L’uberisation, un retour au XIXème siècle ? – Entretien avec Sarah Abdelnour

Sarah Abdelnour est sociologue du travail et maîtresse de conférences au laboratoire de recherche IRISSO de l’Université Paris-Dauphine, spécialiste des transformations des formes de travail et d’emploi. Elle est entre autres l’autrice de l’ouvrage Les nouveaux prolétaires, paru en 2012.


LVSL – En lisant vos articles, on comprend que l’auto-entrepreneuriat a pour cause et pour conséquence la destruction du modèle de l’État-Providence. Pouvez-vous nous faire une chronologie des événements et choix politiques qui nous ont fait passer d’un État-protecteur à un État-responsabilisateur ? En quoi l’Etat, en redéfinissant son périmètre d’action depuis les années 1980, a-t-il encouragé cette transformation?

Sarah Abdelnour – On identifie globalement un tournant, reconnu par de nombreux historiens et sociologues, entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Il s’agit d’un tournant libéral couplé à la “crise” et à l’augmentation du chômage. Si on s’intéresse au prisme spécifique de l’encouragement à la création d’entreprises, le tournant s’opère en 1976. On l’observe après trois décennies de construction du salariat et d’expansion de l’Etat-Providence, avec une rupture de tendance et le passage à une lecture beaucoup plus libérale et centrée sur la prise en charge individuelle des difficultés sociales. En 1976, sous Raymond Barre et avec Alain Madelin, est créé le premier dispositif d’aide à la création d’entreprise pour les chômeurs, l’ACCRE.

A partir de là, cette aide intègre l’arsenal des politiques publiques d’emploi et de lutte contre le chômage. Elle devient un outil consensuel utilisé tant par la droite que par la gauche de gouvernement, sans distinction. Cette dimension consensuelle se comprend à travers la mise en place d’une rhétorique entrepreneuriale qui appartient à la famille économique et politique du libéralisme, mais aussi très souvent d’un argumentaire social qui se greffe dessus. L’argument consiste à dire que la création d’entreprises serait bénéfique aux populations qui ont du mal à accéder à l’emploi notamment du fait de faibles diplômes. Ce tournant dépasse le cas de la France et ce cadre se maintient jusqu’à aujourd’hui, en témoigne la persistance du dispositif ACCRE. 

Le tournant auto-entrepreneurial constitue une nouvelle étape: c’est au chômeur isolé de se prendre en main seul et de créer son propre emploi”

Une nouvelle étape est franchie dans les années 2000, avec une figure de l’entrepreneur qui devient plus populaire. Dans les années 1970, on visait plutôt les cadres ou des travailleurs qualifiés au chômage dont on estimait qu’ils avaient les ressources pour monter une entreprise, comprise comme une entreprise qui embauche des gens. Le tournant auto-entrepreneurial constitue une nouvelle étape: c’est au chômeur isolé de se prendre en main seul et de créer son propre emploi, du moins sa source de revenus pour ne pas dépendre des aides sociales. Il y a là une alternative à la logique de l’assistance. Pour arrêter de compter sur les aides, il faudrait monter son business, en partant de l’idée qu’il y a ce goût pour l’entrepreneuriat dans les classes populaires. Par extension, on assiste à un déplacement des cibles des dispositifs qui avant étaient destinées à un public plus confidentiel.

On étend les dispositifs à tous ceux qui ont besoin d’un complément de revenu. Avec Anne Lambert, qui travaille sur les mécanismes d’accession à la propriété, nous avions repéré la même chronologie dans ce domaine. Après quelques décennies de planification, avec des constructions sous l’égide de l’Etat, on observe un tournant dans les années 1970, où l’on se met à vanter la petite propriété individuelle.

Dans les années 2000, une nouvelle étape est franchie : la propriété serait désormais accessible même avec de très petits revenus, par le biais de prêts à taux zéro, dans des zones où l’habitat n’est pas très cher. On passe d’une logique collective à un modèle plus individuel pour des populations spécifiques. A partir de 2005, on étend cela à tout le monde du fait des difficultés à s’insérer sur le marché de l’emploi, et on vante ce qui est un tout pour un autre modèle d’intégration sociale, “à l’américaine”, par l’entreprise de soi.

LVSL – Pourquoi et à quel point les entreprises ont-elles intérêt au développement de l’entrepreneuriat au détriment du modèle salarial classique ?

Sarah Abdelnour – Cela n’a pas été présenté officiellement comme un outil au service des entreprises, mais un outil au service du pouvoir d’achat et de la liberté d’entreprendre. Dans les faits, on se rend compte que cela devient un outil pratique et exploité par les entreprises pour embaucher et débaucher sans passer par les formalités liées à l’embauche, comme les indemnités de licenciement, ou le paiement des cotisations patronales. La main-d’oeuvre peut circuler très rapidement. Les cotisations sociales sont en partie payées par les travailleurs. Néanmoins avec les aides, notamment l’ACCRE, ils ne payent quasiment pas de cotisations pendant plusieurs années, ce qui fait des recettes en moins pour l’Etat. Les cotisations patronales sont quant à elles clairement supprimées.

Le fait de pouvoir esquiver le droit du travail constitue aujourd’hui une stratégie payante, du moins à court terme. L’histoire de l’économie montre qu’il n’y a pas de résultat théorique stable sur le fait qu’il vaille mieux avoir une main d’oeuvre qui circule et qu’on ne paye pas cher. Les économistes disent aussi par phases que fidéliser la main-d’oeuvre est une bonne chose pour les entreprises afin d’avoir des travailleurs qualifiés et qui acquièrent de l’expérience.

“Quand de nouvelles plateformes arrivent, et c’est le cas dans tous les pays, elles ont d’abord des politiques pour attirer la main-d’oeuvre et l’inciter à travailler régulièrement pour elles” 

Il n’y a pas de jugement à ce propos : la logique salariale a aussi donné lieu à un modèle paternaliste avec des relations très dissymétriques entre salariés et employeurs. En tout cas, la théorie économique n’est pas stabilisée, elle suit ce qui se passe. Quand l’entreprise externalise, on la valorise, et inversement. L’économie n’a pas tranché, de telle sorte que l’on observe des cycles historiques d’externalisation puis d’intégration. D’ailleurs, une plateforme aux Etats-Unis se présente aujourd’hui comme l’anti-Uber : elle stabilise la main-d’oeuvre en estimant qu’elle sera plus efficace sans pour autant coûter plus cher. Les autres plateformes parviennent à manier les deux, c’est-à-dire à faire des politiques de fidélisation de la main-d’oeuvre tout en esquivant les cotisations sociales.

Quand de nouvelles plateformes arrivent, et c’est le cas dans tous les pays, elles ont d’abord des politiques pour attirer la main-d’oeuvre et l’inciter à travailler régulièrement pour elles. Il y a toujours au départ des systèmes de prime, conditionnées au nombre de courses faites dans la journée, de trajets effectués dans la semaine. Il s’agit clairement d’une politique de fidélisation, tout en se positionnant de manière ultra-agressive sur le marché. C’est ce qui fait leur côté assez malin : elles arrivent à tirer profit de la fidélisation sans jouer le jeu du droit du travail.

LVSL – On entend souvent dire que l’auto-entrepreneuriat constitue une nouvelle liberté pour l’individu, une liberté de travailler au-delà des contraintes induites par le salariat. N’y a-t’il pas selon vous une contrepartie ou un paradoxe ici ? Robert Castel expliquait que l’aboutissement du néolibéralisme avait lieu quand le travail avait une emprise totale sur la vie des individu, qu’en pensez-vous?

Sarah Abdelnour – Il faut tout d’abord rappeler que ce statut est présenté comme une libération des contraintes du travail, notamment celles de la grosse entreprise. Pourtant, une grande partie des auto-entrepreneurs n’ont jamais été dans une démarche de création d’entreprise, ils n’ont jamais eu de projet, d’idée. Ils cherchent du travail et on leur dit “tu peux faire cette mission pour nous mais c’est plus simple si on te paye en auto-entrepreneur”.

Cela concerne plus de la moitié des personnes que j’ai pour ma part interrogées : elles sont dans une situation de recherche d’un boulot. Sur la trentaine de personnes que j’ai pu rencontrer, seulement deux avaient un projet de création d’entreprise. L’une des deux a créé son entreprise de soins esthétiques à domicile. Effectivement, elle travaille pour elle, elle démarche sa clientèle. Celle qui fait de la coiffure à domicile a une activité réduite.

J’avais aussi interrogé un prof de théâtre pour une mairie, il n’a jamais voulu monter sa boîte, il est par ailleurs comédien et cherche à obtenir le statut d’intermittent. Cela serait revenu à la même chose si on lui avait donné des vacations. Il y a donc très peu de création d’entreprises avec un projet et une idée. On note cependant une forme d’autonomie dans le travail qui peut être présente, y compris dans une situation de salariat déguisé. Il y a moins de contrôle sur les horaires, la présence physique est moins nécessaire… C’est très présent dans les propos des auto-entrepreneurs.

“Tout temps qui n’est pas travaillé est un temps sur lequel on n’est pas rémunéré. C’est la loi du travail indépendant”

Paradoxalement, ils se sentent plus libres d’organiser leur travail comme ils veulent en étant payés à la pièce. C’est intéressant parce que tous mes enquêtés m’ont dit “je m’organise comme je veux”. C’est très faux, dans le sens où quand on leur demande à quoi ressemble leur semaine, ils sont très contraints par les horaires des entreprises avec qui ils sont en échange, par le fait que comme ils sont payés à la quantité de travail, ils se sentent tenus de travailler beaucoup. On retrouve ce que dit Foucault avec les sociétés qui sont passées d’un ordre organisé par l’Etat à des sociétés d’auto-contrôle. Un de mes enquêtés m’avait dit “si on ne s’auto-discipline pas, on va droit dans le mur”.

Quand il me disait qu’il s’organisait comme il voulait, je lui demandais si justement certains jours il se disait qu’il ne travaillerait pas, ce à quoi il répondait de manière négative. On a là une véritable intériorisation de la contrainte. Cela a pour effet une immersion assez permanente dans une logique de marché, c’est-à-dire que tout temps qui n’est pas travaillé est un temps sur lequel on n’est pas rémunéré. C’est la loi du travail indépendant.

La rémunération est plus strictement indexée sur le temps de travail que ça ne l’est dans le salariat, qui peut être compris comme l’invention d’un léger décrochage entre le temps travaillé et la rémunération, avec par exemple les congés payés. Il ne s’agit pas du salariat dans son essence, car ce n’était pas le cas au temps de Marx, mais dans ce qu’il est devenu : le socle de la protection sociale, de droits, d’un droit aux congés. Un salarié est payé le weekend ! Et ça, c’est ce que les indépendants sont en train de perdre aujourd’hui : des personnes qui pourraient être en situation de salariat mais exercent en indépendant perdent cette petite distance et se trouvent en permanence dans le calcul économique et la marchandisation du temps.

Robert Castel avait repéré que le salariat permettait de ne pas être en permanence inquiet de gagner de l’argent, qu’il pouvait y avoir une petite sérénité. La séparation stricte entre temps de travail et temps de repos disparaît et le travailleur est soumis à un modèle qui évoque le XIXème siècle et la stricte indexation de ce qu’ils récupèrent de leur travail sur leur souffrance au travail. Ils ne peuvent plus se détacher. On travaille actuellement avec des collègues [comme Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo-Santos] sur les plateformes et le micro-travail en ligne : c’est quelque chose qui s’insinue dans les petits espaces du quotidien. Un enquêté passe ses trajets de métro à faire de petites missions pour gagner quelques centimes.

Il y a une capacité à marchandiser tout le temps interstitiel. C’est le diagnostic qui a aussi été porté concernant Airbnb : si on lâche son appartement une nuit, on va quand même essayer de le rentabiliser. Airbnb s’est certes de plus en plus professionnalisé, de gros propriétaires qui possèdent de grands immeubles les font tourner, c’est donc aussi de l’hôtellerie informelle. On retrouve néanmoins ces incitations à marchandiser les temps morts, à transformer tout objet non utilisé en source de revenu potentiel. Le marché est très présent chez les auto-entrepreneurs. Les chauffeurs VTC nous disent qu’il est difficile de s’arrêter, que tant qu’ils sont connectés sur l’application, ils voient des sources potentielles d’argent qui s’activent…

“La théorie de Marx possède encore quelques vertus pour penser les mécanismes de travail actuels, notamment lorsque l’on aborde la notion de valeur.”

Certains chauffeurs nous disent qu’ils sont maladivement accrochés à leur téléphone, qu’ils attendent la bonne course toute la journée, qu’ils ont du mal à se déconnecter car ils attendent une course vers un aéroport alors qu’ils n’ont eu que de mauvaises courses. Les règles ont ceci de vertueux qu’elles sont établies collectivement, que le temps de travail est régulé. Cela oblige à mettre de la distance par rapport à la quête d’argent. Il ne s’agit pas de courir après la grosse fortune, seulement des centimes : par exemple cinq centimes pour remplir un questionnaire en ligne. Ces cinq centimes constituent une rémunération horaire très faible, très en-deçà des conquêtes du droit du travail, c’est simple.

LVSL – On vous a souvent entendu parler de Marx, notamment dans un entretien à Libération où vous évoquiez le “marxisme 2.0”. L’association entre l’auto-entrepreneuriat et Marx n’étant pas évidente, comment en êtes-vous arrivée à dresser une telle analyse dans vos recherches ?

Sarah Abdelnour – La théorie de Marx possède des vertus pour penser les mécanismes de travail actuels, notamment lorsque l’on aborde la notion de valeur : comment on produit de la valeur et comment on la répartit. On oublie souvent ce débat en ce qui concerne les chauffeurs VTC. La rhétorique politique actuelle est d’affirmer qu’Uber leur “offre du travail”, et en particulier aux jeunes des cités. C’est un discours prégnant en France, qui a aussi beaucoup sévi aux Etats-Unis. Dans la même logique, Macron avait affirmé au cours de la campagne présidentielle que cela permettait à ces jeunes d’acquérir une “dignité par le travail”.

Le travail est in fine présenté comme un “cadeau” que les entreprises font aux travailleurs. C’est assez facile d’être tenté par ce genre de discours, qui définit un “ordre du travail” particulier. Mais n’oublions pas comment se répartit le profit généré par ce travail. L’intérêt de mobiliser Marx est de remettre les choses à l’endroit sur la génération de profit par le travail et la répartition de ce profit. Quand on voit la richesse de l’homme le plus riche du monde, Jeff Bezos, alors même qu’il utilise du micro-travail à échelle internationale, cela pose question. C’est intéressant de voir ces tâches payées 5 centimes pour un travail demandé par l’entreprise, et qui demande des efforts.

On sait que depuis les années 1980, les inégalités de répartition de la valeur entre capital et travail augmentent à nouveau assez largement. Par ailleurs les derniers travaux de Piketty montrent que le patrimoine global passe de plus en plus du public au privé. Ce sont les choses de cet ordre-là qu’il faut garder à l’esprit.

LVSL – Si l’on se situe du côté de la pratique et de la recherche en sociologie, à quel point l’émergence de l’auto-entrepreneuriat depuis une trentaine d’années bouscule-t-il les pratiques des sociologues ?

