Au Portugal, le sacrifice annoncé d’un territoire d’exception au nom du lithium

Portugal lithium Barroso - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément indispensable à la fabrication de batteries pour téléphones et véhicules électriques. Y voyant une opportunité économique, le gouvernement portugais a donc donné son feu vert pour l’exploitation. Sur place, la population se bat contre le projet mais sans se faire trop d’illusions. Chronique d’un désastre écologique annoncé. Un reportage de Nicolas Guillon.

Le socle et l’élévation. Du sommet d’un castro datant du second âge de fer, la statue en pierre d’un puissant guerrier gaélique, retrouvée dans la région, contemple des millénaires et un paysage à couper le souffle dessiné par la seule patience du temps : celui du Barroso, un territoire de moyenne montagne s’étendant sur les municipalités de Boticas et Montalegre, dans le district de Vila Real (région historique de Tras-os-Montes). Le randonneur s’aventurant jusqu’ici n’est pas à l’abri de croiser une meute de loups ibériques, très nombreux dans le coin et qu’on entend hurler la nuit. Plus bas, ce sont les vaches de race barrosa, à robe fauve et longues cornes incurvées, dont le patrimoine génétique s’inscrit dans la profondeur des siècles, qui s’imposent dans cette toile de maître.

En août dernier, des écologistes du monde entier s’y étaient donné rendez-vous, précisément dans le village de Covas do Barroso, dans l’arrière-cour d’une ancienne quinta reconvertie en écomusée (en nombre dans la région [2]). Leur combat local : la mine de lithium qui menace de défigurer l’endroit, plus exactement l’exploration de pegmatites lithinifères pour la production de concentré de spodumène, un minéral utilisé dans la fabrication du lithium destiné aux batteries. Selon un rapport de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, paru en 2023, le Portugal détiendrait les premières réserves européennes de lithium et les huitièmes au monde. Son Premier ministre Antonio Costa ne cesse d’ailleurs de répéter que le pays est assis sur un trésor.

Le projet prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre. (…) Une méthode équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux.

« La réalité c’est qu’il n’en sait pas plus que vous et moi car il s’agit de ressources déduites, coupe court Carlos Leal Gomes, professeur à l’Université du Minho et spécialiste du sujet. Cinquième, sixième, huitième place, pour l’heure on n’a rien du tout. On ne connaîtra ce rang que lorsqu’on commencera à produire. » Le groupe britannique Savannah Resources Plc [3], qui a obtenu la concession de l’exploitation, avançait pourtant des chiffres très précis avant l’été : une production de 25 000 tonnes équivalant à la quantité de matériau nécessaire pour fabriquer chaque année des batteries pour environ 500 000 véhicules. Mais là encore, Carlos Leal Gomes tempère l’enthousiasme qui préside à Lisbonne : « À ce stade, ce sont des chiffres uniquement indicatifs, sachant que dans ce domaine très peu d’estimations sont prouvées. Qui plus est, les minerais du Barroso ne sont pas les meilleurs en termes de qualité. Ils nécessiteront beaucoup de travail pour être exploitables. »

Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre, à moins de 200 mètres des premières habitations ! La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux. L’extraordinaire forêt de pins qui avait réussi le prodige de se régénérer après de gigantesques incendies il y a quelques années va encore être sacrifiée, mais sciemment cette fois. On avait beaucoup lu sur le sujet avant de venir voir sur place mais lorsqu’on découvre le site c’est à pleurer.

Au bar du village, le bien-nommé O nosso café (notre café), on sent les clients un peu réticents à parler. On ne sait pas grand-chose, on n’a pas bien suivi et on vous renvoie toujours à quelqu’un d’autre. « Les gens ne comprennent pas pourquoi, dans l’objectif louable de moins polluer, on va détruire des forêts, des cours d’eau, tout un environnement et au final, leur vie, résume Nelson Gomes, président de l’association Unis pour la défense de Covas do Barroso. L’effondrement climatique, nous l’observons déjà de nos yeux et pour le contrer on va donc l’accentuer chez nous. C’est une aberration. »

La communauté intermunicipale du Alto Tâmega, dont fait partie le Barroso, est l’abreuvoir du Nord du Portugal. L’eau y est partout, en abondance, à tel point qu’on l’entend en continu chanter son fado. L’Office du tourisme en a fait sa marque : « Le territoire de l’eau et du bien-être ». Mais l’éventration de la montagne va, bien sûr, venir perturber ce bel équilibre immémorial. « L’extraction va inévitablement interférer avec l’irrigation de nos terres, ce qui à terme condamnera la production, se désole Aida, une autre voix de la contestation [4]. Or cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière ». Surtout, il faut entre 41 000 et 1,9 million de litres d’eau pour produire une tonne de lithium.

Aussi José promet quelques réjouissances à la ville lointaine : « Au-delà du bouleversement du système d’irrigation et des projections de poussières, tout ce lithium il va falloir le laver avant de l’expédier. Et c’est l’eau d’ici qu’ils reçoivent à Porto, Braga ou Guimarães. » Les promoteurs du projet vous diraient que ce ne sont que fantasmes sans fondement scientifique tandis qu’eux ont réalisé des études très sérieuses. Mais les plus anciens de la région se souviennent que l’exploitation durant la Seconde Guerre mondiale de la wolframite, minerai contenant du tungstène, un métal très utile pour la fabrication d’armement, faillit condamner la race Barrosa.

Le Portugal est déjà le premier producteur européen de lithium avec 900 tonnes par an [5]. Un chiffre qui reste, toutefois, très modeste comparé aux 55 000 tonnes de l’Australie (46,3 % de la production mondiale) ou aux 26 000 tonnes du Chili (23,9 %). Mais ses réserves s’élèveraient – toujours au mode conditionnel – à 60 000 tonnes. Alors il a été décidé de creuser en six endroits de l’intérieur du pays, où des gisements ont été repérés. Ce qui avait sauvé le Portugal jusqu’à présent ? Le coût de l’extraction, deux à trois fois plus élevé en Europe qu’au Chili, par exemple. Mais l’avancée technologique tend à réduire cette différence et comme un certain malaise commence à se faire sentir quant à une éventuelle pénurie mondiale à venir, la décision a été vite prise.

Savannah Resources est déjà comme chez lui au Portugal (son site se décline désormais en langues anglaise et portugaise), où il a installé une agence de relations media ad hoc. De fait, le groupe britannique bénéficie d’une impressionnante opération portes ouvertes dans la presse lusitanienne, où à force d’articles fleurant bon le publi-reportage on déroule toutes les bonnes raisons de l’exploitation à venir en rassurant sur ses conditions. Braves gens, dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses.

Pour mener sa barque à bon port, l’entreprise s’est, certes, conformée à un certain nombre d’exigences : promesse d’un dédommagement aux communes concernées, construction d’une nouvelle route pour l’acheminement du lithium afin de limiter les désagréments pour les populations, interdiction de capter l’eau de la rivière Covas, mécanismes de compensation etc. Savannah va même jusqu’à vanter une renaturation possible des lieux une fois la mine épuisée (on parle d’une durée d’exploitation de dix-sept ans).

Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026.

« Mais on nous a tellement menti depuis le début, opposé des arguments fallacieux, qu’on ne les croit plus, évacue Joao, qui revient chaque été dans son village natal. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois le projet lancé que nous avons été informés. Et vous savez, il est difficile de protester au Portugal. Récemment, des militants ont voulu ériger un barrage sur la route nationale qui traverse le nord du pays d’est en ouest, en moins d’une heure ils avaient été délogés sans ménagement par les forces de l’ordre. » Alors la contestation se contente modestement d’inscriptions ou d’étendards où l’on peut lire : Nao a mina, sim a vida, (non à la mine, oui à la vie) ou plus simplement Nao litio.

Car la vie a un sens dans le Barroso, où les habitants respectent le vivant depuis toujours. On sent chez Sofia, dont la famille possède une quinta près de Chaves, à une vingtaine de kilomètres, une véritable admiration pour eux : « Leur vie a longtemps été dure. Très dure. Ils étaient totalement isolés du reste du pays. L’électricité n’est arrivée là-bas qu’en 1966. Ils étaient donc organisés en communautés pour la gestion des ressources. » Un isolement tel qu’au Concile de Trente, en 1542, une dérogation avait été demandée pour autoriser les prêtres du Barroso à se marier ! Il n’en fut rien mais les villages les plus reculés, tels que Vilarinho Seco, n’ont pour autant rien changé à leur mode de vie, que d’aucuns compareraient sans doute à celui des Amish.

Le photographe Gérard Fourel immortalisa dans les années 80 ce « pays des derniers hommes » qui se passe de mots. Quarante ans plus tard, ses habitants y vivent toujours avec leurs bêtes et font encore le pain dans le four communautaire aux allures d’agora. Et les baldios, terres communales administrées collectivement, sont toujours nombreuses dans le secteur. C’est ce chef-d’œuvre de l’Humanité, dont l’Unesco a mentionné « la forme traditionnelle de travail de la terre, le soin apporté aux animaux et l’entraide entre ses habitants », que David Archer, l’ex-PDG de Savannah Resources, décrivait, en 2021, dans Diaro de Noticias, comme une région moribonde en cours de désertification, présentant sa mine comme « la » solution pour inverser la tendance et revitaliser, promettant « une demande immobilière (sic) et la relocalisation de services publics »[6]. Mise en regard avec la camionnette-épicerie qui ravitaille Covas de Barroso, la perspective frise le grotesque. Comme toujours dans pareil projet, on évoque la création de 600 emplois mais qui ne concerneront guère les autochtones puisque la mine, dite « intelligente », sera en partie gérée à distance.

André, Toulousain natif de Montalegre qui revient tous les étés randonner avec sa fille, dresse le triste constat que « même ici où l’on se pensait à l’abri, on est rattrapé par la politique du fric ». Le néolibéralisme européen a posé ses grosses pattes sur le Barroso et il lui sera désormais difficile de s’en extirper. Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026. La route d’une trentaine de kilomètres pour acheminer le lithium jusqu’à l’autoroute reste, toutefois, à construire d’ici là. Joao y voit « peut-être un moyen de retarder l’échéance car beaucoup de communes doivent être traversées et un certain nombre de propriétaires terriens sont récalcitrants. »

Mais il demeure pessimiste : « Les gens ne se font pas trop d’illusions : le projet se fera car beaucoup d’argent a déjà été investi. » Début septembre, l’APA a même donné son autorisation pour un deuxième projet, au nom « de l’intérêt stratégique du lithium pour les objectifs de neutralité carbone et la transition énergétique », à Montalegre celui-là : la construction d’une usine de raffinage du métal extrait par la société portugaise Lusorecursos. Montalegre, « 750 ans d’histoire » et « une idée de la nature », comme elle aime à se présenter. Une partie du territoire de la commune s’étend, en effet, sur la réserve de biosphère de Peneda-Geres.

Les associations de défense du Barroso affirment pourtant que la lutte n’est pas encore terminée et promettent d’aller devant les tribunaux s’il le faut. Depuis l’été, Antonio Costa s’affiche, quant à lui, sur de grands panneaux 6×4, de trois-quarts dos, donnant l’accolade à des personnes âgées qu’on imagine fragilisées. Governar a pensar nas pessoas, dit le slogan. Gouverner en pensant aux gens. Allez savoir pourquoi les gens du Barroso ne se sentent pas concernés.

Notes :

[1] www.fao.org

[2] Une quinta est une grande demeure ancienne située au cœur d’une propriété de plusieurs hectares souvent plantée d’oliveraies et de vignes.

[3] www.savannahresources.com

[4] Certains prénoms ont été modifiés.

[5] www.ig.com/fr/strategies-de-trading/top-8-des-producteurs-de-lithium-dans-le-monde

[6] Depuis le 18 septembre 2023, le Portugais Emanuel Proença est le nouveau CEO de Savannah Resources Plc.

Guillaume Pitron : « Le numérique n’a pas été conçu pour être vert »

© Bastien Mazouyer pour LVSL

Guillaume Pitron consacre son dernier livre L’enfer numérique : voyage au bout d’un like (Les liens qui libèrent, 2021) à déconstruire le mythe de la pseudo-immatérialité du numérique. Data centers polluants, câbles sous-marins tentaculaires, métaux rares extraits au mépris des normes environnementales… les fondements matériels de l’industrie digitale sont peu apparents mais cruciaux pour comprendre son fonctionnement. Le coût écologique des GAFAM commence ainsi tout juste à être pris en compte. Face aux critiques émises les géants du numérique, ceux-ci se livrent à une savante opération de greenwashing. Entretien réalisé par Pierre-Louis Poyau.

Le Vent Se Lève – À la lecture de votre ouvrage, la dématérialisation de l’économie, tant vantée depuis des années, semble relever de l’illusion la plus totale. Comment se fait-il que l’avènement des technologies digitales se traduise au contraire par une consommation croissante de ressources ?

Guillaume Pitron – Les technologies digitales sont faites de matières premières. Au vu de leur complexité, elles nécessitent toujours plus de matière première, dans une grande variété, aux propriétés chimiques peu communes. Je prends l’exemple d’un téléphone portable : aujourd’hui, il contient entre 50 et 60 matières premières, contre une dizaine pour un téléphone des années 1960 et 30 pour un téléphone des années 1990. On observe donc une inflation de l’usage de matière premières. Parce qu’un téléphone aujourd’hui, ça ne sert pas qu’à téléphoner. Il sert à rencontrer l’âme sœur, commander une pizza, prendre une photo, se géolocaliser, etc. L’inflation des ressources s’explique par la multiplicité des usages permis par les les technologies numériques.

Par ailleurs, ces technologies sont extrêmement puissantes. Un téléphone aujourd’hui contient sous sa coque plus de puissance que l’ensemble des outils informatiques qui ont permis d’envoyer l’homme sur la lune. Pour parvenir à une telle performance, il faut toujours plus de métaux aux propriétés extraordinaires, qu’on appelle souvent les métaux rares. Ils sont dilués dans l’écorce terrestre, leur raffinage est particulièrement complexe et il faut mobiliser beaucoup de ressources : électricité, produits chimiques, etc. La dématérialisation est donc une multi-matérialisation, puisqu’il faut toujours plus de ressources pour parvenir à fabriquer les technologies numériques. Les avancées technologiques que nous connaissons se traduisent par une utilisation toujours plus variée de tous les éléments de la table de Mendeleïev. La marche de la dématérialisation est en réalité une grande marche historique vers toujours plus de matérialisation. Ce discours de la dématérialisation vient se fracasser sur cette réalité.

NDLR : Pour une synthèse sur les métaux rares, lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec « Métaux rares : l’empire global de la Chine »

LVSL – Les années qui viennent devraient voir la multiplication non seulement d’objets mais également d’êtres vivants connectés. Vous évoquez ainsi l’exemple d’un père recevant sur son téléphone des alertes lorsque le taux de sucre dans le sang de sa fille diabétique devient trop élevé. C’est ce que vous qualifiez d’« internet du tout ». Ce n’est pas sans rappeler un épisode de la série télévisée technocritique Black Mirror, qui met en scène une mère espionnant les faits et gestes de sa fille grâce à une puce intégrée. Est-ce aujourd’hui la science fiction qui nous permet de penser de la manière la plus pertinente l’avenir du numérique ?

G. P. – Je pense que la science fiction excite les imaginaires. Qui a envoyé l’homme sur la lune sinon Hergé ? Il y a toujours, à l’amorce d’une révolution technologique, un imaginaire créé notamment par la littérature. La science fiction permet de se projeter dans un univers plus ou moins réaliste. À propos de Black Mirror, on pourrait presque parler d’anticipation : à certains égards, on est déjà dans la réalité. Entre la puce sous la peau et le téléphone à la disposition du père pour sa fille diabétique, nous sommes dans des phénomènes très proches. D’une certaine manière, ce n’est plus la science fiction qui rejoint la réalité mais la réalité qui rejoint la science fiction.

Permettez-moi un pas de côté. Pour enquêter, je me figurais parfois des scénarios possibles, en me demandant s’ils pouvaient être réalistes. Prenons l’exemple du chapitre 8 sur la finance passive. Je me suis d’abord demandé si l’usage, dans le monde de la finance, d’un nombre de plus en plus important de machines paramétrées pour prendre des décisions pouvait aboutir à des conséquences environnementales non prévues. Et c’est le cas, la finance passive est plus gourmande en énergies fossiles, notamment en charbon, que la finance active. En partant du résultat pour arriver à la cause, on a réalisé que ça existait réellement. Dans la méthode et l’enquête, il faut parfois être dans l’anticipation.

