Contre les féodalités du médicament, nationalisons Sanofi !

© Joseph Edouard pour LVSL

Obsédé par sa performance en bourse, Sanofi va vendre sa filiale Opella, qui produit notamment le Doliprane, à un fonds d’investissement américain. Une opération financière qui s’ajoute à une longue liste de fermetures de sites de production et de recherche en France, ainsi que d’abandon de certains médicaments pour favoriser d’autres traitements plus rentables. Alors que l’entreprise bénéficie pleinement de l’argent public via la Sécurité sociale et le Crédit impôt recherche et a un rôle stratégique pour la souveraineté sanitaire française, le gouvernement laisse faire. Le député France insoumise – NFP Hadrien Clouet propose au contraire de nationaliser Sanofi, afin de créer un pôle public du médicament répondant aux besoins des Français. Tribune.

Avant de devenir cette société de chimie financiarisée que nous connaissons, Sanofi est une véritable entreprise de production et de recherche. Créée en 1973 par la société nationale publique d’extraction pétrolière ELF sous le nom d’Omnium Financier Aquitaine pour l’Hygiène et la Santé, Sanofi est le résultat de décennies d’investissement public et de profits pétroliers, désormais orientés vers une diversification en direction du pharmaceutique. Si elle ne compte alors qu’une poignée de salariés, la filiale Sanofi consiste en une « structure d’accueil à fins de concentration » [1] qui rachète tous azimuts, du laboratoire Michel Robilliart ou Choay, jusqu’à Roger & Gallet et Ceva, en passant par Clin-Midy Industries ou un tiers de l’Institut Pasteur [2]. Pas moins de 120 sociétés sont ainsi regroupées en 1980. Il s’agit alors de concevoir un pôle public industriel puissant, notamment autour des vaccins produits par l’Institut Pasteur, financé par des subventions, des donations et des souscriptions publiques, où un pôle lucratif finance les activités non-lucratives. Le chiffre d’affaires passe d’1,5 milliard de francs à 16 milliards en une décennie, de 1976 à 1986. Cette accumulation primitive a reposé sur la création de nombreux emplois, passant de 10 postes à 16.000, et une dynamique de recherche atteignant 20% des ventes pharmaceutiques.

Depuis la privatisation, des activités abandonnées pour gonfler les profits

Lors de la privatisation de 1994, la logique de recherche est abandonnée au profit d’une triple dynamique de croissance, d’acquisitions financières et d’internationalisation de l’activité. Dans les années suivantes, Sanofi disloque ses départements de recherche et développement précoce (consacré aux molécules innovantes) en ciblant successivement le diabète, le cardiovasculaire et l’oncologie. Bilan : 3000 emplois supprimés depuis 2006. Et ce, au seul profit des études cliniques en phase avancée et des maladies lucratives, seule préoccupation sérieuse de « Sanofi Pasteur ». Conséquence professionnelle : une chercheuse spécialisée dans les maladies infectieuses sera transférée vers le département… chargé de compiler les événements indésirables dans les cas de cancer. Les qualifications constituent la variable d’ajustement.

D’où le délaissement de certaines percées internes au profit de l’association avec un laboratoire concurrent visant le marché mondial, à l’instar du vaccin contre les infections à pneumocoque (pneumonie, méningite…) conduit avec le laboratoire sud-coréen SK Chemicals. Quoiqu’il en soit, on arrive alors à une contradiction insurmontable : si l’on abandonne l’étape de la recherche précoce, on sacrifie la diversité des molécules à placer sur le marché, d’où la seule option viable de la financiarisation et des opérations d’achat-vente. Dès lors, les financiers remplacent les entrepreneurs dans le conseil d’administration.

Lors de la privatisation de 1994, la logique de recherche est abandonnée au profit d’une triple dynamique de croissance, d’acquisitions financières et d’internationalisation de l’activité.

En conséquence, comme la plupart des industries pharmaceutiques, Sanofi a entamé la grande transhumance actionnariale, en abandonnant les génériques et les médicaments sans ordonnance pour ne plus se consacrer qu’aux spécialités ultra-lucratives sous brevet pendant plusieurs décennies. Ils tiennent les manettes de l’inflation pharmaceutique, sauf quand un gouvernement leur tient tête et mobilise la licence d’office, au risque de rétorsions vigoureuses devant les tribunaux ou d’embargo informel sur le marché national. Car dans le marché actuel, les laboratoires « d’innovation » déclarent 10% d’excédent brut d’exploitation, contre moitié moins chez les génériqueurs. Opella, filiale produisant notamment le Doliprane, est la queue de comète de ce processus, et la preuve que l’égalisation des taux de profit (ceux qui placent du capital vont là où la rentabilité est élevée, ce qui la fait baisser par la demande excessive, conduisant à rendre un concurrent plus attractif) est incapable d’assurer la fabrication rationnelle des molécules les plus demandées par la pharmacopée et se solde par des pénuries chroniques.

Sanofi fait désormais partie des 10 plus grands laboratoires pharmaceutiques du monde. Avec un bénéfice net important de 5,4 milliards d’euros en 2023… dont 80% sont redistribués (ou plutôt gaspillés) auprès des actionnaires. Le dividende a doublé depuis 2007 (avec 4 milliards d’euros versés en plein Covid-19 !), tandis que le PDG perçoit 112 fois le salaire moyen du personnel. Cette explosion du revenu des actionnaires et des dirigeants choque même l’ex-PDG Jean-François Dehecq, en témoigne son intervention dans l’émission Cash Investigation diffusée le 3 mars 2015 sur France 2. Les producteurs de médicaments rêvent aujourd’hui de faire côter l’entreprise à la bourse de New York.

Une société sous perfusion d’argent français mais tournée vers les Etats-Unis

Or, ce fonctionnement nous coûte désormais très cher. Cette entreprise a bénéficié durant de nombreuses années du financement initial de l’Etat. Ensuite, l’absence de transparence dans les prix des médicaments lui permet de dissimuler le coût réel de la production et de la R&D : les prix sont gonflés, mais l’assurance maladie rembourse… Ces deux coûts peuvent en outre être très largement surestimés par les sociétés. Dans une première hypothèse, le coût de production est artificiellement relevé. Par exemple, un principe actif conçu en France et livré pour conditionnement à une usine en France… peut être acheté à la branche suisse de Sanofi pour un prix élevé, donc refacturé à la Sécurité sociale en l’intégrant au coût de développement déclaré du produit, en plus de déclarer fiscalement sur place [3]. Dans une seconde hypothèse, la recherche et le développement sur le principe actif ont été effectués par des entreprises publiques (à l’instar de l’Inserm), mais sans intégrer ces aides au prix de vente. Non content de ces bénéfices records à moindre coût, le géant pharmaceutique a été récemment condamné pour avoir mis en place des mécanismes visant à discréditer le générique de leur médicament phare, le Plavix.