Sarah Abdelnour – Nous faisons face à une nouvelle génération de travailleurs indépendants que l’on identifie progressivement mais qui pose un peu question. On avait des études sociologiques sur les indépendants auparavant, mais c’était très différent. On les abordait par le prisme familial et le patrimoine car beaucoup d’entreprises se transmettaient, alors que les auto-entrepreneurs ne viennent souvent pas de famille d’indépendants. Il est donc vrai que l’on doit modifier notre cadre et notre grille d’analyse. Les secteurs d’activités ne sont plus tout à fait les mêmes, les familles d’origine non plus. En clair, les caractéristiques sociales et les conditions de vie et de travail de ces nouveaux indépendants ne sont pas les mêmes que celles de leurs prédécesseurs.

Tout cela interroge d’abord nos pratiques d’enquête par rapport à une sociologie du travail qui avait l’habitude de se positionner dans les entreprises. Maintenant, c’est beaucoup plus éclaté. On ne sait pas toujours où voir, observer, rencontrer ces auto-entrepreneurs. Cela pose une question un peu plus “théorique” sur ce qu’est le salariat. Est-ce que l’on doit parler du salariat comme d’un “modèle perdu” ? Cela serait assez normatif. Il y a débat chez les sociologues qui travaillent sur les indépendants. Est-ce qu’il y a tout de même, dans le travail indépendant, une certaine forme d’émancipation par rapport au salariat ?

En prenant une définition marxiste “originelle” du salariat, celui-ci est défini par essence comme étant une relation d’inégalité et de domination entre le travailleur et le possédant. Mais doit-on garder cela comme socle de définition principal du salariat ? En reprenant cette définition classique (et non actualisée) marxiste du salariat, certains sociologues vont alors dire que le travail indépendant peut constituer une sorte d’émancipation. Mais ces sociologues vont davantage regarder vers le travail indépendant relativement qualifié et “organisé”. Par exemple, les coopératives d’activité et d’emploi qui peuvent être des espaces de réinvention face à un salariat jugé trop vertical.

Personnellement, même si je suis sensible à ces questionnements, j’ai tendance à me situer dans une autre approche, à l’image de celle de Robert Castel, qui dit que le salariat s’est largement transformé. Ce n’est plus tout à fait le terrain de l’exploitation comme le disait Marx. Au fil du XXème siècle, le salariat est aussi devenu un terrain d’acquis sociaux, le pivot autour duquel s’organisait notre protection sociale. Perdre le salariat c’est aussi perdre tout cela. Les deux approches se contredisent ainsi parfois. Les lectures de Castel et de Friot, qui m’ont nourries, ont aussi quelques défauts : on s’en tient à défendre un modèle ancien, notamment à cause des rapports politiques actuels, alors que malgré ces acquis, le salariat reste porteur d’inégalités. Il ne faut donc pas continuer à défendre le salariat comme le modèle le plus émancipateur, et s’autoriser à concevoir autre chose.

Il faudrait une solution qui conjuguerait le fait de mettre les travailleurs un peu plus à l’abri des rapports de domination directe qui peuvent exister dans le salariat, tout en pensant quelque chose qui sort davantage d’un capitalisme qui a une division très stricte et souvent inégalitaire de la répartition de la valeur et de la prise de décision.

Nous devons donc protéger les acquis du salariat tout en ne tombant pas dans la vision anachronique du salariat qu’en a Marx, qui aujourd’hui survaloriserait le travail indépendant. Considérer que c’est par le fait de maîtriser son processus de production que l’on s’émanciperait serait une mauvaise lecture de ce qu’il se passe actuellement. Le renouveau du travail indépendant est ainsi au service des entreprises qui en abusent, et ce serait donc une erreur de valoriser “l’autonomie” des indépendants.

LVSL – Quel est le rôle de la CEE/l’UE dans la diffusion de tels modèles? Les initiatives ont-elles été davantage endogènes à la France ou imposées par la Commission?

Sarah Abdelnour – L’entrepreneuriat est clairement un mot d’ordre à l’échelle européenne pour répondre au chômage et à la crise du pouvoir d’achat. Cependant, le cadre européen n’est pas – à première vue – absolument nécessaire pour comprendre ce qu’il s’est passé en France. Ce qu’il s’est passé en 1976 en France (pour rappel, c’est la date du début du développement des dispositifs à l’auto-entrepreneuriat) ne semble pas découler d’injonctions communautaires. Le modèle de l’auto-entrepreneuriat, et plus largement de la petite entreprise sont des idées historiquement ancrées dans la droite libérale française. On peut y ajouter l’envie de créer un modèle “à l’américaine”, notamment dans un contexte de guerre froide et d’opposition entre ce modèle et celui du bloc soviétique.

J’admets par contre que je ne suis pas allée enquêter au niveau européen, et j’aurais peut-être une réponse quelque peu différente si j’étudiais ce cadre. En tout cas, je n’ai pas constaté une omnipotence de l’Europe sur les politiques d’auto-entrepreneuriat menées en France lors de la réalisation de mes entretiens. Je n’ai pas ressenti une mainmise de l’UE, que ce soit en termes de contrôle ou d’incitations, sur les politiques menées en France en ce sens.

“Si ce n’est pas une demande de retour au salariat, il y a une vraie demande de régulation et un retour à un certain ordre économique.”

Cependant, on constate qu’il y a une certaine homogénéité dans nombre de pays européens. Il y a eu des dispositifs similaires ailleurs en Europe, en Allemagne ou en Espagne par exemple, mais c’est davantage par la réalisation de benchmarking et par les autres techniques d’harmonisation que les pays de l’Union se sont progressivement rapprochés de ce point de vue-là. De plus, il y a probablement la présence d’affinités électives entre les pays membres et la commission qui peuvent jouer. Mais je maintiens que je ne pense pas que ma réponse soit très affûtée sur ce sujet.

Il y a surtout selon moi quelque chose de plus diffus et symbolique, comme la formation homogène d’une élite politique et économique, qui fait que ces politiques sont menées partout, davantage que par des contraintes “directes” imposées par l’UE.

LVSL – Dans une perspective marxiste toujours, quels moyens ou réformes permettraient à ces nouveaux prolétaires de s’émanciper ?

Sarah Abdelnour – Malgré tout, les travailleurs des plateformes, depuis quelques années, s’organisent et ont mené des actions collectives. C’est intéressant car c’est arrivé vite alors même que l’organisation du travail d’auto-entrepreneur aurait pu nous faire penser le contraire. Celui-ci est atomisé, souvent jeune, à faible rémunération, et sans espace de discussion ou de régulation collective. Aux Etats-Unis, sur le “mechanical turk”, qui est une énorme plateforme de micro-travail appartenant à Amazon, on a par exemple assisté à des mobilisations, notamment pour être payés à des intervalles plus réguliers. Il y a aussi des applications de notation des plateformes de la part des travailleurs, créées par ces derniers, qui permettent de sanctionner les mauvais payeurs.

Avec Sophie Bernard (sociologue du travail), nous avons étudié les mobilisations des chauffeurs VTC. Les mouvements se sont réellement structurés et l’on a même constaté qu’il y avait eu des rapprochements entre une organisation de chauffeurs et l’UNSA, et une autre avec Force Ouvrière. Il y a donc aussi eu des appels aux syndicats traditionnels pour venir en appui aux VTC. La première association professionnelle de VTC s’est tout de suite mise dans le giron de l’UNSA, même si c’est un syndicat assez “autonome” qui diffère des syndicats plus anciens.

Dans les arguments de ces associations professionnelles de chauffeurs, il y a même un discours proche du syndicalisme salarié, comme la défense d’un Etat social, la critique du fait que Uber ne paie pas ses impôts en France et une critique de la destruction de l’Etat protecteur. Alors même que ce n’est pas quelque chose que l’on trouvait fréquemment dans le travail indépendant auparavant.

Il y a donc la défense d’un modèle social de la part de ces mouvements de chauffeurs, alors que la science politique montre traditionnellement que les associations d’indépendants critiquent l’Etat social, qui leur prélèverait trop d’impôts et cotisations.

Mais les choses sont plus ambivalentes, ces chauffeurs ne veulent pas tous être salariés. Florence Weber montre qu’il y a une aspiration à l’indépendance chez certaines classes populaires. Car le travail salarié qu’ils pourraient trouver est pénible, dur, et que l’auto-entrepreneuriat est perçu comme un moyen d’ascension sociale et de re-possession de son travail. Le travail indépendant peut être perçu comme moins pénible et aussi plus valorisant, ce qui est un point important. On retrouve cette rhétorique chez les chauffeurs VTC. Les choses sont donc ambiguës.

De plus, grâce à cette logique de discussion avec les syndicats, les mobilisés ont un peu plus d’espoir dans le dialogue avec l’Etat qu’avec les plateformes. Les VTC sont conscients d’une sorte de cynisme économique de ces plateformes, et sont résignés sur les enjeux économiques de celles-ci. On pourrait presque dire qu’ils en ont une analyse marxiste ! Ils affirment que les plateformes n’ont pas “intérêt” à plus les payer et disent que c’est normal, dans leur logique de profit, qu’elles ne leur offrent pas de meilleures conditions de travail. Les chauffeurs pensent, de manière réaliste, que tant qu’il y a des gens qui sont prêt à travailler sous de telles conditions, comme une sorte “d’armée de réserve”, les plateformes n’ont pas d’intérêt à revaloriser leur travail.

Toutefois, les chauffeurs essaient, parfois en vain, de boycotter certaines pratiques, comme celles des courses collectives (Uber pool) qui en réalité sont encore moins rentables que les autres. Il peut y avoir des pratiques de dénonciation entre eux, certains chauffeurs reprochent à d’autres de travailler dans des types de course comme celles d’Uber pool.

Les syndicats sont donc aussi là pour essayer de mettre les chauffeurs d’accord entre eux. Ils essaient de le faire; même si globalement les chauffeurs ont plus d’espoir dans la négociation avec l’Etat que dans le boycott collectif. Ils aimeraient revenir à un modèle qui est un peu celui du taxi, mais avec des tarifs décidés collectivement, qui ne varient pas tout le temps. En témoignent aussi les quelques affaires aux prud’hommes de chauffeurs pour faire reconnaître leur statut de salarié. Les chauffeurs ne veulent pas nécessairement que tout le monde soit reconnu comme salarié, mais que ceux qui travaillent exclusivement pour une plateforme le soient.

In fine, il y a une vraie demande de régulation, avec des tarifs minimum, voire parfois en demandant un modèle qui soit plus “haut de gamme” que les taxis. Si ce n’est pas une demande de retour au salariat, il y a une vraie demande de régulation et un retour à un certain ordre économique. La critique des pratiques fiscales et légales d’Uber est omniprésente, comme le fait qu’Uber France dit, pour sa défense dans les tribunaux, être une filiale d’Uber spécialisée dans le marketing et non le transport. Les chauffeurs sentent ainsi qu’Uber ne leur est redevable de rien, d’où la préférence de passer par l’Etat plutôt que par la négociation interne.

Karl Marx chez Balzac : l’envers de l’histoire contemporaine

« Je suis un triste prophète », se plaint Balzac dans une lettre à Madame Hanska. Pourquoi cette tristesse devant l’avenir si ce n’est parce que le futur pressenti en 1848 par l’écrivain ne correspond pas forcément aux préférences sociales et politiques de l’individu Balzac ? Balzac n’adhère pas à la marche d’une société qui, au milieu du XIXème, conteste les changements dus à la transformation économique et la mise en place douloureuse du capitalisme. Ses liens avec Mme Hanska, qu’il va enfin épouser, renforcent son parti pris pour le trône et l’église.


Européen d’avant-garde, il sillonne les routes pour retrouver sa bien-aimée en Ukraine et traverse l’Allemagne en râlant contre les révolutionnaires dont l’action contrarie ses projets financiers de rente et de profit ! Pourtant, dans son dernier roman, il offre une niche à ces gens qui font éclater la vieille société et communique ainsi, à son lecteur, la misère de la banlieue et témoigne de l’implantation du mouvement communiste chez le prolétariat. L’entrée dans sa formidable machine à écrire d’une figure imaginaire de l’intelligentsia communiste ne lui apporte-t-elle pas une certaine légitimité ?

Jamais les tensions entre les deux tenants de son écriture, la volonté de dire le monde tel qu’il le veut et celle de le dire tel qu’il le voit, n’ont été aussi fortes chez Balzac. C’est au point que l’esthétique du roman s’en ressent sans doute en même temps qu’une formidable nébuleuse créatrice se forme sous nos yeux. Malheureusement, l’état de santé de l’auteur, le temps consacré à ses projets personnels, avec son mariage et les voyages qu’il entreprend entre Paris et Wierszchownia, en Pologne, nous priveront, à jamais sans doute, que le peintre achève son tableau. Son décès, en août 1850, deux ans après la conclusion du roman laisse un sentiment de frustration.

L’Initié et Madame de la Chanterie, le parti pris de l’ordre

L’Initié est la continuation d’une première œuvre publiée 4 ans plus tôt, Madame de la Chanterie dans laquelle Balzac présente une association dite bienveillante, une conspiration secrète fomentée autour d’une aristocrate inspirée par L’Imitation de Jésus Christ et impliquée jadis dans une conspiration de chouannerie. Madame de la Chanterie, condamnée à de la prison, est soutenue par quatre personnages, emblématiques de la société réactionnaire bourgeoise : un représentant de la religion, un militaire, un magistrat et un bourgeois. Un jeune homme séduit par ce groupe va décider d’y adhérer. Le second roman raconte la première épreuve subie par le héros au bout de laquelle il sera définitivement intronisé dans la confrérie.

Si l’œuvre apparaît comme une œuvre de propagande, c’est qu’elle est conçue froidement comme telle. Balzac, toujours en peine d’argent, compte postuler pour le concours Montyon, au Prix de Vertu bien doté, dont le but est de récompenser un ouvrage fait pour les bonnes mœurs.

Ce parti pris délibéré en faveur d’un ordre bien-pensant éclate à la fin de l’Initié dans une scène de pardon – la victime présente étant le bourreau de jadis – d’un larmoyant, mélodramatique qui prouve que les bons sentiments ne font pas les grandes œuvres. Pourtant, le roman ne peut se résumer à cette apologie bourgeoise, car il montre d’une manière impitoyable une réalité sociale, la misère urbaine, et l’apparition de ghettos sociaux avec l’irruption d’éléments nouveaux, comme le communisme. Le roman capte la nouveauté et séduit totalement.

Je me permets ici de notifier à mon lecteur, qu’il ne soit pas offensé par la leçon, quelques éléments de contexte historique. De 1842 à 1844, Madame de la Chanterie est publiée dans la presse en 4 parties. En 1847, au cours d’un séjour à Wierschownia, Honoré de Balzac s’attèle à l’écriture de L’initié tandis que Karl Marx jette le Manifeste sur du papier blanc. Le 1er août 1848, L’Initié paraît, en 18 chapitres dans le Spectateur républicain. Enfin, en 1854, les deux romans, publiés du vivant de Balzac, sont ré-édités sous la forme d’un seul ouvrage : L’Envers de l’histoire contemporaine.

L’exclusion au cœur de Paris

Justement classés par Balzac dans la section Scènes de la vie parisienne, les deux romans, réunis sous le titre L’envers de la société contemporaine, dessinent une sociologie de Paris qui préfigure d’une manière criante certaines situations d’exclusion.

