Et la culture dans tout ça ?

Lien
Le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France ©Poulpy

Tous les candidats à la présidentielle 2017, sans exception, mettent la culture au centre de leurs discours, mais pas au centre de leurs priorités. Si La France insoumise est le seul mouvement politique à avoir sorti tout un livret sur la seule question culturelle (Les Arts insoumis), tous les autres outrepassent cette thématique qui, si certains l’oublient, est aussi un secteur économique important qui génère plusieurs milliards d’euros tous les ans avec des retombées économiques directes non négligeables.

La culture comme secteur économique

Avant de comparer les programmes et propositions des différents candidats, rappelons que la culture est un secteur économique énorme. Si la France est le pays le plus touristique du monde, ce n’est pas seulement pour son vin rouge mais aussi pour le musée du Louvre, le festival d’Avignon, pour se tenir devant la cathédrale Notre-Dame-de-Fourvière ou la tombe de Georges Brassens à Sète.

En termes de chiffres, le secteur de la culture concentre 3% des emplois, à savoir 700 000 salariés et non salariés. C’est une augmentation de 50% sur vingt ans. Actuellement à 0,65% du PIB, le budget de la culture, quant à lui, n’a pas vraiment augmenté. Si on rapporte le budget de la culture aux personnels qu’elle emploie, il baisse de facto. En 2015, le poids économique direct de la culture — c’est-à-dire la valeur ajoutée de l’ensemble des branches culturelles — était de 43 milliards d’euros. La croissance des branches culturelles, depuis 2008, est en baisse. Seules certaines, comme l’audiovisuel et le patrimoine, augmentent faiblement – croissance qu’il nous faut garder à l’esprit.

En effet, si l’on avait une seule approche économique et de profit sur la culture, nous comprendrions bien vite qu’il y a intérêt à augmenter son budget. Presque tous les candidats sont d’accords pour, au moins, ne pas baisser ce budget. Quelques 180 artistes déploraient, dans un appel publié dans le Huffington Post de février, un « silence pesant sur la culture ». La grande oubliée des débats des primaires et à cinq et onze candidats, la culture, bien qu’elle apparaisse dans tous les programmes, fait figure d’ornements, là où elle devrait être un panneau de direction pour notre pays.

 

Les propositions

Nous faisons le choix d’évincer quelques candidats qui n’ont pas de réelles propositions concernant la culture (Nathalie Arthaud, François Asselineau, Jacques Cheminade, et Philippe Poutou).

Nicolas Dupont-Aignan propose la gratuité des musées le dimanche pour les Français et les résidents et rehausser le budget de la culture à 1% du PIB. Maigre effort. Abrogation de la loi Hadopi, bonne idée mais partagée par tous les candidats. Sinon, il souhaite investir 400 millions d’euros mais seulement dans le patrimoine. Si l’on comprend bien, NDA souhaite investir seulement où cela rapporte plutôt que d’essayer d’équilibrer les branches entre elles.

Quant à François Fillon, déjà responsable d’un quinquennat culturel désastreux sous l’ère Sarkozy, et en totale rupture avec les Grands Travaux culturels du passé, il n’est égal qu’à lui-même. Il souhaite « réduire la fracture culturelle, soutenir la création française et faire de nos atouts culturels un vecteur de développement et de rayonnement ». C’est un peu flou, on ne comprend pas. Concrètement, il souhaite développer ce qu’il appelle la « conscience d’appartenance à la civilisation européenne » ce qu’on peut rapprocher de sa  réécriture du « grand récit national ». Dangereux. En feuilletant son programme, on tombe sur quelques mentions du statut des intermittents qu’il ne porte pas vraiment dans son cœur. De fait, il souhaite lutter contre leurs soit-disants « abus » et exclure une « forme d’emploi permanent ». Quand on sait que les intermittents du spectacle sont dans la classe des travailleurs pauvres et les plus précaires de France, on ne peut que railler ces propositions. Le candidat anti-système, pour le coup, est à contre-courant de ce que tout le monde propose concernant la Loi Hadopi. Tous s’accordent pour l’abroger, M. Fillon souhaite la renforcer. Ses propositions parlent d’elles-mêmes.

Le ministère de la Culture et de la Communication

Concernant le Parti Socialiste et Benoît Hamon, derrière un slogan « La culture partout, par tous, pour tous » et appuyés par la réalisatrice Valérie Donzelli qui a réalisé le clip de campagne, leur projet ne comporte absolument aucune nouveauté, aucune proposition concrète, aucune idée. Benoît Hamon pense sans doute qu’allouer 4 milliards d’euros supplémentaires à la culture le fera passer pour le nouveau Malraux. C’est en réalité dans la droite lignée du quinquennat culturel de Hollande, sans étincelle, sans inspiration, mais un budget qui augmente.

Étonnamment, Jean Lassalle est le seul “petit candidat“ avec des idées. Bien qu’elles aient peu de chances d’être appliquées, ses propositions concernant la culture valent le détour pour leur singularité. Il souhaite créer, sur le modèle de la Fête de la Musique, les Fêtes de la Philosophie et des Savoirs, du Sport et de l’Engagement. Même si le français serait la langue de l’administration, il souhaite protéger les langues régionales ; et rattacher la francophonie au ministère de la Culture. D’autre part, il voit d’un bon œil la création d’un circuit de salles pour décentraliser les œuvres basées à Paris vers la province. Plus cocasse, il souhaite enseigner les arts martiaux dès l’école primaire à tous les enfants.

De nombreux artistes s’engagent depuis des décennies pour combattre l’idéologie du Front National. Marine Le Pen n’a pas de programme culturel, à part celui de rendre les Français trop fiers de leur pays dans une logique de repli national, que l’on connaissait déjà chez le père Le Pen. Elle souhaite une protection nationaliste de la culture et promouvoir le « roman national ». Il y a quelques temps, elle remettait en cause la culpabilité de l’État français dans la rafle du Vel d’Hiv’. Un « roman national » négationniste, ce ne serait justement qu’un « mauvais roman » et non pas l’Histoire de France. Le FN, en voulant créer une seule culture française, se retrouve à la nier.

En Marche ! et Emmanuel Macron sont fidèles à eux-mêmes et voient la culture comme un bien marchand. Pro-Europe, ils souhaitent la création d’un « Netflix européen » de libre-circulation des artistes et des projets culturels. Le nom du projet annonce l’arnaque. Au lieu de protéger les travailleurs de la culture qui subissent déjà la concurrence européenne sur les salaires et l’austérité des politiques étatiques, M. Macron veut l’amplifier en les intégrant dans un réseau “Netflix“ pour les précariser d’autant plus. D’ailleurs, que dit M. Macron des intermittents ? Il souhaite une « adaptation de leur statut », traduire : flexibilisation. Comme s’ils n’étaient pas déjà assez assujettis aux conjonctures économiques ! Ses amis mécènes ont d’ailleurs dû lui souffler à l’oreille qu’il serait bon qu’ils soient exemptés de l’ISF — impôt de solidarité sur la fortune — car, après tout, ils sont investis d’une mission culturelle, eux aussi, de diffusion de la culture. Sauf que lorsqu’on voit les fondations privées telles que Pinault ou LVMH braquer les trésors culturels du monde entier — comme ceux de la Syrie en guerre — pour les transformer en marchandises, on évite de leur faire pareil cadeau et on leur demande plutôt de payer des impôts. Tout simplement. D’autre part, M. Macron souhaite maintenir le budget tel qu’il est, alors qu’il scande dans ses meetings « Hors d’elle [la culture] il n’est pas de véritable citoyenneté ».