LVSL – Le terme d’agnotologie, inventé dans les années 1990 par l’historien des sciences Robert N. Proctor, désigne l’étude de la production du doute ou de l’ignorance. Il a été utilisé par les historiens travaillant sur la façon dont les pollutions industrielles ont été occultées par le patronat et les pouvoirs publics au cours du XIXe siècle. Assiste-t-on aujourd’hui à un phénomène similaire avec les pollutions numériques ? Vous évoquez le rôle des premiers théoriciens d’internet, des publicitaires et des designers

G. P. – Je pense que le numérique n’a pas été conçu pour être « vert » ou pour régler un quelconque problème environnemental. À mon sens il n’y pas non plus, au départ, de greenwashing ou d’intention de cacher quoi que ce soit. Cette tentative de relier internet aux questions environnementales est venue après. Je pense qu’elle est apparue très récemment, il y a moins d’une dizaine d’années, dans un contexte de prise de conscience de la gravité de la crise climatique. C’est à ce moment que l’industrie du numérique commence à faire du greenwashing, à établir cette connexion entre numérique et environnement. C’est à partir de là qu’on commence à entendre ce discours du numérique qui va sauver la planète. On l’a encore entendu lors de la COP26, c’était très prégnant. Ces discours sont apparus parce qu’il y a un enjeu de réputation à la clé. Ils sont à mon avis fallacieux. Il ne s’agit même plus de fabrique du doute ou de l’ignorance, c’est la fabrique d’une réalité alternative. L’industrie n’a pas dit « on ne sait pas », elle a affirmé, chiffres précis à l’appui, que le numérique permettait une réduction des émissions de CO2, qu’il allait sauver la planète, etc. L’industrie a été capable de prendre tôt le sujet à bras le corps et d’imposer son narratif. Il s’agit aujourd’hui de le déconstruire pour en proposer un autre.

LVSL – Peut-on vraiment parier sur une auto-régulation des multinationales du numérique ou sur une régulation fondée sur les mécanismes du marché ? Vous évoquez l’échec des crédits d’énergie verte, qui ne sont pas sans faire écho au marché carbone issu du protocole de Kyoto en 2005.

G. P. – Il y a aujourd’hui une pression de plus en plus forte qui pèse sur les entreprises du numérique, sur leur action climatique. D’abord au sein même de ces entreprises : chez Google et Amazon, des pétitions circulent pour demander la diminution des émissions. De l’extérieur surtout. Historiquement, la critique a été portée par Greenpeace, qui est aujourd’hui moins active sur ce sujet. Mais d’autres ONG prennent le relais et font pression, il y a un enjeu de réputation. Les entreprises essaient donc de verdir leur mix électrique, leur approvisionnement d’électricité. L’une des premières réponses à apporter, pour les entreprises, consiste à pouvoir dire qu’elles consomment moins de charbon. Ces entreprises sont d’ailleurs très actives : les GAFAM ont un mix électrique infiniment plus vert que la moyenne mondiale.

Pour autant, il y a des tour de passe-passe comptables, notamment ces crédits d’énergie verte qui sont une escroquerie intellectuelle, pour reprendre les mots de Philippe Luce que j’interroge dans le livre. Une entreprise produit de l’électricité verte et vend cette production, d’un point de vue strictement comptable, à une autre entreprise qui lui achète à un coût fixe. Les sommes versées doivent être réinvesties dans le déploiement des énergies vertes. Cela permet à Netflix de prétendre que son mix électrique est 100% vert, ce qui n’est absolument pas le cas : Netflix dépend, pour son stockage d’informations, d’Amazon Web Service, qui n’est pas une entreprise propre sur ce plan là. C’est doublement fallacieux : d’une part l’entreprise prétend être verte alors qu’elle ne l’est pas, d’autre part ce mécanisme ne permet pas générer suffisamment de fonds pour pouvoir réellement accélérer le déploiement des énergies vertes. C’est évidemment discutable de penser que le marché pourra régler ces problèmes par lui-même, la puissance publique doit toujours plus s’en mêler pour pouvoir assainir tout cela.

LVSL – Plusieurs mesures pourraient selon vous êtres mises en place par la puissance publique : l’établissement de forfaits dont le prix serait fonction des données consommées, etc. Le salut vient-il de la régulation étatique ?

G. P. – Je pense qu’il doit évidemment venir de la régulation étatique. Se pose aujourd’hui la question d’un interdit, ou tout du moins d’une limite à la consommation de certains produits numériques. Une baisse concrète de la pollution générée par internet passe nécessairement par une consommation moindre. Or nous n’en prenons absolument pas le chemin. Néanmoins, s’il faut relever quelques actions prises par les États, ce qui me frappe est la tentative de régulation des plateformes de réseaux sociaux. Aux États-Unis, en Australie, en Europe, en Chine, toutes sortes de mesures législatives sont prises pour mieux encadrer les réseaux sociaux, notamment l’accès des jeunes à ces réseaux. En l’occurrence l’État n’intervient pas pour des raisons écologiques mais au nom de la protection des mineurs. Mais cela montre que seule la loi est en mesure de mettre des barrières. On ne pourra pas faire sans, mais il faudra également qu’émergent de nouveaux modes de consommation. Le consommateur est totalement désensibilisé aux pollutions générées par le numérique, notamment parce qu’il consomme des services qui n’ont pas de prix. L’idée d’établir des forfaits dont le prix serait fonction des données consommées permettrait de remettre de la modération dont la consommation. Or c’est un outil de marché. Je ne pense pas qu’il faille nécessairement opposer régulation étatique, outil de marché et responsabilisation du consommateur, c’est un tout.

LVSL – Vous évoquez la confiance de certains industriels dans des avancées technologiques qui permettraient à un internet plus « vert » de voir le jour. Ainsi des progrès de la physique quantique, qui pourraient permettre de réduire la taille d’un data center à celle d’un livre. Ce n’est pas sans faire écho, en ce qui concerne le réchauffement climatique, aux espoirs placés par certains dans la géo-ingénierie. Pensez-vous que tout cela soit crédible ?

G. P. – Il faut en effet constater que pas un jour ne passe sans qu’on nous annonce l’avènement d’une nouvelle technologie censée permettre une gestion plus efficiente de l’information, un stockage plus efficace, etc. Ce serait une sorte de cercle vertueux, la bonne technologie venant corriger les effets néfastes de la technologie dont on s’est rendu compte après-coup des défauts. Il s’agit effectivement d’un véritable solutionnisme technologique.

Il y a un problème de concordance des temps dans le débat qui oppose les critiques et ceux qui soutiennent ces technologies. Le critique regarde ce qu’il se passe aujourd’hui quand le technologue regarde ce qu’il se passe demain. Quand on fait le constat d’un problème à un instant T, en 2021, souvent la réponse du technologue consiste à dire : « Pourquoi vous vous intéressez à cette question là puisque le futur lui a déjà donné tort, puisque les technologies futures vont régler le problème ? ». Personnellement, j’ai eu l’occasion de faire un débat sur BFM business avec un monsieur charmant qui s’appelle David Lacombled, dirigeant du think tank La villa numeris. Quand je pointais un problème, il ne niait pas la réalité de ce dernier mais sa manière de répondre consistait à opposer à la réalité un futur certain, qui donnerait tort à mon présent. A propos des data centers, il était ainsi convaincu que de nouvelles technologies permettraient bientôt de stocker de manière plus efficiente. C’est un procédé rhétorique qui me fascine. C’est pour moi de la réalité alternative, on ne regarde plus le présent. C’est extrêmement dangereux dans le débat. Si on applique cela à tous les débats, on ne parle plus du présent. Le futur, c’est quand ? Dans deux ans, dans cinq ans, dans vingt ans ? On nous avait promis le cloud il y a trois décennies, on se retrouve avec 3,5 millions de data centers sur terre. Cet optimisme qui convoque sans cesse le futur me paraît très dangereux.

LVSLVous évoquez l’importante consommation d’énergies fossiles, croissante, nécessaire au fonctionnement des infrastructures dont dépend Internet. De même, vous faîtes par exemple la liste de la cinquantaine de métaux rares nécessaires à la fabrication d’un smartphone. Le coup d’arrêt à l’expansion des TIC et du numérique ne pourrait-il pas tout simplement venir de l’épuisement des ressources ? Le pic du pétrole conventionnel aurait ainsi été atteint en 2008, or moins de pétrole, cela veut dire globalement moins de matières premières dépendantes de flux logistiques rapides et à longue portée : terres rares, cobalt, etc.

G. P. – En réalité, les métaux rares ne sont pas rares. Ce sont des métaux dilués mais pas nécessairement rares. Le cobalt, le graphite, on en trouve dans des quantités colossales sur terre et au fond des océans. La consommation de ces matières premières explose. L’Agence internationale de l’énergie a publié un rapport en mai 2021 selon lequel les seuls besoin de la transition énergétique exigeront, en 2040, quarante fois plus de lithium qu’en 2020. Le lithium est également nécessaire au fonctionnement des batteries de téléphone portable, la hausse de la consommation est donc indéniable.

Il y a d’abord la question des ressources : il y en a assez. Ensuite il y a les réserves, c’est-à-dire les stocks connus exploitables compte tenu des technologies d’extraction que l’on maîtrise actuellement et du prix du marché (il faut que cela soit rentable). Il y a nécessairement moins de réserves que de ressources : un stock de cobalt peut ne pas être exploitable de façon rentable ou être trop profond pour que la technologie actuelle en permette l’extraction. On constate par exemple qu’il n’y aurait pas assez de réserves de cobalt par rapport au besoin, il y a donc déjà de premiers signes d’alerte, sur le cuivre également. Pour autant, les technologies évoluent, le coût des matières premières est susceptible d’augmenter, etc. Il est difficile de donner une date précise d’épuisement de ces ressources. La question la plus intéressante est donc la suivante : à quel coût va-t-on extraire ces matières premières ? Théoriquement on peut le faire, mais il va falloir creuser plus profondément, y-compris au fond des océans : il va donc y avoir un coût écologique, un coût économique, un coût en matière de consommation d’énergie et donc un coût social. L’opposition des populations est de plus en plus forte : le Nicaragua a interdit l’extraction minière sur son territoire ; le Pérou de Pedro Castillo veut reconsidérer un certain nombre de projets miniers, qui doivent profiter à la population péruvienne ; en Patagonie, l’entreprise Barrick Gold a du abandonner un projet d’extraction de minerais à Pascua Lama parce que les Diagitas s’opposaient à la fonte des glaciers sous lesquels se trouvaient le métal. Il en va de même pour la mine de Peble en Alaska : les Américains ont suspendu l’extraction car elle risquait d’avoir un impact sur la population de saumons du lac situé à proximité. En définitive, je pense qu’on peut manquer de ressources non pas parce qu’elles feraient défaut mais parce qu’il y a des oppositions sociales de plus en plus fortes.

LVSL – Vous évoquez la priorité que devrait avoir un hôpital connecté sur la diffusion de vidéos sur la plateforme Tiktok. Certaines courants technocritiques défendent même le démantèlement pur et simple d’Internet. En définitive, ne faudrait-il pas se résoudre, a minima, à un usage moindre du numérique ?

G. P. – On entend beaucoup ces mots: dé-numérisation, désinformatisation, sobriété, etc. Ce dernier terme relève d’ailleurs bien souvent du greenwashing le plus éhonté, ce sont généralement ceux qui utilisent le plus ces outils numériques qui évoquent la sobriété. Il faut être méfiant à l’égard de ces mots. Qui va revenir à des Iphones 2, avec un temps de téléchargement multiplié par dix ? Qui est prêt à revenir à cet internet là ? Quelques-uns c’est certain. A chaque conférence que je donne, il y a toujours une ou deux personnes qui ont un vieux Nokia à la place d’un smartphone. Mais cela représente au mieux 5% de la population.

Je ne crois absolument pas à la dé-numérisation. Même s’il y a des gens qui sont prêt à cela, et je comprends parfaitement cette volonté de revenir à un mode de vie plus cohérent, la dynamique d’internet est aujourd’hui aux antipodes de cela : explosion de l’économie des données, « internet de tout », etc. Les deux tiers des adolescents américains utilisent Roblox [ndlr : jeu massivement multijoueur en ligne dans lequel le joueur incarne un avatar personnalisable] : quand vous voyez la façon dont les enfants consomment ce type de contenus, la dé-numérisation apparaît comme un rêve.

Guinée : un coup d’État prévisible

Photo de l’arrestation d’Alpha Condé diffusée par la junte sur les réseaux sociaux.

Le dimanche 5 septembre 2021, un coup d’État a fait tomber le président guinéen Alpha Condé. Il était très critiqué et fragilisé depuis la modification constitutionnelle de mars 2020 lui permettant de s’octroyer un troisième mandat en octobre 2020. Ancienne figure de l’opposition, ses onze années au pouvoir ont été marquées par la corruption, l’autoritarisme et le trucage systématique des élections. Les putschistes, issus des forces spéciales du lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, ont été accueillis par des liesses populaires. Pourtant, ils sont soupçonnés d’avoir participé à la répression des manifestants anti-3e mandat.

Le président Alpha Condé est tombé. Le dimanche 5 septembre au matin, des militaires des forces spéciales, dirigés par le lieutenant-colonel Mamady Doumbouya, l’ont arrêté dans le palais présidentiel Sékhoutouréya et l’ont emmené. Bien que les putschistes n’aient pas communiqué sur le sujet, les affrontements auraient fait une vingtaine de morts du côté de la garde présidentielle.

Le lieutenant-colonel et ses hommes ont été accueillis comme des libérateurs : les scènes de liesses populaires et les « Liberté ! Liberté ! » scandés par les Conakrikas sortis en nombre témoignent de la haine suscitée par le président-dictateur déchu. Les images de son arrestation ont fait le tour des réseaux sociaux, en particulier la photo insolite où il se présente l’air nonchalant, affalé pieds nus et chemise semi-ouverte sur son canapé, entouré par ses jeunes ravisseurs cagoulés.

Les premières annonces de la junte

En réalité, ce sont surtout les localités où dominent les Peuls – des quartiers de Conakry, comme Ratoma, et des villes comme Labé, cheffe-lieu du Fouta-Djalon et acquise à l’opposant Celou Dalein Diallo – qui ont célébré ce putsch. Dans les localités dominées par les Malinkés – certains quartiers proches du pouvoir à Conakry et des villes de Haute-Guinée comme Kouroussa ou Kankan, d’où sont respectivement originaires Alpha Condé et Mamady Doumbouya – la circonspection a dominé. Il faut dire qu’Alpha Condé a fortement exacerbé les tensions interethniques en les manipulant ces dernières années.

Les putschistes ont rapidement annoncé les motivations de leur coup : « L’instrumentalisation des institutions républicaines, de la justice, le piétinement des droits des citoyens, l’irrespect des principes démocratiques, la politisation à outrance de l’administration publique, la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique ont amené l’armée guinéenne, à travers le Comité national du rassemblement et du développement (CNRD), à prendre ses responsabilités », puis de citer le révolutionnaire, putschiste et ex-chef d’État ghanéen : « Jerry Rawlings disait : “Si le peuple est écrasé par ses élites, il revient à l’armée de rendre au peuple sa liberté” » avant de conclure : « La Guinée est belle : nous n’avons plus besoin de la violer. On a juste besoin de lui faire l’amour. »

Les heures suivantes, les annonces de la junte, qui se fait appeler CNRD, tombent : dissolution de la Constitution, du gouvernement et de toutes les institutions. Une transition est annoncée, dont on sait pour l’instant peu de choses hormis qu’elle promet d’être « inclusive », selon la formule consacrée.

Le lendemain, les ministres et autres dignitaires du désormais ex-président – tel le président de la très controversée commission électorale – sont convoqués comme pour prêter allégeance au nouvel homme fort de Guinée. Si le lieutenant-colonel Doumbouya promet qu’il n’y aura pas de « chasse aux sorcières », il précise que les cadres de l’ancien régime sont désormais « à la disposition de la justice ». En attendant, leurs passeports sont confisqués : interdiction pour eux de quitter le territoire. Pris de court, ils sont restés muets et n’ont opposé aucune résistance.

Dans la foulée, les autres corps de l’armée – l’armée de terre, les parachutistes et la gendarmerie – ont, eux aussi, entériné le coup de force en se ralliant aux forces spéciales. Le porte-parole du ministre de la Défense, Aladji Cellou, et le chef d’état-major général, Mohamed Kaab Sylla, collaborent déjà avec le CNRD tandis que le colonel Balla Samoura, directeur régional de la gendarmerie de Conakry, est apparu du côté des putschistes lors de la convocation des ministres de Condé.

Le lieutenant-colonel Doumbouya s’exprimant à la télévision juste après le putsch. Capture d’écran Radio Télévision Guinéenne.

Une des premières décisions des nouveaux maîtres du pays fut la libération des prisonniers politiques de l’ancien régime. Plusieurs dizaines d’entre eux ont déjà retrouvé la liberté, ils seraient au total encore plus de 300 à attendre leur tour.

Oumar Sylla, lui, est sorti de l’hôpital. Ainsi que d’autres membres de l’opposition, ce membre du Front national pour la défense de la Constitution (FNDC) symbolise la résistance à Alpha Condé et à sa volonté de briguer un troisième mandat inconstitutionnel.

Emprisonné sans jugement en septembre 2020 lors des manifestations contre la candidature Condé aux présidentielles, il a mené une grève de la faim pour réclamer, et obtenir, un procès. Le verdict fut sévère : trois ans de prison. Affaibli par la grève de la faim et les conditions d’incarcération, il était hospitalisé au moment du putsch. Rédiger une lettre comportant la déclaration « Excellence Professeur, j’ai appris de mes erreurs et promets de ne plus jamais les répéter, ce durant tout le reste de ma vie. » aurait pu lui ouvrir une remise de peine. Il s’y refusa, comme d’autres de ses camarades.

Une « communauté internationale » critiquée

Les bonnes intentions affichées par les putschistes n’ont pas empêché une condamnation unanime par la « communauté internationale ». L’Organisation des Nations unies (ONU), la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), les États-Unis, la Russie, la France et, chose plus inattendue, la Chine, ont fait des déclarations en ce sens.

