Autodétermination et guerres d’influence : où en est le Sahara occidental ?

Sahara Occidental Maroc - Le Vent Se Lève
Laâyoune, revendiquée par le Front Polisario comme capitale du Sahara Occidental

Le contentieux au Sahara occidental a récemment été mis en lumière par la reconnaissance française de la souveraineté marocaine. Convoité pour ses ressources halieutiques et souterraines, la majeure partie du Sahara Occidental est de facto sous le contrôle administratif du Royaume du Maroc depuis 1975. Le nationalisme sahraoui, aujourd’hui partisan de l’indépendance vis-à-vis du Maroc, s’est d’abord construit contre la tutelle européenne. Celle-ci a abouti au morcellement de l’espace de domination du Maroc, qui revendique le territoire sahraoui au nom des rapports de force pré-coloniaux. La situation actuelle ne saurait donc être analysée comme une opposition entre deux blocs aux intérêts identifiés, ni se résumer à des enjeux coloniaux traditionnels.

Les délimitations du territoire du Sahara Occidental sont issues du traité de Lalla Maghnia de 1845 – avant la convention algéro-marocaine de 1972. Ce legs colonial a été conservé par les États africains après la décolonisation, au nom de l’utis possedetis juris, l’intangibilité des frontières, principe adopté par l’Organisation de l’Union Africaine en 1964 au Caire.

Frontières coloniales et ressources naturelles

L’histoire tumultueuse du Sahara s’explique en partie par son caractère hautement stratégique : il comporte un enjeu de ressources naturelles, avec des gisements de phosphate – indispensable à la fabrication d’engrais agricoles – qu’exploite le Maroc par le biais de l’Office Chérifien des Phosphates, ainsi qu’une zone côtière poissonneuse. Les investissements français ne sont pas étrangers à la reconnaissance du 30 juillet. Lors de la visite d’État d’Emmanuel Macron fin octobre, près de 22 accords stratégiques ont été signés dans divers domaines, dont le phosphate, pour un montant total estimé à dix milliards d’euros.

Les ventes du secteur des phosphates et ses dérivés représentent 32 milliards de dirhams en 2024, un chiffre en hausse de 5,3 %. Selon un rapport de l’OCP, le chiffre d’affaires de l’entreprise s’élève à 43,2 milliards de dirhams en juin 2024. Nuance tout de même : la mine de Boucraâ représente 8 % seulement de la production totale de roche de phosphate et cette dernière coûte 2,5 fois plus cher à extraire à Boucraâ qu’à Khouribga, principale zone d’exploitation de l’OCP dans la région Beni Mellal-Khénifra, au Nord du Maroc.

L’entreprise OCP, monopole d’État, assure par ailleurs le lancement de « projets sociaux » auprès des populations locales, sans que l’on sache si cela bénéficie aux natifs sahraouis ou aux dakhilis, Marocains non-sahraouis qui y vivent. Selon le rapport 2024 du Haut-Commissariat au Plan, les régions du Sahara enregistrent un taux de chômage de 20,4 % au premier trimestre, un des plus élevés du Royaume. Les Sahraouis, comme le reste du pays, sont soumis à un encadrement social strict du Makhzen – l’appareil politico-administratif de l’État marocain -, par des réseaux formels et informels de contrôle vis-à-vis de la société civile, du patronat, des syndicats, des partis politiques, etc. Et ce malgré des avantages accordés comparativement au reste de la population marocaine – notamment des régions rurales et de l’Atlas – en termes fiscaux, d’accès à l’emploi et de subventions publiques.

La richesse du Sahara Occidental en fait l’objet de toutes les convoitises. Si les États occidentaux s’alignent aujourd’hui sur le Maroc pour en profiter, d’autres puissances régionales courtisent le Front Polisario. C’est le cas de l’Algérie, soutien historique du mouvement indépendantiste. Les traités signés en 1961 entre le Royaume du Maroc et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne avaient permis un accord sur la renégociation des frontières héritées de la colonisation française. Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, la question n’est pas réglée. D’une part, fort de la légitimité acquise par le FLN avec l’indépendance et la direction du mouvement des non-alignés, le Président Ahmed Ben Bella souhaitait remettre en cause l’accord noué par Ferhat Abbas en 1961.

D’autre part, Allal El Fassi, dirigeant de l’Istiqlal, [parti visant à remplacer le protectorat par une monarchie constitutionnelle NDLR], avait émis l’idée d’un grand Maroc dès 1950. Une vision territoriale irrédentiste dont les frontières s’étendait jusqu’au fleuve du Sénégal, sur l’ensemble de la Mauritanie actuelle et une partie du Sahara algérien. Il a joué un rôle important dans l’imaginaire algérien et la décision de ne pas respecter l’accord signé en 1961, aboutissant à la guerre des Sables de 1963. Les frontières algéro-marocaines sont finalement définies par une convention de 1972, ratifiée par l’Algérie en 1973 puis par le Maroc en 1992. Dès lors, le soutien financier et politique du régime algérien au Front Polisario, justifié par un récit anticolonialiste, fut aussi motivé par des intérêts économiques – liés aux ressources halieutiques et souterraines – et liés au leadership régional.

Du Bled-Siba à « l’Afrique utile » : le destin contrasté du Sahara Occidental

Ce récit du grand Maroc s’appuie sur l’ère précoloniale, le Sahara occidental étant antérieurement peuplé par des tribus berbères. De l’une d’entre elles, les Sanhaja, sont issus les Almoravides, dynastie qui devait conquérir le Maroc du nord et la péninsule ibérique musulmane à partir du XIè siècle. Par la suite, de nombreux actes d’allégeances religieuses – bay’a – devaient être formulés par les tribus sahraouis au Sultan du Maroc – un fait officiellement reconnu par la Cour Internationale de Justice en 1975. Celle-ci entérine la reconnaissance entre le Bled-Makhzen, régions soumises à l’autorité administrative du Makhzen, et le Bled-Siba, plus autonomes, mais néanmoins liées par des allégeances religieuses à celui-ci.

Le Bled-Siba était un conglomérat de tribus avec une organisation sociale basée sur l’autonomie tribale. La réalité se satisfait donc mal d’une simple opposition des tribus au Makhzen, puisque ce dernier a joué un rôle de conciliation et de médiation des litiges intertribaux. Un argument mis en avant par le Maroc lors de sa requête auprès de la Cour internationale de justice, qui a mobilisé des actes juridiques censés prouver l’allégeance des tribus sahraouis.

Ces relations ont évolué avec la formation du Maroc contemporain. Au XIXème siècle, l’Empire marocain connaît une crise majeure, marquée par un endettement auquel il consent pour tenter d’asseoir sa domination sur les régions contestataires. La dette marocaine, de nature coloniale, s’explique aussi par son déficit commercial, cumulé au gré des traités inégaux et des exportations massives de capitaux qui lui sont imposées.

Une période de décadence dont les empires européens ont profité : en 1860, l’empire chérifien perd la guerre contre le Royaume d’Espagne et signe le traité de Wad-Ras. Le Maroc doit payer une indemnité de guerre, reconnaît la souveraineté espagnole sur les villes méditerranéennes Ceuta et Melilla (toujours en vigueur) et rétrocède à Madrid la cité atlantique de Sidi Ifni.

Il est question du partage du Maroc lors de la conférence de Berlin. Celle-ci officialise, en 1884, le futur morcellement du pays, avec le contrôle de l’Espagne sur le Rio de Oro et le Sahara occidental. Le traité de Fès de 1912 officialise le protectorat français, avant qu’un second accord franco-espagnol institue la domination espagnole au Nord, à Ifni et au Sahara occidental.

Cette situation dure jusqu’à la fin du protectorat français en 1956. Les revendications marocaines vis-à-vis du Sahara commencent aussitôt. Le Royaume demande alors à l’Organisation des Nations Unies d’inscrire le Sahara espagnol dans la liste des territoires à décoloniser. L’intérêt de l’Espagne se renforce lorsqu’un gisement important de phosphate est découvert à Bou Crâa, dans la province de Laâyoune. Cette découverte va enclencher la phase de la « seconde occupation coloniale », marquée par une provincialisation du territoire, passant par sa militarisation et des investissements importants, destinés à moderniser ses infrastructures. C’est donc la découverte du phosphate qui a fait basculer le Sahara dans la catégorie coloniale de l’« Afrique utile ».

Mutations du nationalisme sahraoui

Après la fin du protectorat français, une faction de l’armée marocaine – l’Armée de Libération Nationale Sud – combat les Espagnols dans le Sahara.  En 1958, lors de la bataille d’Ifni, l’opération franco-espagnole dite « Écouvillon » est lancée. L’État central préfère se focaliser sur les affaires intérieures et dissout l’ALN Sud qui essuie une lourde défaite, avec la complicité tacite du Sultan. Cet événement acte le divorce entre une partie des Sahraouis et le pouvoir, posant les premiers fondements d’un nationalisme sahraoui.

Dans la continuité des affrontements entre les Sahraouis et l’Espagne, l’Organisation Avancée pour la Libération du Sahara est créée par Mohamed Sidi Ibrahim Bassiri à la fin des années 1970. Il disparaît par enlèvement, après la répression espagnole d’un campement contestataire sahraoui à Zemla. Les étudiants sahraouis qui se mobilisent sur les pas de Bassiri sont imprégnés d’idéaux socialistes et panarabes. Au point que certains aspirent d’abord à une révolution dans tout le Maghreb plutôt qu’à un État sahraoui. Ils rapportent avoir rencontré un grand nombre d’acteurs politiques marocains à la fin des années 70, dont le ministre de l’Intérieur de Hassan II, Driss Basri, qui n’avait alors pas accordé le moindre intérêt à leur demande.

Auprès du principal syndicat ouvrier de l’époque, l’UMT (Union Marocaine du Travail), les militants sahraouis déclarent même « qu’ils veulent rester dans l’orbite marocaine pour peu qu’on les aide à libérer leur pays du joug espagnol » – avant d’être finalement arrêtés par les autorités. Par la suite, les autorités marocaines répriment par balles une manifestation pacifique sahraouie à Tan-Tan en 1972, sur ordre du ministre de la Défense, le général Oufkir. C’est le « premier divorce entre Rabat et une jeunesse qui, à l’époque, est soucieuse de libérer les régions sahariennes mais a encore foi que ces terres étaient marocaines » selon Mohamed El Yazghi, figure de la gauche marocaine et compagnon de route de Mehdi Ben Barka. Une année plus tard, le Front Polisario voit le jour, scellant l’union d’étudiants sahraouis de Rabat et de combattants sahraouis de Mauritanie, dans un contexte de division des tribus sur la question de l’autodétermination.

Quelques années plus tard, l’Espagne se retire finalement du Sahara, après la ratification des accords de Madrid de 1975 qui partagent la souveraineté du Sahara entre le Maroc et la Mauritanie. La monarchie est affaiblie par deux tentatives de coups d’État récents. Dans ce moment incertain, Hassan II avait lancé la Marche verte de 1975 : 350 000 civils marocains pénètrent dans le Sahara, fortement encouragés par le Makhzen et accompagnés par l’armée, sans que l’Espagne n’intervienne. Le Maroc récupère de facto l’administration du Sahara occidental.

