Qui veut la peau de la critique ciné ?

Diverses revues de cinéma © Clément Carron

La critique de cinéma semble, ces derniers temps, ébranlée de toutes parts. Stratégies asphyxiantes des grands studios, montée en puissance des « influenceurs ciné », mais également répercussions du « #MeToo Cinéma » : autant de défis à relever et de réflexions à mener pour continuer de faire vivre le nécessaire exercice critique.

Le 9 novembre 2024, le Syndicat français de la critique de cinéma (SFCC) publiait une tribune intitulée « Qui veut la mort de la critique ? ». Dans celle-ci, le SFCC dressait le constat suivant : « la critique cinématographique est menacée par les stratégies promotionnelles et le marketing agressif des grands studios, dont la logique commerciale asphyxie la presse. » Quelques mois plus tôt, en août 2024, une lettre ouverte initiée par le journaliste Marco Consoli et signée par une cinquantaine de journaliste internationaux accusait le refus de nombreuses équipes de films présentés à la Mostra de Venise d’accorder des entretiens. Le titre de cette lettre était pour le moins explicite : « le journalisme de cinéma est en voie d’extinction. » Parallèlement, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles commises dans le milieu de la critique, à l’occasion notamment de la « commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité », constituée à l’Assemblée nationale en octobre dernier et dont les travaux se poursuivent actuellement. C’est dans ce contexte que nous établissons un panorama non exhaustif des différents défis auxquels la critique de cinéma doit aujourd’hui se confronter.

La mercatique contre la critique

Cela ne date pas de la dernière Mostra de Venise. Depuis quelques années, les grands studios hollywoodiens verrouillent progressivement la promotion de leurs films, rendant plus difficile le travail de la presse, qu’elle soit généraliste ou spécialisée. Ainsi, les longs entretiens accordés par les membres de l’équipe d’un film se font plus rares, au profit de conférences de presse de plus en plus standardisées et d’entretiens à la chaîne à la durée millimétrée (les fameux junkets). Et ce n’est pas tout : certaines questions sont censurées et certains journalistes interdits, les embargos (période pendant laquelle les journalistes ayant vu un film sont tenus au silence, sous peine de ne plus pouvoir assister aux futures projections à destination de la presse) sont de plus en plus étendus, parfois jusqu’à la date de sortie officielle des films, les projections se réduisent parfois à la diffusion d’extraits… La liste des obstacles auxquels doivent se confronter les journalistes dans le cadre de leur travail est désormais bien longue.

La stratégie des grands studios est claire : contourner les médias traditionnels pour s’adresser directement au public, et s’assurer ainsi de n’avoir pas ou peu de retours mitigés ou négatifs de la part des professionnels, alors même que les sommes investies pour la promotion des films sont toujours plus importantes – pour ne prendre que deux exemples, le budget dédié à la promotion de Barbie de Greta Gerwig s’élevait à plus de 150 millions de dollars et celui de Joker : folie à deux de Todd Phillips atteint les 100 millions de dollars. Préférant la publicité à la médiation, ils mettent en péril tout un écosystème déjà marqué par la précarité du plus grand nombre – rares sont les journalistes qui arrivent à ne vivre que de la critique.

Le panneau Hollywood surplombant Los Angeles © public domain

L’on aurait cependant tort de ne pointer du doigt que les multinationales hollywoodiennes. Inconsciemment ou non, certains médias tendent à confondre dans leur pratique travail critique et promotion. Théo Ribeton, critique pour Les Inrockuptibles, explique ainsi que « l’interview tue la critique », pointant du doigt le remplacement de textes argumentés et distanciés par des portraits et entretiens complaisants (il en est différemment des entretiens de fond, notamment ceux réalisés hors promotion, qui ne participent pas de la même logique). Le SFCC, quant à lui, souligne au contraire que ce sont ces entretiens qui permettent d’attirer dans un premier temps le lecteur pour l’amener ensuite vers des articles plus exigeants, vers le travail critique à proprement parler.

Si les deux discours peuvent s’entendre, il faut également noter que certains médias prétendument cool versent avec complaisance dans le vedettariat et ne s’embarrassent pas d’une quelconque exigence journalistique. Les acteurs sont parfois invités à jouer à de petits jeux, tests, à répondre à des questions personnelles ou qui n’ont rien à voir avec leur travail. Pour ces derniers, assurer la promotion d’un film ne se résume plus qu’à se montrer, jusqu’à devenir omniprésents pendant quelques jours ou semaines, et non plus à parler du propos du film, de leur expérience de tournage, de leur jeu, etc. Les médias qui organisent ces rencontres acceptent alors pleinement de rentrer dans le jeu des grands studios dénoncé par leurs collègues.

La montée en puissance des « influenceurs ciné »

Récemment, d’autres acteurs sont montés en puissance, au point de devenir parfois les interlocuteurs privilégiés des grands studios. Les principales cibles et relais de cette stratégie de contournement sont les « influenceurs ». Nombre de créateurs de contenu sont désormais invités aux avant-premières et projections spéciales, parfois plus facilement que les journalistes et critiques. Honorés d’avoir été conviés et non formés à l’exercice critique, ils se transforment ensuite sur YouTube, Instagram ou encore TikTok en véritables porte-parole des films, avec très peu voire aucun recul. 

La critique, écrite notamment, reste. Les contenus des influenceurs, aussi viraux soient-ils, sont obsolètes peu de temps après leur publication.