En effet, la Chine, pourtant peu coutumière de l’ingérence politique, a des intérêts considérables en Guinée. Elle pilote notamment la Société minière de Boké, qui exploite la bauxite, dont la Guinée possède les premières réserves du monde. Et bien que les putschistes se soient empressés de confirmer les contrats miniers signés sous les précédentes administrations, le cours de l’aluminium, dont la Chine est le premier consommateur, commence déjà à flamber.

Mais ces condamnations ont été mal accueillies, et pas seulement en Guinée. Sébastien Nadot, député français ex-La République En Marche et commissaire aux affaires étrangères, déclare dans un communiqué de presse : « La communauté internationale n’a aucune leçon à donner aux Guinéens. […] La condamnation du coup d’État par le Secrétaire général des Nations unies, António Guterres, est malvenue. Où était la communauté internationale quand Alpha Condé bafouait la Constitution de la Guinée et le résultat des urnes aux fins de se maintenir au pouvoir ? Quelle a été la réaction de la Communauté internationale quand les forces du régime d’Alpha Condé réprimaient l’opposition politique, à commencer par les responsables et les militants de l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée) dont plusieurs sont morts en prison, faute d’accès aux soins ? »

« Les élections que M. Alpha Condé avait programmées [en octobre 2020] ont simplement servi au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020 »

Abdoulaye Oumou Sow, militant du Front national pour la défense de la Constitution

Cette critique de la « communauté internationale » et de l’ONU ne doit pas épargner la Cédéao, dont la responsabilité est immense. Abdoulaye Oumou Sow, du FNDC, regrette que l’organisation sous-régionale n’ait pas pris en considération leurs alertes : « Le 2 octobre 2020, une délégation du FNDC avait rencontré une délégation mixte de la Cédéao, de l’Union africaine et des Nations unies. […] Nous leur avions dit qu’on était conscient que les élections que Monsieur Alpha Condé avait programmées servaient simplement au blanchiment de son coup de force civil du 22 mars 2020, et que la Cédéao devrait le condamner pour éviter qu’un jour nous ne tombions dans un coup d’État militaire. Malheureusement c’est ce qui est arrivé. […] Nous pensons que la junte militaire aussi doit comprendre que si elle a eu la possibilité de faire un coup d’État contre Monsieur Alpha Condé, c’est parce que ce dernier était dans l’illégalité. »

La Cédéao semble d’ailleurs avoir confirmé son statut de « syndicat des chefs d’États », comme certains l’appellent, en accordant une place centrale au sort réservé par les putschistes au président déchu et en réclamant sa libération et son évacuation hors de Guinée.

Inquiétudes autour des intentions du lieutenant-colonel Doumbouya

Le lieutenant-colonel Doumbouya était un quasi-inconnu avant son coup de force. Militaire expérimenté et au physique impressionnant, ancien de la légion étrangère de l’armée française, il s’est aguerri en Israël et a notamment servi en Afghanistan et en Centrafrique.

Proche de son homologue malien Assimi Goïta, il est rentré en Guinée en 2018 pour mettre sur pied les forces spéciales, à la demande du président Condé. Cette unité a été créée officiellement pour lutter contre les groupes djihadistes qui menacent de s’implanter à la frontière malienne, au nord du pays. En effet, la « lutte contre le terrorisme » offrait un bon prétexte pour renforcer l’armée, qui tenait l’autocrate au pouvoir et qui a notamment servi à réprimer les manifestants.

Les promesses de lutte contre la corruption de Doumbouya ne semblent être que des velléités. Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, analystes pour l’International Crisis Group, rappellent que, face à la puissance grandissante acquise par les forces spéciales et à l’inquiétude que les ambitions de son commandant suscitaient, Condé avait créé, le 1er juin dernier, le Bataillon d’intervention rapide, « pour les concurrencer et rééquilibrer le rapport de force. » « Il semble donc que Doumbouya ait d’abord agi pour se protéger, profitant de l’usure de la légitimité d’Alpha Condé » concluent-ils [1]. Le putsch serait alors davantage une révolution de palais qu’une révolution tout court.

De son côté, Sékou Koundouno, du FNDC, s’étonne que le lieutenant-colonel « dispose à Conakry d’un bâtiment de trois étages à Landreah […], d’un immeuble de onze étages en face de l’hôpital sino-guinéen à Kipé Kakimbo, d’un bâtiment à Kankan [et] d’une villa en finition à Dubreka », alors que « [son] salaire mensuel [n’atteint] pas cinq millions » de francs guinéens – un peu moins de 500 euros [2].

La « malédiction du troisième mandat »

Si, déjà, les élections présidentielles de 2010 étaient contestables et celles de 2015 ouvertement truquées, ce sont les événements de 2020 qui ont définitivement décrédibilisé et affaibli Alpha Condé, âgé de 83 ans et malade. Enivré par le pouvoir, il décide de convoquer un référendum constitutionnel lui permettant de briguer un troisième mandat. Des manifestations monstres éclatent alors à Conakry et dans le reste du pays, rapidement dirigées par le FNDC et l’Alliance nationale pour l’alternance démocratique (ANAD), une coalition de partis d’opposition menée par l’UFDG de Cellou Dalein Diallo.

La répression fait des dizaines de morts et quelque 400 embastillés parmi les manifestants, qui ne peuvent empêcher la tenue du référendum – remporté par Condé avec 90 % des voix. Quelques mois plus tard, les élections présidentielles confirment l’attendu : Condé conserve son trône. Une mutinerie avait éclaté deux jours avant le scrutin, laissant présager l’issue de ce mandat.

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique. Les élections truquées et les manifestations ne pouvant lui faire quitter le pouvoir, il ne restait que la force. Mais pourquoi n’est-il tombé que maintenant ? Pourquoi les forces spéciales, qui ont contribué à la répression des manifestations, ont-elles soudainement décidé de se retourner contre lui ?

Le verrouillage des institutions par le clan Condé interdisait toute transition politique pacifique.

Dès leur mise en place, les forces spéciales, dont les membres sont bien équipés et bien entraînés, sont apparues comme une menace pour le président Condé. Mais, s’il avait fait le choix d’écarter des généraux comme Edouard Théa ou Idi Amin, envoyés comme ambassadeurs en Angola et à Cuba, Condé a longtemps refusé de croire que Mamady Doumbouya, malinké comme lui (et comme la quasi-totalité des troupes des forces spéciales), pouvait constituer une menace, en écartant systématiquement les notes des services de renseignement le mettant en garde à son sujet [3].

Les tensions entre le lieutenant-colonel Doumbouya et le ministre de la Défense Mohamed Diané sont apparues publiquement au printemps 2021 et des rumeurs d’un éventuel limogeage de Doumbouya ont enflé peu avant le coup d’État. Mais il était déjà trop tard.

Déjà contesté en interne, l’isolement international de la Guinée a accentué la fragilité de Condé. Les tensions avec le Sénégal et le Nigeria, deux poids lourds de la Cédéao, ainsi qu’avec les États-Unis et la France, lassés par la corruption et la violence politique, ne pouvaient être compensées par le rapprochement avec la Chine, la Russie et la Turquie.

La présidence d’Alpha Condé, entre corruption et répression

La chute d’Alpha Condé laisse un sentiment de gâchis. Opposant historique, hâtivement surnommé le « Mandela guinéen », il fut contraint à l’exil et condamné à mort par contumace sous Sékou Touré (1958-1984) avant d’être jeté en prison entre 1998 et 2001 sous Lansana Conté (1984-2008). Son arrivée au pouvoir en 2010, après les premières élections libres du pays, a suscité d’immenses espoirs pour les Guinéens : la démocratie était enfin arrivée dans le pays.

Mais l’administration Condé tombe rapidement dans les travers de ses prédécesseuses et devient à son tour une kleptocratie autoritaire. Une fois au pouvoir, Condé délaisse le costume de Mandela – l’a-t-il vraiment porté ? – pour endosser celui de Mugabe. L’exploitation des richesses minières lui permet de financer un système politique clientéliste dans lequel l’armée devient bientôt son seul rempart face à l’opposition : les militaires bénéficient de financements importants pendant que le reste de la population subit la crise économique et l’austérité.

NDLR : Lire sur LVSL les entretiens avec Vincent Hugeux : « Afrique : aux origine de la régression démocratique » et Thomas Dietrich : « Macron n’est pas le fossoyeur de la Françafrique mais son continuateur »

Mohamed Condé, le fils d’Alpha, personnifie à lui seul ce système. Possédant la double nationalité guinéenne et française, il mènerait une vie de luxe dans le XVIIe arrondissement de Paris. Il est soupçonné d’avoir reçu de l’argent venant d’entreprises françaises ayant des intérêts dans les mines : « En payant le fils, on achète le père » résume un responsable d’une organisation non gouvernementale (ONG) ayant travaillé sur le dossier [4].

Le bilan de la présidence Condé est en tout point négatif : absence de développement économique malgré de gigantesques réserves minières, augmentation de la corruption au sein de l’État, aggravation des tensions ethniques et violation constante des droits de l’homme – plusieurs centaines d’opposants tués, blessés et emprisonnés figurent à son actif.

Malgré ses promesses de ruptures avec les dictatures de Sékou Touré et de Lansana Conté, il en a recyclé des cadres tels que Madifing Diané ou Fodé Bangoura. Le premier, tortionnaire au tristement célèbre camp Boiro du temps de Touré, fut nommé gouverneur de la ville de Labé, pour mieux la contrôler. Le second, proche d’Alpha Condé, fut un acteur majeur de la révision constitutionnelle de 2020. Il faut dire qu’il avait de l’expérience en la matière : il fut l’architecte de celle de 2003 permettant à Lansana Conté de briguer un troisième mandat, qui mena lui aussi au chaos et à un coup d’État.

Instrumentalisation des divisions ethniques

Alpha Condé, issu de l’ethnie malinké, disait vouloir réconcilier les différentes communautés du pays pour construire l’unité nationale. Il finit pourtant par réveiller et raviver les divisions historiques entre, d’un côté, les Malinkés (environ 30 % de la population) et les Soussous (20 %), d’où étaient respectivement issus Sékou Touré et Lansana Conté, et, de l’autre, les Peuls (40 %), dont est issu son principal opposant, Cellou Dalein Diallo.

Depuis son indépendance, en 1958, la Guinée, comme de nombreux autres pays africains, est victime de la politisation des identités ethniques. Bien qu’elle n’ait pas connu de guerre civile, à l’inverse de tous ses voisins (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée-Bissau et Mali), cette ethnicisation de la société est responsable de dizaines de milliers de morts depuis l’indépendance. Les divisions ethniques, qui existent depuis des siècles, furent instrumentalisées et exacerbées durant la période coloniale et plus encore depuis l’indépendance.

Guinée : divisions ethniques et richesses minières
© Tangi Bihan et Abdoul Salam Diallo.
Sources : CSAO/OCDE, Atlas régional de l’Afrique de l’Ouest, Éditions OCDE, 2009 ; Ministère guinéen des mines et de la géologie.

Du régime de Sékou Touré jusqu’à celui d’Alpha Condé, en passant par celui de Lansana Conté et par la transition conduite par le capitaine Moussa Dadis Camara, tous les responsables politiques eurent recourt à l’ethnicité comme instrument politique et électoral, pour accéder ou se maintenir au pouvoir. Lansana Conté avait cherché à coopter une partie de l’élite peule, dont Cellou Dalein Diallo qui occupa différents ministères avant d’être nommé Premier ministre. Alpha Condé, lui, a préféré jouer de l’opposition entre les communautés pour alimenter le clientélisme ; mais il a fini par toutes se les aliéner, menant au passage les tensions à un point qu’elles n’avaient pas connu depuis plusieurs décennies.

À ce sujet, un rapport de l’État français, publié en 2018 à la suite d’une mission effectuée en Guinée, indique que : « […] les périodes électorales [donnent] lieu à des “moments de non-acceptation” où la variable ethnique prend le dessus sur tous les autres déterminants identitaires. […] les gens continuent de voter selon leur appartenance ethnique, et non pour un programme politique. […] Ainsi, un citoyen malinké aura tendance à soutenir le Président Condé alors qu’un citoyen peul se ralliera à l’opposition conduite par Cellou Dalein Diallo. Il apparaît que l’allégeance politique repose avant tout sur une fierté ethnique et une promesse de soutien communautaire. […] Ainsi, des quartiers réputés acquis au parti gouvernemental seront favorisés par rapport à d’autres. Cette crispation communautaire via le prisme du politique prend de l’ampleur à l’approche d’échéances électorales [5]. »

Un coup d’État de plus dans un pays et une région déstabilisés

La Guinée est coutumière des coups d’État. Celui du 5 septembre est le troisième de son histoire, bien qu’il soit le premier du vivant d’un président. Le 3 avril 1984, une semaine après la mort de Sékou Touré, Lansana Conté prend le pouvoir par la force avant de remporter les élections – truquées – successives, jusqu’à sa mort le 22 décembre 2008. Le lendemain, le capitaine Dadis Camara opère lui aussi un coup de force, dénonçant, comme les putschistes d’aujourd’hui, « la corruption généralisée, l’impunité et l’anarchie ». Le peuple exulte.

Les Guinéens conservent un souvenir très vif de la période de transition 2008-2010, qui les incite à la méfiance face à celle qui s’ouvre aujourd’hui. Et pour cause : elle s’est achevée dans un bain de sang. Après avoir annoncé la remise du pouvoir aux civils et l’organisation d’élections, le capitaine Dadis Camara décide de briguer la fonction présidentielle. Le 28 septembre 2009, le stade de Conakry, dans lequel se sont rassemblés les manifestants s’opposant à la candidature de Camara, est le théâtre d’un gigantesque massacre : la garde présidentielle ouvre le feu, tue 157 personnes et viole une centaine de femmes et de filles. Ces crimes n’ont jamais été jugés sous la présidence Condé, qui en a coopté les principaux responsables [6].

En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Aujourd’hui, c’est toute la sous-région qui est en proie à l’agitation de militaires ambitieux. Mais les coups d’État sont-ils la source de l’instabilité politique, ou l’inverse ? En surfant sur le discrédit d’une élite politique corrompue et vieillissante et sur l’aubaine que représente pour eux la lutte contre le djihadisme, les armées se renforcent financièrement, militairement et politiquement.

Ainsi, ce putsch s’inscrit dans un tournant autoritaire régional, avec le coup d’État au carré d’Assimi Goïta au Mali (18 août 2020 et 24 mai 2021) et celui du fils Déby au Tchad (21 avril 2021). Au Mali, le coup de force de Goïta fut précédé d’énormes manifestations contre le régime honni d’Ibrahim Boubacar Keita. De son côté, Alassane Ouattara est parvenu à se faire élire en 2020 pour un troisième mandat dans une Côte d’Ivoire encore traumatisée par la crise post-électorale de 2010-2011 qui fit plus de 3 000 morts.

Le Burkina Faso, exemple à suivre

Foucher et Depagne alertent : « L’exemple guinéen doit faire réfléchir les dirigeants de la région qui sont tentés de se maintenir au pouvoir coûte que coûte, en manipulant les processus électoraux et les constitutions, ou en installant des régimes autoritaires au sein desquels l’opposition est réduite au silence [7]. »

Le parfait exemple en est le Burkina Faso. Certes, dans ce pays, c’est une insurrection populaire, et non un coup d’État, qui a chassé en 2014 le président Blaise Compaoré, au pouvoir depuis l’assassinat de Thomas Sankara en 1987. Mais lui aussi briguait un mandat supplémentaire et inconstitutionnel, et l’insurrection a débouché sur l’instauration d’un régime démocratique. Le Niger est un bon contre-exemple en termes de gouvernance. L’élection démocratique de Mohamed Bazoum en 2021 doit beaucoup au succès de la présidence de Mahamadou Issoufou (2011-2021), bien qu’une tentative avortée de putsch ait eu lieu la veille de son investiture.

NDLR : Lire sur LVSL les deux entretiens avec Bruno Jaffré, biographe de Thomas Sankara : « Assassinat de Sankara : “Le gouvernement doit lever le secret défense” » et « Au Burkina Faso, l’insurrection de 2014 n’a pas détruit le système mis en place sous Compaoré »

Alors que la transition commence à peine à dessiner ses contours, la société civile guinéenne porte sur elle de grandes responsabilités pour l’instauration d’une véritable démocratie.

À cet égard, ses dirigeants pourraient s’inspirer des succès obtenus au Burkina Faso. Dans ce pays, la société civile a joué un rôle majeur dans la chute de Compaoré et, plus important encore, dans le succès de la transition. Pendant que les partis d’opposition restaient attentistes et l’armée divisée, elle a été à l’initiative des négociations avec les militaires et de l’écriture de la charte de la transition, qui prévoyait la mise en place d’un parlement dans lequel les partis politiques étaient relativement marginalisés.

Si les partis souhaitaient l’organisation rapide des élections, la société civile a profité de la transition pour imposer des réformes structurantes comme celle du Code électoral, qui rend inéligibles « toutes les personnes ayant soutenu un changement anticonstitutionnel qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique, notamment au principe de la limitation du nombre de mandats présidentiels », et celle du Code minier, améliorant les retombées locales de l’extraction minière [8].

Au risque de suivre le scénario malien où les militaires prennent peu à peu le contrôle intégral de l’administration et s’accrochent au pouvoir, le succès de la transition guinéenne dépendra de la mobilisation de sa société civile et de sa capacité à faire nation au-delà des appartenances communautaires.