Le Royaume tente alors de créer un consensus national autour de la question du Sahara pour réaffirmer sa légitimité – face aux menaces des islamistes du Cheikh Yassine, des fractions putschistes de l’armée, de la gauche communiste avec le Parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, et des syndicats. Le « parachèvement de l’intégrité territoriale » sert alors de supplément d’âme à un régime fragilisé.

Le camp progressiste et l’opposition de gauche adoptent eux-mêmes une position intransigeante concernant le Sahara dès les années 1970. Parfois au-delà de celle du Makhzen. La reconquête du Sahara est alors perçue comme la dernière étape de l’indépendance. Omar Benjelloun, syndicaliste et militant marxiste, farouche opposant à Hassan II, préconisait en 1975 la récupération du territoire par la lutte armée plutôt qu’une marche pacifique. L’exploitation commune des ressources sahariennes devait jeter les bases d’un Maghreb uni. Lorsque Hassan II déclare son « acceptation de l’organisation d’un référendum au Sahara sous l’égide et le contrôle de l’Organisation des Nations unies dès le début du mois de janvier » à la tribune de l’OUA en 1981, c’est Abderrahim Bouabid, fondateur de l’Union Socialiste des Forces Populaires, qui s’y oppose, au prix de plusieurs années de prison. 

La seule opposition à cette doctrine se trouve alors uniquement du côté du parti marxiste-léniniste Ila Al Amame, par la voix de son leader Abraham Serfaty. Celui-ci reconnaît l’existence d’un peuple sahraoui, et la nécessité d’un référendum d’autodétermination. Un positionnement qui l’amènera également à être condamné à 17 ans de prison, avant d’être déclaré persona non grata au Maroc jusqu’en 1999.

Lorsque l’Espagne se retire en 1976, partageant le territoire entre le Maroc et la Mauritanie, le Front Polisario proclame la République Arabe Sahraouie Démocratique. La Mauritanie signe un accord de paix avec le Front Polisario en 1979 et se retire, laissant le Maroc seul sur le territoire. L’OUA reconnaît la RASD en 1984, occasionnant le départ du Maroc de l’organisation avant son retour en 2017.

Dilemmes juridiques

Face à une absence de perspectives de résolution du conflit, les Nations Unies, par la voix de son secrétaire général d’alors Javier Pérez De Cuellar, mettent sur la table, en 1988, des « propositions de Règlement » devant aboutir à terme à un référendum au Sahara occidental. L’ensemble des parties accepte ces propositions sur le principe et sous conditions, et se réunissent même pour la première fois. Ces « propositions de règlement » ne verront finalement jamais le jour. L’absence de l’Algérie lors des négociations n’y est pas pour rien, selon un rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Le 20 juin 1991, un cessez-le-feu est signé sous l’égide de l’Organisation de l’Union Africaine et de l’Organisation des Nations Unies, suivi d’un plan de paix prévoyant un référendum d’autodétermination en 1992 (résolution 690) et la mise en place de la mission onusienne MINURSO. 

Depuis, de nombreuses missions de la MINURSO ont formulé des propositions, toujours refusées par l’une des parties : la montagne a finalement accouché d’une souris. En 2007, le Maroc dépose aux Nations Unies un projet d’autonomie, sans option référendaire, refusé par le Front Polisario et soutenu par de nombreux pays européens. Depuis, des affrontements militaires sporadiques éclatent autour du mur de séparation et dans la zone tampon. Le champ du conflit s’est déplacé sur le terrain juridique, avec de nombreux recours formulés par le Front Polisario auprès de la justice européenne. La dernière en date, le 4 octobre 2024, a notamment permis d’aboutir à une décision d’annulation de la CJUE – Cour de Justice de l’Union Européenne – des accords de pêche et d’agriculture concernant la zone du Sahara, signés entre l’Union européenne et le Royaume en 2019. Cela fait suite à de premières annulations en 2015 – accord agricole de 2012 – et en 2021 – accord de pêche de 2019 – sur lesquelles la juridiction était finalement revenue.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario.

La résolution du conflit semble enrayée. La dernière proposition en date de l’envoyé de la MINURSO (octobre 2024), Staffan de Mistura, a été rejetée par l’ensemble des parties. Il proposait une souveraineté partagée entre le Maroc et le Front Polisario. Dans un premier temps, une régionalisation accrue, avec l’assurance d’une véritable autonomie, de la protection des libertés civiles et politiques, la libération des détenus, devait être mise en place. Ce plan jure avec le caractère centralisé et autoritaire du Makhzen, et ses liens avec de puissants notables sahraouis qui lui sont inféodés. Ils ont investi le champ institutionnel marocain en nouant des liens clientélaires ; il suffit pour s’en convaincre de considérer l’exemple d’El Khattat Yanja, ancien professeur de mathématiques du Front Polisario devenu « baron des affaires » puis député de l’Istiqlal, des grandes familles sahariennes des Ould Errachid, dont l’un des membres est député-maire de Laâyoune, ou encore des Dehram. Dans ce cadre, la question de la légitimité des nouvelles institutions prévues par le plan d’autonomie est posée, tant ses dirigeants pourraient être aisément cooptés par le Makhzen.

Cette contrainte posée par la caractéristique tribale du Maroc pourrait être résolue par l’installation d’une monarchie réellement parlementaire et décentralisée, assurant une véritable séparation des pouvoirs. Les conditions matérielles d’un tel changement ne sont cependant pas réunies, tant elles impliquent une rupture avec le paradigme institutionnel actuel. Cette donnée amène la nécessité d’engager un vaste processus de démocratisation, par un travail de conscientisation préalable à un changement radical de société.

L’option référendaire proposée par la MINURSO pose d’autres difficultés. Une telle concession du Makhzen pourrait entraîner sa chute ; la période d’instabilité qui en résulterait au Maghreb pourrait ouvrir la voie au développement de groupes djihadistes et de milices. Dans une lettre ouverte à Mohamed VI, le journaliste et opposant Aboubakr Jamaï écrivait ces mots lourds de sens : « L’évolution du dossier du Sahara n’est pas favorable au Maroc. Notre opinion publique sent confusément que notre cause est sur une pente glissante. Elle pressent aussi qu’un dénouement défavorable à ce conflit augurera d’une période d’instabilité probablement cataclysmique pour l’avenir du pays. La monarchie aura beaucoup de mal à survivre à un tel échec, et le pays en paiera un prix élevé. »

Il faut ajouter que le recensement des populations, préalable à un référendum, fait l’objet de nombreux angles morts. Le Maroc a procédé à une politique de peuplement du Sahara avec l’incitation à l’installation pour des Marocains non-locaux – dakhilis – et des Sahraouis de l’Oued Noun, notamment par des avantages fiscaux. De plus, de nombreux Sahraouis se trouvent dans un camp de réfugiés à Tindouf, en Algérie voisine. Et toutes les tentatives de recensement dans ces camps formulées par l’ONU ont été refusées par Alger.

Ce plan questionne également les modalités d’indépendance du Front Polisario, fondées sur le paradigme de l’État-nation. Celui-ci entre en tension avec le caractère historiquement nomade des tribus et de leur présence au-delà des frontières coloniales, sur l’ensemble du désert du Sahara et jusqu’en Égypte. Se pose également la question de la viabilité économique d’un État sahraoui indépendant, riche de ressources naturelles abondantes mais pauvre en facteurs de production.

Apparaît aujourd’hui la nécessité de tables-rondes avec l’ensemble des parties prenantes du conflit, et la consultation démocratique des Sahraouis dans le respect de la pluralité tribale qui les caractérise. Un processus à engager en considérant les évolutions historiques et leurs enjeux sous-jacents, sans oblitérer les instrumentalisations à l’œuvre dans le cadre des tensions algéro-marocaines, où le Sahara occidental sert de variable d’ajustement. Des querelles endémiques en forme d’impasse, qui bloquent l’avenir des pays du Maghreb et leur intégration régionale. L’économiste Fouad Abdelmoumni estime le coût de la « non-intégration » à plus de 2 % du PIB marocain. La première pierre de ce projet était l’Union du Maghreb Arabe, une organisation regroupant les cinq pays du Maghreb et dont le conseil des chefs d’État ne s’est plus réuni depuis 1994. 

La question sahraouie demeure épineuse. Dans la continuité de la tension entre souveraineté territoriale consacrée par le droit international et allégeances tribales dans ses modalités précoloniales, la mission de l’ONU n’a pas donné satisfaction. Les solutions proposées par les différentes parties souffrent de contradictions qui semblent aujourd’hui difficilement dépassables, dans un contexte d’enjeux autour de la rente extractive et de rivalités forgées par une histoire tumultueuse et des récits concurrents. Une situation qui s’enlise, au détriment des premiers concernés.

Reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara : séisme diplomatique ?

Macron - Maroc - LVSL

Le 30 juillet, à l’occasion de la Fête du Trône au Maroc, Emmanuel Macron a pris le monde politique à rebours en reconnaissant explicitement la marocanité du Sahara occidental. Une décision qui s’inscrit en faux avec le statut de « territoire non autonome » que lui confèrent les Nations Unies. Et qui a de quoi surprendre, tant les relations entre Paris et Rabat ont été tendues sous la présidence d’Emmanuel Macron. Pourtant, ce geste s’inscrit indéniablement dans la continuité de relations cordiales entre la France et le Royaume du Maroc.

Cette reconnaissance a été adressée au Roi du Maroc Mohamed VI par le biais d’une lettre que le monarque devait reprendre au cours de son allocution du 30 juillet. Elle entérine de facto le soutien officiel de la diplomatie française au plan d’autonomie marocain, déposé à l’Organisation des Nations Unies le 11 avril 2007. La France rejoignait ainsi l’Espagne, ancienne puissance coloniale au Sahara, mais aussi l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas, les États-Unis, Israël et une trentaine de pays du continent africain. Cette reconnaissance et la « réconciliation » qui en a découlé ont été confirmées par une visite d’État en grande pompe à Rabat, suivie d’une importante délégation ministérielle et de milieux d’affaires, le mardi 29 octobre – la première depuis 2018. 

Cette décision unilatérale en matière de politique étrangère a rapidement provoqué de nombreuses réactions. En apparence, cette nouvelle a bien de quoi surprendre, tant elle amorce une reconfiguration de la position historique du Quai d’Orsay sur le dossier du Sahara. D’autant que sous Emmanuel Macron, la relation historiquement solide entre la France et le Maroc avait été l’objet de plusieurs refroidissements.

D’Alger à Rabat

Ces soubresauts s’expliquent d’abord par la tentative de réconciliation entre Paris et Alger amorcée par Emmanuel Macron. Une orientation diplomatique que le boycott du gaz russe par les Européens après l’invasion de l’Ukraine n’a fait qu’accroître : l’Union européenne, et la France au premier chef, se sont tournées vers d’autres sources d’approvisionnement, dont l’Algérie. Ce rapprochement a induit une distance avec Rabat, dont on connaît l’état de tension avec son voisin – la frontière algéro-marocaine est fermée depuis 1994, et les relations diplomatiques rompues depuis août 2021.

À l’origine de ce froid : des conflits frontaliers hérités de la colonisation et une opposition géopolitique datant de la Guerre froide, entre un Maroc pro-occidental et une Algérie proche du bloc soviétique. D’autres séquences ont participé à affaiblir les liens entre la France et le Maroc – et notamment le scandale « Pegasus ». Cet outil, utilisé par de nombreux pays, a aidé les services de renseignements marocains à espionner des journalistes et des dirigeants français, y compris le Président de la République lui-même. L’épisode « Pegasus » devait entraîner la restriction de la délivrance des visas aux citoyens marocains en 2021.

