Jacques Trentesaux : « L’information est un bien commun »

Jacques Trentesaux est rédacteur en chef de Mediacités, un média d’investigation à l’échelle locale, qui depuis sept ans propose articles et enquêtes dans quatre villes (Lille, Lyon, Nantes et Toulouse). Ce média résume son projet sous la forme d’un triptyque : enquêter, expliquer, participer. Il revient pour LVSL sur le rôle démocratique de l’indépendance de la presse dans un climat de défiance relative des citoyens à l’égard des médias et des élus.

Le Vent Se Lève – Sur votre site, on peut lire que Mediacités est une « entreprise de presse à haute intensité démocratique ». Par quels moyens votre media participe-t-il à la restauration du débat public ?  

Jacques Trentesaux – Pour qu’il puisse y avoir un débat public, il faut que les conditions soient réunies. Si, dans l’absolu, on constate aujourd’hui un appauvrissement de ce côté-là, c’est sans doute dû en premier lieu à la manière dont les informations circulent. Le débat prenait auparavant la forme de réunions publiques. Désormais, tout se passe sur internet, qui n’est pas un lieu propice à l’instauration d’un débat démocratique : les réseaux sociaux créent des invectives et favorisent l’anathèmes au détriment de la discussion. Mais en dehors de tous ces biais favorisés par les GAFAM et dont je n’ai pas besoin de vous parler, il y a par ailleurs un mouvement de déni, ou de détournement démocratique, qui se caractérise par un désintérêt croissant du public pour la chose publique, et ce pour plusieurs raisons. 

Tout d’abord, la chose publique est quelque chose de complexe : nous vivons dans des sociétés très sophistiquées, et le ticket d’entrée pour pouvoir débattre, pour s’estimer légitime de parler, est élevé. Ajouter à cela le fait que les citoyens ne se sentent plus représentés, et ils ont raison parce qu’il y a un problème de représentativité des hommes et des femmes politiques. Mais cette défiance à l’égard de la chose publique rencontre également des raisons qui sont moins bonnes, à savoir le fait qu’aujourd’hui, on ne voit pas trop l’intérêt de réfléchir ensemble. On constate une sorte de repli des individus sur eux-mêmes. C’est ce qu’on a pu appeler « l’individuation des sociétés ». 

À Mediacités nous essayons d’aller à rebours de ce constat, grâce à une approche qui est très journalistique, au sens classique du terme. Pour nous, l’information est un bien commun qui peut être vecteur de débat, parce qu’en partageant l’information, on élève le niveau global de connaissance. En donnant accès, de la manière la plus objective possible, à un large public des informations sans biais idéologique, on concourt et favorise le débat public. 

« La démocratie en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. »

Notre approche est celle du journalisme non partisan mais engagé. « Engagé » au regard de notre professionnalisme, de notre connaissance du terrain et des domaines où nous estimons qu’il nous est possible de pousser pour que les choses avancent. La démocratie, en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. Notamment à la faveur d’un manifeste pour une démocratie locale réelle, dans lequel nous formulons des propositions pour améliorer les processus démocratiques. 

Nous allons ainsi un peu plus loin que le journalisme classique parce que nous faisons des propositions, sans pour autant défendre une position qui serait biaisée, idéologiquement parlant. C’est-à-dire que nos opinions n’apparaissent pas, sauf exceptions sur certains dossiers, comme la démocratie locale. 

Nous misons ainsi sur la dimension participative du journalisme d’investigation local. Nous essayons de favoriser le débat public en donnant la bonne information, et en travaillant avec notre public sur des sujets d’enquête. L’objectif étant d’être plus pertinent, de peser plus fort, et aussi bien sûr d’impliquer nos lecteurs. Nous avons par exemple mené il y a un peu plus d’un an une belle opération sur la gentrification, au cours de laquelle nous proposions à nos lecteurs de nous faire part des thèmes qu’ils aimeraient voir traiter dans nos articles. Partant du constat que les métropoles et les centres-villes dans lesquels nous étions présents s’embourgeoisent, il nous semblait intéressant de consulter nos lecteurs sur ce qu’ils avaient envie de connaître sur le thème. Nous n’avons pas été plus directifs que cela, afin de voir ce qui remontait. Nous avons eu 350 contributions. Certains nous livraient leur témoignage sur l’évolution du quartier, d’autres nous demandaient de définir le sens de ce terme, de comparer la situation française avec d’autres métropoles internationales. D’autres encore nous interrogeaient sur les moyens de lutter contre la gentrification, ou encore quelles étaient les raisons de ce type de phénomène.  

