Marketing, financiarisation et complexe militaro-industriel : les trois sources de la data-économie

© Hugo Baisez pour LVSL

Il est devenu banal de dénoncer l’espionnage industriel pratiqué par les GAFAM et l’extraction des données privées qui alimentent leur chiffre d’affaires. Les causes de la croissance folle de cette data-économie sont cependant rarement évoquées. Pour les chercheurs Robert McChesney et John Bellamy Foster, il faut prendre en compte trois dynamiques à l’œuvre depuis des décennies. La militarisation de l’État américain, qui l’a conduit à développer un espionnage de masse pour neutraliser les opposants à sa politique étrangère ; le développement du marketing, qui a révolutionné la publicité en ciblant avec précision des segments de population, grâce l’accumulation de données personnelles ; la financiarisation, enfin, qui a conduit les banques à requérir toujours davantage d’informations auprès de leurs clients afin d’évaluer le « risque » de leurs prêts. La marchandisation des données développée avec internet n’a fait que radicaliser ce mode de fonctionnement, centré autour de la captation d’informations personnelles. Ce « capitalisme de surveillance » (terme qu’ils emploient plusieurs années avant Shoshana Zuboff) plonge ses racines dans le coeur même du système économique et géopolitique dominant.

Traduction et édition par Maud Barret Bertelloni et Vincent Ortiz. L’article complet est accessible sur le site de la Monthly Review.

Les États-Unis émergèrent de la Seconde Guerre comme pouvoir hégémonique dans l’économie mondiale. La guerre avait relevé leur économie de la Grande dépression en fournissant la demande effective nécessaire grâce aux commandes inépuisables d’armes et de troupes. La production réelle augmenta de 65% entre 1940 et 1944 tandis que la production industrielle s’accrut de 90%1. À la fin de la guerre, en raison de la destruction des économies européennes et japonaise, les États-Unis concentraient plus de 60% de la production manufacturière mondiale2. La peur était palpable parmi les élites qui craignaient que la fin du conflit marque un retour à la situation d’avant-guerre, avec une demande domestique insuffisante pour absorber le gigantesque potentiel de surplus économique généré par le système de production.

Les planificateurs d’après-guerre se mobilisèrent rapidement pour stabiliser le système, au moyen d’une promotion massive de la consommation par le biais d’une révolution du marketing de l’Avenue Madison [haut-lieu de l’industrie publicitaire à New York, N.d.T.] – et de l’instauration d’un état de guerre permanent sous la direction du Pentagone. L’incitation à la consommation et le complexe militaro-industriel constituaient les deux mécanismes principaux d’absorption du surplus de l’économie états-unienne de l’après-guerre. Après la crise des années 1970, un troisième mécanisme d’absorption du surplus s’y ajouta : la financiarisation, qui venait soutenir le système d’accumulation alors que la relance assurée par l’effort commercial et militaire faiblissait. Chacun de ces moyens apporterait bientôt son impulsion à la révolution des communications, portée par le développement des ordinateurs, des technologies numériques et d’internet.

Tous ces moyens d’absorption du surplus économique exigeaient de nouveaux moyens de surveillance et de contrôle

Tous ces moyens d’absorption du surplus exigeaient de nouveaux moyens de surveillance et de contrôle. Il en résulta une diffusion généralisée de la surveillance, associée respectivement aux domaines du militaire, du marketing et de la finance.

L’État guerrier

Peu après la guerre, un nouveau type de capitalisme, le Pentagon capitalism, s’implanta à Washington. L’instauration de l’État guerrier (the warfare state), représente un élément crucial de l’économie de l’après-guerre, qui plonge ses racines dans le complexe militaro-industriel. Le 27 avril 1946, le général Dwight D. Eisenhower, chef d’état-major de l’armée, diffusait un mémorandum dans lequel il soulignait l’importance d’établir un rapport contractuel étroit et prolongé entre le secteur scientifique civil et militaire, le secteur technologique, l’industrie et les universités3. Cela exigeait une expansion gigantesque du système de sécurité nationale, faisant appel à des scientifiques civils, à l’industrie et à des sociétés militaires privées, rassemblés au sein de cette branche secrète du gouvernement en pleine expansion. Eisenhower insistait sur le fait que les scientifiques devaient bénéficier de la plus grande liberté possible dans leur conduite de la recherche, mais au sein d’un cadre défini par les « problèmes fondamentaux » du secteur militaire.

L’importance accordée à l’intégration organique de l’armée, des sciences, des technologies et de l’industrie civile dans un vaste réseau se montrait plus complémentaire qu’opposée à la vision de l’économie de guerre issue du keynésianisme militaire de l’administration Truman. L’approbation du National Security Act de 1947 avait déjà instauré le Conseil de Sécurité Nationale (le National Security Council) – ainsi que la CIA. Par la suite, le Council of Economic Advisors et le National Security Council constitueraient les fondements de l’État guerrier américain. En 1952, Truman institua la très mystérieuse National Security Agency (NSA) comme bras de l’armée : l’organisme était chargé des programmes de suivi électronique clandestins des activités étrangères (et domestiques) potentiellement subversives4.

En 1950 Paul H. Nitze, directeur de l’Équipe des planifications politiques du Département d’État, obtenait un rôle directif dans la rédaction du Rapport n°68 du Conseil de Sécurité Nationale (NSC-68) qui élaborait la grande stratégie géopolitique américaine. Le NSC-68 voyait notamment l’augmentation conséquente de la dépense publique comme élément préventif crucial à la stagnation économique : « Il y a lieu de prévoir que les États-Unis ainsi que d’autres pays, feront dans quelques années tout au plus l’expérience d’un déclin d’ampleur significative de leur activité économique, à moins qu’ils développent des programmes de gouvernement plus affirmatifs que ceux actuels. » Cela offrait une justification additionnelle, par-delà les préoccupations géopolitiques, pour un réarmement massif, inspiré par les principes guns and butter du keynésianisme militaire [modèle qui associe la dépense civile et militaire de manière complémentaire N.d.T.].

Le rapport insistait sur le fait que le gigantesque programme de réarmement proposé n’exigeait aucun choix difficile du point de vue économique, car il pourrait bien « ne pas donner lieu à une baisse du niveau de vie » mais au contraire produire l’effet inverse.

« La lutte contre le communisme facilite la recherche de profits, tout autant que la recherche de profits facilite la lutte contre le communisme. Pourrait-on imaginer plus parfaite convergence d’intérêts ? »

En avril 1950, deux mois avant l’entrée des États-Unis dans la guerre de Corée, Business Week déclarait que les appels en faveur d’une augmentation des dépenses publiques, en particulier dans le secteur militaire, provenaient d’un « ensemble de préoccupations concernant les relations tendues avec les Russes et la peur croissante d’un taux de chômage domestique en augmentation.5», résumant ainsi les caractéristiques principales de l’économie politique de la guerre froide. Comme le faisait remarquer ironiquement Harry Magdoff en 1969, à la fin de The Age of Imperialism : « La lutte contre le communisme facilite la recherche de profits, tout autant que la recherche de profit facilite la lutte contre le communisme. Pourrait-on imaginer plus parfaire convergence d’intérêts ?6»

À gauche, Paul Baran et Paul M. Sweezy analysaient dans leur classique Capital monopoliste, publié en 1966, le militarisme et l’impérialisme nés des besoins de l’empire américain, et leur rôle d’absorption du surplus économique grandissant généré par l’économie7. Toutes les autres options de dépenses de relance de la part du gouvernement rencontraient des obstacles politiques entretenus par de puissants intérêts privés. La dépense publique civile avait atteint son maximum (en pourcentage du PIB) dès la fin des années 1930. Par conséquent, la dépense militaire était vue comme plus variable que la dépense civile, plus rapidement mobilisable comme outil de « redémarrage » de l’économie8.