Le leader de la France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, a consacré avec son équipe de campagne un livret de 28 pages, Les arts insoumis, la culture en commun, sur les propositions culturelles. De tous les candidats, il est celui qui consacre le plus de propositions intéressantes et nécessaires sur les politiques culturelles. Il souhaite un retour progressif de l’État pour remplacer le privé afin d’accélérer la démocratisation culturelle. Connaissant les conditions de vie des intermittents du spectacle, il souhaite mettre fin à cette précarisation et supprimer les niches fiscales des mécènes et leur faire payer l’ISF. Il propose également de rehausser le budget à 1% du PIB — et non pas du budget de l’État. L’ancien professeur de français souhaiterait aussi la gratuité des musées le dimanche, un investissement de 100 millions d’euros dans l’éducation artistique et culturelle de la maternelle jusqu’à l’université. Il souhaite également s’appuyer sur les conservatoires qu’il juge cruciaux dans la formation de l’excellence artistique française de demain. Dans les nouveautés, sur le modèle d’Arte, la chaine franco-allemande, il imagine une chaine méditerranéenne semblable pour accroitre la coopération culturelle entre les pays européens du Sud. L’homme à l’hologramme investit également le numérique dans lequel il voit un atout important pour démocratiser la culture. Entre autres, mettre en place une cotisation universelle sur un abonnement internet pour accéder à une médiathèque publique de téléchargements non-marchands et rendre la culture accessible à tous. Cela permettrait aussi de mieux rémunérer les droits d’auteurs et de protéger ces derniers.

Croire à la culture, c’est croire à un futur commun

Avant d’être sauvagement torturé et assassiné par Klaus Barbie, Jean Moulin prévoyait une grande politique culturelle d’après-guerre, baptisée « Les jours heureux ». Il avait l’ambition d’une décentralisation culturelle, d’un maillage de structure et de lieux en région, et d’un plus grand accès à tous à la chose culturelle. La guerre finit. Arriva de Gaulle et Malraux qui fondèrent les Affaires culturelles. Puis Pompidou avec le centre éponyme. Giscard d’Estaing avec le musée d’Orsay et l’Institut du Monde Arabe. Puis Mitterrand et son acolyte Jack Lang qui firent le grand Louvre, l’opéra Bastille, la grande Arche et la Bibliothèque nationale de France. Déjà sous les deux quinquennats Chirac, on observa une baisse en régime avec le seul Quai Branly. Sous  Sarkozy et Hollande, rien… Une perte d’idées, de directions, une perte d’ambition.

André Malraux, premier ministre attaché aux Affaires culturelles

La chose culturelle est bien plus qu’une marchandise dans laquelle il faut investir pour espérer des retombées économiques directes. La culture est un bien commun de l’humanité, elle est ce qui nous différencie de l’animal et ce qui nous empêche de faire la guerre — contrairement à la conception lepéniste. Justement, André Malraux disait : « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert ». Puis d’ajouter, au Sénat en 1959 : « Il appartient à l’université de faire connaître Racine, mais il appartient seulement à ceux qui jouent ses pièces de les faire aimer. Notre travail, c’est de faire aimer les génies de l’humanité, et notamment ceux de la France, ce n’est pas de les faire connaître. La connaissance est à l’université ; l’amour, peut-être, est à nous. »


Sources : 

Images : 

©Poulpy

https://c1.staticflickr.com/7/6050/6329599067_3bbe03cfdd_z.jpg

http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/Andre-Malraux/MALRAUX-18-1.jpg

Marine Le Pen et les “oubliés”

Lien
© Remi Noyon

Tour d’horizon de la dédiabolisation. Après s’être intéressé à sa rhétorique de l’ordre républicain, Guillermo Fernández Vázquez* revient sur un nouvel élément clé de la stratégie de Marine Le Pen : la France des « oubliés », ou comment le Front National réussit par son discours à capter l’indignation et le rejet des élites. Issu de la revue CTXT, traduit de l’espagnol par Laura Chazel, Vincent Dain et Juliette Maccotta.

Lorsque l’on observe aujourd’hui le paysage politique français, on est d’abord frappé par l’impression que tout est chamboulé, décousu, disposé d’une manière étrange et inédite. Pour quelqu’un qui aurait hiberné durant le quinquennat de François Hollande, tout paraîtrait méconnaissable, et ce pour plusieurs raisons.

Premier motif de confusion : il se peut que ni Benoît Hamon, candidat du Parti socialiste, ni François Fillon, candidat des Républicains, n’accède au second tour de l’élection présidentielle qui se tiendra en mai prochain. Un deuxième tour sans socialistes ni conservateurs constitue une véritable anomalie dans le système politique français. Ne perdez pas de temps à chercher des situations similaires dans l’histoire de la Vème République, vous n’en trouverez pas.

Second motif de confusion : les candidats ayant le plus de chance de remporter la présidentielle se présentent eux-mêmes comme des figures opposées à l’establishment politique. Chacun met en avant sa position contestataire. L’un, Emmanuel Macron, en insistant sur son opposition aux bureaucraties partisanes ; l’autre, Marine Le Pen, en s’exprimant « au nom du peuple », déstabilisant et neutralisant ainsi les élites. Dans les deux cas, la stratégie repose sur l’avantage symbolique que leur offre leur position d’outsider. Le vainqueur est celui qui est en dehors ; ou plutôt celui qui s’avère le plus crédible lorsqu’il explique 1) que précisément, parce qu’il vient de l’extérieur, il est davantage apte à modifier ce qui est à l’intérieur, 2) qu’il a la capacité, la connaissance et l’expertise pour mettre en œuvre ce changement.

Troisième motif de confusion : le vote FN n’est plus un vote secret et semi-clandestin ; il n’est plus une source de culpabilisation ni de stigmatisation. D’abord, parce qu’il est de plus en plus puissant quantitativement, ensuite, parce que c’est un vote qui s’est transformé qualitativement : il n’est plus un vote contre la communauté politique et ses consensus fondamentaux, mais un vote qui dit vouloir défendre becs et ongles cette communauté (la République), ses valeurs et sa culture. Un vote qui est à la fois communautaire et républicain, un signe de l’ambiguïté de l’offre politique du FN, mais également de la force de sa capacité de réinterprétation. En conséquence, il n’est aujourd’hui pas rare de rencontrer des personnes qui revendiquent ouvertement et fièrement être prêts à voter pour Marine Le Pen.