S’y ajoutent les subventions opaques et discrétionnaires. Prenons le Crédit impôt recherche (CIR), inventé en 1983, stabilisé en 2004 et étendu en dépit de la dénonciation régulière des abus auquel il donne prise. Concrètement, le CIR autorise les entreprises à déduire fiscalement une partie de leurs dépenses de R&D (30% sous la barre des 100 millions d’euros, 5% au-dessus). Mais les rapports se suivent et se ressemblent : cette dépense de 6 milliards d’euros par an est totalement indépendante de l’investissement des entreprises bénéficiaires dans la recherche [4]. Elle s’apparente à un pur effet d’aubaine, dans la mesure où les bénéficiaires auraient de toute façon investi dans la recherche et n’accroissent pas leur investissement en rapport avec ce versement. Sanofi est un cas d’école, puisque le CIR lui octroie 150 millions d’euros par an, soit 7% de prise en charge publique de sa R&D totale… qui est pourtant démantelée ! Outre les 3000 postes supprimés déjà mentionnés, on peut se rappeler de cette pantalonnade du vaccin contre la Covid-19 : incapable de produire son propre vaccin en interne, ou d’identifier des partenaires solides dans l’écosystème des start-ups, Sanofi avait même le projet de réserver la primeur du vaccin aux Etats-Unis… qui avaient financé les essais précliniques avec de l’argent public.

Cette société présentée comme française est devenue anglo-saxonne dans ses marchés et son territoire d’activité, en particulier depuis septembre 2019, avec l’accession à sa tête du PDG britannique Paul Hudson, dont le recrutement était justifié par sa connaissance du marché étasunien.

Car cette société présentée comme française est devenue anglo-saxonne dans ses marchés et son territoire d’activité, en particulier depuis septembre 2019, avec l’accession à sa tête du PDG britannique Paul Hudson, dont le recrutement était seulement justifié par sa connaissance du marché étasunien (son CV comprend notamment les groupes AstraZeneca ou Novartis), témoignant d’une stratégie d’extraversion accentuée. Un mois plus tard, Sanofi inaugure sa première usine digitale… à Boston. Un choix consistant à s’inscrire dans un écosystème de recherche étasunien sous l’ombre de son acquisition Genzyme et à deux pas du MIT ou d’Harvard. Mais, surtout, Sanofi se détourne de la conception et de l’alimentation d’un tel écosystème en France, traditionnellement plutôt inscrit à Lyon et Paris au milieu des pôles universitaires [5]. Au lieu d’amplifier les dépenses publiques en R&D, elle s’en détourne. L’inverse de ce que pratiquent les pays à fort investissement dans le domaine, comme l’Autriche ou les pays scandinaves.

Un tel tournant culmine avec le passage d’Opella sous pavillon étasunien, avec la bénédiction du conseil d’administration et au terme d’arrangements douteux avec le fonds capitalistique CD&R – qui verse 200 millions de dollars à la directrice sabordant sa société et s’est adjoint les services d’un membre du CA de Sanofi pour conduire l’opération. Loin de relever d’une lubie immédiate, la séparation d’Opella est un vieux projet, qui remonte à 2019 – toujours l’arrivée de Paul Hudson – lorsque la maison-mère Sanofi lance une restructuration interne de la filiale. Elle est séparée de la maison-mère et perd la moitié des sites de production, pour se concentrer exclusivement en France, au Japon, au Brésil, en Hongrie et aux Etats-Unis. Afin d’accroître la valeur strictement boursière, le groupe achète et lui adjoint Qunol, une société étasunienne positionnée sur le marché qui connaît la plus vive croissance aux Etats-Unis, soit la gamme des vitamines, minéraux et suppléments.

La liquidation d’Opella, après EuroAPI, vise ainsi à éliminer toute la chimie de synthèse, soit 95% de la production médicamenteuse. Bien sûr que ces sites sont rentables, mais ils empêchent d’atteindre la cible de 30% de rentabilité ! Les gagnants principaux, en dehors des actionnaires d’Opella ? Les banques d’affaires, qui sont 29 à prendre leur part aux opérations, certaines dans le conseil, d’autres pour financer le plus gros LBO (rachat par effet de levier, opération de rachat reposant principalement sur l’emprunt, ndlr) de l’année en France.

La nécessité d’une nationalisation

En somme, on ne peut pas continuer à dilapider l’argent public et tolérer des décisions irrationnelles et coûteuses pour le plus grand nombre. Puisque la direction se moque des contreparties au nom d’une gestion court-termiste de ses actifs rivée sur les cours boursiers, prendre le contrôle n’est qu’un retour sur investissement – on le sait bien chez moi, à Toulouse, où le centre de recherche a été sabordé et liquidé par la direction. Des licenciements aux regroupements, des restructurations aux fermetures, des ventes de fleurons aux investissements dictés par la rentabilité, il est clair que seule la puissance publique est en capacité d’imposer une planification sérieuse de la production de médicaments, en partant des besoins.

Seule la puissance publique est en capacité d’imposer une planification sérieuse de la production de médicaments, en partant des besoins.

Car les collectifs de travailleurs à Sanofi ont des capacités immenses, actuellement freinées ou sabotées par la direction. D’où l’importance de leur donner une voix directe sur les grands choix de l’entreprise. Ils savent produire, connaissent les délais réels des projets et leurs syndicats travaillent en lien étroit avec les associations et les collectifs de malades. Ne sont-ils pas mieux placés pour hiérarchiser les priorités et allouer les moyens, qu’un PDG qui est prêt à sacrifier la production de dizaines de médicaments efficaces, des milliers de postes et des branches entières de sa filiale pour quelques milliards de dollars ? Bien sûr, ce PDG est doué pour gonfler la valeur actionnariale. Mais les malades doivent passer avant les actionnaires – et beaucoup d’actionnaires tomberont un jour malade, donc ils pourraient soutenir la nationalisation par strict égoïsme glacé !

Hadrien Clouet, député France insoumise -NFP de la 1ère circonscription de Haute-Garonne. © Gérald Garitan

Dès lors, appuyée sur la puissance publique, Sanofi sera en capacité de retrouver le temps long. Aujourd’hui, pour trancher entre deux projets, le board de Sanofi se contente du taux de profit prévisionnel du produit et de sa durée avant commercialisation. Exemple : avec son projet baptisé “Play to win”, Sanofi a abandonné la recherche et la production de médicaments contre certaines pathologies cardiovasculaires, neurologiques (dont la maladie d’Alzheimer qui touche près d’un million de personnes en France) mais aussi les anti-infectieux pour des raisons de rentabilité financière. La puissance publique, elle, est en capacité de raisonner sur les coûts à l’échelle d’un pays entier, réalisant que les superprofits de Sanofi sont les déficits de la Sécurité sociale, ce qui la débarrasse de l’obsession de la marge nette de l’entreprise.

