Mélenchon est donc très limité et confiné à certaines zones en 2017.
Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’État-nation.
Le score décevant de la France Insoumise à la présidentielle de 2017 en Corse s’explique principalement par deux éléments : le fait que Mélenchon ne soit pas venu faire campagne en Corse, à la différence de Le Pen, et la focalisation de sa campagne sur les grandes métropoles. A la différence du FN qui bâtit son succès dans des territoires désindustrialisés comme le Pas-de-calais, Belfort ou le Doubs, la campagne de la FI s’est centrée sur les grandes villes, avec des marches parisiennes, des meetings dans les grandes villes à répétition et une tournée en péniche dans les territoires du Paris “bobo” dans la dernière ligne droite de la campagne. Enfin, le fait de ne pas avoir suffisamment insisté sur la volonté de combattre l’exploitation de l’immigration économique par le patronat (via la défense de l’adage juridique “A travail égal salaire égal”, que la Chambre sociale de la Cour de cassation avait cherché à consacrer en 1996), ou de ne pas durcir davantage son discours sur l’UE ont aussi pu être défavorables au candidat de la gauche radicale dans une région aussi précarisée.
Malgré la drague des régionalistes par la gauche radicale (alliance du PCF avec certains leaders régionalistes en 2014 comme à Porto-Vecchio et quasi-soutien de Mélenchon au chef de fil des régionalistes Gilles Simeoni aux territoriales de 2017), le PCF reste cantonné à son noyau dur d’électeurs et la FI s’effondre à 3 % dès 2019, derrière le PS et le PCF. La position de Mélenchon, un jacobin qui a passé sa vie politique à raison à dénoncer le régionalisme, en a surpris plus d’un : après les yeux doux envers la coalition régionaliste en 2017, le leader de la FI a engagé une purge des militants insoumis corses qui restaient depuis la présidentielle de 2017 et qui défendaient majoritairement une alliance avec le PCF aux territoriales. Quoi que l’on pense de cette alliance, cela a privé LFI de dizaines de militants pour les campagnes et batailles à venir. Le discours de LFI aux élections européennes, inaudible par bien des aspects comme sur les questions de l’UE et de l’immigration, n’est sûrement pas non plus pour rien dans son effondrement par rapport à la présidentielle.
Si elle espérait combler son retard dans une région “périphérique” et défavorisée comme la Corse en reniant son héritage jacobin et étatiste, sans chercher à rendre sa ligne politique cohérente avec les aspirations populaires, la gauche radicale s’est bien trompé de stratégie. L’évolution du paysage politique révèle bien que la grande majorité des corses se moquent complètement d’une quelconque autonomie politique ou d’une rupture avec l’Etat-nation. Bien au contraire, dans cette région comme ailleurs, le recul de l’État et des services publics et la mise à mal de la souveraineté nationale est à l’origine d’un vote de défiance envers les formations politiques traditionnelles et modérées et du rejet du libéralisme économique porté par l’Union Européenne. Un enseignement que les formations politiques se revendiquant de la “révolution citoyenne” et d’un interventionnisme étatique devraient vite tirer s’ils ne veulent pas laisser éternellement la voie libre aux forces réactionnaires et identitaires.
Si l’on a beaucoup parlé de l’enfoncement du Parti socialiste et de la gauche par Emmanuel Macron et sa République en Marche, il semble que l’on n’a pas encore pris la mesure de l’abattement de la droite et de l’extrême-droite suite à une campagne qu’on leur prédisait victorieuse et qui débouche sur un fiasco, entre le naufrage de la campagne de François Fillon minée par les affaires et un débat de second tour désastreux qui a sérieusement entamé la crédibilité de Marine Le Pen. Bien que Les Républicains soient forts du premier groupe d’opposition à l’Assemblée Nationale et que Marine Le Pen ait pour elle les 10 millions de voix obtenues au second tour de la présidentielle, la crise d’idées et de légitimité qui atteint les forces traditionnelles de l’échiquier politique touche les droites aussi profondément que la gauche. Dos au mur et peinant dorénavant à imposer leurs thématiques dans le débat public, les différentes tendances de la droite se voient dans l’obligation de reconsidérer les rapports qu’elles entretiennent entre elles, menant certains analystes à imaginer un rapprochement en forme de planche de salut au moment où l’orbe macronien menace de les satelliser à leur tour…
Depuis les travaux de l’historien René Rémond, on a pour habitude d’analyser la droite française comme un ensemble hétéroclite issu du rejet de la révolution de 1789 et de son second mouvement radical de 1793. Dans son ouvrage Les Droites en France paru en 1954, Rémond propose en effet une typologie donnant naissance à trois courants au sein de la droite française : un courant légitimiste ultra-royaliste et réactionnaire, totalement opposé aux principes de 1789 ; un courant orléaniste originellement royaliste modéré car reconnaissant l’héritage libéral et parlementaire de la Révolution ; et enfin un courant bonapartiste prompt à mettre en avant la figure d’un chef en lien direct avec la masse du peuple et au dessus d’institutions jugées illégitimes. Ces trois courants sont présents dans la vie politique française depuis le XIXe siècle qui les a vu se structurer, avec leurs fortunes diverses, leurs rivalités tournant parfois à l’affrontement ouvert, mais aussi leurs moments de rapprochement, notamment, aux marges les plus radicales de cette droite multipolaire, lorsqu’il s’agit de s’attaquer à un régime républicain souvent instable. Cependant, avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.