La clé : les oubliés

Dans ce contexte où dominent la confusion et la sensation de vivre un moment extraordinaire dans lequel personne ne sait exactement ce qu’il peut se passer, une question plane : comment en sommes-nous arrivés là ? Comment Marine Le Pen s’est-elle retrouvée en position de gagner l’élection présidentielle ?

Dans un article récent, Iván Redondo, suggère, à juste titre, que la clé de son succès se trouve dans « la France des oubliés » ; autrement dit, dans la majorité des gens qui se sentent abandonnés par les élites du pays. Cette catégorie (« les oubliés ») a été inventée par l’équipe de communication de Marine Le Pen. Son succès fut tel que même les acteurs politiques les plus réticents à l’employer au départ sont aujourd’hui obligés de s’y référer. Cette catégorie a exprimé de manière claire le mécontentement diffus qui traversait la société française. Elle a su donner forme à cette indignation tout en la projetant dans le futur à travers un message clair: « nous existons et nous sommes ceux qui veulent revenir à une normalité qui a disparu ». Il n’est donc pas étonnant que les verbes les plus importants de cette campagne, récupérer et restaurer, commencent par le préfixe « re ».

Qui sont les oubliés ?

La catégorie des oubliés s’adresse intentionnellement à tous les citoyens qui se sont sentis négligés, abandonnés ou, du moins, peu considérés. Le succès de cette catégorie s’explique essentiellement par sa capacité à interpeller le plus grand nombre. Elle en appelle à ceux qui sont fatigués d’avoir été injustement ignorés, oubliés, remplacés ; fatigués de ce sentiment d’invisibilité aux regards des élites et de cette impression que l’unique message que ceux d’en haut avaient pour eux était le suivant : « débrouillez-vous ». Ce sentiment d’abandon pouvait potentiellement toucher tous les Français, ce qui a permis au FN d’élargir considérablement son auditoire, de transversaliser ses interpellations. Aujourd’hui, la formation lepéniste recueille 35% des intentions de vote chez les agriculteurs, 44% chez les ouvriers, 29% chez les chômeurs et les professions indépendantes, 15% chez les cadres supérieurs, 21% chez les professions intermédiaires, 35% chez les employés et 21% chez les retraités. Ces données témoignent de la diversité de ses soutiens.

Certains groupes sociaux qui composent le nouvel électorat frontiste sont particulièrement intéressants à observer pour comprendre cette hétérogénéité. Les jeunes, par exemple, constituent l’une des catégories de la population les plus représentatives de ce nouveau lepénisme. Selon le dernier sondage de l’Institut Elabe, Marine Le Pen serait la candidate recueillant le plus de suffrages chez les jeunes entre 18 et 35 ans, devant Emmanuel Macron et bien au-dessus de Jean-Luc Mélenchon et de Benoît Hamon. La leader d’extrême droite obtiendrait 33% des voix dans cette tranche d’âge contre 24% pour Macron et 13% pour Jean-Luc Mélenchon. Ces données confirment la tendance de ces derniers mois qui indique qu’après l’abstention, le Front National est le premier parti chez les jeunes. Il s’agit là d’un point d’inflexion important au regard du profil éminemment senior qui caractérisait l’électorat du FN de Jean-Marie Le Pen.

Compte tenu de ces changements, il est intéressant de s’arrêter sur l’un des nouveaux profils de l’électorat de l’extrême droite, mis en évidence par Nonna Mayer, spécialiste du FN. Ce nouveau profil est caractérisé par le fait d’être : une femme, jeune et précarisée (une caissière de supermarché étant l’exemple typique). Le précariat, nettement féminisé, n’est donc plus hostile au FN ; un parti qui avait pourtant souffert pendant de longues années de son incapacité à capter l’électorat féminin. Le radical right gender gap (qu’on peut traduire par fossé entre les genres à l’extrême droite) mis en avant par Terri Givens ne s’applique plus à un parti qui, avec Marine Le Pen, a abandonné les relents de « vengeance antiféministe » qui teintaient ses discours d’antan et parle désormais « au nom des femmes », contre ceux qui menacent leur liberté et les droits qu’elles ont acquis.

Les fonctionnaires, auparavant réticents à voter pour le FN, sont aussi un important vivier d’électeurs pour l’extrême droite aujourd’hui. Une vaste enquête du CEVIPOF signale que Marine Le Pen est en tête des intentions de vote au premier tour parmi eux. Il est particulièrement intéressant de constater que la candidate frontiste n’est pas majoritaire parmi les fonctionnaires de catégorie A, alors qu’elle l’est chez ceux de la catégorie B, et a fortiori parmi les fonctionnaires de catégorie C, loin devant ses adversaires. À cet égard, le FN s’est efforcé d’adopter dans ses discours des positions beaucoup plus étatistes, soulignant les valeurs et l’importance de la fonction publique pour garantir la cohésion territoriale, assurer l’égalité effective dans l’accès aux services publics pour les citoyens nationaux et freiner la désertification rurale. À cela vient s’ajouter une certaine mystification de l’intérêt général : « nous avons réussi à retrouver le sens du service public et du travail au service de la communauté et à retrouver ainsi une certaine idée de transcendance », déclarait Florian Philippot en décembre dernier.

Les homosexuels ne sont plus réticents, eux non plus, à voter pour la candidate d’extrême droite, depuis que celle-ci a déplacé son discours sur le terrain de la lutte pour la liberté et contre le « totalitarisme islamiste », dont la devise, selon la formation frontiste, consiste à affirmer que « tout est religion ». En récupérant des éléments aux discours de la lutte contre les discriminations, Marine le Pen multiplie les appels à la liberté face à un ennemi qu’elle qualifie de « barbare » et de « pré-moderne ». Selon la leader d’extrême droite, défendre aujourd’hui l’égalité de tous les Français et Françaises, c’est admettre que « dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif ». Une enquête du CEVIPOF publiée en 2016 a surpris l’opinion publique en indiquant que 33% des couples homosexuels avaient voté pour le FN au premier tour des élections régionales, contre 28% pour le reste de la population.

La dispute pour de nouveaux « lieux d’énonciation »

Dans ces circonstances, il convient de se demander pourquoi le reste des acteurs politiques n’est pas parvenu à dominer l’agenda politique, ni à fixer les termes du débat, ni à s’adresser à l’ensemble des citoyens. On peut également s’interroger sur la capacité d’Emmanuel Macron, en tant que candidat outsider, à convaincre l’ensemble hétérogène des « oubliés » qu’il est le plus à même de répondre à leurs attentes en « renouant avec la normalité », dans le monde du travail, de la sécurité, des institutions.

Ce nouveau paysage politique, qui débouchera probablement sur un second tour inédit sans candidats conservateurs ni socialistes, nous montre qu’innover pour construire de nouvelles identités partisanes permet de modifier la structure du débat politique et de faire naître des scénarios dans lesquels les formations traditionnelles se voient obligées de naviguer à contre-courant. Face à une droite repliée sur elle-même et une gauche divisée, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, en dépit de toutes leurs différences, partagent un même éclectisme discursif et une même volonté d’adopter de nouvelles postures par le discours, de conquérir de nouveaux « lieux d’énonciation », ce qui permet à leurs voix d’être écoutées, reconnaissables et considérées au-delà des étiquettes et des appartenances déjà existantes. Ils sont, de fait, plus écoutés et de manière moins conditionnée. Ils parviennent ainsi à entrer directement en connexion avec le vaste ensemble des espérances et des insatisfactions, en offrant des interprétations, en leur donnant du sens et, ainsi, en les politisant.