Le marché est ainsi en échec total sur le sujet du médicament. En juin 2023, Emmanuel Macron avait annoncé un plan de relocalisation de 450 médicaments, suite aux ruptures d’approvisionnement de l’hiver précédent. Celles-ci ont-elles disparu ? Pas le moins du monde. Le Praluent, médicament de Sanofi contre les problèmes de cholestérol, est en tension et l’Icatibant contre les oedèmes de Quinck vient juste de passer en rupture de stock. Pourtant, à chaque fois que l’opportunité advient de constituer un pôle public du médicament, le gouvernement fait des sauts périlleux arrière pour empêcher cette solution immédiate. Il préfère se livrer au marché… alors que le marché n’en veut pas. Car le bilan de ces relocalisations de médicaments est nul et non avenu. Sur les 531 projets de relocalisation, seuls 15 concernent des principes actifs de santé (pilule contraceptive, actifs naturels…) et moins de 10 des médicaments [6]. Il a même fallu passer outre les notations négatives de BPIFrance pour donner suite ! Seuls les dispositifs médicaux attirent du capital privé (pour des aiguilles chirurgicales, des aérosols ou des filtres à poche de transfusion). Allons-nous rester les bras ballants, à brûler des cierges en espérant qu’un capitaliste relocalise accidentellement nos boîtes de médicaments ?

La propriété publique de la production médicamenteuse sonnerait la fin du racket généralisé.

En outre, la propriété publique de la production de médicaments résout l’hostilité farouche du secteur à toute transparence. La chaîne de valeur sera enfin connue ! Avantage de taille, qui permettra de négocier chiffres à la main les prix publics des médicaments à partir des coûts réels de ces lignes de production. C’est la fin du racket généralisé. Prenons le cas du Lantus, un produit essentiel de Sanofi, qui lui a rapporté plus de 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires depuis 2004, pour un stylo injectable à 5 cartouches vendu 38€. A quel titre ? Combien a investi Sanofi en recherche ou en frais de production ? On n’en saura rien… mais on sait que le stylo est une découverte de la recherche publique étasunienne, et que l’insuline des cartouches a été payée 1€ symbolique à ses découvreurs qui l’ont offerte à l’humanité. Où vont donc les 38€ ? La propriété publique nous le dira.

On entend déjà hurler certains fondés de pouvoir des conseils d’administration (aussi appelés « députés macronistes ») quant au prix de l’opération. Bien sûr, on peut discuter des modalités précises du contrôle… tout cela est de la tuyauterie terminale. L’enjeu est la prise de pouvoir collectif sur le producteur pharmaceutique principal du pays. La capitalisation boursière de la société dépasse effectivement les 100 milliards d’euros. Mais ce prix fictif est largement modulable au cours des débats parlementaires, en fonction de l’ampleur de la montée au capital, du périmètre finalement conservé, du rythme des acquisitions (veut-on construire autour d’une ou deux entités pour ensuite monter sur le reste ?). Mais quoiqu’il en soit, la rentabilité de l’entreprise jointe aux dépenses publiques économisées rembourserait en quelques années le prix même de la nationalisation ! Si nous en arrivons à ce niveau de discussion, c’est que nous avons déjà gagné les consciences.

Notes :

[1] François Chesnais, « L’industrie pharmaceutique dans la crise », Revue d’économie industrielle, 1985, vol. 31, p. 95.

[2] L’affaire Labaz, Courrier hebdomadaire du CRISP, 21/12/1979.

[3] Olivier Gros, « Médicaments, trou de la sécu et loi du marché ». Revue Projet, 2016/2 N° 351, 2016. p.83-89.

[4] « Évaluation du crédit d’impôt recherche », avis de la Commission nationale d’évaluation des politiques d’innovation, France Stratégie, Paris, juin 2021.

[5] Jacques Bonnet, “De Rhône-Poulenc à Sanofi-Aventis : intérêts régionaux et logiques mondiales”, L’Information Géographique, 69-2, 2005, p. 117-131.

[6] Cour des comptes, Le dispositif de relocalisations sectorielles du plan de relance, S-2023-1160.

Pour un pôle socialisé du médicament

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La crise sanitaire a tragiquement révélé la dépendance de notre système de santé aux circuits globalisés de distribution et de production. Si quelques voix ont regretté ce phénomène, aspirant à une relocalisation de notre industrie, la situation n’a guère changé depuis le début de la crise. La création d’un pôle socialisé du médicament permettrait pourtant de pallier efficacement cet état de dépendance. Texte adapté d’un article paru dans la revue Pratiques, rédigé par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural, et Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre.

Le 16 juin 2020, Emmanuel Macron annonçait la mise en place d’une « initiative de relocalisation de certaines productions critiques ». Ce dernier précisait ensuite que l’on « pourra, par exemple, pleinement reproduire, conditionner et distribuer du paracétamol en France ». La première vague de COVID-19 a en effet illustré l’extrême dépendance de la France aux importations étrangères de matériel médical. Le fiasco des vaccins anti-Covid a ensuite révélé l’impuissance de notre pays à toutes les étapes du processus de production : recherche, développement, production et distribution. Les opérations de communication autour de la campagne de vaccination auront du mal à faire oublier son caractère précipité et l’absence de toute vision stratégique. L’ambition du pouvoir en place sur la production de médicaments semble pourtant se résumer à la production de paracétamol au sein de l’Hexagone.

La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale.

Si la pandémie actuelle a permis de révéler ce phénomène préoccupant, les pénuries de médicaments étaient déjà devenues le quotidien angoissant de nombre de médecins, pharmaciens et patients. Les causes de ces ruptures sont multifactorielles ; les politiques de libre-échange et de financiarisation de la santé en sont les principales responsables. Les délocalisations, la sous-traitance aux quatre coins de la planète, la mise en concurrence généralisée et le désintérêt pour des molécules jugées « non rentables » ont entraîné un étirement et une complexification des « chaînes de valeur ». Ce phénomène a profondément fragilisé le système de production et de distribution. Ainsi, 80 % des principes actifs commercialisés en Europe ne sont pas produits sur le vieux continent – principalement en Chine et en Inde – contre 20 % il y a trente ans. Une telle situation nous place inévitablement dans en état de dépendance commerciale et géopolitique vis-à-vis d’autres puissances.