“Avec la chute du régime de Vichy en 1944, dont elle fut un appui autant matériel que moral, et la victoire d’une Résistance majoritairement associée à la gauche et au Parti Communiste, la droite française va devoir durablement se réinventer, posant la question de la convergence entre ses différentes familles.”
Dans les années d’après-guerre, cette rénovation va passer d’un côté par la recherche d’une « troisième voie » d’inspiration démocrate-chrétienne, entre capitalisme et socialisme et se réclamant d’un esprit de la Résistance au dessus des étiquettes gauche-droite, et d’un autre par la recomposition d’organisations de défense des intérêts industriels et agricoles opposés à l’émergence de l’Etat-providence et souvent directement issues de Vichy. Héritier assez ingrat de ces deux tendances en maturation, le gaullisme va cependant durablement faire oublier la question de l’unité de celles-ci, sous l’ombre persistante du Général et ce jusqu’au milieu des années 70. Le départ de De Gaulle dans la foulée des événements de mai 1968 et du référendum perdu de 1969, sonne en effet comme un nouveau traumatisme pour une droite peu habituée aux remises en question depuis son retour en force une décennie auparavant, d’autant qu’une part non négligeable de cette droite porte une responsabilité dans l’échec du gaullisme. Après avoir favorisé son retour au pouvoir, les tendances de la droite opposées à l’interventionnisme économique comme à la suspension de la construction européenne prônés par de Gaulle et ne lui pardonnant pas la fin de l’Algérie française, avaient en effet fini par tuer le père.
Manifestation du 30 mai 1968, baroud d’honneur du gaullisme
A ce traumatisme durable va s’ajouter une impitoyable guerre entre « barons du gaullisme », guerre qui va s’intensifier avec la disparition de Georges Pompidou en 1974 au cœur d’un mandat que celui-ci avait voulu réparateur et modernisateur pour sa famille politique suite à la crise de mai 68. Incarné par le projet de Nouvelle Société du Premier ministre Jacques Chaban-Delmas, ce programme de réformes sera jugé trop progressiste et sabordé par les opposants personnels et politiques de Chaban dont les ambitions présidentielles seront sabordées par l’ancien protégé de Pompidou, Jacques Chirac, marquant ainsi le définitif ancrage à droite de ce qui sera qualifié par la suite de néo-gaullisme.
A la mort de Pompidou c’est donc une droite désunie, en panne d’idées et de leadership qui parvient tout de même à une certaine alliance afin d’amener de justesse au pouvoir Valéry Giscard d’Estaing face à la gauche unie autour du programme commun. Cependant, l’attelage conduit par VGE mène une politique « libérale avancée » selon ses propres termes, qui ne manque pas de heurter ses alliés, le premier d’entre eux étant son propre Premier ministre Jacques Chirac. Ce dernier finira par démissionner avec fracas en 1976, afin de créer le Rassemblement Pour la République (RPR), parti devant refonder le gaullisme autour d’un « travaillisme à la française », opposé à la gauche constituée des partis socialiste et communiste, comme au centrisme giscardien, qui se structure lui au sein de l’Union pour la Démocratie Française (UDF).