Des « influenceurs cinéma » ont même fait leur apparition et il est parfois difficile pour le grand public de les distinguer des critiques de jeunes médias digitaux, qui se prêtent pourtant à un exercice plus rigoureux. Or, si l’on ne peut leur reprocher de parler de cinéma, bien au contraire, ils participent de la confusion entre avis et critique, c’est-à-dire entre un propos instantané et un travail plus laborieux. S’il faut plusieurs heures, voire jours, pour écrire une critique ou former un propos qui en relève, seules quelques secondes sont nécessaires pour donner son opinion au sujet d’un film. Quand bien même il s’agirait d’avis argumentés, la critique ne s’improvise pas : il s’agit d’un métier à part entière. Prendre le temps du recul, contextualiser un film, à la fois dans l’histoire du cinéma mais aussi dans l’œuvre du cinéaste, décentrer le regard, interroger les avancées formelles ou narratives, mais aussi les faiblesses, pointer ce que le film dit ou ne dit pas, chercher le geste artistique, donc singulier, et offrir à l’oeuvre cinématographique tout l’espace réflexif dont elle à besoin pour être appréciée à sa juste valeur ; là se joue la différence fondamentale entre l’avis et la critique. Cela s’apprend, en relisant par exemple, et malgré leurs différences, André Bazin, Serge Daney ou Michel Ciment, et non en ayant la prétention d’avoir un avis pertinent simplement parce que l’on a vu le film en question. 

Par ailleurs, il faut également souligner que la critique, écrite notamment, reste. Les textes constituent un corpus théorique qui se veut aussi être un témoignage quant à la réception, et l’évolution de celle-ci, d’une œuvre, ce qui en dit parfois long sur le ou les contextes dans lesquels celle-ci s’inscrit. Au contraire, les « contenus » des influenceurs, aussi viraux soient-ils, sont obsolètes peu de temps après leur publication, leur durée de vie étant aussi courte que le temps passé à les créer. Rien d’étonnant, donc, à ce que les studios hollywoodiens les préfèrent.

La critique face à #MeToo

Un autre défi auquel fait face le milieu de la critique et que l’on ne saurait regretter fait suite au courage salutaire de Judith Godrèche et à l’extension de #MeToo aux domaines du cinéma et du journalisme, grâce notamment à l’association MeTooMedia. Sur les réseaux sociaux et à l’Assemblée nationale, dans le cadre de la « commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité », de nombreux témoignages ont mis en lumière le fonctionnement misogyne d’une partie de la critique ainsi que les violences sexistes et sexuelles subies par des journalistes et critiques de la part de leurs collègues masculins. Le témoignage d’Amandine Lach, qui a été particulièrement relayé, montre par exemple la lâcheté et l’approbation tacite de toute une partie de la rédaction à laquelle elle appartenait quant aux violences et au comportement inapproprié d’un de leurs collègues. Face à ce défi d’un autre genre, le milieu de la critique ne doit pas se défendre, mais au contraire trouver des réponses adéquates pour accompagner les victimes et combattre efficacement les violences sexistes et sexuelles qui ont cours dans ses rangs. Cela passe, notamment, par une féminisation de ces derniers.

La politique des auteurs en elle-même n’a jamais signifié qu’un film n’était pas le fruit d’un travail collectif ni que celui-ci ne s’inscrivait pas dans un contexte socio-économique spécifique et encore moins qu’un cinéaste pouvait, sur un plateau, maltraiter les membres de l’équipe d’un film.

Une autre critique en revanche, théorique cette fois, se veut grossière et caricaturale. Il s’agit des attaques contre la « politique des auteurs » et avec elle des Cahiers du cinéma qui la défendent historiquement. Cette polémique contemporaine trouve son origine en février 1955 dans un article intitulé « Ali Baba et la Politique des Auteurs » et dans lequel François Truffaut défend le film Ali Baba et les 40 Voleurs de Jacques Becker, dénigré par une partie de la critique car jugé trop commercial et mineur. Pour Truffaut, au contraire, il faut replacer le film dans la filmographie plus générale du cinéaste et « nier l’axiome, cher à nos aînés selon quoi il en va des films comme des mayonnaises, cela se rate ou se réussit. » Ainsi, la politique des auteurs est une approche critique et cinéphilique qui considère que le cinéma est un art de la mise en scène (plus importante que le contenu) et qui élève donc les cinéastes au rang d’auteurs. Il faut alors aborder les filmographies dans leur globalité, en recherchant la cohérence d’une œuvre et les singularités propres à chaque artiste, par-delà les genres et variations d’un film à l’autre. Pour simplifier grossièrement, il s’agit de reconnaître les spécificités d’un Quentin Tarantino, d’un David Lynch ou d’un Wes Anderson. Le critique et historien Antoine de Baecque voit quant à lui dans la politique des auteurs un « exercice de modestie critique » : « l’admirateur, certes érudit, s’efface devant l’auteur de référence. » Jean-Luc Godard précise : « d’abord les œuvres, les Hommes ensuite. »

Parce qu’elle implique une certaine proximité avec les auteurs, la politique des auteurs est depuis peu sous le feu d’une certaine critique. Cette dernière, répandue par l’ouvrage bien peu rigoureux Le culte de l’auteur de Geneviève Sellier (commenté avec justesse dans l’article « Un cruel manque de hauteur » d’Olivia Cooper-Hadjian, dans le n°815 des Cahiers), peut se résumer ainsi : en accordant aux cinéastes le statut d’auteur, la politique des auteurs (donc la critique et les cinéphiles) leur offrirait les pleins pouvoirs et nierait les déterminations sociales dans le processus créatif. Or, la politique des auteurs en elle-même n’a jamais signifié qu’un film n’était pas le fruit d’un travail collectif ni que celui-ci ne s’inscrivait pas dans un contexte socio-économique spécifique, et encore moins qu’un cinéaste pouvait, sur un plateau, maltraiter les membres de l’équipe d’un film – la complaisance à l’égard de tels cinéastes doit être dénoncée en tant que telle.