Le poste d’Ambassadeur du Royaume à Paris est resté vacant durant un an après le départ de Mohamed Benchaâboun le 19 octobre 2022. Un événement alors sans précédent au sein d’une des chancelleries étrangères les plus stratégiques pour l’État français. Les tensions ont même atteint leur apogée dans le cadre du séisme d’Al-Haouz de septembre 2023, où la proposition d’aide française a été tout bonnement ignorée par les autorités marocaines.

Le chef de l’État avait même été invectivé dans la presse marocaine proche du Palais, qui jugeait que le traitement du séisme par les médias français était « hystérique » et «néo-colonialiste ». Ce discours a été alimenté par plusieurs éléments. D’une part, un en-tête du JT de TF1 : « Le Maroc peut-il s’en sortir sans la France ? » et d’autre part, la Une polémique de Libération parue le 11 septembre 2023, représentant une femme marocaine désespérée avec pour titre : « Aidez-nous, nous mourons en silence », alors même qu’il a été établi à posteriori qu’il ne s’agissait pas de ses mots.

Après cette période de turbulences entre les deux pays, un réchauffement des relations se fait progressivement, lié au gel progressif du rapprochement franco-algérien, et la visite au Maroc en février 2024 du Ministre des Affaires Étrangères Stéphane Séjourné – jusqu’à l’aboutissement de la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara cet été. Cet état de fait a également été facilité par la dynamique enclenchée par les pays européens voisins : l’Espagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, le Portugal (2022), l’Autriche (2023), et la Belgique (2024). 

« Territoire non autonome »

Dans les faits, le Royaume du Maroc contrôle 80 % du territoire sahraoui, à l’ouest du Mur des Sables, érigé en 1980. Le Front Polisario occupe quant à lui les 20 % restants, une zone-tampon frontalière de la Mauritanie et l’Algérie. Cette dernière n’a pas de revendication territoriale sur la zone mais est une partie prenante du conflit, de par son soutien militaire et financier au Front Polisario.

Le contentieux territorial à l’œuvre au Sahara Occidental a fait l’objet de nombreuses résolutions et avis rendus par les instances internationales. Le Sahara occidental figure sur la liste des territoires non autonomes de l’ONU depuis 1965 – après demande du Maroc – et le vote de la résolution 2072, aux côtés de petites îles telles que Anguilla ou les territoires d’Outre-mer de la Nouvelle-Calédonie/Kanaky et Polynésie française. Ces zones sont décrites comme des « territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes », au sens du chapitre XI et de son article 73, de la Charte des Nations Unies.

Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est inscrit dans l’article premier du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies le 16 décembre 1966, dans lequel il est disposé que : « Tous les peuples ont le droit de disposer d’eux-mêmes. En vertu de ce droit, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel. ».

Le statut juridique du Sahara occidental est ambigu : la Cour International de Justice a acté en 1975 que ce territoire n’était pas terra nullius – territoire habité mais pas sous la domination d’un État – au moment de sa colonisation en 1884 et a reconnu des liens juridiques d’allégeance religieuses avec le Maroc. Néanmoins, elle a estimé que ces liens n’impliquent pas une souveraineté sur le territoire et a reconnu le droit à l’autodétermination. Le 31 octobre 2024, le Conseil de Sécurité de l’ONU a de nouveau adopté à l’unanimité une résolution – résolution 2756 – prolongeant la mission de la MINURSO – Mission des Nations Unies pour l’Organisation d’un référendum au Sahara Occidental – pour une année supplémentaire, tout en appelant à une « solution politique réaliste, réalisable, durable et mutuellement acceptable ».

Ces dernières années, pourtant, le Maroc a gagné du terrain diplomatique. Il est notamment parvenu à convaincre l’Espagne de revoir sa position historique. La « pression » exercée sur l’ancienne puissance coloniale fut telle que le 9 juin 2021, le Parlement européen devait adopter une résolution pour la condamner. Elle prend place suite à un épisode de crise migratoire, avec le passage de milliers de mineurs non-accompagnés vers la ville espagnole de Ceuta, vestige colonial espagnol.

Cette initiative a été prise en réaction à l’accueil par l’Espagne de celui qui était alors le leader du Front Polisario, Brahim Ghali. Cette résolution fut adoptée assez largement, avec 397 voix pour, 196 abstentions et 85 contre. Un vote tranché, où 64 députés français (sur 79) ont apporté leur soutien au Royaume (en votant contre) ou se sont abstenus. Cela concerne sans surprise des députés de la droite et du Rassemblement National, traditionnellement favorables au Maroc, mais également, de manière plus surprenante, des eurodéputés macronistes et de gauche radicale.

Traditionnelle bonne entente avec le Maroc

Pourtant, au-delà des affichages diplomatiques, une telle reconnaissance n’est pas si surprenante. Dès l’initiative marocaine pour la négociation d’un statut d’autonomie de la région du Sahara déposée le 11 avril 2007, la France y apporte son soutien implicite. Emmanuel Macron le rappelle d’ailleurs au moment de la reconnaissance officielle : « Notre soutien au plan d’autonomie proposé par le Maroc en 2007 est clair et constant. ». Dès lors, la thèse du séisme diplomatique doit être nuancée.

Tout comme ses prédécesseurs, Emmanuel Macron a régulièrement apporté son soutien tacite au Maroc au Conseil de Sécurité de l’ONU et lors des discussions critiques du Maroc au sein de l’instance. De Jacques Chirac, très proche de Hassan II et qui qualifiait même le Sahara de « Provinces du Sud », à Nicolas Sarkozy très élogieux à l’égard du Royaume, les relations étaient relativement bonnes entre la France et le Maroc depuis la première visite à Rabat d’un Président français, Valéry Giscard d’Estaing, en 1975. Et ce, malgré des périodes de fortes turbulences sous la présidence de François Hollande, et notamment la plainte pour actes de tortures puis la convocation d’Abdellatif Hammouchi, responsable du renseignement intérieur marocain, en 2014.

À l’heure de la fin du rapprochement algéro-français, Emmanuel Macron avait tout intérêt à clore cette période de tensions avec Rabat, et à renouer avec la traditionnelle bonne entente marocaine. Le contexte y était propice. Le recul de la France en Afrique de l’Ouest n’a pu que le pousser à réaffirmer une allégeance traditionnelle. Et le piétinement continu du droit international par Israël depuis un an n’incite nullement aux scrupules juridiques.

L’Espagne et la convoitise historique du Sahara occidental

Le 18 mars 2022, le premier ministre Pedro Sánchez a rompu la position de neutralité historique de l’Espagne vis-à-vis du Sahara en affirmant que le plan d’autonomie du Maroc pour ce territoire constituait une feuille de route « sérieuse, réaliste et crédible ». Or, l’adoption de ce document reviendrait à accepter l’occupation marocaine qui s’est produite dans le Sahara occidental en 1975, suite au départ des troupes espagnoles, ainsi qu’à ignorer le désastre humanitaire qui en a résulté. Depuis le début du conflit, on compte 4 500 disparitions forcées, 30 000 détenus, des centaines de prisonniers politiques, un mur de 2 700 km enclercant les Sahraouis, 5 camps de réfugiés dans la province de Tindouf et plus de 20 personnes assassinées par des drônes marocains. La décision de Sánchez, issu d’un gouvernement de coalition progressiste, a été accueillie avec surprise par tous les bords politiques et par les diverses associations de soutien au peuple sahraoui. Quelles raisons ont poussé Sánchez à rompre avec la neutralité de l’Espagne et à faire cette concession géopolitique au Maroc ?

LE SAHARA OCCIDENTAL, HIER ET AUJOURD’HUI

En novembre 1975, la mort du dictateur espagnol Francisco Franco est imminente. À cette époque, le Sahara occidental, dernière colonie détenue par l’Espagne, s’érige comme un territoire empreint d’agitations indépendantistes et de tentatives d’occupation. Les autorités espagnoles entament en 1974 un processus de décolonisation du territoire, en proposant d’organiser un référendum d’autodétermination selon les recommandations des Nations Unies. Le roi du Maroc, fragilisé par deux coups d’État successifs, s’oppose à cette voie démocratique et lance la Marche verte, une opération « pacifique » mobilisant 350 000 civils sur le Sahara. Sous pression, l’Espagne décide de signer les accords tripartites de Madrid (1975) et de céder au Maroc et à la Mauritanie la colonie africaine.

Le Front Polisario, un mouvement de libération du peuple sahraoui, entre alors en guerre avec les deux nouvelles puissances d’occupation et parvient à expulser les Mauritaniens du Sahara en 1979. Le Sud, désormais libre, est pourtant annexé par le Maroc, qui réussit à s’implanter durablement dans le territoire. Tout en n’étant pas reconnu par une grande partie de la communauté internationale, le Front Polisario annonce en 1976 la création de la République arabe sahraoui démocratique (RASD). La RASD devient membre de l’Union africaine en 1982. Aujourd’hui, le Maroc contrôle 80% de sa superficie. 

La situation juridique du Sahara reste pour autant sujette à discussion. L’Espagne demeure en théorie la puissance administrative du territoire dans la mesure où la loi de Décolonisation du Sahara ne fut jamais publiée dans le Bulletin officiel de l’État. En 1960, l’ONU avait également jugé que le Sahara occidental était un territoire en attente de décolonisation. D’un point de vue du droit international, l’Espagne ne pouvait pas transférer unilatéralement la souveraineté de ce territoire au Maroc et à la Mauritanie.

La Cour internationale de Justice a d’ailleurs considéré que ces deux pays ne possèdent aucun lien de souveraineté territoriale vis-à-vis du Sahara. Ce dernier reste ainsi l’un des dix-sept territoires « non autonomes » du Comité spécial de la décolonisation des Nations Unies et ne pourra devenir souverain qu’après la réalisation d’un référendum. C’est pourquoi, loin de garantir son indépendance, le plan d’autonomie du Maroc ferait du Sahara occidental une région autonome marocaine et permettrait d’accomplir le rêve nationaliste du Grand Maroc développé dans les années 1950 et 1960. 

« Selon l’ONU, le Sahara occidental est un territoire en attente de décolonisation. »

Pourquoi Pedro Sánchez a-t-il donc accepté de soutenir les ambitions du roi Mohammed VI ? Les raisons sont à chercher dans la crise migratoire qui s’est produite en mai 2021 aux abords des villes de Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles situés dans le continent africain. En effet, l’année dernière le leader du Front Polisario a été accepté au sein d’un hôpital espagnol après avoir contracté le covid-19. Une crise s’est alors déclenchée avec le Maroc, qui a vu dans cet acte une prise de position favorable aux Sahraouis.

En Espagne, une entrée irrégulière massive a eu lieu : plus de 8 000 migrants ont franchi la frontière de Ceuta et Melilla en deux jours sans que les forces de l’ordre marocaines ne s’y opposent. Cet événement, qui a manifesté la pression exercée par le Maroc sur l’Espagne en matière d’immigration, a confirmé que les migrants sont de plus en plus traités comme des monnaies d’échange par le royaume alaouite. Or, le Maroc est le principal partenaire commercial de l’Espagne : le pays dirigé par Sanchez est le premier fournisseur et client de la puissance africaine, et son deuxième marché émetteur de touristes.