Communs et biens communs

Face à cette réalité, l’antienne des slogans du type « biens publics mondiaux » pour les vaccins ou « la santé comme bien commun » ne suffit pas. Un bien commun s’apparente à « une ressource en accès partagé, gouvernée par des règles émanant largement de la communauté des usagers elle-même, et visant à garantir, à travers le temps, l’intégrité et la qualité de la ressource ». La sécurité sociale – notamment sa branche maladie – répond à cette définition. Elle concerne en effet le très grand nombre – les 67 millions de personnes vivant en France – et nécessite une gouvernance multiniveaux. Étant donné que cette gouvernance ne semble ni appropriée (non partagée) ni efficace (laissant nombre de personnes démunies ou sous le joug d’un système de protection privé), il n’est pas exagéré de parler ici plutôt de bien commun dont la gouvernance reste à améliorer. A son origine, la Sécurité sociale était justement gérée par les intéressés. Cependant, ce modèle de gestion et de protection a été progressivement détricoté pour finalement ne plus répondre aux exigences d’un bien commun. Son fonctionnement s’est progressivement aligné sur celui du marché des assurances privées, appelées mutuelles pour la partie assurance maladie.

Les trois propriétés constitutives d’un bien commun sont également :

1 – un accès garanti à tous ;

2 – son caractère inappropriable (tant par un système privé que public) ;

3 – une administration citoyenne directe permettant la gestion et la perpétuation de la ressource.

Appliquée à la Sécurité sociale la nécessité de perpétuation de la ressource qu’implique la théorie des communs entraîne une rupture complète avec la gestion antérieure. La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale. Le respect de ces trois points nécessite de repenser en profondeur le système de santé actuel.

Le médicament, un bien commun

Appliquée aux médicaments, la théorie des communs implique que ceux-ci fassent l’objet d’une appropriation sociale, ce qui suppose de les sortir du circuit marchand classique. Cette nouvelle gestion institutionnelle et macroéconomique du secteur pharmaceutique, autour d’un pôle socialisé du médicament, aurait fondamentalement quatre objectifs de long terme :

1 – Le développement de la recherche fondamentale et appliquée ;

2 – La production de médicaments par un profond processus d’industrialisation, permettant de contrôler toute la chaîne productive, de la matière première aux produits finis. Les génériques pourront ainsi être fabriqués localement et sans dépendance aux laboratoires privés ;

3 – La distribution des médicaments dans le circuit hospitalier et officinal habituel, dans un objectif d’égalité d’accès sur tout le territoire ;

4 – La création d’une souveraineté sanitaire, d’essence coopérative, garantissant l’indépendance géopolitique de la France et des pays qui pourraient se joindre au projet. Cet objectif doit bien évidemment s’articuler avec l’aspiration de démocratisation des médicaments à l’échelle mondiale.

Ces conditions sine qua non de l’appropriation sociale des médicaments s’inscrivent bien évidemment dans un processus de long terme, à l’échelle d’au moins quinze ans. Cependant, l’apparition d’un tel pôle socialisé du médicament dans l’espace marchand actuel permettrait, dès les premiers instants, de créer le rapport de force nécessaire avec les multinationales du médicament quelle que soit leur nationalité de rattachement. En effet, le fonctionnement actuel du système de santé entrave efficacement toute velléité de réforme. Sans base productive indépendante, les citoyens sont piégés sous la dépendance d’un système privé très coûteux et injuste à tous les niveaux. Sans la construction d’un outil efficace de production, il sera impossible de remettre en cause les incitations fiscales comme le crédit impôt recherche qui subventionnent directement les multinationales du médicament. Ces mêmes multinationales s’assurent également des débouchés sécurisés pour leurs produits par le biais des systèmes de protection sociale qui remboursent une large partie du prix final du médicament.

C’est de ce système que permet de sortir, dès sa création, le pôle socialisé du médicament. Mais ce projet porte en son cœur une évolution encore plus ambitieuse. Il se place dans la lignée des travaux sur le pôle public du médicament dont l’un des plus aboutis a été porté par La France Insoumise sous forme de proposition de loi en avril 2020. Notre remplacement du terme « public » par « socialisé » n’est pas uniquement sémantique. Il s’agit ainsi de souligner l’appropriation sociale de ce pôle, de le rattacher à la logique originelle de la Sécurité sociale et de l’inclure pleinement dans la théorie des communs.

Gouvernance et financement

En reprenant cette proposition de loi, il nous semble que si nos quatre objectifs de long terme sont partagés, deux points méritent d’être approfondis : le financement de ce pôle et sa gouvernance. La théorie des communs nous permet en effet de refonder la notion de service public, en instituant des modes de gouvernance incluant tous les acteurs concernés : soignants, chercheurs, administrations et citoyens. Au contraire, dans le droit administratif, la gouvernance du service public se fait au nom des citoyens, mais sans eux. Pensé comme un objet technocratique -symétrique inversé de la propriété privée – le service public contient dès sa création la capture par les « représentants de l’État », c’est-à-dire des technocrates nommés par le pouvoir en place, mais également la possibilité d’une future privatisation. Dans les deux cas il s’agit d’une mise à distance des citoyens, qui sont impuissants à modifier une décision qui leur serait défavorable, sauf à descendre massivement dans la rue.

Nous plaidons ici pour un modèle d’investissements basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU.

La gouvernance du pôle socialisé du médicament doit être pensée sur le modèle des caisses de Sécurité sociale lors de leurs créations. Le pouvoir serait partagé entre l’administration étatique, les soignants et les citoyens, avec une majorité de voix pour ces derniers. Dans le cas du pôle socialisé du médicament – la recherche en est un des éléments fondamentaux – un conseil scientifique tiendra également un rôle important. Une dimension territoriale sera également nécessaire pour éviter la déconnexion avec le réel, par exemple au niveau départemental comme les Caisses primaires d’Assurance maladie, avec des responsabilités confiées aux acteurs de terrain, notamment les élus locaux.

Il faudra également définir des procédures électives régulières dans chaque composante, afin d’éviter les diverses formes de captures : technocratiques, territoriales, corporatistes. Ainsi, il sera mis un soin particulier à ce que la diversité des soignants soit respectée sans domination du corps médical, notamment en représentant les professions souvent « oubliées » : ambulanciers, auxiliaires de vie, aides-soignants, secrétaires médicales, orthophonistes, psychologues, préparateurs en pharmacie, infirmiers, médecins, pharmaciens…

Pour en savoir plus sur l’importance de la cotisation dans le financement du système de santé, lire l’article de Romain Darricarrère sur LVSL : « La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la Sécurité sociale »

La logique devra être la même concernant le financement d’un tel pôle du médicament. Nous plaidons ici pour un modèle d’investissement basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU. Ce geste n’est pas que symbolique, il est révolutionnaire car il étend la logique de la Sécurité sociale en reproduisant un schéma existant qui fonctionne déjà à très large échelle. Malgré les attaques subies, le budget de la Sécurité sociale française avoisine les 500 milliards d’euros par an, soit près d’un quart du PIB. A rebours des politiques suivies depuis les années 1980, cela signifie augmenter le taux de cotisations nécessaire et décider de façon démocratique de la création, puis l’extension du pôle socialisé du médicament. Une fois en place, de véritables économies budgétaires apparaîtront. Il est en effet plus rentable d’investir dans une base productive qui permettra in fine la gratuité des médicaments produits que d’enrichir à perte des actionnaires. A long terme, c’est bien une prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale qui est visée.