À l’inverse, elle a démontré son intérêt tant analytique que normatif, défendant l’art (de la mise en scène et du montage), les regards singuliers portés sur le monde, contre les productions commerciales guidées seulement par des impératifs économiques et conçues dans le seul but d’être consommées par le plus grand nombre. Les raccourcis et approximations des détracteurs de la politique des auteurs les conduisent à nier le geste créatif et, inconsciemment peut-être, à n’être que les alliés objectifs des multinationales du cinéma. En se trompant d’ennemis, ils ne voient pas non plus toutes les réflexions menées sur ce sujet dans certaines rédactions.

Le rôle fondamental de la critique

Face aux obstacles qui se multiplient, notamment ceux qui proviennent des grands studios, il faut rappeler le rôle essentiel joué par la critique dans la réception des films. Si Truffaut, en tant que critique à l’origine de la politique des auteurs, n’avait pas défendu Hitchcock, largement dénigré dans les années 50, celui-ci aurait-il connu le même succès, qui se prolonge encore de nos jours ? De même, ces dernières années, Hong Sangsoo, Jonás Trueba ou encore Laura Citarella et Rodrigo Moreno, pour ne citer qu’eux, auraient-ils été appréciés à leur juste valeur s’ils n’avaient été défendus par diverses rédactions ? 

Soulignons également que les cinéastes et les critiques travaillent parfois main dans la main dans un rapport dialectique et parions que le maintien d’une critique influente est la garantie d’un certain niveau esthétique ainsi que d’une certaine variété des films produits. Comme l’écrit le SFCC dans son communiqué : « L’autre ennemi qui guette tout art, et la mission de la critique est de l’en prémunir, est l’uniformisation. Si nous laissons faire, c’est toute la diversité du cinéma qui en pâtira. Les films deviendront des produits standardisés, destinés à satisfaire les attentes d’un public infantilisé. » 

Dans cette optique, l’on ne peut voir que d’un bon œil l’émergence de plusieurs médias de passionnés qui dénote une véritable volonté de poursuivre l’exercice critique, à condition que la précarité inhérente aux premiers pas des nouveaux venus ne les conduise pas à tomber dans les travers dénoncés précédemment.

Un spectateur guidé seulement par les qualités intrinsèques des films et la haute idée qu’il se fait du septième art ne serait-il pas, finalement, l’horizon vers lequel la critique de cinéma permet de se tourner ?

En 1968, en pleine Détente, la Radiodiffusion-Télévision belge (RTB) publia une série de portraits intitulée Les Soviétiques et donnant à voir la vie quotidienne de l’autre côté du rideau de fer. Dans un de ces reportages, les caméras wallonnes suivent Lioudmila Savelieva, actrice principale du monumental Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk. En voix off, le journaliste s’étonne que Savelieva ne soit pas reconnue dans les rues de Moscou, qu’elle vive dans un appartement exigu et qu’elle fasse elle-même sa cuisine, alors même qu’elle vient tout juste d’être acclamée dans les plus prestigieux festivals du monde entier. Il dresse alors un portrait du spectateur moscovite : « Insensible à la publicité, non conditionné par les impératifs commerciaux, indifférent à la vie privée de ce que nous appelons des « vedettes », le moscovite est un spectateur redoutable : il a appris à formuler sa propre critique et ne se laisse guère influencer par des arguments étrangers au spectacle ; la nouveauté n’a pas le mérite que nous lui attribuons, pour lui l’art n’existe que s’il est engagé sur le chemin difficile de la perfection formelle. » 

Si ces propos doivent être relativisés, il faut admettre qu’ils semblent encore plus éloignés du spectateur-consommateur d’aujourd’hui, du moins celui imaginé par les grands studios, nourri au vedettariat et dirigé à grand renfort de campagnes publicitaires à plusieurs dizaines de millions de dollars. Un spectateur guidé seulement par les qualités intrinsèques des films et la haute idée qu’il se fait du septième art ne serait-il pas, finalement, l’horizon vers lequel la critique de cinéma permet de se tourner ? Un horizon accessible, si l’on en croit la RTB. On comprend alors aisément ce qui fait si peur aux détracteurs de la critique, et notamment à une partie de l’industrie cinématographique.

L’inceste, ancien tabou, prochain #MeToo ?

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6,7 millions de Français sont victimes d’inceste, selon une enquête Ipsos datée de novembre 2020. Ce chiffre vertigineux prouve que l’inceste n’est pas un phénomène qui relève de l’anecdotique, du pathologique ou du fait divers. C’est au contraire une violence massive qui structure notre ordre social, dès son organisation la plus élémentaire, à savoir la cellule familiale. Néanmoins, le tabou de l’inceste commence à être levé, et ce qui constitue l’un des « noyaux du patriarcat » semble petit à petit se fissurer. Les récentes révélations de Camille Kouchner dans son ouvrage La Familia grande, dans lequel elle relate les agressions sexuelles perpétrées par son beau-père, le célèbre constitutionnaliste Olivier Duhamel, participent de cette sortie du silence. Ces prises de parole ont inauguré un nouveau mouvement, le #MeTooInceste, qui est déjà viral sur les réseaux sociaux. Même si les témoignages affluent, le chemin législatif, politique et culturel à parcourir pour briser ce tabou reste colossal.