Le « chantage migratoire » imposé par le Maroc a ainsi dégradé l’activité économique de l’Espagne. Le ministre des Affaires étrangères espagnol a déclaré ouvertement, en justifiant la décision sur le Sahara, que les échanges commerciaux entre les deux pays dépendent du bon fonctionnement des frontières. Après une année de tensions migratoires, la rupture de la neutralité sur le Sahara s’avère une manière de lisser les relations avec le Maroc et de garantir une meilleure coopération dans la gestion des flux migratoires. Selon le journal El País, Sánchez souhaiterait en outre assurer le respect de « l’intégrité territoriale » de l’Espagne (en particulier Ceuta et Melilla), et d’empêcher l’amplification de la zone économique exclusive du Maroc sur les eaux autour des îles Canaries.

LA CONVOITISE DU SAHARA OCCIDENTAL ET LE RÔLE DES ÉTATS-UNIS DANS LE CONFLIT

S’il paraît que le pays ibérique a finalement rompu tous ses liens historiques avec le Sahara, la convoitise de cette région par d’autres puissances internationales vient de loin. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle l’Espagne prend sous sa protection le Sahara occidental, elle espère tirer un profit important de l’enclave africaine. Le Sahara est en effet non seulement une porte de sortie vers l’Amérique mais également un territoire proche des îles Canaries qui compte d’immenses terrains de pêche. Or, les ressources trouvées au Sahara ont été plus importantes que ce que les Espagnols avaient prévu. Ces derniers ont découvert des réserves de phosphate de la meilleure qualité du monde, un minerai essentiel pour la production d’engrais.

À partir des années 1960, l’extraction des phosphates du gisement de Bucraa est devenu un jalon colonial pour l’Espagne, faisant du Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. Depuis sa création, le Front Polisario a d’ailleurs été proche de l’Algérie en ce qu’il s’est lui-même inspiré du Front de libération nationale algérien (FLN). Or, en pleine guerre froide, l’intérêt de l’Algérie pour le Sahara occidental a sonné l’alarme chez les États-Unis, qui a craint que l’instabilité des régimes espagnol et marocain puisse conduire à l’emprise de la région par l’Algérie.

« Les réserves de phosphates ont fait du Sahara occidental un espace convoité par la Mauritanie, le Maroc et l’Algérie, régime financé par l’URSS. »

Si les États-Unis n’ont pas souhaité l’indépendance du Sahara pour tirer eux-mêmes profit du territoire, ils attendaient pourtant que le Maroc s’empare de cette région afin de garantir leur équilibre géopolitique par le biais d’une puissance alliée. Différents présidents américains ont alors soutenu le Maroc dans sa conquête du Sahara en fournissant notamment de l’aide aux forces aériennes marocaines. Même Joe Biden, dont on attendait une rupture avec le comportement de Donald Trump, a reconnu la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental en juillet 2021.

En effet, les États-Unis ont soutenu la signature des Accords d’Abraham en 2020, qui ont rétabli les relations entre Israël et le Maroc, parmi d’autres États arabes. Biden a tout intérêt à suivre la voie de Trump et ne pas s’opposer au plan d’autonomie marocain pour garantir le rapprochement de Rabat, puissance stratégique du monde arabe, à l’État hébreu, allié historique des États-Unis. Les gains du Maroc dans cette opération de conquête ne sont pas moins impressionnants. Depuis la signature des accords de Madrid en 1975, le royaume alaouite tire un énorme profit des mines de phosphate du Sahara, et ce, malgré les attaques du Front Polisario sur les structures d’extraction du minerai. La mine de Khouribga, exploitée par le groupe marocain OCP, de propriété publique, produit 35 milliards de tonnes de phosphates par an. Ce minerai représente ainsi 20 % des exportations du Maroc et constitue environ 5% de son PIB. 

LES CONSÉQUENCES DU VIRAGE DIPLOMATIQUE DE L’ESPAGNE, DU GAZ ALGÉRIEN À L’ESPIONNAGE MAROCAIN

De par les enjeux géopolitiques et humanitaires de la région, les réactions au changement de position de l’Espagne sur le Sahara occidental n’ont pas tardé. Dans un contexte d’augmentation du prix de l’énergie en Europe, les regards se sont d’abord posés sur l’Algérie, premier fournisseur de gaz de l’Espagne. En effet, de par son inimitié vis-à-vis de la question du Sahara, l’Algérie n’a plus de relations diplomatiques avec le Maroc depuis le mois d’août 2021. L’ambassadeur algérien est parti de Madrid le jour suivant la diffusion du message du président Sánchez.

Or, les Espagnols craignent que cette décision perturbe encore plus leur approvisionnement énergétique, qui s’était déjà fragilisé en octobre 2021 lorsque l’Algérie a mis hors service le principal gazoduc Maghreb-Europe. Cet acte a fragilisé les relations commerciales entre l’Algérie et le Maroc, qui possédait des droits de passage sur le gazoduc. L’impact énergétique pour l’Espagne a été conséquent. Selon la compagnie Enegás, l’Algérie a couvert 47% de la demande de gaz en Espagne en 2021 et presque la moitié des mètres cubes de gaz reçus provenait du gazoduc Maghreb-Europe récemment fermé. Les relations entre le Maroc et l’Algérie semblent, dès lors, se tendre de plus en plus, l’Algérie ayant récemment annoncé qu’elle réalisera en novembre des opérations militaires avec la Russie près de la frontière marocaine.

« L’Espagne craint que cette décision perturbe encore plus son approvisionnement énergétique, qui s’est fragilisé en octobre 2021 avec la mise hors service du gazoduc Maghreb-Europe. »

Il reste à voir si le plan d’autonomie du Maroc sera finalement approuvé par la communauté internationale et, le cas échéant, comment se déroulera sa mise en œuvre. Le destin des milliers de Sahraouis installés dans les camps de réfugiés de Tindouf est en jeu. La réactivation du conflit militaire entre le Maroc et le Front Polisario en 2020 a déjà entraîné de nombreuses attaques contre les civils et le Front Polisario a déploré en novembre dernier la mort de 12 Sahraouis.

Ce sujet préoccupe le Conseil de Sécurité de l’ONU, qui s’est réuni à huis-clos le mercredi 20 avril pour discuter de la situation du Sahara occidental. D’ailleurs, le président Sánchez a récemment déclaré avoir subi des écoutes téléphoniques via le logiciel Pegasus le jour suivant la crise migratoire qui a eu lieu entre l’Espagne et le Maroc en mai 2021. La question se pose de savoir si cet événement provoquera un pas en arrière de l’Espagne vis-à-vis du plan d’autonomie marocain ou si c’est justement cet espionnage marocain qui a poussé Sánchez à effectuer un virage diplomatique historique. 

Notes :

[1]https://elpais.com/espana/2022-03-20/el-giro-sobre-el-sahara-desata-una-crisis-con-argelia-y-una-tormenta-politica-en-espana.html 

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/1980/01/HODGES/35410 

Le roi, la religion, le Sahara : les trois lignes rouges de la presse marocaine

Mohammed VI, Roi du Maroc

Les médias citoyens figurent parmi les outils par lesquels les mobilisations sociales et politiques du soulèvement démocratique ont commencé en 2011. La réponse de l’État a évolué au travers de nouvelles formes de censure et de surveillance. Alors que les ONG internationales dénoncent la censure de la presse, les institutions marocaines tentent d’afficher par contraste l’image d’une presse libre, qui accepte la critique du pouvoir. Une image que les chancelleries occidentales, en bons termes avec le Maroc, n’ont pas peu fait pour diffuser. Pourtant, trois lignes rouges restreignent la liberté de parole des journalistes : le roi, l’Islam et le Sahara demeurent trois sujets qu’il est impossible de critiquer sans encourir une sanctions ou pressions.

L’histoire du contrôle des médias au Maroc a commence avec celle de l’indépendance de 1956. Cette période se caractérisait par un examen en amont des publications et une répression violente, dont le visage fut Driss Basri, l’exécutant des basses œuvres de Hassan II. Le journalisme était alors synonyme d’engagement politique, et les seuls journaux privés qui existaient possédaient des liens étroits avec les mouvements de gauche radicale, comme Anwal (journal du mouvement du 23 mars : organisation marxiste-léniniste) ou Al Moharir-l’émancipateur (journal de l’UNFP).

Passation de pouvoir entre Driss Basri et Abdelatif Filali, évincé du ministère de l’Information au profit du ministre de l’Intérieur en 1985.
© Archive Maâninou

Par la suite, le paysage médiatique s’est ouvert à deux occasions : pendant les premières années du gouvernement d’alternance1, puis à partir des années 2000, avec l’émergence de sites d’information en ligne. Quelques réformes ont contribué à élargir l’espace disponible pour une expression critique sans nécessairement garantir l’impunité de celui qui l’exprimait. Ce que l’on appelle communément dans le Royaume les « lignes rouges » – c’est à dire le Roi, le Sahara et l’Islam – limitent, encore aujourd’hui, la liberté de parole des journalistes marocains.

Comment l’État marocain contrôle la presse

L’une des « compétences » des journalistes critiques du pouvoir consiste à savoir jouer avec les lignes rouges. Il existe une importante autocensure, visant à éviter des sanctions telles que l’amende, le retrait de la carte de journaliste, l’emprisonnement – ou l’exil à l’étranger, pour y échapper.

 “La monarchie marocaine ne peut faire l’objet d’un débat, même à travers un sondage.”

Le crime de lèse-majesté constitue la première de ces lignes rouges. Il est monnaie courante au Maroc : il s’est manifesté en 2009 lors de l’interdiction des hebdomadaires francophones et arabophones Telquel et Nichane, fondés par Ahmed Reda Benchemsi. Cette interdiction est intervenue après la publication d’un sondage sur le règne de Mohammed VI, réalisé conjointement avec le quotidien français Le Monde. Le ministre de la Communication de l’époque, Khalid Naciri, avait expliqué à l’AFP que « la monarchie marocaine ne peut faire l’objet d’un débat, même à travers un sondage»2. Quelques jours après, la police a détruit 50 000 exemplaires de chaque journal sur ordre du ministre de l’Intérieur. Le même Ahmed Reda Benchemsi, directeur de Telquel et Nichane, fut accusé en 2007 d’ « atteinte à la sacralité de la personne du Roi »3 pour avoir écrit un éditorial critique sur un discours du Roi, paru sous le titre de « Où nous emmènes-tu, mon frère ? » (« Fin ghadi bia khouya ? » en arabe).

La Une de TelQuel interdite au Maroc © Ahmed Benchemsi

En septembre 2013, le rédacteur en chef de la version arabe du site d’information Lakome, Ali Anouzla, fut arrêté pour avoir simplement posté un lien vers le blog d’un journaliste du quotidien espagnol El País. Ce dernier contenait à son tour un lien vers une vidéo dans laquelle Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) menaçait le Maroc. Un mois plus tôt, Anouzla avait révélé la libération par une « grâce royale » d’un pédophile espagnol, ce qui avait déclenché un mouvement de colère très important dans le pays4. Amnesty International, Reporters sans Frontières et Human Rights Watch dénoncèrent cette arrestation motivée par des raisons qui ont principalement à voir avec la ligne éditoriale indépendante de Lakome. Ali Anouzla et Aboubakr Jamai ont également réalisé en 2010 une série d’articles et d’enquêtes qui ont exposé la corruption au sein de l’État marocain et critiqué le pouvoir en place ainsi que la façon dont il a traité les grandes questions depuis la fondation de leur site d’information.