Il ne serait donc pas étonnant de voir Macron et Le Pen s’affronter, au cours des prochaines semaines, pour chacun tenter de se présenter comme le véritable candidat apportant changement, renouveau et protection. Une grande partie de leur succès ou de leur échec en dépend ; et à l’inverse, une bonne partie des « plafonds de verre » auxquels sont confrontés les autres partis s’explique par le fait qu’ils continuent, au contraire, de parler, comme toujours, depuis la même position.

Traduction : Laura Chazel, Vincent Dain, Juliette Maccotta.

* Guillermo Fernández Vázquez, diplômé en philosophie et en science politique de l’Université Complutense de Madrid, a travaillé et collaboré, entre novembre 2015 et septembre 2016, pour Podemos. D’abord, dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de décembre 2015, puis comme assistant parlementaire. Il réalise en ce moment sa thèse de doctorat sur la construction des identités politiques à travers le discours chez Podemos et le Front National (FN) de Marine Le Pen et se concentre sur les mythes, les métaphores, les sujets de prédilection et les figures rhétoriques qu’ils utilisent. À ce titre, il a collaboré avec l’hebdomadaire espagnol CTXT en écrivant sur le discours du FN et ses tentatives de constitution d’une nouvelle identité politique. Son analyse discursive – presque « podemiste » pourrait-on dire – de l’ascension du FN nous montre comment la stratégie de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen s’est nourrie du sens commun républicain et lui a permis de combattre les étiquettes négatives qui pèsent sur son identité. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de diffuser un tel article pour voir comment un Espagnol, spécialiste du FN, comprend les succès de ce dernier. Le point de vue de Guillermo Fernández Vázquez est particulièrement intéressant du fait qu’il applique à son analyse la vision que Podemos tient de la politique comme lutte pour l’hégémonie et pour la conquête du sens et des signifiants.

Crédit photo : 

© Remi Noyon https://www.flickr.com/photos/remijdn/6957828536

Front National : le parti anti-système propulsé par les médias

Lien
©Rémi Noyon

Un récent rapport du CSA indique que Marine le Pen a été la seconde personnalité la plus médiatisée après Emmanuel Macron du 20 au 26 février. Cette information n’a pas manqué de surprendre : les médias sont l’une des cibles favorites du Front National. Les journalistes, de leur côté, ne mâchent pas leurs mots sur le Front National et multiplient reportages et analyses extrêmement critiques à son égard. Les relations entre le Front National et les médias seraient-elles plus complexes que ce qu’il n’y paraît ?

Marine le Pen et Florian Philippot : tapis rouge dans dans les médias pour critiquer les médias

Durant les élections présidentielles de 2012, le Front National a été le plus médiatisé de tous les partis politiques après le Parti Socialiste et l’UMP. Selon le rapport annuel du CSA, le Front National a occupé en moyenne 15,6% du temps d’audience des émissions politiques de TF1, Canal+, M6, Direct8 et TMC. C’est moins que le temps d’antenne dont ont bénéficié le Parti Socialiste et l’UMP. Mais c’est beaucoup plus, par exemple, que le temps qui a été accordé à Jean-Luc Mélenchon, alors candidat du Front de Gauche, qui n’a totalisé que 7,4% du temps d’audience lors de ces mêmes émissions politiques.

Jlm mlp
Capture d’écran

Dans quelle mesure cette forte médiatisation du Front National explique-t-elle son très haut score (17,8%) au premier tour des élections présidentielles de 2012 ?

Les élections européennes surviennent deux ans plus tard. Durant la campagne politique, c’est Florian Philippot qui détient le record d’invitation aux matinales des émissions de radio.  Là encore, le Front National réalise un très haut score. Encore une fois, il est permis de se demander dans quelle mesure la presse y a contribué.

Cette sur-médiatisation ne cesse pas après les élections européennes. Florian Philippot continue à décrocher le record de la personnalité la plus invitée dans les matinales durant l’année 2014 puis 2015.

En cette fin de mois de février 2017, Marine le Pen a été la seconde personnalité la plus médiatisée, en terme de temps d’antenne, après Emmanuel Macron.

temps de parole
Capture d’écran

L’oeuf ou la poule ? Le faux débat

Le Front National est-il médiatisé parce qu’il est un parti politique important, ou devient-il un parti politique important parce qu’il est médiatisé ?

En réalité, cette question n’a pas de sens car la réponse est à peu près invérifiable. En revanche, il est permis de faire une remarque : l’image d’un parti marginalisé, « boycotté » ou « censuré » par les médias que tente de se donner le Front National est complètement mensongère. La médiatisation du parti de Marine le Pen est au contraire très complaisante si on se penche sur le temps d’audience qui lui est dévolu. Curieux paradoxe ? Les éditorialistes, malgré leur opposition affichée au Front National, ont puissamment contribué à sa progression en invitant régulièrement ses représentants. Pourquoi une telle audience médiatique pour le Front National ?

Logique d’audimat ?

Le Front National se verrait-il accorder autant de temps d’antenne parce que la moindre de ses provocations fait le « buzz » ? Il est vrai que le parti de Marine le Pen est un sujet vendeur ; le moindre article qui lui est consacré est assuré de connaître un succès éditorial certain. Comme l’admet Caroline Laurent-Simon, journaliste à l’AFP, Marine le Pen se vend « comme un pur slogan publicitaire ». Néanmoins, la logique d’audimat n’explique probablement pas tout.

L’épouvantail Front National : la diabolisation des idées contestataires

Il faut dire que le Front National tombe à pic pour les éditorialistes. Le parti de Marine le Pen mêle des revendications populaires (résistance à la construction européenne, à la mondialisation, à la classe politique) à des provocations grossières (comparaison entre les prières de rue des musulmans et l’Occupation nazie). En cela, il diabolise un certain nombre d’idées contestataires. Ainsi, la sortie de l’euro est aujourd’hui considérée par la classe médiatique comme une idée d’extrême-droite car prônée par le Front National.

Extrême droite = sortie de l'euro
Capture d’écran

Proposer de résister à la « construction européenne” serait ainsi « faire le jeu du FN » ou « le lit des nationalistes ».

Jeu du FN 3.0

Jeu du Front National 2.0.
Capture d’écran

De la même manière, fournir une critique radicale de la classe politique et médiatique serait une démarche d’extrême-droite

Ces accusations ne manquent pas de sel si on garde à l’esprit que le Front National était le plus pro-européen et le plus libre-échangiste de tous les partis il y a quelques décennies.