La dépense militaire, expliquaient Baran et Sweezy, devait toutefois faire face à ses propres contradictions. La limite principale étant bien évidemment le caractère destructeur de la guerre, une troisième guerre mondiale entre les pouvoirs mondiaux devait à tout prix être évitée. La guerre ouverte se voyait ainsi principalement dirigée vers la périphérie de l’économie mondiale, avec le maintien d’une « machine militaire globale aux manettes d’un empire global » qui comptait, dès la moitié des années 1960, plus de mille bases militaires à l’étranger en support aux forces américaines à travers le monde.

Ces efforts d’agir en policier d’un empire global exigeaient deux corollaires : en premier lieu, une campagne de propagande massive qui fasse apparaitre l’empire comme bienveillant, nécessaire, essentiellement démocratique, intrinsèquement « Américain » et donc incontestable dans le débat public officiel. En deuxième lieu, le bâton qui accompagne la carotte de la propagande : l’interventionnisme larvé dans la périphérie de l’empire, la surveillance au centre.

L’effort de vente

À l’issue d’une période de développement intense au cours des années 1950, le marketing se transforma en système de surveillance organisée des consommateurs, de propagande ciblée et de manipulation psychologique des populations. Alors que l’épargne individuelle avait sensiblement augmenté pendant la deuxième Guerre Mondiale, les « Ad Men » de l’Avenue Madison devinrent l’incarnation de la nouvelle « culture de consommation » des années 1950, consacrée à la promotion d’innombrables marques supposément distinctes. Il en résulta une incitation à consommer de façon intensive, et la reprise générale de l’économie : les travailleurs, encouragés à s’identifier à des consommateurs pendant leur temps de repos, aggravaient leur dépendance à leur emplois tout en alimentant la machine économique. L’effort de vente émergea ainsi comme le processus dominant de gouvernement de l’appareil culturel du capitalisme monopoliste9.

Dès la fin des années 1950, les dépenses de publicité annuelles aux États-Unis s’élevaient autour de 20-25% des dépenses militaires…

La hausse des dépenses de marketing des années 1950 – les dépenses de publicité sont passées, en valeur nominale, de 3 milliards de dollars en 1929, à 10 milliards en 1957, puis à 12 en 1962 – a sans doute servi à augmenter la demande effective totale dans l’économie, créant de nouveaux emplois et de nouveaux marchés, stimulant l’investissement dans de nouvelles gammes de produits. Mais elle a aussi encouragé l’accumulation de prodigieuses quantités de déchets, sous forme d’emballages superflus, d’obsolescence des produits, de production de biens inutiles, etc. Le système du marketing tout entier constituait une « guerre implacable contre l’épargne, en faveur de la consommation.10 » Dès la fin des années 1950, les dépenses de publicité annuelles aux États-Unis s’élevaient autour de 20-25% des dépenses militaires…

L’immense croissance du marketing pendant cette période est indissociable de la consolidation du modèle d’accumulation capitaliste monopolistique. La concurrence par les prix n’occupait plus une place centrale dans la structure concurrentielle de l’économie : les oligopoles, agissant de concert, s’assuraient par collusion indirecte de l’augmentation du niveau des prix. La rivalité oligopolistique prenait la forme de ce que l’on a pu appeler par la suite la « concurrence monopolistique », qui se joue autour de l’acquisition des parts de marché par les différentes marques, et se concentre ainsi sur l’effort de vente. Comme l’a fait remarquer l’économiste Tibor Scitovsky : « L’augmentation sans précédent des dépenses de publicité est le signe d’une augmentation sans précédent des marges de profit et du déclin de la concurrence par les prix.11»

Pendant les années 1950, l’entreprise qui dépensait le plus en publicité aux États-Unis était General Motors, à l’époque la plus grande entreprise mondiale, pionnière de la différenciation des produits à partir de changements de modèle purement cosmétiques (comme les chromages ou les empennages). Elle intégra aux voitures l’obsolescence technique et psychologique et, comme elle était leader de marché, ses concurrents s’alignèrent rapidement au modèle, se répartissant le butin.

L’invention du système moderne de gestion des marques est, elle, attribuée à Procter & Gamble et au célèbre mémorandum interne de Neil McElroy du 13 mai 1931. Contrarié par la perspective de promouvoir le Camay soap, produit secondaire dans un marché dominé par le Ivory soap de la même Procter & Gamble, McElroy proposa de faire gérer les différentes marques de l’entreprise par différentes équipes, et de les promouvoir comme des activités entièrement distinctes, dans un contexte de différenciation des produits, adressés à différents publics de consommateurs. Devenu président de Procter & Gamble, McElroy adoptera le système des feuilletons télé (soap operas), en développant des programmes télévisés conçus en fonction d’un objectif purement commercial, fondés sur la répétition de trames narratives et d’arguments publicitaires.

Le succès considérable de l’intégration initiée par Procter & Gamble dans les années 1950 de la publicité à la programmation télévisée privée symbolise le triomphe du système commercial des médias américains de l’après Seconde Guerre. « Dès la généralisation de la radio pendant les années 1920, écrivait Herbert Schiller dans Mass Communications and Empire, le développement d’infrastructures de communication sophistiquées, ainsi que de services ancillaires comme les sondages, qui informent les consommateurs autant qu’ils les persuadent, est devenue la caractéristique première du capitalisme avancé. Il reste à peine un espace culturel (…) en dehors du réseau commercial.12»

Le complexe militaro-industriel et ARPANET

Après neuf ans à Procter & Gamble, McElroy accepta de devenir le nouveau secrétaire à la Défense du président Eisenhower. Il proposa de lancer une agence centrale pour les projets de recherche scientifique avancée, en mettant à profit le talent du vaste réseau universitaire et industriel du pays. Elle se concentrerait d’abord sur la recherche et sur le développement de missiles balistiques, de satellites et sur la recherche spatiale, mais serait dotée d’un pouvoir adjudicateur et d’un agenda de recherche sans contraintes ni limites. Le 7 janvier 1958, Eisenhower demanda au Congrès les fonds de démarrage pour la nouvelle Advanced Research Projects Agency (ARPA). McElroy choisit alors Roy Johnson, vice-président de General Electric, comme premier directeur.

NDLR : Pour une analyse des liens entre le complexe militaro-industriel et le développement des géants de la tech américaine, lire sur LVSL l’article de Bérenger Massard : « La cyberguerre : rivalités et enjeux de la gouvernance d’internet »

L’ARPA se donna pour objectif la militarisation de l’espace, grâce aux satellites de surveillance globale, aux satellites de communications et aux systèmes d’armements stratégiques en orbite, ainsi qu’à la mission sur la lune. Avant de quitter le Département de la Défense et de retourner chez Procter & Gamble, cette fois-ci comme directeur général, McElroy amenda la charte afin de l’orienter davantage vers la recherche opérationnelle du Département de la Défense, supplantant toutes les forces armées. Dès lors, l’ARPA (renommée Defense Advanced Research Projects Agency, DARPA, en 1972) se consacra au développement de systèmes missile antibalistiques et à TRANSIT, le prédécesseur du système de géopositionnement par satellite (GPS).