La deuxième ligne rouge est liée à la première. Elle se réfère à l’Islam, la religion dominante du Maroc, incarnée par le roi en tant que « commandeur des croyants » et descendant du prophète. C’est aussi l’image du Maroc dans le monde musulman qui doit être préservée. Le cas le plus symbolique est « l’affaire Nichane »5. En 2006, l’hebdomadaire, seul à être publié en arabe dialectal marocain (Darija), a produit une enquête intitulée : « Comment les Marocains se moquent de la religion, du sexe et de la politique ? ». Ce document a valu à deux journalistes d’être condamné à 3 ans de prison avec sursis et à une amende commune de 80 000 dirhams (environ 7 220 euros) par le tribunal correctionnel de Casablanca.

La troisième ligne rouge concerne l’intégrité territoriale, principalement la défense du Sahara (sur laquelle il existe au Maroc un vrai consensus nationale sur sa marocanité). En 2000, le magazine d’information francophone Le Journal, qui était alors imprimé en France pour garantir la qualité de l’impression, fut saisi à l’aéroport de Marrakech pour avoir publié une interview de l’ancien chef du Front séparatiste du Polisario, Mohammed Abdelaziz6. En 2010, le régime a provoqué la liquidation judiciaire du périodique. Des huissiers de justice ont mis sous scellés les locaux en réclamant 4,5 millions de dirhams (environ 450 000 euros) au titre de créances dues en particulier à la Caisse de sécurité sociale pour la période 1997-2003.

Dernière Une du Journal hebdomadaire avant sa liquidation judiciaire © Amine Abdellaoui

Le « Makhzen économique » : le sujet le plus tabou au Maroc

Ndlr : par Makhzen, la population marocaine désigne l’État et ses agents.

En vérité, le journal n’a pas été censuré pour l’interview avec l’ancien chef du Polisario : l’hebdomadaire fut victime de sa marque de fabrique qui est l’économie politique. Celle-ci a scellé le destin du journal et prononcé le divorce du journal avec le pouvoir. L’hebdomadaire « pointe les dérives de la gouvernance économique du nouveau pouvoir », exposant des affaires bancaires et financières, concernant des entreprises dans lesquelles le roi est actionnaire. Il souligne au passage divers dysfonctionnements (délits d’initié ou conflits d’intérêt par exemple). En somme, le journal pointait du doigt les magouilles de conseillers économiques chargés de gérer la fortune royale, notamment le secrétaire particulier chargé des affaires du roi, Mounir Majidi, qui est directement visé par les enquêtes de l’hebdomadaire. Des Unes aussi fortes que « Monarchie et affaires : dangereux mariage », « L’alaouisation de l’économie », « Très riche roi des pauvres » ont fini par agacer le Roi et ses conseillers.

Une du journal Hebdomadaire © Amine Abdellaoui

Selon un rapport de diplomates américains ayant fait l’objet d’une fuite, publié par Wikileaks en 2010, l’ambassade des États-Unis à Rabat a signalé à Washington, dans un câble diplomatique confidentiel, que « la corruption est répandue à tous les niveaux de la société marocaine ». Le même rapport souligne que l’ONA-SNI (aujourd’hui Al Mada) – entreprise appartenant à la famille royale – utilise les institutions de l’État pour « contraindre et solliciter des pots-de-vin » dans plusieurs secteurs économiques du pays7.

Bien que le régime de Rabat soit souvent critiqué par des ONG internationales sur ses violations des droits de l’homme, il profite de rapports privilégiés avec la majorité des pays de l’Union européenne et avec les États Unis

L’implication du roi dans les affaires est un sujet brûlant au Maroc, mais les discussions publiques à ce sujet sont sensibles. Le 22 juin, Amnesty International a publié un rapport affirmant que les autorités avaient utilisé le logiciel espion NSO pour cibler le téléphone du journaliste Omar Radi de janvier 2019 à janvier 20208. Ce dernier est un journaliste qui s’intéresse à l’économie politique et mène des enquêtes sur l’économie de rente, la corruption, la spoliation des terres ou la proximité entre le Palais et les affairistes. À partir du 26 juin, la police judiciaire, la gendarmerie et les procureurs ont convoqué M. Radi pour 12 séances d’interrogatoire de six à neuf heures chacune concernant de multiples accusations, notamment l’apport de services d’espionnage à des entreprises, organisations et gouvernements étrangers.

Le 29 juillet, la police a arrêté M. Radi pour « attentat à la pudeur avec violence, viol, réception de fonds étrangers dans le but de porter atteinte à la sécurité intérieure de l’État et établissement de contacts avec des agents de pays étrangers pour nuire à la situation diplomatique du pays » 12 . Selon HRW13, pas moins de 136 articles attaquant Omar Radi, sa famille et ses défenseurs ont été diffusés sur les sites d’information marocains Chouf TV, Barlamane et Le360, réputés proches des services de renseignements marocains, dans leurs versions arabe et française. L’association dénonce des « poursuites apparemment truquées » contre le journaliste, notamment celle d’agression sexuelle. L’ONG Reporters sans frontières (RSF) a dénoncé 14 « l’instrumentalisation de la justice en vue de faire une nouvelle fois les voix qui dérangent », en constatant que « l’unique témoin de l’affaire de viol présumée intentée contre Omar Radi est maintenant accusé de participation à l’attentat à la pudeur d’une femme avec violence et de participation au viol ».

Dernière conférence d’Omar Radi avant son arrestation © Omar Radi

De nombreuses associations de droits humains marocains et de féministes dont l’association marocaine des droits humains (AMDH) et Khmissa11 condamnent également l’instrumentalisation d’affaires de mœurs afin de réduire au silence les voix critiques en se fondant sur la répétition d’affaires similaires. Ces cinq dernières années, au moins trois autres journalistes indépendants ont été condamnés pour des affaires de mœurs en plus de Souleïmane Raïssouni et Hajar Raïssouni, du quotidien arabophone Akhbar El Youm.

Les causes de cette offensive

Dans un entretien avec l’ex-directeur du Journal Hebdomadaire et de Lakome Aboubakr Jamai, celui-ci nous confie : « le régime marocain a failli dans ses politiques sociales, désormais sa pérennité tient seulement à sa capacité à réduire et faire taire les contestations sociales. Le chômage des jeunes en milieu urbain n’a cessé d’empirer au Maroc, or ce dernier est un paramètre clé dans les pays arabo-musulmans qui ont connu les vagues de protestations du printemps arabe, ce qu’il veut dire qu’il y aurait certainement d’autres vagues de contestation. Le régime le sait et ne veut pas payer le prix politique pour développer ses institutions sous-développées et au lieu de s’attaquer à la cause des contestations, il préfère s’attaquer à ceux qui peuvent mener cette contestation, autrement à la jonction entre le peuple et son élite par un effet de démonstration en sur-réprimant les voix critiques ». La cour d’appel de Casablanca avait condamné Nasser Zefzafi et les leaders du Hirak du Rif à 20 ans de prison.

Bien que le régime de Rabat soit souvent critiqué par des ONG internationales sur ses violations des droits de l’homme, il profite de rapports privilégiés avec la majorité des pays de l’Union européenne et avec les États Unis d’Amérique car « le Maroc se prévaut de son excellence dans la lutte anti-terroriste et fait de la coopération sécuritaire le nerf de sa diplomatie. Par conséquent, ses alliés font une analyse coût bénéfice et se montrent peu regardant sur la question des droits humains ce qui met le régime marocain dans une situation de confort en rendant un service tellement important à ses partenaires européens et américains qui préfèrent ne pas l’aliéner. Sans oublier que le Maroc a réussi à obtenir un autre totem d’immunité auprès des élites américaines après la normalisation des relations avec Israël car l’éthique de la politique américaine a un angle mort : Israël » a déclaré Aboubakr Jamai dans un entretien.

“Le Maroc a réussi à obtenir un autre totem d’immunité auprès des élites américaines après la normalisation des relations avec Israël car l’éthique de la politique américaine a un angle mort : Israël.”

Aboubakr Jamaï, journaliste d’investigation marocain exilé en France. © photo DR

Les relations entre Israël et le Maroc influencent beaucoup la position des États Unis d’Amérique quant aux violations de droits humains commises par le Maroc. Plus généralement, les pays de la région du MENA qui ont accepté d’être les amis d’Israël en adhérant aux accords d’Abraham ont obtenu des avantages diplomatiques. Le Maroc a ainsi obtenu la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Et même si le président Biden et M. Blinken désapprouvent la diplomatie transactionnelle de M. Trump, ils se méfieront également de tout recul par rapport à Israël. Ce dernier est en effet le plus solide allié des États-Unis au Moyen-Orient et exerce une influence politique considérable sur les électeurs évangéliques et juifs américains. Danny Danon, ex-ambassadeur d’Israël aux Nations unies a déclaré : « le président élu Biden essaiera de poursuivre sur sa lancée qui est bénéfique pour les États-Unis, pour les alliés des États-Unis. Je pense que c’est la bonne chose à faire ».

Lire sur LVSL l’article de Mehdi Laghrari : « Normalisation des relations entre Israël et le Maroc : décryptage d’un accord aux retombées multiples pour Rabat »

Pendant près de 60 ans Maroc et Israël ont collaboré étroitement sur des questions militaires et de renseignement, pour des assassinats d’opposants10. En 1965, Hassan II autorise le Mossad à placer des micros dans les salles de réunion du sommet de la ligue arabe, ce qui a permis à Israël de vaincre les armées de la Jordanie, de l’Égypte et de la Syrie lors de la guerre des Six-jours en 1967. Selon Ronen Bergman, journaliste d’investigation et analyste militaire pour le Yedioth Ahronoth, deux mois plus tard, le Maroc exigea qu’Israël lui rende la pareille en l’aidant à enlever et assassiner Mehdi Ben Barka, le leader socialiste et tiersmondiste en exil à Paris. À ce jour, l’affaire Ben Barka n’a toujours pas été résolue et les assassins demeurent inconnus. En 2020, selon Amnesty International, le puissant logiciel d’espionnage Pegasus développé par la société israélienne de cybersécurité NSO Group a été utilisé par le gouvernement marocain pour espionner le journaliste Omar Radi.

Il n’y a pas que les relations avec Israël. Le Center for Responsive Politics (CRP), un centre d’étude et organisme à but non lucratif basé à Washington qui retrace l’utilisation de l’argent en politique, indique que le Maroc a dépensé près de 15 millions de dollars de 2015 à 20209 en lobbying. Selon Howard Marlowe, président de la Ligue américaine des lobbyistes, le Maroc a dépensé ces millions de dollars afin d’obtenir plusieurs faveurs politico-diplomatiques.

Total des montants dépensés par le gouvernement marocain ( en bleu ) pour des lobbyistes américains ©CRP 

Désormais, le Palais dicte la démarche à suivre dans le pays sans opposition réelle. En outre, l’expérience de l’alternance menée par le socialiste Al Youssoufi qui a permis l’association d’une partie de la gauche à la gestion des affaires gouvernementales, a porté un coup fatal à l’ensemble des formations de la gauche marocaine. Celles qui refusaient de participer au gouvernement en 1997 à savoir l’OADP (aujourd’hui PSU) et le PADS n’ont pas été épargnées. Elles forment aujourd’hui la fédération de la gauche démocratique.