« On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance. »

À partir de ces retours, nous avons bâti un programme éditorial, qui comprenait plusieurs enquêtes agrémentées de prises de positions, de témoignages, et nous avons bouclé la boucle en organisant des ateliers débats. Chaque événement comprenait une quarantaine de personnes environ, que nous avons réparti par table, chacune animée par une ou deux personnes qui en savaient un peu plus sur le sujet. Nous avons également organisé des conférences plus classiques, notamment au moment des municipales. Nous avons enfin des accords avec des cinémas d’art et essai qui projettent des films qui font échos à nos enquêtes. Toutes ces initiatives font de Mediacités un acteur à part entière du débat démocratique – ce qui est l’une des missions que doit remplir la presse. 

LVSL – En dehors des articles de presse, on trouve sur votre site des contenus – le projet Radar, le manifeste pour une démocratie locale réelle et ses 25 propositions etc. – qui visent à rendre publiques et à clarifier pour les contribuables le contenu des documents (procès-verbaux, promesses électorales) produits par les conseils municipaux. Y-a-t-il, dans le prolongement, une promesse des médias numériques sur cette question, un enjeu « d’éditorialisation » de l’information politique à l’échelon locale ? Pour ainsi ré-ancrer les décisions et promesses dans la vie quotidienne des contribuables ?

J. T. – Il y a un enjeu énorme en matière de démocratie locale dont nous parlons trop peu. On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance parce qu’ils concentrent énormément de pouvoir. Or la démocratie c’est le fait de donner le pouvoir au peuple, c’est du collectif. C’est donc aussi du contre-pouvoir. 

« La fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. »

L’outil radar est par exemple un merveilleux outil de contrôle des promesses électorales. Beaucoup de gens disent que les politiques ne tiennent jamais leurs promesses, qu’ils ne font que ce qu’ils veulent et qu’ils nous prennent pour les dindons de la farce. Nous les prenons au mot : nous avons numérisé l’ensemble des promesses des candidats aux municipales, nous la consignons et demandons à nos lecteurs de nous alerter lorsqu’une promesse qui les concerne particulièrement a évolué en bien ou en mal. La logique est celle d’une ré-application citoyenne autour de projets. Nous sommes là au cœur du processus démocratique. 

LVSL – Alors que les maires sont régulièrement qualifiés élus « les plus appréciés » des Français, est-ce que vous pensez qu’il y a un mal de démocratie à l’échelon local, qu’il est difficile pour les citoyens de percevoir les enjeux qui s’y jouent ? L’importante abstention des dernières élections en serait-elle le symptôme ?  

J.T – J’aimerais revenir sur l’idée selon laquelle « les maires sont les élus les plus appréciés de l’opinion publique ». C’est quelque chose qui est toujours vrai mais qui l’est moins qu’autrefois. Je vais vous donner deux chiffres pour que vous compreniez bien ce qui se passe : il y a à peu près une vingtaine d’années, un sondage a été publié qui montrait qu’il y avait plus de 80% des gens qui étaient capables de citer le nom de leurs maires (sondage de l’AMF, de l’association des maires de France). Nous avons refait ce sondage récemment et le pourcentage était diminué de 20 points. Cela veut dire que le lien s’effiloche entre les maires et les citoyens. Certes le maire reste plus apprécié que les hommes et femmes politiques parce que c’est un élu de proximité. Mais la fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. Comment peut-on apprécier son maire si on ne le connait pas ? Cela permet de relativiser les choses.

Pour l’abstention du dernier scrutin municipal, le Covid-19 n’explique évidemment pas tout. Et il suffit de regarder les différents scores des municipales au fil du temps pour constater que la participation diminue scrutin après scrutin. Le détournement démocratique que l’on observe au niveau national touche aussi le local et c’est fort de ces convictions que nous avons réfléchi aux raisons de ces dysfonctionnements. 

« Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous allons éclairer le public sur les excès du capitalisme. »

Ce qui nous a marqué, en premier lieu, c’est le défaut de transparence. Même en développant l’open source, il reste très compliqué de trouver des données publiques. Soit parce qu’elles sont cachées, soit parce qu’il faut au préalable les extraire de tableurs pour les rendre accessibles. Il faut aussi reconnaître un défaut dans le processus d’élaboration des décisions publiques. Pour beaucoup, ces décisions sont prises sans que les citoyens soient consultés ou qu’ils puissent contribuer. Ce qui est intéressant, c’est que la faute n’incombe pas totalement aux élus, qui ont pu se montrer déçus en constant l’absence de participation citoyenne. Finalement, chacun se renvoie un peu la responsabilité : les citoyens sont inactifs, passifs mais considèrent aussi qu’ils ne sont pas assez partis prenantes des décisions qui sont prises. Il faut donc sortir de cette opposition en trouvant les moyens d’une démocratie contributive, en réfléchissant à de nouveaux processus d’élaboration des décisions publiques : nous avons vu apparaître le RIC au moment des Gilets Jaunes et il y a eu la convention citoyenne pour le climat. 