Qu’importe ! L’épouvantail Front National permet à la caste politico-médiatique de défendre le néolibéralisme propagé par l’Union Européenne et la classe politique avec un discours humaniste. Car défendre l’Union Européenne, c’est « faire reculer les nationalismes » et « combattre les idées du Front National »…

Projet européen vs nationalismes
Capture d’écran

Marine le Pen et Daniel Cohn Bendit, meilleurs ennemis

Le populisme, voilà l’ennemi ! Qu’importent les millions de personnes jetées à la rue, le chômage record qui frappe la zone euro, les taux d’extrême-pauvreté monstrueux de la Grèce ou de l’Espagne : dans le petit monde fermé des journalistes parisiens, il faut à tout prix « défendre » le « projet européen » et la classe politique contre la « vague nationale-populiste ». Très bien. Il y aurait donc d’un côté les « progressistes », partisans de l’Union Européenne, de la classe politique, du progrès et du capitalisme sauvage ; et de l’autre les « nationaux-populistes », protectionnistes, démagogues, conservateurs et xénophobes.

Sainte Europe vs méchant national-populisme
Capture d’écran

Grosses ficelles. Et pourtant, c’est cette matrice idéologique qui permet à la gauche néolibérale de justifier son existence.

Sortir de l'euro
« Sortir de l’Union Européenne ? Renverser la classe politique ? Mais vous faites le jeu du Front National !” Montage

Que serait un Bernard-Henri Lévy, un Daniel Cohn-Bendit, un Jean-Christophe Cambadélis ou un Manuel Valls si le Front National n’existait pas ? Comment pourraient-ils défendre le « projet européen », la mondialisation néolibérale et la classe politique au pouvoir s’il n’y avait pas l’épouvantail Front National comme repoussoir ?

« Si le Front National n’existait pas, il faudrait l’inventer » : le point de vue du Parti Socialiste

Depuis 1983, il n’existe plus aucune différence tangible entre le Parti Socialiste et son adversaire « de droite » sur les questions socio-économique ; les deux partis, à genoux devant l’oligarchie financière, ont accepté la mondialisation néolibérale, la « construction européenne » et ses dérivés.

Qu’est-ce qui pouvait encore légitimer le Parti Socialiste qui avait trahi les aspirations des classes populaires ? La lutte contre le Front National tombait à pic… L’un des arguments clefs du Parti Socialiste est devenu « la lutte contre le montée de l’extrême-droite ».

lutte contre fN...
Capture

Cet impératif permet de court-circuiter tout débat sur les questions socio-économiques : il s’agit de « voter utile », c’est-à-dire voter pour le Parti Socialiste.

Vote utile...
Capture d’écran
Liberation Non
Libération, journal “de gauche”, a abandonné toute forme de critique du système capitaliste et de la mondialisation depuis les années 80. Sur les questions socio-économiques, il tient le même point de vue qu’un journal « de droite » comme le Figaro. Mais heureusement, il y le Front National, qui permet encore à Libération de se distinguer des quotidiens de droite et de ne pas faire faillite… ©Liberation

Tant pis si son programme socio-économique est le même que celui de la droite : c’est ça ou le Front National !

Il est comique de voir le Front National prendre une posture « anti-système ». Ultra-médiatisé, il remplit une fonction essentielle pour le maintien du pouvoir en place. En diabolisant l’idée de souveraineté nationale, il permet à l’élite médiatique d’assimiler toute critiquer de l’Union Européenne à une idée d’extrême-droite. Il sera désormais impossible d’employer le mot tabou de « souveraineté » sans s’entendre dire que l’on « chasse sur les terres du Front National ». Il sera impossible de fournir une critique conséquente de la caste politique et médiatique sans être amalgamé à une nébuleuse “nationale-populiste » dont fait partie le Front National. En multipliant les provocations, le Front National permet au système politique d’acquérir une nouvelle légitimité aux yeux du peuple en tant que barrage à l’extrême-droite ; et de perpétuer le pouvoir en place. Le Front National, anti-système ? La réalité est tout autre : le système a besoin du Front National et le Front National a besoin du système pour continuer à exister.

Crédits :

Marine Le Pen et les mots : les dessous de la “dédiabolisation”

Crédit photo :

Comment un parti historiquement d’extrême droite, xénophobe, héritier de Vichy et de l’Algérie française a-t-il pu se convertir en une force politique structurant l’une des plus vieilles démocraties d’Europe ? La marque de fabrique de la famille Le Pen a-t-elle vraiment changé ?

On entend souvent dire que le Front national n’a pas changé, qu’il continue à représenter et à diffuser les mêmes idées pesantes d’il y a dix ou vingt ans. La thèse est défendue dans l’une des meilleures études de cas publiée sur le Front national de Marine Le Pen intitulée Les faux semblants du Front National : sociologie d’un parti politique, un ouvrage collectif dirigé par Sylvain Crépon, Nonna Mayer et Alexandre Dézé. Les auteurs du livre considèrent qu’à quelques nuances près, comme par exemple l’évolution de la relation du parti avec la communauté juive ou ses timides ouvertures vers le libéralisme moral, le FN porte encore les mêmes idées xénophobes, et la même vision essentialiste de la nation et de la culture française. Dans les faits, ils ont raison : qui serait convaincu de la transformation du FN en parti de droite, simplement influencé par une rhétorique propre à son passé radical, se tromperait assurément. Un fil rouge relie le programme du Front national de Jean-Marie Le Pen et celui de Marine Le Pen, qui fait le lien entre la préférence nationale du père et la priorité nationale de la fille.

Si Marine Le Pen a appris quelque chose de son père c’est bien, qu’en politique, l’usage des mots est fondamental. Tout d’abord, quand il s’agit de provoquer les esprits et l’attention des gens, et de gagner ainsi en présence médiatique, mais aussi quand il s’agit de s’approprier les concepts qui structurent le consensus républicain français. La grande différence entre le Front national du père et celui de la fille réside dans le fait que l’équipe de Marine Le Pen ne va pas à l’encontre du consensus républicain. Au contraire, elle souhaite s’établir comme le fer de lance de ce consensus. Autrement dit, aujourd’hui, la question pour l’extrême-droite française n’est plus d’essayer de se constituer comme force alternative rejetant les consensus dominants en opposant la nation à la république, la religion à la laïcité, l’individu à la société civile ou la communauté au multiculturalisme, mais bien de réussir à retourner ces consensus dominants en sa faveur. Le grand succès de Marine Le Pen a été de lancer une forme d’offre publique sémantique aux concepts clés qui structurent aujourd’hui en France le sens commun républicain. La présidente du FN a ainsi pu mettre ses compétiteurs politiques dans une position défensive. « Les mots comptent », disait Marine à son père, « mais pour les voler à l’adversaire ».

Pour bien comprendre le tournant copernicien entrepris par Marine Le Pen dans la stratégie de communication du FN, il faut, dans un premier temps, revoir comment son père parlait et comment un vide s’est créé, depuis, dans l’offre médiatique française.