Un tabou qui fait système 

L’inceste est l’un des plus vieux tabous régissant notre société. Il est un crime violent et douloureux, qui est encore largement commis, et pourtant, si peu puni. Mais surtout, comme tout tabou, il est tu. C’est un phénomène multidimensionnel, à la fois sociétal, politique, juridique. Depuis Lévi-Strauss et les travaux structuralistes, la prohibition de l’inceste est considérée comme une constante de nombreuses sociétés. Pourtant, si les violences incestueuses sont en théorie interdites et condamnées, elles ont couramment lieu dans l’intimité des foyers français. L’interdit social semble donc peser davantage sur les paroles que sur les actes. Ainsi, Dorothée Dussy dans Le berceau des dominations : anthropologie de l’inceste, avance l’idée que l’inceste et le silence sont des éléments structurants de l’ordre social : « L’intériorisation des abus sexuels et du silence qui les entoure pour les incestés, l’impact suffisamment fort de l’inceste sur les incestés pour que ceux-ci en donnent à voir les effets aux autres enfants (…) participent d’une description complète des processus de fabrication des dominateurs et des dominés. »

Selon une enquête d’Ipsos réalisée en novembre 2020, 10% des français déclarent avoir été victime d’inceste, soit 6,7 millions de personnes [1]. Cela concerne donc deux à trois enfants par classe [2]. Au sein de ces victimes, on compte 78% de femmes et 22% d’hommes [3]. Ces chiffres prouvent à eux seuls le caractère structurel de l’inceste. Pourtant, malgré l’ampleur du problème, il est difficile pour les victimes de parler. On les entend peu, et ce, pour une raison simple : il existe une véritable omerta autour de ce crime. Charlotte Pudlowski dans son podcast Ou peut-être une nuit, explique qu’il existe trois cercles de silence autour de la parole de la victime. Tout d’abord, celle-ci est souvent empêchée de parler par son agresseur, sous couvert de menaces ou parce que celui-ci évoque un secret, quelque chose qui n’appartiendrait qu’à eux. Ensuite, il y a la famille.  La famille, qui ne dit rien, ferme les yeux, ou ne sait pas. Il est souvent trop coûteux pour les victimes de prendre la parole, car à la peur des représailles s’ajoute la peur de ne pas être cru ou de faire soi-même du mal à ses proches. 

Cette peur est malheureusement fondée : 50% des enfants qui révèlent l’inceste à leur famille ne sont pas crus [4]. Par ailleurs, 60% des Français qui recevraient les confidences d’un enfant « attendraient d’avoir des preuves » et ne préviendraient pas les autorités [5]. On comprend donc qu’il soit si difficile pour les victimes de se confier et de chercher du soutien auprès de personnes censées les protéger. Enfin, se refermant autour de l’incesté, il y a la société qui refuse de parler publiquement d’inceste et donc de permettre le débat et les réformes qui devraient en découler. Car parler, c’est attaquer l’ordre social. 

Comme pour l’ensemble des violences sexistes et sexuelles, l’inceste fait état de système, où déni et impunité règnent. Il répond à des mécanismes de domination permis par le patriarcat.

Comme pour l’ensemble des violences sexistes et sexuelles, l’inceste fait état de système, où déni et impunité règnent. Il répond à des mécanismes de domination permis par le patriarcat. En effet, le système patriarcal présuppose la détention du pouvoir par les hommes, qui disposent à leur gré des corps des femmes, mais aussi de ceux des enfants. Ces violences sont considérées comme des « viols d’aubaines » par l’anthropologue Dorothée Dussy : il y a toujours un rapport de domination et de pouvoir entre l’agresseur et l’agressé. L’agresseur profite de son ascendance, il prend là où c’est le plus facile à obtenir. L’idée de « viols d’aubaines » permet aussi de dépathologiser la question de l’inceste : ce n’est pas l’œuvre de déséquilibrés, de malades ou de sociopathes, mais bien d’hommes banals, qui font partie de notre entourage. Par ailleurs, ces actes sont souvent commis sans violence mais dans un système de manipulation, ce qui les rend encore plus difficiles à prouver. Les victimes peuvent culpabiliser et se sentir coupables de ce qui leur arrive car elles ont appris le silence et intériorisé que leur parole n’est pas valorisée. Car ce qui prime avant tout, c’est la cohésion familiale. 

L’inceste est en effet un cercle vicieux : il a été démontré qu’il survient souvent là où il était déjà présent, ne faisant que renforcer le silence autour de ce crime. Isabelle Aubry, présidente de l’association « Face à l’inceste » explique ainsi qu’à peu près 45% à 50% des agresseurs ont eux-mêmes été victimes. « Ce sont des violences qui se reproduisent et qui se perpétuent », ajoute-t-elle. Ainsi briser un cercle, aussi vicieux soit-il, demande beaucoup de courage car c’est souvent l’ordre familial qui s’effondre. L’inceste survient partout, de façon massive, ce qui pose aussi la question de la sous-estimation du nombre réel de victimes. Car au-delà de la difficulté à poser les mots sur ce qu’elles ont vécu, les victimes peuvent aussi occulter ces faits par des mécanismes de mémoire traumatique, leur cerveau « oubliant » les violences subies. C’est pourquoi on estime en moyenne qu’elles ne parleront que 16 ans après les faits [6] .