LVSL – Dans un article du 10 juillet 2020 sur l’usine Cargill Haubourdin, vous montrez comment les désengagements et réductions d’activités menées par des fonds d’investissement ont conduit à un plan de restructuration qui a permis le licenciement de plus de la moitié des employés de l’usine, dans l’indifférence générale. L’usine fournit pourtant des dérivés d’amidon aux industries alimentaires et pharmaceutiques. Les secteurs qui devaient répondre présents pendant la crise du Covid-19. Face à un tel constat, que peut le journalisme d’investigation ? Ou plus précisément, à quel point ce type d’article sur des conflits locaux pèse-t-il contre les intérêts des actionnaires ? Y compris lorsque le conflit social ne peut acquérir qu’un retentissement national limité ?  

J.T – C’est une question très difficile. Ce n’est parce que nous avons du mal à mesurer l’impact de nos enquêtes qu’il n’y en a pas. Pourquoi je peux être aussi catégorique ? Parce que nous sommes dans une société où l’image compte énormément, notamment dans le secteur économique. Je suis donc persuadé qu’un article qui démonte un dispositif négatif, comme l’action néfaste de fonds de pension, a un impact. Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous pouvons éclairer le public sur les excès du capitalisme. 

« Nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information. »

Cargill est une multinationale du secteur agro-alimentaire, spécialisée dans la production et la transformation d’amidon et qui fait plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaire avec une centaine de sites dans le monde. Haubourdin n’est donc qu’un point sur une carte. Nous avons décrit dans notre enquête comment l’entreprise a été progressivement détruite : par des mutations de chefs, par une perte de mémoire du site et par des prises de décisions qui ont été sorties du lieu pour remonter soit à Paris, soit à Chicago. Le dossier est très particulier parce qu’en période de Covid, et après avoir été menacé, l’usine a été jugée hautement stratégique et les salariés ont même obtenu une prime pour continuer de travailler en période de confinement. Puis le cours de l’histoire a repris comme si rien ne s’était passé. L’enquête met bien en valeur le cynisme des dirigeants. En faisant ce travail, nous avons décrit un univers, celui de l’usine, dans lequel beaucoup de nos lecteurs n’ont jamais mis les pieds. 

LVSL – Parmi les initiatives pour reprendre contrôle sur l’information, on peut notamment citer celle de l’économiste Julia Cagé, avec « Un bout des médias ». Dans un article consacré à ce sujet, vous semblez avoir un avis mitigé sur cette démarche : « Cette initiative va-t-elle sauver la presse ? Non, bien sûr. Car les sommes récoltées n’y suffiront pas et que rien ne changera vraiment sans une refonte en profondeur d’un système d’aide à la presse obsolète et inique. Toutefois, son grand mérite est de faire naître dans l’esprit du public l’idée que la presse doit s’extraire d’une logique purement capitalistique : que l’information est un bien commun ; que les journaux poursuivent une mission d’intérêt général ; et, donc, que leur propriété doit revêtir une dimension populaire. » Êtes-vous optimiste quant à à l’avenir de la presse indépendante ? À l’heure où comme vous le soulignez dans ce même article, seulement 23 % des citoyens français accordent leur confiance aux journaux ? Pourriez-vous nous en dire plus sur « cette refonte en profondeur du système d’aide à la presse » ?

J.T – La période de l’immédiat après-guerre est très intéressante au regard de l’histoire de la presse en France. C’est un moment où il est décidé de refonder la société sur d’autres bases : on crée la sécurité sociale, on renforce le système des retraites. Du côté du secteur de la presse, un épineuse question se pose : comment réguler un secteur qui a collaboré avec l’ennemi ? En effet, la plupart des journaux voire la quasi-totalité des journaux avaient été collaborateurs. La solution a consisté à mettre des résistants à la tête des journaux et – parce que nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information – certains parlementaires ont proposé de sortir d’un système capitalisme classique. Il a été décidé du maintien d’un secteur marchand tempéré par des aides publiques importantes. C’est de là que sont nées les aides à la presse. Aides à la presse qui n’ont cessé de croître pour représenter 10% des chiffres d’affaires de la presse. 

Nous sommes donc les dépositaires de cet héritage, d’un système marchand hautement subventionné. Toutes aides confondues – aides directe et indirecte – les aides à la presse –représentent entre 800 millions et un milliard d’euros par an. C’est colossal. Je ne suis pas certain que le public sache aujourd’hui qu’une partie de ses impôts est rétribuée à des entreprises de presse.

Depuis, ce système sous forme de prime est devenu une véritable usine à gaz, valorisant les insiders, ceux qui sont déjà dans le coup et savent défendre leur bout de gras. Ce qui conduit aujourd’hui à des aberrations, avec des journaux très lucratifs, qui sont aussi les plus subventionnés. Télérama reçoit énormément d’aide à la presse en raison des aides au portage postal, alors que c’est un des rares journaux qui gagne encore beaucoup d’argent. Pendant longtemps, l’Express, qui était détenu par le milliardaire Patrick Draghi recevait des centaines de millions d’aide à la presse, alors que de petits sites comme celui du Vent Se Lève, ou Médiacités cherchent de l’argent partout. 