La première mission confiée à Godefroid, le héros du roman, est située avec précision : la famille qu’il doit espionner et éventuellement aider habite dans un immeuble situé rue Notre Dame des Champs, derrière le boulevard Montparnasse.

Ce lieu est abandonné par les pouvoirs publics : non pavé, il se transforme en un terrain de boue, sur lequel des planches permettent une circulation hasardeuse. Il est isolé, désert et très dangereux. Monsieur Bernard explique à Godefroid qu’on ne peut sortir la nuit, car le moindre risque est de s’y faire voler ! Et la nuit commence à 6 heures du soir à défaut d’éclairage. Lorsque Godefroid, après avoir rendu compte de sa mission à Madame de la Chanterie, veut rentrer dans son logement rue Notre Dame des champs, cette dernière refuse de le laisser partir à pieds et l’oblige à prendre un cabriolet. L’insécurité se joint au délabrement des maisons. Les constructions sont laides, de mauvaise qualité. Aucun aménagement de confort n’est fait.

La population qui y vit est toujours misérable. Sans aucune solidarité, on s’y fait exploiter sans pitié. Les mœurs sont féroces. La tenancière joue sur tous les tableaux pour profiter du plus misérable ; enfants et vieillards, les plus fragilisés dans l’échelle sociale sont les victimes désignées de cette cruauté. Mme Vauthier fait travailler deux enfants pauvres et orphelins contre une nourriture de misère. Leur journée de travail est épuisante et pour eux il n’y a aucune issue. Le petit Népomucène explique sans effroi qu’à sa mort, on utilisera ses os pour que, broyés, ils servent à raffiner le sucre.

Premier souci pour ces malheureux privés de tout : la santé ! Elle est au centre des préoccupations de la famille dont doit s’occuper Godefroid puisque Vanda de Mergi, la fille de monsieur Bernard, souffre d’une maladie étrange et dépend entièrement des médecins.

D’ailleurs, c’est le premier dispositif que prend l’association caritative de Madame de la Chanterie : trouver 12 médecins qui rentrent dans son jeu, placer dans chaque arrondissement de Paris, un de ces savants pour qu’ils puissent accéder aux demandes des miséreux certes, les soigner mais aussi signaler les cas sociaux. Il est difficile de se soigner quand on est pauvre et le pauvre monsieur Bernard sait bien comment son apparence misérable peut rebuter un médecin ! Le docteur Berton qui veille sur le quartier délabré de Montparnasse habite symboliquement rue d’Enfer !

En 1848 Paris est découpé en 12 arrondissements.

La première initiative de Godefroid est justement de contacter un fameux médecin polonais et, à force d’argent, de le convaincre de s’occuper de Vanda. La misère est décrite par Balzac, celle des vêtements élimés, usés, celle des figures pâles, affamées : rien n’est laissé de côté : le prix du bois, des œufs, du lait, des repas. On assiste à une saisie pour dettes, on voit la misère d’un vieillard poussé à dormir à la rue et la dégradation morale d’un garçon obligé au vol pour survivre.

Trois occurrences du mot communiste sont faites dans le roman. Le terme s’est-il déjà trouvé dans le monde balzacien ? L’actualité semble forcer la plume de l’écrivain.

Le monde ouvrier

La première fois, le mot est employé par Alain, un des Frères de la consolation. Sa prochaine mission consiste à infiltrer le prolétariat d’une grande fabrique, à s’insinuer auprès de 100 ou 120 foyers ouvriers pour les retenir dans la bonne voie ! Dans cette grande fabrique « tous les ouvriers sont infectés des doctrines communistes ». « Ils rêvent une destruction sociale, l’égorgement des maîtres ». « Ces pauvres gens » sont « égarés sans doute par la misère avant de l’être par de mauvais livres ». Or pour les amis d’Alain, « ce serait la mort de l’industrie, du commerce, des fabriques »

Alain prévoit que la tâche risque d’être longue et qu’il se cachera sous le rôle de contremaître dans l’usine pendant un an. Va-t-il réussir à détourner des ouvriers du communisme ? Balzac n’évoquera plus cet épisode. Alain réapparaît une fois à la fin du roman alors qu’il est absent lors du premier retour de Godefroid, rue Chanoinesse où logent les associés, sans évoquer son expérience ouvrière.

L’implantation des idées communistes au sein de la classe ouvrière française est donc décelée dès 48 par Balzac qui semble suivre de près l’actualité politique. Sans doute n’est-il pas impossible de voir dans la mention des mauvais ouvrages que lisent les ouvriers une allusion au Manifeste du parti communiste de Karl Marx, parution très contemporaine. Balzac se tient au courant de tout ce qui est nouveau.

Cependant il n’y a pas que dans les basses classes que se propagent les idées communistes.

La figure de l’intellectuel communiste

En 1848, un nouveau type, doté d’un certain nombre de propriétés particulières, rejoint dans l’univers balzacien une collection préexistante, celle des médecins géniaux.

C’est que Moïse Halpersohn est médecin, génial, émigré polonais, et… communiste. Par deux fois il est nettement signifié comme tel.

Tout le monde semble connaître la position idéologique de ce médecin très doué, qui possède « la science innée des grands médecins » auquel Godefroid confiera la vie de Vanda et qui la sauvera. Le père de Vanda dit qu’il ne fonde plus ses espoirs que sur lui et le décrit à Godefroid. Avec l’hésitation que connote l’emploi de trois points de suspension il ajoute à ce portrait un dernier élément : « Enfin il est … communiste ». A bout d’arguments devant cet homme qui choisit ses malades souvent en raison de leur richesse, Godefroid l’interpelle en lui rappelant que comme Vanda il est Polonais et en plus communiste.

L’auteur semble bien informé sur le mouvement révolutionnaire puisqu’il précise « cet ami du révolutionnaire Lelewel », ce dernier étant un Polonais républicain exilé en France, expulsé et finalement exilé en Belgique.

Lié étroitement à Mme Hanska, aristocrate polonaise, Balzac connaît la situation de la Pologne asservie par la Russie. Le couple aura d’ailleurs à souffrir de l’autoritarisme du tsar qui ne laissera pas Mme Hanska, après son mariage avec un Français libre, disposer de ses biens. A Paris comme en Allemagne, il fréquente les milieux polonais patriotes mais reste cantonné dans un cercle aristocrate. Mme Hanska, quant à elle se défie, de ces émigrés politiques. En mai 1850, elle a l’occasion de s’arrêter en Galicie auprès de la comtesse Mniszech, belle-mère de sa fille et approuve l’attitude de celle-ci qui a préféré payer pour ne pas héberger d’émigré polonais ! « Car partout où l’on a reçu ces personnages, non seulement on s’en est repenti pour le présent, mais même pour l’avenir tous les gens de ces maisons-là ayant été suspectés de communisme, de socialisme et autres poisons et venins semblables. »

Pourtant, étonnamment, son appartenance au mouvement communiste ne disqualifie nullement le médecin qui jouit d’une grande considération et gagnera dans son milieu la célébrité. Le portrait de ce personnage est néanmoins paradoxal. Balzac en brosse les traits physiques, qui relèvent de la caricature et révèlent ses préjugés antisémites.

Juif polonais, Halpersohn a un nez « hébraïque » ( « courbé comme un sabre de Damas » mais son front est large et noble car polonais ! D’ailleurs, la comparaison de cet individu, vieillard de 56 ans, à Saint Joseph surprend. Son regard avait « l’expression curieuse et piquante des yeux du juif polonais, ces yeux qui semblent avoir des oreilles ».

Le nom du personnage vient certainement de l’établissement Halpertine and Son, banquiers juifs de Galicie, que Balzac mentionne souvent dans sa correspondance avec Mme Hanska. L’argent se trouve liée à l’élaboration du personnage.

Pourtant, sa cupidité est-elle en relation avec son caractère « juif » selon les préjugés habituels ? Pas sûr. L’auteur laisse planer l’ombre d’une explication différente. Car Halpersohn ne se défend pas devant Godefroid de sa rapacité mais explique « chacun fait le bien à sa manière et croyez que l’avidité qu’on me prête a sa raison. Le trésor que j’amasse a sa destination. Elle est sainte. » A quelle entreprise cet admirateur de Lelewel fait-il allusion ? Cet homme qui n’est pas forcément passionné par la médecine, qui vit dans un environnement qui ne ressemble en rien à celui d’un médecin, qui a beaucoup voyagé, est-il engagé dans une entreprise collective ? Nous n’en saurons rien car si des marques sont faites pour un développement d’une intrigue Balzac n’a pas eu la possibilité d’aller plus loin dans l’élaboration romanesque.

En tout cas, il permet d’aborder le thème de la médecine et d’enrichir ce sujet. En effet, par l’intermédiaire d’Halpersohn, Balzac évoque le développement des recherches, montre qu’il est au courant des études sur les névroses, ou sur l’homéopathie. Il cite des médecins européens, notamment allemands. Halpersohn, grâce à ses voyages, a acquis l’expérience la plus diversifiée et complète de la médecine traditionnelle avec des pratiques populaires.

Balzac montre que cet homme va aller plus loin que les médecins français, jaloux d’ailleurs de son succès, et va réussir. Communiste, Halpersohn est apprécié de sa cliente, la baronne de Mergi qui lui est reconnaissante de sa guérison totale. Cet homme qui sait se défendre d’un vol comprend aussi les situations délicates et sait pardonner. Il va jusqu’à gentiment tenter d’amadouer le grand-père choqué par le méfait commis en toute bonne intention par son petit-fils. On le sent proche de la famille de la patiente et attentif à leur bonheur. Bref, jamais le médecin n’est présenté comme un homme immoral ou dangereux, malgré ses idées politiques.

Si l’individu génial semble imposer sa présence et ses convictions à son auteur et ses lecteurs, il reste que pour les amis de Godefroid, lutter contre la propagation des idées communistes chez les misérables est une priorité.

La lutte contre les idées communistes : l’argent, le nerf de la guerre

Pour lutter contre la propagation du mal, l’idée de Madame de la Chanterie est de créer une organisation secrète. Elle est bâtie sur un groupe très étroit, fonctionne incognito et demande au nouveau membre une initiation psychologique et une épreuve avant l’adhésion. Comme pour une secte, le groupe habite une demeure commune située par l’auteur rue Chanoinesse. C’est la religion catholique qui règle leur but et leur vie comme elle plane sur leur habitat situé derrière Notre Dame de Paris.

Cette organisation intervient auprès des infortunés quel que soit leur milieu. Ainsi Monsieur Bernard, retraité, ancien magistrat, deviendra-t-il leur obligé. Mais l’auteur nous montre l’influence des Frères de la consolation sur les travailleurs et met en scène la méthode des pieux militants pour en démontrer l’efficacité.

Dans la première partie de l’Envers de l’histoire contemporaine Godefroid assiste à un entretien entre le vicaire et un ouvrier qui se voit refuser de l’aide. Nous apprendrons ensuite que c’était un filou. Puis, il entend la conversation de deux malheureux qu’assiste la confrérie et la conversation montre que les idées passent grâce à la bienveillance offerte.

S’il est facile d’avoir de l’influence sur des familles bourgeoises déclassées, les travailleurs des fabriques sont plus difficiles à toucher. L’association offre une aide financière qui l’attache à elle puisque les emprunteurs sont tenus de la rembourser quand ils le peuvent. Attirés par le prêt, tenus par cette dette d’honneur, les malheureux ne perdront pas leur temps à se révolter et seront contraints d’accepter par cette voie douce l’ordre social existant.

Avec un réalisme proche du cynisme le plus complet, Balzac juge là cette initiative à son poids. Elle tient bien la route et l’argent accumulé équivaut à une véritable fortune. Le capital de départ, cautionné par une banque amie, ne cesse d’enfler depuis douze ou quinze ans « à la façon des boules de neige » et l’argent placé sur ces quelques 2000 familles couvre facilement les comptes non soldés. En tout, ce sont près de 5000 foyers qui sont tenus dans les mains de l’organisation.

Aussi Godefroid comprend-il mieux la proposition de départ de Madame de la Chanterie et de ses confrères : pour gérer ce « capital considérable » il faut un véritable comptable. Godefroid est prêt à troquer l’aventure sociale auprès des démunis pour tenir un livre de comptes.

Le roman est-il capable de pousser la jeunesse de 1848 à s’engager dans la voie étroite du militant pieux et capitaliste ? Il ne paraît pas avoir connu beaucoup d’écho. La lecture de ce dernier roman donne l’impression qu’un nouveau monde est en gestation, et que sous nos yeux travaille un Balzac renouvelé. Roman raté alors ? Que nenni !

Karl Marx admire l’écrivain et reconnaît sa capacité à dévoiler la réalité sociale. Mais se doute-t-il qu’en 1848, cette formidable machine à écrire est en passe de faire de lui et de ses semblables un personnage de cette vaste Comédie humaine ?

 

Par Martine Gaertner.

Disparition de Domenico Losurdo, philosophe humaniste et révolutionnaire

Nous avons appris avec tristesse la disparition de Domenico Losurdo, professeur à l’université d’Urbino, philosophe marxiste éminent et spécialiste de la pensée hégélienne. C’est un théoricien et un militant de premier plan que perd le mouvement progressiste italien et international.


Dans sa Contre-histoire du libéralisme, il a analysé l’histoire violente, coloniale, patriarcale, ayant pieds et mains liées avec la réduction en esclavage de millions d’êtres humains, les exécutions de masse, l’enfermement des pauvres et des vagabonds, d’une idéologie supposément émancipatrice, mais qui ne profite en réalité qu’à une poignée de propriétaires blancs. Il a mis en exergue les « clauses d’exclusions » des droits dont la pensée libérale se glorifie : femmes, ouvriers, hommes de couleurs, nations entières sont mis à l’écart des privilèges de la minorité. On retrouve dans cette histoire, des théories et des techniques de guerres qui seront à l’œuvre dans les fascismes européens. Fascisme qu’il faut comprendre comme un produit endogène du capitalisme en crise et en lutte contre l’ennemi communiste : non comme une monstruosité tombée du ciel, qui n’aurait aucun rapport avec la réalité préalable des sociétés européennes.

Parallèlement à cette critique sans concession du voile idéologique que revêtent les atrocités commises par les centres capitalistes, Domenico Losurdo dénonça ce qu’il a appelé l’ « autophobie communiste » de ceux qui sont appelés à lutter contre cet ordre des choses. Autophobie qu’il distingue du travail essentiel d’auto-critique. L’intériorisation des valeurs des classes dominantes par les dominés en lutte, amènent ceux-ci à se mépriser et à rejeter progressivement ce qui fait la puissance du mouvement pour l’émancipation universelle : « au narcissisme hautain des vainqueurs, qui transfigurent leur propre histoire, correspond l’autoflagellation des vaincus » écrit-il dans Fuir l’Histoire visant ainsi la réaction suscitée par l’effondrement du bloc de l’est. Dans cette perspective, Losurdo remet rigoureusement en cause une lecture facile, intellectuellement et politiquement paresseuse, qui consiste à voir l’étatisme en tant que tel ou l’autorité d’un individu supposément diabolique (Staline) comme raison des échecs de l’URSS. Prenant à contre-pied cet axe de critique libertaire, il voit au contraire dans l’injonction au dépérissement rapide de l’État, dans la difficulté à fonder des institutions juridico-politiques stables, dans les affres de l’utopisme, les principales causes de l’état d’exception permanent qui a marqué l’histoire du « socialisme réel » et qui a pu ouvrir les voies aux violences les plus inacceptables.