C’est au milieu des années 1970, dans cette opposition d’hommes et d’appareils toujours plus forte, qui conduira en partie à la défaite de 1981 et l’arrivée au pouvoir de la gauche, que va venir s’insérer un nouveau paramètre que la droite ne pourra pas ignorer : la réémergence de l’extrême droite. Voulant combattre la grande vitalité de la gauche et de ses différentes tendances au sein de la société française, celle ci sort de l’ombre dans laquelle elle se tenait depuis plusieurs décennies afin de se restructurer dans différentes organisations et groupuscules comme Ordre Nouveau ou le Groupe Union Défense (GUD), majoritairement composés d’étudiants. Elle ne néglige pas non plus le combat culturel d’inspiration maurrassienne et clairement orienté vers la défense d’un néo-fascisme paneuropéen qualifié de Nouvelle droite, au sein de revues comme Éléments ou de groupes comme le GRECE d’Alain de Benoist et Dominique Venner, et le Club de l’horloge d’Henry de Lesquen.
En parallèle de ces initiatives visant à abattre les murs la séparant de la droite traditionnelle et gaulliste, cette extrême droite parvient à rassembler ses diverses composantes au sein d’un parti crée en 1972 : le Front national.
“Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées.”
A sa tête, Jean-Marie Le Pen, ancien député poujadiste et animateur des comités de soutien à la candidature présidentielle de Jean-Louis Tixier-Vignancour en 1965, finira par prendre un contrôle total sur le parti après de longs affrontements internes. Homme de choc, bateleur habitué des déclarations polémiques plus que des débats idéologiques et sachant jouer des médias, Le Pen va parvenir en quelques années à fédérer autour de sa personne toute sa famille politique et à dépasser les mauvais résultats électoraux originels pour réaliser de nombreuses percées. Défendant une ligne assez peu construite mais à la fois marquée par le néo-libéralisme économique en vogue parmi les droites mondiales et la défense d’une identité supposément menacée par l’immigration, le FN réussit ainsi à s’implanter durablement dans le paysage politique français, finissant par décrocher 35 députés lors des législatives de 1986 qui marquent la victoire de la droite et son retour au pouvoir via la cohabitation.
Cependant, cette victoire de la droite UDF-RPR reste inconfortable, tant elle détonne dans une société française désormais marquée par une culture progressiste qui lui est hostile. Par ailleurs, elle la place en porte à faux vis-à-vis de ce nouveau venu turbulent qu’est le FN, qui attire à lui de plus en plus de convertis issus de ses rangs. Achevant de se débarrasser de ses vieux habits gaullistes, le RPR chiraquien n’hésite plus alors à s’aligner sur les canons du conservatisme libéral, sous l’influence des travaux d’un club de réflexion fondé par Alain Juppé, le Club 89, lui-même proche du Club de l’horloge. Chirac multiplie ainsi les appels du pied vis à vis du nouvel électorat frontiste, par la mise en place d’une politique migratoire essentiellement répressive. Si cette réorientation est payante et permet au RPR de devenir le principal parti de la droite, elle n’est pas suffisante pour éviter une cinglante défaite face au PS à la présidentielle de 1988, faute selon certains de n’être pas parvenu à s’accorder avec le FN malgré le fond idéologique qui semblait dorénavant les lier.
“L’année 1998 marque ainsi un tournant : le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990.”
C’est ainsi que va progressivement s’établir, entre les arcanes du pouvoir et la lumière des assemblées, une nette possibilité de convergence des droites aux niveaux locaux comme nationaux, sous l’effet conjoint de l’essoufflement de la gauche et de l’émiettement des appareils politiques du RPR et du FN, traversés par de nouveaux affrontements de tendances exploités par ceux qui veulent cette alliance. L’année 1998 marque ainsi un tournant: le RPR, affaibli par le succès de la gauche plurielle au pouvoir depuis 1997, est prêt à briser le tabou de l’alliance avec le FN après avoir repris ses mots dans son programme de 1990. Cependant, cette stratégie d’alliance ne durera que le temps de mémorables élections régionales, la reprise en main des états majors sur leurs bases empêchant une alliance durable. Au FN, ce retour à la normale conduira finalement à une scission d’ampleur provoquée par Bruno Mégret, partisan précoce d’une « dédiabolisation » du parti.
Le « cordon sanitaire » ainsi rétabli, les deux formations vont continuer leur chemin chacune de leur côté, jusqu’à s’affronter lors d’un second tour surprise à l’occasion de l’élection présidentielle de 2002 entre Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen. Le raz de marée anti-Le Pen, permettant à un Chirac devenu bien malgré lui le premier antifasciste de France de se maintenir à la présidence de la République, ne manqua pas d’approfondir de nouveau l’antagonisme entre extrême-droite et droite traditionnelle. Celle-ci cherche alors à se relancer dans la foulée de cette présidentielle par la création de l’Union pour un Mouvement Populaire (UMP), dont Nicolas Sarkozy prend la tête en 2004, inaugurant ainsi un nouveau courant politique : le sarkozysme.
“Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et restructure les clivages autour des axes de l’immigration et de la mondialisation.”
Le 19 juin 2005, un garçon de 11 ans, Sidi-Ahmed Hammache, est tué devant chez lui à la Courneuve par deux balles perdues, dans la cité des 4000. Dès le lendemain, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, se rend sur place. Après avoir rencontré la famille de la victime, celui-ci promet alors de nettoyer, « au sens propre comme au sens figuré », la cité des 4000 dans laquelle les faits ont eu lieu. Dix jours plus tard, il réitère ses propos et emploie l’expression « nettoyer au kärcher ». Ces déclarations enflamment le débat politique, résonnant comme une provocation sécuritaire voire raciste à gauche, tandis qu’elles créent une forte attente à droite. Nicolas Sarkozy l’a compris: pour gagner, il lui faut être présent sur les thématiques sécuritaires et identitaires qui, dans un monde où les frontières s’affirment de moins en moins entre les nations et de plus en plus en leur sein, figurent plus que jamais parmi les principales préoccupations du « peuple de droite ».
Le sarkozysme crée ainsi une nouvelle donne politique en instaurant de nouveaux clivages que le consensus mou du chiraquisme avait en partie effacé. Les flux migratoires crispent un nombre grandissant de citoyens, alors même que le refus net du Front National en 2002 pouvait être perçu comme la victoire définitive d’une volonté de société plus ouverte, tolérante et européenne. La société se clive de plus en plus entre les partisans d’une immigration largement restreinte et ceux pour lesquels cette dernière n’est pas un problème, entre ceux qui perçoivent la mondialisation comme une violence et ceux qui l’accueillent comme heureuse. Nicolas Sarkozy réussit à comprendre les craintes d’une partie du « petit peuple de droite » comme de la petite et grande bourgeoisie et va guider le débat vers une restructuration des clivages sur les axes préalablement abordés. Cette stratégie se verra également renforcée par la présence de Patrick Buisson dans l’entourage de Nicolas Sarkozy, ce dernier prenant toujours, ou presque, en compte les conseils de l’ancien sympathisant de l’Action française et ex-journaliste de Minute, dont l’influence se fera ressentir notamment lors de la création d’un « Ministère de l’Identité Nationale ».
Bien que l’action concrète de Nicolas Sarkozy ne se soit pas toujours inscrite dans cette optique, ses discours, celui de Grenoble pour ne citer que lui, dénotent une volonté de maintenir un cap très à droite en terme de communication. Il comprend bien qu’un revirement moins identitaire et sécuritaire serait perçu comme une trahison par son électorat et notamment les classes populaires qui le constituent, et qui sont susceptibles de voter sans scrupules aucun pour le Front national : en 2002, déjà, lors du second tour, 24% des ouvriers avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, un score au-dessus de sa moyenne nationale. Bien que certaines analyses aient grossi le trait, il existe depuis lors un réel basculement d’une partie des classes populaires vers ce vote, la « ligne Philippot » en étant l’une des manifestations : lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017, ce sont 56,8% des ouvriers qui voteront pour Marine Le Pen. Face au « siphonnage » de son électorat populaire par le Front national et au risque de décrochage, la droite décide de reprendre certaines de ses stratégies de brouillage des pistes utilisées dans les décennies précédentes.
Ainsi, si des personnalités au sein des Républicains peuvent être exclues pour avoir apporté leur soutien à Emmanuel Macron et souhaité un rapprochement entre les deux partis, ceux qui comme Thierry Mariani prônent un rapprochement avec le Front national ne seront jamais inquiétés. Les tentations d’alliances avec l’extrême droite sont nombreuses et d’aucuns voudraient que « les digues sautent » une fois pour toutes. Le programme RPR-UDF de 1990 et les alliances locales des années qui ont suivi, ont ainsi posé les bases d’un tel rapprochement et d’une telle orientation, sur laquelle la droite institutionnelle se déchire-notamment autour de la question européenne, du libéralisme et de la mondialisation. À l’heure où la social-démocratie traditionnelle va de plus en plus à droite et s’est même muée en parti de centre-droit avec En Marche, le « piège Macron » se referme sur la droite institutionnelle : alors qu’en son sein certains souhaiteraient se rallier au pouvoir en place, LR n’est pas capable de leur apporter une réponse satisfaisante tandis que coupée de ses alliés historiques du centre, la droite ne peut donc aller qu’en se droitisant. Mais tant qu’elle n’aura pas concrétisé l’union des droites, la clarification politique se verra repoussée sine die.