Son travail le plus remarquable dans ses premières années eut cependant à voir avec le développement de la technologie de transmission de données par paquets [technologie de transfert de données informatiques, actuellement en vigueur N.d.T.], qui a conduit au premier Internet et au réseau satellite par paquets. Dans les années 1980, la DARPA se concentra sur la promotion de l’initiative Star Wars, sous le mandat de Ronald Reagan, dans le contexte de la « seconde Guerre froide ». Dans les années 1990 et 2000, elle eut pour fonction de développer les technologies de surveillance numérique ainsi que des drones, en étroite collaboration avec la NSA.13

C’est avec la nomination en 1961 du troisième directeur de l’ARPA, Jack P. Ruina, que l’organisation devint une pièce maîtresse dans la recherche en technologie informatique. Ruina intégra J.C.R Licklider du MIT, scientifique behavioriste et programmateur informatique, à la direction de la division de l’ARPA consacrée aux sciences du comportement et au command and control. Celui-ci mit en place des relations contractuelles avec les meilleurs informaticiens des universités de tout le pays et favorisa une culture de la mise en réseau fondée sur l’interconnexion des ordinateurs. Dans les années 1960, l’ARPA devint le point névralgique du travail sur les réseaux informatiques, culminant au début de la décennie suivante avec la création d’ARPANET, le précurseur de l’internet contemporain.

Et pourtant, l’ultime adresse à la nation d’Eisenhower, le 17 janvier 1961, révélait les doutes, le manque de certitude, l’ambivalence et même la peur éprouvés à l’idée de ce qui avait été créé. Le président pointait du doigt le fait que les États-Unis avaient développé une « industrie d’armement permanente aux vastes proportions » : « …nous dépensons davantage chaque année pour notre sécurité militaire que le revenu net de toutes les entreprises américaines. » Il poursuivait en exhortant les gouvernements à « se mettre en garde contre l’acquisition d’une influence du complexe militaro-industriel indue » et la société à ne pas devenir « captive d’une élite scientifique et technologique » dans un contexte où « le pouvoir de l’argent est omniprésent. »

Les avertissements d’Eisenhower restaient délibérément vagues. Il ne donnait aucune définition du « complexe militaro-industriel », terme qui n’apparaît qu’une seule fois dans son discours. Ses remarques faisaient cependant référence à une réalité : celle d’un complexe militaro-technologico-entrepreneurial dans l’institution duquel il avait lui-même joué un rôle capital en 1946, et qui avait massivement crû tout au long de sa présidence à la Maison Blanche. En 1962, 56,2% des ventes de l’industrie de l’électronique des États-Unis étaient destinées au domaine militaire, et à l’industrie spatiale civile qui lui était étroitement liée.14

La financiarisation, le data mining et la cyberguerre

Après la fin de la guerre du Vietnam, l’économie états-unienne entra dans une crise, suivie d’une longue période de profonde stagnation caractérisée par le déclin des taux de croissance réelle et par une augmentation du chômage et du sous-emploi15. Si les dépenses militaires et l’effort de vente avaient permis d’absorber une large partie du surplus économique des années 50 et 60, leur capacité à stimuler la relance s’estompa au cours des années 1980, malgré la croissance rapide du crédit à la consommation (avec les cartes de crédit) qui dynamisait l’effort de ventes, et malgré la deuxième guerre froide déclenchée par Reagan, qui gonflait les dépenses militaires. De fait, Reagan proposait une forme de keynésianisme militaire, réduisant les impôts aux entreprises et aux riches, tout en accroissant largement les dépenses militaires. Parmi ces dernières figure le très coûteux programme de défense anti-missile dit « guerre des étoiles » (Star Wars),dirigé par la DARPA.

C’est cependant la financiarisation néolibérale qui caractérise l’ère Reagan, plus encore que le développement de l’État guerrier. Alors que le surplus économique ne trouvait plus assez de débouchés rentables dans ce que les économistes nommaient « l’économie réelle », une masse monétaire croissante était écoulée dans le secteur financier. Les décennies d’expansion guerrière, notamment la période de la guerre du Vietnam, avaient par ailleurs généré un surplus de dollars à l’étranger, que l’on appellerait par la suite le « marché des eurodollars », générant une importante demande de débouchés au sein de l’économie américaine pour ce capital monétaire en surplus. Les institutions financières répondirent à cette demande accrue de produits spéculatifs en créant une gamme infinie de nouveaux instruments, sous la forme de différents types de contrats à terme, d’options et de produits dérivés.

L’économie des États-Unis et du monde assistèrent alors à une montée en flèche de l’activité spéculative, rendue visible par la croissance du levier de la dette – avec une hausse de l’endettement financier des entreprises qui, de 10% du PIB états-unien en 1970, représenta plus de 40% en 1990, et continua de croître par la suite16. Cela n’aida pas simplement à absorber le surplus grâce à la croissance des dépenses en investissements fixes (avant tout en structures organisationnelles et en ordinateurs) et en emplois dans l’économie réelle (une armée grandissante d’analystes financiers) : la hausse spéculative de la valeur des actifs financiers augmenta la richesse des classes capitalistes indépendamment de la production et permit la dépense d’une fraction de cette nouvelle richesse financière dans les biens de luxe, absorbant en retour le surplus et stimulant l’économie.

Alan Greenspan, nommé par Reagan à la présidence du Federal Reserve Board, orchestra deux décennies d’expansion financière rapide, facilitée par les interventions fréquentes du Federal Reserve Board pour fournir plus de liquidité comme prêteur en dernier ressort, en favorisant un environnement de marché de plus en plus dérégulé. Tout cela renforça le pouvoir de Wall Street à Washington – et ce de manière encore plus marquée qu’avec les grands manufacturiers de l’après Première Guerre17. Tout cela accéléra également les politiques de promotion de la financiarisation.

Chaque aspect du revenu, des dépenses et du crédit des foyers fut intégré à des bases de données massives et évalué en termes de marchés et de risque.

La financiarisation se vit ultérieurement intensifiée par le développement des réseaux informatiques à haute vitesse, devenus les nouvelles infrastructures critiques des marchés spéculatifs – ainsi que par une quantité substantielle de manigances financières18. Mais l’apport de la financiarisation au capitalisme de surveillance va bien au-delà. Comme la publicité et comme la sécurité nationale, le capitalisme de surveillance a un besoin insatiable de données. L’expansion de ses profits dépend en large partie de la titrisation des prêts immobiliers ; de la généralisation de l’usage de la carte de crédit, de la croissance des fonds d’assurance santé et des fonds de retraite, des prêts étudiants, ainsi que d’autres éléments de crédit personnel.