Dans l’introduction de son livre, Dorothée Dussy écrit : « Tous les jours, près de chez vous, un bon père de famille couche avec sa petite fille de neuf ans. Ou parfois elle lui fait juste une petite fellation. Ou c’est un oncle avec son neveu ; une grande sœur avec sa petite sœur. » Les faits sont là, les incesteurs sont des hommes normaux et insérés socialement. Leurs actes ne leurs paraissent pas si grave, ils « cherchent du plaisir sexuel et vont le chercher là où c’est facile, pas cher, et sans nécessité d’opérations de séductions (…). L’incesteur se sert. »

Isabelle Aubry rappelle que le plus difficile, c’est de sortir du déni : « L’inceste est avant tout un crime qui isole, qui déshumanise : le plus important est donc de reconstruire son propre lien. » En libérant leur parole, en sortant de l’ombre et en exorcisant leur douleur, les victimes peuvent récupérer un pouvoir qui leur a été arraché, et ainsi renverser le stigmate : la honte doit changer de camp et se déplacer sur l’agresseur. 

Ainsi, suite aux accusations d’inceste concernant Olivier Duhamel et l’ampleur prise par ce sujet dans les médias, le collectif #NousToutes a lancé le hashtag #MeTooInceste sur Twitter. Suivant le modèle qui avait provoqué une véritable déflagration en 2017, ce hashtag a déclenché en quelques heures seulement des milliers de messages de personnes ayant subi un inceste. Cela montre que nous ne sommes qu’au début du démantèlement de ce tabou, et ces témoignages sont la preuve que le sujet est loin d’être clos.

©Capture d’écran : Twitter #NousToutes

Quand le privé devient public

En accusant son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, dans son livre La Familia Grande, Camille Kouchner brise le tabou de l’inceste. En l’inculpant d’agression envers son frère jumeau, l’avocate rompt le pacte social et trouble tout un système bien rôdé, qui, jusqu’alors, protégeait la mauvaise personne. L’inceste survient dans tous les milieux sociaux, les plus aisés ne sont pas épargnés. 

Isabelle Aubry explique qu’ « il faudrait commencer par dire l’inceste, lever le tabou du mot même de l’inceste : prononcer ce mot qui fait peur, et ne plus parler seulement de « violences sexuelles intrafamiliales ». Pour lutter contre un tabou, il faut commencer par le nommer ». Tabou signifie en effet interdit de faire et interdit de dire. « Or l’inceste est un tabou qu’il est interdit de dire, mais pas de faire. »

L’inceste survient en effet dans une sphère particulière : la famille. La famille, c’est le privé, le sacré, le personnel, une bulle à l’abri des regards, une cellule cloisonnée. Tout ce qui touche à cette zone est donc difficile à aborder car il existe une réticence à ce que la chose publique envahisse la vie privée. Dans l’histoire du droit, c’est le patriarche, le pater familias qui a tous les droits sur sa femme et ses enfants. En dénonçant l’inceste, c’est tout un système qui est mis en cause et qui renverse l’ordre établi : la victime d’inceste devient sujet et non plus objet. En parlant, les personnes ayant subi l’inceste pointent directement « le berceau des dominations », la fondation de toutes les autres violences, et ainsi, du patriarcat lui-même. Les incesteurs sont à 98 % des hommes (7) et ces sévices ne sont pas sans rappeler les violences subies par les femmes : au cours d’une vie, 20 % des femmes subissent viols ou tentatives de viols, 1 sur 7 est agressée sexuellement (8), 91 % connaissaient leur agresseur et 45 % desdits agresseurs étaient leur conjoint ou ex-conjoint. Pourtant, seulement 9 % des victimes portent plainte (9). Selon un rapport de l’OMS, dans 96 % des cas, l’agresseur est un homme (10). Et la justice, qui peine à prendre en charge ces violences, n’est que le reflet d’une société qui ne protègent pas suffisamment les femmes et les enfants.

Celle-ci étouffe le problème à sa racine : les corps médicaux, enseignants, judiciaires, ne sont pas formés à accueillir la parole des victimes, les rendant toujours plus difficile à dépister, et donc à prendre en charge. Il est nécessaire que des réformes soient enfin mises en place et que des actions soient menées pour lutter contre l’invisibilisation. 

L’association « Face à l’inceste » recommande un plan de prévention gouvernemental, arguant que depuis le début des années 2000, l’OMS recommande la création d’un plan national pour lutter contre les violences qui nuisent gravement la santé. Il s’agit donc de traiter de ces violences comme un sujet de santé publique. En effet, 83 % des victimes d’inceste « cumulent en moyenne 4 traumatismes  différents pendant leur enfance ce qui peut réduire leur durée de vie de 20 ans » (11).  

86 % des victimes d’inceste « indiquent avoir ou avoir eu de façon régulière des idées ou pulsions suicidaires », contre 14% des Français.

Ainsi, l’ACE (Adverse Childhood Experiences) qui pourrait être traduit par « expériences défavorables de l’enfance », a montré au travers d’une étude que plus ces traumatismes s’ajoutent les uns aux autres, plus les conséquences sont dramatiques avec des effets sur la santé mentale comme des dépression chroniques, addictions ou tentatives de suicides, que sur le plan physique avec une augmentation du risque de cancer, de maladies auto-immunes ou d’obésité. Un sondage réalisée par Ipsos pour « Face à l’inceste » a révélé que 86 % des victimes d’inceste « indiquent avoir ou avoir eu de façon régulière des idées ou pulsions suicidaires », contre 14% des Français. 53 % des victimes d’inceste ont déclaré avoir déjà tenté de se suicider (12).

Le 30 novembre 2018, la proposition de loi contre les « Violences éducatives ordinaires » (VEO) était adoptée. Elle comprenait notamment une mention sur l’exercice de l’autorité parentale, en adressant à ses détenteurs le fait qu’ils ne « peuvent pas user de violences physiques ou psychologiques » à l’encontre de leurs enfants. Raillée, considérée comme inutile, cette loi, largement symbolique, n’en reste pas moins importante. En effet, les chiffres de l’Observatoire de la Violence éducative ordinaire (OVEO) sont alarmants. « 85 % des parents français disent pratiquer la violence éducative ordinaire (toutes origines et tous niveaux socio-culturels confondus), 71,5 % donnent une « petite gifle », plus de la moitié des parents frapperaient leurs enfants avant l’âge de 2 ans, et les trois-quarts des parents interrogés avant 5 ans » (13).