Toutefois, cette clarification pourrait arriver plus vite que prévu, alors que se prépare dans les coulisses le retour de Marion Maréchal Le Pen et que le parti de sa tante s’effondre lentement depuis l’échec de l’élection présidentielle et le débat raté. À l’heure où le Rassemblement National (RN, ex-FN) est plongé dans une certaine léthargie du fait desaffaires politico-financièreset du départ de la tendance philippotiste, son retour pourrait constituer une occasion pour la droite nationaliste d’enfin clarifier sa situation vis-à-vis de la droite institutionnelle et de mettre au point un programme qui ne soit pas aussi hétéroclite que le programme de feu le Front national. Dans une étude d’opinion Ifop du 1er juin, ses électeurs souhaitaient d’ailleurs à 82% voir Marion Maréchal Le Pen être candidate lors de la prochaine élection présidentielle. Libérale, conservatrice et identitaire, elle pourrait sans nul doute compter sur une partie de l’électorat de droite traditionnelle, qui a également voté pour un programme très dur porté par François Fillon en 2017. On peut supputer alors que l’union des droites se ferait plus facilement autour de sa figure qu’autour de celle d’un Laurent Wauquiez affaibli, qui peine à ressusciter les derniers feux du sarkozysme et de La Manif Pour Tous face à la fraction plus modérée des Républicains.
A ce titre, la récente création de l’Institut de Sciences Sociales Economiques et Politiques à Lyon, est révélatrice de cette stratégie de séduction et de construction idéologique d’une nouvelle génération de cadres de droite poursuivie par Marion Maréchal Le Pen, génération incarnée par des hommes comme Erik Tegnér, aspirant candidat à la présidence des Jeunes Républicains.
On comprend ainsi que face à une gauche amorphe peinant à s’organiser et à la menace d’une union des droites autour d’une nouvelle option maréchaliste, Emmanuel Macron n’a pas d’autre intérêt que d’aller chasser sur les terres de cette droite.
“Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation.”
Présenté lors des dernières présidentielles comme une incarnation française du « social-libéralisme » désormais bien connu depuis le New Labour de Tony Blair outre-Manche, Emmanuel Macron a fait de sa première année de mandat un singulier exercice de clair obscur. Ayant nommé un premier ministre issu de la tendance juppéiste des Républicains, tout en constituant à l’assemblée une majorité reprenant en chœur l’air du « pragmatisme-pour-réformer-le-pays », son action politique et celle de son gouvernement semble pourtant s’inscrire de plus en plus visiblement à la droite de l’échiquier. Si à l’instar de son prédécesseur qu’était le sarkozysme, le macronisme est pour l’instant davantage au stade de la méthode que de l’idéologie, de nombreux gestes laissent entrevoir une nette possibilité de droitisation. Entre ses déclarations chocs savamment et régulièrement distillées et l’épreuve de force menée encore récemment dans la foulée de l’Affaire Benalla avec ses différents contre-pouvoirs et opposants, Emmanuel Macron semble révéler la nature profonde de sa pensée politique : celle d’un césarisme libéral et – pourrait-on dire – “populiste”, qui ne répugne pas à s’afficher avec le vétéran de la droite conservatrice Philippe de Villiers pour vanter le modèle économique que celui ci a instauré en Vendée autour de son Puy du Fou, proche du « capitalisme populaire » qu’Emmanuel Macron a récemment appelé de ses vœux devant le parlement réuni en Congrès.
Ce syncrétisme, qui pourrait paraître incongru, ne l’est en fait pas au sein d’une Ve République dont Emmanuel Macron cherche à rallier toutes les élites à sa cause; au contraire, il semble plutôt bien perçu par les sympathisants de droite auprès desquels Emmanuel Macron bat actuellement des records de popularité malgré sa nette baisse générale auprès de l’ensemble des Français. Le macronisme, composé au départ de façon hétéroclite, se cherche de toute évidence une base plus stable. A ce titre, le récent sondage polémique effectué par En marche auprès de ses militants dénote autant une volonté de connaître cette base afin de diriger au mieux l’action du gouvernement selon ses attentes, que d’amorcer une clarification du « en même temps » macroniste en vue des futures échéances électorales européennes et municipales, où des tractations ont lieu entre LREM et LR. Malgré l’artifice communicationnel qui voudrait les mettre à distance dans la perspective de ces futures élections européennes, Emmanuel Macron apparaît ainsi comme appartenant à une nouvelle génération de leaders de droite européens qui, de l’Autriche de Sebastian Kurz à l’Espagne d’Albert Rivera en passant par l’Italie de Matteo Salvini, montre que l’unification des droites est possible autour de figures jeunes balayant l’ancien jeu politique et ses clivages, pour servir au mieux les intérêts des classes dirigeantes européennes.