Notes :

[1] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, « Alpha Condé a ouvert la voie au retour de l’armée à la tête de son pays », International Crisis Group, 9 septembre 2021.
[2] Sékou Koundouno, « Colonel Mamady Doumbouya : militaire et grand propriétaire immobilier en un temps records », Kalenews, 22 août 2021.
[3] François Soudan, « Guinée : l’histoire secrète de la chute d’Alpha Condé », Jeune Afrique, 8 septembre 2021.
[4] « Enquête sur le fils du président guinéen », Le Parisien, 28 septembre 2015.
[5] Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA), Rapport de mission en Guinée, ministère de l’Intérieur, 2018.
[6] « Guinée : Les victimes du massacre du stade n’ont toujours pas obtenu justice », Amnesty International, 28 septembre 2020.
[7] Vincent Foucher et Rinaldo Depagne, Ibid.
[8] Bruno Jaffré, L’insurrection inachevée. Burkina Faso 2014, Syllepse, 2019.

L’Oncle Sam au Suriname et au Guyana : les nouveaux visages de la doctrine Monroe

Le secretaire d’État Mike Pompeo © US government Twitter account

Mike Pompeo a effectué début septembre une visite en Amérique du Sud avec des escales au Brésil, en Colombie, mais également – et pour la première fois pour un secrétaire d’État étasunien – au Guyana et au Suriname. Ces derniers font l’objet d’une attention particulière eu égard à leur potentiel pétrolier et minier. À l’ordre du jour de la visite du secrétaire d’État, trois sujets cruciaux pour l’administration Trump : le pétrole, la Chine et le cas vénézuélien. « Ce voyage soulignera l’engagement des États-Unis de défendre la démocratie, de combattre le Covid-19, tout en revitalisant nos économies pendant la pandémie et en renforçant la sécurité contre les menaces régionales », affirme le Département d’État. Alors qu’on assiste peu à peu à un retour de la doctrine Monroe, salué par le même Pompeo, quelles seront les conséquences d’une telle visite pour cette région du monde ?


Plateau des Guyanes, le nouvel eldorado de l’or noir pour les États-Unis

Le plateau des Guyanes est une zone géographique continentale localisée entre les fleuves Orénoque et Amazone en Amérique du Sud. Il est composé d’une partie du Venezuela et du Brésil (l’Amapa), du Guyana, ex-colonie britannique, du Suriname, ex-colonie hollandaise, et de la Guyane Française. Il s’agit en outre du plus grand espace forestier tropical continu et intact au monde, avec un sous-sol riche en pétrole, en or, en diamants et autres ressources naturelles, dont plusieurs métaux rares. L’héritage frontalier issu de la colonisation engendre de nombreux conflits de démarcation territoriale. Ils sont traités de manière globalement pacifique par les États. La visite de Mike Pompeo au Guyana risque cependant de raviver un vieux conflit entre le Guyana et le Venezuela, qui, à terme, pourrait se transformer en affrontement militarisé.

La découverte et l’utilisation de la technique dite de fracturation hydraulique aura permis aux États-Unis de sortir de leur grande dépendance au pétrole venu du Moyen-Orient. En effet, avec le pétrole et gaz de schiste, la première puissance mondiale est devenue, au prix de destructions écologiques colossales[1], le premier producteur de pétrole au monde, devant la Russie et l’Arabie saoudite. Avant la crise sanitaire qui a ébranlé l’économie mondiale, les États-Unis produisaient plus de 10 millions de barils par jour et étaient exportateurs nets de pétrole.

Du fait de la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes

Le coronavirus, en conduisant au confinement de milliards de personnes à travers le monde, a fait chuter la demande de pétrole et par la même occasion le prix de l’or noir. Or, la structure économique des exploitants de pétrole et gaz de schiste étasuniens, ainsi que la légèreté du produit, fait que le prix de rentabilité est beaucoup plus élevé que celui du pétrole conventionnel. En outre, quand le pétrole conventionnel saoudien est rentable à 5 dollars le baril, il faut entre 50 et 55 dollars pour que le pétrole de schiste soit intéressant à extraire. De plus, la guerre des prix que se sont livrés Russes et Saoudiens en début d’année a aggravé la situation des exploitants étasuniens. Aujourd’hui, le secteur pétrolier issu de la fracturation hydraulique traverse sa plus grande crise, les faillites s’enchaînent et les cours de la bourse sont au rouge[2]. Tout cela, bien évidemment, porte un sérieux coup à la stratégie d’indépendance énergétique de Washington.

Rencontre pompeo et Santokhi au Suriname
Photo : Secrétaire d’Etat Pompeo/ US government Twitter account

De ce fait, et eu égard à la volonté des États-Unis d’être moins dépendants du pétrole du Moyen-Orient, les découvertes d’énormes réserves de pétrole au large du Guyana, par ExxonMobil, et du Suriname, par Apache et Total, attisent les convoitises étasuniennes. Au Guyana, c’est tout simplement le plus grand gisement de pétrole du monde, à ce jour, qui a été découvert. Les experts l’estiment à 8 milliards de barils, pour l’instant, car d’autres explorations sont en cours. De même au Suriname, voisin du Guyana, les explorations se multiplient avec l’espoir de trouver des réserves similaires à ceux de leur voisin. Déjà la société indépendante norvégienne Rystad Energy, à la suite de ses premières études, estime le potentiel à 1,4 milliard[3] de barils, pour l’instant. De quoi mettre en appétit les dirigeants états-uniens.

Le fait que deux entreprises étasuniennes soient en première ligne de l’exploration et de l’exploitation du pétrole dans la région, renforce le pouvoir d’influence que peuvent avoir les États-Unis sur une zone qui a vu la Chine étendre son influence ces dernières années.

Mike Pompeo ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’un accord-cadre a été signé avec le Guyana. Il vise à renforcer la coopération entre les deux États notamment sur les hydrocarbures et d’autres secteurs de l’économie guyanienne. Dans le même ordre d’idées, Mike Pompeo a assuré au président surinamais, Chan Santokhi, le grand intérêt que les entreprises étasuniennes portaient à son pays et qu’elles étaient prêtes à les aider dans l’exploitation des gisements pétroliers[4].

Bien évidemment le but de ces visites est de sécuriser l’approvisionnement en pétrole des États-Unis, mais aussi de s’implanter durablement chez le voisin du Venezuela de Nicolas Maduro, afin de l’encercler et l’isoler du reste du continent.

Le Venezuela en ligne de mire de l’administration Trump

Depuis son accession à la Maison Blanche, Donald Trump a multiplié les déclarations belliqueuses à l’encontre du Venezuela et de son président, manifestant ainsi son hostilité au régime de Nicolas Maduro. Dès lors, la venue du secrétaire d’État, Mike Pompeo, en Amérique du Sud ne pouvait se faire sans que le Venezuela ne soit au centre des discussions.

La tournée sud-américaine de Pompeo est, à ce titre, très parlante. Le secrétaire d’État a visité les trois pays ayant une frontière commune avec le Venezuela, c’est-à-dire le Guyana, le Brésil et la Colombie. Derechef, durant sa visite au Guyana, Mike Pompeo et le gouvernement guyanien, nouvellement élu, 5 mois après le scrutin[5], de Irfaan Ali ont signé un accord de coopération dans la lutte contre le trafic de drogues. Ainsi, il permet la mise en place de patrouilles maritimes et aériennes communes.

L’accord de coopération entre le Guyana et les États-Unis pourrait paraître anodin. Néanmoins, entre Georgetown et Caracas existe un vieux conflit frontalier[6] sur leur Zone Économique Exclusive (ZEE), actuellement traité à la Cour Internationale de Justice (CIJ). Le président Ali s’est empressé de déclarer[7], à la suite de la signature, que ces patrouilles n‘auraient pas d’incidence et que le Guyana ne s’aventurerait dans aucun viol de la souveraineté vénézuélienne. Le renforcement de la présence de l’Oncle Sam dans des eaux territoriales contestées par son ennemi vénézuélien n’est cemendant pas de nature à apaiser des tensions…

« Maduro doit partir ! »

Après son passage au Suriname et au Guyana, Mike Pompeo s’est rendu au Brésil. Lors de sa visite de la ville brésilienne de Boa Vista, frontalière du Venezuela qui a connu un afflux de migrants ces dernières années, le secrétaire d’Etat a annoncé la couleur : « Maduro doit partir ! ». Dans la foulée, la diplomatie brésilienne s’est alignée sur celle des États-Unis. Le Brésil a ainsi suspendu les lettres de créance des diplomates de la République bolivarienne. Déjà en début d’année Brasília avait rappelé tout son personnel diplomatique posté à Caracas. Par conséquent, les deux États sud-américains n’ont plus aucune relation diplomatique.

Pour finir, le secrétaire d’État s’est arrêté en Colombie, le troisième pays frontalier du Venezuela. Sans même passer par la capitale Bogotá, Mike Pompeo s’est directement rendu devant le pont Bolivar qui réunit la Colombie et le Venezuela. Ivan Duque, président de la Colombie et Mike Pompeo ont ainsi pu, de nouveau, mettre la pression sur Nicolas Maduro, arguant à l’instar d’un rapport de l’ONU que le président vénézuélien avait commis des actes relevant de « crimes contre l’humanité ».

Le retour de la doctrine Monroe pour contrer la Chine

L’Empire du Milieu est un très gros consommateur de ressources naturelles qui, aujourd’hui, étend sa zone d’influence dans le monde afin de se garantir des approvisionnements stables. L’Amérique du Sud ne fait pas exception. En effet, la Chine est devenue en quelques années un partenaire privilégié des États sud-américains – une zone extrêmement riche en métaux rares et en pétrole. Comme l’écrit Nathan Dérédec dans un article pour LVSL : « le continent sud-américain est riche en métaux rares et pourrait bien en contenir près de 40 % des réserves mondiales. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium ». [8]

Les leviers d’influence de la Chine en Amérique du sud n’ont rien d’original, mais sont terriblement efficaces. Le premier consiste dans la dette. Au travers de la banque de développement de Chine et de la banque d’import/export de Chine, c’est 133 milliards de dollars qui ont été prêtés aux cinq pays les plus dépendants de l’État chinois, dont la moitié uniquement au le Venezuela. Ces cinq pays – le Brésil, le Venezuela, l’Argentine, l’Équateur et la Bolivie – possèdent un sol extrêmement riche en métaux rares et autres ressources minières. Il appert que 88% de ces prêts concernent des projets d’infrastructures et d’énergie…

Le second instrument, lié au premier, consiste justement dans le financement d’infrastructures, permettant l’amélioration des échanges avec la Chine, via le Pacifique notamment, mais aussi d’offrir des débouchés aux entreprises chinoises.

Lors du sommet Chine-CELAC (Communauté des États Latino-Américains et de la Caraïbe) de septembre 2018 au Chili, plusieurs États sud-américains avaient manifesté l’envie de rejoindre ce grand programme d’investissement – ce qui n’avait pas manqué de provoquer l’ire de Washington [10]. En écho à cette déclaration, Mike Pompeo a surenchéri durant sa visite à Paramaribo et affirmé que les Américains (sic) ne promeuvent pas un “capitalisme prédateur”, contrairement à la Chine.

À ce titre, les États-Unis, conscients de leur retard et de leur dépendance à la Chine dans le domaine minéral, construisent une stratégie pour contester cette hégémonie en ce qui concerne les métaux rares. Cette contestation se fait sur tous les théâtres du monde où la ressource est présente, mais aussi, et tout naturellement, en Amérique du Sud. Pour ce faire, le gouvernement Trump réactive les ressorts de la doctrine Monroe, du nom du président James Monroe (1758-1831). Cette dernière vise à faire de l’Amérique du sud la chasse gardée de Washington et l’espace naturel de son hégémonie, qui ne saurait souffrir d’aucune concurrence venue d’Europe ou d’Asie.

Le principal instrument de ce retour à la doctrine Monroe est l’Organisation des États Américains (OEA)[11]. Depuis l’arrivée, en 2015, de Luiz Almagro à la tête de l’organisation, on assista à une nette orientation à la reconstruction de l’hégémonie étasunienne sur l’Amérique du sud. Le coup d’État en Bolivie en a été une manifestation éclatante. La mission d’observation du scrutin présidentiel bolivien de L’OEA attisé les tensions en évoquant « un changement de tendance inexplicable » dans le comptage des voix. Ce rapport, contesté par plusieurs études statistiques très sérieuses, notamment celles du Center for Economic and policy Research (CEPR), a légitimé le coup d’État qui a porté Jeannine Añez au pouvoir. Celle-ci a annoncé, tout naturellement, son soutien à Almagro en vue de sa réélection à la tête de l’OEA…

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État en Bolivie]

La visite de Mike Pompeo en Amérique sud, et plus précisément sur le plateau des Guyanes, marque une étape importante dans le retour de la doctrine Monroe. Les États-Unis ont ici un triple objectif : assurer un approvisionnement en pétrole et métaux rares, isoler le Venezuela de Maduro et contester l’influence de la Chine sur la région. Pour chacun de ces objectifs le risque de conflit militarisé existe, notamment avec le Venezuela. In fine, c’est peut-être le silence diplomatique de la France, dont le territoire guyanais lui confère un positionnement stratégique dans la région, qui est le plus criant.

Notes :

[1] https://www.monde-diplomatique.fr/2011/12/RAOUL/47082

[2] https://www.challenges.fr/entreprise/energie/alerte-rouge-pour-le-petrole-de-schiste-americain_716076

[3] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/22/olievondsten-in-suriname-goed-voor-14-miljard-vaten/

[4] https://www.waterkant.net/suriname/2020/09/18/pompeo-amerikaanse-bedrijven-willen-graag-investeren-in-suriname/

[5] liberation.fr/direct/element/au-guyana-lopposition-declaree-gagnante-des-legislatives-cinq-mois-apres-le-scrutin_117128/

[6] https://www.francetvinfo.fr/monde/ameriques/venezuelaguyana-aux-origines-d-un-conflit-frontalier-ravive-par-exxon_3067161.html

[7] https://www.stabroeknews.com/2020/09/19/news/guyana/ali-says-joint-patrols-under-new-us-pact-wont-impact-border-case/

[8] https://lvsl.fr/comment-son-quasi-monopole-sur-les-metaux-rares-permet-a-la-chine-de-redessiner-la-geopolitique-internationale/

[9] https://www.areion24.news/2020/01/15/quand-la-chine-sinstalle-en-amerique-latine/

[10] https://www.senat.fr/rap/r17-520/r17-5203.html

[11] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/05/LONG/61774

L’espace et la mer, nouveaux horizons de la guerre des métaux rares ? Entretien avec Guillaume Pitron

Guillaume Pitron © Thinkerview

Lithium, cobalt, terres rares… l’importance prise par les métaux rares dans les processus de production n’est plus à démontrer. En janvier 2018 est paru l’ouvrage de Guillaume Pitron La guerre des métaux rares, consacré à l’analyse des conséquences environnementales et géopolitiques de l’extraction et du raffinage de cette ressource. Sont notamment pointés du doigt son coût écologique – à rebours de l’enthousiasme des prophètes d’une transition écologique fondée sur les métaux rares – et son caractère belligène. À lire l’ouvrage de Guillaume Pitron, l’empire des métaux semble analogue à celui du pétrole en bien des aspects. Alors que le second décline, le premier est en pleine expansion : il génère aujourd’hui des conflits sur les cinq continents pour le contrôle des sous-sols, mais aussi des mers et, désormais, de l’espace. Entretien réalisé par Pierre Gilbert, Nathan Dérédec et Vincent Ortiz, retranscrit par Jeanne du Roure.


LVSL – La pandémie de Covid-19 a été l’occasion de l’ouverture d’un débat médiatique – timoré – sur les limites de la mondialisation. Votre livre La guerre des métaux rares met en évidence la destruction de filières d’extraction et de raffinage des métaux rares des pays occidentaux (au profit de la Chine) à l’issue de décennies d’ouverture des frontières économiques, d’une gestion court-termiste et d’un éclatement à l’infini des chaînes de production. Est-on face à une succession d’erreurs conjoncturelles commises par les gouvernements occidentaux ou est-ce tout un paradigme économique qui est en cause ?

Guillaume Pitron – Il ne s’agit pas d’erreurs conjoncturelles mais systémiques. La mondialisation se caractérise par un éclatement des chaînes de production visant à développer des milliers de sous-traitants. Elle consiste dans un transfert, vers les pays qui produisent à moindre coût, de la production de biens de consommation et de haute technologie. C’est la logique de spécialisation des économies, chère à Ricardo : des pays se spécialisent dans certains composants industriels, et leur spécialisation s’ajoute à celle du voisin. Si on additionne des dizaines ou des centaines de spécialisations, il en résulte des produits semi-finis, qui ensuite sont assemblés dans un produit fini.

Ce paradigme a donc conduit les pays occidentaux à délocaliser la production des technologies vertes – mais aussi numériques – notamment vers la Chine. Il ne s’agit pas seulement de la fabrication des éoliennes, des panneaux solaires et des téléphones portables, mais aussi de la production des ressources minières nécessaires à l’avènement de la transition énergétique et numérique. Nous nous retrouvons face à une délocalisation accélérée de la production minière occidentale vers différents pays qui peuvent produire du lithium – je pense en particulier à certains pays d’Amérique latine comme la Bolivie ou le Chili – mais également du cobalt, comme la République démocratique du Congo, ou du chrome, comme le Kazakhstan. La Chine, quant à elle, peut produire toutes sortes de métaux rares nécessaires aux technologies vertes. Elle extrait le minerai mais le transforme également en métal : elle prend en charge l’extraction mais aussi le raffinage, de sorte qu’elle est ensuite en capacité de produire l’ensemble des métaux nécessaires aux technologies vertes.