NDLR : Lire sur LVSL notre entretien avec Christophe Masutti, auteur de l’ouvrage Aux sources du capitalisme de surveillance, réalisé par Maud Barret Bertelloni : « La surveillance est un mode du capitalisme »

Chaque aspect du revenu, des dépenses et du crédit des foyers fut intégré à des bases de données massives et évalué en termes de marchés et de risque. Entre 1982 et 1990, le poids moyen de la dette individuelle augmenta de 30% aux États-Unis, et avec lui l’emprise commerciale sur les vies quotidiennes. Comme l’écrivait Christian Parenti dans son livre de 1991, The Soft Cage, « les données produites par les cartes de crédit, les cartes bancaires, les cartes de réduction, les comptes Internet, les achats en ligne, les reçus de déplacement, les relevés d’assurance médicale cartographient notre vie en créant des dossiers numériques dans des bases de données privées.19»

En 2000, comme le signalait Michael Dawson dans The Consumer Trap, presque toutes les sociétés majeures aux États-Unis construisaient d’immenses bases de données, en lien avec des entreprises de data mining20. Aujourd’hui [en 2014, N.d.T.] le premier courtier de données (data broker) est Axciom, le géant du marketing. Il possède 23,000 serveurs informatiques qui traitent plus de 50 trillions de transactions de données chaque année. Il détient en moyenne 1,500 points de données sur plus de 200 millions d’Américains, regroupés en « dossiers numériques » individuels, qui associent un code de 13 chiffres à chaque personne, permettant de la suivre à la trace, online comme offline, grâce au croisement de données. Un grand nombre de données est désormais récolté sur les réseaux sociaux comme Facebook. Axciom les organise en différents « aperçus comportementaux brevetés premium » (premium proprietary behavioral insights).

Chaque personne est aussi placée dans des catégories relatives à son style de vie, inférées de sa classe, de ses habitudes de dépense et de son emplacement géographique. Acxiom vend ces données (en fournissant un accès différencié aux bases de données) à ses clients, parmi lesquels se trouvent douze des quinze principales sociétés émettrices de cartes de crédit, sept des dix principales banques commerciales, cinq des dix principales compagnies d’assurance, six des dix principales sociétés de courtage, huit des dix principales compagnies dans le secteur des médias et des télécommunications, sept des dix principaux distributeurs, onze des quatorze principaux fabricants automobiles, trois des dix principales entreprises pharmaceutiques. Ses clients incluent plus de la moitié des cent plus grosses entreprises des États-Unis.

Depuis septembre 2001, Acxiom collabore étroitement avec le FBI, le Pentagone et le Département de Sécurité intérieure au sujet du partage des données. En 2001, l’entreprise a nommé dans son conseil d’administration le général Wesley Clark, ancien commandant en chef des forces alliées de l’OTAN en Europe pendant la guerre du Kosovo, puis candidat à la présidentielle américaine. Elle a payé Clark plus de 800,000$ comme lobbyiste, principalement en lien avec le Département de la Défense et le Département de Sécurité intérieure. Grâce à l’intermédiation de Clark, Axciom a commencé à travailler avec le Total Information Awareness Program (TIA), un programme coordonné par la NSA, censé agréger et analyser tous les échanges numériques de la population états-unienne, dirigé par l’amiral John Poindexter21. Il a aidé à mettre en place les systèmes de surveillance totale de la population américaine et mondiale22.

La financiarisation a facilité l’intrusion de la finance dans tous les aspects de la vie et conduit à une extension de la surveillance comme mode de gestion du risque financier.

La financiarisation – entendue comme la croissance sur le long terme de la spéculation financière par rapport au PIB – a facilité l’intrusion de la finance dans tous les aspects de la vie et conduit à une extension de la surveillance et du contrôle de l’information comme mode de gestion du risque financier. Au fur et à mesure de sa financiarisation, l’économie devient de plus en plus vulnérable aux krachs financiers. Cela augmente la perception du risque des investisseurs et donc le besoin de systèmes de gestion du risque, de chiffrement des données, et de sécurité au sens large.

Aujourd’hui, les craintes de cyberattaques aux dépens des institutions financières, du système financier tout entier et du système militaire figurent comme préoccupations premières pour la sécurité nationale.

Internet et le capital monopoliste

ARPANET a cessé ses activités en 1989. Le World Wide Web s’est développé au début des années 1990, avec une augmentation exorbitante du nombre d’utilisateurs et avec la commercialisation rapide d’internet. Trois changements cruciaux s’en sont suivis : (1) en 1995 le NSFNET23 a été privatisé et sa structure administrative démantelée, une fois la dorsale du système passé sous le contrôle des fournisseurs d’accès à internet privés ; (2) le Telecommunications Act de 1996 a permis une dérégulation massive des télécommunications et des médias, permettant la concentration et la centralisation du capital dans ces secteurs ; (3) le Financial Services Modernization Act de 1999 a dérégulé le secteur financier, cherchant de cette manière à alimenter la bulle financière en train de se développer24. Ces trois éléments ont convergé dans l’une des plus grandes vagues de fusions, la bulle dot-com. La concentration de capital dans les secteurs de la technologie et de la finance a subi une accélération majeure, portant à des niveaux inégalés le pouvoir monopolistique.

La bulle dot-com a explosé en 2000. À la fin de la décennie, Internet avait acquis un rôle central dans l’accumulation du capital et les entreprises qui le gouvernaient étaient presque toutes devenues des « monopoles », selon le sens que les économistes donnent au terme. Cela ne signifie pas que ces entreprises vendaient 100% de la production du secteur, mais qu’elles en vendaient une quantité suffisante pour en contrôler les prix, ainsi que la compétition à laquelle elles étaient confrontées.

Le moyen principal de création de richesse sur internet et via des plateformes privées, comme les applications, provient de la surveillance de la population – qui permet à une poignée d’entreprises de récolter la part du lion des revenus issus de l’effort de vente. La numérisation de la surveillance a radicalement changé la nature de la publicité. L’ancien système, dans lequel des annonceurs achetaient de l’espace ou du temps dans un média dans l’espoir que l’utilisateur remarque la publicité alors qu’il lisait des nouvelles ou profitait du divertissement offert, est désormais révolu. Les annonceurs n’ont plus besoin de subventionner le journalisme ou la production d’autres contenus médiatiques pour atteindre le public qu’ils ciblent. Ils peuvent au contraire l’identifier avec précision, à la personne près, et le suivre dès qu’il est en ligne (et le plus souvent dans l’espace physique). Le présupposé du système est qu’il n’y ait pas de privacy qui tienne. La conséquence est que le système commercial de production de contenus médiatiques, et en particulier le journalisme, s’est effondré – sans rien en réserve pour le remplacer.

Les révélations Snowden ont mis en lumière le fonctionnement étroitement imbriqué entre l’armée et les géants du Net, le « complexe militaro-numérique ».

Ces entreprises monopolistes coopèrent sans hésitation avec le bras répressif de l’État, qu’il s’agisse de l’armée, du renseignement ou des autorités de police. Les révélations d’Edward Snowden sur le programme PRISM de la NSA, entre autres, ont mis en lumière le mode de fonctionnement étroitement imbriqué entre l’armée et les géants du Net, le « complexe militaro-numérique25». À cet effet, Beatrice Edwards, directrice executive du Government Accountability Project, parle de l’émergence d’un « complexe de surveillance public-privé26».

Par-delà le large réseau d’entreprises militaires privées, ce complexe inclut la « collaboration secrète » avec les principales entreprises du Net et des télécommunications27. En partie volontaires, en partie contraints par la loi, les exemples de partage de données incluent notamment :

* Un rapport de 2009 de l’inspecteur général de la NSA divulgué par Snowden affirmant que la NSA a établi des relations de collaboration avec plus de « 100 entreprises » 28.

* Microsoft a offert l’accès à la NSA via une back-door (avant le cryptage) à sa messagerie Outlook.com, aux appels et aux chats Skype (630 millions d’utilisateurs à travers le monde), ainsi qu’à SkyDrive, le système de stockage cloud de Microsoft (250 millions d’utilisateurs). Les révélations Snowden montrent que Microsoft a collaboré de manière active avec la NSA.