Un chemin long mais réaliste

Maintenant que la destination est choisie, reste à déterminer le chemin pour y arriver. Considérant que notre mode de production est responsable de la destruction de notre écosystème, engendrant catastrophes climatiques, pandémies actuelles et à venir, il s’agit de construire méthodiquement, une contre hégémonie alternative au capitalisme.

Le pôle socialisé du médicament sort ce dernier de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production, tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale.

Notre imaginaire collectif est colonisé par notre système de production. Dans le domaine de la santé comme dans beaucoup d’autres, il est possible de voir jusqu’à quel point le libre marché ne prend pas position pour l’intérêt humain. Diamétralement opposé à cette logique libérale, le pôle socialisé du médicament est intrinsèquement anticapitaliste. Ce dernier sort le médicament de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale. De plus, il étend la logique révolutionnaire de la Sécurité sociale à une entité industrielle productive. Devant une alternative macroéconomique d’une telle envergure, atteignant un dangereux seuil critique pour le capitalisme, la réaction du « système » sera violente.

Toutes les armes macroéconomiques sanctuarisées dans les traités européens seront mobilisées contre un tel projet : envolée des taux d’intérêt sur la dette française, fuite des capitaux, assèchement de la monnaie par la BCE… Comme pour la Grèce ou Chypre aucun moyen ne sera négligé par l’adversaire si un gouvernement de rupture arrivait au pouvoir en France. Il serait considéré comme une menace existentielle, et nous faisons ici l’hypothèse que les puissances dominantes réagiraient directement à une telle situation, ne jouant que faussement le jeu électoral « démocratique ». Sans prétendre ici avoir une solution magique, il s’agit de prendre en compte la conflictualité qu’entraînera nécessairement une telle alternative afin de s’y préparer sérieusement. Il faudra envisager une sortie des traités européens – avec mandat tacite du peuple – et inventer un nouveau cadre macroéconomique permettant au pôle socialisé du médicament de se construire et de se développer, ce qui implique de pouvoir s’appuyer sur un soutien populaire et géopolitique sans faille.

Reste alors le rapport de force avec les grandes firmes pharmaceutiques, qui passera par une négociation musclée. Si, pour certains, la France est un marché sur lequel les grandes firmes pharmaceutiques ne peuvent faire l’impasse en raison de la taille de sa population et de sa solvabilité, en l’absence de base de production conséquente aux mains de l’Etat, Big Pharma ne fera aucune concession. Le pôle socialisé du médicament, en permettant de produire tous les médicaments dont les brevets sont dorénavant tombés dans le giron public (les médicaments génériques), nous sort donc de la possibilité d’un chantage. Adossé à un tel pôle, un gouvernement volontaire pourrait, par exemple, faire plier les multinationales en menaçant d’activer, de façon crédible, la licence d’office. Ce dispositif juridique permet d’exploiter une invention brevetée moyennant le versement d’une rétribution. Un tel contrat peut être contracté librement ou, dans certains cas précisés par la loi, imposé par la puissance publique. Il serait également possible de demander la levée de certains brevets concernant des produits utiles à l’intérêt général. Pour renforcer sa position, la France pourrait également nouer des alliances avec d’autres pays exploités par les multinationales pharmaceutiques, ce qui sera d’autant plus simple si l’Hexagone dispose d’importantes capacités de production.

La période électorale qui arrive doit permettre de remettre au cœur des débats des alternatives crédibles à notre système industriel actuel. La santé est le point de départ idéal pour débuter ce vaste chantier. Basée sur la théorie des communs, la création d’un pôle socialisé du médicament serait une brèche dans l’ordre néolibéral et un acte d’une grande subversion. Il pourrait être le premier échelon d’une gestion mondiale solidaire des produits pharmaceutiques, ouvrant la voie à un projet collectif enthousiaste et porteur d’espoir, permettant de faire face collectivement aux pandémies et autres catastrophes naturelles que nous nous devons d’anticiper.

« Le droit à la santé passe par une société plus égalitaire » – Entretien avec Sofie Merckx (PTB)

Sofie Merckx © Page personnelle de Sofie Merckx.

Sofie Merckx est médecin et députée du Parti du Travail de Belgique. Elle nous explique l’action de Médecine pour le Peuple, une initiative de son parti qui propose depuis près de 50 ans des soins médicaux gratuits et mobilise patients et soignants dans de nombreuses campagnes thématiques, ce qui a longtemps déplu à l’Ordre des médecins belge. Pour elle, le droit à la santé ne se limite pas à la médecine curative, mais implique de pouvoir vivre en bonne santé dans tous les aspects de la vie, notamment au travail. Elle revient également sur la gestion de la pandémie et l’actualité politique belge, alors qu’un nouveau gouvernement vient d’être formé. Retranscription par Cindy Mouci et Perrine Pastor. Entretien réalisé par William Bouchardon.


LVSL – En quoi consiste le programme « Médecine pour le peuple » (MPLP) ?

Sofie Merckx « Médecine pour le peuple » est avant tout un réseau de onze centres médicaux qui se trouvent un peu partout en Belgique, mais surtout dans des régions ou des villes ouvrières. 

D’une part, nous offrons des soins de première ligne, avec des médecins généralistes, des infirmiers et infirmières, des diététiciens, mais aussi des assistants sociaux, du personnel d’accueil et administratif, etc. Par ailleurs, nous sommes également une organisation qui se bat, comme l’affirme notre slogan, pour le droit à la santé dans une société en bonne santé.

Depuis l’ouverture de la première maison médicale en 1971, nous avons toujours combiné le travail médical à des actions politiques, comme l’accessibilité aux soins de santé ou la baisse des prix de médicaments. Nous estimons que la concrétisation du droit à la santé passe par une société plus égalitaire. La santé, c’est bien plus que l’accessibilité aux soins, cela veut également dire avoir un logement décent, avoir un emploi et de bonnes conditions de travail…

Énormément de maladies sont causées par les conditions de vie et de travail des gens. Il suffit de penser au stress, voire au burn-out. Par exemple, à Hoboken, l’une des premières communes où MPLP s’est implanté, il y avait une forte pollution au plomb et nous nous sommes battus contre l’usine qui en était à l’origine. Nous avons aussi été très actifs dans la ville d’Anvers contre la construction d’une nouvelle autoroute qui allait amener beaucoup plus de poussière, mauvaise pour les poumons et causant de l’hypertension. Nous avons donc toujours été actifs pour bâtir une société en bonne santé. 