Le droit de la mer et de l’espace évoluent à la faveur d’une plus grande appropriation par les États. Les Zones économiques exclusives revendiquées par les États autour de leurs territoires immergés s’étendent de manière à ce qu’ils puissent contrôler toujours davantage de mers en vue d’y extraire un jour des métaux rares.

Cette destruction de filières occidentales d’extraction et de raffinage des métaux rares est bien le produit d’une gestion court-termiste, dans la mesure où le seul impératif qui préside aux choix des gouvernements – mais aussi des consommateurs -, c’est de se procurer des produits à moindre coût. La question de la souveraineté de nos approvisionnements, de notre indépendance minérale, du transfert de pollution vers des pays comme la Chine, qui extraient et raffinent les métaux selon des règles environnementales et sociales moins exigeantes qu’en Occident, n’ont pas été posées. Cette vision court-termiste s’oppose à la gestion de long terme de la Chine. Celle-ci, qui accepte le coût environnemental des technologies numériques, se prépare depuis longtemps à une remontée progressive de la chaîne de valeur.

[Lire sur LVSL l’article de Nathan Dérédec : « Comment son quasi-monopole sur les métaux rares permet à la Chine de redessiner la géopolitique internationale »]

LVSL – Votre ouvrage détaille justement la stratégie mise en place par la Chine pour s’assurer une hégémonie globale sur les principales filières de métaux rares. Elle repose sur la capacité du gouvernement à inonder un marché concurrent de productions à bas coût, afin de le pousser à la faillite et de le racheter. L’utilisation accrue de métaux rares par la Chine pour sa propre consommation, dont on peut prévoir qu’elle s’accroîtra considérablement dans les décennies à venir du fait de l’élévation du niveau de vie de la population, ne risque-t-elle pas de restreindre ses capacités d’exportation, et, à terme, de faire vaciller l’hégémonie chinoise en la matière ? 

GP – La Chine va inévitablement voir son niveau de vie s’élever et sa consommation d’électricité et de produits numériques s’accroître. Elle va donc produire dans le même temps une quantité croissante de métaux rares pour répondre à cette demande. La Chine a conscience qu’une partie de plus en plus importante de sa production est destinée à son marché intérieur plutôt qu’aux marchés extérieurs. C’est à partir de cela que l’on peut comprendre sa politique de restriction des exportations de métaux rares vers le reste du monde : la Chine cherche à favoriser les acteurs de son propre marché.

Cela risque-t-il de restreindre les capacités d’exportation de la Chine ? Oui, mais c’est une dynamique qui est déjà à l’œuvre depuis vingt ans. Cela fera-t-il vaciller l’hégémonie chinoise en la matière ? Pas nécessairement. La Chine va continuer à produire ces métaux rares pour elle-même, mais va également vendre une partie de ces technologies finies ; elle ne vend plus seulement le métal, elle vend également la technologie qui est conçue avec ce métal. Elle se voit en grande exploratrice non plus de métaux rares, mais de technologies vertes. Elle va nourrir de ce fait une grande industrie exportatrice de technologies vertes, ce qui va augmenter la puissance de son commerce international et aggraver le déséquilibre de la balance commerciale avec d’autres pays. L’hégémonie chinoise en matière de métaux rares, plutôt que de vaciller, risque donc de se doubler d’une nouvelle hégémonie fondée sur l’exportation de technologies.

Naturellement, la Chine ira chercher à l’étranger d’autres matières premières qu’elle ne peut pas produire sur son propre sol, comme elle le fait aujourd’hui avec le cobalt congolais. L’important pour elle est de ré-importer ces matières premières à un état relativement brut depuis le Congo, pour ensuite transformer ce cobalt en produit semi-fini ou fini et le vendre au reste du monde. Ainsi, l’hégémonie chinoise pourrait même s’étendre vers des pays producteurs des matières premières dont elle détient tout ou partie de la production.

LVSL – L’empire chinois des métaux rares commence à être bien connu, les ambitions du gouvernement américain en la matière le sont peut-être moins. N’assiste-t-on pas à une réaction agressive de l’administration Trump depuis 2016 sur plusieurs théâtres d’opérations ? En République démocratique du Congo, le nouveau gouvernement de Félix Tshisekedi subit des pressions de la part de son homologue américain pour mettre un terme aux concessions faites aux entreprises chinoises dans le domaine des métaux rares ; le Dodd-Frank Act, qui punissait depuis 2010 les entreprises américaines utilisant des minerais de sang congolais dans leur processus de production, a en outre été révoqué. En Bolivie, un coup d’État soutenu par les États-Unis a renversé l’année dernière le président Evo Morales, qui exploitait ses mines de lithium conjointement avec l’État chinois. Les actions de l’entreprise américaine Tesla – spécialisée, entre autres, dans la production de batteries lithium – ont explosé le jour du coup d’État. Ne peut-on pas voir dans ces décisions prises par le gouvernement américain les signaux faibles d’un agenda visant à disloquer l’empire chinois des métaux rares ?

[Lire sur LVSL notre dossier consacré au coup d’État bolivien de novembre 2019]

GP – Il y a bien une velléité américaine de remettre en cause l’hégémonie chinoise sur ces ressources. On le constate à la lecture des rapports qui ont été commandés depuis 2017 par la Maison Blanche sur la situation des minerais critiques américains, qui visent à comprendre les ressorts de la dépendance américaine aux productions et exportations de métaux rares chinois. Tout un courant politique, mené notamment par les sénateurs américains Marco Rubio et Ted Cruz, vise à renforcer l’indépendance minérale des États-Unis. Cela passe par la réouverture de mines américaines, de métaux rares notamment, mais également la relance d’usines de raffinage de métaux rares, et à terme la relance du secteur des aimants de terres rares américains.

On peut comprendre que Donald Trump souhaite remettre en cause l’hégémonie chinoise, puisque les métaux rares sont l’un des talons d’Achille des Américains dans la guerre commerciale qui les oppose à la Chine. Ce talon d’Achille ne peut pas durer indéfiniment : les Chinois menacent régulièrement de cesser les exportations de métaux rares vers les États-Unis. Tout récemment, le Financial Times a annoncé que la Chine cessait ses exploitations de certains métaux rares à destination de l’entreprise de défense américaine Lockheed Martin.

Plutôt que de critiquer Trump à tout va – ce qui est légitime mais relève parfois du politiquement correct – il faut reconnaître les orientations positives qu’il prend. Nous serions bien inspirés, en Europe, de développer une stratégie de souveraineté minérale depuis la mine jusqu’à la production de technologies finies.

LVSL – Votre livre se conclut par un passage en revue des nouveaux communs (en particulier la mer et l’espace), qui risquent de faire l’objet d’une convoitise accrue de la part des États, du fait des métaux rares dont ils recèlent. Dans la droite ligne de Barack Obama, Donald Trump a signé plusieurs décrets visant à imposer le droit à l’appropriation et à la marchandisation de la richesse de l’espace – alors que le droit international considère, en l’état, l’espace comme un bien commun inappropriable. Comment faut-il considérer cet encouragement donné aux orpailleurs spatiaux de la Silicon Valley ? Faut-il y voir un effet d’annonce spectaculaire, ou les prémisses d’une démarche à même de faire vaciller l’empire chinois des métaux rares ?

GP – Qui dit métaux rares dit espace et océans. Vous noterez le paradoxe de la transition énergétique, qui a pour but de limiter l’impact de l’homme sur les écosystèmes alors qu’en réalité elle contribue à l’accroître. Aujourd’hui, on n’extrait quasiment pas de métaux au fond des océans ; une entreprise canadienne, Nautilus, qui en extrait au large de la Papouasie-Nouvelle Guinée, fait exception. Il n’y a pas davantage d’extraction dans l’espace. Mais on observe que le droit en la matière est en train de changer.

Il évolue à la faveur d’une plus grande appropriation par les États. Les Zones économiques exclusives revendiquées par les États autour de leurs territoires immergés s’étendent de manière à ce qu’ils puissent contrôler toujours davantage de mers en vue d’y extraire un jour des métaux rares. La France est bien positionnée puisqu’à ce jour c’est le second territoire maritime au monde derrière les États-Unis.

C’est la même chose pour l’espace. En 2015, Barack Obama a signé un Space Act qui constitue une remise en question de l’espace comme bien commun, en vertu du traité international de 1967. Ce Space Act considère que l’espace appartient à tout le monde mais qu’un orpailleur spatial qui voudrait aller chercher des métaux sur une astéroïde serait propriétaire du produit de son extraction. Cela ne remet pas en cause le fait que l’astéroïde en question n’est pas américain ; cependant, le produit de la mine spatial le sera. C’est une brèche dans le droit international, qui risque de s’accentuer : nous nous dirigeons sans doute vers un système où l’on va remettre en cause le droit de 1967 et ajouter des patch de propriété privée là où l’on trouve des ressources spatiales à extraire.

On ne va cependant pas extraire un seul gramme de métal rare dans un astéroïde avant des dizaines, voire des centaines d’années ; cela ne se produira d’ailleurs peut-être jamais. Il faut donc rester mesuré. Si l’on parvient un jour à en extraire, ce sera quelques centaines de kilos, voire quelques tonnes, mais pas une quantité suffisante pour remettre en cause l’hégémonie chinoise.

On observe dans tous les cas que l’espace devient enjeux de confrontation, entre autres parce que s’y joue une compétition pour l’accaparement des ressources comme les métaux rares, qui peut inciter les acteurs publics et privés à aller revendiquer le produit de leur exploitation. Cela n’ira pas sans tensions.

LVSL – L’expression de « transition numérique » s’est généralisée dans les médias, les discours politiques ou encore les rapports de la Commission européenne. Elle a acquis une connotation similaire à celle de « transition écologique », à laquelle elle est fréquemment accolée. Le dernier accord européen conditionne explicitement le déblocage de fonds de relance par la mise en place de mesures destinées à accélérer la « transition écologique et numérique » (green and digital transitions). Votre livre met pourtant en lumière le coût environnemental considérable des technologies numériques, hautement dépendantes des métaux rares. Comment expliquer que l’on considère pourtant transition écologique et numérique comme les deux faces d’une même pièce ?

GP – L’une ne va pas sans l’autre. La transition écologique, dans son versant énergétique, consiste dans le passage à l’après-pétrole, en substituant aux technologies thermiques les technologies vertes – grâce aux panneaux solaires, aux éoliennes ou aux voitures électriques.

Il ne faut pas prendre la décroissance comme un tout ; il faut chercher à faire décroître les secteurs qui sont les plus polluants et consommateurs de ressources, au profit de secteurs qui en sont plus économes.

Ce n’est pas tout d’avoir des technologies vertes : encore faut-il qu’elles puissent fonctionner de façon optimale. Or, elles fonctionnent de façon alternative : un panneau solaire ne peut fonctionner que s’il y a du soleil, une éolienne que s’il y a du vent. À l’entrée du réseau électrique, il y a une quantité croissante de sources d’électricité qui sont intermittentes et à la sortie, un nombre accru de prises d’électricité pour satisfaire un plus grand nombre de besoins. On utilise aujourd’hui de nombreux écrans dans la vie quotidienne, on aura besoin de recharger notre trottinette électrique, notre vélo électrique, notre voiture électrique, etc. Il y a une diversification des sources d’approvisionnement en électricité de la même façon qu’il y a une diversification des modes de consommation. Cela complexifie donc la gestion du réseau électrique, puisqu’il faut que la bonne dose soit produite à l’entrée du réseau afin qu’elle puisse être consommée à sa sortie au bon moment, en espérant que le moins possible ne soit gaspillé au passage. À cette fin, il faut des outils numériques qui permettent de calculer précisément quelle offre se trouve en face de quelle demande.

Green et digital sont deux énergies qui se complètent. Je vous renvoie aux travaux de Jeremy Rifkin, l’auteur de La Troisième Révolution industrielle. Il y explique que le réseau électrique de demain sera de plus en plus décentralisé ; tout un chacun pourra produire de l’électricité avec la possibilité de se l’échanger. Celle-ci ne sera pas issue d’une centrale nucléaire qui produirait de l’électricité pour des millions de personnes, mais d’une personne lambda qui produira pour elle-même ou pour son voisin. Ces nouveaux réseaux vont nécessiter davantage d’interactions entre consommateurs : il sera nécessaire de passer par des outils digitaux pour pouvoir s’échanger l’électricité. On voit donc que le numérique est absolument indispensable dans leur mise en œuvre.

LVSL – La dépendance de la « transition écologique » aux métaux rares – à laquelle vous consacrez une partie de votre ouvrage – est un objet de controverses. Il semblerait que les panneaux solaires puissent s’en passer, de même que la plupart des éoliennes ; seules les éoliennes offshore à aimants permanents en consomment, et de nouveaux prototypes cherchent à s’en passer. Il semblerait donc que le problème réside davantage dans un manque de volonté politique que dans les énergies alternatives elles-mêmes. Le véritable problème des métaux rares ne concernerait-il pas les industries militaires et numériques, plutôt que la transition écologique ? N’est-ce pas davantage comme matières premières (des industries militaires et numériques) que comme sources d’énergie que nous dépendons des métaux rares ?

GP – Il n’y a pas de transition écologique sans métaux rares. Aujourd’hui, nous avons besoin de toute sorte de matières premières rares pour fabriquer des technologies vertes. Venons-en aux éoliennes. Aujourd’hui, 25 % d’entre elles dans le monde ont besoin de métaux rares et plus précisément de néodyme pour les aimants permanents. Attention à l’étude de l’ADEME parue en 2019 sur les terres rares liées aux éoliennes : elle est en partie trompeuse. Elle ne parle que des terres rares, et que de la France. En France, il n’y a peut-être que 3 % d’éoliennes qui contiennent des terres rares, mais ce chiffre de 3 % ne tient pas en compte du parc éolien mondial. Par ailleurs, c’est très bien de dire qu’il n’y a pas de terres rares dans une batterie, mais cela ne règle pas la question du cobalt, du graphite, du lithium, du nickel… des ressources pourtant contenues dans les accumulateurs.

En ce qui concerne les panneaux solaires, une faible partie a besoin d’indium et de gallium pour fonctionner. J’explique dans mon livre que par métaux rares on entend deux choses : une rareté géologique – les métaux rares sont plus rares que les métaux abondants – et une rareté industrielle – ce sont des métaux qui ne sont pas forcément rares mais dont la production industrielle est excessivement complexe et génère un risque de pénurie. Le silicium métal, qui sert à faire des panneaux solaires, est considéré comme critique par la Commission européenne. Il faut voir la liste de 2017 et qui sera mise à jour cette année : produire du silicium métal pur à 99,99 % est tellement complexe que l’industrie n’est pas forcément assez productive pour répondre à la demande croissante. Cela crée des risques de pénurie de l’approvisionnement. J’englobe les métaux rares et critiques dans la même définition. Pour produire du silicium, il faut notamment le transformer, et pour cela il faut de l’électricité. Cela se passe en Chine qui produit la majorité du silicium dans le monde et 60 à 70 % de l’électricité chinoise vient du charbon. Il est donc très polluant de produire du silicium et des panneaux solaires.

LVSL – Vous proposez de rouvrir des mines en France pour exploiter des métaux rares d’une manière davantage respectueuse de l’environnement que dans les pays du Sud, et diminuer notre dépendance envers ceux-ci. Quid de l’option du recyclage, visant à récupérer les métaux rares jetés par les consommateurs, pour les réintégrer dans des objets de consommation, dans un schéma circulaire ?

GP – Il faut recycler au maximum les métaux rares. Je rappelle qu’une grande partie ne l’est pas : les terres rares ne le sont qu’à 1 %, et le lithium que l’on peut considérer comme rare est recyclé à moins de 1 % également.

Néanmoins, on ne parviendra jamais à recycler 100 % de ces métaux rares-là. Il y aura forcément des pertes. À supposer que l’on y parvienne, cela n’empêcherait pas de retourner à la mine car notre consommation de ces matières premières explose. Pour certaines d’entre elles, c’est un accroissement de leur consommation à deux chiffres par an. Entre le moment où vous extrayez un métal du sol et celui où ce métal va être recyclé, s’écouleront cinq, dix ou vingt ans ; entre-temps, le rythme de croissance annuel de notre consommation de métaux rares aura été de l’ordre de 5, 10 ou 20 %. Vous pouvez être sûrs que dans ce laps de temps, la consommation mondiale aura doublé.

La réouverture de nouvelles mines pour compenser le différentiel sera toujours nécessaire. On ne se passera pas de la mine car la transition énergétique exigera toujours davantage de ressources. C’est à l’aune de cet état de fait qu’il faut comprendre la nécessité de produire du minerai de façon moins polluante. Méfions-nous des discours de certains écologistes sympathiques qui sont hors-sol. 

LVSL – Plus largement, l’horizon que vous proposez est celui d’une adaptation de l’économie française à notre dépendance aux métaux rares (visant à les extraire et les raffiner nous-même, avec des clauses écologiques et sociales dignes de ce nom). Pourquoi ne pas envisager une réduction de notre dépendance, par une politique volontariste de lutte contre la croissance sans fin des industries de consommation ?