Le parler de Jean-Marie Le Pen : succès et limites

Jean-Marie Le Pen était un inconnu pour la grande majorité des Français avant son apparition, le 13 février 1984, dans l’émission télévisée L’Heure de vérité, un programme de grande audience. Le contexte politique de l’époque est marqué par les attentes et les rejets générés par la coalition gouvernementale dirigée par François Mitterrand, entre socialistes et communistes. Face à un présentateur et un public perplexes,  Jean-Marie Le Pen met subitement fin à l’interview, se lève de sa chaise et, en position militaire, demande une minute de silence pour les victimes du communisme international. Ces quelques secondes de silence gêné en prime time, qui ont interrompu la normalité télévisuelle, ont produit un profond effet sur l’audience et ont propulsé la figure de Jean-Marie Le Pen dans les hautes sphères médiatiques. Quelques jours plus tard, alors qu’il était jusque-là très minoritaire, le parti d’extrême-droite français atteint des résultats historiques. C’était le début d’une nouvelle relation entre le FN et les médias, encore entretenue aujourd’hui. Le Pen réussit en une nuit une ascension impossible en dix ans de carrière politique.

Cette relation, ensuite, est toujours restée très ambivalente et marquée par le registre de la provocation à travers l’usage de phrases à double sens, des jeux de mots et des insinuations vaseuses. Ses sujets préférés : la communauté juive, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, le continent africain, les malades touchés par des MST et les homosexuels. Dire sans dire, s’avancer masqué, mais avant tout, provoquer le scandale et la condamnation morale de l’opinion publique. Il s’agit  pour Jean-Marie Le Pen de manier le mot avant le silence, d’apprendre la technique et le rythme du coup de théâtre. A force de scandales, de procès et de condamnations, Jean-Marie Le Pen finit par devenir, au milieu des années 1990, l’enfant terrible de la politique française. Une figure recherchée par les médias parce qu’elle fait les gros titres, adopte un parler différent, fait parfois éclater des bombes médiatiques et provoque des réactions en chaîne du reste des acteurs politiques.

D’un point de vue politique, la fabrication médiatique du personnage Le Pen fut un succès qui permit de consolider le FN comme troisième force politique du pays, dépassant de loin le Parti Communiste Français. Elle réussit également à articuler le mécontentement d’une partie de la société française par rapport aux consensus dominants sur les thèmes de l’immigration, de l’identité nationale, du travail et de la sécurité ; par rapport aussi à des questions sociétales comme celles de l’avortement, de l’homosexualité ou de l’euthanasie, sans jamais s’en prendre à l’histoire complexe du passé colonial français. De cette façon, le FN se convertît en outsider puissant de la politique française (avec des résultats électoraux stables, jamais en dessous de 10%) et réussît à établir des forts bastions dans le sud et l’est du pays.

Cependant, cette stratégie avait une limite, qui a conduit 82% des électeurs à voter contre Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. On assistait, en parallèle, à une mobilisation sans précédents dans tout le pays. En tant qu’outsider du système politique français, le FN a suscité la peur chez une immense majorité des Français, inquiets d’assister au démantèlement d’un système de valeurs, de mythes et de consensus auxquels ils se sentaient liés. Ceci explique le ton moralisateur mobilisé par le reste des acteurs politiques, entre le 22 avril et le 7 mai 2002, expliquant qu’un mode de vie était alors en jeu. Le Front national représentait un danger et une menace pour tout le système de règles, de normes, de croyances et de conciliation qui avait gouverné la France depuis, au moins, 1958 et l’instauration de la Vème République. On assistait alors, dans la presse, à un foisonnement de métaphores biologisantes qui comparaient le Front National à une maladie, les articles réclamant l’établissement d’un cordon sanitaire pour l’isoler et le mettre en quarantaine.

Le FN s’était constitué comme un puissant pôle d’opposition à ce qui existe que les autres acteurs politiques pouvaient, cependant, facilement qualifier d’antidémocratique, d’anti-système, d’homophobe, de raciste, de réactionnaire, tout en continuant à susciter l’adhésion de l’immense majorité des citoyens. Le Front national était un acteur puissant, mais isolé, et enfermé à l’intérieur d’un « mur républicain d’isolement » impossible à franchir. Le FN avait beau être un lion puissant, il était un lion que tout le monde voulait voir en cage.

L’année 2002 a été comme un trompe-l’œil. Le succès du FN n’a pu s’interpréter comme une défaite qu’une fois qu’on a pu l’observer de plus près, et percevoir clairement la silhouette d’un canular, d’une victoire fictive, enfin : une sorte de mirage. Passé l’enchantement de voir Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, peu à peu une question s’imposa au parti : comment sortir de la prison ? Comment surmonter les limites de la digue républicaine ? La réponse progressivement imposée, particulièrement après l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti en 2011, fut la suivante : la digue ne pourra être surmontée qu’en devenant républicains, ou, pour dire vrai, qu’en paraissant républicains.

La rhétorique de l’ordre républicain

Aujourd’hui, dans ses interventions médiatiques, Marine Le Pen s’auto-présente comme la principale défenseure de l’égalité entre les hommes et les femmes, des services publics, des droits sociaux, de l’État, de la laïcité, de la souveraineté nationale, du patrimoine ou même de l’environnement et de la protection des animaux.

Quand vos adversaires se battent avec des armes destructrices, plutôt que leur tendre un bouclier, mieux vaudrait les priver de leurs armes. Et même leur voler pour ensuite les abattre ! C’est exactement ce que fait le nouveau Front National, dirigé par Marine Le Pen et Florian Philippot. Il ne faut donc pas s’étonner d’entendre la présidente du FN se présenter comme la principale protectrice de la démocratie face à l’autoritarisme de marché, des maîtres, des politiques. De la voir s’établir comme celle qui conservera les équipements hospitaliers menacés par les réductions budgétaires, qui défendra, envers et contre tous, les produits français et les habitants des zones rurales qui voient les postes fermer. De l’entendre valoriser les services de santé, les centres sportifs, les jeunes qui ont peur de la précarité du marché du travail, et de finir par apparaître comme la porte-parole de tous ceux qui se sentent oubliés et abandonnés par les administrations publiques.

Si un jour son parti a été accusé d’apporter le désordre et le conflit au sein de la communauté politique, elle se présente aujourd’hui comme la défenseure de l’ordre républicain, la seule capable d’apporter la paix à une communauté menacée. Menacée par qui ? Les réponses données par le FN sont les suivantes : par le terrorisme islamique, par « l’ultralibéralisme » d’un marché sans contrôle et par l’immigration clandestine.