LVSL – Les patients que vous recevez à Médecine pour le peuple sont-ils des gens qui, normalement, renonceraient à certains soins et sont réintégrés dans le système de santé grâce à vos activités ?

S.M. – Au départ notre système de santé est tout à fait fonctionnel. Nous n’avons pas créé nos centres pour pallier un problème systémique d’exclusion. Nous estimons que la Sécurité sociale, qui est la conquête majeure du mouvement ouvrier après la Seconde Guerre mondiale, répond à ce problème. C’est toujours notre principe de travail.

Ceci dit, il est vrai que nous avons, dans nos centres, une proportion plus grande qu’ailleurs de personnes qui sont, soit exclues, soit des travailleurs pauvres. La plupart de nos patients appartiennent à cette dernière catégorie. Nous recevons beaucoup de femmes de ménage, de postiers, d’employés de supermarché, d’aides-soignants, de personnes travaillant dans des emplois qui rapportent peu. Durant le confinement, ce sont ces personnes à bas revenus qui ont dû continuer à travailler pour faire tourner la société.

LVSL – Pouvez-vous nous parler des revendications spécifiques au domaine de la santé que vous portez ? Par exemple la campagne sur les prix des médicaments ? 

S.M. – Cette lutte pour des médicaments moins chers est en effet une de nos grosses campagnes depuis plus de 10 ans. Je ne sais pas si en France cette affaire a fait du bruit mais l’année passée, en Belgique, une petite fille s’est vue prescrire un nouveau médicament, le Zolgensma, qui coûte 1.9 million d’euros la piqûre ! C’était le médicament le plus cher au monde. Or, il faut administrer ce médicament assez rapidement car il permet de soigner en une fois la ASP (amyotrophie spinale proximale), une maladie qui touche les enfants et les rend complètement paralysés.

Cette histoire a fait beaucoup de bruit car les recherches sur ce médicament révolutionnaire ont été en partie financées grâce au téléthon en France. C’est une française qui a trouvé le mécanisme d’action de cette thérapie génique, avant que la firme Avexis ne le commercialise. Ces dernières années, on constate de plus en plus que les brevets obtenus par la recherche publique sont rachetés par les firmes pharmaceutiques, qui font ensuite des études cliniques et mettent sur le marché des traitements à des prix relativement hauts, que nous repayons une seconde fois avec notre sécurité sociale. En fait, nous payons aussi bien au début qu’à la fin, et les firmes pharmaceutiques font beaucoup de bénéfices au passage. C’est un phénomène que l’on retrouve partout. 

Nous nous battons pour changer la manière de rembourser les médicaments en organisant des appels d’offres pour les médicaments. Beaucoup de nouveaux médicaments sont en effet des variantes d’anciens médicaments. Vous pouvez tout à fait les mettre en concurrence en faisant des achats plus groupés, plus grands, et ainsi faire baisser les prix. Ça s’applique par exemple en Nouvelle-Zélande et c’est ce que nous appelons le modèle kiwi. Aux Pays-Bas, certains assureurs privés font ces appels d’offre et certains médicaments sont à un dixième du prix belge. Nous avons même des patients qui vont au Pays-Bas pour chercher les médicaments là-bas : même si ce n’est pas remboursé, cela leur revient malgré tout moins cher. 

Ce principe d’appel d’offres permet non seulement de faire baisser le prix, mais aussi de supprimer l’influence du marketing sur la prescription du médicament.  On constate en effet que les médecins prescrivent souvent les médicaments les plus chers et pas forcément les meilleurs. Nous voulons rompre avec cette logique et prescrire uniquement les médicaments dont nous avons vraiment besoin, en nous basant seulement sur des critères scientifiques. 

LVSL – Quelle a été la réponse du gouvernement belge ?

S.M. – Nous avons eu, et avons encore, pas mal d’influence sur ces débats. Désormais, les médicaments génériques sont davantage prescrits, ce qui n’était pas le cas avant. Néanmoins, notre gouvernement est très libéral et travaille main dans la main avec les firmes pharmaceutiques. Par exemple, ces firmes envoient des représentants chez les médecins (les visiteurs médicaux, ndlr) pour présenter leurs études et faire prescrire leur produit. Depuis quelques années, la Belgique avait mis en place un programme pour envoyer des représentants neutres chez les médecins généralistes. Cela commençait à bien fonctionner puisqu’un médecin sur deux recevait ces délégués et une étude a même montré que les médecins qui avaient reçu les visites de ces représentants neutres prescrivaient globalement des médicaments moins chers et meilleurs. Mais ce programme a été arrêté par la ministre de la Santé Maggie De Block il y a trois ans ! On a alors vu d’énormes flambées du prix des médicaments. Par ailleurs, nous sommes confrontés à un nouveau problème : les accords secrets avec des firmes sur le prix, qui existent aussi en France. Le prix reste secret, et personne ne sait combien nous payons pour ces médicaments avec notre sécurité sociale. 

Maggie de Block, ministre de la Santé belge de 2014 à 2020. © Nils Melckenbeeck CC-BY-SA 4.0

LVSL – Puisque nous parlons justement de questions financières, lorsque des gens vont dans vos centres, ils peuvent recevoir des soins gratuitement. Concrètement, comment est-ce possible ? 

S.M. – En Belgique, quand vous allez voir le médecin, vous le payez environ 27€ et vous êtes remboursés d’une partie de cette somme par votre mutuelle. Dans nos centres, on demande uniquement la part remboursée par la sécurité sociale, nous ne pratiquons pas de dépassement d’honoraires. C’est donc gratuit pour le patient. 

Après quelques années, nous avons également mis en place des systèmes forfaitaires. Cela consiste à être payé par mois et par patient inscrit, un montant fixe. Le patient vient s’inscrire chez nous et peut bénéficier gratuitement des soins infirmiers et de la médecine générale, sans payer pour cela. C’est un autre système de financement qui n’est plus à l’acte mais au forfait, et 300.000 belges l’utilisent, y compris ailleurs qu’à MPLP. Certes, il y a des critères pour ajuster le coût par rapport à la charge de travail, par exemple si la personne est diabétique. Cela a été pratique au début de la crise sanitaire, lorsque nous ne pouvions plus consulter les patients, faute de matériels de protection : contrairement aux médecins libéraux payés à la prestation, nous n’avons pas eu de chute de revenus. Par ailleurs, comme nous avons les coordonnées des patients inscrits chez nous, nous avons appelé tous ceux qui appartenaient à des groupes à risque pour savoir s’ils allaient bien, s’ils avaient besoin de médicaments, et pour leur proposer les services de notre réseau de bénévoles, pour faire leurs courses par exemple.