GP – La question est légitime. Mais comment peut-on défendre une telle politique en espérant être élu en 2022 ? Personne aujourd’hui n’en a envie. Une sobriété des usages est bien sûr nécessaire : on peut questionner notre usage de l’électricité, du numérique et diminuer cette consommation-là.

Faut-il la décroissance ? Je ne sais pas. Il faut dans tous les cas de la décroissance, ce qui est différent. Il faut que notre consommation, nos achats de téléphones portables neufs baissent dans le monde, que les loueurs de téléphones portables voient leur business se développer dans le même temps que les vendeurs de téléphones portables voient le leur baisser. Si vous louez votre téléphone portable à Orange, l’entreprise aura intérêt à ce que vous le gardiez le plus longtemps possible puisqu’il en tirera un profit mensuel. Il aura moins intérêt à vous vendre un bien technologique. Il faudrait également que l’économie servicielle se développe – ce qui est une forme de croissance, mais qui vise à la décroissance de secteurs plus énergivores.

Il ne faut pas prendre la décroissance comme un tout ; il faut chercher à faire décroître les secteurs qui sont les plus polluants et consommateurs de ressources, au profit de secteurs qui en sont plus économes. Peut-être parviendra-t-on alors à quelque chose de plus responsable et respectueux de l’environnement. Mais encore une fois, ne nous leurrons pas. Personne n’en a envie, surtout pas dans les pays occidentaux, et je ne crois que modérément à la plausibilité d’un tel scénario.

Comment son quasi-monopole sur les métaux rares permet à la Chine de redessiner la géopolitique internationale

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:US_and_PRC_delegation_at_the_2018_G20_Buenos_Aires_Summit.jpg
© Dan Scavino

Si nul ne sait quelle sera l’issue de la crise sanitaire que le monde traverse actuellement, un constat semble faire consensus : la Chine pourrait bien en sortir renforcée. Tout en louant son succès face à l’épidémie, Pékin veut tirer profit des conséquences économiques et diplomatiques de la crise du Covid-19 pour renforcer son pouvoir à l’échelle internationale. Le déclin de la puissance américaine, couplé à l’escalade des tensions entre un Washington affaibli et un Pékin revigoré, ne fait que conforter la puissance de l’Empire du Milieu. La Chine a-t-elle remporté la bataille géopolitique ? Il semble trop tôt pour le dire. Cependant, le quasi-monopole dont elle dispose sur la production des métaux rares permet d’ores et déjà à la Chine d’influer fermement sur les relations internationales. Du fait de leur importance économique et stratégique, la concentration des métaux rares entre les mains de Pékin lui confère un considérable avantage géopolitique. La Chine est alors à même de redessiner la géopolitique internationale, de manière directe ou indirecte, confortant son ambition de devenir la première puissance mondiale dans un futur proche.


Ressources indispensables à la transition énergétique et numérique, les métaux rares ne sont connus et exploités que depuis peu. Il n’a cependant fallu que quelques dizaines d’années à la Chine pour en conquérir le marché. Aujourd’hui, plus de 90% des métaux rares sont produits par la Chine. Pékin, s’étant vu déléguer par les États occidentaux l’extraction des métaux rares, a alors su profiter de cette délocalisation des entreprises sur son territoire pour en quasi-monopoliser la production, tout en s’accaparant progressivement les projets d’exploitation situés à l’étranger. L’empire chinois des métaux rares est aujourd’hui incontestable [voir ici Métaux rares : l’empire global de la Chine, une publication Le Vent Se Lève]. De ce fait, Pékin en tire un avantage économique certain. Cependant, cet avantage se veut également géopolitique.

2010, L’ANNÉE OÙ TOUT A BASCULÉ

De cet avantage géopolitique, la Chine en a toujours eu conscience ; dès 1992, l’ancien Président chinois Deng Xiaoping affirmait qu’« il y a du pétrole au Moyen Orient, la Chine a des terres rares »[1]. Bien qu’également conscient de cette concentration progressive entre les mains de Pékin, le reste du monde, quant à lui, ne s’en inquiétait pas outre mesure ; du moins jusqu’à la survenance d’un événement en 2010. C’est en effet cette année-là que les États ont véritablement réalisé leur dépendance à la Chine.

Contextualisons cet événement : depuis des décennies, la Chine et le Japon se disputent la souveraineté des îles – japonaises – de Senkaku, du fait de leurs abondantes réserves en hydrocarbures. En septembre 2010, à la suite d’un indicent diplomatique survenu sur l’archipel, la Chine a décrété un embargo informel de deux mois sur les livraisons de terres rares au Japon. Cette mesure, qui a frappé de plein fouet un Japon largement tributaire des terres rares chinoises pour la conception de ses produits high-tech, a également impacté les États importateurs de produits japonais. Les conséquences furent de deux ordres : flambée du prix des terres rares et flambée des réactions internationales. Les États occidentaux se sont empressés de condamner l’embargo chinois, tandis que les importateurs de métaux rares s’affolaient, réalisant la potentielle volatilité des fournitures chinoises.

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Les îles Senkaku, administrées par le Japon, sont également revendiquées par la Chine sous le nom d’îles Diaoyu. En 2010, un incident diplomatique survenu au large de cet archipel a conduit la Chine à fomenter un embargo informel sur ses exportations de terres rares vers le Japon.
© VOA Photo

Si la Chine mettait pour la première fois en place un embargo sur des exportations de métaux rares, utilisant pour alors sa position monopolistique comme une arme diplomatique et politique, Pékin recourait à une politique de quotas sur ses exportations bien avant 2010. En effet, dès le début des années 2000, Pékin a progressivement réduit ses exportations et établi des quotas à la vente, dans le but d’asseoir sa domination commerciale. De l’ordre de 65 000 tonnes en 2005, ses quotas à l’exportation de terres rares n’étaient plus que de 50 000 tonnes en 2009 et 30 000 tonnes en 2010[2]. Plusieurs plaintes contestant ce recours aux quotas ont alors été déposées devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

En 2011, le Japon, l’Union européenne et les États-Unis ont porté plainte contre la Chine en estimant que ses restrictions à l’importation de terres rares étaient contraires aux règles de l’organisation. L’organe de règlement des différends de l’OMC a ainsi épinglé la Chine, qui a renoncé à ces restrictions en 2015. Néanmoins, en mettant en place des quotas, Pékin montre au reste au monde qu’il contrôle les stocks de métaux rares et qu’il peut à tout moment réduire, voire stopper ses exportations, ce qui interromprait rapidement l’approvisionnement mondial. L’équation est simple : Pékin peut faire pression sur ses partenaires en suspendant ses exportations dans l’optique d’obtenir un avantage diplomatique. En d’autres termes, le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Le recours aux quotas constitue un outil déterminant pour la politique étrangère chinoise.

Si Pékin n’a pas – pour le moment – fomenté d’autre embargo sur ses exportations et si les prix des métaux rares se sont normalisés, les tensions n’ont pas pour autant disparu ; elle se sont même cristallisées. Dans le contexte de la guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine depuis le début de mandat de Donald Trump, le Président américain se veut très offensif à l’encontre de Pékin, estimant que les guerres commerciales sont « bonnes et faciles à gagner ». Toutefois, Pékin tient à rappeler à Washington qu’il peut utiliser l’arme du quasi-monopole des métaux rares pour remporter ce conflit, et ce d’un « simple geste »[3].

En mai 2019, les tensions sont montées d’un cran, lorsque l’administration Trump a décrété que les entreprises américaines ne pourraient plus vendre de technologies au groupe chinois Huawei, pour des motifs de sécurité nationale. Google a ainsi annoncé que Huawei ne pourrait plus utiliser son système opérateur Android. Fruit du hasard ou menace à peine voilée, toujours est-il que le Président chinois Xi Jinping visitait, juste après les annonces américaines, un site de production de terres rares situé dans le sud-est du pays ; une visite au cours de laquelle il a réaffirmé l’importance stratégique des terres rares.

L’occasion, donc, de sortir l’arme diplomatique et de rappeler à Donald Trump que les stocks de terres rares des États-Unis – de même que la plupart des autres États – dépendent largement des exportations chinoises et que la Chine peut à tout moment fermer le robinet. S’engouffrant dans la brèche, les médias chinois avaient alors mis en garde les États-Unis en appuyant le quasi-monopole chinois, le Global Times estimant notamment que les déclarations des officiels chinois indiquaient clairement que le pays pourrait utiliser les métaux rares comme une arme. Ces ressources constituent donc un moyen de pression extrêmement efficace. Bien que Pékin n’ait, à ce jour, toujours pas bloqué ses exportations, les tensions sont plus vives que jamais et ne peuvent que s’accroître au vu de l’importance de certains secteurs directement impactés par les pressions chinoises.

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© U.S. Department of State

DES ARMÉES OCCIDENTALES DÉPENDANTES DES APPROVISIONNEMENTS CHINOIS

Il est en effet un domaine sensible dans lequel la position monopolistique de Pékin lui confère une considérable supériorité : le domaine militaire. Les métaux rares sont indispensables à la fabrication d’armes telles que les drones, les chars, les avions radar ou les mines antipersonnel. De plus, l’extension du champ de bataille dans le domaine numérique et électronique ne fait que renforcer les besoins en métaux rares, même si ceux-ci restent pour le moment très limités.

Néanmoins, les innovations militaires appellent à terme à une utilisation plus massive de ces ressources, tandis que le risque d’une rupture des approvisionnements chinois pourrait impacter les capacités militaires des États. Ainsi, même si cette dépendance reste marginale, les armées occidentales de même que l’OTAN voient leurs capacités quelques peu assujetties à Pékin. Bien que Donald Trump semble vouloir se poser en rempart face à l’hégémonie chinoise, les États-Unis n’échappent pas à la règle et, pour Pini Althaus, directeur général de la société USA Rare Earth, « du point de la sécurité nationale, il n’est tout simplement pas prudent que l’armée américaine dépende de la Chine en ce qui concerne ses chasseurs et ses missiles de croisière Tomahawk »[4].

Pékin exerce notamment un monopole sur la production des aimants à bases de terres rares nécessaires aux technologies militaires de pointe, comme les missiles intelligents et les avions de combat dernière génération, dont les chasseurs américains F-35. Ironie de la situation : la fabrication de ces aimants fut un temps assurée par des industriels américains, notamment la société Magnequench spécialisée dans ce domaine. Conscient de l’aubaine militaire et stratégique que représenterait l’obtention de la production de l’entreprise et de ses secrets sur les technologies balistiques américaines, Pékin s’est démené pour acquérir Magnequench. Ayant réussi avec brio à acheter la société dans les années 1990, sans rencontrer aucune objection de la part de l’administration Clinton, la Chine l’a ensuite délocalisée sur son territoire au début des années 2000. Sans véritablement le réaliser, la défense américaine a, ce jour-là, perdu de sa superbe.

En effet, il a suffi que « cette usine quitte le territoire américain pour que la première puissance militaire mondiale se retrouve subordonnée à Pékin pour la fourniture de certains des composants les plus stratégiques de ses technologies de guerre »[5]. Le coup de poker de l’Empire du Milieu ne s’arrête pas là ; si, des frasques de Bill Clinton, l’opinion publique ne semble se souvenir que du « Monicagate », il est un autre scandale d’autant plus dangereux pour les États-Unis qui a émaillé le mandat de l’ancien Président démocrate : le « Chinagate ». Dans les années 1990, les États-Unis ont sciemment révélé des secrets relatifs à leurs technologies militaires dépendantes des terres rares à la Chine. L’administration Clinton aurait ainsi partagé ces informations stratégiques avec Pékin en échange du financement de la campagne électorale démocrate de 1996 au cours de laquelle Bill Clinton était candidat à sa réélection.

L’achat de Magnequench, couplé aux révélations du « Chinagate », a pu permettre à Pékin de mettre la main sur des renseignements américains stratégiques, mais lui a surtout permis de conforter son monopole sur la production d’aimants à base de terres rares tout en acquérant les technologies nécessaires à l’amélioration de son arsenal militaire. D’ores et déjà fortifié par son utilisation des métaux rares, l’arsenal militaire chinois fut grandement perfectionné par ces technologies nouvellement acquises. L’opération fut un succès et l’avantage militaire et géopolitique de l’Empire du Milieu en fut consolidé.

LA MER DE CHINE AU CŒUR DES TENSIONS

Pékin peut notamment mettre cet avantage à l’œuvre en mer de Chine. Stratégique de par ses nombreuses ressources en hydrocarbures et au cœur des flux commerciaux, la mer de Chine est au centre des tensions internationales. L’on ne compte plus les innombrables contentieux territoriaux et maritimes opposant les États de la région à ce sujet. Revendiquant la quasi-totalité de la mer de Chine, Pékin y déploie ses forces et les incidents diplomatiques s’y multiplient, suscitant l’inquiétude des États littoraux.

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Les revendications maritimes en mer de Chine méridionale. Pékin en revendique la quasi-totalité.
© Voice of America

Cette présence accrue de la Chine dans la région n’est pas non plus sans inquiéter les États-Unis qui, inquiets de l’expansion chinoise et désireux de conserver une influence dans la zone, y massent également leurs troupes. Pékin profite d’ailleurs de la crise du Covid-19 pour renforcer sa présence dans la région, à une heure où la communauté internationale focalise toute son attention sur la lutte contre l’épidémie, ce qui n’est pas sans susciter l’ire de Washington. Bien que les États-Unis soient frappés de plein fouet par la pandémie, le Pentagone tient néanmoins à rappeler au monde – et en particulier à la Chine – que ses capacités militaires n’en sont en rien affaiblies. Cette recrudescence des tensions dans la région, couplée à la détérioration des relations bilatérales qu’entretiennent Pékin et Washington, font plus que jamais de la mer de Chine une véritable poudrière et le terrain privilégié du déclenchement d’un conflit sino-américain.

Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région.

Néanmoins, l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine et Washington le sait pertinemment. Sophistiquée par les métaux rares, l’armée chinoise pourrait être à même de repousser toute intrusion américaine un peu trop ambitieuse en mer de Chine, tandis que ses missiles Dongfeng-26 sont en principe désormais capables d’atteindre l’île de Guam[6], base arrière des opérations navales américaines dans le Pacifique. Les nouvelles technologies militaires de Pékin sont donc à même de bouleverser les rapports de force dans la région. Déjà fragilisés par leur dépendance aux exportations chinoises de métaux rares, les États-Unis sont d’autant plus affaiblis par l’avantage militaire dont bénéficie Pékin en mer de Chine. Washington pourrait alors reculer ses troupes dans la région et laisser le champ libre aux manœuvres expansionnistes de l’Empire du Milieu.

Aussi, pour Guillaume Pitron, « il y a donc un lien direct entre la production monopolistique de la Chine en métaux rares, et le rapport de force entre les deux pays dans cette zone »[7]. Un tel repli renforcerait indubitablement les ambitions de la Chine qui, non contente de s’approprier les archipels de la région, pourrait également tourner son regard vers Taïwan, toujours considéré comme partie intégrante de son territoire. Un tel scénario ne se veut qu’alarmiste et fictionnel. Néanmoins, l’exacerbation du nationalisme chinois, la recrudescence des tensions entre Taipei et Pékin et les déclarations de Xi Jinping n’excluant pas de reprendre l’île par la force, couplées à la prééminence militaire chinoise et à un hypothétique retrait américain en mer de Chine, n’éluderaient pas totalement cette éventualité.

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Des navires de guerre américains évoluant en mer de Chine.
© U.S. Navy photo by Mass Communication Specialist 1st Class David Mercil

L’empire des métaux rares chinois pourrait alors être à même de redessiner la géopolitique internationale, sans que cela ne se limite à la mer de Chine. Le quasi-monopole sur les métaux rares constitue désormais une arme incontestable, permettant à Pékin d’avancer ses pions en Afrique, en Amérique latine ou au Moyen-Orient, à grands renforts de campagnes diplomatiques et commerciales, tout en cherchant à mettre la main sur les productions de métaux rares dans l’optique de conforter sa mainmise à l’échelle internationale. Son influence grandissante auprès des autres États passe notamment par son colossal projet de Nouvelle Route de la Soie, lequel lui permettrait de « créer un vaste réseau d’infrastructures capable d’innerver un empire commercial s’étendant sur tous les continents et soutenu par une puissance militaire sinon incontestée, en tout cas suffisante pour dissuader le peer competitor américain »[8].

DÉVELOPPEMENT DES MARCHÉS ET INTENSIFICATION DES TENSIONS A L’ÉCHELLE INTERNATIONALE

Par effet domino, l’empire chinois des métaux rares a aussi des conséquences non négligeables sur les manœuvres géopolitiques de la communauté internationale. Dans l’optique de contrer le quasi-monopole chinois, les États passent à l’offensive, dans une compétition accrue pour la mainmise sur les ressources. L’embargo chinois de 2010 a en effet poussé les différents acteurs de la scène internationale à vouloir s’émanciper de la tutelle chinoise en matière d’approvisionnement en métaux rares. Dans cette course aux ressources, de nouveaux marchés apparaissent et des alliances voient également le jour, plaçant les métaux rares au cœur d’un véritable « mikado diplomatique – c’est-à-dire la multiplication des accords bilatéraux afin de sécuriser les approvisionnements en métaux rares »[9].