L’histoire le prouve, l’actualité le montre : pour les droites, des ponts sont possibles autour de signifiants renouvelés dans le combat culturel et leur exceptionnel regain d’activité dans ce domaine -notamment via de nouveaux médias en ligne– semble tendre vers cet objectif. Au delà de la possibilité de convergence de ses différentes tendances, la question de la structure qui pourrait accueillir cette union semble dorénavant plus pertinente: dans la période trompeuse que nous traversons – celle d’un « désordre idéologique » selon le politologue Gaël Brustier -, l’apparition d’une telle structure ne manquerait pas d’acter pour longtemps de la recomposition du camp de la bourgeoisie française et européenne.
Dans cet article traduit de l’espagnol (revue CTXT), Guillermo Fernández Vázquez revient sur la mue opérée par plusieurs partis d’extrême-droite européens ces dernières années, à travers les métaphores qui structurent leur discours. Les droites nationalistes, au premier rang desquelles le Front National de Marine Le Pen, ont ainsi adopté une rhétorique axée sur la patrie en tant que communauté de protection face aux incertitudes engendrées par la mondialisation néolibérale. Au point de chasser sur les terres des partis de gauche en revendiquant la sauvegarde de l’Etat-Providence et la défense des services publics.
Droites nationalistes, patrie et “Welfare chauvinism”
« Dans un monde où les peuples désirent être protégés, le patriotisme n’est pas une politique du passé, mais une politique d’avenir », signalait Marine Le Pen dans un meeting tenu en présence des principaux leaders de l’extrême droite européenne dans la ville allemande de Coblence, en janvier dernier. « Nous vivons l’effondrement d’un monde et l’avènement d’un autre : c’est le retour au monde des Etats-Nations que la mondialisation a tenté de faire disparaître » poursuivait ainsi la leader du Front National devant le regard attentif et l’approbation de ses compagnons du même bord politique tels que Frauke Petry (Alternative pour l’Allemagne), Mateo Salvini (Ligue du Nord) et Geert Wilders (Parti de la Liberté).
Au-delà de l’attirail idéologique de l’extrême-droite classique et d’un certain regain de confiance suite à la victoire de Trump et du Brexit, qu’y a-t-il dans ce discours qui attire l’attention ? Que nous disent ces paroles de la stratégie de la droite radicale européenne ? Les liens établis entre patriotisme et protection, entre nation et refuge, entre Etat-Providence et Etat-Nation en sont les éléments les plus marquants. Comme en attestent les mots de Marine Le Pen, la patrie, c’est ce qui protège.
“La droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain pour s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget de l’Etat-Providence.”
Dans un monde où la crise a rendu les existences, les droits et les perspectives fragiles, l’idée de protection est une assurance-vie. La perspicacité de la droite radicale européenne consiste à savoir mêler le vocabulaire de la protection avec la terminologie propre au nationalisme identitaire. Elle a progressivement amélioré sa manière de conjuguer ces deux rhétoriques tout en laissant au placard les propositions de type néolibérales. Le résultat de cette synthèse est le Welfare Chauvinism ou « l’Etat social chauviniste » ; c’est-à-dire la revendication d’un Etat qui intervienne dans l’économie et redistribue les richesses parmi les individus nationaux. De cette manière, la droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain, pour s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget dédié à l’Etat-Providence.
Toute l’extrême-droite européenne n’a pas opéré cette transition, mais c’est le cas d’une part significative de celle-ci, notamment en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Scandinavie. Une autre frange de l’extrême-droite est restée fidèle aux postulats de type néonazis tandis qu’une troisième a continué à miser sur un profil néoconservateur. En Espagne, Vox s’inscrit dans cette troisième ligne politique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le parti n’a pas décollé électoralement durant les années les plus difficiles de la crise. Il existait pourtant dans notre pays les conditions d’émergence d’un parti suivant le modèle du Welfare Chauvinism, mais Vox n’a pas su interpréter correctement les tenants et les aboutissants de cette possibilité. Le parti a renoncé à mener des incursions dans le champ sémantique de la gauche, il s’est privé de la référence à la « protection ». C’est ce qui l’a condamné à n’être qu’un instrument de pression sur le Parti Populaire autour d’un axe thématique avortement-euthanasie-religion. De ce point de vue, Vox a été davantage un lobby qu’un parti attrape-tout.