L’éradication des violences ordinaires, et de l’inceste, passent aussi par la façon dont sont éduqués les enfants. Éduquer un enfant, ce n’est pas jouir d’un pouvoir absolu sur lui. Il s’agirait ainsi de remettre en perspective le rapport d’autorité entre l’enfant et l’adulte pour que certaines violences psychologiques et physiques cessent. Un enfant a droit au même respect que les adultes et notamment droit au respect de son corps. Il ne devrait pas être forcé de « faire un bisou » ou d’en recevoir, et il serait primordial qu’on lui enseigne que son corps lui appartient. En posant ainsi les fondements de respect, d’écoute, de valeur accordés à son intégrité, physique et morale, et en donnant de la crédibilité à la parole des enfants, un renversement de la domination pourrait s’opérer. Il s’agit de rompre cette pédagogie du silence qui conditionne tous les autres silences et qui est l’outil premier de l’acceptation des relations de subordination.

Un changement législatif et culturel nécessaire

Ce n’est néanmoins pas la première fois que le « tabou de l’inceste » semble se fissurer. Dès les années 1980, deux publications ayant fait date contribuent à visibiliser le phénomène : De la honte à la colère de Viviane Clarac et Nicole Bonnin en 1985, puis Le viol du silence d’Eva Thomas. En 1986, Eva Thomas est aussi la première victime d’inceste à s’exprimer à visage découvert à la télévision, dans l’émission Les dossiers de l’écran. Par-delà ces ouvrages, la littérature s’était aussi emparée du sujet, avec L’inceste de Christine Angot (1999), Le jour, la nuit, l’inceste de Mathilde Brasilier (2019), sans oublier les multiples témoignages de victimes célèbres, comme la chanteuse Barbara ou l’artiste Nikki de Saint-Phalle. L’inceste est donc un crime connu et documenté depuis longtemps, des colloques universitaires sont organisés sur la question, de nombreux rapports – remis aux gouvernements – font état de l’ampleur du phénomène, les associations ne cessent de tirer la sonnette d’alarme. Comment expliquer alors l’inertie de nos institutions pour lutter contre ce fléau ?

La première entrave réside avant tout dans le droit français. Comme nous le rappelle Isabelle Aubry, la législation française peine à inscrire le mot « inceste » dans ses lignes. L’association a ainsi obtenu pour la première fois en 2010 que l’inceste soit mentionné dans le Code pénal et que l’agression sexuelle et le viol incestueux deviennent des crimes spécifiques. Mais cette première loi a été abrogée dès 2011. Suite à la pression des associations, l’inceste est réinscrit dans le Code pénal en 2016, mais est seulement considéré comme une circonstance aggravante du viol ou de violences sexuelles, et non comme un crime spécifique. 

La loi du 14 mais 2016, relative à la protection de l’enfance reconnaît néanmoins pour la première fois que les viols et les agressions sexuelles sont qualifiés d’incestueux lorsqu’ils sont commis sur la personne d’un mineur par un ascendant, mais aussi « un frère, une sœur, un oncle, une tante, un neveu ou une nièce et enfin le conjoint, le concubin du parent, s’il a sur le mineur une autorité de droit ou de fait ». Néanmoins, les agressions venant des cousins ne sont pas reconnues comme des agressions incestueuses. L’association « Face à l’Inceste » se bat ainsi pour les y faire figurer, car comme le rappelle Isabelle Aubry : « Près de 16% des agressions sexuelles intra-familiales sont commises par des cousins, c’est une proportion non-négligeable, qui doit être reconnue par le législateur. » 

En 2018, la loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes a étendu la qualification d’inceste à l’ensemble des victimes, alors que cette surqualification ne concernait auparavant que les mineurs. Une victime majeure d’une agression sexuelle commise par un membre de sa famille se voyait privée de la qualité de victime d’acte incestueux du seul fait de sa majorité. 

Si le droit français avance timidement en matière d’inceste, il comprend toujours une difficulté fondamentale : les victimes doivent prouver leur non-consentement aux violences sexuelles subies, quel que soit leur âge au moment des faits. Cela a des conséquences importantes au moment du jugement. En effet, de nombreux viols (crime passible de 20 ans de prison) et agressions sexuelles (actes sexuels non-consentis sans pénétration), sont requalifiées en atteintes sexuelles, qui désignent dans le droit un acte avec ou sans pénétration, mais opéré avec le consentement de la victime. La peine de prison peut-être ainsi divisée par deux. L’inceste est donc un crime où il faut prouver son non-consentement, ce qui est en soi incohérent avec l’établissement de la majorité sexuelle : un enfant de moins de quinze ans ne peut pas consentir à ce type d’actes. Isabelle Aubry abonde : « Aujourd’hui, la loi transforme les enfants en coupables, les victimes peuvent donc être considérées comme des complices dans le système pénal français. » L’écrivaine a elle-même vécu cette situation, qu’elle relate dans La première fois, j’avais six ans… (2008). Son père l’a violée et prostituée dans un réseau pendant quatre ans. Au moment de son arrestation, il a immédiatement reconnu les faits. Pourtant, il n’a pas été condamné pour viol en cours d’assises mais pour atteinte sexuelle et proxénétisme aggravé en cours correctionnelle. En effet, comme l’inceste n’existait pas dans le Code pénal – il n’y avait que le viol –, il lui fallait prouver son absence de consentement, ce qui est impossible lorsque l’agresseur est un parent. Un enfant n’est jamais en capacité de se défendre contre une figure incarnant l’autorité et la protection. 