Prenons l’exemple du Japon, frappé de plein fouet par l’embargo de 2010. Suite à cet événement, Tokyo, usant de sa force diplomatique, s’est tourné vers des États riches en métaux rares mais dénués d’infrastructures à même de les exploiter, tels le Kazakhstan, la Mongolie ou l’Inde[10]. En 2014, le premier ministre japonais Shinzo Abe et son homologue indien Narendra Modi ont ainsi signé un accord de production conjointe de terres rares, lequel permet au Japon d’importer ces ressources d’Inde afin de s’affranchir de sa dépendance aux exportations chinoises. En 2017, 30% des importations japonaises de terres rares provenaient ainsi d’États asiatiques autres que la Chine[11]. Le pays du Soleil levant semble vouloir tirer les leçons de l’embargo chinois.

L’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques.

En outre, l’attrait des métaux rares permet de transcender les différends diplomatiques. En dépit des relations politiques toujours belliqueuses entre les deux Corées, les pharamineux gisements de terres rares nord-coréennes intéressent particulièrement Séoul, dont le taux d’autosuffisance en métaux rares ne dépasse pas les 1%. Les investisseurs sud-coréens cherchent alors à exploiter les métaux rares de leurs voisins du Nord et des discussions en matière d’exploitation commune ont d’ores et déjà vu le jour. Le récent rapprochement entre les deux États pourrait renforcer ce projet.

En outre, le soutien sans faille des États-Unis aux sanctions onusiennes interdisant à la Corée du Nord de vendre ses terres rares pourrait également se voir être motivé par la volonté de Washington de contrer la stratégie chinoise de monopolisation des métaux rares. En effet, sitôt les sanctions levées, Pékin pourrait mettre la main sur les terres rares nord-coréennes avec la bénédiction de Pyongyang, moyennant le financement de l’énergie solaire du pays. Et cela, les États-Unis ne le souhaitent pas, de même qu’ils voient d’un mauvais œil l’influence grandissante de la Chine sur le continent africain, où Pékin étend sa mainmise globale sur les métaux rares.

Si les deux puissances se disputaient d’ores et déjà les hydrocarbures africains[12], elles pourraient également entrer en compétition pour les métaux rares du continent. Riche en métaux rares, l’Afrique fait l’objet d’une offensive de charme chinoise visant à contrôler ces ressources à l’échelle du continent. Néanmoins, les gisements africains attirent également l’attention de Washington et des autres États soucieux de s’affranchir de l’emprise chinoise. L’Afrique fait en effet figure d’alternative « non négligeable pour les géants de la technologie américains et de l’Occident »[13].

En 2017, Gakara, la première mine de terres rares du continent africain, a vu le jour au Burundi, sous la direction de la société britannique Rainbow Rare Earth qui « ambitionne de devenir un fournisseur stratégique clé pour le marché mondial de terres rares »[14]. Désormais, de multiples entreprises étrangères, majoritairement occidentales – et bien souvent courtisées par Washington –  tentent de s’implanter en Afrique pour s’accaparer les nombreux métaux du continent. Le canadien Mkango Resources et l’australien Globe Metals & Mining et Lynas Corporation au Malawi, le canadien Namibia Critical Metals en Namibie, l’australien Peak Resources en Tanzanie… La liste ne saurait être exhaustive et peut même être étendue à l’Amérique latine.

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Le désert de sel d’Uyuni, en Bolivie, est riche en lithium.
© Dan Lundberg

Le continent sud-américain est en effet riche en métaux rares et pourrait bien en posséder près de 40% des réserves mondiales[15]. En dépit de cette abondance, les ressources d’Amérique latine restent sous-exploitées. Pourtant, les exemples attestant de la richesse du continent sont légion. La Colombie foisonne de coltan, le sol brésilien abonde de niobium, tandis que l’Argentine, le Chili et la Bolivie regorgent de lithium.

Si l’Amérique latine a progressivement pris conscience des richesses de ses sols, l’Empire du Milieu l’a également remarqué. Les entreprises chinoises produisent d’ores et déjà des métaux rares dans certains pays du continent. Le monde occidental n’est cependant pas en reste et compte bien profiter de ce nouvel eldorado ; dans les années 2010, l’Union européenne a progressivement passé des accords avec le Chili, l’Argentine, l’Uruguay ou encore le Mexique en vue d’exploiter leurs métaux rares, notamment le précieux lithium. Véritablement crucial, ce métal devrait voir son utilisation augmenter de plus de 50% sur la période allant de 2014 à 2025.

Principal détenteur de lithium à l’échelle internationale, la Bolivie « socialiste » d’Evo Morales avait fait le pari de l’indépendance en proposant une extraction, une industrialisation et une exportation purement nationales, au grand dam des sociétés multinationales. Face aux difficultés rencontrées et désireuse d’élargir ses horizons, la Bolivie s’était résolue à former des partenariats avec des entreprises étrangères, à condition que celles-ci acceptent, entre autres conditions, la participation majoritaire de l’État bolivien aux projets à hauteur de 51%. Le pays a alors attiré l’attention de la communauté internationale ; en 2015, pas moins de 86 délégations en provenance de 15 États avaient déjà visité les usines de lithium du pays[16], dont le français Bolloré. Une fois de plus, la Chine a su tirer son épingle du jeu ; début 2019, le consortium chinois Xinjiang TBEA Group a conclu un partenariat à hauteur de 2,3 milliards de dollars avec le gouvernement bolivien en vue d’exploiter conjointement les réserves de lithium du pays. Néanmoins, le coup d’état d’octobre 2019 – fomenté avec la bénédiction certaine des États-Unis – ayant déposé Evo Morales est venu rebattre les cartes.

Les multinationales occidentales se frottent les mains et Washington savoure cette aubaine. Pour Evo Morales, interrogé par l’Agence France Presse, aucun doute possible : « c’est un coup d’État pour le lithium ». Si cette allégation paraît fallacieuse, peut-on lui donner complètement tort, lorsque l’on sait à quel point cette ressource est désormais vitale ? Interrogé par Le Vent Se Lève, Luis Arce Catacora, ancien ministre des finances sous Morales et candidat à l’élection présidentielle de 2020 – laquelle a été reportée sine die en raison de l’épidémie de Covid-19 –, affirme que le nouveau gouvernement bolivien dirigé par une Jeanine Áñez néolibérale et ouvertement pro-américaine se préparerait à privatiser les ressources de lithium du pays et négocierait leur exploitation avec des entreprises américaines. La question du lithium occupe donc une place centrale dans les conséquences du coup d’état et Washington compte bien en profiter pour s’en emparer.

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© Thierry Ehrmann

Désormais, plus un État en développement est riche en métaux rares, plus il éveillera l’intérêt des pays développés qui tenteront de le courtiser ou d’y interférer diplomatiquement, voire militairement. Aussi, pour le professeur Patrice Gourdin, « le fait que le Kosovo dispose d’importants gisements de métaux rares utilisés dans la fabrication des armes, comme le tungstène et le zircon, n’aurait pas été totalement étranger au soutien massif apporté aux populations albanaises de cette région par les États-Unis et leurs alliés européens de l’OTAN en 1999 »[17]. Une fois encore, géopolitique et métaux rares semblent indissociables.

La course aux métaux rares place également les États en développement en position de force, tant ceux-ci sont désormais à même d’imposer leurs conditions d’exploitations et d’exportations aux pays développés. Ces derniers se trouvent donc à la merci d’États leur étant initialement subordonnés et l’accroissement des nationalismes miniers ne va faire qu’accentuer ces nouvelles subalternisations. Les rôles de la géopolitique internationale sont redistribués.

LA NOUVELLE STRATÉGIE DE PÉKIN

Ce développement des productions de métaux rares à l’échelle internationale est-il à même de fragiliser l’empire chinois ? Va-t-on passer d’une situation de monopolisation du marché à une multiplication des productions ? Pour Guillaume Pitron, la Chine a tout prévu et Pékin entend « partager le fardeau des mines tout en conservant son hégémonie sur le marché des minerais stratégiques »[18]. Comment Pékin compte-t-il s’y prendre ? Pour les spécialistes, Pékin utilise sa situation monopolistique pour manipuler les cours à la baisse comme bon lui semble, fragilisant les autres producteurs. Interrogé par Guillaume Pitron, le stratégiste Christopher Ecclestone estime que « la stratégie chinoise n’est pas de faire mourir tous ces projets, mais de la faire stagner. Pékin attend, puis fera main basse sur tous ces gisements pour trois fois rien »[19].

Il semble que la Chine ait encore un coup d’avance. Outre sa domination du marché des métaux rares, l’Empire du Milieu cherche également à dominer la troisième révolution industrielle basée sur les technologies vertes et numériques, telle que décrite par Jérémy Rifkin dans son New Deal vert mondial[20]. Se référant à Wang Yang, vice-Premier ministre chinois, Jérémy Rifkin affirme qu’ « au cours de mes deux premiers déplacements, le vice-Premier ministre m’a assuré de la détermination de son gouvernement de faire de la Chine un des leaders de la Troisième révolution industrielle »[21]. L’appétit chinois peut sembler sans limites.

LES LIMITES DE LA STRATÉGIE CHINOISE

Sans limites, vraiment ? Il n’en est rien. D’aucuns seraient tentés de croire la situation irréversible ; la Chine aurait d’ores et déjà remporté la « guerre des métaux rares » présentée par Guillaume Pitron dans son ouvrage éponyme. Relativisons néanmoins la prédominance chinoise. En dépit de son indéniable monopolisation des métaux rares, la stratégie menée par Pékin rencontre des limites, tout d’abord sur le plan national. Guidée par des motivations économiques – puis stratégiques –, la Chine a sacrifié son environnement pour produire des métaux rares jusqu’à en contrôler le marché. Les répercussions environnementales découlant de l’exploitation des métaux rares sont véritablement désastreuses, tandis que son impact sur la santé humaine n’est pas négligeable. La situation écologique est catastrophique : ayant longtemps joué la carte de l’indifférence, la Chine s’en inquiète désormais. La protection de l’environnement constitue dorénavant un enjeu crucial pour la société civile chinoise qui accentue la pression sur les autorités de Pékin.

Parallèlement à cette prise de conscience écologique, les besoins en métaux rares de la population chinoise s’accentuent. Ainsi, l’on observe une utilisation grandissante de la production de métaux rares chinois pour satisfaire sa propre consommation. Principal producteur de métaux rares, la Chine en est aussi le principal consommateur. En conséquence, la Chine réduit ses exportations de métaux rares à l’international ; si cette réduction peut menacer l’approvisionnement en métaux rares des autres États, cela peut également favoriser l’apparition des marchés concurrents à même de mettre en péril le quasi-monopole chinois. Par ailleurs, si la menace chinoise visant à stopper les exportations constitue une véritable épée de Damoclès pour les États, l’arme est à double tranchant. En effet, en mettant ses menaces à exécution, la Chine ne ferait là aussi que favoriser le développement de productions alternatives.

MAKE OUR MINES GREAT AGAIN ?

De nombreuses solutions alternatives s’offrent aux États désireux de s’émanciper de l’emprise chinoise. Si les États en développement, conscients du potentiel économique et stratégique de leurs réserves de métaux rares, cherchent à exploiter leurs ressources, les États développés prônent de plus en plus la relocalisation de leurs productions. De nombreux projets de recherche visant à découvrir et à exploiter des métaux rares localement ont vu le jour ces dernières années. Ce nationalisme minier est notamment prêché par Washington, premier adversaire de Pékin, qui développe des projets miniers sur le sol américain.

L’administration Trump en a fait une priorité stratégique. De 1965 à 1985, la mine californienne de Mountain Pass produisait la majeure partie des terres rares du monde. Incapable de résister à l’appétit chinois, ce site a été mis à l’arrêt en 2002 ; il a toutefois rouvert ses portes en janvier 2019, aidé par le Pentagone comptant assurer la production locale de terres rares. D’autres projets visant à rendre les États-Unis autosuffisants ont également vu le jour. Au Texas, par exemple, la montagne de Round Top regorge de métaux rares, dont du lithium. Spécifiquement créée pour mener à bien le projet d’extraction des métaux de Round Top, la société USA Rare Earth estime que les ressources présentes dans cette montagne pourraient permettre d’approvisionner les États-Unis en métaux rares pendant 130 ans[22]. La construction de la mine pourrait commencer en 2021, la production en 2023.

D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale.

Quid de la France ? Paris a-t-il un avenir minier ? Loin d’être autosuffisante, la France dépend grandement de ses importations de métaux rares chinois, alors même que le groupe Rhône-Poulenc basé en Charente-Maritime produisait encore, dans les années 1980, plus de 50% des terres rares de la planète[23]. Dès 2012, Arnaud Montebourg, alors ministre du Redressement productif, prônait la réouverture des mines françaises. Un rapport conjoint de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies de 2018, évaluant les besoins français en métaux rares, estime que la France a un avenir minier possible[24]. Selon ce rapport, « la Nouvelle-Calédonie fournit déjà du nickel, du chrome et du cobalt » tandis que « la Guyane présente un potentiel pour différents métaux : niobium, tantale, tungstène, étain, lithium, cobalt et or »[25].

L’Hexagone présente également un certain potentiel, notamment dans le Massif armoricain et le Massif central. Alors, faut-il rouvrir les mines ? Le nationalisme minier peut-il nous permettre d’arracher notre indépendance aux exportations chinoises ? L’Outre-Mer constitue-t-elle le salut de la production française de métaux rares ? D’un point de vue souverain, stratégique et même écologique, il conviendrait de rouvrir nos mines et d’assurer une production nationale. Les États pourraient également se tourner vers le recyclage des métaux rares, ce qui limiterait drastiquement leurs besoins et atténuerait l’impact environnemental causé par leur production. Néanmoins, le recyclage n’apparaît pas rentable ; ainsi, aujourd’hui, seul 1% des métaux rares est recyclé.

Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu.

De telles alternatives pourraient permettre aux Etats dépendants des exportations chinoises de s’en détacher. Bien qu’extrêmement puissante, la Chine n’en reste pas moins un colosse aux pieds d’argile dont les Etats pourraient se défaire. Dans cette nouvelle guerre pour les ressources, les Etats et les entreprises doivent cependant composer avec un ennemi beaucoup plus redoutable que la Chine : leur propre appât du gain. La logique néolibérale tend à favoriser la délocalisation des productions nationales pour des motifs économiques, quand bien même ces productions seraient d’ordre stratégique. Conscients de leurs erreurs passées, les Etats occidentaux – et, plus largement, l’ensemble de la communauté internationale – ont désormais pleinement conscience de l’avantage dont dispose la Chine et de la nécessité d’y remédier.

Cela reviendrait cependant à saper les fondements mêmes du modèle néolibéral ; les Etats sont-ils prêts à franchir le pas ? En effet, « les terres rares ont beau être l’une des clés de la résilience du capitalisme, leur exploitation nécessiterait d’en défier la logique. Mais serons-nous capables d’apprendre de nos erreurs ? »[26] Rien n’est moins sûr. Si la puissance chinoise n’est pas illimitée, toutes les cartes se trouvent pour le moment entre les mains de l’Empire du Milieu. Cependant, quand bien même un sursaut collectif pourrait venir ébranler l’avantage géopolitique dont dispose la Chine, le constat suivant s’imposerait quand même : le 21ème siècle sera chinois.

 

[1] CHANG Norbert, « Countering China’s Grip on Rare Earth Commodities », in Future Directions International, 7 novembre 2019. Disponible au lien suivant : http://www.futuredirections.org.au/publication/countering-chinas-grip-on-rare-earth-commodities/

[2] SEAMAN John, « Rare Earth and Clean Energy : Analyzing China’s Upper Hand », Institut français des relations internationales (IFRI), septembre 2010. Disponible au lien suivant : https://inis.iaea.org/collection/NCLCollectionStore/_Public/42/052/42052647.pdf

[3] SPROSS Jeff, « How China can win a trade war in 1 move », in The Week, 6 avril 2018. Disponible au lien suivant : https://theweek.com/articles/765276/how-china-win-trade-war-1-move

[4] VINOSKI Jim, « The U.S. Needs China For Rare Earth Minerals? Not For Long, Thanks To This Mountain », in Forbes, 7 avril 2020. Disponible au lien suivant : https://www.forbes.com/sites/jimvinoski/2020/04/07/the-us-needs-china-for-rare-earth-minerals-not-for-long-thanks-to-this-mountain/#14c0f1dc28b9

[5] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 10 janvier 2018.

[6] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[7] « L’empire des métaux rares », in Le Grand Continent, 13 janvier 2018. Disponible au lien suivant : https://legrandcontinent.eu/fr/2018/01/13/lempire-des-metaux-rares/

[8] GALACTEROS Caroline, « La Chine et la Nouvelle Route de la Soie : vers le plus grand empire de l’Histoire ? », Vers un nouveau Yalta, recueil de chroniques géopolitiques 2014-2019, Editions SIGEST, 6 septembre 2019.

[9] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[10] VESAKI Kristin, « China’s Control of Rare Earths Metal », entretien de The Pacific Energy SummitThe National Bureau of Asian Research, 13 août 2019. Disponible au lien suivant :   https://www.nbr.org/publication/chinas-control-of-rare-earth-metals/

[11] Idem.