* AT&T a volontairement vendu à la CIA les métadonnées de ses appels téléphoniques, pour plus de 10 millions de dollars par an, en lien avec les enquêtes antiterrorisme de cette dernière29.

* Verizon (comme probablement AT&T et Sprint) a fourni à la NSA les métadonnées des appels de son système, à l’intérieur des États-Unis en entre les États-Unis et d’autres pays. Ces métadonnées ont été fournies à la NSA sous l’administration Bush comme sous celle Obama30.

* Microsoft, Google, Yahoo et Facebook ont transmis les données de dizaines de milliers de leurs comptes tous les six mois à la NSA et à d’autres agences du renseignement, avec une augmentation rapide du nombre de comptes transmis31.

Total Information Awareness, PRISM et Snowden

Entre les services de renseignement et l’industrie militaire privée s’est mis en place un système de porte pivotante. McConnell, le directeur du renseignement national de l’administration Bush, est retourné chez Booz Allen comme vice-président, alors que James Clapper, le directeur du renseignement national de l’administration Obama, en est un ancien cadre. Booz Allen est détenue en majorité par le groupe Carlyle, spécialisé dans l’investissement en private equity et l’acquisition de société militaires privées. Le groupe Carlyle a été impliqué dans certains des plus gros LBO [rachat d’entreprise par effet de levier, pratique consistant à racheter une entreprise après avoir contracté une dette à cet effet, N.d.T.] et entretient depuis longtemps des rapports privilégiés avec la famille Bush32.

Les révélations Snowden ont dévoilé que tandis que le Congrès, furieux, retirait son financement au programme TIA mené par John Poindexter au sein de la DARPA, la NSA avait déjà lancé son programme secret en matière, dans le cadre du President’s Surveillance Program (initié peu après le 11 septembre) – un programme d’écoutes électroniques sans mandat. La mise en place de PRISM, destiné – comme le TIA de Poindexter – à la surveillance totale d’internet, a quant à lui pris plus de temps, en raison des nouvelles technologies nécessaires et de la collaboration requise avec les principales plateformes du Net. Le développement technologique et la majeure partie du travail de surveillance effectif devait être concentré dans les mains de Booz Allen et d’autres entreprises militaires privées. Bien que la NSA emploie plus de 30,000 salariés, elle s’appuie généralement sur les 60,000 employés des entreprises militaires privées qu’elle engage33.

Les documents Snowden ont révélé que la NSA a de moins en moins besoin de la coopération active des entreprises des télécommunications et d’internet, car elle peut puiser dans leurs systèmes directement. La NSA et le GCHQ [Britain’s Government Communications Headquarters – l’agence de renseignement britannique, N.d.T.] n’ont pas besoin de faire infraction dans les comptes des utilisateurs stockés par les serveurs Yahoo et Google. Ils interceptent l’information au passage, alors qu’elle circule via les câbles de fibre optique entre data centers34. La NSA travaille aussi avec sa contrepartie britannique, le GCHQ, pour intercepter les clouds privés de Yahoo et de Google, qui emploient des réseaux de fibre optique privés, en dehors de l’internet public, afin de protéger leurs données35.

La NSA a accès a plus de 80% des appels téléphoniques internationaux, qu’elle rémunère aux monopoles des télécommunications états-uniens à la hauteur de centaines de millions de dollars chaque année. Elle a fait effraction dans des réseaux de données étrangers36. De cette manière, elle a pu espionner jusqu’aux chefs d’État de ses alliés.

Le résultat le plus plausible est l’union de ces géants industriels et de l’appareil sécuritaire du gouvernement, aux dépens de la population.

Les révélations Snowden ont bouleversé la population américaine, déjà péniblement affectée par de nombreuses intrusions dans leur vie privée et par la surveillance omniprésente. Les hackers dissidents associés à Anonymous et à Wikileaks, les courageux lanceurs d’alerte, comme Snowden et Chelsea Manning – la soldate de 25 ans qui a diffusé des centaines de milliers de documents classifiés – ont mené le combat contre le secret de cet État sécuritaire37 [ en anglais : the secret government-corporate security state, N.d.T.]. De nombreuses organisations luttent pour la liberté d’expression et pour le droit à la vie privée dans ce nouveau capitalisme de surveillance38. La population dans son ensemble doit encore comprendre les dangers qu’un système politique comme la « dollarocratie » représente pour la démocratie, d’autant plus qu’elle s’appuie désormais sur un complexe militaro-financier-numérique aux proportions inimaginables, capable de faire du data mining de tous les aspects d’une vie – outils qu’elle emploie d’ailleurs déjà afin de réprimer des groupes dissidents39. Le résultat le plus plausible de tout cela est l’union de ces géants industriels et de l’appareil sécuritaire du gouvernement, aux dépens de la population.

Pendant ce temps, la probabilité d’une cyberguerre s’accroît, menaçant le système capitalisme tout entier ainsi que l’empire américain. L’ironie du sort veut que la structure même de l’impérialisme augmente les risques de sécurité. (Et, bien évidemment, le risque de cyberguerre sera employé afin de justifier les limitations des droits individuels et pour purger le web de toute valeur non marchande). L’une des préoccupations critiques du Département de la Défense américain concerne le piratage des circuits des puces et des dispositifs électroniques qui pourraient abattre les systèmes financiers comme les systèmes de défense.

Ces vulnérabilités sont malheureusement inévitables au sein du système hyper-impérialiste actuel, tel qu’il émane des contradictions du capital financier monopoliste40. L’exploitation économique de la population mondiale ainsi que des Américains a exposé les vulnérabilités du système impérialiste états-unien, provoquant en retour des tentatives de contrôle accrues. Ce sont les signes d’un empire mourant. Afin de prévenir un désastre humain et planétaire, il est nécessaire que la vox populi se fasse entendre à nouveau et que l’empire soit démantelé. La révolution numérique doit être démilitarisée et soumise aux valeurs démocratiques. Il n’y a pas d’autre issue.

Version originale :

John Bellamy Foster and Robert W. McChesney, “Surveillance Capitalism: Monopoly-Finance Capital, the Military-Industrial Complex, and the Digital Age,” Monthly Review 66, no. 3 (July-August 2014): 1-31.

Notes :

1 DuBoff, Richard B. Accumulation and Power. Armonk, NY : M.E. Sharpe, 1989, p. 91.

2 Branson, Iliam H. « Trends in the United States International Trade and Investment Since World War II » in Martin Feldstein (ed.). The American Economy in Transition. Chicago : University of Chicago Press, 1980, p. 183.

3 Eisenhower, Dwight D. « Memorandum for Directors and Chiefs of War Department General and Special Staff Divisions and Bureaus and the Commanding Generals of the Major Commands ; Subject: Scientific and Technological Resources as Military Assets », avril 1946. Publié comme Annexe A in Melman, Seymour. Pentagon Capitalism. New York : McGraw Hill, 1971, pp. 231-234.

Comme le soulignent McChesney et Foster, Seymour Melman identifie ce memo comme le document fondateur de ce que le même Eisenhower désignera du nom de « complexe militaro-industriel » dans son adresse d’adieux à la Nation du 17 janvier 1961. N.d.T.