Bref, notre système est opaque, obsolète, et on pourrait très bien envisager, comme le fait d’ailleurs Julia Cagé de donner la possibilité à tout un chacun d’user de bons pour la presse, à sa guise. Chacun aurait un droit de tirage, proportionné au montant global des aides accordées à la presse par le nombre de citoyens et chacun aurait la possibilité de choisir où placer cet argent. Les citoyens français auraient ainsi la possibilité de flécher cette aide sur les médias qu’ils suivent. Ce système serait beaucoup plus démocratique, beaucoup plus sain. 

En dehors de ce chantier de refonte des aides à la presse, il y a aussi ce que porte Julia Cagé, qui est – il faut l’avouer – un peu seule dans son combat. Julia Cagé défend une utopie de réinvestissement, de reconquête citoyenne des médias par le capital. Tout un chacun pourrait donc monter pour un prix modique, dans le capital des médias afin de participer à la vie des médias et de participer à la vie d’un média. C’est donc une très belle idée ! Beaucoup d’entreprises disposent aujourd’hui d’administrateurs salariés, et il suffit d’avoir une part – même faible de salariés au capital pour les faire peser sur la stratégie des entreprises. 

Parallèlement à cette initiative d’un bout du monde, on a donc vu fleurir des fonds de dotation. Des fondations avec un système plus simple de fonctionnement, nourries par l’épargne populaire et qui ont pour but de soutenir l’activité de médias indépendants, au pluriel. Un peu sur le modèle de la fondation de recherche de la lutte contre le cancer mais cette fois pour la presse. Mediapart a créé son fonds, le fonds pour la presse libre. Libération va changer de statut pour être adossé à un fonds pour la presse indépendante. Le Monde réfléchit également à transférer les actions détenues par des privés au sein d’un fonds de dotation. 

Une mutation se fait donc sentir et si c’est le cas, nous nous rapprocherons de ce qui existe parfois à l’étranger, comme par exemple en Angleterre avec le Scotland Trust, qui porte l’activité du Guardian. Mais il faudrait également regarder du côté de l’Allemagne où certains groupes sont détenus par des fondations.

Contrairement aux choix qui a été fait dans l’immédiat après-guerre, il s’agirait de ainsi de revenir sur un mode de fonctionnement qui ne serait plus public ou parapublic mais coopératif. C’est intéressant parce que la presse est dans la situation que vous savez en raison de l’érosion des recettes publicitaires mais aussi de la défiance croissante des publics qui pose le problème de l’offre éditoriale. C’est quelque chose qu’on ne dit pas assez. Seul 23% des Français ont confiance dans la presse, la considérant comme connivente, superficielle ou excessive. 

C’est pourquoi on a lancé Mediacités. Nous voulons une presse différente dont l’offre, la proposition éditoriale soit différente et à même de reconquérir un public qui s’est détourné de la presse. Ce qui passe par des actions participatives, des financements et des modes financements différents. Avec Mediacités, nous avons bâti un mode de gouvernance reposant sur une société des amis qui réunit des sociétaires, de petits copropriétaires et une société d’exploitation qui réunit une quarantaine d’actionnaires. En cumul cela fait plus de 110 actionnaires qui donnent à Mediacités une dimension plus citoyenne et démocratique, à même de regagner la confiance perdue du public envers sa presse. 

NDLR : Entretien réalisé à l’automne 2020.

Mickaël Correia : « Le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités »

Mickaël Correia ® Charlotte Krebs

Beaucoup estiment aujourd’hui que la crise climatique est imputable à des actions individuelles et que notre salut repose sur une politique de responsabilisation des citoyens. Mickaël Correia, journaliste pour Médiapart, nous invite plutôt à considérer la responsabilité profonde et systémique de certaines entreprises. Dans son dernier ouvrage, Criminels climatiques : Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La découverte, 2022), l’auteur enquête sur les pratiques peu vertueuses des trois groupes les plus polluants au monde : Saudi Aramco, Gazprom et China Energy. La crise climatique serait-elle finalement plus un problème d’offre que de demande ? Entretien.

LVSL : En référence au mouvement de Pierre Rabhi, vous écrivez dans votre introduction que « all collibris are bastards ». La pensée du paysan ardéchois nous conduit-elle dans une impasse ?

Mickaël Correia : Quand il est mort, la première formule de condoléances qui m’est venue à l’esprit a été : « Pierre Rabhi est mort, j’espère que son écologie sans ennemis aussi ». Tout n’est pas à jeter dans sa pensée. Il a eu le mérite d’être une des rares personnes racisées à s’être penché sur la question écologique en France. Il a été conscient du passé colonial français. Il a également eu un discours anticapitaliste, par le prisme de la « sobriété heureuse ». Ses ouvrages ont été une porte d’entrée et de politisation intéressante pour beaucoup de gens comme moi. Le problème de Rabhi, c’est qu’il n’a jamais mis à nu les rapports de domination. C’est quelqu’un qui a eu un discours très vite centré sur les « écogestes » et les « petits pas ». Il a utilisé cette fameuse parabole du colibri alors qu’elle a été détournée.