[12] LAGARGUE François, « La Chine, une puissance africaine », in Perspectives chinoises, n°90, juillet-août 2005. Disponible au lien suivant : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/900

[13] KANSOUN Louis-Nino, « Terres rares : l’Afrique peut devenir la principale alternative à la domination chinoise », in Ecofin, 31 mai 2019. Disponible au lien suivant : https://www.agenceecofin.com/la-une-de-lhebdo/3105-66613-terres-rares-l-afrique-peut-devenir-la-principale-alternative-a-la-domination-chinoise

[14] Idem.

[15] KLINGER Julie, « Latin America’s New Mining Frontiers », in Diálogo Chino, 8 février 2018. Disponible au lien suivant :  https://dialogochino.net/en/extractive-industries/10584-latin-americas-new-mining-frontiers/

[16] SAGARNAGA Rafael, « Bolivia’s lithium boom : dream or nightmare ? », in  Diálogo Chino, 15 septembre 2015. Disponible au lien suivant : https://dialogochino.net/en/extractive-industries/3459-bolivias-lithium-boom-dream-or-nightmare/

[17] GOURDIN Patrice, Manuel de géopolitique, Broché, 4 septembre 2019. Extrait en question disponible au lien suivant : https://www.diploweb.com/6-Les-ressources-naturelles.html

[18] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[19] Idem.

[20] RIFKIN Jérémy, Le New Deal vert mondial, Les Liens Qui Libèrent, 16 octobre 2019.

[21] Idem.

[22] VINOSKI Jim, op. cit.

[23] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[24] « Stratégie d’utilisation des ressources du sous-sol pour la transition énergétique française. Les métaux rares », Rapport commun de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies, mai 2018. Disponible au lien suivant : https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/rc_transition_energie_0718.pdf

[25] Idem.

[26] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

Métaux rares : l’empire global de la Chine

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Le président chinois Xi Jinping © 美国之音

De l’âge de l’or noir, entrons-nous dans celui des métaux rares, fers de lance de la transition numérique et énergétique ? L’essor du recours aux technologies numériques, ou dans une moindre mesure aux énergies renouvelables, repose sur ces métaux devenus essentiels ; ils suscitent un intérêt croissant pour la plupart des acteurs de la scène internationale. Néanmoins, dans cette nouvelle course aux ressources, un seul État semble tirer son épingle du jeu : la Chine. A l’échelle globale, l’essentiel de ces ressources est possédé par Pékin qui dispose donc d’un quasi-monopole de production et de distribution sur le marché des métaux rares. Comment la Chine a-t-elle obtenu cette mainmise sur ces métaux ? Loin de n’être qu’un hasard, cette concentration de la production des métaux rares entre les mains de la Chine est le résultat d’une stratégie minutieuse qui est orchestrée par Pékin depuis des années.


De l’importance des métaux rares

Fer, argent, gaz, cuivre… Autant de ressources naturelles nécessaires à l’alimentation des activités économiques de l’être humain. Successivement, des ressources telles que le charbon et le pétrole ont marqué la première et la deuxième révolutions industrielles. S’il est peut-être abusif de parler d’une « troisième révolution industrielle »[1] due à l’importance croissante prise par les métaux rares, celle-ci est loin d’être anecdotique. L’ampleur de la transition énergétique et numérique, laquelle n’est plus à prouver, tend à progressivement émanciper l’être humain de sa dépendance aux énergies fossiles – aussi bien comme matière première que comme source d’énergie. On assiste alors à l’essor du recours aux technologies estampillées vertes, véritables clés de voûte de cette transition. Toutefois, ces technologies dépendent d’une nouvelle ressource : les métaux rares. On parle ici de de cobalt, de lithium, de terres rares… Peu connues mais primordiales, ces ressources sont essentielles et se voient même être surnommées « the next oil », comme l’écrit Guillaume Pitron, spécialiste de la question et auteur de l’ouvrage La guerre des métaux rares[2].

Nos sociétés et nos modes de consommation sont tributaires de ces nouvelles ressources et cette dépendance aux métaux rares ne va que s’amplifier.

Au-delà des énergies vertes, des secteurs stratégiques comme le numérique, la téléphonie ou encore l’électronique reposent presque intégralement sur ces métaux rares, à tel point que l’on ne peut aujourd’hui pas décemment passer une journée sans recourir à leur utilisation. Prenons l’exemple des terres rares : un disque dur d’ordinateur contient 4,5 grammes de terres rares, un moteur de véhicule hybride ou électrique de 1,2 à 3,5 kg, tandis que la fabrication d’une éolienne peut demander jusqu’à une tonne de ceux-ci[3]. Par ailleurs, la conception d’un smartphone nécessite l’utilisation de pas moins de 16 métaux rares. Le constat est donc le suivant : nos sociétés et nos modes de consommation sont tributaires de ces nouvelles ressources et cette dépendance aux métaux rares ne va que s’amplifier. En dépit de leur dénomination trompeuse, ces ressources sont présentes partout sur Terre ; mais, contrairement à des métaux tels que le cuivre ou le fer, leur présence dans nos sols se veut beaucoup plus ténue. Bel et bien présents – certes en faible quantité – aux quatre coins du monde, les métaux rares voient cependant leur production être concentrée entre les mains d’un seul État : la Chine.

Un quasi-monopole d’État

Aujourd’hui, on estime que plus de 90% de la production mondiale de métaux rares est assurée par la Chine. Non pas que le pays détienne l’ensemble des réserves de métaux rares ; environ un tiers seulement des réserves mondiales se trouve en territoire chinois[4]. Cependant, Pékin s’est progressivement vu déléguer la production des métaux rares alors même que des États comme la France et les États-Unis régnaient en maître il y a encore quelques décennies sur ce marché. En Charente-Maritime, le groupe français Rhône-Poulenc purifiait dans les années 1980 plus de 50% des terres rares de la planète[5]. Seulement, l’exploitation des métaux rares n’est pas sans causer de considérables dommages environnementaux. Leur production, indispensable à l’alimentation des nouvelles énergies et technologies alors en plein essor, ne pouvait s’effectuer sans un certain coût environnemental. À l’ombre de la production des métaux rares, de véritables catastrophes écologiques affectent l’environnement, les écosystèmes et la santé humaine. Leur extraction et leur exploitation relâchent des tonnes de gaz à effet de serre dans l’atmosphère tout en contaminant les terres et les rivières. Force est de constater que la situation apparaît quelque peu paradoxale. Pour Guillaume Pitron, deux constats s’imposent : en premier lieu, les nouvelles énergies vertes, qualifiées de propres, reposent en réalité sur l’extraction de métaux tout sauf propres. En second lieu, ces énergies vertes, également qualifiées de renouvelables, ne pourraient subsister sans l’exploitation de matières tout sauf renouvelables[6].

Comment l’Occident a sous-traité la production de métaux rares à la Chine

Dans un monde occidental de la fin des années 1980 s’ouvrant aux problématiques environnementales, les réglementations en la matière se sont faites plus restrictives tandis qu’une certaine conscience écologique commençait à émerger au sein de la société. Parallèlement, une Chine en pleine croissance et en voie de libéralisation cherchait à poursuivre son développement économique. Le pays, dans l’optique d’acquérir la production de métaux rares, a alors usé d’une double stratégie de dumping : un dumping social et un dumping environnemental. Doté d’une main d’œuvre à bas coût – dumping social – et bien moins regardant que les occidentaux sur les implications environnementales découlant de la production des métaux rares – dumping environnemental, l’Empire du Milieu s’est alors engouffré sur le marché avec des prix défiant toute concurrence. Pékin, bien conscient de l’importance à venir de ces nouvelles ressources, investissait largement dans le développement des technologies et des infrastructures à même d’assurer leur production.

Finalement, tout le monde y trouvait son compte : croissance économique pour les uns, production à bas coût sans pollution locale pour les autres.

Les États développés, confrontés au coût écologique de leurs productions nationales, y ont alors délocalisé leur production de métaux rares et, ce faisant, délocalisé leur pollution. Finalement, tout le monde y trouvait son compte : croissance économique pour les uns, production à bas coût sans pollution locale pour les autres. Guillaume Pitron résume cet agencement de la manière suivante : « dans les deux dernières décennies du XXème siècle, les Chinois et les Occidentaux se sont tout bonnement réparti les tâches de la future transition énergétique et numérique : les premiers se saliraient les mains pour produire les composants des green tech, tandis que les seconds, en les leur achetant, pourraient se targuer de bonnes pratiques écologiques »[7].

Le quasi-monopole chinois sur la production mondiale de métaux rares est indéniable.

Quelques décennies plus tard, le constat est sans appel : le quasi-monopole chinois sur la production mondiale des métaux rares est indéniable. Son territoire regorge désormais de sites d’extraction et de production de ces précieuses ressources, les principaux sites se trouvant dans les provinces de Mongolie intérieure et de Sichuan. À elles-deux, ces provinces représentent respectivement entre 50 et 60% et entre 24 et 30% de la concentration des métaux rares chinois[8]. Entre 1990 et 2000, la production chinoise annuelle de métaux rares a augmenté de 450%, passant de 16 000 tonnes métriques à 74 000 tonnes[9]. Ces chiffres n’ont cessé d’augmenter au cours des années suivantes, atteignant une production de 120 000 tonnes métriques en 2018, tandis que Pékin entend plafonner celle-ci à 140 000 tonnes métriques pour l’année 2020. Selon la Commission européenne, Pékin détenait notamment sur la période 2010-2014 69% de la production de graphite naturel, 87% de la production d’antimoine et 84% de la production de tungstène[10]. Pour les terres rares, ressources indispensables à la conception des nouvelles technologies, ce monopole s’élève à 95%[11].

 

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Ici, l’évolution de la production mondiale de terres rares. Petit à petit, depuis la fin des années 1980, la Chine s’est approprié ce marché. © User:BMacZero

Une soif de mainmise à échelle internationale

La Chine s’avère bel et bien être le premier producteur de métaux rares, et Pékin s’attelle à appliquer cette stratégie de monopolisation du marché en dehors de ses frontières. Principal exportateur, Pékin compte bien développer ses importations afin de sécuriser sa production de métaux rares à l’international ; et ce à commencer par ses voisins. Reprenons l’exemple des terres rares. Pékin observe de très près les réserves de terres rares présentes en Corée du Nord, figurant parmi les plus larges du monde. Seul allié régional et principal partenaire commercial de Pyongyang, la Chine est déjà présente dans les co-entreprises minières du pays et des grands groupes chinois y possèdent la plupart des droits d’exploitation. Si les sanctions imposées par les Nations Unies en 2016 en réaction à un essai nucléaire et un tir de missile balistique interdisent à Pyongyang de vendre et de fournir, entre autres, des terres rares, la Chine se prépare déjà à leur levée pour exploiter ces ressources. En effet, selon certaines sources chinoises, la Corée du Nord conférerait des droits miniers sur ses terres rares à la Chine en échange d’investissements chinois dans le développement de l’énergie solaire nord-coréenne. Une mainmise sur les abondantes réserves de terres rares nord-coréennes et leur commercialisation conférerait à l’Empire du Milieu un monopole presque absolu en la matière.

Pékin compte bien développer ses importations afin de sécuriser sa production de métaux rares à l’international.

Certaines entreprises chinoises développent d’ores et déjà leur production de terres rares à l’étranger, à l’image de Shenghe Resources qui a conclu des accords lucratifs avec des entreprises étrangères concernant des projets d’exploitation à venir desdites ressources. La société est notamment l’actionnaire majoritaire de l’entreprise Greenland Minerals and Energy, détenteur du projet Kvanefjeld d’extraction de terres rares dans le sud du Groenland ; l’accord de fourniture conclu par Shenghe Resources à cet effet comprend 100% de la production de la mine[12]. Par ailleurs, l’entreprise chinoise China Nonferrous Metal Mining Group a annoncé avoir signé un mémorandum non contraignant avec la société ISR Capital détentrice du projet Tantalus d’extraction de terres rares à Madagascar, lequel lui permettrait d’acheter 3000 tonnes de terres rares dans les trois ans qui suivront le début de la production sur le sol malgache.

L’Afrique au coeur de la stratégie chinoise

C’est en effet en Afrique, continent riche en ces ressources au cœur de toutes les convoitises, que la Chine étend son emprise sur les métaux rares. Il n’échappera à personne que Pékin a lancé, voilà quelques années, une véritable offensive de charme en Afrique et s’impose comme un partenaire essentiel pour la plupart des États du continent, à tel point que d’aucuns considèrent désormais la Chine comme une puissance africaine[13]. Principal partenaire commercial de bon nombre de ces États, Pékin leur confère également une importante aide au développement économique et profite actuellement de la crise du Covid-19 pour renforcer son ancrage sur le continent, revêtant pour ce faire un habit de sauveur. L’objectif sous-jacent de Pékin est ici de contrôler les métaux rares d’Afrique et sa stratégie porte ses fruits : la Chine et ses capitaux sont accueillis à bras ouverts sur le continent tandis que les entreprises chinoises s’accaparent la production de leurs métaux rares, avec l’approbation – voire la bénédiction – des gouvernements africains. À titre d’exemple, comme l’atteste Guillaume Pitron, « l’ancien président angolais, José Eduardo dos Santos, a fait des terres rares une priorité de son développement minier afin de satisfaire les besoins de Pékin »[14]. En Tanzanie, en signant un accord avec l’entreprise australienne Strandline Resources, le groupe chinois Hainan Wensheng a acheté la totalité des ressources de zirconium et de monazite qui seront produites dans la mine tanzanienne de Fungoni. En République démocratique du Congo, la Chine a mis la main sur les gisements de cobalt du pays, investissant en contrepartie dans les infrastructures congolaises[15]. En effet, l’une des manœuvres de l’Empire du Milieu est le recours aux package deal, ces accords permettant, en échange du financement d’infrastructures, une prise de participation dans un projet minier[16].

Pékin, « faiseur de marché »

Les exemples cités ne forment pas une liste exhaustive des États dans lesquels investit la Chine : en Afrique du Sud, en Zambie ou encore au Zimbabwe, Pékin met en œuvre sa stratégie de contrôle des métaux rares à l’échelle africaine ; tandis qu’au Canada, en Bolivie, au Vietnam ou encore au Kirghizistan, Pékin s’emploie à mettre à exécution son dessein de monopolisation des métaux rares à l’échelle internationale. La domination chinoise sur la production des métaux rares s’opère bien tant sur son territoire qu’à l’extérieur de ses frontières, confortant l’ambition qu’a Pékin d’occuper un rôle de premier plan dans la transition énergétique et numérique. Pour Guillaume Pitron, la Chine « n’est pas seulement devenue un acteur des marchés des métaux rares ; elle s’est bel et bien muée en un faiseur de ces marchés »[17]. Ce monopole lui confère, outre cette conquête du marché, un considérable avantage diplomatique et géopolitique sur la scène internationale tant les métaux rares nous sont aujourd’hui indispensables. Dans le cadre de la compétition opposant les États-Unis à la Chine, l’empire chinois des métaux rares pourrait bien faire pencher la balance en faveur de Pékin.

 

 

[1] RIFKIN Jérémy, Le New Deal vert mondial, Les Liens Qui Libèrent, 16 octobre 2019, 304p.

[2] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 10 janvier 2018, 296p.

[3] BRGM, « Les terres rares », 10 janvier 2017. Disponible au lien suivant : https://www.brgm.fr/sites/default/files/dossier-actu_terres-rares.pdf

[4] VESAKI Kristin, « China’s Control of Rare Earths Metal », entretien de The Pacific Energy Summit, The National Bureau of Asian Research, 13 août 2019. Disponible au lien suivant :  https://www.nbr.org/publication/chinas-control-of-rare-earth-metals/

[5] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[6] PITRON Guillaume, « Métaux rares : la face cachée de la transition énergétique », Conférence TEDx Talks, Lille, 14 avril 2018. Lien vers la conférence : https://www.youtube.com/watch?v=LVWUDLBYb-Q

[7] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[8] TSE Pui-Kwan, « China’s rare-earth industry : U.S. Geological Survey », Open-File Report 2011–1042, USGS, 2011, 11p. Disponible au lien suivant : https://pubs.usgs.gov/of/2011/1042/of2011-1042.pdf

[9] Idem.

[10] Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions relative à la liste 2017 des matières premières critiques pour l’UE, Commission européenne, Bruxelles, 13 septembre 2017.

[11] Idem.

[12] SEAMAN John, « La Chine et les terres rares. Son rôle critique dans la nouvelle économie », in Notes de l’Ifri, Ifri, janvier 2019. Disponible au lien suivant : https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/seaman_chine_terres_rares_2019.pdf

[13] LAGARGUE François, « La Chine, une puissance africaine », in Perspectives chinoises, n°90, juillet-août 2005. Disponible au lien suivant : https://journals.openedition.org/perspectiveschinoises/900

[14] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.

[15] MOLINTAS Dominique Trual, « Impact of Globalization on Rare Earth : China’s co-optive conquest of Colongese coltan », in MPRA Munich Personal RePec Archive, 16 janvier 2013. Disponible au lien suivant : https://mpra.ub.uni-muenchen.de/96264/1/MPRA_paper_96264.pdf

[16] CHAPONNIERE Jean-Raphaël, « Chine-Afrique : enjeux de l’ajustement chinois pour les pays miniers », in Afrique contemporaine, n°248, 2013/4, 2013, pp.89 à 105. Disponible au lien suivant : https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2013-4-page-89.htm

[17] PITRON Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition énergétique et numérique, op. cit.