“La lutte des classes”, par Domenico Losurdo from Les Films de l’An 2 on Vimeo.

Dans le champ plus strictement philosophique, il nagea à contre-courant – suivant ainsi les pas de Lukacs – dans un travail rapprochant la pensée de Hegel de celle de Marx et Engels. Contre-courant des travaux de Louis Althusser par exemple, cherchant à déshégélianiser les propositions de Marx (en jouant au classique Marx contre Engels), rejetant les concepts d’aliénation, de négation de la négation, d’humanisme, etc. Dans son Hegel, critique de l’apolitisme, Losurdo revient au contraire sur l’intérêt fondamental de la philosophie hégélienne dans son rapport à la politique et la revitalisation qu’elle autorise de certains aspects du marxisme : « La vision nihiliste de la liberté “abstraite” ou “formelle”, qui a prévalu dans la tradition ou dans la vulgate marxiste, représente un incontestable appauvrissement par rapport à celle bien plus articulée de Hegel. ». La dissolution de l’État et de la famille dans la société civile mise en avant par les jeunes Marx et Engels, lui semble théoriquement erronée : l’État doit prendre la main sur cette société civile que Hegel désignait comme une “bête sauvage” .

Dans la lignée de Gramsci, il insista sur la catégorie d’aufhebung – que nous pouvons traduire improprement en français par “dépassement” – qui lui permet de se démarquer de l’illusion de pouvoir, et du danger de vouloir, “faire table rase du passé” en tant que tel. Nous pouvons toujours uniquement nous démarquer d’un passé déterminé, des aspects négatifs d’une époque particulière et non de ce qu’elle laisse de positif. Les mouvements populaires doivent savoir s’approprier les meilleures moments de l’ascension au règne du capital, par exemple l’avènement de la pensée des Lumières qui vient briser les dogmatismes féodaux, qui invite l’homme à penser librement, à se fixer lui-même ses propres règles. Lumières dont la bourgeoisie s’écartera à mesure qu’elle intègrera les restes de féodalisme pour mieux maintenir sa domination sur la classe travailleuse. Il n’existe pas pour Losurdo de coupure absolue dans l’histoire ; c’est faire preuve de fanatisme et d’aveuglement que de désirer une telle coupure. Il ne s’agit pas d’anéantir l’adversaire historique, mais conquérir la domination, l’intégrer, le faire travailler pour l’intérêt général (il prend comme exemple la NEP en 1921 en URSS), jusqu’à ce que sa fonction soit absolument obsolète.

“Le dépassement, ce n’est pas la négation abstraite et totale, c’est hériter de quelque chose. Le dépassement de l’ordre bourgeois n’exclue pas l’héritage des meilleures choses de la révolution bourgeoise.” Domenico Losurdo, “Togliatti, Gramsci, un entretien”

Domenico Losurdo travailla ainsi a peaufiner la dialectique matérialiste dont Marx et Engels jetèrent les premières fondations, de manière à la sortir de toute caricature, tout réductionnisme et toute unilatéralité. Dans son livre sobrement intitulé La lutte des classes, il balaye les lectures naïves, utopiques de cette notion, en montrant la pluralité des formes et des réalités qu’elle peut recouvrir : luttes d’émancipation des femmes exploitées par l’homme, luttes d’émancipation des nations dominées contre les nations dominantes, et non simplement lutte du prolétariat contre la bourgeoisie. Nous n’avons jamais à faire à des luttes de classes pures entre prolétaires et bourgeois dont les figures seraient clairement identifiables et dont nous pourrions nous faire des images stéréotypées.

Il défendit, dans la même perspective, une vision réaliste de l’internationalisme comme solidarité entre nations, opposée à celle, ubuesque, d’une dissolution des nations dans une société communiste planétaire. Prenant l’exemple du continent européen, il citait une phrase d’Engels d’une actualité brûlante : « Une sincère collaboration internationale des nations européennes n’est possible que lorsque chaque nation singulière est pleinement autonome dans le cadre de son territoire national. ». De sorte que le philosophe italien su ne jamais céder aux sirènes de l’immédiateté : il n’a jamais rien concédé aux eurobéats émanant de la destruction du Parti Communiste Italien qui ont annihilé la gauche italienne, et permis la casse austéritaire du pays et la remontée de l’extrême-droite. Il ne s’est jamais laissé tromper par les discours belliqueux toujours plus vigoureux de l’impérialisme1, qu’ils fussent russophobes, sinophobes, serbophobes, etc. Tout cela, dans les pires années de réaction néo-libérale qu’ont été les années 1990 et 2000.

“Le caractère concret n’est pas synonyme d’immédiateté : il peut y avoir une immédiateté “abstraite” et même une vitalité “abstraite”. L’abstraction n’est pas un processus purement mental.”

Domenico Losurdo fut ainsi ce marxiste entreprenant et courageux qui laisse derrière lui une œuvre importante qui nous offre des clefs pour comprendre et agir sur le monde actuel dans le sens de l’émancipation socialiste des peuples. Il nous livre les armes de critique des idéologues libéraux (les rejetons de Bentham, Locke, Constant, Burke, Siéyès, etc.), ou réactionnaires comme Nietzsche et Heidegger. La lecture de Losurdo, plaisante par la clarté de son expression, a la vertu de déciller les yeux sur l’âpre matérialité du monde, de faire tomber les simplismes et les idéalismes, traçant de cette sorte la voie des possibles révolutionnaires sans sombrer dans un conservatisme immoral, ni un utopisme impuissant. Qu’une ample reconnaissance des mouvements progressistes vienne couronner ses écrits : en excellent connaisseur de Hegel, Domenico Losurdo savait que c’est au bout du chemin, lorsque la nuit tombe, que la chouette de Minerve prend son envol.


Quelques ouvrages de référence de Domenico Losurdo :

  • Contre histoire du libéralisme, La Découverte, 2013
  • Gramsci : Du libéralisme au « communisme critique », Éditions Syllepse, 2005
  • La lutte des classes, Delga, 2016
  • Nietzsche. le rebelle aristocratique : Biographie intellectuelle et bilan critique , Éditions Delga, 2016
  • Heidegger et l’idéologie de la guerre, PUF, 1998
  • Critique de l’apolitisme, la leçon de Hegel d’hier à aujourd’hui, Delga, 2012

Les rendez-vous en hommage à Domenico Losurdo à La Librairie Tropiques (63 rue R. Losserand Paris 14e) par son éditeur Aymeric Monville :

  • mardi 3 juillet 19h30 : la présentation prévue de l’Etre et le Code de Michel Clouscard sera étudiée dans une perspective hégéliano-marxiste chère au penseur italien
  • vers le 10 juillet (LA DATE SERA PRECISEE) : nous consacrerons une séance entière à l’étude de la pensée de Losurdo sous toutes ses facettes.
1 A ce sujet , pour comprendre la montée des tensions et l’importance cruciale du dollar dans la forme contemporaine de l’impérialisme qui ne se confond pas avec celle de la première moitié du Xxème siècle, voir le cours EFI de JLM https://youtu.be/KWUbkFy3xYs, sa note de blog https://melenchon.fr/2018/06/25/dette-americaine-etats-unis-encore-solvables/ ou encore l’article en anglais très documenté de Mohamed Dyklan du Parti de la Volonté Populaire (Syrie) : http://kassioun.org/en/statements-documents/item/20988-the-imperialist-spectre-of-russia

“Le populisme fleurit là où on masque la lutte des classes” – Entretien avec Guillaume Roubaud-Quashie

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Guillaume Roubaud Quashie, directeur de la revue Cause Commune

Directeur de la revue Cause Commune, Guillaume Roubaud-Quashie est membre de la direction du PCF. A ce titre, il a dirigé l’organisation de la dernière université d’été du parti, lors de laquelle le populisme est entré au coeur des débats.

Vous êtes directeur de la revue Cause Commune, éditée par le PCF et auparavant intitulée La Revue du projet. Pourquoi ce changement de nom ? S’agit-il, aussi, d’un changement de projet ?

Plus que d’un changement de nom, il s’agit d’un changement de perspective. La Revue du Projet, comme son nom l’indique, portait essentiellement sur la question du projet du Parti communiste. Mais ce dont le Parti communiste a besoin va au-delà : c’est de faire davantage parti, c’est-à-dire, de mettre davantage en coordination les différentes forces, les différences expériences pratiques, théoriques et politiques. Et pour mettre en coordination ce qui reste sans doute la première force militante du pays, cela demande un peu d’organisation. De ce point de vue, la revue a un objectif de convergence. Pourquoi une revue pour le Parti communiste ? Pour offrir aux communistes la possibilité de savoir ce qui se fait, ce qui se travaille, ce qui se cherche. Pour permettre aux communistes de participer mieux et davantage. C’est pourquoi nous considérons que Cause Commune est une revue d’action politique. Nous traitons aussi des problématiques plus immédiates. Par exemple, dans notre premier numéro, nous nous sommes intéressés à la façon de constituer un collectif de défense de La Poste.

Il y a donc un changement de perspective important. Il s’agit plus d’une nouvelle revue que d’une simple version 2.0 de la précédente. Nous abordons les questions d’organisation, les questions électorales et la vie politique en général. On y ajoute donc une dimension plus concrète. Vous savez, le Parti communiste produit beaucoup de choses – et c’est une de ses forces –, mais le niveau de lecture peut parfois être faible. La raison en est que les communistes, confrontés à un temps limité et à une pléiade de possibilités de lectures, finissent parfois par faire le choix de l’abstention. L’idée, ici, est de leur dire qu’en dehors de l’Humanité qui a une autre fonction et une autre périodicité, Cause Commune entend traiter le large spectre des sujets communistes. À cela, s’ajoute un objectif de mise en mouvement et de formation des militants, tout en conservant à la revue un caractère très ouvert.

Le nom, Cause commune, vient du fait que nous affirmons qu’il faut plus de parti et non moins de parti, qu’il faut plus de mise en commun. Notre rôle est d’être un des acteurs de cette mise en commun. C’est une perspective qui est, en un sens, opposée à celles qui prennent acte de la vie en lignes parallèles des luttes émancipatrices voire la théorisent. Nous croyons qu’il faut au contraire faire cause commune.

Votre revue a pour but explicite de s’adresser aux adhérents du PCF et d’animer la vie démocratique et intellectuelle du parti. Comment expliquez-vous ce choix spécifiquement interne ? N’avez-vous pas peur de négliger l’extérieur et que cela implique un cloisonnement intellectuel ? On reproche souvent aux partis d’être repliés sur eux-mêmes…

Le Parti communiste est évidemment celui qui est le plus accusé d’être une espèce de secte absolument repliée sur elle-même. C’est une légende bien connue. Il suffit pourtant de lire l’Humanité, « le journal de Jean Jaurès », qui n’est pas l’organe du Parti communiste, même s’il y a des liens et des proximités. S’il y a un journal qui est largement ouvert au-delà des communistes, c’est bien celui-ci. Donc il n’y avait pas de raison de fond de faire une espèce de version mensuelle de l’Humanité. Il faut soutenir et développer ce journal et, en même temps, ce qui manquait, c’était justement cet outil qui permet d’utiliser la richesse de ce parti. C’est là la mission propre de Cause commune, sans esprit de secte : la revue reste pleinement ouverte à tous les lecteurs !

Vous avez organisé l’Université d’été du PCF dont nous avons rendu compte dans nos colonnes. Parmi les thèmes qui ont suscité le débat, il y a eu la question du populisme, à laquelle nous ne sommes pas insensibles à LVSL comme l’illustre notre dossier sur les gauches espagnoles. Le populisme, comme méthode politique, est largement critiqué au PCF. Pouvez-vous revenir sur ces critiques et leurs fondements ?

Le débat est en cours au PCF et je ne veux pas fermer des portes à l’heure où notre congrès entend les ouvrir en grand, donnant pleinement la parole et la main aux dizaines de milliers d’adhérents communistes. Je n’exprime donc ici qu’un point de vue personnel, tel qu’il est pour l’instant stabilisé avant le large débat collectif qui s’annonce. Je sais les réflexions plurielles et mon camarade Alain Hayot qui a beaucoup écrit sur le sujet, a sans doute un autre regard, par exemple. Pour moi, il y a deux questions. Le populisme est présenté comme la grande forme de proposition alternative importante. Et il ne faut pas prendre ça de haut puisque la force qui présente cette option politique comme une alternative – la France insoumise – est la principale force progressiste du moment.

La première question, c’est celle du populisme tout court. C’est un mot très employé et dont le contenu n’est pas toujours très clairement défini. En réalité, ce mot a une étrange histoire qui renvoie à des moments très différents. Le premier moment lexical du populisme renvoie au socialisme agraire russe, les Narodniki, qui n’a rien à voir du tout avec ce qu’on appelle « populisme » aujourd’hui : c’est eux qui ont introduit les textes de Marx en Russie ; c’est avec eux que Lénine polémique… Le second moment renvoie à une expression progressiste plus vague : le populiste est celui qui est favorable au peuple. Après tout, c’est ce que dit le mot, étymologiquement parlant, et tout le monde est à même de l’entendre ainsi sans être un éminent latiniste. C’est pourquoi il y avait le prix populiste, ce prix littéraire qui était remis à des auteurs progressistes qui parlaient du peuple et pas uniquement de héros de la bourgeoisie.

Et puis, il y a le moment qui commence dans les dernières décennies du XXe siècle. C’est le moment Pierre-André Taguieff qui vient relancer cette espèce de conception du populisme qui consiste à dire qu’il n’y a plus de lecture gauche-droite, mais une lecture de type cercle de la raison, au centre (libéraux de gauche, libéraux de droite, etc.), versus les fous à lier, de part et d’autre de cet axe central. Il s’agit, en quelque sorte, du décalque, en politique, de la lecture sociale insiders versus outsiders. Ce dernier modèle sociologique dont l’essor est d’ailleurs contemporain de celui du « populisme » façon Taguieff prétend ainsi qu’il n’y a plus de classes car la société a été confrontée à une gigantesque « moyennisation » ; ne reste plus que les insiders (ouvriers, cadres, patrons…) d’une part et les outsiders, vrais miséreux qui, seuls, ont droit à quelque (maigre…) charitable intervention. Je ne développe pas, mais la simultanéité n’est jamais fortuite aimait à rappeler le grand historien Ernest Labrousse… Bref, avec le populisme de Taguieff, c’est-à-dire le populisme, tel qu’il est repris par la grande masse des journalistes et des hommes politiques : soit vous êtes au milieu, entre personnes raisonnables qui acceptent l’économie de marché, soit vous êtes dans la catégorie des déments indifférenciés, celle des populistes.

 

“Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.”

 

Pour ma part, je trouve cette conception dangereuse et inopérante. D’un simple point de vue descriptif, mettre Marine Le Pen et Hugo Chavez dans la même catégorie politique, ce n’est pas un progrès de la pensée politique.. Il s’agit de pensées profondément différentes, donc forger un mot qui explique qu’il s’agit de la même chose, c’est une régression au plan intellectuel. Cela ne permet pas de mieux nommer et comprendre les choses ; au contraire, cela crée de la confusion. Plus profondément, cette dernière est dangereuse puisque cela consiste à dire que tout ce qui est une alternative à la situation actuelle, tout ce qui conteste le dogme libéral relève de ce terme qu’est le populisme. Pire, si le populisme est cette catégorie infâmante désignée à caractériser ceux qui opposent « le peuple » aux « élites » alors qu’il n’y aurait, bien sûr, que des individus dans la grande compétition libre, comment ne pas voir combien cette notion forgée par des libéraux invalide immédiatement toute option de lutte des classes ? Comment penser que ce n’est pas aussi un des objectifs de cette théorisation ? Vous dénoncez les exilés fiscaux ? Populiste ! Vous attaquez les grands média ? Populiste ! Vous notez les proximités entre le monde de la finance et celui des dirigeants politiques des grandes formations ? Populiste ! Accepter la notion, c’est accepter de voir invalidé tout discours de classe.