Comme bien d’autres – cela va de Jacques Attali à Nicolas Hulot-, Pierre Rabhi incarnait une approche environnementale libérale. On pose la question climatique sous un angle de discipline individuelle. Je la mets en perspective avec ce discours qu’on trouve ailleurs sur la racisme ou le sexisme. Beaucoup disent que ce ne sont que des questions de relations individuelles, qui ne sont pas systémiques. Pourtant, elles sont intimement liées à des constructions sociales et historiques très profondément enracinées dans la société. Ce que j’essaie de montrer à travers mon ouvrage, c’est que le changement climatique n’est pas la conséquence funeste de nos individualités. Encore une fois, c’est une question d’Histoire. La civilisation industrielle a dès le début reposé sur l’exploitation des énergies fossiles. Je pense que cette politique des petits pas, si elle a pu servir de porte d’entrée de politisation pour certains, nous détourne aujourd’hui des véritables moteurs de l’embrasement du climat. Ces moteurs, ce sont notamment les trois multinationales que j’étudie dans l’ouvrage. Les études sont de plus en plus nombreuses – je cite notamment celle de Carbone 14 qui date de 2019t -, qui montrent que même si l’ensemble des Français se mettaient à pratiquer réellement des écogestes, disons « héroïques », les émissions du pays ne diminueraient que de 25% .  Cela illustre bien l’impasse de cette écologie du colibri.

LVSL : Vous avez mené une enquête sur le long terme : pendant deux ans, vous avez étudié minutieusement trois entreprises ultrapolluantes : Gazprom, China Energy et Aramco. Pourquoi vous êtes-vous concentré sur ces dernières ?

M.C : Ces entreprises sont assez inconnues du grand public. En 2017, un recueil de données a été édité par le Climate Acountability Institute et le Carbon Disclosure Project.  Depuis il est réactualisé chaque année. Ce jeu de données montre notamment que cent producteurs d’énergies fossiles ont émis à eux-seuls 71% des émissions de gaz à effet de serre cumulées depuis 1988, la date de création du GIEC (un tel calcul est obtenu en calculant les émissions crées par l’utilisation d’un produit vendu par une entreprise, dites émissions SCOP 3, ndlr). Les vingt-cinq entreprises les plus émettrices représentent 51% des émissions cumulées !

« Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs »

Le recueil a depuis été réactualisé pour prendre en compte les données à partir de 1965, date du premier rapport commandé par la Maison blanche à Washington sur la question climatique. On estime que c’est la date à partir de laquelle les grandes industries ont pris conscience que leurs activités étaient néfastes pour le climat. Quand j’ai regardé cette liste pour la première fois, je m’attendais à voir des boites connues du grand public : Shell, Total ou Exxon …  Pourtant, les trois premières étaient Saudi Aramco,China Energy et Gazprom. Les émissions de ces trois entreprises cumulées en feraient, en terme d’équivalence, la troisième nation la plus polluante au monde, juste après la Chine et les Etats-Unis. C’est à ce moment que j’ai compris qu’il y avait un réel sujet d’enquête à mener  : comprendre leurs stratégies et leurs liens avec les États – ce sont des entreprises publiques. Bref, il me fallait déterminer comment elles continuent de nous rendre « accros » aux énergies fossiles. Il y a vraiment un ressort d’addiction.

LVSL : Comme vous venez de le souligner, il est frappant de constater que les trois entreprises que vous avez étudiées sont possédées en majeure partie par leurs États respectifs. De ce fait, l’influence de ces multinationales pèse-t-elle plus lourdement sur la scène internationale ?

M.C : On le voit bien avec Saudi Aramco dans le capital de laquelle l’État Saoudien est majoritaire. Elle possède plus de 10% des réserves mondiales de pétrole ! C’est un outil géopolitique immense. Quand le pays va négocier aux COP, il a ces enjeux en tête. C’était d’ailleurs un des plus gros bloqueurs des négociations climatiques à Glasgow. L’Aramco engendre plus de 50% du PIB du pays. J’avais interrogé une historienne américaine spécialiste de la multinationale – Ellen R Wald – qui m’avait confié que le pétrole est perçu comme un don de Dieu par les Saoudiens.