« Aujourd’hui, la loi transforme les enfants en coupables, les victimes peuvent être considérées comme des complices dans le système pénal français. » Isabelle Aubry

La seconde grande bataille à mener pour lutter contre l’inceste est la suppression de tout délai de prescription pour les viols incestueux sur mineurs. Cette mesure est déjà en place au Canada et en Suisse. En France, depuis 2018, la prescription a été uniquement rallongée de 20 à 30 ans, et ce, seulement pour les victimes nées après le 6 août 1980. Or, ces lois de prescription occultent les phénomènes d’amnésie traumatiques, qui concernent 59,3% (14) des victimes de violences sexuelles dans l’enfance. Comme le rappelle la psychiatre Muriel Salmona, fondatrice de l’association « Mémoire traumatique et victimologie », ces amnésies traumatiques peuvent durer jusqu’à 40 ans. Ce phénomène s’explique par la disjonction et la dissociation mémorielle, un réflexe de survie du cerveau face à des phénomènes de violence extrême. Ces amnésies, partielles ou totales, empêchent la victime d’accéder à sa mémoire traumatique. Néanmoins, si la dissociation disparaît, la mémoire traumatique peut refaire surface et la victime peut se remémorer les moindres détails de son agression, parfois 20, 30 ou 40 ans après les faits.

Enfin, le dernier mur auquel se heurtent les victimes d’inceste est le parcours du combattant juridique qui les attend. D’ailleurs, seules 30% des victimes portent plainte et quand elles le font, il n’y a généralement pas de procès. Parmi les victimes qui ne portent pas plainte, 35% déclarent que c’est par peur d’être rejetée par leur famille. On touche ici la véritable spécificité de l’inceste : c’est avant tout un crime de lien. Ainsi, comme le souligne Isabelle Aubry : « L’inceste est d’abord un fait lié à la domination dans la structure familiale. En effet, lorsque les enfants parlent des violences qu’ils ont subi au sein de la famille, dans 83% des cas on va leur dire de se taire et faire comme si de rien n’était. » L’inceste est donc avant tout un crime de lien, qui en même temps détruit le lien familial. Le parent protecteur devient l’agresseur, et l’entourage peut implicitement cautionner le drame par son silence, ou son aveuglement. 

Il convient d’ajouter que, dans de nombreux cas où les mères tentent de protéger leur enfant contre des violences incestueuses, la justice est bien souvent du côté de « la loi des pères », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Patric Jean. En effet, le « syndrome d’aliénation parentale » (SAP) est souvent invoqué lors des procès de divorce. Cette théorie, conçue par Richard Gardner, psychologue américain défendant la pédocriminalité, ne repose sur aucun fondement scientifique, et influence pourtant de nombreux magistrats. Ce prétendu syndrome soulève l’idée que lorsqu’un homme serait accusé de violences, et notamment d’inceste, celui-ci serait en fait innocent et accusé à tort par ses enfants, car eux-mêmes endoctrinés par leur mère dans le but de s’en voir attribuer la garde pleine et entière. Cette rhétorique masculiniste est régulièrement utilisée par des association dites « de défenses des pères », dans le but de décrédibiliser la parole des femmes et des enfants victimes de violences, conduisant parfois le juge à confier la garde de ces derniers au parent agresseur. Or, comme le rappelle l’association Face à l’inceste, « aucune autorité scientifique n’a jamais reconnu un tel « syndrome » et le consensus scientifique souligne le manque de fiabilité de cette notion. Il n’est reconnu ni par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V) ouvrage de référence de l’association américaine de psychiatrie (APA), ni par la classification internationale des maladies publiée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). La recherche démontre que les fausses allégations de maltraitance ou de négligences sur les enfants sont marginales (15). »

Il est donc urgent de reconnaître dans le Code pénal l’inceste comme un crime à part entière, d’abolir les délais de prescription pour les crimes incestueux et surtout, de cesser de questionner le consentement des victimes.

Il est donc urgent de reconnaître dans le Code pénal l’inceste comme un crime à part entière, d’abolir les délais de prescription pour les crimes incestueux et surtout, de cesser de questionner le consentement des victimes. Cette loi est héritée d’une pensée tenace, particulièrement prégnante dans les années 1960, qui revendiquait pour toutes et tous le droit à la jouissance, dès le plus jeune âge. Cela a permis à des prédateurs, Matzneff et Duhamel en tête, d’officier en minimisant, voire en banalisant les abus sur des mineurs, au nom d’une prétendue « libération », d’une « éducation sexuelle ». La langue est d’ailleurs encore imprégnée de cette idée : on parle toujours de pédophile, dont la racine étymologique grecque renvoie à la philia, c’est-à-dire à « l’amour ». Or, comme le rappelle Charlotte Pudlowski dans le quatrième épisode du podcast Ou peut-être une nuit, l’inceste n’est jamais une histoire d’amour. C’est toujours une histoire de domination. Commençons donc, pour amorcer ce changement culturel nécessaire pour évoquer l’inceste, à ne plus parler de « pédophilie », mais bien de pédocriminalité. Nos imaginaires aussi doivent changer.