Gérard Mauger a raison selon moi quand il dit dans son intervention, que le populisme, c’est une forme d’« insulte polie », une façon de discréditer. Par ailleurs, lisez Taguieff, pour lui, le populisme, c’est d’abord un « style ». Personnellement, je ne classe pas les forces politiques en fonction de leur style, mais en fonction des objectifs qu’ils nourrissent. Le style est secondaire. J’ajoute que c’est faire un beau cadeau à la droite et à son extrême. Puisque l’extrême droite, en n’étant pas qualifiée comme telle, devenant « populisme », n’est plus le prolongement de la droite, c’est mettre des digues absolues entre Eric Ciotti et Marine Le Pen ; le premier étant censé appartenir au monde raisonnable central et la seconde relever de la catégorie distincte et sans rapport du « populisme ». Beau cadeau de respectabilité à la droite au moment même où elle court après son extrême… Ensuite, renoncer à qualifier l’extrême droite en usant du mot de droite et du mot d’extrême pour lui privilégier la notion de « populisme », c’est lui retirer deux fardeaux (personne n’est « extrême » ; le discrédit de la droite parmi les couches populaires reste large) et lui offrir le peuple (tout le monde entend bien « peuple » dans « populisme », sans agrégation de lettres classiques !). Bref, je sais que ce point de vue n’est pas celui de tous mais, à mes yeux, cette notion est une régression et un danger. Le débat se poursuivra car il n’est pas question de le trancher ici !

La seconde question renvoie évidemment aux conceptions de Chantal Mouffe autour du « populisme de gauche ». Au départ, Mélenchon expliquait aux journalistes qui lui collaient cette étiquette populiste : si le populisme, c’est dénoncer les collusions, etc., etc., alors qu’on me taxe de populiste. Néanmoins, il le faisait sur le mode de la récusation et de la provocation. Aujourd’hui, sa position a changé puisqu’il assume cette stratégie « populiste de gauche » théorisée au départ par la philosophe belge. La tâche se complique ainsi et il faut faire la différence entre le populisme taguieffien des journalistes quand ils parlent de Marine Le Pen (… et de Mélenchon) et le populisme de Mouffe. Pour ce qui est de Chantal Mouffe, il s’agit d’un projet théorique qui est plus solide que ce que fait Taguieff. Annie Collovald refuse d’ailleurs de parler de concept pour le populisme de Taguieff, et considère que c’est à peine une notion qui frise l’inconsistance. C’est ce qu’elle explique dans un ouvrage qui selon moi reste fondamental, Le populisme du FN, un dangereux contresens [2004].

 

“Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».”

 

Chez Mouffe, et en réalité chez Laclau, on est face à une réponse, dans le domaine de la social-démocratie, élaborée dans la panade des années 1980. Période au cours de laquelle toutes les grandes conceptions social-démocrates traditionnelles sont mises en difficulté, sans parler bien évidemment de la situation des socialismes réels qui étaient par ailleurs combattus par la social-démocratie. Les amis de Mouffe et de Laclau, depuis longtemps en opposition aux communistes, ne vont bien sûr pas se rapprocher des communistes soviétiques dans les années 1980, au moment même où triomphe la grasse gérontocratie brejnévienne et post-brejnévienne où le système soviétique montre toutes ses limites et son inefficience. Le populisme nait donc d’une recherche de renouveau de la pensée social-démocrate, quand d’autres vont inventer, avec Giddens et Blair, la « troisième voie ».

Quels problèmes cela pose pour nous ? D’abord, la question de classe est complètement explosée. Dans la pensée de Chantal Mouffe, c’est clair, net, et précis : il n’y a pas de classe en soi, mais des discours des acteurs. Il s’agit d’un postmodernisme caractéristique de la pensée des années 1980, pensée d’ailleurs très datée : il n’y a pas de réalité mais d’indépassables discours. Il n’y a pas d’intérêt objectif de classe ; d’où l’importance accordée au mot plus vague de « peuple ». Est-ce un progrès ou une régression ? Nous considérons que la question de classe est une question centrale ; elle l’est même nettement plus aujourd’hui qu’hier. Il suffit d’ouvrir les yeux sur les évolutions du capitalisme contemporain. On est ramenés aux socialismes utopiques que Karl Marx combattait. C’est amusant de voir aujourd’hui le beau film de Raoul Peck, Le Jeune Karl Marx, qui évoque ces débats avec tous ces socialistes rêvant en dehors du monde de classe…

Deuxièmement, l’horizon des communistes reste un horizon universaliste qui pose le communisme comme objectif. Cet horizon est complètement absent chez Mouffe pour qui il faut trouver une manière de gérer les dérives du capitalisme et les antagonismes dans ce qu’elle appelle un cadre « agonistique » (un cadre de combats, de tensions, de conflits – agôn, en grec). Puisque pour elle, les conflits sont inépuisables et penser les abolir serait contraire à l’anthropologie profonde, selon sa lecture de la « nature humaine » qui se revendique de Freud. Tout cela me semble poser plus de problèmes que cela n’en résout… Dire qu’on renonce à l’objectif de dépassement des conflits de classe, au moment où le capitalisme est de plus en plus inefficient et criminel, me paraît être inopérant et négatif. Donc même si la proposition de théorique de Mouffe est intéressante – au sein de la social-démocratie, elle refuse la capitulation pure et simple façon Blair et Schröder et permet ainsi que se mènent bien des combats communs –, elle débouche sur un horizon limité. Il s’agirait de renoncer au communisme au moment même où le capitalisme ne parvient clairement plus à répondre aux possibilités de développement de l’humanité. L’humanité a les ressources et les savoirs pour répondre aux grands défis (faim, santé, logement, culture, développement durable…) mais le capitalisme, parce qu’il vise le profit étroit et maximal de quelques-uns, tourne le dos à ces perspectives et approche le monde de l’abîme.

Pourtant, lorsque Pierre Laurent écrit un ouvrage intitulé 99%, il oppose un « eux » et un « nous », qui va plus loin que la simple classe traditionnellement révolutionnaire aux yeux des marxistes – le prolétariat. Bref, il fait lui aussi du populisme, non ?

Absolument pas, ici, on est dans la logique qui est celle de l’alliance de classe, qui est une logique que le PCF a souvent adoptée. Thorez faisait déjà cela dans les années 1930 ; ce n’est pas du populisme. D’ailleurs, une des lectures bien connues des communistes de ces années là est Ce que sont les amis du peuple de Lénine dans lequel il détruit les populistes russes. Donc non, ce n’est pas du populisme, c’est l’idée, déjà développée par Lénine, selon laquelle il est possible de faire des alliances avec d’autres classes, loin du « solo funèbre » de la classe ouvrière.

Pierre Laurent part d’une analyse du capitalisme contemporain qui ne profite plus qu’à une toute petite minorité. Il ne profite même pas aux petits entrepreneurs. Donc certes, il y a les salariés tout court, qui représentent une très large majorité des travailleurs, mais il y a aussi les petits patrons, qui sont insérés dans des chaînes de donneurs d’ordre qui font d’eux des quasi-salariés, puisqu’ils sont dominés par de grandes entreprises. Ils pâtissent donc aussi du système capitaliste. Ajoutons l’ubérisation et sa masse d’auto-entrepreneurs et on comprend pourquoi Pierre Laurent a raison d’élargir l’horizon au-delà de la seule classe définie par la place dans les rapports de production.

Mais en termes de méthode il y a une convergence, sur l’idée d’opposer le « eux » de la petite minorité et le « nous » du reste de la population…

Sur le « eux » et le « nous », entendonsnous bien. C’est une expression largement utilisée avant Mouffe, par exemple chez le chercheur britannique Richard Hoggart dans La Culture du pauvre. Pierre Bourdieu diffuse cet essai qui popularise cette dichotomie entre un « eux » et un « nous » dans les sciences sociales. Hoggart ne se définissait pas pour autant comme populiste, donc cette idée du « eux » et du « nous » n’est pas une marque déposée du populisme.

Un des éléments qui a cristallisé les oppositions est l’utilisation du terme « gauche ». Il est évident qu’analytiquement, la gauche existe. Mais est-il nécessaire, après le quinquennat de François Hollande, et le discrédit qui porte sur cette étiquette, d’utiliser le terme « gauche » ? Ainsi que le dit Iñigo Errejon dans LVSL, la bataille politique ne devient-elle pas, dès lors, une bataille pour l’étiquette ?

C’est une question très importante et l’entretien d’I. Errejon est très intéressant. Dans les forces de gauche, beaucoup raisonnent « toutes choses égales par ailleurs » (ce qui était, est et sera, etc.). Or, il est certain, et ça tout le monde le sait, que le positionnement de la population par rapport à l’étiquette « gauche » s’est largement détérioré, même si beaucoup d’acteurs politiques se sont aveuglés là-dessus. Ces derniers sont restés attachés à ce signifiant (le mot « gauche »), alors qu’il avait un signifié (le contenu, le sens) de moins en moins clair dans le pays. D’ailleurs, « l’existence analytique » de la gauche dont vous parlez mériterait peut-être d’être interrogée. C’est un peu une manie de métaphysicien que de rattacher des contenus définitifs à ce mot « gauche » alors que ce terme recouvre des contenus très variables. Il est vrai que lorsque le PCF est la principale force de gauche, celui-ci opère une redéfinition du mot « gauche », le dotant d’un solide et indubitable contenu de classe. François Mitterrand, verbalement, laisse faire un certain temps et l’opération lexicale des communistes connait un certain succès, bien au-delà de ses rangs. Ces combats d’hier ont toujours une efficace aujourd’hui : voyez combien il a été difficile pour François Hollande d’être considéré comme « de gauche » au vu de la politique qu’il menait. Ça lui a coûté très cher.

 

“Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande.”

 

Après le LEM, j’ai proposé des éléments d’analyse de cette difficile question dans feu La Revue du projet (dossier « Quatre essais sur la gauche », La Revue du projet, n°50, octobre 2015). Sauf qu’en même temps, ce qui a moins été vu, c’est que le PCF a moins de pouvoir de définition qu’avant sur le contenu du mot « gauche », et donc que la force subversive de cette étiquette s’est érodée. Les expériences sociallibérales ont petit à petit vidé de son sens ce terme pour une partie notable de la population, sans faire disparaître son contenu passé pour une autre.

Je crois donc qu’il faut avoir un point de vue dialectique sur le sujet. Il faut toujours se référer à la gauche, puisque cela veut encore dire quelque chose de fort pour beaucoup de gens, mais il faut éviter d’utiliser ce terme seul et sans contenu explicite puisqu’il est aujourd’hui associé négativement à des expériences libérales comme celle de François Hollande. La proposition de la France insoumise, de LREM voire du FN de ne pas se situer clairement par rapport à ce terme consistait à essayer d’aller récupérer ces gens pour qui le mot gauche est un mot perdu, associé à des expériences négatives et à des conceptions politiciennes de la politique. Il s’agissait aussi de composer avec le rejet du clivage gauche-droite, qui est devenu un repoussoir pour beaucoup de monde.

Continuer à utiliser le terme « gauche » comme si de rien n’était impliquerait alors de s’adresser uniquement à ceux à qui le mot parle, mais s’aliéner le reste de ceux pour qui il ne veut plus rien dire. Je crois donc que la solution consiste à utiliser cette notion avec modération, mais surtout, insister sur les contenus. Plutôt que de dire seulement « nous sommes pour une politique de gauche », qui est un discours abstrait et qui n’est pas compris par tous, il est sans doute préférable d’expliquer que « nous sommes pour l’augmentation des salaires, les droits des salariés, les services publics, etc. » voire « Nous sommes pour une politique de gauche, c’est-à-dire pour l’augmentation des salaires… ».

L’un des reproches régulièrement adressés au populisme repose sur la place des affects en politique. Ceux qui se revendiquent du populisme affirment qu’il est nécessaire de prendre en compte les affects et l’esthétique lorsque l’on construit un discours et un programme, et de ne pas s’appuyer uniquement sur la raison, c’est-à-dire sur la véridicité des idées et des discours. Est-ce pour vous de la démagogie ? Doit-on refuser les affects en politique ?

Non, bien évidemment que non. Avec la politique, il y a forcément des dimensions affectives et esthétiques qu’il faut prendre en compte. Et il faut reconnaître, de ce point de vue, que la France insoumise a réfléchi à ces questions et a fait des choses intelligentes et plutôt fortes. Quel est le point de désaccord ? Revenons à Mouffe. Elle est dans une relation postmoderne dans lequel l’horizon rationnel se dissout. Le problème, ce n’est pas juste d’intégrer la dimension affective, c’est de renoncer à la dimension rationnelle. Personnellement, je veux bien qu’on utilise toutes les armes de communication à notre disposition, mais toujours avec une finalité rationnelle et avec un primat rationnel. Ce n’est pas le cas chez Mouffe, chez qui les discours flottent sans lien avec le réel.

 

“L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique…”

 

Portrait de Lénine ©Wikimédia commons

Utiliser les affects n’est donc pas problématique en soi ; tout le monde utilise les affects. Là où les choses deviennent plus dangereuses, c’est lorsqu’on considère qu’on doit patauger dans ces affects et s’y soumettre. Il faut au contraire avoir en permanence l’objectif de les dépasser très vite. Il est primordial d’amener au maximum vers une large réflexion rationnelle. L’affect est une contrainte nécessaire, et non un objectif en soi, si l’on veut que le peuple soit acteur, et qu’on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique… qui est par ailleurs mortel. L’horizon du communisme ne consiste pas à être guidé par des bergers éloquents, mais à avoir un peuple acteur et conscient. Et puisque nous sommes en plein centenaire, faut-il rappeler la perspective de Lénine ? “C’est à l’action révolutionnaire consciente que les bolchéviks appellent le prolétariat.”

Précisément, sur cette figure du leader charismatique, on peut avoir le sentiment que le PCF est un peu traumatisé par son passé stalinien et la façon dont des figures ont pu faire l’objet d’un culte. À tel point que le parti semble être dans le refus de cette fonction tribunicienne. Faut-il s’en tenir au « ni dieu, ni César, ni tribun » de l’Internationale ou faut-il être capable de penser la nécessité des médiations et la façon dont un individu est capable d’incarner quelque chose à un moment donné, et d’exercer une fonction de traduction des demandes politiques dans le champ politique ?