LVSL – Ce système de tarification forfaitaire a donné lieu à un très long conflit avec l’Ordre des médecins de Belgique. Pourquoi l’Ordre des médecins refusait-il ce système ? Comment ce conflit s’est-il réglé ?

S.M. – Médecine pour le peuple est né en 1971, en pleine période post-mai 68. Les initiateurs de MPLP (dont le père de Sofie Merckx, le docteur Kris Merckx, ndlr) étaient issus de ce mouvement et voulaient se lier à la classe ouvrière. Comme il s’agissait de gens qui participaient aux mouvements de protestation, cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients.

Par ailleurs, à MPLP, il n’était pas question de faire payer les gens. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de dépassements d’honoraires. Mais à partir des années 1980, quand on a commencé à couper dans les soins de santé, cette différence est devenue plus importante. Pour l’Ordre des médecins, nous faisions donc de la concurrence déloyale. Il y a donc eu des procès.

« Cette manière de faire de la médecine a été mal vue par la caste de médecins qui avaient une vision paternaliste de leur métier, se considérant supérieurs à leurs patients. »

Un autre reproche de l’Ordre des médecins à MPLP, c’était notre campagne proactive de vaccination contre la grippe. Nous recrutions soi-disant des patients pour les vacciner ! Aujourd’hui, au contraire, cette politique préventive fait consensus. Il n’y avait pas de vision de santé publique, le médecin était vu comme un commerçant.

Donc dès le départ, l’Ordre des médecins n’acceptait pas notre manière de travailler. De notre côté, nous commencions à trouver que la manière avec laquelle l’Ordre des médecins représentait les intérêts des médecins indépendants qui cherchaient plus à s’enrichir qu’à servir le peuple, n’était pas correcte. Nous avons donc refusé de faire partie de cet Ordre et refusé d’y cotiser pendant 40 ans. 

Mais entre-temps, il y a eu des avancées au niveau de l’État, notamment la reconnaissance de la médecine forfaitaire dans les années 1990. Et puis les mentalités ont changé : les gens ont vu que nous avions une vision de santé publique que tout le monde de la santé devait avoir. Désormais, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts : de manière générale, parmi les médecins et même au sein de l’Ordre, beaucoup ont estimé que nous avions une bonne manière de faire de la médecine et que nous avions été des pionniers sur certains points. Puisque notre manière de travailler a été reconnue, nous avons décidé d’enterrer la hache de guerre entre l’Ordre des médecins, même si nous continuons de nous battre sur le plan législatif pour réformer cet Ordre des médecins. 

LVSL – Vous évoquiez le droit à la santé et son lien avec l’environnement de travail, avec l’air que l’on respire… Concrètement, comment parlez-vous de droit à la santé aux personnes qui viennent dans vos centres et comment abordez-vous vos autres combats politiques ? N’est-ce pas une façon d’abuser de la détresse des patients ? 

S. M. – Nous l’abordons de manière spontanée. Nous sommes à l’écoute des patients et de leurs problèmes. Nous ne regardons pas la santé de manière étroite, mais évoquons aussi leurs conditions de vie et leurs conditions de travail. Puis, nous en venons à parler de sujets sur lesquels nous pourrions se battre ensemble, avec les patients. En fait, nous n’avons pas de vision paternaliste de la médecine. En tant que médecins ou soignants, nous essayons d’avoir une relation d’égal à égal avec les patients, au lieu de se placer au-dessus d’eux.

Par exemple, il y a 3 ans, lorsque Maggie De Block a décidé d’augmenter le prix des antibiotiques et d’autres médicaments, donc de moins bien les rembourser aux patients, ces derniers en étaient directement victimes et ils le savaient. Donc nous abordions cette question spontanément. Nous avons fait une campagne avec des cartes postales de Noël sur lesquelles les gens s’exprimaient pour envoyer un message à la ministre. Nous avons ensuite organisé une action devant son cabinet à Bruxelles, pour déposer ces cartes, et avons été reçus par la ministre.

Nous encourageons également nos patients à adhérer à un syndicat dans leur entreprise, à aller parler aux délégués syndicaux lorsqu’ils ont un problème de conditions de travail, etc. Si on veut vraiment arriver à changer les choses dans ce monde, cela passe par la mobilisation collective.

Il faut rappeler que nous avons un lien avec le PTB (Parti du Travail de Belgique, gauche radicale, ndlr) et nous sommes très ouverts là-dessus. Nous avons fait une enquête qui a montré que plus de 90 % de nos patients savent que nous avons un lien avec un parti politique. De même, plus de 90 % s’étaient exprimés positivement sur le fait que nous nous mobilisons pour leurs problèmes. La plupart de mes patients (Sofie Merckx continue d’exercer sa profession de médecin, ndlr) sont contents que je défende leurs droits au Parlement, et avant cela au conseil communal à Charleroi. 

Bien sûr, tous ne viennent pas manifester avec nous, cela se fait sur une base volontaire. On ne propose pas une manifestation à un patient qui a 40 de fièvre… Bien sûr, certains de nos patients sont membres d’autres partis et ont d’autres d’opinions et nous y sommes très attentifs. Bref, nous agissons dans le respect des opinions de chacun, mais avec l’idée qu’il faut se mobiliser pour que les choses changent. C’est ce qu’on appelle la médecine communautaire : essayer de faire bouger les gens, faire de l’empowerment

LVSL – Pendant la crise sanitaire, comment vous êtes-vous mobilisés, à la fois avec Médecine pour le peuple et avec le PTB ?

S. M. – Pour les manifestations, c’était compliqué, même si nous avons essayé de faire des manifestations virtuelles. Mais surtout, avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. D’une part nous avons contacté nos patients pour organiser la solidarité comme je vous l’expliquais. Comme les écoles sont restées longtemps fermées, des groupes ont organisé des récoltes d’ordinateurs portables pour les enfants qui n’en avaient pas à la maison. D’autres groupes ont fabriqué des masques en tissu pour la population. Par ailleurs, nous n’avions pas de matériel de protection permettant de recevoir des patients. Nous avons donc fait un achat groupé nous-mêmes, avec d’autres médecins, pour faire venir des masques de Chine, puisque le gouvernement ne nous livrait pas. 