Le recours à la stratégie du « pluralisme contrôlé » et au « contrôle électoral », ont également fourni au régime un antidote contre toute influence significative de l’opposition sur la scène électorale. Tout en maintenant les structures partisanes établies durant l’époque coloniale, le Makhzen a su mettre en place les conditions propices à la création de formations politiques loyalistes. Cela a favorisé les divergences entre les différentes composantes de l’opposition – notamment la gauche militante marocaine. Les difficultés à surmonter ces ruptures continuent d’accentuer les divisions au sein des rangs de la gauche militante et contribuent au repli de l’opposition marocaine.

Sources :

1. Par l’alternance, il faut entendre le gouvernement d’alternance consensuelle dirigé par Abderrahmane Youssoufi. Cet avocat, militant des droits de l’homme, dirigeant alors de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), ancien opposant au roi Hassan II a été appelé par le palais pour mener, un an avant la mort du roi le 23 juillet 1999, les réformes politiques, économiques et sociales nécessaires à la « démocratisation » du royaume d’une part, et pour permettre d’autre part une autre alternance, royale cette fois avec la montée sur le trône du prince héritier.

2. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2009/08/03/maroc-le-sondage-interdit_1225217_3212.html

3.https://rsf.org/fr/actualites/le-proces-dahmed-reda-benchemsi-reporte-sine-die-par-la-justice-marocaine

4.https://www.courrierinternational.com/article/2013/09/23/ali-anouzla-un-journaliste-trop-libre-toujours-en-prison

5.https://www.liberation.fr/planete/2007/01/16/maroc-on-peut-se-moquer-de-l-islam_82016/

6.https://www.liberation.fr/planete/2000/04/18/maroc-un-avertissement-a-la-presse-rabat-a-interdit-le-journal-au-pretexte-qu-il-ferait-le-jeu-du-po_322270/

7.https://www.lemonde.fr/documents-wikileaks/article/2010/12/10/wikileaks-au-maroc-la-corruption-s-institutionnalise-et-n-epargne-pas-le-palais-royal_1451996_1446239.html

8.https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/06/nso-spyware-used-against-moroccan-journalist/

9.https://www.opensecrets.org/fara/countries/93?cycle=2016

10.https://www.haaretz.com/israel-news/.premium.HIGHLIGHT-assassination-bribes-smuggling-jews-inside-mossad-s-secret-alliance-with-morocco-1.9372580

11.https://www.hrw.org/fr/news/2021/04/06/liberez-omar-radi-et-garantissez-un-proces-equitable

12.https://www.hrw.org/fr/news/2020/09/21/maroc-un-journaliste-critique-poursuivi-pour-espionnage

13.https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/morocco0517_web.pdf

14.https://rsf.org/fr/actualites/maroc-les-chiffres-qui-prouvent-le-harcelement-judiciaire-contre-omar-radi

Répression des mouvements du Rif par l’État marocain : aux origines de la fracture

©Tyk

Le 5 avril, la cour d’appel de Casablanca a condamné les leaders du mouvement social du Rif (le Hirak) à vingt ans de prison. Cette région du Maroc était secouée depuis des mois par des manifestations mettant en cause le régime marocain. Elles dénoncent les fractures opposant la région du Rif à l’État central marocain, qui remontent à l’époque coloniale.


Au total, 54 personnes ont été condamnées par la cour de Casablanca. Dans un rapport publié le 17 décembre 2018, Amnesty International constate de graves violations du droit à un procès équitable. L’organisation craint tout particulièrement que ces condamnations soient fondées sur des aveux extorqués sous la torture.

Le Hirak du Rif : de la lutte contre la colonisation à la lutte contre le Makhzen*

Le mouvement populaire du Rif (nommé Hirak, qui signifie mouvement en arabe)  reflète en substance une vieille crise de l’Histoire, entre l’État et cette région au nord-est du Maroc. Après la conférence d’Algésiras de 1906 – au cours de laquelle l’Espagne et la France partagèrent une influence au Maroc qui souffrait de faiblesses, de divisions et de conflits internes – une grande partie du nord du Maroc, connu sous le nom du Rif passe sous contrôle espagnol.

Le 21 juillet 1921, une bataille entre l’occupant espagnol et les insurgés du Rif, connue sous le nom d’épopée Anoual, oppose 24 000 combattants espagnols à 5 000 Rifains. Après une bataille féroce jusqu’au 26 juillet, les insurgés rifains ont pu vaincre l’armée espagnole, au prix d’affrontements qui ont coûté la vie à 15 000 combattants. Après la grande victoire remportée par les insurgés du Rif dans l’épopée Anoual, ceux-ci se sont organisés sous le commandement d’Abdelkrim Al-Khattabi. Celui-ci a convié les tribus du Rif à une discussion visant à former un conseil consultatif, l’assemblée nationale populaire. Cette assemblée a élaboré une charte nationale, réclamant l’indépendance du Rif et des autres régions du Maroc de la France et de l’Espagne, ainsi que la formation d’un gouvernement populaire constitutionnel.

Après cette défaite, l’Espagne a décidé d’envoyer une délégation à Abdelkrim Al-Khattabi pour négocier un accord de paix qui, après des négociations difficiles, n’a pas abouti. Abdelkrim Al-Khattabi insistait pour que la charte nationale élaborée soit appliquée, y compris dans sa demande de reconnaissance de l’indépendance de toutes les régions du Maroc occupées par l’Espagne. Suite à la panique des puissances coloniales, l’Espagne et la France se sont alliées pour briser le soulèvement. L’État marocain, en la personne du sultan Abdel Hafiz, a rejoint la coalition coloniale avec une armée d’environ 7 000 personnes. Le 8 septembre 1925, la coalition s’empare du siège du commandement des insurgés rifains après un débarquement sur la plage d’Al-Hoceima.

Toutes les armes meurtrières de la Première Guerre mondiale, en particulier les gaz toxiques, ont été utilisées par les armées coloniales. Aujourd’hui encore, les habitants du Rif sont marqués par les séquelles de cette répression. Le Rif est d’ailleurs la région marocaine possédant le plus haut taux de cancer. Après des bombardements et un blocus de plusieurs jours, Abdelkrim Al-Khattabi a fini par se rendre aux forces françaises afin d’éviter les victimes civiles. Exilé à l’île de la Réunion, il est clandestinement libéré par des militants panarabistes et nassériens puis emmené en Égypte. Toute sa vie durant, il refuse de retourner au Maroc malgré la signature d’accords d’indépendance, qualifiant celle-ci de formelle compte tenu de sa nature et des compromis du gouvernement marocain avec les ex-puissances coloniales.

La tension entre le Rif et l’État marocain s’est confirmée quelques années après l’indépendance officielle du Maroc, entre 1958 et 1959. Les manifestants ont formulé des demandes de démocratisation de la vie politique et de lutte contre la pauvreté. L‘armée marocaine dirigée par le prince héritier Hassan II et son général Oufkir réprime ces soulèvements avec violence, et fait enfermer près d’une dizaine de milliers de Rifains. Le chercheur David Hart (dans son livre The Aith Waryaghar of the Moroccan Rif: An Ethnography and History) écrit : « après la répression de 58-59, les rebelles sont descendus des montagnes et sont rentrés chez eux, pleins de dégoût et de colère, avec le même sentiment que leurs parents et leurs grands-parents ont eu lorsque Abdelkrim s’est rendu aux autorités coloniales ».

Ibrahim al-Qadri, historien marocain, dans une interview accordée au Nouvel Arabe, note la continuité dans le vocabulaire employé par le gouvernement central à l’égard des Rifains, fréquemment qualifiés de sauvages, adjectif dont Hassan II a notamment affublé les habitants du Rif et du nord du Maroc. 

Le sous-développement du Rif et la colère contre l’État central

En raison de ces facteurs, le pouvoir marocain a volontairement puni cette région rebelle pour asseoir son autorité. Depuis le soulèvement de 1958, un décret royal place la région sous étroit contrôle de l’armée, ce qui accentue la corruption endémique et rend toute possibilité d’investissement impossible. Un sous-investissement chronique a induit un sous-développement de cette région. Du fait de l‘absence totale d’établissement universitaire, les familles sont aujourd’hui obligées de payer les frais d’éducation de leurs enfants dans d’autres villes universitaires. La région fait face à un manque crucial d’écoles, en particulier dans les agglomérations rurales (le taux d’analphabétisation à Al-Hoceima est de 53%, contre 36% à Tanger-Tétouan).

La faiblesse des structures de santé et le manque de médecins est criant : la région ne compte que 488 lits et 142 médecins pour 400 000 habitants. De plus, les agences d’entraide et de solidarité nationale ne fournissent pas à Al-Hoceima de centres d’accueil, sociaux ou éducatifs, de dortoirs d’étudiants ou d’établissements de formation professionnelle. La région est l’une des plus touchées par la crise économique au Maroc, du fait d’investissements industriels faibles. À Al-Hoceima, on ne trouve que 95 entreprises industrielles, qui fournissent seulement environ 1093 emplois. La région est marginalisée par l’absence d’activité économique productive. Le taux de chômage était estimé à 46% chez les jeunes diplômés en 2012. 

En revanche, l’État marocain a facilité l’organisation de migrations vers les pays d’Europe occidentale au début des années 1960. Selon les chiffres officiels du Ministère de l’immigration, la région est devenue l’un des plus grands bassins méditerranéens alimentant le marché du travail européen, en dépassant les 5,1 millions d’immigrés. Ces chiffres constituent des indicateurs flagrants de l’instabilité sociale qui y règne. Aujourd’hui encore, l’économie du Rif dépend fortement des transferts internationaux d’argent des travailleurs immigrés en Europe d’un côté et de la contrebande et de l’agriculture de subsistance (dont une partie est destinée à la culture de cannabis) de l’autre.

L’activiste marocain Nasser Zefzafi lors d’une manifestation à Al-Hoceïma au Rif ©Amine Abdellaoui

Les manifestations qui ont secoué la ville d’Al-Hoceima et ses environs au nord entre l’automne 2016 et l’été 2017 sont le produit de ce sous-développement et de ce délaissement. La première de ces manifestations a eu lieu à Al-Hoceima. Elle visait à protester contre le meurtre d’un marchand de poissons, Mohcin Fikri, broyé dans une benne à ordure sous l’ordre d’un policier.

Il est à noter que ce mouvement a touché des personnes de tout âge. Les hommes, les femmes, les jeunes, des familles toutes entières ont participé aux rassemblements où des discussions ont été menées pour élaborer une série de revendications à caractère social et politique qui deviendra par la suite la Charte des revendications du Hirak. Elle demande notamment l’annulation du décret royal déclarant le Rif comme région militarisée et son remplacement par un décret la reconnaissant comme zone sinistrée et prioritaire pour le développement. Les leaders du mouvement ont refusé de négocier avec les représentants du gouvernement et ont plutôt demandé un dialogue avec un représentant du Roi – révélant le fait que le Maroc n’était qu’une démocratie de façade et que la véritable autorité émanait de la monarchie.