Le mouvement ouvrier a toujours eu des figures de proue, bien avant Staline. Il y avait des bustes de Jaurès dès son vivant. L’idée que Staline a inventé le culte de la personnalité, que celui-ci relève de la pure importation est complètement absurde et ne résiste pas à l’analyse. La figure tribunicienne est pour nous une limite, parce qu’on quitte le domaine rationnel pour renforcer le domaine affectif. Quand ce n’est plus un objectif politique qu’on soutient mais une personnalité, quand le peuple troque son esprit critique contre l’adoration d’une figure humaine (et donc faillible…), il y a toujours danger. Cette limite a bien évidemment une force puisqu’elle permet aussi d’entrainer les individus vers un but commun. Gramsci disait “Il est inévitable que la révolution, pour les grandes masses, se synthétise dans quelques noms qui semblent exprimer toutes les aspirations et le sentiment douloureux des masses opprimées […]. Pour la plus grande partie des masses […], ces noms deviennent presque un mythe religieux. Il y a là une force qu’il ne faut pas détruire.” Encore une fois, il s’agit d’une contrainte, et non d’un objectif. Reste que, la présence d’un tribun peut aider, et il n’y a pas besoin de remonter si loin que ça. Une figure comme Georges Marchais – mon ami Gérard Streiff y revient un peu dans sa belle petite biographie – a bien sûr pu, un temps, incarner et rendre visible l’option communiste.

 

“Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire.”

Crédits Photo
Antonio Gramsci, intellectuel communiste et fondateur du PCI.

 

Aujourd’hui, les responsables communistes sont confrontés à cette question de l’incarnation. Et Pierre Laurent, de ce point de vue, a eu raison de signaler qu’il est important de poser la question sociale et ce à quoi renvoie l’incarnation. Pourquoi est-ce que Georges Marchais, aussi, avait cette puissance d’évocation et d’entrainement ? Parce qu’il s’agissait d’un ouvrier d’une famille populaire. Cela joue beaucoup, même si ce n’est pas tout. Même chose pour Maurice Thorez, qui était au départ mineur, et qui était capable d’argumenter et de vaincre des technocrates de la bourgeoisie. C’est important, parce que cela opère en creux la démonstration que les travailleurs, si profondément méprisés, sont capables, en travaillant, d’avoir les ressources pour diriger le pays. Cela envoie un signal important, puisque l’objectif des communistes est bien de faire parvenir cette large classe laborieuse au pouvoir, ce qui implique qu’elle sente bien qu’elle en est capable et que le mépris que la bourgeoisie lui voue est infondé. C’est un objectif essentiel lorsqu’on voit à quel point les incapables qui gèrent ce monde sont en train de l’envoyer dans le mur.

Pierre Laurent a donc expliqué qu’il nous fallait davantage cet objectif jusque dans la direction du Parti, en donnant une forte place aux diverses facettes du large spectre du salariat. Je suis parfaitement d’accord avec lui : je crois que nous avons à travailler vite et fort sur cet enjeu. Aucun des autres grands partis ou « mouvements » ne semble s’en préoccuper lorsqu’on observe que leurs dirigeants sont presque tous issus de CSP+. Le problème dans le pays est qu’il y a des millions d’ouvriers et d’employés, et qu’ils sont très peu représentés en politique aux échelons de direction. C’est une situation qui nous préoccupe, nous, et qui ne peut pas durer.

Parmi la bataille de tranchée intellectuelle que se livrent marxistes orthodoxes et populistes post-marxistes, Gramsci fait figure de point nodal. Les intellectuels populistes s’appuient largement sur le concept de sens commun développé par Gramsci et sur l’idée qu’il est nécessaire de construire une hégémonie nationale-populaire. Mais les marxistes reprochent à ceux-ci de vider la pensée de Gramsci de son contenu de classe. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Gramsci a écrit beaucoup, mais assez peu en réalité, et sur de nombreux sujets. Ses réceptions sont très nombreuses, très variées et très contradictoires. Parmi les usages fréquents de Gramsci, et qui vont contre ses textes, il y a l’idée qu’il serait un marxiste… antimarxiste ! C’est-à-dire, un marxiste qui relègue les questions économiques au second plan. Ce n’est pas du tout ce que dit Gramsci, mais c’est l’usage de masse. C’est la camelote soi-disant gramscienne qu’on nous refile souvent.

Selon celle-ci, Gramsci aurait compris l’importance des questions culturelles alors que les marxistes ne les prenaient pas en compte. Ça, c’est le « gramscisme pour les nuls ». Donc effectivement, les « populistes », Alain de Benoist et d’autres, piochent dans Gramsci ce qui leur permet de se dire qu’on peut s’occuper d’autres questions que les questions de classe. C’est un usage alibi de Gramsci.

C’est une erreur profonde, puisque Gramsci réfléchit dans un cadre marxiste et qu’il prend en compte les questions économiques qui restent déterminantes en dernière instance. L’usage qui est fait de Gramsci par les populistes est donc un usage assez banal qui s’arrête à la crème du capuccino pour bazarder le café, comme le font tous les libéraux.

Par ailleurs, il est reproché à des intellectuels comme Chantal Mouffe ou Iñigo Errejon leur excès de constructivisme et la dimension postmoderne de leur analyse lorsqu’ils parlent de construire un peuple. Il s’agit pour eux de dire qu’il n’y a pas de pour soi déjà là – ni d’en soi, du moins pour Chantal Mouffe –, que c’est aux acteurs politiques, par leurs pratiques discursives, d’élaborer ce sujet politique pour soi. Marx ne faisait-il pas déjà la même analyse lorsqu’il distinguait le prolétariat en soi et le prolétariat pour soi ?

Mais justement non, parce que ce n’est pas seulement dans la « pratique discursive » que l’on construit les sujets politiques, mais par la lutte, et cela n’existe guère dans le référentiel populiste qui met en avant les discours. Comment est-ce que les gens se mettent en mouvement ? Bien sûr, les discours ont leur importance, mais cela n’est pas l’essentiel…

Mais précisément, le terme de pratique discursive ne renvoie pas uniquement aux discours, mais à toutes les actions qui ont un effet symbolique…

Historiquement, on a fait une distinction entre ce qui relève du discours et de la parole, et à l’inverse, des choses concrètes. Cette distinction est utile et pertinente, notamment en matière politique. Pourquoi ? Parce que la politique, lorsqu’elle se met en place, est d’abord une affaire de discours. Par là même, cela met à distance les couches populaires dont le métier et la formation ne tournent pas de manière centrale autour de l’usage des mots, des bons mots, des belles formules… D’où, à l’inverse, la présence de nombreux avocats en politique La grande majorité du peuple n’a évidemment pas appris la rhétorique, ce qui la place d’emblée dans une situation d’infériorité et de délégation visàvis de ceux qui « parlent bien ».

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Donc, lorsque l’on s’intéresse au salariat, il est très important de distinguer ce qui relève du discursif et ce qui relève de l’expérience concrète. Les personnes et les consciences ne se mettent pas en mouvement par une simple démonstration, comme dans les rêveries du socialisme utopique et le gauchisme où l’on vient avec son petit plan rationnel qu’il suffit d’exposer et le socialisme se fait comme deux et deux font quatre. Une des grandes leçons de Marx en la matière remet à sa place la force du verbe. En effet, c’est à travers les luttes, et notamment les luttes victorieuses, que l’on met en mouvement le grand nombre.

 

“Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche.”

 

Revenons à Cause Commune. Pourquoi fait-on un dossier sur la façon dont on peut sauver le bureau de poste proche de chez soi ? Parce que le fond du problème, et de ce qu’a été le déclin du PCF (années 1980-1990-début des années 2000), c’est lorsque vous avez une démonstration concrète de l’impuissance et de l’inutilité de l’action collective. Le déclin du PCF n’a pas eu lieu de la façon dont certains fabienologues [les spécialistes de la place du Colonel Fabien, là où siège le PCF, ndlr] le disent. Pour eux, il provient de décisions du comité central (« Le 4 avril 1983… », « le 3 avril 1987 », « le 1er août 1978, lorsque Georges rentre de la chasse… »). Ces explications sont superficielles et ne vont pas au cœur du problème. Je vais vous donner un exemple. À la fin des années 1970, il y a une grande marche des sidérurgistes, qui sont beaucoup mieux organisés que le reste du salariat. La masse des gens est moins organisée et observe l’action des sidérurgistes, très impliqués et qui bénéficient d’un fort soutien syndical et politique. Or cette action échoue malgré leur lutte acharnée. Cela entraine des conséquences immédiates, incomparables à la force des discours et des résolutions de Georges, Charles ou que sais-je. Les gens se disent « si on lutte, on perd, donc autant que je me débrouille tout seul » et « c’est inutile de monter un syndicat dans ma petite entreprise où il n’y en a pas, puisque même les sidérurgistes, si organisés, se font laminer ». Cela révèle toute la puissance de l’expérience. La vérité du déclin du PCF est celle-là : l’expérience concrète de l’inefficacité de l’action collective qui conduit au repli des individus sur leur sort personnel.

Certes, le verbe est important, et il est aussi apprécié par les couches populaires qui apprécient le bon mot et la belle phrase. D’ailleurs, c’est l’honneur du Parti communiste de n’avoir jamais été démagogue et de n’avoir jamais « parlé mal » pour « faire peuple ». Au contraire, nous avons toujours eu à cœur de nous exprimer de la façon la plus belle et la plus noble possible. Lisez donc les discours de Maurice Thorez ou de Jacques Duclos, ce n’est ni Sarkozy ni O’Petit ! Néanmoins, plus que le verbe, c’est l’action qui est la plus déterminante. Il faut faire la démonstration que l’action collective marche. Plus encore, il faut faire faire aux gens l’expérience que l’action collective est efficace. Parce que cela réamorce des pompes essentielles pour l’emporter politiquement. Je me réjouis des 19,5% obtenus par Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, mais ils ne suffisent pas, on n’ira pas au bout simplement avec ça et la puissance du verbe.

Par ailleurs, chez Marx, ce n’est pas le verbe qui permet de passer d’un prolétariat en soi à un prolétariat pour soi. C’est justement par les luttes et les relations dialectiques que le prolétariat entretient avec les autres classes qu’il prend conscience de lui-même. Aujourd’hui, on a un problème de conscience de classe, et il est de taille. Celle-ci a reculé très fortement au profit d’autres grilles « eux/nous » comme les délirantes mais ascendantes grilles raciales. Cependant, plutôt que d’être dans la nostalgie du « c’était mieux avant », il faut se poser fermement la question de savoir comment il est possible de reconstruire une conscience de classe. Nous devons amplifier ce travail mais vous pouvez compter sur les communistes pour le mener.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara pour LVSL

Crédits photo :

Roger Gauvrit

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Wikipédia

Le revenu universel et son monde

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Affiches_Benoit_Hamon_recouvre_Fillon.jpg
©Chris93

Les déclarations récentes de B. Hamon au sujet du revenu universel ont permis de reposer la question du travail et de la place qu’il occupe dans notre société. Face aux discours omniprésents consacrés à la défense de la valeur travail, il semble sain de relativiser son importance et de se donner les moyens d’imaginer une société dans laquelle le travail ne constituerait plus l’horizon de l’existence humaine. Tel est le point de départ « idéologique » des défenseurs – les plus progressistes – du revenu universel.

Je suis moi aussi philosophiquement attaché à la société du travail. Je pense qu’on peut s’y épanouir, y trouver une utilité. Mais j’observe aussi que des gens aspirent à moins travailler, car le travail les broie. Je suis frappé de constater que cette idéologie du travail est portée par des gens qui appartiennent à des catégories plutôt heureuses d’aller travailler et qui n’ont qu’une connaissance très lointaine de la réalité du travail, quand celui-ci est difficile, quand on en tire un revenu qui ne donne pas de quoi vivre, quand il ne permet pas de consacrer du temps à ses enfants…

Benoît Hamon, Janvier 2017

On ne peut revenir ici sur l’histoire de cette notion, dont on rappellera simplement qu’elle fut brandie d’abord par les ennemis de la sécurité sociale et plus généralement de la prise en charge par l’État d’un certain nombre de services ainsi rendus « publics » (soins, éducation etc.). L’idée était simple : plutôt que de socialiser ces services en en confiant l’administration à des cadres divers (État, autogestion par les travailleurs etc.), il fallait les offrir au secteur marchand en donnant simplement aux citoyens devenus consommateurs un peu d’argent pour se les payer (pas forcément assez d’ailleurs). Ainsi la santé (mais aussi l’éducation, les transports etc.) pourrait devenir un nouveau terrain de jeu pour les entreprises privées, les investisseurs, les publicitaires etc.

Mais admettons que le projet actuel de revenu universel échappe à cette stratégie du tout-marchand et constitue un projet de société plus global et libéré du travail. Mais que serait alors ce monde du revenu universel ? B. Hamon a le mérite d’être clair : ce revenu vient entériner la segmentation du monde du travail entre une partie de la population heureuse de faire ce qu’elle fait (sans doute de moins en moins nombreuse au vu de la dégradation des conditions de travail qui touche peu à peu toutes les professions) et une seconde partie, défavorisée, que le travail ne ferait que « broyer ». Et plutôt que de modifier les conditions de travail et s’interroger sur le sens des métiers exercés aujourd’hui, dont l’utilité sociale et l’accomplissement de soi qu’ils permettent est souvent plus que douteux, on choisit de transformer magiquement les travailleurs et purs et simples consommateurs. Mais il y a un mais.

En effet, les consommateurs en question consomment au final des produits fabriqués par… d’autres travailleurs. Très souvent très loin d’eux, pauvres, surexploités, invisibilisés etc. Mais travailleurs tout de même. Rappelons à ce sujet que l’argument de l’informatique est une foutaise puisque la planète n’a jamais compté autant d’ouvriers qu’aujourd’hui. Voilà donc le monde probable du revenu universel : des super-travailleurs heureux et épanouis (sans doute dans la pub, l’informatique, le design etc.), des ouvriers du Tiers-Monde, invisibles et des consommateurs qui se voient accorder quelques miettes d’un gâteau dont la production leur échappe désormais complètement.

Pourtant, la transformation sociale et écologique de notre société, de nos modes de production et de consommation exigera du travail. Ne serait-ce que pour sortir de notre dépendance envers les multinationales, relocaliser la production et lui donner un visage humain. C’est à nous de faire en sorte que ce travail soit non pas un broyeur d’individus mais offre à chacun la possibilité de s’accomplir dans des travaux qualifiés, autogérés et sources de fierté. Marx s’exprimait déjà ainsi il y a plus de 150 ans, contre les idéologues du travail-souffrance et pour ouvrir la possibilité d’une production librement décidée par et pour les individus associés, et donc source d’émancipation. C’est cela que les marxistes appelaient : rendre aux travailleurs les moyens de production. Soit le projet communiste :

Tu travailleras à la sueur de ton front ! C’est la malédiction dont Jéhovah a gratifié Adam en le chassant. Et c’est ainsi qu’Adam Smith conçoit le travail comme une malédiction. Le « repos » apparaît dès lors comme l’état adéquat, synonyme de « liberté » et de « bonheur » (…). Sans doute a t-il raison de dire que le travail dans ses formes historiques, esclavage, servage, salariat, apparaît toujours comme un travail rebutant, comme un travail forcé imposé de l’extérieur, en face duquel le non-travail représente « la liberté » et le « bonheur ». (…) Le travail de la production matérielle ne peut [devenir attractif] que 1. si son caractère social est posé, 2. (…) s’il est l’effort de l’homme non pas en tant que force naturelle dressée de telle ou telle manière, mais en tant que sujet (…) [d’une activité de production] qui règle l’ensemble des forces de la nature.

Marx, Grundrisse [1857-1858], Editions Sociales, 2011, p. 569-570 (trad. mod.)