« Avec Médecine pour le peuple et nos groupes locaux du PTB, nous essayons d’être dans l’aide concrète. »

Et puis il y avait aussi un manque de tests. En Belgique, nous avons eu un des plus hauts taux de décès au monde dans les maisons de retraite, où le virus est arrivé parce que le personnel soignant n’était pas équipé. Il était clair qu’il fallait tester l’ensemble du personnel et des résidents dans les maisons de repos, mais le gouvernement tardait à trouver les asymptomatiques, pour pouvoir les écarter. Avec d’autres médecins généralistes, nous avons été les premiers à aller faire des testings dans les maisons de retraites. Nous avons été à l’avant-garde et nous sommes organisés nous-mêmes pour montrer au gouvernement qu’il fallait faire ces tests. De même, il y a quelques semaines, deux ouvriers se sont retrouvés dans le coma après avoir été contaminés sur leur lieu de travail chez AB InBev (leader mondial de la bière, ndlr). Médecine pour le peuple a donc testé le personnel. Malgré la mauvaise gestion de l’épidémie par notre gouvernement, cette solidarité entre le personnel soignant et dans la population même a permis de faire face à cette pandémie. 

Dans un deuxième temps, nous avons commencé à organiser des manifestations avec distanciation sociale, notamment une grande manifestation avec du personnel de santé (La santé en lutte) le 13 septembre. Le personnel soignant belge a été directement envoyé au front, puis il y a eu une énorme colère vis-à-vis de l’action du gouvernement. Lors d’une visite d’hôpital par Sophie Wilmès, notre première ministre, le personnel a tourné le dos. C’était un symbole très important. Suite à cela, le gouvernement a dû négocier avec les syndicats, qui ont obtenu 400 millions d’euros supplémentaires par an pour améliorer les conditions de travail et augmenter les salaires dans les hôpitaux non marchands. Donc les gens se sont quand même mobilisés malgré la crise sanitaire, et ils ont obtenu des victoires.

La crise sanitaire a été mal gérée parce que notre gouvernement ne fait confiance qu’au marché libre. Ça a été un grand problème : des masques ont été commandés tardivement au lieu de faire en sorte dès le départ qu’il y ait une production en Belgique. Le gouvernement a mis des mois avant de demander aux firmes d’en produire en Belgique. Par ailleurs, il y a neuf ministres de la santé (en raison de la décentralisation très forte du pays. L’unité du pays est un point essentiel du programme du PTB, ndlr) ! Quand on leur pose une question au Parlement, ils nous expliquent les réunions qu’ils vont organiser avec les autres ministres sans expliquer ce qu’ils vont faire ni les décisions qu’ils vont prendre. C’est une catastrophe.

Le deuxième problème est qu’ils mettent énormément de responsabilité sur les individus. Dès que la première vague est passée, on savait qu’on avait besoin de beaucoup de personnel pour faire le traçage des contacts des cas positifs. Ce système de protection collective est complètement inefficace, ce qui a fait qu’aujourd’hui, au lieu de prendre soin des autres, chacun prend soin de lui. On est complètement défaillant. Depuis la réouverture des écoles, nous avons une explosion de la demandes de tests, notamment à Bruxelles. Il faut parfois deux jours avant de pouvoir trouver un endroit où se faire tester, puis encore deux jours au minimum pour avoir le résultat, donc le test ne sert presque plus à rien parce que la personne est contagieuse sept jours. Entretemps elle a pu contaminer d’autres personnes. Ce système est complètement inefficace. Nous payons maintenant toutes les économies faites ces dernières années. Et pourtant, nous n’investissons pas massivement dans la santé. L’hiver s’annonce très compliqué…

LVSL – Des élections législatives ont eu lieu en Belgique il y a un peu plus d’un an. Le PTB a bien progressé, passant de 2 députés à 12, dont vous. Pendant quelques mois, il n’y a pas eu de gouvernement, puis Sophie Wilmès a été nommée Première ministre. Récemment, le 1er octobre, un nouveau gouvernement nommé « coalition Vivaldi » a été mis en place. Quelle est votre analyse de la situation ? Pensez-vous que la crise sanitaire et la crise économique vont faire évoluer le jeu politique en Belgique ?

S. M. – La question que tout le monde se pose est « qui va payer cette crise ? ». Partout dans le monde, on dit qu’il faut taxer les grandes fortunes. Cela n’existe pas en Belgique et nous nous battons pour cela depuis des années. Nous avons proposé une « taxe corona » exceptionnelle sur les fortunes de plus de 3 millions d’euros. Mais, au vu de l’accord de gouvernement, ce n’est pas d’actualité. Donc la question n’est pas résolue.  

Un autre point important qui paraît essentiel est le salaire minimum. On l’a vu pendant la crise : tous ces métiers essentiels qui devaient continuer à travailler (les aides-soignant.e.s, les postiers, les éboueurs, les caissières…) sont très mal payés, 11€ de l’heure seulement ! Les salaires sont bloqués, et l’accord de gouvernement ne revient pas non plus là-dessus. 

Cette grande coalition, qui réunit sept partis, reste dans la même lignée de flexibilisation du monde du travail que le gouvernement précédent. Le PTB devient la seule opposition de gauche, les autres opposants sont soit séparatistes (la Nieuw-Vlaamse Alliantie, parti de droite qui revendique l’indépendance de la Flandre, ndlr), soit fascistes (le Vlaams Belang, parti d’extrême-droite qui revendique également l’indépendance de la Flandre, ndlr). Apparemment, nous allons encore une fois battre le record du nombre de ministres. Et cela n’améliore pas la confiance des citoyens en la politique. Nous ne voyons pas de différence entre l’avant et l’après coronavirus. 

LVSL – Vous avez une grande responsabilité en tant que seule opposition de gauche. Peut-on espérer que les électeurs en seront conscients la prochaine fois ?

S. M. – Oui. Avec le PTB, nous avons déjà obtenu une grosse victoire cette année avec ce qu’on appelle le « fonds blouses blanches ». Je vous ai parlé de la victoire qu’ils ont obtenue après avoir tourné le dos à la Première ministre, mais il faut savoir que le personnel soignant était déjà dans la rue les années passées. Dans le cadre du gouvernement provisoire qui était en place, il n’y avait pas de budget annuel mais un budget voté tous les 3 mois au Parlement pour que l’État puisse fonctionner. Ce vote a eu lieu un jour d’action des blouses blanches en Belgique. Avec le PTB, nous avions déjà proposé d’augmenter les moyens de la santé, mais ça n’avait pas été approuvé. Mais cette action le jour du deuxième vote nous a permis d’obtenir, tout d’un coup, ce fonds des blouses blanches de 400 millions d’euros annuels qui pourra créer 5 000 emplois en Belgique. C’est la plus grosse victoire qu’a obtenue le PTB jusqu’ici. Cela montre que le PTB n’est rien sans la mobilisation des gens sur le terrain.