4 Gearan, Anne. « “No Such Agency” Spies on the Communications of the World », Washington Post. 6 juillet 2013.

5 Business Week, 15 avril 1950, 15, cité par Vatter, Harold G. The U.S. Economy in the 1950s. New York : W.W. Norton, 1963, p. 72.

6 Magdoff, Harry. The Age of Imperialism. New York : Monthly Review Press, 1969, pp. 200-201. Traduction LVSL. Une traduction française de l’ouvrage est disponible, par Geneviève Pelat. L’âge de l’impérialisme : l’économie de la politique étrangère des États-Unis. Paris : F. Maspéro, 1970.

7 Sweezy, Paul M. et Paul A. Baran. Monopoly Capital. New York : Monthly Review Press, 1966. Traduction française par Christos Passadéos. Le capitalisme monopoliste: un essai sur la société industrielle américaine.Paris : F. Maspéro, 1968. N.d.T.

8 Bureau of Economic Analysis, « National Income and Product Accounts », Tableau 1.1.5 (Gross Domestic Product), et Tableau 3.9.5 (Government Consumption Expenditures and Gross Investment), http://bea.gov ; Sweezy, Paul M. et Paul A. Baran. Monopoly Capital. Op. cit. pp. 207-13. ; Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. « A New Deal under Obama ? », Monthly Review. vol.60 no 9. février 2009, pp. 1-11.; Holleman, Hannah, Robert W. McChesney, John Bellamy Foster, et al. « The Penal State in an Age of Crisis », Monthly Review. vol.61 no 2. juin 2009, pp. 1-17.

9 Au sujet du concept « d’appareil culturel », voir Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. « The Cultural Apparatus of Monopoly Capital », Monthly Review. juillet-août 2013, vol.65 no 3. p. 1‑33.

10 Sweezy, Paul M. et Paul A. Baran. Monopoly Capital. Op. cit., pp. 118–28.

11 Ibid., pp. 115–17.

12 Schiller, Herbert I. Mass Communications and American Empire. Boulder : Westview Press, 1992, pp. 8-9.

13 Hafner, Katie et Matthew Lyon. Where Wizards Stay Up Late. New York : Simon and Schuster, 1996.  ; L. Parker Temple III. Shades of Gray: National Security and the Evolution of Space Reconnaissance. Reston, VA : American Institute of Aeronautics and Astronautics, 2005, pp. 132-33, 142, 146, 192-200, 208-18, 233, 242.

14 Voir Nathanson, Charles E. « The Militarization of the American Economy » in David Horowitz (ed.). Corporations and the Cold War. New York : Monthly Review Press, 1969, p. 209.

15 Voir Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. The Endless Crisis. New York : Monthly Review Press, 2012.

16 Magdoff, Fred et John Bellamy Foster. « Stagnation and Financialization : The Nature of the Contradiction », Monthly Review. vol.66 no 1.

17 Voir Lewis, Michael. Flash Boys. New York : N.N. Norton, 2014.

18 Ibid.

19 Parenti, Christian. The Soft Cage : Surveillance in America. New York : Basic Books, 2003, pp. 91-92, 96.

20 Voir Dawson, Michael. The Consumer Trap. Urbana : University of Illinois Press, 2005.

21 L’amiral John Poindexter, ancien conseiller à la sécurité nationale de Reagan, fut impliqué dans l’affaire Iran Contra ainsi que dans le scandale NSDD-145 (une tentative de garantir l’accès de la NSA à tous les ordinateurs privés). Le Congrès a retiré son financement au TIA en 2003. N.d.T.

22 Kroft, Steve. « The Data Brokers: Selling Your Personal Information », CBS 60 Minutes. 9 mars 2014. ; Behar, Richard. « Never Heard Of Acxiom? », Fortune. 23 février 2004.

23 Le réseau institué en 1985 par la National Science Foundation, successeur d’ARPANET, qui reliait les réseaux de recherche et du gouvernement américains, puis inclut les premiers fournisseurs d’accès à internet privés. N.d.T.

24 Foster, John Bellamy et Hannah Holleman. « The Financial Power Elite », Monthly Review. 1-19, vol.62 no 1. p. mai 2010.

25 McChesney, Robert W. Digital Disconnect. New York : New Press, 2013, p. 158.

26 Edwards, Beatrice. The Rise of the American Corporate Security State. San Francisco : Berrett-Koehler, 2014. ; Karlin, Mark. « Six Reasons to Be Afraid of the Private Sector/Government Security State. Interview with Beatrice Edwards », Truthout. 16 mai 2014.

27 Greenwald, Glenn. No Place to Hide: Edward Snowden, the NSA, and the U.S. Surveillance State. New York : Henry Holt, 2014, p. 104.

28 Harding, Luke. The Snowden Files. New York : Vintage, 2004, p. 202.

29 Savage, Charlie. « C.I.A. Is Said to Pay AT&T for Call Data », New York Times. 7 novembre 2013.

30 Greenwald, Glenn. « NSA collecting phone records of millions of Verizon customers daily », The Guardian. 6 juin 2013. ; Savage, Charlie. « C.I.A. Is Said to Pay AT&T for Call Data ». Op. cit. Voir aussi la “NSA Spying FAQ” de la Electronic Frontier Foundation, N.d.T.

31 Ackerman, Spencer. « Microsoft, Facebook, Google and Yahoo release US surveillance requests », The Guardian. 3 février 2014.

32 Bennett, Drake et Michael Riley. « Booz Allen, the World’s Most Profitable Spy Organization », Bloomberg Business. 20 juin 2013.

33 Greenwald, Glenn. No Place to Hide: Edward Snowden, the NSA, and the U.S. Surveillance State. New York : Henry Holt, 2014, p. 101. ; Greenwald, Glenn et Ewen MacAskill. « Boundless Informant: the NSA’s secret tool to track global surveillance data », The Guardian. 11 juin 2013.

34 Harding, Luke. The Snowden Files. Op. cit. pp. 208–14.

35 Gellman, Barton, Ashkan Soltani, et Andrea Peterson. « How we know the NSA had access to internal Google and Yahoo cloud data », Washington Post. 4 novembre 2013. Voir aussi la “NSA Spying FAQ” de la Electronic Frontier Foundation, N.d.T.

36 Harding, Luke. The Snowden Files. Op. cit. p. 203.

37 « Similarities Seen in Leaks by Snowden, Manning », Baltimore Sun. 10 juin 2013. [accessible aux États-Unis].

38 Au sujet de ces groupes, voir Boghosian, Heidi. Spying on Democracy. San Francisco : City Light Books, 2013, pp. 265-89.

39 Nichols, John et Robert W. McChesney. Dollarocracy. New York : Nation Books, 2013.

40 L’expression est de McChesney et Foster. Voir à ce sujet Foster, John Bellamy et Robert W. McChesney. « The Age of Monopoly-Finance Capital », Monthly Review. février 2010, vol.61 no 9.

La « Marque France » : déboires et dangers du marketing appliqué à la nation

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Pris dans un référentiel néolibéral qui les pousse à l’attractivité et à la compétitivité, les collectivités locales – et à leur tête ceux qui les gouvernent – ont recours depuis plusieurs décennies au marketing pour se distinguer sur la scène internationale. Cherchant à accroître leur « réputation concurrentielle », villes, métropoles, régions, mais aussi nations, conçoivent des « marques territoriales ». Dans ce contexte, l’avènement de « marques pays » interroge quant au lien entretenu par le néolibéralisme avec l’idée de nation. Pour Simon Anholt, à l’origine du concept, la « marque pays » ou « marque nation », peut se définir comme « une identité nationale rendue tangible, solide, transmissible et utile ». Une telle définition laisse poindre la tension latente entre le projet d’élaboration d’une identité de marque compétitive pour un pays et l’identité nationale inhérente à ce dernier. C’est ce qu’illustre le cas de la « Marque France » qui, sous les diverses formes qu’elle revêt, altère l’idée nationale française, en tant que communauté de destin politique, par la création d’un récit économique et culturel ancré dans les promesses du modèle néolibéral.