Ainsi, depuis un an et demi, le FN s’auto-présente comme la meilleure solution pour réinstaurer l’ordre républicain. Une nouvelle étape est donc franchie. Loin de se présenter comme un acteur qui apporte discorde et conflit, la formation lepéniste prétend  aujourd’hui être un parti venant apaiser un climat de crise. Dans cette optique, les mots clés qui structurent son discours sont : l’ordre, toujours conjugué avec le vocabulaire de la protection, de la souveraineté et des droits, et l’État, terme toujours accompagné des adjectifs « stratégie » et « planificateur ». En quelque sorte, le FN deviendrait une synthèse entre la droite et la gauche, entre les Lumières et la tradition réactionnaire, entre le nationalisme et le républicanisme. Ses incursions dans les champs symboliques de la droite et de la gauche sont fréquentes. Alors qu’un jour, ils font l’éloge de la figure du général de Gaulle, chef de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, père intellectuel de la droite conservatrice et ancienne bête noire de l’extrême-droite – qui avait planifié de l’assassiner – le lendemain, ils revendiquent l’héritage de Jean Jaurès, véritable mythe de la gauche française fortement lié au Parti Socialiste. Le Front national va même jusqu’à se référer au Front populaire français, comme pour incarner le progrès social.

Cette plasticité discursive peut surprendre mais elle doit être comprise comme la tentative de récupérer le patrimoine symbolique du pays, qui emprunte à gauche et à droite. Pour cela, le parti veut dépasser les vieilles divisions idéologiques. C’est ainsi qu’il faut comprendre le choix de son slogan de campagne (« Au nom du peuple ») et du logo qui l’accompagne (une rose bleue). Interrogée sur l’absence de toute référence à l’acronyme du Front national dans sa communication, et sur le remplacement du logo traditionnel du parti (une flamme aux couleurs du drapeau français) par une rose bleue, Marine Le Pen a expliqué de la manière suivante sa décision de campagne : « [J’ai choisi la rose comme symbole de campagne] parce ce qu’elle est d’abord symbole de féminité dans une élection où je serai une des seules femmes candidate à la fonction suprême  […] Mais surtout parce que la rose bleue, dans le langage des fleurs, c’est rendre possible l’impossible. C’est l’expression de la confiance dans l’avènement d’un événement présenté comme inaccessible », avant d’ajouter : « Bien sûr, certains auront une lecture plus politique et verront dans la rose le symbole de la gauche et dans la couleur bleue celui de la droite. Cette vision des choses n’est pas pour me déplaire car c’est bien le rassemblement de tous les Français au-dessus des clivages dépassés, trop souvent stériles, que je recherche. Un rassemblement des meilleures volontés, au-delà de l’ancienne gauche, de l’ancienne droite, pour servir la France et la remettre debout »[1]. Nous sommes devant une nouvelle identité politique qui, au-delà de la gauche et de la droite, parle « au nom du peuple » en essayant de condenser les aspirations à l’ordre, à la protection et à la souveraineté nationale. Une version raffinée de l’autoritarisme qui prospère sur la patrimonalisation et de la transformation simultanée des valeurs républicaines. Marine veut franchir le Rubicon.

À propos de l’auteur: 

Guillermo Fernández Vázquez, diplômé en philosophie et en science politique de l’Université Complutense de Madrid, a travaillé et collaboré, entre novembre 2015 et septembre 2016, pour Podemos. D’abord, dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de décembre 2015, puis comme assistant parlementaire. Il réalise en ce moment sa thèse de doctorat sur la construction des identités politiques à travers le discours chez Podemos et le Front National (FN) de Marine Le Pen et se concentre sur les mythes, les métaphores, les sujets de prédilection et les figures rhétoriques qu’ils utilisent. À ce titre, il a collaboré avec l’hebdomadaire espagnol CTXT en écrivant sur le discours du FN et ses tentatives de constitution d’une nouvelle identité politique. Avec l’autorisation de la revue CTXT, nous avons traduit l’un de ses articles, « Marine Le Pen et les mots ». Son analyse discursive – presque « podemiste » pourrait-on dire – de l’ascension du FN nous montre comment la stratégie de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen s’est nourrie du sens commun républicain et lui a permis de combattre les étiquettes négatives qui pèsent sur son identité. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de diffuser un tel article pour voir comment un Espagnol, spécialiste du FN, comprend les succès de ce dernier. Le point de vue de Guillermo Fernández Vázquez est particulièrement intéressant du fait qu’il applique à son analyse la vision que Podemos tient de la politique comme lutte pour l’hégémonie et pour la conquête du sens et des signifiants.

Traduction : Laura Chazel, Christophe Barret, Clotilde Alfsen.

http://ctxt.es/es/20161221/Politica/10142/Marine-Le-Pen-Francia-Frente-Nacional-politica-retorica.htm

[1]Présentation du logo de campagne par Marine Le Pen, www.frontnational.com, 16 novembre 2016. Disponible en ligne : http://www.frontnational.com/videos/marine-le-pen-vous-presente-son-logo-de-campagne/.

Crédit photo : Luis Grañena, CTXT

[IDÉES] Trump Président : stupeur et tremblements au royaume des aveugles

Lien
©Gage Skidmore

Voilà, c’est fait. Donald Trump sera le 45ème Président des États-Unis. Celui qui n’était qu’un clown de télé-réalité, un showman habitué des émissions bas-de-plafond (The Apprentice, Wrestlemania), dirigera la première puissance mondiale. La nouvelle a laissé tout le monde sur son séant, pour rester poli : commentateurs, sondeurs, citoyens et géopolitologues du dimanche sur la Twittosphère. Tous ont eu tort, moi et vous inclus. Dans un contexte de grand aveuglement multi-médiatique, le « croque-mitaine » Donald Trump a eu raison contre la planète entière.

Vite on a vu poindre les articles qui tentent de se rassurer : « Et si les grands électeurs ne votaient pas pour Trump ? », « Et si Trump était destitué ? », « Une pétition de 4 millions de personnes pour que Clinton soit Présidente ». Pitoyables tentatives de trouver une issue de secours, de la part d’un monde médiatique qui semble dans son ensemble incapable d’ouvrir les yeux. Alors, que ce soit dit : avec 74 Grands Électeurs d’avance sur sa rivale, Trump est sûr d’être élu par le Collège Électoral. Une destitution est un acte hautement improbable, qui de plus porterait au pouvoir le vice-président créationniste Mike Pence, bien plus dangereux. Et une pétition ne vaut rien, face à 62 millions de bulletins dans les urnes. Notons avec ironie l’empressement du « camp démocrate » à ne pas accepter la vérité en face et le résultat des élections, alors même qu’ils étaient les premiers à redouter que Trump refuse l’issue du scrutin. Comme quoi…

La démocratie, le bouc-émissaire facile

Donc, oui, on doit s’y faire, individuellement et collectivement : Trump a gagné. Sa présidence sera peut-être un désastre, ou peut-être, plus probablement, un pétard mouillé. Mais il est trop tôt pour s’avancer davantage. L’heure est venue d’être humbles et de prendre une leçon de l’Histoire.

Que faire si on ne veut pas que des Trump fleurissent un peu partout ? Depuis l’élection, on entend tout et n’importe quoi. « Pas surprenant de la part du peuple le plus con de la Terre », « comme quoi, trop de démocratie… », « il faudrait un permis de voter, ça éviterait d’avoir des cons qui votent pour Trump ».