En ce sens, les revendications du mouvement du Rif s’en prennent au cœur nucléaire du pouvoir monarchique marocain. Depuis de longues années, les autorités marocaines ont multiplié les promesses afin d’endiguer les contestations, souhaitant ne pas subir le même sort que le pouvoir tunisien ou égyptien lors du « Printemps arabe ».

La réponse des autorités marocaines a été de nature sécuritaire, multipliant les poursuites et les arrestations contre les manifestants et les figures du mouvement. Mais au lieu de détruire le mouvement, cette répression l’a renforcé. Des manifestations et des grèves de soutien au mouvement et pour la libération des prisonniers politiques ont eu régulièrement lieu, partout dans le pays. Le 11 juin 2018, la gigantesque manifestation à Rabat a dépassé, par son ampleur, le mouvement du 20 février 2011. En effet, les fractures entre la région rifaine – et au passage toutes les autres régions sinistrées du Maroc –  et l’État marocain sont trop fortes pour que cette réponse suffise à contenir longtemps la colère de ses habitants. 

 

*Le Makhzen : mot que les populations des villes et des campagnes du Maroc l’utilisent couramment pour désigner l’État et ses agents.

Les facultés de médecine au Maroc : service public versus écoles privées

Manifestants au Maroc @BettyKaoutar
Manifestants au Maroc @BettyKaoutar

Depuis la fin du mois de mars, des milliers d’étudiants en médecine se mobilisent à travers le Maroc. En cause, une réforme de l’enseignement supérieur jugée trop floue, un sous-dotation chronique de l’éducation publique, et surtout, une montée en puissance des facultés de médecine privées appuyée par le gouvernement. Le 18 avril dernier, ils étaient plus de 10 000 à manifester dans les rues de Rabat[1][2]. Le 29 avril, les externes (étudiants en deuxième cycle, exerçant sans être encore diplômés) se sont joints à la grève débutée par les autres étudiants[3].


En novembre 2015[4][5] et tout au long de l’année 2016[6], les étudiants des facultés publiques de médecine s’étaient largement mobilisés à Oujda, Rabat, Fès, Marrakech et Casablanca pour protester contre les conséquences de la sous-dotation structurelle des universités et du système de santé marocain. Beaucoup de leaders du mouvement actuel y ont fait leurs premières armes.

Ils dénonçaient les retards dans le paiement des externes, une stagnation du nombre d’assistants et d’enseignants, le manque de nouvelles structures de stage (et donc de soins), et l’introduction d’un « service sanitaire national », tout ceci alors que le nombre d’étudiants et de patients ne fait qu’augmenter. En effet, en 2000 il n’existait que quatre facultés de médecine dans le pays, toutes publiques, pour dix, dont sept publiques, en 2018. Depuis 2014, trois facultés privées ont ainsi été ouvertes, avec les encouragements du gouvernement, qui en avait pourtant longtemps nié l’apparition future.

LA CONTESTATION DU SYSTÈME PRIVÉ

Les griefs du mouvement de cette année s’articulent autour de quatre points, tous en lien avec les privatisations en cours au Maroc, dans un secteur au carrefour des systèmes éducatif et de santé. Premièrement, une réforme des études, annoncée depuis longtemps, est dénoncée comme trop floue et élaborée sans concertation avec les acteurs concernés, et en premier lieu les étudiants et leurs organisations. Derrière cette réforme, beaucoup craignent une nouvelle désorganisation du cursus qui, à terme, favoriserait les facultés privées.

Ensuite, le gouvernement souhaite introduire un système de mention à l’issue du diplôme, qui aurait pour conséquence de créer plusieurs catégories de diplômes, et donc de médecins. « Il ne doit pas y avoir de médecins passables et de médecins excellents. Le rôle des universités publiques est de former de bons médecins, en nombre suffisant pour répondre aux besoins de la population » explique un des membres du mouvement à Rabat. Par ailleurs, ce système de mentions favorise le secteur privé, où les mentions « s’achètent plus qu’elles ne se méritent » et où les moyens alloués à chaque élève sont beaucoup plus importants.

En outre, les manifestants dénoncent la situation des externes de septième année, qui doivent effectuer des missions souvent situées dans des zones reculées, avec un manque criant de matériels et d’infrastructures. Ces missions doivent, comme à peu près partout dans le monde, allier formation pédagogique et soutien apporté aux structures locales. Or, les étudiants sont très souvent laissés seuls responsables, sans ressources, sous l’autorité d’un délégué de santé local, dont la mission est précisément de répondre aux besoins de la population et non à la nécessité de formation des étudiants. Ils se retrouvent à assumer des tâches et des responsabilités auxquelles ils ne sont pas préparés, n’étant, rappelons-le, pas encore diplômés médecins. Ces derniers réclament que ces missions soient effectuées sous l’autorité des professeurs, et au sein de structures d’ores et déjà capables de répondre aux besoins des patients.

Rabat, le 18 avril devant le Parlement ©️Nicolas Pierre

Cette impasse n’est pas sans rappeler un autre point des mobilisations de 2015-2016[7] contre le service sanitaire obligatoire[8]. Ce service prévoyait d’envoyer chaque étudiant fraîchement diplômé, durant deux années, pratiquer dans une zone reculée et en pénurie. « L’idée était noble en soi, mais on ne répond pas à la population en envoyant des médecins à peine diplômés, sous-payés et sans matériel pour faire joli : c’est de la poudre aux yeux ! » résume une étudiante de cinquième année à Casablanca. Le service sanitaire a finalement été abandonné par le gouvernement après des mois de mobilisations rebaptisées révolution du stéthoscope.

Enfin, le point le plus épineux des revendications concerne l’ouverture de places au Centre hospitalier universitaire (CHU) pour les étudiants issus des facultés privées. À l’issue de leurs études de médecine, les étudiants des facultés publiques sont invités à passer un concours afin d’intégrer les formations complémentaires en spécialité au sein des différents CHU publics, rattachés aux facultés. Les facultés privées, elles, ne disposent que de quelques cliniques, d’une ampleur et d’un intérêt scientifique bien moindre. Dès l’ouverture de la première faculté privée à Casablanca en 2014, les organisations étudiantes du secteur public avaient manifesté leur hostilité à ce projet.

Les étudiants en médecine craignent de voir l’entièreté du cursus de médecine peu à peu privatisé, au détriment de la qualité et de l’accessibilité. Si le niveau des facultés  privées de médecine est nettement inférieur, il n’en demeure pas moins qu’elles sont extrêmement chères pour les étudiants, et n’occasionnent, par définition, pratiquement aucun frais pour le gouvernement. À terme, si les étudiants issus du privé peuvent remplir les postes dans les CHU et ainsi remplacer ceux issus du public, quel sera l’intérêt pour le gouvernement marocain de continuer à financer lourdement des facultés publiques si toute la formation, de l’université à l’hôpital, peut être supportée par le privé ? « Ils disent qu’il ne s’agit que d’un concours, mais la question réelle est celle d’une privatisation des études […] Nous refusons catégoriquement la création de toute passerelle privé-public qui créerait un cycle de destruction de la faculté publique similaire à ce qui s’est passé pour l’école publique » clame un manifestant.

QUELLES PERSPECTIVES POUR LE MOUVEMENT ÉTUDIANT ?

« Aujourd’hui, les étudiants sont encore divisés. Les étudiants en sciences ne viennent pas aider ceux de médecine et inversement. Mais la division est le résultat des manœuvres du Roi Hassan II (NDLR : père du Souverain actuel Mohammed VI) parce que le mouvement étudiant, quand il est uni, est toujours une menace pour le pouvoir » analyse un jeune étudiant de Marrakech, lui-même meneur de son mouvement localement.

Au Maroc comme ailleurs, les étudiants jouent fréquemment un rôle d’avant-garde dans la mise en mouvement des combats politiques. Le fait qu’autant d’étudiants se mobilisent pour des thèmes aussi généraux que ceux des services publics et des privatisations est tout à fait significatif de leur niveau de conscience et de politisation.

En effet, la question des privatisations est au cœur de nombreux enjeux depuis des années, et l’accélération de celles-ci suscite d’importants mécontentements dans toutes les couches de la population[9][10].

Par ailleurs, le mouvement des étudiants en médecine semble avoir déjà conscience de la nécessité d’alliances plus larges au sein de la société civile. La CNEM (Confédération nationale des étudiants en médecine du Maroc), regroupant les étudiants en médecine, dentisterie et pharmacie, qui chapeaute l’ensemble des implantations locales dans toutes les facultés publiques, a choisi de tenir sa conférence de presse au siège de l’AMDH (Association marocaine des droits de l’homme), organisation centrale dans la vie démocratique et la lutte pour les droits humains et sociaux au Maroc. Enfin, la CNEM a choisi d’organiser des sit-in à travers plusieurs villes du pays à l’occasion du 1er mai[11], déclarant être prête à risquer la non-validation des examens de fin d’année avec la formule « Une année blanche vaut mieux qu’un futur noir ».

En parallèle, à la fin du mois de mars, plusieurs milliers d’enseignants ont manifesté en faveur de la gratuité de l’enseignement dans les rues de Rabat[12]. Des liens se tissent avec certaines revendications des médecins du service public qui dénoncent « l’effondrement du secteur de la santé publique au Maroc ainsi que la dépression observée dans les rangs des médecins du public qui ont du mal à exercer leur métier dans les conditions déplorables que connaissent les établissements de santé au Royaume »[13].

Il est donc tout à fait significatif de voir les couches étudiantes, plutôt issues des classes moyennes ou supérieures, se lancer avec détermination dans la lutte politique, tout en se positionnant sur des thèmes qui, en réalité, transcendent les divisions sociales ou régionales, tout en travaillant aux alliances possibles dans la société civile.

Sous le règne d’Hassan II, père du souverain actuel, le mouvement étudiant avait joué un rôle central dans la contestation populaire, en particulier lors des événements de mars 1965 [14]. Un étudiant de 23 ans décrit la stratégie du pouvoir de l’époque « les étudiants de toutes les facultés étaient unis, et le pouvoir a tout fait pour les diviser. Malheureusement ces divisions existent encore aujourd’hui, mais l’unité se reconstruit peu à peu ».