Tout n’est pas marketing, mais le marketing s’intéresse à tout. Voilà ce qu’aurait pu écrire Machiavel s’il avait été notre contemporain. Telle est en tout cas la réalité du monde qui est le nôtre, où rien, ou presque, ne semble échapper à l’emprise du marketing. C’est celle d’un monde néolibéral, où la concurrence économique s’est imposée comme base des relations sociales, dans tous les domaines de la vie humaine. Un monde au cœur duquel l’individu moderne lui-même, devenu « sujet entrepreneurial »[1], autonome, rationnel et performant, cherche à se distinguer et à se vendre au sein d’un environnement hautement concurrentiel. Dans un tel univers, la marque s’impose de fait comme un véritable outil stratégique. Bien plus qu’un simple signe distinctif, elle s’illustre par sa capacité à produire et transmettre un ensemble d’éléments cognitifs, affectifs et conatifs. En somme, une marque a le pouvoir de créer de la valeur pour celui ou celle qui la revêt.

La marque territoriale permet de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.


À l’échelle territoriale, cette production de valeur ajoutée se matérialise en « surplus d’attractivité »[2]. Dans la compétition qui les oppose pour attirer investissements, touristes et « classes créatives », bon nombre de collectivités locales ont en effet compris que les caractéristiques matérielles et immatérielles de leur territoire, supposées ou avérées, pouvaient leur permettre de soigner leur réputation. Plus qu’une question de compétition, il s’agit davantage pour ces collectivités de s’inscrire dans une logique de différenciation. Par le biais de leur marque territoriale, elles développent ainsi des « avantages comparatifs », qui leur permettent de se distinguer des autres collectivités.

Logo, charte graphique, slogans, et création d’un univers imaginaire et sensoriel autour des atouts du territoire : la marque territoriale emprunte ce qui se fait de mieux en matière de stratégie marketing. Elle permet ainsi de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.

La nation : une marque comme les autres ?

Autre échelle, mêmes principes. Bien conscients que l’image qu’ils projettent à l’international leur permet d’attirer des investissements et de promouvoir le tourisme, les gouvernements nationaux, notamment ceux d’Amérique latine, ont hâtivement pris le plis de l’injonction marketing à partir du début des années 1990.

La « marque nation » répond à deux impératifs. D’une part, elle permet l’élaboration d’une « identité compétitive », en vue de créer un « produit-pays » distinctif et désirable sur le marché mondial. D’autre part, elle renforce l’identité et le sentiment d’appartenance au sein même de la communauté nationale[3]. La marque nation est ainsi à la fois dirigée vers l’extérieur et l’intérieur des frontières nationales : en valorisant et promotionnant tout ou partie de l’identité nationale, elle garantit au pays d’acquérir une « réputation concurrentielle »[4] à l’étranger et renforce l’estime de soi et l’unité nationale.

La nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs.


Pour autant, par pur snobisme intellectuel ou par rejet sémantique, d’aucuns pourraient railler l’association de ces deux concepts, à première vue antinomiques. En effet, en tant que construit socio-historique, la nation aurait une nature supérieure, immuable et inaliénable, qui ne saurait être manipulée à des fins mercantiles. Précurseur des études autour du concept de marque nation, Wally Olins montre pourtant que la nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs[5]. En étudiant le cas de la France, l’auteur démontre ainsi que la nation française s’est constamment réinventée, de manière sporadique et parfois même violente. D’une époque à une autre et dans un laps de temps parfois très bref, la France a toujours su « façonner et remodeler son identité nationale » pour « présenter une nouvelle version d’elle-même », projetant ainsi symboliquement les transformations de sa réalité socio-économique et politique. Cependant, il n’en demeure pas moins que le concept de marque nation va bien au-delà, notamment au travers de la mercantilisation des attributs de l’identité nationale qu’il induit. En acceptant un tel paradigme, la nation s’expose dès lors « à défendre son imaginaire comme un véritable capital »[6].

Identités et récits nationaux au service de la néolibéralisation mondialisée

L’avènement de marque nation n’est pas sans poser de questions sur la manière avec laquelle les logiques de marché tendent à redéfinir les identités et les récits nationaux. À l’inverse de projets nationalistes antérieurs, le recours à la marque nation lie le processus de construction nationale aux connaissances et au langage du monde du marketing et de la gestion. Les études en nation branding mettent ainsi en avant l’existence d’une tension entre l’élaboration d’une identité compétitive, et l’identité nationale qui prévaut, remodelée par le discours économique et culturel néolibéral.

Créativité, innovation, dépassement de soi et esprit entrepreneurial (on peut prendre l’exemple de l’individu érigé en ambassadeur de la marque) sont autant d’atouts mobilisés par la marque nation. Le sociologue Felix Lossio parle ainsi de « flexibilisation de l’identité collective » pour désigner l’édification d’une communauté nationale autour de valeurs néolibérales.

De nombreux éléments vont en ce sens. On peut prendre pour exemple l’importance accordée aux classements internationaux (Country Brand Index) qui tentent, par la métrie, d’objectiver l’attractivité des nations et de les mettre en compétition. Il en va de même pour la marchandisation des lieux, vendus et consommés comme de simples produits ou des « expériences sensorielles esthétisées »[7] (idée de « vivre » le pays). Notons que cette marchandisation s’accompagne d’une tendance à l’essentialisation des nations et de leur culture, à la fois par un principe d’association et de réduction des attributs de la nation, selon qu’ils soient considérés comme valorisables, ou non. La marque nation consacre également la participation d’acteurs privés dans la production et la validation des référents identitaires nationaux, et ce grâce à de nombreux partenariats publics-privés, nationaux voire internationaux, qui transfèrent une partie de la souveraineté nationale vers une « classe promotionnelle internationale »[8] d’experts du marketing et de la publicité. Enfin, la marque nation se distingue par sa performativité dans la mesure où le nouveau récit national qu’elle établit, très souvent anhistorique et dépolitisé, facilite l’adhésion des valeurs qu’elle érige par la communauté nationale. Communauté nationale dont la marque pays peut d’ailleurs tout à fait redéfinir les contours : selon que tel ou tel aspect socio-culturel est mis en avant ou délaissé dans la stratégie de marketing national, certains citoyens peuvent s’en retrouver exclus ou marginalisés.

La France à la recherche de son nouveau récit économique

Il est indéniable que la France jouit aujourd’hui encore d’une image de marque à l’international. Première destination touristique mondiale, elle est également le pays européen qui a recueilli le plus d’investissements étrangers en 2019. La France, à laquelle est associée une certaine idée de « grandeur », doit en partie son succès aux récits historiques et socio-culturels qui fondent son identité. Pays des droits de l’Homme, empreint de valeurs universelles et humanistes, la nation française s’est construite autour de l’héritage de la révolution et de la valorisation de son patrimoine historique. Son rayonnement est aussi indéniablement associé à la Ville Lumière, ainsi qu’à un ensemble d’attributs bien réels mais parfois fantasmés, tels que le luxe, la gastronomie ou encore l’art de vivre à la française.