Il y a quelque chose d’absolument malsain là-dedans. Déjà, cela tient de l’aveuglement congénital que de croire que l’élection américaine est trop démocratique, alors même que si le suffrage avait été direct, ce serait Hillary Clinton qui l’aurait emporté. Mais surtout, parce qu’on ne peut pas disqualifier la démocratie à partir du moment où la majorité change, ou lorsque le résultat déplaît. Oui, la démocratie peut dévier et favoriser la démagogie, rangez votre Platon et votre Aristote, on connaît. Mais voir une défaillance intrinsèque à ce modèle politique est une erreur. La basse démagogie telle que fut celle de Trump ne se nourrit pas des errances de la démocratie, mais bien des faillites d’une société moribonde. Une société qui va bien n’aurait que faire d’un Trump, n’aurait eu que faire du discours xénophobe et simpliste qui a largement permis le Brexit au Royaume-Uni. Pour la simple et bonne raison qu’elle n’en aurait nul besoin.

L’Amérique multi-culturelle de Trump

On a tous sous-estimé le mal-être d’une frange croissante de la population, qui en est venue à être la majorité. On prophétisait avec Trump la revanche des « ploucs blancs », de cette Amérique blanche rurale déshéritée et désindustrialisée, animée d’un sentiment de « rancœur raciale » vis-à-vis d’un Obama trop communautaire à leurs yeux. On riait des primaires républicaines, confortablement vautré dans cette certitude d’avoir raison envers et contre tous. On se marrait bien devant « l’idiot porté par des idiots ». Les résultats nous ont violemment donné tort. En réalité, l’Amérique de Trump, c’est-à-dire son électorat, est aussi multi-culturelle que celle de Barack Obama. C’était donc, pour beaucoup de gens, d’horizons divers, du sérieux. Les scores du candidat populiste républicain en Floride par exemple, parmi la population cubaine et latino, sont aux alentours des 30 %. Des asiatiques ont voté Trump, des femmes ont voté pour Trump, des Afro-Américains ont voté Trump.

Si effectivement, Trump est soutenu par l’extrême-droite suprémaciste américaine, les 62 millions d’électeurs qui l’ont porté au pouvoir dressent quant à eux une mosaïque fidèle de l’Amérique : des étudiants pro-Sanders désirant secouer un establishment poussiéreux, aux Afro-Américains déçus d’Obama et dégoûtés par la campagne bling-bling de Clinton ; du Républicain tradi de la Bible Belt à la mère de famille essayant de joindre les deux bouts en banlieue de Philadelphie.

Alors certes, ça fait peur. C’est bien moins pratique. C’est tellement plus simple de conclure à une victoire de la rhétorique raciste, mais non. C’est aussi, surtout, un vote de ras-le-bol, anti-élites. Et il est ironique, certes, qu’il prenne la forme d’un Donald Trump, milliardaire issu du microcosme médiatique et financier new-yorkais. Mais ce qu’il faut se demander alors c’est pourquoi cette colère est-elle captée uniquement par des candidats démagogues, des populistes de droite ? Parce que personne d’autre ne s’y intéresse, voilà pourquoi. Tout juste les médias US faisaient-ils des reportages dans l’Amérique de Trump (entendre par-là dans le « trou-du-cul de l’Amérique ») comme on s’approche, curieux, d’un phénomène de foire. On pointera, à raison, la sociologie du journalisme et le mépris de classe. Les préjugés sur les déclassés et leur malaise social empêchent la plupart des journalistes de voir ce mal-être. Le comprendre ne figure pas dans leur logiciel. Et ça dépasse largement le cadre journalistique. Tous les privilégiés, les éditocrates et autres étudiants dans l’antichambre de la classe sociale supérieure, ont été partie prenante de ce grand aveuglement : à rire de Trump, à être fascinés par le phénomène médiatique, sans voir les causes sociales structurelles sur lesquelles reposait son succès futur. Parce qu’ils forment une classe, qu’on le veuille ou non, de privilégiés, et qu’ils ne connaissent pas le malaise social, dans leur grande majorité. Ils ont beau avoir les meilleures intentions du monde, ce mépris de classe est leur « mur Trump » à eux : ils s’isolent du reste du monde social.

Faute collective

Les leçons pour la vie politique française sont grandes. La victoire de Marine Le Pen dès 2017 devient avec celle de Trump de l’ordre de l’envisageable. Et auquel cas, on sera tous surpris (encore). Alors que le malheur est sous leurs yeux et sous les nôtres, que la souffrance est palpable. La responsabilité sera alors – et elle l’est déjà – collective : c’est celle des médias, qui invitent Marine Le Pen et son aréopage de chiens de combat sur le moindre plateau TV, et qui n’invitent jamais son électeur, vu comme idiot par nature, raciste par évidence. La bulle médiatique est terrifiée à l’idée d’éclater si elle allait à la rencontre des gens… C’est la faute aussi, des hommes politiques déconnectés du réel, qui achètent en 2016 leur pain au chocolat à 15 centimes (Copé) au Prisunic (Juppé). Comment voulez-vous qu’une micro-sphère pareille comprenne quoi que ce soit aux classes les plus populaires et fragiles ? Peut-être est-il temps de se rendre compte que la sacro-sainte démocratie représentative ne représente plus personne ? Que si les gens avaient la possibilité de se représenter eux-mêmes, les possibilités politiques s’en retrouveraient grandement améliorées ?

 C’est la faute, enfin, il faut savoir l’admettre pour avancer, à la gauche, la gauche radicale, la mienne, la vôtre, qui se complaît davantage dans son langage universitaire que dans le travail de terrain. Cette gauche « Lordon » qui rêve de marcher main dans la main avec une gauche ouvrière fantasmée, mais est incapable de parler aux laissés-pour-compte. Cette gauche radicale prompte à dégainer la lutte des classes, mais incapable de dépasser ses propres déterminismes. Prenez Nuit Debout. Si le mouvement est mort, c’est parce qu’il s’est montré incapable de dépasser le cadre très limité de sa naissance. Il a été incapable de déplacer ses « forums citoyens » hors du centre petit-bourgeois, vers la périphérie, les banlieues. Ils sont pourtant là, les gens qui souffrent et attendent des réponses. Des gens qui n’ont pas attendu Nuit Debout pour être mobilisés mais que personne ne veut entendre, à part ici un Trump, à part là une Le Pen. Etre incapable de leur parler, les traiter d’idiots ou de moins-que-rien, c’est laisser la voie libre aux radicalismes, qu’ils soient d’ailleurs religieux ou politiques.

Si les élites, au sens large, se montrent incapables de remettre en question leur modèle de pensée, leurs préjugés de classes, leur aveuglement idiot et méprisant, alors il n’y aura rien d’étonnant à ce que les catastrophes de type Trump se suivent et se ressemblent… La gauche doit être à nouveau audible pour les classes les plus défavorisées, sortir de son confortable aveuglement, de sa bulle sociale. La gauche de demain doit retrouver le goût du terrain, du dialogue comme transgression des barrières sociales. Elle en a assurément les moyens, et c’est à cette condition seulement que tout reconstruire deviendra possible.

Crédits Photo : ©Gage Skidmore. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)