Autre exemple, Gazprom est contrôlé depuis 2005 par le clan Poutine. C’est une de ses armes politiques majeures. On le voit avec le conflit ukrainien, où la Russie peut menacer de couper l’approvisionnement en gaz. Il faut rappeler que 41 % du gaz consommé en Europe est fourni par Gazprom. Comme je le montre dans l’ouvrage, Gazprom essaie depuis plusieurs dizaines d’années d’ouvrir des exploitations au-delà du cercle polaire, sur la péninsule de Yamal en Russie ou encore sur le site de Stokhman. Une telle zone devrait pourtant être sacralisée la richesse de sa biodiversité est énorme. Hélas, elle recèle des quantités gigantesques de pétrole, jusqu’à 2 % des réserves mondiales. Lorsque Gazprom y a ouvert une plateforme pétrolière, Greenpeace a tenté d’alerter l’opinion mondiale en s’approchant de ces exploitations. Poutine a immédiatement contacté le FSB, les services secrets russes, pour arraisonner le bateau et enfermer une dizaine de militants pendant plusieurs jours. Il y a vraiment des liens très forts entre ces grandes entreprises et leurs États respectifs.

« Le capitalisme fossile fonctionne grâce aux États »

Pour autant, Gazprom n’est pas seul dans cette aventure puisqu’il a été aidé par le groupe norvégien Statoil et par la firme française Total (qui s’est retiré du projet en 2015 mais n’exclut pas de réinvestir dans des projets similaires, ndlr). La France soutient d’ailleurs énormément les activités du groupe. Certains articles ont montré que Total investit beaucoup dans des projets d’extraction de gaz en Arctique en partenariat avec des groupes russes, notamment dans le cadre du projet Arctic LNG2. Cela a créé de grosses tensions entre Américains et Français puisque ces derniers refusaient que des sanctions soient émises contre ces projets. Il ne faut pas oublier que le capitalisme fossile fonctionne également grâce aux États.

LVSL : Ces trois entreprises ne sont pas françaises. Paradoxalement, votre enquête débute à Paris. Quels sont les liens qui existent entre ces multinationales et l’Hexagone ?

M.C : Pour chacune des trois parties du livre, j’ai voulu commencer mon enquête en France. Je ne voulais pas qu’on puisse dire : les trois entreprises qui polluent le plus au monde ne sont pas françaises, par conséquent nous n’avons aucune responsabilité. Car ces dernières sont pleinement enracinées en France. L’enquête commence donc avec Gazprom qui a signé dès 1975 un accord de livraison avec Gaz de France (Gazprom est né de la privatisation du ministère soviétique du Gaz en 1989 avec lequel l’accord avait été signé, ndlr). Le contrat a été renouvelé en 2006, lorsque Gazprom a ouvert sa filiale française, et court jusqu’en 2030.  Gazprom fournit jusqu’à un quart du gaz d’Engie (ex Gaz de France, ndlr) et fournit directement plus de 15 000 entreprises. Parmi ces dernières, on retrouve de grands noms comme le géant foncier Foncia, l’université de Strasbourg, la métropole de Nantes. Même le ministère de la Défense ou le Conseil de l’Europe à Strasbourg achètent une partie de leur gaz au géant russe.

« Le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le modèle de la voiture individuelle »

Pour Saudi Aramco, l’histoire est encore plus intrigante. À dix kilomètres de Paris, l’entreprise collabore avec le très discret laboratoire de l’Institut Français du Pétrole et des Energies Nouvelles (IFPEN). C’est une des premières institutions créée par de Gaulle en juin 1944, avant même la libération de Paris. C’est donc une organisation très ancienne et très importante ! Elle travaille à optimiser les moteurs à essence, à les rendre plus performants. L’idée est bien de perpétuer le modèle du moteur à essence. Pour résumer, Saudi Aramco, le plus grand criminel climatique de l’Histoire travaille, avec la complicité de l’État français, à perpétuer le règne de la voiture individuelle. Le tout à dix kilomètres de Paris, une des capitales européennes où tu meurs le plus de la pollution automobile !

Au-delà de ce laboratoire, l’IFPEN sert également à former l’élite scientifique du carbone, qui est ensuite envoyée en Arabie Saoudite. Ils ont même créé un master spécial pour Saudi Aramco. Le savoir faire industriel français est au service d’Aramco et du royaume saoudien.

Concernant China Energy, l’État chinois est venu signer en 2019 divers contrats avec l’Élysée. Un des plus énormes a été passé avec Électricité De France (EDF) pour permettre au groupe français de construire un parc éolien à Dongtai, près de Shanghai. Il se trouve que depuis 1997, EDF détient 20% des parts d’un consortium de trois gigantesques centrales à charbon. Ces centrales ont une puissance six fois supérieur au futur parc éolien de Dongtai – 3600 mégawatts contre 500 mégawatts. Ces centrales sont classées « sous-critiques », c’est-à-dire qu’elles ont un rendement médiocre et sont donc hyper-polluantes. Depuis la prise de participation d’EDF en 1997, ces centrales ont craché une fois et demie plus de CO² que ce que rejette la France en un an.