Frauke Petry de l’AfD, Marine Le Pen du FN, Matteo Salvini de la Ligue du Nord italienne, Geert Wilders du Parti de la liberté néerlandais, réunis à Coblence le 21 janvier 2017.
En revanche, le Front National de Marine Le Pen a quant à lui pris le tournant du Welfare Chauvinism (du moins jusqu’à maintenant). Et cela jusqu’au point d’être considéré comme un exemple paradigmatique de l’évolution de l’extrême-droite : des « partis de niche », dédiés presque exclusivement au développement discursif de la triade sécurité-identité-immigration, à des formations qui incarnent un discours plus élaboré embrassant de plus en plus de thématiques.
L’objectif de cette droite radicale rénovée est de prendre la tête d’une alternative nationaliste pour le pays. Dans cette optique, elle englobe de nouveaux sujets tout en adoptant sur ces derniers une perspective renouvelée. Et ce bien souvent aux dépends de la gauche, à qui elle dérobe une partie de son discours : tant sur le plan de la dénonciation des injustices que sur une facette plus novatrice, par l’adoption de mesures parrainées par des intellectuels (économistes, historiens, philosophes) appartenant à ce spectre idéologique.
La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle « vole » ses propositions et sa légitimité. C’est le cas pour des thèmes comme l’écologie, l’industrie, les retraites ou les aides au développement, mais aussi pour d’autres sujets moins fortement politisés tels que la critique de la société de consommation et de l’isolement que provoquent les nouvelles technologies, ou encore les défis posés par la crise du travail. C’est ce que nous appelons la transversalité. Elle consiste à croître aux dépends de la gauche et de la droite, c’est-à-dire à les absorber pour mieux les annuler. Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent ainsi une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.
“La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle “vole” ses propositions et sa légitimité (…) Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.”
Dans cet état d’esprit, la protection est le nouveau leit-motiv de la nouvelle droite radicale et la nation constitue l’échelon pertinent pour garantir cette protection. Elle présente la patrie comme le rempart qui protège de la tempête provoquée par la crise financière. La nation est alors un garde-fou, un pare-feu, un abri, une toiture, un foyer. La patrie représente quant à elle le bien-être, un périmètre de défense, un point d’appui et un radeau en pleine mer. « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », disait Jean Jaurès, dirigeant historique du Parti Socialiste français. Marine Le Pen ne se prive pas d’utiliser à plusieurs reprises cette citation et d’y ajouter : « les vieux socialistes, les vrais socialistes, avaient raison : la patrie est la seule chose qu’il reste au démuni car c’est le lieu de l’affection, l’espace dans lequel il peut encore se sentir en sécurité et où il lui est permis de se souvenir ».
Cette extrême-droite « protectionniste » dessine la patrie comme un refuge à l’atmosphère bucolique de l’enfance. De fait, elle attribue à la patrie les traits de la relation mère-enfant : une « matrie », pourrait-on dire. Cette patrie dont parle Marine Le Pen fournit reconnaissance et soutien, à l’inverse de la froide impassibilité du marché et de la guerre de tous contre tous, à l’opposé de la désorientation et du cosmopolitisme. Elle apporte un vague sentiment d’espoir : le retour à ce qui a été perdu, à la chaleur humaine, à l’unité. Le retour à un minimum de solidarité. La « matrie » du Welfare Chauvinism dessine un périmètre de sécurité d’où l’on peut respirer un bon coup et prendre de l’élan pour se lancer vers l’accomplissement de nouvelles tâches et de nouveaux exploits collectifs. Le terme « matrie » a ainsi quelque chose d’illusoirement beau, de collectif et, je dirais même plus, de prométhéen.
L’extrême-droite « protectionniste » n’a pas manqué l’occasion de s’emparer politiquement de cette idée de « matrie » au cours des affrontements électoraux qui ont éclaté cette année en Europe. Elle est devenue la pierre angulaire de sa stratégie politique, ce qui d’un côté lui donnait un aspect novateur et adapté aux temps actuels, et qui d’un autre côté la séparait de ses ancêtres politiques des années 80, 90 et 2000. Néanmoins, la question centrale demeurait : comment condenser cette idée politique en images ? Quelle métaphore choisir ?