« Une marque nation, à l’idéal, [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques. De tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde. »

Philippe Lentschener


Atout France, l’agence de développement touristique de la France, au nom évocateur, a procédé au début des années 2000 à un diagnostic de l’image de la France. Les conclusions retenues furent les suivantes : à défaut d’être un « pays de cocagne, havre de luxe et de volupté, […] où il fait bon vivre plutôt que de travailler », la France est également une nation « peu intéressée aux applications concrètes et mercantiles », « moins motivée et moins douée pour tout ce qui touche aux dures réalités de l’économie »[9].

Pénalisée par l’image d’un pays industriel en déclin, lâché dans la course à l’innovation technologique et paralysé par l’immobilisme d’une société réfractaire au changement, la France ne serait plus autant attractive et compétitive que par le passé. En quête d’un nouveau récit économique, à même de la placer à nouveau sur le devant de la scène internationale, la France s’est ainsi tournée à son tour vers le marketing national. Car, si « une marque nation, à l’idéal [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques […] de tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde »[10], comme l’ont bien compris les tenants du nation branding à la française.

En ce sens, la « Marque France » s’est progressivement institutionnalisée, à l’image de la création de l’agence nationale Atout France, pourtant peu connue du grand public. D’autres succès, plus retentissants, s’inscrivent dans cette lignée : la création des marquages d’origine « Fabriqué en France » et du label « Origine France Garantie » en 2011, pour valoriser la production française, la reprise du concept de French Touch par l’entreprise Renault, emprunté à l’univers de la musique, pour vanter l’innovation et la créativité française, ou encore plus récemment le dépôt de la marque « Élysée – présidence de la République », en 2018. À ces dispositifs s’ajoutent encore divers efforts réalisés en termes de soft power, à l’image de l’organisation de compétitions sportives internationales, telles que l’Euro 2016 ou les JO de Paris 2024. Autant d’occasions rêvées pour la France d’offrir au reste du monde des expériences « à son image, innovante[s], rayonnante[s], créative[s], [et] inspirée[s] de l’art de vivre français »[11].

Le projet inachevé de création de la « Marque France »

Le quinquennat de François Hollande a failli être l’occasion pour la France de voir sa stratégie de marketing national enfin fondée sur une marque pays à part entière. En effet, à l’initiative du gouvernement, fut lancé en janvier 2013 la mission « Marque France ». Confiée entre autres au publicitaire Philippe Lentschener, cette dernière s’est vue fixée pour objectif d’identifier « le récit économique de la France » et les marges de manœuvre économiques et juridiques nécessaires à la création d’une marque nation française. Les préconisations de la mission « Marque France » ont fait l’objet d’un rapport public, remis au gouvernement en juin 2014. Cependant, faute d’un véritable portage politique et de dissensus entre les membres du gouvernement socialiste, elles ne furent jamais appliquées[12].

La « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur »

Pour autant, le projet de création de la « Marque France » cristallise les craintes suscitées par l’application du marketing à la nation. Le récit, tel que proposé par la mission « Marque France », met en exergue le « génie français », innovant et créatif, et « l’exception française », à l’art de vivre unique. Un tel développement, bien que relativement illusoire, n’est pas problématique en soi. Ce sont davantage les fins au service desquelles il se place qui interpellent. Ainsi, dans cette perspective, la « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur », capable de « valoriser l’extraordinaire gisement d’actifs immatériels » de la France. Par un habile tour de passe-passe incantatoire, voici donc la nation française réduite en « actifs » à « valoriser ».

Pour parvenir à faire de ce nouveau récit économique une référence partagée par les Français et la promouvoir au-delà des frontières nationales, la mission « Marque France » souhaite entreprendre ce qui s’apparente à une véritable révolution culturelle. À titre d’exemples, elle préconise de « nourrir la jeunesse de ce récit », en adaptant les programmes scolaires, ou encore d’instaurer un « 14 juillet économique », pour célébrer de concert succès économiques et cohésion nationale. Dans la même veine, la mission suggère que la « Marque France » soit pilotée par une agence de gouvernance publique-privée. Elle recommande également de la doter d’outils d’évaluations et de l’intégrer à des classements internationaux, pour « piloter et mesurer » son efficacité, en interne comme en externe. Enfin, elle revendique de faire des « acteurs majeurs des domaines économiques, sociaux et culturels » et des Français de l’étranger les principaux ambassadeurs de l’image de la marque.

De la mercantilisation des attributs nationaux, à la construction d’un récit monolithique imperméable aux contradictions politiques et aux tensions sociales, en passant par l’exclusion de celles et ceux qui ne contribuent pas à la transformation économique du pays, ces « gens qui ne sont rien », le projet de création de la « Marque France » témoigne indéniablement des déboires et du danger de l’application du marketing à la nation. L’échec de sa mise en œuvre sous une forme réellement institutionnalisée ne signifie pas pour autant que le récit national français n’a pas été progressivement transformé sous l’influence du régime culturel néolibéral. À l’heure des débats sur le roman national, en témoigne le mythe fantasmé de la start-up nation, qui consacre une nation d’entrepreneurs, premiers de cordée d’un monde meilleur sur le point d’advenir.

Sources

[1] Clément Jérémie, « La fabrique des subjectivités en contexte néolibéral : la fiction de l’individu entrepreneur de lui-même face au sujet de la psychanalyse », Cahiers de psychologie clinique, 25 août 2020, n° 55, no 2, pp. 143‑163.

[2] Corbille Sophie, « Les marques territoriales. Objets précieux au cœur de l’économie de la renommée », Communication. Information médias théories pratiques, 13 décembre 2013, Vol. 32/2, doi:10.4000/communication.5014.

[3] Voir les travaux de Gisela Cánepa Koch et Felix Lossio Chavezsur la « marca país ».

[4] Lossio, Felix. La nación en tiempos especulativos o los imperativos culturales de las marcas país. En La nación celebrada: marca país y ciudadanías en disputa (pp. XXXX). Gisela Cánepa y Felix Lossio (eds.). Lima: Red de Ciencias Sociales.

[5] Olins, Wally. (2002). ‘Branding the Nation – The Historical Context’, The Journal of Brand Management, 9(4), pp. 241-248.

[6] « Quand les pays deviennent des marques — ilec », consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.ilec.asso.fr/article_revue_des_marques/5640

[7] Lossio Felix.

[8] Varga, S., 2013. The politics of nation branding. Collective identity and public sphere in a neoliberal state. Journal of Philosophy and Social Criticism, 39(8), pp. 825-845.

[9] Bonnal Françoise, « Comprendre et gérer la marque France », Revue francaise de gestion, 2011, N° 218-219, no 9, pp. 27 43.

[10] « Du «made in France» à la «marque France» », LE FIGARO, consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/10/28/31007-20161028ARTFIG00388-du-made-in-france-a-la-marque-france.php.

[11] « Soutenons la candidature de Paris aux Jeux Olympiques 2024 ! – La France en Slovaquie », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://sk.ambafrance.org/Soutenons-la-candidature-de-Paris-aux-Jeux-Olympiques-2024.

[12] « La « marque France » victime de la guerre Ayrault-Montebourg – Challenges », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://www.challenges.fr/economie/la-marque-france-victime-de-la-guerre-ayrault-montebourg_57951