LVSL : Il aurait été tentant d’imputer la responsabilité univoque de ces pollutions environnementales à la Chine, l’Arabie Saoudite ou la Russie. Pourtant, vous montrez que ces multinationales pourraient difficilement prospérer comme elles le font aujourd’hui sans les investissements massifs des acteurs financiers internationaux.

M.C : On estime que depuis le début de la signature des accords de Paris les principaux industriels bancaires ont injecté 2 000 milliards dans l’industrie fossile. Le plus gros financeur est JP Morgan Chase qui investit 65 milliards d’euros par an dans des projets polluants. Les six plus grosses banques françaises ne sont pas en reste et investissent énormément dans le secteur fossile. Entre 2016 et 2020, elles ont augmenté chaque année de 19% leurs investissements dans les énergies fossiles – pour un total de 295 milliards de dollars sur la période.

Pour Médiapart, j’ai enquêté sur Amundi, le plus grand actionnaire de Total. C’est un énorme fonds d’investissement qui pèse plus de 2 000 milliards d’euros dont 12 milliards d’euros de participations dans le groupe français. Ce même groupe français vient d’ailleurs d’engranger des bénéfices records. 

« L’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Patrick Pouyanné, PDG de Total

C’est un signe révélateur si on veut mesurer où en est la lutte climatique en France ou dans le monde. En pleine urgence climatique et sociale, l’entreprise française qui fait le plus de bénéfices – bénéfices historiquement élevés par ailleurs – est un pétrolier !

LVSL : Une phrase dans votre ouvrage est particulièrement intrigante : Amin Nasser, PDG de l’ARAMCO déclare que le pétrole est une énergie qui va « jouer un rôle clé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre ». Comment le secteur du pétrole prépare-t-il son avenir ?

M.C : C’est vrai que le cynisme de ces entreprises a de quoi étonner. Beaucoup d’informations présentes dans mon enquête ne sont pas issues de sources secrètes. Il suffit de fouiller dans la presse et de trouver les bilans financiers des groupes. Ils se gargarisent ouvertement de cette expansion pétrolière.

Le gros angle mort de le lutte climatique actuelle – ce n’est pas moi qui le dis mais l’Agence internationale de l’Energie – c’est le secteur pétrochimique. C’est la nouvelle voie de valorisation du pétrole. Il est issu à 99% de composés fossiles. En 2019, la production et l’incinération de plastique a ajouté plus de 850 millions de tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, presque autant que les émissions allemandes. D’ici vingt ans, on utilisera plus le pétrole pour produire du plastique que dans les voitures ! Une déclaration de Patrick Pouyanné, PDG de Total, résume assez bien la question : grâce au plastique,  « l’industrie pétrolière a encore de beaux jours devant elle. »

Amin Nasser a investi énormément dans l’industrie plastique. C’est un message très puissant pour les investisseurs ; il les encourage à investir encore plus dans le pétrole. Cette industrie s’avère d’autant plus rentable qu’il y a actuellement une énorme révolution technologique mise en œuvre par Aramco. Fort de son réseau de 1 300 chercheurs dans le monde, l’entreprise développe actuellement le crude oil-to chemicals (COTC) qui permet de convertir directement jusqu’à 70% d’un baril de brut en dérivés pétrochimiques, alors que les raffineries conventionnelles atteignent difficilement le ratio de 20%. Ça double la rentabilité du pétrole ! C’est assez mortifère.

Bien entendu, cette stratégie s’ancre vite dans le réel. Quand Aramco annonce qu’il va produire beaucoup de plastique, cela implique de construire d’immenses usines de raffineries et de production. En avril 2018, un protocole a été signé entre Aramco et New Dehli pour construire en 2025 un monstrueux site pétrochimique pour plus de 44 milliards de dollars. Tout cela se fera au prix de nombreux accidents du travail et d’une destruction extrême des environnements locaux. Il faut donc bien comprendre que tous ces choix politiques et économiques ne sont pas dématérialisés. Ils sont bien réels.

LVSL : Pour respecter ses engagements climatiques, la Chine a annoncé vouloir limiter le développement de centrales à charbon tout en favorisant le déploiement d’énergies renouvelables. Pourtant, vous montrez que China Energy prépare en toute discrétion un « torrent de charbon » à venir, contre la volonté du gouvernement central.

M.C :  C’est quelque chose qui m’a beaucoup étonné en écrivant l’ouvrage. On pense souvent la Chine comme un État ultra-centralisé qui, après avoir décidé d’une action, serait capable capable de la mettre directement en place. Xi Jinping a donné de nombreux signaux de sa volonté de rendre plus écologique son pays. Il a parlé plusieurs fois dans ses discours d’une « civilisation écologique ». Il y a deux ans, il a annoncé que son pays allait atteindre la neutralité carbone d’ici 2060. En septembre dernier, il également annoncé que la Chine ne construirait plus de centrales charbon à l’étranger – sans donner de dates précises.