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Si, si ! La lutte des classes existe toujours, je vous assure !

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« La lutte des classes, je n’y ai jamais cru, jamais » affirmait en janvier 2013 le ministre « socialiste » Jérôme Cahuzac dans un débat télévisé face à Jean-Luc Mélenchon. Il est rare aujourd’hui d’entendre parler de lutte de classe aux heures de grande écoute et beaucoup s’imaginent sans doute que la lutte des classes a cessé d’exister avec le Mur de Berlin et l’Union Soviétique. Alors quoi ? La lutte des classes n’existe plus que dans la tête de quelques sociologues qui ont du mal à tourner la page ? Vraiment ? Petite présentation de l’idée de lutte de classe à destination de celles et ceux qui n’y « croient » pas.

Mais au fait, qu’est-ce qu’une classe sociale ?

On parlait déjà de classes sociales avant la naissance de la sociologie, avant même que Marx et Engels ne systématisent la notion dans le Manifeste du Parti Communiste en 1848. Machiavel opposait le « Peuple » aux « Grands », les Romains les Patriciens aux Plébéiens, les Grecs les citoyens aux métèques et aux esclaves… Pour les comprendre et les organiser, on divise les sociétés en groupes sociaux pour ainsi dire depuis que les premières sociétés humaines se sont formées.

« Ce n’est pas à moi que revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles. »

Lettre de Marx à Weydemeyer 1852

Dans la théorie marxiste, la société de classes est apparue lorsqu’est apparue la propriété privée des moyens de production. Entendez la possession par quelques-uns des outils de travail, des machines, des capitaux, des terres… Une classe (attention, moment vulgate) existe de par les conditions de sa reproduction sociale, selon qu’elle vit en vendant sa force de travail ou grâce aux profits tirés du travail d’autrui. C’est le rapport à l’outil de travail (possession ou simple usage) qui fonde l’existence d’une classe dans le monde social.

Pour justifier l’existence des classes, on peut partir de l’échelle locale, d’un niveau micro, d’une situation que tout le monde connaît. Lorsqu’un salarié fait face à son employeur, l’un va mettre en avant des revendications (meilleur salaire, conditions de travail améliorées…) qui entreront nécessairement en contradiction avec les intérêts de son employeur, lequel aura intérêt à accroître le temps de travail et à augmenter ses profits (cf. le fameux partage de la valeur ajoutée).

Or, si l’on ne considère plus cette situation de face à face dans sa singularité, mais qu’on admet qu’elle se répète dans toutes les entreprises, partout dans le monde, chaque fois qu’il s’agit de produire un bien ou un service, on comprend que ces individus isolés aux intérêts divergents, appartiennent à des ensembles plus importants qui découpent la sociétés en classes. L’agrégation de ces intérêts divergents, partout les mêmes, se traduit au niveau social, par l’existence de classes sociales, par l’existence d’antagonismes de classes.

Par ailleurs, il convient de noter que réduire l’existence des classes à leur domination économique, est une erreur. Pierre Bourdieu approfondit ici la pensée de Marx, et systématise des considérations implicites à celle-ci. Le capital économique est à lier avec la détention d’un capital social (les fameux réseaux que l’on peut se faire, les connaissances, les contacts) et d’un capital culturel (qui peut être incorporé – la culture générale par exemple, institutionnalisé – diplômes, objectivé – posséder des livres etc.) ; la possession du capital économique détermine (autant qu’il est conditionné par) la possession des deux autres types de capitaux.

Mais alors combien de classes ?

(Spoiler alert : il n’y a pas que les bourgeois et les prolétaires)

Alors non, il n’y a pas que les bourgeois et les prolétaires. Je vous le dis. Karl Marx, étant quand même l’un des plus grands intellectuels de l’Histoire, s’était rendu compte que la réalité était un peu plus complexe et ne pouvait pas être ramenée à un clivage binaire entre bourgeoisie et prolétariat. Marx, dans Les Luttes de Classes en France et dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, identifie plusieurs classes : la bourgeoisie industrielle, l’aristocratie financière, les propriétaires terriens, la petite-bourgeoisie (artisans et commerçants), le prolétariat, la classe paysanne, et le lumpenproletariat (c’est-à-dire littéralement, le « prolétariat en haillons », le sous-prolétariat).

Ce que dit Marx en revanche, c’est que ce paysage social complexe, tend vers sa simplification. Les lois économiques façonnent le monde social. Et, du fait du double-effet de l’accumulation du capital d’une part et de la prolétarisation de la société (et de sa paupérisation) de l’autre, deux classes se renforceront au détriment de toutes les autres : le prolétariat et la bourgeoisie. La richesse et la misère se concentreront aux deux pôles antagonistes de la société.

Voilà pour le constat de Marx. Il importe de noter que ce découpage de la société concerne l’analyse faite de la société française du milieu du XIXème siècle et demande à être adapté selon le lieu et l’époque.

Consécration et refoulement de l’analyse en termes de classes

Après la fin de la Seconde Guerre Mondiale, alors que le poids des idées socialistes et communistes est considérable tant sur l’échiquier politique que dans le monde universitaire, alors qu’un certain Jean-Paul Sartre déclare à ce propos que « Le marxisme est l’indépassable philosophie de notre temps », les classes sociales deviennent un outil sociologique reconnu. En 1954, Jean Porte établit pour l’Insee une nomenclature des Catégories Socio-Professionnelles, qui, remaniée en 1982 donne naissance à la nomenclature des Professions et Catégories Socio-professionnelles (PCS) toujours en utilisation. Cette nomenclature classe toutes les professions et repose sur les mêmes bases que l’analyse de Marx un siècle plus tôt. Sont ainsi identifiés huit groupes sociaux : agriculteurs ; artisans, commerçants, chefs d’entreprise ; cadres et professions intellectuelles supérieures ; professions intermédiaires ; ouvriers ; employés ; chômeurs et retraités.

De la même manière, le Code du Travail, résultat des luttes sociales du monde ouvrier depuis le début du XXème siècle, a reconnu le statut de subordination juridique : un employé et un patron ne sont pas deux égaux discutant autour d’un café de comment produire telle marchandise. Un lien de subordination, c’est-à-dire en définitive un rapport de force existe entre eux. Quelque-chose qu’a semble-t-il oublié (il ne peut s’agir que d’un oubli, voyons !) Madame El Khomri avec sa loi du printemps dernier (lire à ce sujet, l’article de Guillaume Fondu sur LVSL).

Ces deux exemples témoignent de l’institutionnalisation dont a fait l’objet l’idée de lutte des classes. On peut cependant analyser avec une certaine ironie, que la reconnaissance sociale dont faisait l’objet l’idée du découpage de la société en classes antagonistes, est à lier avec la puissance de la classe ouvrière : la division de la société en classes passait pour évidente tant que la classe ouvrière et les idées marxistes étaient puissantes, et a été jetée aux oubliettes sitôt que le rapport de force social instauré par un prolétariat organisé s’est effondré et s’est retourné contre lui. 

Jusqu’aux années 1970-80, le marxisme est hégémonique dans le monde universitaire. Son effondrement sera pourtant brutal avec pour commencer la publication de L’archipel du goulag en 1976 qui provoque un traumatisme dans le monde intellectuel comme dans l’opinion publique, publication suivie par l’effondrement du bloc soviétique 15 ans plus tard. Le marxisme est condamné en même temps que le système qui vient de s’effondrer, et on assiste à la mise au placard, pour des raisons au demeurant très conjoncturelles et très politiques, des classes sociales comme outil d’analyse du monde social. C’est un moment où la sociologie effectue un recentrage sur l’individu, sur le niveau micro et où les discours politiques, soucieux d’apparaître le plus lisse possible, jettent aux orties les vieux oripeaux du passé, et avec lui l’idée même de lutte des classes.

Que reste-t-il des classes aujourd’hui ?

Alors, finie la lutte des classes ? Nous l’avons dit, tant que le monde social est fractionné entre les possédants et les non-possédants, entre ceux qui peuvent vivre sur leurs ressources et ceux qui doivent en passer par le rapport salarial et vendre leur force de travail pour assurer la reproduction de celle-ci : la société dans laquelle nous vivons est une société de classes. Par ailleurs, comme le fait remarquer Bernard Friot, on n’abolira pas la lutte des classes un beau jour. Elle persistera toujours. Ce que nous pouvons faire en revanche, c’est lutter afin de résoudre les contradictions sur lesquelles elle repose, afin d’euphémiser, de rendre moins dur le monde social. Cette euphémisation de la lutte des classes n’est cependant aucunement comparable à la situation actuelle où les contradictions du capitalisme sont toujours plus saillantes, et où les luttes sociales sont provisoirement endormies, ce sujet fera l’objet d’un prochain article. 

On vous le dit au passage, il y a un film qui s'intitule "Le jeune Karl Marx" qui sort en mars, allez voir la bande-annonce ! On fera un article dessus de toute façon.
On vous le dit au passage, il y a un film qui s’intitule “Le jeune Karl Marx” qui sort en mars, allez voir la bande-annonce ! On fera un article dessus de toute façon. Capture d’écran Youtube

Un point important pour notre conclusion : Marx opère une distinction qui a son importance. Il distingue une classe en soi, d’une classe pour soi. Comprenez : d’une part une classe qui existe objectivement, qui se définit sociologiquement mais qui n’a pas conscience de ses intérêts de classe, et de l’autre une classe consciente d’elle-même qui s’organise afin de peser dans le monde social.

Le XXème siècle a été marqué par de très nombreuses luttes sociales, le prolétariat était alors organisé en syndicats (dont le premier d’entre eux, la CGT), et était structuré par un parti puissant (bien évidemment, je veux parler du Parti Communiste Français). Or, les années 1980, 1990 et 2000 furent marquées par un brouillage des identités de classe et partant, par un effondrement de la conscience de classe, pourtant préalable essentiel à toute lutte sociale et à tout progrès social.

Cet effondrement de la conscience de classe s’explique par deux facteurs. D’abord parce que plus personne (ou presque) ne parle de lutte des classes, tandis que les discours politiques et médiatiques nient de manière systématique la division de la société en classes (1) ; et ensuite sur un plan objectif, parce que le paysage social a subi de profondes mutations (2). A partir des années 1970, s’est amorcée une phase de désindustrialisation combinée à une dynamique de tertiarisation de l’économie (montée en puissance du secteur des services) et à l’apparition du chômage de masse. La reconfiguration du paysage de classes a fait éclater le bloc organisé et pleinement conscient qu’était le prolétariat industriel. Les ouvriers n’ont pourtant pas disparu. Ce n’est pas parce qu’on n’en voit jamais aucun au JT de David Pujadas qu’ils n’existent plus. Les classes populaires (ouvriers + employés) représentent 50% de la population, et sont pourtant oubliées. Ces classes, autrefois appelées « classes dangereuses » par la classe dominante, ne sont plus organisées et n’ont plus voix au chapitre. Une classe pourtant reste très organisée et pleinement consciente de ses intérêts, ce n’est pas celle que l’on attend : il s’agit de la grande bourgeoisie.

“La lutte des classes existe, et c’est ma classe qui est en train de la gagner” 

Warren Buffet, milliardaire américan

Aussi je vous le dis, les classes sociales existent toujours, et la lutte des classes également. Le prolétariat, classe pour soi, a été éparpillé et piétiné. Ne restent plus aujourd’hui que des classes en soi sans conscience et sans possibilités d’action (à l’exception de la classe dominante naturellement). Les dominés ont désarmé de manière unilatérale, l’oligarchie continue de jouer à la lutte des classes, elle. Le rapport Oxfam publié aujourd’hui le prouve : 8 milliardaires possèdent autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité (comptez tout de même 3,7 milliards de personnes). En France : 21 personnes possèdent autant que 27 millions de Français.

La lutte des classes est endormie, pas morte. Et les années à venir marqueront à coup sûr une renaissance de la conscience de classe et une recrudescence des luttes de classes. Il ne sera bientôt plus question de « fluidifier le dialogue social », « dialogue » qui ressemblait ces dernières années bien davantage à un monologue de la classe dominante et de Monsieur Pierre Gattaz, qui a fait du chantage à l’emploi sa spécialité. La seule solution pour arrêter le recul des droits sociaux est simple : recréer un rapport de force, et pour reprendre la formule de F. Ruffin « leur faire peur ».

Sources :

  • Manifeste du Parti Communiste, K. Marx et F. Engels
  • Manuscrits de 1844, K. Marx
  • Le Capital, livre I, K. Marx
  • Les luttes de classes en France
  • Le 18 brumaire de Louis Bonaparte
  • Le rapport Oxfam

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La Loi Travail, ou le salarié-marchandise

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En réalité, la sphère de la circulation ou de l’échange de marchandises, entre les bornes de laquelle se meuvent l’achat et la vente de la force de travail, était un véritable Éden des droits innés de l’homme. Ne règnent ici que la Liberté, l’Égalité, la Propriété et Bentham1. Liberté ! Car l’acheteur et le vendeur d’une marchandise, par exemple de la force de travail, ne sont déterminés que par leur libre volonté. Ils passent un contrat entre personnes libres, à parité de droits. Le contrat est le résultat final dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Egalité ! Car ils n’ont de relation qu’en tant que possesseurs de marchandises et échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! Car chacun ne dispose que de son bien. Bentham ! Car chacun d’eux ne se préoccupe que de lui-même. La seule puissance qui les réunisse et les mette en rapport est celle de leur égoïsme, de leur avantage personnel, de leurs intérêts privés. Et c’est justement parce qu’ainsi chacun s’occupe de ses propres affaires, et personne des affaires d’autrui, que tous, sous l’effet d’une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices d’une providence futée à l’extrême, accomplissent seulement l’œuvre de leur avantage réciproque, de l’utilité commune, et de l’intérêt de tous.

Au moment où nous prenons congé de cette sphère de la circulation simple ou de l’échange des marchandises, à laquelle le libre-échangiste vulgaris [vulgaire] emprunte les conceptions, les notions et les normes du jugement qu’il porte sur la société du capital et du travail salarié, il semble que la physionomie de nos dramatis personae [des personnages de notre drame] se transforme déjà quelque peu. L’ancien possesseur d’argent marche devant, dans le rôle du capitaliste, le possesseur de force de travail le suit, dans celui de son ouvrier; l’un a aux lèvres le sourire des gens importants et brûle d’ardeur affairiste, l’autre est craintif, rétif comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché et qui, maintenant, n’a plus rien à attendre … que le tannage.

Marx, Le Capital, Livre I, Section II, Chapitre 4

PUF, p. 197-198

La liberté au service du capitalisme

Le droit du travail, qui fait l’objet depuis quelques temps maintenant d’une offensive patronale-gouvernementale sans précédent, a toujours représenté une épine dans le pied des (néo)libéraux2. En effet, sa simple existence présuppose que la relation salariale – l’échange d’un travail contre un salaire et inversement – jouit d’une spécificité par rapport aux autres transactions marchandes, ce qui explique qu’on puisse l’encadrer et la limiter différemment, c’est-à-dire qu’on ne permette pas aux partenaires de l’échange de s’entendre comme ils le désirent sur les termes du contrat qu’ils passent l’un avec l’autre. Et dans le monde libéral, cela est injuste : au nom de quoi pourrait-on empêcher deux individus consentants de signer entre eux l’accord qu’ils veulent ? Supprimons donc ce qui n’est que contrainte, privation de liberté et intervention indue de la puissance publique dans les affaires individuelles.