Ce qui doit changer, c’est aussi les moyens mis sur la table pour lutter contre l’inceste. Le constat est sans appel : la dernière campagne de sensibilisation gouvernementale date de 2002. Il faut lancer un grand plan de lutte contre l’inceste, à l’échelle nationale : faire des campagnes, des dépistages précoces, former les professionnels de santé, encourager l’accompagnement de potentiels agresseurs. Il est même possible de prévenir le crime incestueux : les deux principaux facteurs de passage à l’acte sont, d’une part, si l’agresseur a lui-même été victime, et d’autre part, s’il y a des cas de violences conjugales au sein du couple. Aux États-Unis, l’étude ACE (Adverse childhood experiences) propose un questionnaire très simple qui permet d’évaluer le pourcentage de risque de violences au sein des couples. Ce questionnaire peut passer par une sage-femme ou le personnel médical et ainsi mettre en place une situation de prévention pendant la grossesse. En France, au vu des moyens mis à disposition, on est pourtant bien loin de pouvoir mettre en place ce type de dépistages précoces. Or, sans argent et surtout sans volonté politique, l’impunité de l’inceste a encore de beaux jours devant elle. 

Néanmoins, le renversement culturel en train d’être inauguré par la vague #MeTooInceste peut laisser espérer que l’inceste ne sera plus une violence occultée dans nos sociétés. La libération de la parole est une première étape essentielle, salvatrice pour de nombreuses victimes. Face à ce crime qui déshumanise, qui isole, le sentiment d’un vécu partagé permet de recréer le lien détruit par la violence. Pour reprendre les mots d’Isabelle Aubry, c’est en reconstruisant ce lien que l’on passe du statut de victime à celui de survivant : « C’est un mot qui me tient à cœur car il veut dire que l’enfant qu’on a été a dû subir, alors que quand on est survivant, on peut de nouveau agir sur sa vie. »  

1. Selon un sondage Ipsos commandé par l’association Face à l’Inceste : https://facealinceste.fr/blog/actualites/le-nouveau-chiffre-de-l-inceste-en-france
2. Podcast Arte Radio Un podcast à soi par Charlotte Bienaimé : « Inceste et pédocriminalité, la loi du silence (24) », 2020. 
3. IPSOS, « Les Français face à l’inceste », Novembre 2020, https://urlr.me/wDZ1S.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Podcast Louie Media par Charlotte Pudlowski : « Ou peut-être une nuit », 2020.
8. INED, « Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes (Virage) », 2016, https://urlr.me/rt7PR
9. Sophie Auconie, Marie-Pierre Rixain, « Rapport d’information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur le viol », 2018, https://urlr.me/v9PLd.
10. World Health Organisation, « Global status report on violence prevention », 2014, https://urlr.me/7pFLc.
11. Face à l’inceste, Dossier de presse, 20 Novembre 2020.
12. Etienne Mercier, L’inceste : un drame qui poursuit ses victimes toute leur vie, IPSOS, 2010, https://urlr.me/5GJwW.
13. Fondation pour l’enfance, Dossier de presse, Janvier 2018, https://urlr.me/FB5gW.
14. Chiffre de l’association Mémoires traumatiques : https://cutt.ly/rjYWNar.
15. Face à l’inceste,  « Le syndrome d’aliénation parentale n’existe pas  », 2017, https://urlz.fr/eIhJ.

Sources :

Dorothée Dussy, Anthropologie de l’inceste, vol. 1, Le berceau des dominations, Éditions La Discussion, 2013.
Podcast Arte Radio Un podcast à soi par Charlotte Bienaimé : « Inceste et pédocriminalité, la loi du silence (24) », 2020.
IPSOS, « Les Français face à l’inceste », Novembre 2020, https://urlr.me/wDZ1S.
Podcast Louie Media par Charlotte Pudlowski : « Ou peut-être une nuit », 2020.
L-Y, Yeun. « Dorothée Dussy : Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, livre 1 », Nouvelles Questions Féministes, vol. vol. 33, no. 2, 2014, pp. 127-130.
INED, « Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et par les hommes (Virage) », 2016, https://urlr.me/rt7PR.
Sophie Auconie, Marie-Pierre Rixain, « Rapport d’information fait au nom de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes sur le viol », 2018, https://urlr.me/v9PLd.
World Health Organisation, « Global status report on violence prevention », 2014, https://urlr.me/7pFLc.
Face à l’inceste, Dossier de presse, 20 Novembre 2020.
Editorial de l’Institut Rousseau, “Inceste et viol : l’inachèvement civilisationnel”, Bénédicte Leclercq, 7 septembre 2020, https://www.institut-rousseau.fr/tag/inceste/
Jane E. Stevens, The Adverse Childhood Experiences Study — the largest, most important public health study you never heard of — began in an obesity clinic, ACE (Adverse Childhood Experiences), 2012, https://urlr.me/5nkw7.
Etienne Mercier, L’inceste : un drame qui poursuit ses victimes toute leur vie, IPSOS, 2010, https://urlr.me/5GJwW.
Fondation pour l’enfance, Dossier de presse, Janvier 2018, https://urlr.me/FB5gW.
INA, « 1986, une femme témoigne à visage découvert sur l’inceste, 2020 », https://cutt.ly/DjYE3bU.
Viviane Clarac, Nicole Bonnin, De la honte à la colère, 1985.
Eva Thomas, Le viol du silence, 1985.
Patric Jean, La loi des pères : Une enquête choc sur l’aveuglement de la Justice et de la société face à l’inceste et à la pédophilie, janvier 2020.
Muriel Salmona, « La reconnaissance de l’impact psycho traumatique sur les enfants victimes de violences sexuelles : un impératif humain pour respecter les droits des enfants et une urgence de santé publique », août 2015, https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/201508-reconnaissance-des-consequences-psychotraumatiques-sur-les-enfants-victimes.pdf