Quand le pays devient une maison
Le Front National de Marine Le Pen n’a pas hésité à choisir la maison comme symbole de cette « matrie » reconstruite qui offre à nouveau un abri. Dans l’émission 15 minutes pour convaincre, au cœur de la campagne électorale, David Pujadas demandait à chaque candidat « quel objet installeriez-vous sur votre bureau à l’Elysée si vous étiez élue Président(e) de la République ? ». Marine Le Pen, dans un geste éloquent, a choisi des clés pour symboliser son programme : « elles m’ont été données par un chef d’entreprise de la région de Moselle [région industrielle du nord-ouest du pays qui a particulièrement souffert des effets de la crise économique], et il me semble qu’elles sont très symboliques car mon projet est de rendre aux Français les clés de la maison France ». Une semaine auparavant, lors d’un meeting organisé à Perpignan le 15 avril, la candidate du FN avait résumé son programme électoral à un seul souhait : « que les Français cessent de vivre comme des locataires dans leur propre pays et qu’ils en redeviennent les propriétaires ».
Mentionner les « locataires », à l’époque d’Airbnb, c’est nous rappeler que « récupérer les clés de la maison France » signifie avant tout sortir d’une situation d’injustice. « Ils m’ont enlevé ce qui m’appartenait, je vis aujourd’hui moins bien que je ne vivais auparavant », disent les militants du FN. La métaphore de la maison fait donc allusion au malheur de la dépossession, au sentiment de sortir perdant de la situation, de subir un préjudice. La rhétorique du FN exprime ce sentiment à travers la prolifération dans son discours de verbes évoquant l’humiliation. Apparaissent ainsi en cascade des termes comme dominer, abuser, intimider, agenouiller, soumettre, assujettir, asservir, se rendre ou capituler.
“Récupérer les clés de la maison France signifie aussi retrouver le contrôle de sa propre vie et de son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation.”
Dans cette rhétorique, la mondialisation est présentée comme responsable de la maltraitance. Elle implique toujours l’idée d’agression, de vol, d’aliénation. Les « mondialistes » sont les assaillants de la « maison France » : des voleurs qui laissent les citoyens à la rue avec seulement ce qu’ils ont sur le dos. Dépourvus et vulnérables. Avec cette étrange sensation mêlant indignation et désespoir que ressent celui que l’on vient de dépouiller. Dans de tels cas, la victime doit s’en remettre à quelqu’un de « plus grand » (la police, par exemple) pour qu’il l’aide à se sortir du pétrin. Ce « big brother » est le Front National qui agit à travers la « mère protectrice », Marine Le Pen. Le second clip de campagne du FN pour les élections présidentielles a été, en ce sens, très explicite : il s’intitulait « J’ai besoin de Marine » et la candidate frontiste y accusait ses adversaires de « vouloir mettre à sac le patrimoine matériel et immatériel des Français ». Face à eux, Marine Le Pen était celle qui venait rétablir l’équilibre de la souveraineté.
Pour cette raison, « récupérer les clés de la maison France », signifie aussi retrouver le contrôle sur sa propre vie et son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose et que les décisions de chacun comptent. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation. Avec la métaphore des clés de la maison, il adresse au citoyen français un message du type : « il est temps que tu réalises ce qui t’arrive et que tes décisions soient à nouveau prises en compte ». Comme vous pouvez l’imaginer, cette rhétorique ouvre un espace pour parler du pouvoir du peuple, de démocratie et de la nécessité d’établir des mécanismes de participation citoyenne. C’est aussi l’opportunité de valoriser l’échelle micro : les relations de proximité, le petit commerce, les relations de quartier.
« Récupérer les clés de la maison France » c’est, en somme, récupérer les clés d’une vie communautaire idéalisée, révolue mais non moins attractive pour autant. Un espace non transformé par tout ce que l’extrême-droite associe au processus de mondialisation : le chômage de masse, l’immigration, la perte des valeurs et l’insécurité à tous les niveaux. Le Welfare Chauvinism se lit donc comme la protection de la communauté du passé dans ses aspects présents : droits sociaux, durcissement du code pénal pour la poursuite des criminels, emphase sur les aspects identitaires de l’éducation (apprentissage de l’histoire, de la langue et de ladite « culture française ») et sauvegarde du rôle de la France sur la scène internationale.
Par Guillermo Fernández Vázquez, traduit de l’espagnol par Sarah Mallah.