Il y a habituellement trois manières de défendre le capitalisme : on peut le faire au nom de la naturalité (l’être humain est ainsi fait), au nom de l’efficacité (y a pas mieux) ou au nom de la démocratie (tout le monde est libre d’acheter et de vendre). C’est à une défense de ce type que nous avons ici à faire. Et cela structure toute la logique du projet de loi El Khomri. Faute de place, nous nous contenterons ici de sélectionner quelques-uns des principes formels du projet dans lesquels s’exprime particulièrement clairement la logique pointée plus haut, en laissant provisoirement de côté son contenu précis, notamment chiffré, qui fait par ailleurs actuellement l’objet de replâtrages de la part du gouvernement, face aux premières pressions de la mobilisation commençante.

D’emblée, le titre du projet et l’article 1 du préambule expriment très clairement ce dont il est question ici :

Titre Ier : Refonder le droit du travail et donner plus de poids à la négociation collective

Art. 1 (du préambule) : Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail.

Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.

Droit du travail, liberté et droit fondamentaux d’un côté, négociation collective et bon fonctionnement de l’entreprise de l’autre. Tout au long du projet, il s’agit de faire prévaloir le second côté contre le premier, inversant ainsi la hiérarchie des principes et des normes qui prévalait jusque là et imposait aux négociations salariales des principes juridiques valables (en théorie du moins) pour tou-te-s les salarié-e-s. Ce renversement joue bien entendu lorsqu’il s’agit de changer les échelons de la prise de décision et de supprimer la dimension contraignante des accords nationaux voire dans certains cas des accords de branche sur les contrats interindividuels. Mais il joue également lorsqu’il s’agit de multiplier les possibilité de dérogation (à ce qu’il reste de cadre national) selon telle ou telle stratégie « offensive » de l’entreprise, qui donne désormais le là et se voit octroyer le monopole de la prise de décision légitime. Le gouvernement offre ainsi une consécration juridique à l’ancien slogan « Ce qui est bon pour Ford est bon pour l’Amérique », transposé au MEDEF dans le cas français. Idem pour ce qui est des indemnités de licenciement, qui seront désormais régis non par un seuil mais par un plafond afin de réduire le risque que prend le patronat en embauchant des salarié-e-s… Mais on retrouve également cette logique dans la législation syndicale où la encore, on fait jouer les individus et la possibilité de referendums contre les collectifs structurés que sont les syndicats. Dans tous les cas, c’est l’individu et son échelle qui doivent désormais primer sur les collectivités « contraignantes » : les syndicats, les branches, l’État social et ses lois etc.

C’est donc au nom d’une conception bien particulière de la liberté que le projet de loi entend imposer sa légitimité, ce qui n’est pas nouveau comme on l’a vu dans le cas de la législation concernant le travail du dimanche, l’assouplissement des horaires d’ouverture des magasins ou encore la libéralisation des transports par autobus. Dans tous les cas, il s’agit de nous offrir des possibilités, de opportunités dont nous étions jusque là privés par une législation « archaïque ». Macron le serine à longueur de temps sur les plateaux de télévision, à la radio et dans la presse écrite : la modernité c’est la liberté, l’assouplissement, la fluidification etc. Toute la novlangue néolibérale trouve ici à s’exprimer dans ces formules de propagande. Qui pourrait à vrai dire être contre la liberté ? Mais de quelle liberté parle t-on ?

Des individus et des contrats

Le monde néolibéral du gouvernement est à vrai dire fort simple : des individus égoïstes et rationnels qui échangent entre eux des biens, des services et du travail. Or, dans ce cadre, le problème du chômage est lui aussi fort simple : il signifie tout simplement un déséquilibre sur le marché du travail, il y a trop d’offreurs de travail (ceux qu’on appelle désormais les demandeurs d’emplois) et pas assez de d’acheteurs de travail (les employeurs, mais nous préférerons le terme patronat). C’est sans doute que les conditions sont trop défavorables au seconds : l’encadrement juridique du contrat salarial (SMIC, durée légale du travail, règles de licenciement etc.) est donc trop contraignant. CQFD.

Premièrement, cette vision du problème est théoriquement fausse. Sans même brandir la moindre analyse marxiste, le schéma abstrait qui nous est présenté ici est insatisfaisant car il laisse de côté des éléments déterminants pour expliquer la situation : la question de la demande effective (le fameux carnet de commande, qui se vide au fur et à mesure que les gens s’appauvrissent et se voient refuser des crédits du fait de la précarité de leur emploi), la dynamique historique et sociale de ces dernières décennies qui voit les récentes offensives et victoires patronales s’accompagner d’une hausse continue du chômage, le contexte de la mondialisation des échanges économiques etc.


D’autre part, l’idéologie qui la sous-tend ne rend pas compte de ce qu’est le rapport salarial. C’est que Marx a en tête lorsqu’il écrit le texte proposé plus haut, lequel constitue la transition, au sein du Capital entre la description de l’échange marchand et celle du capitalisme, dans lequel le travail lui-même, sous forme de la force de travail salariée, devient marchandise. Le monde des échanges est, on l’a vu, un monde peuplé d’individus qui contractent les uns avec les autres au gré de leurs envies et dans un but d’utilité réciproque. Or, dans la pensée libérale, ce qui caractérise l’échange marchand (par rapport à d’autres formes de relations sociales, l’échange de don et de contre don par exemple), c’est sa ponctualité, son instantanéité : après comme avant, les individus redeviennent libres. Ils peuvent d’ailleurs normalement aliéner – céder, vendre – des biens, c’est-à-dire toutes les choses qui leur appartiennent mais rien de ce qui est constitutif de leur identité propre. C’est tout le sens des questions autour de ce qu’on peut vendre ou pas (son sang, ses organes etc.). Or, comme le laisse entendre Marx à la fin de son texte, l’échange salarial ne saurait entrer dans ce cadre.

Dans la cession de sa force de travail, c’est une partie de ce qu’il est que le travailleur aliène, d’où l’allusion au tannage. Dans les témoignages qui remontent depuis quelques temps dans le cadre de la résistance au projet de loi, cela est manifeste : dans l’échange salarié, nous faisons commerce de nous-même, et ce que désire précisément le patronat, c’est que nous acceptions en silence de nous faire pur et simple marchandise, utilisable à l’envi par nos « employeurs » qui ont payé pour cela.3 Dans ce cadre, rien à redire à la hiérarchie, aux ordres et aux humiliations : il ferait beau voir qu’une marchandise se rebiffe. D’autant plus qu’avec la précarisation de l’emploi, le patronat n’a même plus besoin de prendre soin de ses salarié-e-s puisqu’il peut les remplacer à tout moment par d’autres, plus frais et encore indemnes de l’usure salariale.

D’autre part, cette dimension existentielle du salariat s’accompagne d’une autre spécificité, qui accroît encore l’importance de la première : comme le montrera Marx dans la suite du Capital, l’échange salarial, contrairement aux échanges marchands vus par les (néo)libéraux est un échange qui, loin d’être ponctuel et sans conséquences, reproduit et aggrave le lien de dépendance entre travailleur/euse et patron : les lois de l’accumulation capitaliste produisent non pas des individus libres qui pourraient contracter et recontracter à l’envie mais le face à face de deux classes, dont l’une est forcée de se vendre à l’autre pour pouvoir exister. En vocabulaire marxiste, on dira qu’elle se voit privée des moyens de production de son existence, et ce en un sens très large (ne pensons pas seulement aux usines et aux terres). Et cette dépossession constitutive du capitalisme va en s’aggravant. C’est ce qui rend impossible toute compréhension de l’évolution historique du capitalisme en termes (néo)libéraux.

Nous reviendrons plus en détail sur ce monde curieux dans lequel on ne trouve que des individus libres, égoïstes, rationnels, sans histoire, évoluant dans un monde vide de toute institution, de toute continuité temporelle etc. Nous reviendrons également sur les dimensions politiques de l’échange salarial et du rôle qu’y joue le chômage et l’existence de ce que Marx appelait « l’armée industrielle de réserve ». Avant cela, une dernière chose : cette conception de la liberté individuelle est également une question morale et politique. Et elle nous force à dénoncer la fausse liberté marchande qui nous est ici proposée pour lui opposer une autre conception de la liberté, collective et créatrice : celle de décider en commun et démocratiquement, sous des formes qui sont en partie à inventer, du mode de fonctionnement de nos communautés et notamment du partage et de l’organisation du travail social. Car c’est bien en effet autour de cette question que se jouent les évolutions du capital : qui travaille pour qui, combien de temps et comment ?

En attendant, laissons le mot de la fin à Marx :

Il faut avouer que notre travailleur ne sort pas du procès de production dans l’état où il y est entré. Il se présentait sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail », face à d’autres possesseurs de marchandises, d’égal à égal. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail au capitaliste prouvait en quelque sorte noir sur blanc qu’il disposait librement de lui-même. Mais le marché une fois conclu, on découvre qu’il n’est pas « un agent libre», que le temps pour lequel il est libre de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre, qu’en réalité le vampire qui le suce ne lâche pas prise « tant qu’il y a encore un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter ». Pour se « protéger» du serpent de leurs tourments, les ouvriers doivent se rassembler en une seule troupe et conquérir en tant que classe une loi d’État, un obstacle social plus fort que tout, qui les empêche de se vendre eux-mêmes au capital en négociant un libre contrat, et de se promettre, eux et leur espèce, à la mort et à l’esclavage. Le pompeux catalogue des « inaliénables droits de l’homme » sera ainsi remplacé par la modeste Magna Charta d’une journée de travail limitée par la loi qui « dira enfin clairement quand s’achève le temps que vend le travailleur et quand commence celui qui lui appartient ». Quantum mutatus ab illo ! [Quel changement !4]

Marx, Le Capital, Livre I, Section III, Chapitre 8

Ibid., p. 337-338.

Notes :

Marx, Le Capital, Livre I, Section III, Chapitre 8 « La journée de travail », dont sont extraits deux des trois textes proposés ici.

Jeremy Bentham (1748 – 1832) : philosophe et juriste britannique, père de l’ « utilitarisme », considéré par Marx comme la philosophie bourgeoise par excellence puisqu’elle ne reconnaît selon lui d’existence et de valeur qu’au plaisir et à la peine individuels. C’est pourquoi elle systématise d’après Marx l’anthropologie propre à la pensée libérale, qui fonde son discours sur l’hypothèse d’individus égoïstes et rationnels.
Libéralisme et néolibéralisme : le libéralisme – notion complexe et ambiguë qui associe des dimensions très diverses, politiques, économiques, etc. – désigne de manière très schématique la doctrine qui voit dans la liberté individuelle la valeur suprême. Le terme de néolibéralisme, quant à lui, renvoie au retour sur la scène économique du discours libéral (à partir de la fin des années 1970) après des années de silence (relatif). Il s’agit d’autre part d’un libéralisme exacerbé qui assume un certain « fondamentalisme » du marché, reconnu comme la forme sociale efficiente par excellence, qui doit remplacer les autres (redistribution étatique, accords collectifs etc.) ou se les subordonner (mettre l’école public, ou les institutions européennes, par exemple, au service du marché).
On trouve également chez Marx le passage suivant :« [L’]âme [du capitaliste] est l’âme du capital. Or le capital a une unique pulsion vitale : se valoriser, créer de la survaleur, pomper avec sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de surtravail. Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant, et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce davantage. Le temps pendant lequel le travailleur travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée. Si le travailleur consomme pour lui-même son temps disponible, il vole le capitaliste. » (Capital, p. 259-260).
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Présentation – Qu’est-ce que la critique de l’économie politique ?

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À de nombreuses reprises, Marx a caractérisé son projet théorique par l’expression « critique de l’économie politique ». Et contrairement à ce que l’on peut lire et/ou entendre ici et là, un tel projet semble conserver toute son actualité. Les concepts centraux de l’« économie politique » en question continuent en effet non seulement de servir de base aux théories économiques contemporaines mais influent également de manière plus profonde sur notre perception du monde social et politique en constituant une grille de lecture inconsciente, rabâchée implicitement par les médias capitalistes dominants jusqu’à prendre parfois chez nous la forme d’un réflexe intellectuel profondément ancré.

Cela est bien entendu lié à des facteurs matériels très concrets, au premier rang desquels notre dépendance accrue envers le marché capitaliste pour ce qui est de notre vie quotidienne, de notre travail à nos loisirs. Et lorsque le moindre échange devient soumis à la loi du marché, difficile de ne pas considérer cette loi – avec toutes les notions qu’elle véhicule : égoïsme, compétitivité, concurrence, rentabilité etc. – comme une dimension objective nécessaire de notre monde. Difficile, pour reprendre les termes de Marx, de ne pas verser dans le « fétichisme », de la marchandise, de l’argent et du capital, qui nous met face à un monde social doté des ses lois autonomes sur lesquelles nous n’aurions absolument aucune prise. Il faudrait alors nous contenter, sur la base des lois du monde tel qu’il est, de tirer individuellement son épingle du jeu.

L’une des grandes forces de la critique marxiste est de montrer de manière éclatante le lien qui existe entre les concepts fondamentaux de la science économique, l’acceptation de la prétendue réalité économique comme un fait intangible, et la réduction de la vie sociale à une série d’interactions interindividuelles dont toute idée de collectif est bannie. Et c’est ce qui constitue, selon Marx, le carcan idéologique de notre impuissance, qui nous assigne exclusivement deux rôles, endossés tour à tour, celui de l’entrepreneur et du consommateur. Dans les deux cas, toute relation à l’autre ne peut être pensée que sur le mode de la rivalité et de la compétition. Autant dire qu’il devient difficile, sur cette base, de faire vivre un imaginaire collectif et militant, dont le principe de base contredit les axiomes de l’idéologie économiste contemporaine en s’énonçant ainsi : les lois du monde sont modifiables à condition que des collectifs militants s’en chargent.

L’énoncé de telles généralités ne suffit bien entendu pas à rompre avec des habitudes de pensées ancrées en nous. C’est pourquoi cette rubrique se propose d’analyser des exemples de politique économique contemporaine pour en dégager d’une part la cohérence d’ensemble, celle du projet capitaliste, et la confronter d’autre part à la possibilité d’une autre cohérence, d’une autre politique, celle du projet marxiste entendu en un sens très large. Nous faisons ainsi le pari d’une possible démystification des évidences de l’économie capitaliste et de son monde, à la fois en tâchant de démonter les mécanismes de production de ces évidences et en manifestant la possibilité d’une autre grille de lecture et donc d’un autre monde.

Une dernière chose. Chaque article s’ouvrira sur la reproduction d’un bref extrait d’un « classique » du marxisme. Qu’on ne se méprenne pas sur nos intentions. Il ne s’agit pas de sanctuariser la parole des anciens mais simplement de lutter également contre l’amnésie organisée qui voit disparaître peu à peu des enseignements et plus généralement de la culture contemporaine des pans entiers de l’histoire du mouvement progressiste. D’autre part, écrivant pour la plupart à des époques ou dans des contextes où les lois du monde capitaliste n’avaient pas acquis l’apparence de naturalité qu’elles ont pour nous, les théoriciens en question s’avèrent bien utiles pour jeter un regard nouveau, paradoxalement, sur le sens des politiques économiques contemporaines.

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