En opposition frontale avec ces discours, China Energy développe en catimini une bombe climatique. Des activistes ont découvert, en analysant des données satellites, que de nombreuses nouvelles centrales étaient en train d’être construites. Ces infrastructures totalisent 259 GW de capacité électrique – l’équivalent de toutes les centrales thermiques des Etats-Unis. On parle souvent de « centrales zombies ». Je montre ainsi dans mon livre que, malgré les décrets mis en place, China Energy a déployé un lobbying intense, notamment au niveau des provinces chinoises. Ce lobbying s’est opéré à travers le Conseil chinois de l’électricité, organisation créée en 1988 qui réunit les seize plus grandes majors énergétiques du pays. Le lobbying au sein de l’État central est tellement puissant qu’il n’y a toujours pas de ministère de l’Energie là-bas. Ce constat rend dérisoires mal d’a priori que l’on pourrait avoir sur la Chine. C’est ce qui me fait dire que, l’annonce de Xi Jinping concernant les centrales à l’étranger ne va avoir que peu d’effets.  

LVSL : Ces trois entreprises sont susceptibles de catalyser un large mécontentement face à leurs attitudes prédatrices. Quelles sont les stratégies déployées par ces dernières pour légitimer leurs pratiques ?

Il y a toute une nouvelle politique de greenwashing mise en place par ces groupes au service du soft power. Gazprom est un véritable champion sur la question, notamment dans le domaine du football. Le géant russe a compris qu’être présent dans le monde sportif était une très bonne façon de redorer son blason, notamment en Europe de l’Est où la Russie a eu mauvaise image. Gazprom a acheté de nombreuses équipes comme le FC Zenith de Saint Petersbourg, sponsorise FC Schalke 04, une grande équipe ouvrière mythique d’Allemagne et la coupe du monde 2018. En mai dernier, ses dirigeants ont signé un nouveau contrat avec l’UEFA Champions League.

« Le greenwashing est aujourd’hui le nouveau déni climatique. »

Laurence Tubiana, une des architectes des accords de Paris sur le climat .

On peut également parler de la nouvelle passion d’Aramco et de China Energy : planter des arbres. Aramco a planté plus de cinq millions de sujets en Arabie Saoudite et se décrit comme un guerrier en première ligne de la question climatique … Pourtant, si on fait les calculs, ces arbres ne vont même pas absorber 1% des émissions du groupe. Total fait la même chose. Depuis quelques mois, le groupe a annoncé des plantations concernant quarante millions d’hectares  sur les plateaux Batéké en République du Congo.

LVSL : Bien qu’ils l’aient fait pendant de nombreuses années, les producteurs de gaz ou de pétrole ne peuvent plus directement nier la crise climatique à laquelle nous faisons face. Ils plaident désormais pour la mise en place de technologies de Carbon capture and storage (CCS). Que pensez-vous de ce discours ? Disposons-nous d’une porte de sortie rapide, facile et économe de la crise environnementale ?

M.C : L’idée est de mettre un dispositif autour des cheminées capable de capter et de stocker le CO² en profondeur. Il n’y a qu’une vingtaine de dispositifs à l’œuvre autour du monde. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime qu’il faudrait augmenter de 4 000% ce type de dispositifs pour viser la neutralité carbone d’ici 2050. C’est le dernier gadget utilisé par les multinationales pour dire qu’elles agissent pour le climat.  

Je suis allé à la COP de Glasgow ; les journalistes et les activistes ont vu un nouveau mot émerger. Dans toutes les discussions, les diplomates parlaient d’unabated carbon. Ce terme désigne tous les projets polluants qui n’ont pas ces fameux dispositifs de stockage de carbone. Par exemple il y a eu un accord de principe signé notamment par la France pour arrêter les financements fossiles à l’étranger excepté ceux dotés d’une technologie de stockage carbone. Exxon développe de tels projets au Mozambique. Alors qu’encore une fois, quand on fait les calculs, ces projets ne stockent qu’un partie infinitésimale des émissions engendrées par l’homme. La meilleure façon de stocker du carbone c’est de le laisser dans les sous-sols. Ce n’est pas avec des arbres ou encore moins avec de fausses solutions techniques. Ces dispositifs permettent encore une fois de retarder l’action climatique.  

Même Laurence Tubiana, qui est l’une des architectes des accords de Paris sur le climat, a critiqué le greenwashing présent dans certains plans de neutralité carbone. Ces technologies permettent de dire que nous avons encore trente ans devant nous, tous les grands scénarios de prospective reposent là-dessus. On le voit dans les courbes de prospective à chaque fois : on a une courbe progressive jusque 2030 et là d’un seul coup ça descends. C’est complètement absurde ! L’échéance ce n’est pas 2050 mais bien 2030 !

Criminels climatiques: Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète.

Mickaël Correia

La découverte, 2022. https://www.editionsladecouverte.fr/criminels_climatiques-9782348046773