Si la contestation ne vise certainement pas le Souverain Mohammed VI, le gouvernement est pointé du doigt et ces événements peuvent marquer un pas important dans la vie politique marocaine. Une étudiante sur place résume la perspective actuelle « La plus grande leçon que nous avons tirée du précédent mouvement est que notre union fait notre force, et que lorsque l’étudiant en médecine se lève, il ne se rassoit pas avant d’avoir atteint son objectif. »

[1] https://www.bladi.net/maroc-le-gouvernement-face-a-la-grogne-des-etudiants-en-medecine,55441.html

[2] https://fr.hespress.com/66521-cnem-les-futurs-medecins-boycottent-les-examens-du-s2.html

[3] https://fr.hespress.com/67546-cnem-les-medecins-externes-en-greve-a-partir-de-ce-lundi-29-avril.html

[4] https://www.huffpostmaghreb.com/2015/11/03/etudiant-medecine-maroc_n_8462492.html

[5] https://www.9rayti.com/actualite/manifestations-etudiants-medecine-2015

[6] https://www.huffpostmaghreb.com/2016/07/27/manifestation-sit-in-etudiants-medecine-ministere-de-la-sante_n_11215252.html

[7] http://www.lopinion.ma/def.asp?codelangue=23&id_info=47298

[8] https://www.letudiant.fr/etudes/medecine-sante/medecine-les-etudiants-marocains-en-guerre-contre-le-service-medical-obligatoire.html

[9] https://www.jeuneafrique.com/652457/economie/privatisations-au-maroc-le-tresor-table-sur-5-a-6-millions-de-dirhams/

[10] https://www.medias24.com/MAROC/ECONOMIE/ECONOMIE/186869-Les-privatisations-une-fausse-bonne-idee.html

[11] https://www.leconomiste.com/article/1044731-medecine-le-spectre-d-une-annee-blanche-plane-toujours

[12] https://www.rtbf.be/info/monde/detail_maroc-des-milliers-d-enseignants-manifestent-rabat-en-faveur-de-l-enseignement-gratuit?id=10179349

[13] https://www.bladi.net/maroc-medecins-manifestation,55261.html

[14] https://www.jeuneafrique.com/86510/archives-thematique/que-s-est-il-vraiment-pass-le-23-mars-1965/

Le Roi du Maroc seul sur l’échiquier politique marocain

Mohammed VI, Roi du Maroc

Mohammed VI est une figure incontestable en son Royaume, où il jouit d’une grande popularité, au prix d’un règne débuté par un changement d’image de la monarchie, qui veut se montrer plus douce avec son peuple, et plus proche de lui. La « transition démocratique » observée après l’adoption d’une nouvelle constitution en juillet 2011 – à 97,5% – n’est pourtant qu’un simulacre de démocratie.

Les élections législatives organisées dans la foulée, et remportées par le Parti de la Justice et du Développement (PJD), proche des islamistes et des frères musulmans, n’ont pas été la réponse attendue par les observateurs du Maroc. Elles n’ont fait, finalement, qu’asseoir la puissance politique du Roi Mohammed VI dans la continuité de la construction autoritariste de son père. Retour sur le règne de Mohammed VI et l’héritage des « années de plomb » d’Hassan II.

Le Maroc a récemment fait l’objet d’une attention particulière de la part des observateurs internationaux. Non pas à cause de la COP22, organisée à Marrakech – passée sous un relatif silence, la période concordant avec les élections présidentielles américaines – mais à cause d’un mouvement de contestation et d’indignation spontané après le décès d’un poissonnier/grossiste à Al-Hoceïma (petite ville de la Région de Tanger, au nord du royaume), mort broyé par un camion benne envoyé par les autorités pour saisir et détruire sa marchandise.

Les journalistes et observateurs spéculaient sur un possible signe de soulèvement à retardement. En effet, il s’avère que le Royaume Chérifien a été l’un des seuls pays du Maghreb à ne pas avoir « son » printemps arabe.

Hassan II, fossoyeur de l’héritage de Mehdi Ben Barka

Un mouvement contestataire avait bien vu le jour le 20 Février 2011. Mais il a été écrasé quasiment avec la même violence que sous les fameuses « années de plomb » d’Hassan II, père de Mohammed VI. Ce dernier, après avoir réprimé les manifestations dans une violence qui a tout de même causé une quinzaine de morts, s’est engagé, dans un discours daté du 09 mars 2011, à réformer la constitution et les pouvoirs exécutif et législatif.

La nouvelle constitution qui marque la transition d’un pouvoir quasi-uniquement centralisé autour de la personne de Mohammed VI (monarchie constitutionnelle sur le papier, mais avec la main-mise du Roi sur l’échiquier politique et les chambres parlementaires) à une monarchie parlementaire a été adoptée par les Marocains à 97,5%.
Cette nouvelle constitution, vient en réponse à un mouvement qui demande plus de démocratie, mais est écrite sans Assemblée Constituante représentative. Cette réponse du Roi aux mouvements contestataires est en fait une imposition de sa vision de la démocratie, marquée par une campagne largement biaisée par la propagande appelant à voter pour cette nouvelle Constitution. 

Le résultat (97,5% de “pour”) est d’ailleurs digne d’une République bananière. Des cars entiers étaient envoyés dans les quartiers populaires pour diriger les gens vers les bureaux de vote, souvent sans informations sur le contenu du nouveau texte. Le mouvement du 20 Février appellera au boycott du scrutin, dénonçant l’hypocrisie et l’absence de réforme en profondeur de la Constitution et des institutions politiques.

À défaut d’avoir obtenu gain de cause et boycotté le scrutin, le Mouvement du 20 Février a eu le faible mérite d’obliger le Makhzen (Palais Royal, NDLR) à prendre les devants en réformant la constitution pour éteindre le début d’une révolte populaire et éviter les bains de sangs qui ont traumatisé toute une génération de militants de gauche dans les années 80, malheureux héritiers du combat de Ben Barka.

Cette gauche fut traumatisée par l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka, figure du tiers-mondisme, de l’anti-colonialisme et d’une forme de républicanisme arabe proche de l’idéologie nassérienne, devant la brasserie Lipp à Paris le 29 Octobre 1965. 16 ans après son enlèvement, en 1981, c’est l’Union Socialistes des Forces Populaires (USFP, dont Mehdi Ben Barka fut l’un des principaux fondateurs) qui appelait à la grève générale, pour dénoncer l’explosion du prix du blé, de l’huile, de la farine et du beurre.

Face à l’ampleur des mobilisations qui se transforment petit à petit en émeutes, Hassan II réprime et décrète l’état de siège. Les chars d’assauts envahissent les rues, et l’armée, déployée sur toute la ville, tire sur les manifestants à balles réelles. Les « émeutes du pain » de Casablanca de Juin 1981, se solderont par près de 1000 morts.

L’héritage de l’idéologie de Ben Barka est mort avec la bénédiction d’Hassan II, après une longue agonie, commencée peu après l’enlèvement de Ben Barka devant la brasserie Lipp en 1965. Cet épisode a permis l’installation durable d’un pouvoir unique centralisé en la personne de Hassan II, au prix d’un peuple méprisé et d’une situation qui, un jour ou l’autre, explosera.

Une instabilité et une période tumultueuse

Les deux premières décennies du règne d’Hassan II ont été ponctuées par de nombreuses tentatives de déstabilisations politiques et institutionnelles. La période entre l’assassinat de Mehdi Ben Barka et les émeutes de Casablanca est marquée par de multiples remous politiques : deux putschs avortés en moins de 3 ans, une annexion du Sahara Occidental qui accroîtra la tension entre le Royaume chérifien et l’Algérie et conduira à une bataille ouverte entre les deux pays en 1976.

Hassan II fut un acteur particulièrement isolé durant la tumultueuse seconde moitié du XXème siècle au Maghreb. Opposé au panarabisme et au nationalisme arabe (socialisme arabe, NDLR), il se range volontiers du côté des puissances occidentales et déclenche, au début de son règne, la colère de l’Egypte de Gamal Abdel Nasser.

L’opposition est systématiquement écrasée et les partis de gauche radicale qui se réclament du marxisme ou du socialisme, entrent soit dans la clandestinité (Parti Annahj Addimocrati, le parti Ila Al Amam pour ne citer qu’eux) soit dans la complaisance avec le régime. Le Parti Communiste Marocain en a fait les frais : après avoir été interdit , il est réapparu sur l’échiquier politique marocain en travaillant avec le Palais. Par conséquent, on observe une transformation idéologique du PCM, qui tend vers un néo-conservatisme bien loin du progressisme qui caractérisait la base politique de ce parti.

Le salafisme et l’islam politique comme remèdes contre l’antimonarchisme

Les partis de gauche ont peu à peu perdu du terrain dans les quartiers défavorisés des grandes villes marocaines au profit de l’idéologie salafiste et de l’islam politique sur cette terre historique du sunnisme malékite. Cette transformation s’explique en grande partie par la volonté claire d’Hassan II d’islamiser les foyers de la pensée contestataire et antimonarchique.

En effet, il engage, à partir des années 70, des réformes universitaires importantes, en supprimant les matières qu’il considère comme subversives : lettres, philosophie, sciences humaines. Il restreint le plus possible l’accès aux études supérieures, et impose comme matière obligatoire dans n’importe quelle discipline universitaire les « sciences islamiques ». Il sème la religion pour asseoir son autoritarisme et pour endormir les nombreux épicentres de la gauche estudiantine et syndicale.

Cette islamisation de la société aura de lourdes conséquences sur le Maroc post-Hassan II. Il réprime sévèrement les prédicateurs radicaux, mais tolère le salafisme « quiétiste » qui bride les envies de révolte des marocains. Fort de son statut de commandeur des croyants, et de la descendance du prophète dont il se revendique (dynastie Alaouite, présente depuis 1631 sur le territoire), il islamise les universités pour diminuer les envies de révolte de la population, à 99% musulmane. Cette islamisation voulue, engendrera une génération ultra conservatrice au début du XXIème siècle, et conduira le peuple dans les bras du PJD qui gagnera les élections législatives en 2011.

La grande force d’Hassan II a été de concilier répression violente et conservatisme religieux. L’espace public n’était ni un espace de jugement des questions des mœurs, ni un espace d’expression de l’opinion commune. La situation a changé après la mort d’Hassan II et la « libéralisation » du pays par Mohammed VI, a donné lieu à des lynchages et des signes inédits d’expressions ultra-conservatrices sur la voie publique, totalement impensables sous Hassan II. Lynchage d’homosexuels sur la voie publique, arrestation d’adolescents qui s’échangent un baiser, harcèlement et mépris continuels pour les femmes et les jeunes filles en quête d’émancipation, surveillance du respect du jeûne de son voisin durant le mois sacré du ramadan…

Mohammed VI dans la continuité de son père

Les polémiques fleurissent sans cesse depuis l’accès au trône de Mohammed VI. Pourtant, il reste l’homme providentiel, et jouit d’une popularité particulièrement forte auprès de la jeunesse. Il se pose en homme de convictions, en symbole d’unité dans un pays où les arabes ne représentent que 40% de la population (les 60% restant sont composés des différentes tribus berbères).

Quid de la « transition démocratique » observée après l’avènement de la nouvelle constitution de 2011 ?

Le Roi choisit toujours le premier ministre, qui est dans l’obligation d’appliquer les décrets royaux. L’omniprésence de la patte du Roi sur l’échiquier politique se constate toujours depuis les dernières élections législatives tenues en Octobre 2016 dans le Royaume Chérifien, où les deux principaux partis qui se disputent la majorité, le PAM (Parti de l’Authenticité et de la Modernité) et le PJD, sont relativement proches du régime.

Le PAM a été fondé par un ami et ancien conseiller du monarque, et le premier ministre issu du PJD s’est fait régulièrement recadrer par le Roi pendant son premier mandat à la tête du gouvernement. Les partis qui se veulent alternatifs à ce mode de scrutin où seul le Palais est roi, ont appelé au boycott des élections législatives, qu’ils considèrent comme des simulacres de démocratie. On loue souvent la stabilité politique du Royaume, mais elle ne tient finalement qu’à des choix historiques d’Hassan II.

La démocratie arrivera-t-elle finalement par une contestation populaire face aux inégalités sociales et au bafouement quotidien des droits de l’homme ? Ou se suicidera-t-elle d’elle-même comme le fit le général Oufkir – de 4 balles dans le dos – après son putsch manqué contre le Roi ?

Crédits photo : ©Département d’Etat américain. L’image est dans le domaine public.